« Nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique » – Entretien avec Olivier Mateu

Olivier Mateu Le Vent Se Lève LVSL
Olivier Mateu / Ed. LHB

Avec son franc-parler et son attitude déterminée, Olivier Mateu est devenu l’une des figures emblématiques de la mobilisation contre la réforme des retraites. Assumant une ligne radicale et un syndicalisme de lutte des classes, ce natif de Port-de-Bouc, issu d’une famille communiste qui a lutté contre le franquisme en Espagne, est depuis 2016 secrétaire de l’Union départementale de la CGT des Bouches-du-Rhône. Se démarquant d’une direction cégétiste plus modérée, Olivier Mateu prône l’auto-organisation à la base pour s’opposer au gouvernement et au patronat, mais aussi une certaine conception de la lutte syndicale, renouant avec l’ambition de construire une société nouvelle. Dans cet entretien, il revient sur l’actualité de la mobilisation contre la réforme des retraites, à la veille d’une nouvelle journée de mobilisation, sur la stratégie de la grève reconductible, sur la lutte menée à Fos-sur-Mer contre les réquisitions de grévistes, sur son parcours militant ou encore sur le congrès de la CGT qui aura lieu du 27 au 31 mars. Entretien réalisé par Léo Rosell.

LVSL – Alors que le texte vient d’être adopté par défaut, à la suite de l’échec des motions de censure, quel bilan faites–vous de cette première phase de mobilisations contre la réforme des retraites ?

Olivier Mateu – C’est une déroute complète pour le président de la République et son gouvernement. Après des semaines à essayer d’acheter une majorité face à un mouvement social d’une ampleur inédite depuis 1995 voire 1968, leur incapacité à créer une majorité autour de cette réforme est un échec retentissant, alors même qu’ils ont mis des millions sur la table pour convaincre les députés de la défendre dans leurs circonscriptions…

Durant cette séquence, l’attitude des ministres et des responsables politiques du camp présidentiel a relevé de l’ignoble. Il s’agit d’un personnel politique qui n’est non seulement pas à la hauteur de ses fonctions, mais qui ne parvient pas non plus à cacher qu’il est au service d’intérêts différents des travailleurs et du peuple français.

Du point de vue de la stratégie syndicale, je pense que l’on n’en est pas encore au moment du bilan. En règle générale, rien ne marche mieux que quand ce sont les travailleurs et les travailleuses qui décident et s’organisent à la base. D’ailleurs, le fait que depuis deux mois et demi l’intersyndicale survive dans sa forme résulte de cette unité des travailleurs et des populations mobilisées à la base, puisqu’il y a également des jeunes et des personnes éloignées du monde du travail qui viennent prêter main forte.

LVSL – À la veille d’une nouvelle journée de grève et de manifestations, quelle suite attendez–vous pour ce mouvement ? Que lui manque–t–il pour faire définitivement battre Macron en retraite ?

O. M. – Très concrètement, je pense que nous n’avons jamais été aussi prêts de remporter une victoire interprofessionnelle et intergénérationnelle qu’aujourd’hui. Il faut organiser et réussir ces journées d’action, même si elles peuvent sembler trop espacées, et en même temps travailler partout à installer la grève reconductible, qui selon nous ne doit pas être « 24h ou rien ».

« Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. »

Notre stratégie de grève reconductible est liée y compris à la structuration de l’économie, voulue par le patronat et les gouvernements qui le servent depuis des décennies. L’accumulation de toutes les modalités de grève reconductible fera qu’à un moment donné, l’économie fonctionnera tellement mal et sera tant affectée que ce sera le MEDEF lui–même qui demandera au président de retirer sa réforme.

En ce sens, tout le monde a une part à prendre au combat. Quiconque peut mettre une heure, deux, quatre, huit heures par jour, une, deux ou trois fois par semaine participe à gagner cette bataille. Et ce, dans tous les secteurs, que l’on soit dans le public ou le privé. À titre d’exemple, si les personnels des crèches qui accueillent les enfants le matin, démarrent avec une heure de retard la journée, cela se répercute sur les parents qui doivent garder une heure de plus leur enfant, de telle sorte que les effets de cette heure de grève sont multipliés au moins par deux. Qu’on le veuille ou non, on pèse aussi sur l’économie de cette façon.

LVSL – On vous a vu en première ligne contre les réquisitions de grévistes, notamment dans les raffineries. En quoi ces pratiques constituent–elles selon vous des atteintes au droit de grève, et quels moyens existent pour lutter contre ?

O. M. – Très souvent, ces réquisitions, que le gouvernement et les médias à sa solde estiment légales, se trouvent battues dans les tribunaux. Le problème étant que ces jugements se font a posteriori, alors que sur le moment, cela met un coup au moral des grévistes. C’est d’ailleurs comme cela qu’ils ont évité le mouvement en octobre, en imposant une forte pression médiatique et des réquisitions.

Dans mon département des Bouches-du-Rhône, les réquisitions n’ont pas concerné les raffineries mais le dépôt pétrolier de Fos–sur–Mer, qui est le plus gros dépôt de carburant du pays. Quelle a été la réaction des salariés à l’intérieur, pour ceux qui n’étaient pas réquisitionnés ? Ils ont décidé de maintenir la grève, ce qui a empêché de réaliser la moitié du programme qui était prévu. Ces réquisitions ont donc davantage créé du « buzz » qu’elles n’ont eu d’efficacité réelle. Une autre conséquence est que certains secteurs, comme les remorqueurs qui jusqu’ici n’étaient pas en grève, le sont depuis hier.

Cela rajoute donc du monde dans la lutte, comme les « opérations escargot », notamment une il y a quelques jours vers l’aéroport de Marignane qui a finalement convergé vers le dépôt pétrolier de Fos. Certes, on s’est fait gazer, mais cela a bien perturbé le fonctionnement du site. Encore aujourd’hui, et à la veille de la journée du 23 mars, nous sommes mobilisés sur plusieurs points dans tout le département, ce qui fait que le chargement des camions et l’ensemble des activités économiques du département sont très perturbés.

« Contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. »

J’insiste à nouveau sur le fait que ces réquisitions sont bien souvent jugées par la suite illégales, mais ne serait–ce que du point de vue moral, contraindre en les réquisitionnant des travailleurs qui ont accepté de perdre des jours de salaire pour défendre leurs droits, et ce sous le contrôle des policiers, est absolument inacceptable. S’ils veulent se servir de policiers, qu’ils les mettent à la frontière suisse et qu’ils arrêtent les évadés fiscaux.

LVSL – Vos positions et votre ton combatifs ont été mis en lumière lors de cette mobilisation. Quel a été jusqu’ici votre parcours militant et syndical ? Quelle est votre conception de l’engagement syndical ?

O. M. – J’ai adhéré à la CGT quand je n’avais pas encore 22 ans, en 1996. Depuis, je ne l’ai jamais quittée. Je suis devenu secrétaire de l’Union départementale des Bouches–du–Rhône en 2016. Ma conception de l’engagement militant se situe donc à la fois sur un plan personnel – chacun s’engage comme il l’entend –, et sur le plan collectif, pour décider d’avancer ensemble vers autre chose que ce système dans lequel nous sommes aujourd’hui enfermés. Partant de là, je ne considère pas qu’il y ait de petites ou de grandes luttes. Tout ce qui vient mettre un coup au capitalisme est bon à prendre et doit aller à son terme.

Dans le même temps, pour ne pas reproduire les mêmes erreurs, nous devons penser très concrètement la société nouvelle dans laquelle on souhaiterait vivre, en dehors du capitalisme. Ce qui me pousse personnellement à m’engager, pour le dire très franchement, c’est le refus de laisser un monde à nos enfants dans lequel ils ne connaîtront que la souffrance et la frustration, pendant que d’autres continuent de se gaver de caviar et de champagne.

Voilà ce que je trouve insupportable et ce qui me pousse au combat. Quand on voit les richesses produites, il y a quand même de quoi faire en sorte que chacun puisse vivre bien, en harmonie, sans que quelques privilégiés sur la planète maintiennent des milliards de personnes dans la misère.

LVSL – En parlant de vie en harmonie sur la planète, et de meilleur avenir pour vos enfants, comment articulez–vous l’action syndicale avec les préoccupations en matière environnementale ?

O. M. – C’est fondamental. Il faut que l’on sorte ensemble du piège dans lequel certains veulent nous faire tomber, à savoir le choix entre mourir les poumons tout noirs ou le ventre vide. Il y a largement matière dans le pays – pour rester à notre échelle – de produire afin de répondre à nos besoins, sans abîmer la planète, à un point qui est devenu inacceptable.

« La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général. »

De façon très concrète, il faut donc penser de nouveaux processus de production et sortir des logiques capitalistes. En revenir à une définition des besoins par les populations elles–mêmes, et plus généralement pour défendre le pays tout entier, non pas pour s’opposer au reste du monde mais parce que, si l’on conquiert une indépendance réelle en matière de production, cela nous permet de sortir du chantage et de la concurrence que les capitalistes nous imposent, et de parler davantage de coopération entre les peuples.

La logique à imposer est donc celle de reprendre la main sur la définition des besoins et sur les outils de production pour faire en sorte qu’ils répondent à l’intérêt général et pas aux intérêts particuliers de quelques capitalistes.

LVSL – La semaine prochaine aura lieu le congrès de la CGT. Comment l’appréhendez–vous, et comment faire en sorte que les lignes qui s’y opposent ne divisent pas l’action syndicale, dans un contexte social aussi tendu ?

O. M. – Je l’aborde de la façon la plus sereine qui soit. C’est le congrès de mon organisation et je n’ai pas d’ennemi en son sein. Si l’on veut s’éviter la division, il faut simplement redéfinir ensemble notre objectif final et créer les conditions nécessaires à la réalisation de cet objectif, en termes de stratégie, de démarche et de structuration de l’organisation.

Au sortir du congrès, l’équipe qui sera désignée doit être la plus à même de porter ces objectifs, pour mettre toutes nos organisations sur le terrain dans la meilleure disposition et redonner confiance aux travailleurs et aux travailleuses de ce pays, dans la pratique de leur travail, dans leur action collective et dans la nécessité de s’organiser face au gouvernement et au patronat. Voilà selon moi l’objectif auquel devraient s’assigner tous les responsables de la CGT et tous ceux qui seront délégués à ce congrès.

« Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. »

Pour finir, je dois avouer que je suis très enthousiaste face aux mobilisations que l’on est en train de vivre. On a déjà vu des choses extraordinaires dans ce mouvement, et cela va continuer. Par-delà la couleur des gilets ou des drapeaux, nous sommes arrivés à faire des choses tous ensemble qu’il faut mener à leur terme, c’est-à-dire à la victoire, au retrait de la réforme. Nous allons reconquérir tout ce qui nous revient. Je pense sincèrement, et je n’applique pas la méthode Coué, que nous aurons prochainement l’occasion de fêter une victoire historique.

L’après-coronavirus : tendance « jours heureux » ou « business as usual » ?

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Un cinéma à Seattle pendant l’épidémie du Covid-19. ©Nick Bolton

Patrick Artus, chef économiste de la banque d’investissement Natixis, a prédit le 30 mars dernier « la fin du capitalisme néolibéral ». Les perturbations engendrées par la crise du Covid-19 ont en effet suscité de nombreux espoirs et constituent une opportunité unique de changer en profondeur le monde que nous connaissons. Du renoncement temporaire au principe de zéro déficit en Allemagne au financement exceptionnel du trésor britannique par sa banque centrale, de nombreux signaux peuvent nous faire espérer un changement du statu quo économique. Il est sain et nécessaire de penser que les pratiques du pouvoir peuvent être ébranlées. Cependant, les élites nous montrent tous les jours qu’elles comptent conserver leurs avantages après la crise.


Le coronavirus apportera des changements a minima

Qu’il serait opportun de profiter de cette crise sanitaire pour revoir les réformes néolibérales mises en place en France ! Pourquoi ne pas remettre en cause les cadeaux fiscaux pour les plus aisés (flat tax, suppression de l’ISF…) tout en augmentant les subventions aux plus précaires (aides au logement, reprise des contrats aidés…) ? La crise a en effet montré les incohérences de notre hiérarchie sociale, méprisant les professions les plus utiles à la société.

Le gouvernement provisoire d’après-guerre n’a-t-il pas, en 1945, édicté des mesures pour aider à la reconstruction du pays, notamment grâce à l’instauration d’un impôt exceptionnel et unitaire sur le capital ? La taxe a prélevé alors 20% des patrimoines les plus importants et jusqu’à 100% des enrichissements survenus entre 1940 et 1944 ont été récupérés par l’État. Lorsque Bruno Le Maire annonce maintenant que la France rentre dans sa pire période de récession depuis 1945, peut-on s’attendre à un programme aussi ambitieux que celui du Conseil National de la Résistance ?

Quoique Emmanuel Macron appelle à « se réinventer, [lui] le premier », le pouvoir multiplie en effet les signes montrant que la remise en question du statu quo ante n’est pas à l’ordre du jour. Exemple : l’austérité budgétaire, responsable d’une fragilisation extrême de notre système de santé (disparition de 13% des lits d’hôpitaux entre 2003 et 2016). Lors de son discours du 12 mars, le chef de l’État a avoué que « la santé gratuite […] et notre État-providence » ne représentent pas « des coûts, mais des biens précieux ». « Déléguer […] notre capacité à soigner » est selon lui « une folie ». Cependant, quelques jours après, l’État commande un rapport à la Caisse des dépôts et consignations pour définir l’hôpital de l’après-crise. Cette étude, loin de faire les louanges de l’État-providence, voit le secteur privé comme un moyen de résoudre les problèmes des professionnels de la santé. Les partenariats public-privé sont envisagés comme une solution alors qu’ils causent souvent des coûts supplémentaires aux hôpitaux.

L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français.

Le coronavirus risque également d’être utilisé par les pouvoirs politiques et économiques pour tenter de dégrader une fois de plus les conditions de travail. Geoffroy Roux de Bézieux, président du MEDEF, souhaite par exemple que l’État renfloue les entreprises en difficulté, ce qu’il fait déjà, si ce dernier se retire du capital lorsque les risques sont écartés. L’utilisation de l’État pour privatiser des bénéfices et mutualiser les risques n’est pas une pratique nouvelle au sein du capitalisme français. Le patron des patrons estime que c’est  « la création de richesses » qui permettra « d’augmenter l’assiette des impôts et donc les recettes ». Aucune remise en question des baisses des taxes successives sur le grand capital n’est envisagée, alors que ce phénomène a fait s’effondrer les revenus de l’État. Geoffroy Roux de Bézieux considère également qu’il « faudra bien se poser la question tôt ou tard du temps de travail, des jours fériés et des congés payés pour accompagner la reprise ».

Emmanuel Macron saura lui donner raison puisque le 22 mars a été voté un projet de loi d’urgence pour lutter contre le COVID-19, habilitant le gouvernement à légiférer par voie d’ordonnance pendant la durée de la crise. La journée de travail est maintenant portée à 12 heures, la durée hebdomadaire à 60 heures et le temps de repos est passé à 9 heures consécutives pour les « secteurs d’activités particulièrement nécessaires à la sécurité de la nation et à la continuité de la vie économique et sociale ». Définition on ne peut plus floue : Muriel Pénicaud a ordonné le 19 mars aux patrons du BTP d’envoyer leurs ouvriers sur les chantiers en les menaçant de les exclure du droit au chômage partiel. Les quelques mesures positives prises par le gouvernement, comme la fin des expulsions aux logements, sont censées s’arrêter fin mai 2020. Les mesures de flexibilisation du code du travail auront quant à elles effet jusqu’au 31 décembre 2020.

À Bruxelles, libre-échange et refus de solidarité

Peut-être nous est-il permis de rêver d’une nouvelle Europe ? Cette dernière pourrait redonner une réelle souveraineté démocratique à ses États membres tout en garantissant à sa population une vie digne et un égal accès aux services publics. Pour cela il est urgent de revoir les traités européens responsables de la mort cérébrale de l’Union Européenne (UE). Il est également important de mettre fin à l’agrandissement de l’Europe dans le seul but de réduire les coûts de travail et de délocaliser les industries. En effet, ces phénomènes causent la paupérisation des populations et provoquent la perte de puissance des États membres au profit d’une minorité d’entreprises. Là encore, l’après-coronavirus risque fort d’être un désastre.

En pleine crise sanitaire, l’Union Européenne a entériné son élargissement vers les Balkans. Le 26 mars 2020, la Commission européenne a ainsi validé l’ouverture de négociations pour intégrer la Macédoine du Nord et l’Albanie au sein de l’UE. La stratégie est bien connue : nouer des liens avec des pays où la main d’œuvre est bon marché pour ensuite pouvoir délocaliser les industries et réduire les coûts du travail. Le même phénomène a été observé après l’accord de libre échange entre l’Ukraine et l’UE en 2017 : cette ouverture a seulement permis à des entreprises d’utiliser cette main d’oeuvre peu chère pour augmenter leurs bénéfices, par le biais de travailleurs détachés notamment. 

Sans un salaire minimum européen, la situation risque de se reproduire avec l’ouverture vers les Balkans. À ce sujet, Pierre Gattaz, président du groupe de lobbying Business Europe, soutient que « la fixation du salaire minimum est une compétence nationale ». Une chose est claire : la crise du coronavirus ne remettra pas en cause les principes néolibéraux régissant l’Union Européenne.

Même stratégie, autre continent : le conseil de l’UE a validé le 30 mars 2020 le futur accord de libre-échange entre l’Europe et le Vietnam. Le texte, plutôt que de veiller au respect des droits humains ou environnementaux protège, par l’intermédiaire des Investor-State-Dispute-Settlement (ISDS ou tribunaux d’arbitrage), les intérêts des investisseurs. Le libre-échangisme et le « Green Deal » promu par la présidente de la Commission Européenne Ursula Von Der Leyen sont par ailleurs totalement incompatibles.

Le coronavirus peut être une chance de faire enfin prendre conscience aux États européens de la nécessité de créer des mécanismes de solidarité entre eux. L’Allemagne et les Pays-Bas ont pourtant refusé l’instauration de « coronabonds », qui pourraient être un premier pas vers une mutualisation des dettes européennes. Cette mesure, outre son évidente solidarité, permettrait à certains États d’emprunter sur les marchés financiers à des taux réduits tout en renforçant la construction d’une Europe plus juste. Il convient de préciser que son utilisation serait limitée de par la faible taille du budget européen. Néanmoins, il est intéressant de noter que l’UE refuse une fois de plus toute mesure solidaire. L’Italie, qui réclamait la mise en place de ces « coronabonds », est contrainte d’utiliser l’aide du Mécanisme Européen de Stabilité (MES) qui conditionne l’accord de prêts à des contreparties, notamment des politiques austéritaires. Après plusieurs négociations, l’Italie est finalement seulement contrainte d’utiliser l’argent prêté par le MES dans son système de santé.

La Banque Centrale Européenne (BCE) a décidé d’un plan de sauvetage d’environ 750 milliards d’euros pour 2020, en plus des 240 milliards initialement prévus dans le programme de Quantitative Easing (QE) débuté en 2015. Prisonnière des traités européens qui l’encadrent, la BCE inonde les marchés secondaires de liquidités dans l’espoir de stabiliser le prix de la dette des États et de protéger les banques. Cette mesure n’a que peu d’effet sur l’économie réelle. L’institution pourrait pourtant financer directement les États européens, technique plus efficace, et monter au capital des instituts financiers pour leur imposer des réformes profondes. Une telle solution nécessite bien évidemment une BCE sous contrôle démocratique.

La crise du coronavirus est un révélateur : celui de l’incompatibilité entre une solidarité européenne ou la souveraineté monétaire des pays et les traités régissant l’UE. Plutôt que de remettre en question ces derniers, les États européens préfèrent continuer la même danse macabre : prôner le libre-échangisme jusqu’au bout.

Le risque d’une stratégie du choc

En 2007, Naomi Klein a analysé que de nombreux régimes ont utilisé une « thérapie du choc » pour mettre en place des mesures néolibérales. De l’invasion de l’Irak en 2003 à l’ouragan Katrina aux Etats-Unis en 2005, les dirigeants se sont servis de crises pour imposer la doctrine des Chicago Boys. L’autrice de The Shock Doctrine: The Rise of Disaster Capitalism précise que la stratégie du choc est utilisée lorsque des personnes sont trop occupées à assurer leur survie pour protéger leurs propres intérêts. 

Il est évident que les élites mondiales utilisent la situation actuelle pour promouvoir des politiques néolibérales. Elles désignent également les réponses techno-sécuritaires comme la seule solution viable. L’État français préfère ainsi créer une application dont l’utilité est très discutable pour camoufler sa mauvaise gestion de la situation.

La menace du coronavirus qui va encore planer sur nous pendant longtemps risque d’être utilisée pour mettre en place des dispositifs contraires à nos libertés les plus fondamentales. Viktor Orbán a par exemple invoqué la crise du coronavirus pour que le parlement lui accorde, pour une durée indéterminée, des pouvoirs renforcés. Ce dernier profite alors de la situation, notamment pour déposer des textes de loi contre les personnes transgenres.

Il est réellement important de croire à la possibilité de changement ou même de concevoir des utopies. Mais pour que ces dernières ne correspondent pas à leur définition étymologique (« absence de lieu »), il nous faut comprendre que cette crise est une opportunité pour les élites économiques et politiques de promouvoir des décisions en accord avec leurs seuls intérêts. Or, leurs préoccupations ne sont absolument pas en adéquation avec des impératifs de protection de l’environnement et des travailleurs. Il existe une multitude de futurs possibles. Mais si nous voulons des « jours heureux », cela passera inévitablement par la reprise du pouvoir à la caste qui nous l’a confisqué.

Macron veut remplacer le code du travail par le code du capital

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Les ordonnances Pénicaud s’inscrivent dans la continuité d’un vaste projet patronal de précarité de masse, sous couvert de lutte contre le chômage de masse. Le Code du Travail s’en trouve menacé. Le gouvernement tente de maquiller, derrière une communication axée autour de la modernité et de la liberté, une politique déjà datée qui ne servira en bout de course que les grands intérêts industriels et financiers. Et au détriment des conditions de travail et de la rémunération des travailleurs.

 

Des poncifs faussement modernes

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Pénicaud © Force Ouvrière

Muriel Pénicaud affiche sa volonté de « rénover le modèle social français » qui, selon elle, « ne répond pas bien aux grands enjeux de notre temps. » Il faut « prendre en compte l’évolution du monde du travail », nous dit-elle, car « l’économie française a évolué. »

« La mondialisation, la transformation numérique, les nouvelles attentes [ndlr, lesquelles ?] des salariés […] et les besoins [ndlr, lesquels ?] des entreprises pour croître et créer des emplois » nous auraient donc propulsés dans un monde complètement « nouveau » auquel notre code du travail centenaire ne serait plus du tout adapté. En résumé, e code du travail, c’était bien avant mais il faudrait passer à autre chose.

Mais qu’est-ce que Madame Pénicaud reproche au juste au code du travail ? C’est assez simple : l’ancienne DRH de Danone le dépeint comme un carcan « qui, en gros, n’est fait que pour embêter 95% des entreprises et sanctionner les 5 % qui ne se conduisent pas dans les règles. »

Sous le vernis de la modernité, Muriel Pénicaud tient en réalité un discours aussi vieux que le code du travail lui-même, instauré en 1910. Les arguments du personnel politique pro-patronat de l’époque contre le code du travail étaient déjà les mêmes : « Vos lois sociales coulent une industrie déjà fragile ! », lançait en 1909 le sénateur Eugène Touron à René Viviani, le ministre qui a porté la loi instaurant le code du travail à l’époque. La bataille autour du code du travail, ce n’est pas le vieux monde contre le nouveau monde ; c’est le conflit continu entre le capital et le travail.

 

Un code du travail presque accusé d’être liberticide

“Liberté”, Madame Pénicaud n’a que ce mot à la bouche. Et elle la promet aux patrons et aux travailleurs : Liberté « d’entreprendre, de créer, d’aller rapidement à la conquête des marchés, ce qui veut dire se réorganiser rapidement, liberté de négocier des règles avec des syndicats, liberté d’investir sur cette innovation sociale » pour les uns. Liberté de « participer plus aux décisions de l’entreprise, de choisir une formation, de choisir son métier voire d’entreprendre » pour les autres.

Elle leur promet également la sécurité. « Plus de liberté, plus de sécurité », voilà le nouveau slogan du concept déjà usé de « flexisécurité ».  C’est la « complexité », l’« épaisseur », la « rigidité » du code du travail qui brideraient ainsi la liberté des entreprises et des travailleurs et qui mettraient à mal leur sécurité.  Selon le premier ministre, le code du travail « est aujourd’hui relativement complexe, épais ». De même, il ne croit pas « qu’il puisse venir à l’esprit de quiconque de le décrire par son extrême simplicité ou par la capacité qu’il aurait eu à effectivement protéger les Français qui travaillent. »

Il s’en faut de peu que le gouvernement n’accuse le code du travail d’être liberticide. En tout cas, à les entendre, il constituerait l’un des « freins à l’emploi ». Ainsi, en guise d’exemple, la ministre du travail explique que « l’incertitude » liée au « manque de clarté des règles et sanctions […] dissuade les petites entreprises d’embaucher ou de transformer des CDD en CDI. » Muriel Pénicaud estime en toute logique que sa réforme, combinée à d’autres mesures, contribuera à faire baisser le chômage. Là encore, cet argumentaire n’a rien de nouveau.

Jacques Le Goff, professeur émérite de droit public, rappelle qu’en 1910, les partisans de l’orthodoxie libérale s’opposaient à l’instauration du code du travail. Et ce, « par réticence de principe à tout droit du travail réputé entraver le libre fonctionnement du marché en finissant par se retourner contre ses destinataires par un effet pervers constamment souligné ». Leur argument pouvait se résumer par la formule « Plus de droit du travail, moins d’emplois ».

Et Jacques Le Goff d’ajouter : « Tel est l’argument dont on mesure la remarquable constance à travers une histoire qui l’infirme crûment. » En effet, cet argument tient plus de la croyance et du dogme que d’une démonstration par les faits. Dans l’émission C dans l’air (France 5), à la question d’un téléspectateur « Y a-t-il des exemples de dérégulation du travail ayant permis de réduire le chômage et la précarité des salariés ? », le silence gêné des « experts » majoritairement libéraux sur le plateau en dit long … « – NonNon, à ma connaissance » finiront-ils par lâcher.

 

Un rapport de force défavorable au salarié sciemment occulté

 

Le grand absent dans le discours de Macron, c’est le rapport de force défavorable au salarié dans les négociations. Un rapport de force structurellement défavorable au salarié en raison du lien de subordination qui l’unit à l’employeur que le contexte de chômage de masse et le chantage à l’emploi qui en découle, viennent accentuer. Or, Macron et ses soutiens mettent sur un même pied d’égalité salariés et patrons et misent sur « l’innovation sociale » des individus.  Dans la bouche des néolibéraux, c’est tout un lexique qui gomme méthodiquement l’antagonisme entre le travail et le capital et masque leur projet politique au service des intérêts capitalistes.

On ne dit pas lutte sociale mais « dialogue social » où l’on discute entre « partenaires ». On ne dit pas patronat mais « les entreprises ». Le gouvernement de Valls n’était pas pro-patrons mais pro-business en anglais dans le texte et il aimait l’entreprise, pas le capital. La précarité devient de la flexibilité. L’égalité de droits entre les salariés ? Non, la « rigidité du droit du travail » !

De même, ne dites pas libéralisme économique, parlez plutôt de « modernité » et de « liberté ».  Ne dites pas « uberisation » mais plutôt « mutation du travail ». Rigide/flexible, moderne/archaïque, pragmatique/idéologue, ouvert/fermé, contestataire/réformiste sont autant de clivages invoqués à tort ou à travers pour occulter le clivage fondamental entre le capital et le travail.

Un accord d’entreprise ne peut déroger aux accords de branche que s’il améliore la condition des salariés, lesquels accords de branche ne peuvent déroger au code du travail que s’ils améliorent les conditions des salariés : c’est le principe de faveur. C’est le fruit de plus d’un siècle d’âpres luttes sociales, syndicales et politiques qui ont permis de déplacer bon nombre de négociations hors du cadre de l’entreprise où le rapport de force est le plus exacerbé, afin de garantir un minimum d’égalité de droits d’ordre public entre tous les travailleurs (35 heures, congés payés, etc.).

On a ainsi érigé une hiérarchie des normes, avec, à son sommet, le Code du travail, qui s’applique de la même manière dans toutes les entreprises dès lors qu’il s’agit d’un domaine dit d’ordre public. Qu’est-ce que le progrès social ici si ce n’est d’étendre ces domaines d’ordre public en favorisant le plus-disant social ? Les ordonnances Pénicaud et d’autres lois qui les ont précédées, vont dans le sens exactement inverse puisqu’il est prévu, au contraire, de restreindre les domaines dits d’ordre public.

Ainsi, les 5 ordonnances Pénicaud permettront demain que des accords de branche sur la durée, le nombre de renouvellements et le délai de carence des CDD prévoient des règles plus défavorables aux salariés que ce que leur accorde le Code du travail. Les CDI de chantier pourront également être introduits par accord de branche dans tous les secteurs. Dans la même logique, la nature, le montant et les règles des primes (d’ancienneté, de vacances, de garde d’enfant, etc.), aujourd’hui fixés par les conventions collectives, pourront désormais être négociés entreprise par entreprise. Aussi, l’agenda social des négociations, le contenu et les niveaux de consultation seront désormais déterminés par les entreprises et non plus par les branches.

Les ordonnances Pénicaud multiplient donc les dérogations au principe de faveur dans de nombreux domaines. Elles amplifient ainsi un mouvement d’inversion de la hiérarchie des normes qui place, dans de plus en plus de domaines, l’accord d’entreprise au centre de la législation du travail, au détriment des conventions collectives et du code du travail. En fait, il s’agit d’une sorte de retour en arrière graduel vers l’époque où le code du travail et les conventions collectives n’avaient pas encore été arrachés au patronat.

Nier le rapport de force défavorable aux travailleurs, c’est aussi remettre en cause et affaiblir le rôle des syndicats dans la défense des intérêts des travailleurs. Les ordonnances Pénicaud prévoient notamment que, dans les entreprises de moins de 50 salariés, le patron puisse signer un accord d’entreprise sur tout type de sujet avec un employé non mandaté par les syndicats, voire non élu dans les TPE de moins de 20 salariés, alors que jusqu’ici, seul un délégué syndical pouvait signer un accord. Dans les entreprises de moins de 20 salariés, après négociations, le patron pourra toujours soumettre l’accord à referendum sur n’importe quel sujet et non plus seulement dans quelques domaines (travail dominical). Par ailleurs, le comité d’entreprise, le CHSCT (hygiène et sécurité) et les délégués du personnel fusionneront en un seul et même « comité social et économique ».

Et puisque l’employé est mis sur un même pied d’égalité que l’employeur, le délai de recours aux prud’hommes sera limité et ramené à 1 an pour tout type de licenciement, et les indemnités prud’homales en cas de licenciement abusif seront plafonnées. Les employeurs pourraient ainsi plus sereinement « budgéter » des licenciements illégaux.

Ce qui menace les conditions de travail et la rémunération des travailleurs, c’est le poison lent du nivellement par le bas (« dumping social »). Pour rester dans la course, les entreprises devront s’aligner sur leurs concurrents qui auront réussi, grâce notamment au chantage à l’emploi, à obtenir de leurs salariés, par accord d’entreprise, qu’ils acceptent les conditions de travail et de rémunération les plus « compétitives », c’est-à-dire les plus précaires.

Une loi qui s’inscrit dans un projet global de « précarité de masse »

Muriel Pénicaud détaille le plan d’attaque du gouvernement dans le JDD : « Cette réforme, ce n’est pas seulement celle du Code du travail, mais c’est un ensemble : droit du travail, retraites, pouvoir d’achat, apprentissage, formation professionnelle, assurance chômage. Quatre de ces réformes sont dans mon champ de responsabilité. Aucun de ces six éléments ne peut se comprendre sans les autres. C’est un Rubik’s Cube : on ne réussit pas un côté sans réussir l’autre. »

En effet, ces ordonnances ne sont que la énième étape d’un grand projet patronal de « précarité de masse » qui suit son cours et dans lequel s’inscrivaient déjà les lois Macron et El Khomri. Au nom de la lutte contre le chômage de masse, les gouvernements pro-patronaux qui se succèdent accompagnent un grand mouvement de précarisation généralisée des conditions de travail et de rémunération.

Dans une note pour la banque Natixis, Patrick Artus s’inquiète d’une possible « révolte des salariés » face aux « inégalités des revenus toujours plus fortes, la déformation du partage des revenus en faveur des profits, la hausse de la pauvreté, la faible hausse du salaire réel depuis 2000 et la hausse de la pression fiscale ». Cette révolte aboutirait à une hausse des salaires. Celle-ci bénéficierait aux ménages, mais pas aux actionnaires, ni aux finances publiques, ni aux grands groupes.

Il n’est donc nul besoin d’être marxiste pour constater que salariés et actionnaires ont des intérêts contradictoires. Les gouvernements « pro-business » ont conscience de cet antagonisme social bien qu’ils l’occultent volontairement, voire le nient dans le débat public ; c’est la raison pour laquelle ils procèdent graduellement par « réformes » successives. Le voilà, leur pragmatisme.

Richesse et pauvreté en Allemagne

L’une des sources d’inspiration de Macron, c’est l’Allemagne où, avec les lois Hartz, le chômage de masse dans les statistiques a été remplacé par une précarité de masse dans les foyers suite à la prolifération de l’infra-emploi (temps partiel subi, mini-jobs, etc.). On mesure aujourd’hui l’ampleur des dégâts sociaux d’une telle politique : la hausse de la pauvreté est telle outre-Rhin que même le FMI, cheval de Troie du néolibéralisme dans le monde, s’en est inquiété et a alerté Berlin en mai dernier.

Tel est l’horizon de la « modernité » d’Emmanuel Macron et de Muriel Pénicaud. Parce que c’est leur projet.

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Réforme du code du travail : cachez cette pénibilité que je ne saurais voir

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Le Compte Personnel de Prévention de la Pénibilité (C3PP) est mort avant que d’avoir vécu, mais les salariés se verront généreusement accorder un “compte de prévention” par l’énième réforme du droit du travail. Cet acte symbolise jusqu’à l’absurde le mépris d’Emmanuel Macron et d’Edouard Philippe pour le bien-être des ouvriers et des employés, les plus touchés par cette pénibilité (dont l’existence est niée jusque dans les mots), et plus largement, l’absence de réflexion approfondie sur le travail.

Le compte pénibilité avait été négocié dans le cadre de l’Accord National Interprofessionnel de 2013 , et était entré en vigueur il y a un an, en juillet 2016. Système à points, il dénombrait dix critères de risque induisant un départ plus ou moins anticipé à la retraite. Ces critères étaient les suivants : le caractère répétitif des tâches effectuées, le travail de nuit, la pollution sonore, le port de charges lourdes, les postures pénibles, les vibrations mécaniques, l’exposition à des agents chimiques dangereux, le travail exercé en milieu hyperbare (pression supérieure à la pression atmosphérique), les températures extrêmes et enfin le travail en équipes successives alternantes[1]. Ce système, encore jeune, nécessitait souvent des efforts de la part des entreprises – notamment pour quantifier le “taux” de pénibilité pour certains critères – mais il permettait de prendre en compte l’impact du travail sur la santé des salariés, particulièrement en fin de carrière (problèmes d’articulation, maladies, handicaps…). Surtout, il visait une démarche de prévention, en faisant payer les employeurs qui infligeaient à leurs salariés des conditions de travail pénibles.

Avec la réforme du travail, le “compte de prévention” ressemblera au compte de pénibilité, si ce n’est qu’il sera sévèrement amputé. Quatre facteurs de risque quittent le compte : le port de charges lourdes, les postures pénibles, l’exposition aux vibrations mécaniques et à des risques chimiques. Des facteurs dont les risques pour la santé sont pourtant difficilement contestables – hormis pour le Medef, qui réclamait de longue date le rabotage du dispositif. Avec ce projet, le gouvernement prend donc pleinement la direction voulue par l’organisation de Pierre Gattaz, qui dénonce la complexité de l’évaluation de tels risques. Pire encore, la contribution spécifique des employeurs concernés est abandonnée, et avec elle, la logique de prévention et de diminution de la pénibilité.

Mais, au delà des arguments du Medef (pour autant facilement réfutables : au lieu de supprimer des critères, ne pouvait-on pas les clarifier ?), se cache une tendance plus profonde chez Macron : celle de nier les aspects pénibles, douloureux du travail, qui concernent pourtant un grand nombre de travailleurs en France. Lors de sa campagne, le chantre de la “start-up nation” avait déclaré à propos de la pénibilité : “Je n’aime pas le terme, donc je le supprimerai. Car il induit que le travail est une douleur.” Curieux, pour un président qui, dans son discours devant le Parlement réuni en Congrès, avait cité la fameuse formule de Lacan sur le réel, celui auquel “on se cogne”. Car la pénibilité du travail est une réalité pour des millions de salariés, tout comme la différence d’espérance de vie entre les ouvriers et les cadres (à 35 ans, un homme cadre peut espérer vivre jusqu’à 84 ans, contre 77,6 ans pour un ouvrier selon l’Insee). Le refus de se confronter à cette réalité est révélateur de la vision macronienne du monde : une vision qui exclut les plus faibles et renonce à améliorer leurs conditions de vie, qui n’accepte de réfléchir au travail que dans sa dimension entrepreneuriale et managériale. A l’inverse, l’alternative à Macron ne pourra pas faire l’économie d’une vision du travail issue d’une réelle réflexion sur sa nature, son organisation et les souffrances qu’il peut engendrer.

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[1] Site officiel du compte personnel de prévention  de la pénibilité

Le petit guide de Sophie de Menthon pour défendre l’évasion fiscale sans pression

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Sophie de Menthon, présidente de l’organisation patronale Ethic, a été interviewée par l’émission Quotidien pendant le grand oral du MEDEF, ce mardi 28 Mars. C’est au cours de celui-ci qu’Emmanuel Macron, François Fillon ou encore Marine Le Pen sont venus draguer l’électorat patronaliiLes journalistes de l’émission de TMC étaient venus armés d’un rapport de l’ONG Oxfam publié le 27 Mars 2017iii. Ce rapport sur les pratiques des banques européennes en terme d’évasion fiscale révèle notamment que 26 % des bénéfices réalisés par les grandes banques européennes sont rapatriés dans des paradis fiscaux, où ils échappent à l’impôt des pays où ils sont pourtant réalisés. Ces sommes représentaient 25 milliards d’euros pour l’année 2015, selon le même rapport.

Plutôt que de condamner ou de nier la réalité de l’évasion fiscale, qui coûte à la collectivité entre 60 et 80 milliards d’euros chaque annéeiv, Sophie de Menthon a préféré défendre les grandes banques et entreprises qui la pratiquent impunément. Voici donc un petit guide pour défendre l’évasion fiscale comme Sophie de Menthon lors de votre prochain repas de famille.

Première étape : déresponsabiliser les entreprises

« Quelle est l’entreprise qui va renoncer à faire quelque chose de légal, qui lui fait gagner beaucoup plus d’argent et qui maintient sa compétitivité alors que c’est permis ? » commence par rétorquer celle qui a été membre du comité d’éthique du MEDEF, on soulignera l’ironie. Pour Sophie de Menthon, le fait que les entreprises contournent leurs impôts n’est pas un problème, du moment que celles-ci le font de sorte à ce que cela reste dans la légalité.

Après tout, les entreprises – dont les banques incriminées – sont des agents économiques rationnels. Elles se conduisent donc comme telles et agissent de façon à maximiser leurs gains et à minimiser leurs coûts. Ce n’est donc finalement pas leur faute si elles agissent ainsi dans les limites fixées par la loi.

Oui mais c’est oublier un peu vite le principe d’égalité devant l’impôtv comme le lui rappelle Hugo Clément (le journaliste de Quotidien) un peu plus tard : « En attendant les gens, qui ne peuvent pas aller faire ça avec leurs impôts aux îles Caïmans et qui, eux, payent des impôts à l’État français, ils ne comprennent pas cette logique là ». En effet, soustraire des sommes, importantes ou non et légalement ou non, à l’impôt, c’est contrevenir à ce principe qui fait que tous les Français doivent être égaux devant la fiscalité. En plus du problème moral – et quand même un peu juridique – de cette inégalité devant l’impôt, l’évasion fiscale pose aussi le problème de sommes importantes détournées du financement de la collectivité. Dire de ces entreprises qu’elles sont innocentes et qu’elles font ça tout en respectant la loi, c’est aller un peu vite.

Deuxième étape : l’économie d’abord, la morale ensuite

À l’instar de François Fillon, qui a osé demandé il y a quelques jours à des infirmières qui évoquaient la pénibilité de leur travail si celles-ci souhaitaient qu’il crée de la dettevi, Sophie de Menthon nous fait part de ses bons sentiments. L’économie d’abord, l’humain et la morale on verra plus tard. Elle nous explique en effet qu’il est « très dangereux de porter un jugement moral sur l’économie ».

Rien de plus normal ! Les entreprises ont avant tout besoin qu’on limite tous les freins qu’elles pourraient rencontrer dans leur quête du chiffre : vous comprenez, c’est pour votre bien, sans ça pas de croissance et pas de création d’emplois dans un futur proche. Bref, vous connaissez la chansonnette, c’est la même qui avait permis à Pierre Gattaz de justifier le CICEvii ou encore la loi travail. Une forme de chantage à l’emploiviii et à la bonne santé économique du pays qui laisse forcément songeur sur la moralité du MEDEF et du grand patronat.

Il ne faudrait pas non plus oublier que les grandes entreprises et les actionnaires du CAC 40 sont loin de connaître des privations ces dernières années. Si la crise de 2008 a été l’excuse à toutes sortes de politiques austéritaires, la rémunération des actionnaires et des grands patrons, elle, est au beau fixe. On rappellera qu’en 2016 le CAC 40 a distribué 56 milliards de dividendes, 13 de plus qu’en 2015ix. Le vrai problème des grandes entreprises et de leurs actionnaires n’est peut-être pas tant de réelles difficultés que la volonté de continuer à profiter d’un système qui alimente la machine à bénéfices sans efforts. Et si on peut faire du chantage aux aides publiques au passage, pourquoi s’en priver ?

Troisième étape : la jalousie

Pour finir en beauté, insistez, comme Sophie de Menthon, sur le fait que « il y a de la jalousie ». Après tout, la critique sur l’évasion fiscale, c’est bien beau, vous avez suffisamment laissé vos contradicteurs exposer leurs arguments, maintenant ça suffit, il faut passer aux choses sérieuses : renvoyer les à leur compte en banque ! Ils sont tout simplement jaloux de votre réussite.

Comme Nathalie Krikorian-Duronsoy dans un article sur Atlantico qui estime que « de la caricature anti-Macron aux costumes de Fillon, un néo populisme anti-riches empoisonne la campagne »x, contentez vous tout simplement d’accuser vos contradicteurs d’être des « populistes anti-riches », en d’autres termes des jaloux ou des gens qui profiteraient de cette jalousie de l’opinion publique, à vous de voir ! Il ne faudrait pas, après tout, approfondir les faits qui sont reprochés à ces politiques comme à ces entreprises et les questions de fond qu’ils posent, en particulier sur les lobbies financiers.

Oui mais, là aussi, il y a un problème. Cette rhétorique est déjà peu acceptable si on estime ou chacun a les mêmes chances de devenir grand patron ou actionnaire important du CAC 40, puisque cela suppose que cette catégorie sociale et ses pratiques ne devraient pas être soumises à la critique, simplement parce que chacun pourrait profiter des mêmes privilèges. Mais cette accusation de jalousie est encore moins pertinente quand les pratiques critiquées contreviennent à l’idée même d’une égalité des chances réelle, en favorisent au contraire la concentration des richesses entre les mains d’une même minorité déjà plus que privilégiée comparée au reste de la population.

À défaut de nous convaincre Sophie de Menthon nous aura au moins appris quelque chose : tout est bon pour défendre l’indéfendable.

Par Tony Livet

Sources :

i https://www.facebook.com/Qofficiel/videos/1514204798603469/

iihttp://lexpansion.lexpress.fr/actualite-economique/au-medef-macron-le-pen-et-fillon-face-aux-patrons_1893482.html

iiihttp://www.rfi.fr/economie/20170327-quart-benefices-banques-europeennes-places-paradis-fiscaux-oxfam-rapport

ivhttp://www.lejdd.fr/Economie/Swissleaks-combien-l-evasion-fiscale-coute-t-elle-a-la-France-717390

vhttp://www.vie-publique.fr/decouverte-institutions/finances-publiques/ressources-depenses-etat/ressources/qu-est-ce-que-principe-egalite-fiscale.html

vihttp://www.francetvinfo.fr/elections/presidentielle/video-francois-fillon-malmene-par-des-personnels-hospitaliers-durant-la-visite-d-un-ephad_2112325.html

viihttp://attac54.org/CICE-un-cout-exorbitant-sans

viiihttp://www.rtl.fr/actu/politique/quand-pierre-gattaz-oublie-sa-promesse-de-creation-d-un-million-d-emplois-7784655368

ixhttp://www.bastamag.net/CAC40-augmentation-record-des-dividendes-en-2016

xhttp://www.atlantico.fr/decryptage/caricature-anti-macron-aux-costumes-fillon-neo-populisme-anti-riches-empoisonne-campagne-2989513.html

Crédit photo : ©Siren-Com

© Siren-Com https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/ce/Sophie_de_Menthon_2012.jpg

“Emmanuel Macron veut liquider le modèle social français” – Entretien avec Frédéric Farah

Frédéric Farah

Frédéric Farah a publié avec Thomas Porcher un ouvrage sur Emmanuel Macron, intitulé Introduction inquiète à la Macron-économie, publié en 2016 aux éditions Les petits matins. Nous avons pu nous entretenir avec lui sur l’avenir que nous propose Emmanuel Macron, et sur les liens de l’homme avec le patronat.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Thomas Porcher, d’une Introduction inquiète à la macron-économie, sortie en 2016 aux éditions Les petits matins. Dans cet essai, vous décryptez douze déclarations d’Emmanuel Macron et en faites la critique argumentée. Moderne, l’homme fustige les « corporatismes » et les « rigidités » au profit de la souplesse et de la liberté. Vous réhabilitez ces « corporatismes » et ces « rigidités », pouvez-vous nous en dire plus ?

Frédéric Farah – Ces corporatismes et ces rigidités sont souvent invoqués mais sans que jamais on ne dise de quoi il s’agit vraiment. Plane au-dessus d’eux un halo de significations qui pourrait se résumer à mon sens par la dénonciation des syndicats, des protections des travailleurs sur le marché du travail, et du statut de la fonction publique. En somme et à en croire certains dont Emmanuel Macron, le pays se meurt économiquement car régnerait une culture du conflit, une fonction publique sclérosée et un marché du travail insuffisamment réactif.  Ce contexte écraserait la mentalité d’entreprise.

Ce discours n’a rien de neuf. Si on relit par exemple « La science économique et l’action » de Pierre Mendes France et Gabriel Ardant publié en 1954  qui fait entre autres retour sur la crise des années 1930, on ne peut qu’être frappé par le propos : «  la rigidité de l’économie est un fait réel et il n’était pas inutile de le souligner ni, dans une certaine mesure et dans certaines conditions, de la corriger. Ce qui était erroné, c’était d’en faire la cause unique, exclusive, de la dépression et du chômage : c’était méconnaitre les autres facteurs de déséquilibre économique ».

A mon sens, un double effort conceptuel et historique est nécessaire pour comprendre comment ce discours d’inspiration libérale est devenu un peu l’air qu’on respire. Si l’on prend la question des rigidités pour commencer, une grille économique et sociologique s’impose pour saisir les enjeux de la question.

Introduction inquiète à la Macro-Économie
Introduction inquiète à la Macro-Économie, Les petits matins, 2016

Économiquement, l’appel à la flexibilité revient, selon la logique de l’économie standard, à attendre des prix flexibles qu’ils régulent l’activité économique. Ainsi si le marché du travail était flexible selon les canons de la théorie néo-classique, c’est-à-dire, si la résolution des déséquilibres, comme la pénurie de main d’œuvre ou le chômage, se faisait uniquement en fonction des prix (ici les salaires), alors le problème du chômage serait résolu. En gros, cela veut dire que s’il y a du chômage, c’est que le SMIC est trop élevé.

L’objectif essentiel de la flexibilité sur le marché du travail est de modérer les salaires qui ne sont perçus que comme un coût. A en croire les Macron et autres Fillon pour ne citer que ceux-là, nous aurions à faire à un marché du travail ultra rigide.

Nous montrons dans le livre qu’il n’en est rien. Depuis 1980 , le recours aux emplois temporaires a été multiplié par 5 pour l’intérim, par 4 pour les CDD et par 3 pour les CDD et les contrats aidés.  Pire encore, la littérature scientifique révèle clairement qu’il n’est pas possible d’établir de lien positif entre une plus grande flexibilité et une création d’emplois ou une réduction du chômage.

L’OCDE pourtant chantre du libéralisme est revenu sur sa croyance en la flexibilité. En 2004, elle reconnaissait que les mesures de flexibilisation n’étaient pas la martingale en matière d’emploi. La flexibilité permet parfois des ajustements plus rapides des besoins en main d’œuvre mais ne crée pas d’emplois. Il ne faut pas oublier le rôle que jouent demande globale, c’est-à-dire le carnet de commande des entreprises, et les contraintes de l’euro.

Le marché du travail français est largement flexible et la loi El Khomri ne créera probablement aucun emploi. Lorsque l’autorisation administrative de licenciement a été supprimée en 1987, combien d’emplois ont été crées dans la foulée ? Tout simplement aucun. Au cours des Trente glorieuses, le marché du travail a vu naitre le SMIC, les contrats à durée indéterminée, une protection sociale élargie, le chômage a-t-il cru ? Absolument pas.

La modération salariale ne nous parait pas une bonne chose loin de là. Le dernier rapport du BIT s’inquiète de la modération salariale dans le monde et reconnait des vertus aux divers salaires minimums comme le SMIC. Par ailleurs en France entre 2003 et 2014, le niveau de vie des 10% les plus pauvres a diminué. Plus de flexibilité n’apportera guère plus d’emplois et encore moins de pouvoir d’achat.

La lecture uniquement économique des choses n’est pas suffisante. Il faut inscrire notre propos dans une approche sociologique pour montrer combien un emploi stable et protégé contribue à l’intégration sociale des individus. Le travail n’est pas qu’une marchandise comme les libéraux veulent nous le faire entendre, mais le travail doit demeurer un projet.

Repartons si vous le voulez du sociologue Robert Castel,  penseur clef de la société salariale dont le livre les « Métamorphoses de la question sociale » reste fondateur. Robert Castel affirmait que l’individu n’existe pas tout seul, qu’il doit  s’inscrire dans des collectifs. C’est un beau paradoxe et pour le dire avec les mots de Norbert Elias, pour être «  je » il faut en passer par un «  nous ». Il employait le terme de supports. Il s’agit d’une série de droits que Castel nomme à la suite d’Alfred Fouillé : la propriété sociale et la propriété des non propriétaires (protection contre les risques sociaux). C’est de la sorte que le salariat, loin d’être uniquement une source d’exploitation, peut devenir source de droits. Dans cette perspective, les conditions de travail et les conditions du travail sont essentielles. Les conditions du travail renvoient à la nature de contrat dont on dispose ( CDI, CDD etc). Ces supports sont fondamentaux et en leur absence les individus peuvent connaître des situations de désaffiliation sociale.

Pour nous, l’important est de renverser la perspective et d’insister sur la nécessité de garantir aux citoyens les conditions qui permettent de se projeter dans le temps. Le travail, pour qu’il reste ce grand intégrateur, a besoin de garanties et de protection. Il n’est pas qu’un coût à réduire, ou l’objet d’un chantage à l’emploi. La mobilité vantée par les libéraux comme Macron est bien souvent synonyme de précarité pour beaucoup de travailleurs.

Aujourd’hui on voit bien combien ces supports au sens de Castel  sont essentiels. Le récent conflit Uber montre que la question sociale reste d’actualité et n’a rien perdu de son acuité. Il apparait nécessaire, comme cela a été fait avec l’affirmation de la société salariale, d’imaginer un statut protecteur des salariés à l’ère du numérique et du monde post-industriel. Les mutations économiques ne doivent pas être le moment du triomphe du précariat sur le salariat.

Quant aux corporatismes, là aussi il faudrait savoir de quoi on parle dans le fond. La France affiche un taux de syndicalisation particulièrement faible. Il est de 8,7% dans le secteur marchand privé et 19,8% dans le secteur public. Sont-ce nos syndicats qui représentent des corporations étouffantes et rendent impossibles la négociation collective ? On peut en douter.

Certains sont plus prompts à dénoncer la CGT que le MEDEF. Quant à la fonction publique, elle est un acteur clef de la création de richesses dans notre pays et les administrations publiques sont loin d’être le nid protecteur des emplois protégés. La contribution au PIB des administrations publiques est de 333 milliards d’euros en 2012 comme le souligne l’économiste Christophe Ramaux.

Les emplois publics, eux aussi, sont de plus en plus marqués par la précarité. L’université française tourne grâce à 40 000 vacataires peu ou pas syndiqués et mal protégés. l’État est un des grands pourvoyeurs de précarité. C’est un drame. On contourne le statut de la fonction publique de 1946 qui est un véritable progrès, et met à l’abri les fonctionnaires de l’arbitraire politique.

En somme le discours sur les corporatismes et les rigidités veut construire un monde binaire dans lequel il y aurait un monde en marche déterminé à entreprendre face au monde des syndicats repliés sur les acquis des trente glorieuses et sur une vieille fonction publique rétive au changement et crispée sur le statut de 1946.

LVSL – Pendant son meeting du 10 décembre, Emmanuel Macron a évoqué la question des négociations collectives entre partenaires sociaux à tous les échelons. Il a néanmoins explicité sa préférence pour les accords d’entreprise, et a déclaré que « c’est comme cela que nous créerons cette République contractuelle à laquelle nous croyons » et que « dans cette République, je veux privilégier le contrat à la loi ». Contrairement aux apparences, cette déclaration est très chargée, car la République, c’est précisément la supériorité de la loi générale et égale pour tous, sur les contrats, qui, loin d’être purement volontaires, sont emplis de rapports de force, et, plus précisément, de rapports de classe. Qu’en pensez-vous ?

F.F. – Vous avez raison, cette déclaration est lourde de sens car elle porte en elle une formidable régression, et, disons le, elle exprime des rapports de classe.

L’idée du contrat est chère à un certain libéralisme. Il y a un vieil adage de droit d’Alfred Fouillé « qui dit contractuel dit juste ». Macron, par sa formule de « République contractuelle » essaie d’habiller théoriquement son entreprise de communication politique. Elle implique la croyance que deux parties en situation de parfaite égalité se donnent mutuellement des obligations. Cette conception fait fi des rapports de force.  Pour bien le comprendre, il faut se tourner vers le droit du travail. Dans ce domaine, tout le progrès social a consisté à donner une spécificité au contrat de travail qui n’est pas un contrat comme un autre. Il a cette caractéristique de contenir ce lien de subordination qui contient un rapport de force.  Imaginer faire disparaître ce rapport de force est une mystification.

Mais l’approche contractuelle d’Emmanuel Macron est quelque peu pauvre. Il reprend à son compte une théorie juridique de l’autonomie de la volonté qui reposerait – selon l’un de ses vulgarisateurs Gounot – sur le fait que «  nul ne peut être obligé sans l’avoir voulu », et sur le fait que « tout engagement libre est juste ». On retrouve le fond libéral de Macron pour qui la volonté individuelle serait tout. Cette approche fait débat en droit et l’article 1134 du code civil affirme au contraire que «  la loi sanctionne les conventions, elle leur prête leur force ». C’est toute la force de la loi qui garantit l’exécution des contrats s’ils respectent les conditions posées.

« Entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit »

Macron veut procéder de la sorte à un vaste retour en arrière déjà présent dans la loi El Khomri. C’est un monde fantasmé qui ferait de l’entreprise un nœud de contrats plus à même de décider de l’avenir de ses salariés. C’est l’abandon  de la formule de Lacordaire « entre le fort et le faible c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit ». La loi est jugée oppressive, attentatoire à la liberté d’entreprendre dans le libéralisme mode Macron.

LVSL – On s’étonne parfois de la similitude entre les propositions du MEDEF et celles d’Emmanuel Macron. Quels liens y-a-t-il entre En Marche et l’organisation patronale ?

F.F. – Les liens avec le MEDEF me paraissent nombreux. Je dirais, si je dois caricaturer Goethe, qu’entre le MEDEF et Macron les affinités électives sont nombreuses. Il y a un discours, une philosophie qui sont voisines. La nomination de Françoise Holder comme l’une des figures de proue d’En Marche ne doit pas surprendre. Elle a cofondé avec son mari les boulangeries Paul, et surtout elle est adhérente du MEDEF.

“Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social français”

Certes il ne s’est pas rendu à l’université d’été du MEDEF en 2016, mais c’est de la stratégie communicationnelle. Lorsque Kessler affirmait en 2007 dans Challenges qu’il fallait en finir avec les idées du Conseil National de la Resistance et les réformes conduites après-guerre, Emmanuel Macron ne dit rien d’autre lorsqu’il affirme son souhait de liquider le modèle social  français.

Le MEDEF nourrit le réformisme de droite de Macron. Il faut distinguer le réformisme de droite et celui de gauche. Ce dernier est dans les limbes et attend une réelle incarnation. Le réformisme de droite se caractérise par une croyance qu’il faut libérer les forces de marché pour mieux organiser la société et les richesses. Il y a chez Macron comme au MEDEF une absolutisation de l’économie. Le social doit suivre, il lui est subordonné. C’est une pensée somme toute assez pauvre.

Emmanuel Macron revendique pour lui une politique d’abaissement du coût du travail et d’augmentation des marges des entreprises, alors que celles-ci ont beaucoup remonté depuis leur plus bas de 2013. Néanmoins, la balance commerciale de la France est toujours déficitaire tandis que l’euro nous empêche de dévaluer. Quels liens y-a-t-il entre les contraintes de la zone euro, les exigences de Bruxelles, et le programme d’Emmanuel Macron ?

Emmanuel Macron se veut euro compatible. Son programme s’inscrit parfaitement dans la logique d’une abdication de souveraineté entreprise plus largement depuis Maastricht. De ce point de vue, son apparent pragmatisme est une manière habile de déguiser sa résignation. Il veut nous vendre les chaines de l’euro comme expression de la liberté collective.

La zone euro illustre d’abord un beau paradoxe libéral, le libéralisme économique réclame de la flexibilité à tout va mais étrangement en matière de change, il défend une rigidité terrifiante. Comme le disait Jean-Paul Fitoussi dans les années 1990, l’Union européenne est gouvernée par la doctrine. De ce fait comme il n’est pas possible d’ajuster le change de l’euro, la flexibilité perdue doit se retrouver sur le marché du travail. Il suffit de relire à ce sujet, les recommandations récentes du conseil européen de février 2016. Dans les lendemains de la ratification du traité de Maastricht, la flexibilisation des marchés du travail est devenue le maitre mot des gouvernements européens. Ces dernières années les lois s’enchaînent : loi Treu, loi Biaggi, Job act en Italie, lois Hartz en Allemagne et Loi Macron puis Loi El Khomri – en réalité Loi Macron II – en France.

L stratégie de Lisbonne souhaitait faire de l’économie européenne l’économie de plein emploi et la plus compétitive à l’horizon 2010 voulait combler cinq déficits :  déficit de productivité, déficit d’emploi, déficit d’activité, déficit de recherche et développement et déficit dans la politique environnementale.

“Il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.”

Le social n’était pas absent de cette stratégie mais il était arrimé aux besoins du marché, il ne devait en rien constituer un frein aux marchés et à leur bon fonctionnement. C’est la logique d’adaptation. Dans ce cadre, l’État et ses interventions ne disparaissaient pas mais muaient au profit du marché. Ici toute la puissance de l’ordolibéralisme se faisait sentir puisqu’il ne s’agit de rien d’autre que de créer un ordre économique et social favorable aux marchés.

Cette stratégie n’ayant pas abouti, elle fut amendée mais conservée dans le fond par la stratégie Europe 2020. Cette architecture est renforcée à l’extérieur par le choix du libre échange comme l’illustre la promotion du TAFTA et du CETA. Pour s’assurer de la pérennité du dispositif, la crise dite des dettes souveraines a ouvert une fenêtre d’opportunité pour renforcer la discipline punitive avec le TSCG, le semestre européen, et autres dispositifs du genre. L’État social est alors mis au pas.  La Grèce devient le laboratoire de l’avenir social et économique du continent.

L’architecture qui s’est dessinée en plus de 20 ans laisse peu de place à d’autres politiques, car désormais le capital circule librement alors que les institutions de la protection sociale sont arrimées aux nations, et que le travail n’est pas aussi mobile que le capital. Désormais il ne reste alors que des politiques de l’offre c’est-à-dire créer des conditions favorables au capital : avantages fiscaux, moins disant social et flexibilité. Le capital aura toujours un coup d’avance. Et Macron dans tout ça me direz-vous ?

S’il souhaitait incarner une vraie rupture,  c’était sur ce point là qu’il fallait la mettre en œuvre.  C’est au regard de cette soumission à l’Europe telle qu’elle va et surtout telle que ne va pas, qu’Emmanuel Macron est à la fois un leurre politique et en incapacité à faire barrage au Front National. Son discours du dix décembre jugé par certains comme fondateur ne dit rien sur l’Union européenne. Il n’a fait que réitérer le catéchisme européen. Tant que l’architecture que nous avons décrite n’est pas remise en cause – à savoir  l’euro, le corps doctrinal de la politique monétaire, les politiques de production des normes, la financiarisation de l’économie, et le tout marché dans une optique ordolibérale – alors tout le reste ne sera que bavardage et mauvaise distraction.

“Macron n’est encore une fois que la énième expression de la soumission de nos élites à un ordre européen injuste et inefficace.”

Il poursuit la même voie suicidaire que la plupart de nos hommes politiques et de nos anciens présidents de la République. C’est-à-dire abandonner davantage de souveraineté pour gagner en influence en Europe. Sur le plan externe, il endosse les traités de Libre échange.

Cette stratégie a été perdante et depuis trente ans nous a couté très cher. Le choix de la désinflation compétitive des années 1980 et ses trois piliers – franc fort austérité et modération salariale – a été désastreux en matière de chômage, et a joué un rôle négatif pour notre industrie. La marche à l’euro dans les années 1990 nous a conduit à la croissance molle. L’euro fort de 2001 à 2008 a accéléré notre désindustrialisation.

Aujourd’hui, après 30 ans de réformes pour ne pas dire de régressions, Emmanuel Macron et autres Fillon demandent avec plus ou moins de brutalité d’épouser une voie allemande en matière sociale, c’est-à-dire d’accélérer la liquidation de notre modèle social. Pour eux, il faut désormais soumettre l’économie française à marche forcée à ce projet européen dont la forme brutale s’est exprimée dans les pays du sud et particulièrement en Grèce. Yannis Varoufakis l’a bien dit : l’objectif de Schäuble est l’État social français. Jean-Claude Juncker a quant à lui clairement dit que la loi El Khomri était le minimum que pouvait faire la France. Macron c’est la version high tech de ce projet tandis que François Fillon incarne la version Tweed et défense des clochers, mais en définitive il s’agit de la même histoire.