Javier Milei, le dollar et les BRICS : le vrai tournant dans la politique argentine

Javier Milei - Le Vent Se Lève
Le président argentin Javier Milei représenté sur un dollar américain © Marielisa Vargas

Propos outranciers, style débraillé, slogans fantaisistes, propositions délirantes : la presse occidentale a dépeint le président argentin Javier Milei comme un OVNI. Pourtant, par bien des aspects, le « Trump argentin » s’inscrit dans la parfaite continuité de la « caste » qu’il a conspué durant sa campagne. Coupes dans les aides sociales et libéralisation du droit du travail, mais aussi allégeance au dollar et alignement sur les États-Unis contre les BRICS : autant d’orientations programmatiques que réclament une fraction des élites. Derrière sa rhétorique incendiaire et ses provocations multiples, Javier Milei est plus classique qu’il n’y paraît. Moins qu’une plongée dans l’inconnu, sa présidence semble préfigurer un retour aux années 1990…

Javier Milei est un « OVNI politique devenu président », pour France 24. Le président argentin, pouvait-on lire dans le New York Times, se démarque par « un style impétueux et des théories conspirationnistes qui rappellent celles de Donald J. Trump ». Les propos orduriers de Javier Milei ont retenu l’attention de la presse, tout comme sa chevelure : « lorsque la responsable de la communication [de Milei] a conçu sa coupe hétérodoxe, elle avait deux inspirations en tête : Elvis Presley et Wolverine », relatait The Guardian.

Wolverine au World Economic Forum ?

D’une coupe hétérodoxe à une politique hétérodoxe il semble n’y avoir qu’un pas, que de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de franchir. Aussi Javier Milei a-t-il été dépeint, à la suite de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, comme l’énième avatar d’un « populisme » issu des masses et venu perturber le consensus libéral et démocratique qui prévalait.

Dans le New Stateman, l’historien Quinn Slobodian offre un son de cloche différent : « En 2014, Javier Milei a pris la parole au World Economic Forum, invité par Ricardo Hausmann, professeur à la Kennedy School de Harvard. On l’a introduit en détaillant son CV impeccablement mainstream, étant l’auteur de plus de cinquante articles académiques. Il était présent en tant qu’économiste en chef de Corporación América, l’une des plus importantes multinationales de l’Argentine ».

Si Javier Milei était d’une certaine manière un outsider lors de la campagne présidentielle de 2023, force est de constater qu’il n’était aucunement étranger à la « caste » qu’il dénonçait. De quoi cet enfant maudit de l’establishment est-il le nom ?

Un système d’ancrage strict au dollar (currency board) a été expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous le haut-patronage du FMI. L’option de dollarisation intégrale portée par Milei ne constitue qu’une étape supplémentaire sur cette voie

À y regarder de plus près, on peinerait à voir dans son programme une seule orientation qui n’ait pas d’abord émergé dans les think tanks libéraux, été promue dans la presse et brandie comme un remède miracle par les institutions financières internationales. Effectuer des coupes massives dans les dépenses budgétaires (symbolisées durant sa campagne par une tronçonneuse). Privatiser des entreprises publiques. Libéraliser le droit du travail et restreindre le rôle des syndicats. Ces éléments, continue Quinn Slobodian, sont des « caractéristiques tout à fait ordinaires du consensus de Washginton ».

Pour caricaturale que soit la manière dont Javier Milei défende ces orientations, elles font toutes partie du bréviaire des dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) ou de la presse financière. Et elles ont connu un commencement de réalisation sous la présidence du néolibéral Mauricio Macri (2015-2019). Ce même Macri que Javier Milei assimilait un temps à « la caste », qualifiait de « maléfique » (evil) et de « populiste de pacotille »… avant d’accepter, sans sourciller, son soutien électoral au second tour. « Macri voit dans la présidence de Milei une deuxième chance à sa tentative ratée de guérir l’économie argentine », rapporte le directeur d’un groupe de consulting argentin cité par le Financial Times.

Dollariser l’économie : révolution ou business as usual ?

Sur la question du dollar, le programme de Javier Milei semble plus hétérodoxe. Ses propositions en la matière – suppression de la Banque centrale et dollarisation totale de l’économie – ont été soulignées par la presse occidentale comme la marque d’une démagogie destinée à plaire aux masses, en vertu du bon sens économique le plus élémentaires. Mais ici encore, force est de constater que Milei ne fait que s’inscrire dans une dynamique déjà existante – la dollarisation de facto d’une grande partie des économies latino-américaines – et radicaliser des orientations économiques déjà hégémoniques au sein des élites argentines.

L’Amérique latine est l’une des zones les plus dollarisées au monde. Non que le billet vert y ait cours légal – sauf dans trois pays : Équateur, Panama et Salvador -, mais il est présent en abondance sur les marchés noirs. Il constitue une valeur-refuge vers laquelle les habitants se tournent à la moindre crise monétaire, et qu’ils thésaurisent dans cette éventualité. Il est particulièrement prisé de la bourgeoisie latino-américaine, qui s’en sert dans ses activités d’import-export, ou pour le placer dans des titres financiers juteux aux États-Unis.

Face à cet état de fait, certains courants politiques choisissent d’aller à l’encontre des contraintes du dollar, et préconisent d’utiliser leur monnaie nationale à des fins prioritairement internes – au risque d’une dépréciation. D’autres, soutenus par les économistes néolibéraux, préfèrent accepter la domination de la devise américaine, et prônent un ancrage ferme de leur monnaie nationale sur celle-ci.

Cet ancrage monétaire (currency peg) a pour vertu non négligeable de garantir la stabilité de la monnaie, et donc des prix nationaux par rapport aux prix étrangers. En retour, il limite considérablement la souveraineté économique du pays : puisque la valeur de la monnaie nationale doit être indexée sur le dollar, il faut en limiter la circulation sitôt que le risque d’une dépréciation point. Aussi des taux d’intérêt structurellement élevés et l’impossibilité de dévaluer la monnaie sont-ils des caractéristiques fréquentes des économies qui ont fait ce choix.

Certains gouvernements ne se sont pas contentés de cet arrimage informel. Ils l’ont institutionnalisé, en obligeant légalement la Banque centrale à réprimer toute surémission monétaire par une hausse des taux. Ce système de « caisses d’émissions » (currency board) a été précisément expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous la présidence de Carlos Menem et le haut-patronage du FMI. Les conséquences sociales désastreuses de cet épisode – explosion du chômage et de la pauvreté -, ainsi que la crise financière qu’il a contribué à générer – la stagnation du pays ayant entraîné une difficulté à rembourser la dette – marquent, encore aujourd’hui, l’imaginaire argentin.

L’ampleur de la rupture diplomatique reste à établir. Il est probable que l’Argentine s’aligne sur Washington dans sa guerre économique contre le Venezuela, mais douteux qu’elle bouleverse ses relations avec la Chine, choyée du puissant secteur agro-exportateur argentin

L’option de dollarisation intégrale de l’économie ne constitue que l’étape supplémentaire sur la voie du currency board. Par la radicalité de cette réforme, Javier Milei s’écarte bien de l’orthodoxie néolibérale, qui demeure dubitative face à cette option1. Mais qui pourrait dire qu’il ne prolonge pas des décennies d’activisme en faveur de l’abandon de la souveraineté monétaire, du contrôle gouvernemental sur les Banques centrales et de régulation des taux d’intérêt par le pouvoir politique ?

Rompre avec la Chine et le « communiste enragé » Lula

Le dollar n’est pas seulement un enjeu national. Son rôle dans la limitation de souveraineté qu’elle impose aux pays latino-américains avait conduit de nombreux gouvernements à rallier les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans leur agenda de dé-dollarisation. Si le Brésil est un membre fondateur de cette organisation, l’Argentine devait la rejoindre en 2024. Et c’est sans surprises que Javier Milei a brutalement mis fin à ce processus.

Le programme international de Javier Milei s’inscrit dans la doxa pro-américaine qui domine la presse et les cercles de réflexion occidentaux – mais d’une manière particulièrement caricaturale. Durant sa campagne, Milei avait ainsi promis, en des termes vagues, de rompre avec la Chine, dirigée par « des assassins », et de prendre ses distances vis-à-vis du « communiste enragé » Luiz Inácio « Lula » da Silva.

Ce dernier changement d’orientation est significatif. Avec le Brésil, ce pays était à la pointe des efforts affichés de dé-dollarisation du continent. Au début de l’année 2023, le président brésilien Lula et son homologue argentin Alberto Fernandez avaient officialisé leur volonté d’instituer une devise commune, le « sur ». Ensemble, ils réactivaient une vieille idée du nationalisme latino-américain, pour qui la prédominance du dollar dans les échanges internationaux est un levier impérialiste aux mains des États-Unis. Les nombreuses difficultés et contradiction de cette démarche rendaient déjà son issue incertaine. Désormais, ce projet est enterré.

L’ampleur réelle de cette rupture avec les membres des BRICS reste à établir. Il est probable que l’Argentine se retire de tous les projets d’intégration régionale portés par le Brésil et s’aligne désormais sur Washington dans sa guerre économique contre Cuba et le Venezuela. Il est en revanche douteux qu’elle bouleverse ses relations commerciales avec la Chine. Le puissant secteur agro-exportateur argentin compte en effet sur celle-ci pour absorber sa production. En 2023, la Chine avait importé pas moins de 93 % du soja argentin. Le président Mauricio Macri (2015-2019), pour soumis aux injonctions de Washington qu’il fut, avait dû se plier aux réquisits des multinationales du blé et du soja qui réclamaient le statu quo avec la Chine.

Et Mauricio Macri tiendra sans doute un rôle important dans la structuration du gouvernement de Milei, selon de nombreux propos rapportés. En l’absence d’une majorité parlementaire et d’une équipe prête à gouverner, celui-ci devra nécessairement se tourner vers les membres les plus conservateurs de la « caste ». Au prix de l’abandon de ses propositions les plus farfelues – suppression de la Banque centrale, rupture des liens diplomatiques avec la Chine -, Milei pourrait gouverner avec le soutien de la haute-administration, des grands médias et de Washington. Les pouvoirs économiques, quant à eux, ne seraient que trop heureux d’appuyer un défenseur si zélé de leurs intérêts.

Note :

1 L’Équateur est le seul pays latino-américain à avoir adopté conféré au dollar le statut d’unique monnaie nationale en 1999. Tandis que cette réforme était réclamée par les élites du pays, en quête d’une stabilité financière face à l’inflation qui rongeait leur épargne, elle était considérée avec peu d’enthousiasme par le gouvernement américain, la FED et le FMI, qui ont fini par l’accepter.

JDD, Europe 1, CNews… Derrière la croisade médiatique de Bolloré, la défense d’un empire fossile et néo-colonial

Le Vent Se Lève - Bolloré Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

L’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD et l’agenda réactionnaire qu’il est en train d’y déployer ont inquiété une partie du monde politique français cet été, de la gauche au centre-droit. Si les méthodes brutales et l’ultra-conservatisme de Vincent Bolloré focalisent l’attention, on oublie souvent que sa préférence pour l’extrême-droite découle largement des intérêts de son groupe, bâti autour des énergies fossiles et de la Françafrique. La montée en puissance d’autres milliardaires représentant ces secteurs, comme Rodolphe Saadé ou Daniel Krétinsky, fait peser le risque d’un basculement plus large du monde médiatique vers l’extrême-droite. Article de la New Left Review par Théo Bourgeron, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Que signifie le rachat du Journal du Dimanche (JDD) par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ? Pour commencer, revenons sur le rôle que ce journal joue dans le champ politique français. Fondé en 1948, le Journal du Dimanche est un hebdomadaire relativement confidentiel (135 000 numéros par semaine, contre 500 000 ventes quotidiennes pour Le Monde). Cependant, il est devenu au fil des ans une institution médiatique, une sorte de gazette gouvernementale officieuse lue par la plupart des journalistes, des hommes politiques et des chefs d’entreprise français. Et que les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche successifs utilisent pour annoncer de nouveaux projets de loi et fixer l’agenda politique. Le JDD se caractérise par sa position invariablement pro-gouvernementale. Le penchant affirmé de sa rédaction pour le centre-droit l’a rendu compatible avec la plupart des gouvernements français depuis sa création. En période de gouvernement socialiste, il s’aligne sans problème sur l’aile droite du PS. Politiques et journalistes eux-mêmes plaisantent souvent sur le rôle que le journal joue dans la politique française. Libération le qualifie ainsi de « Pravda de Macron », tandis que des memes circulent sur Twitter avec les unes du journal, sur lesquelles figurent invariablement, chaque semaine, la photo d’un ministre. Une gazette officieuse du gouvernement : voici donc ce qu’était le JDD jusqu’à cet été. 

Un mécanisme bien rodé

Toutefois, ce statut d’importance n’a pas protégé la rédaction du journal. Depuis quelques années, le milliardaire breton avait patiemment construit une participation majoritaire dans Lagardère, le groupe de presse propriétaire du Journal du Dimanche. Au début de l’été, il juge le moment venu de dévoiler ses intentions. Le 23 juin, il nomme rédacteur en chef du journal un représentant notoire de l’extrême droite, Geoffroy Lejeune. Celui-ci arrive de Valeurs actuelles, un magazine où il a été impliqué dans d’innombrables affaires. Il a notamment fait l’objet d’une enquête pour incitation à la haine raciale, après avoir appuyé la publication d’un « documentaire-fiction » abject présentant la députée Danielle Obono comme une esclave vendue en Afrique. Il a également publié une couverture antisémite présentant George Soros comme un « le financier mondial » qui « complote contre la France ». Un profil inacceptable pour l’équipe éditoriale mainstream du Journal du Dimanche. Ironie du sort, après avoir obstinément ignoré pendant des mois les grèves contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, 96% des journalistes du JDD votent une grève illimitée, empêchant la parution du journal pendant plusieurs semaines.

Pour Vincent Bolloré, cette prise de contrôle relève de la routine. Au cours des dix dernières années, il a mené de nombreuses acquisitions dans les secteurs des médias et de l’édition, appliquant chaque fois la même stratégie. On sait comment il avait racheté le groupe de télévision Canal + en 2014. L’un de ses principaux actifs était la chaîne d’information en continu de centre-gauche I-Télé. Après avoir racheté le groupe, Vincent Bolloré avait décidé d’en licencier les dirigeants et de nommer ses acolytes, déclenchant une longue grève. Celle-ci s’était conclue quelques semaines plus tard avec le départ de la plupart des journalistes d’I-Télé. Bolloré avait alors embauché une nouvelle équipe et rebaptisé la chaîne CNews, la positionnant délibérément à l’extrême-droite en « Fox News à la française ». Un coup réédité de manière similaire avec la station de radio Europe 1. Il est désormais en pourparlers pour racheter le groupe Hachette, plus grande maison d’édition d’Europe, qui possède un large éventail d’activités, notamment dans le domaine des manuels scolaires.

Un empire bâti sur le colonialisme et les énergies fossiles

Douzième fortune de France avec un patrimoine net de 11,1 milliards d’euros, Vincent Bolloré a longtemps été considéré comme un homme d’affaires moderne. C’est en important des techniques financières sophistiquées des États-Unis qu’il a développé son empire. Adepte du « capitalisme sans capital », il a importé dans le  capitalisme familial français la technique du rachat d’entreprise par effet de levier (LBO, leverage buy out, ndlr) des années 1980, rebaptisée « poulies bretonnes », du nom de sa région d’origine. Son penchant pour l’innovation financière lui vaut alors les surnoms de « Petit Prince du cash-flow » et de « Mozart de la finance » dans la presse économique française. 

Cependant, l’innovation financière ne doit pas masquer l’ancrage traditionnel du milliardaire. Sa fortune s’est essentiellement construite sur des secteurs anciens et en déclin, dans lequel le milliardaire investit à contre-courant de l’histoire. L’entreprise en difficulté qu’il a héritée de son père, OCB, était spécialisée dans le papier à cigarettes. Après l’avoir vendue, il s’est consacré aux actifs post-coloniaux, en particulier les infrastructures portuaires africaines et les plantations, devenant ainsi une figure de la Françafrique. Il possède plus de  200 000 hectares de plantations dans des pays tels que le Cameroun, le Nigeria et la Côte d’Ivoire. Jusqu’à récemment, Bolloré Africa Logistics possédait également des infrastructures portuaires dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Congo. En parallèle, il a également acquis des actifs dans le domaine des énergies fossiles, notamment des dépôts pétroliers en France et en Suisse

Vincent Bolloré incarne parfaitement le capitalisme familial à la française. À l’occasion du bicentenaire de la société Bolloré, il a même posé en costume de velours traditionnel breton devant l’église de son village avec ses fils, affirmant que ces derniers devaient désormais planifier les deux cents prochaines années. Il prône des valeurs ouvertement réactionnaires, multipliant les déclarations d’attachement à une société catholique, patriarcale et autoritaire. 

Après la prise de contrôle du JDD par Vincent Bolloré, de nombreuses voix se sont indignées. Des représentants de la gauche et du centre-droit ont exprimé leur crainte – fondée – que cette série de prises de contrôle de médias par un milliardaire d’extrême droite ne fasse basculer l’équilibre du débat politique français. Un groupe de 400 personnalités, parmi lesquelles des journalistes, des acteurs, des syndicalistes et d’anciens ministres, ont publié une tribune contre la nomination de Geoffroy Lejeune dans le Journal du Dimanche. D’autres tribunes ont également dénoncé la « toute-puissance » de Vincent Bolloré, engagé dans une « croisade pour l’Occident chrétien », croisade qui aurait pour origine le « terreau favorable » constitué par le capitalisme familial conservateur dont il est l’émanation.

La rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme » ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré.

Cependant, une bonne partie de ces critiques manque la signification réelle de ces rachats médiatiques. Elles ont tendance à se concentrer sur les opinions d’extrême droite de Vincent Bolloré, faisant de ces investissements successifs le caprice d’un milliardaire vieillissant, en perte de vitesse et aux opinions réactionnaires. Or, Vincent Bolloré est bien plus que cela. D’abord, il n’est pas un milliardaire des médias. Il représente au contraire deux secteurs puissants du capitalisme français, les secteurs des énergies fossiles et de la Françafrique. Quant à la rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme », elle ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré. La domination raciale est une composante importante des activités du groupe Bolloré en Afrique. La criminalisation des mouvements écologiques et sociaux est nécessaire pour la poursuite de ses activités dans le secteur pétrolier français. Enfin, son empire industriel repose étroitement sur la domination patriarcale depuis ses débuts, transmis qu’il est de père en fils et d’oncle en neveu depuis six générations

Une nouvelle génération de milliardaires de la presse

D’autant que Vincent Bolloré n’est pas seul. D’autres milliardaires issus des secteurs similaires sont également très actifs dans l’achat de médias français. Le Monde, très réputé, a été en partie acheté en 2018 par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a amassé sa fortune dans le secteur des mines de charbon et des centrales électriques. Daniel Kretinsky possède également plusieurs autres journaux, dont Elle, Marianne et Franc-Tireur et est en train de racheter à Vincent Bolloré le deuxième groupe d’édition français, Editis. (Les autorités de la concurrence européennes contraignent en effet Vincent Bolloré à céder Editis pour avoir le droit d’acquérir Hachette.) La compagnie CMA-CGM, géante marseillaise du transport maritime, est l’une des premières actrices de la logistique en Afrique et est en passe d’acquérir une partie des activités logistiques de Vincent Bolloré pour près de 5 milliards d’euros. Dans un parallèle troublant, CMA-CGM vient elle aussi de prendre le contrôle du journal économique La Tribune, après avoir déjà racheté La Provence. Le groupe contrôlé par le milliardaire Rodolphe Saadé prévoit également de lancer un concurrent au Journal du Dimanche dans les prochains mois. Alors que les groupes de presse français étaient historiquement contrôlés par des milliardaires des secteurs du luxe, de la défense et des télécommunications, il semble qu’ils soient de plus en plus rachetés par des milliardaires de la Françafrique et des énergies fossiles. 

Comment comprendre cette évolution ? Tout d’abord, ces secteurs ont connu une croissance extraordinaire au cours des dernières années. Si les combustibles fossiles et les business de la Françafrique sont parfois considérés comme des vestiges du passé, ils restent financièrement lucratifs. En 2022, CMA-CGM a atteint le record historique du plus grand bénéfice jamais réalisé par une entreprise française, avec 23 milliards d’euros de profit en un an seulement. Les activités liées aux énergies fossiles de Daniel Kretinsky sont également florissantes. Entre 2020 et 2022, grâce à la crise énergétique, le chiffre d’affaires de son groupe (EPH) est passé de 8,5 milliards d’euros à 37,1 milliards d’euros, et son bénéfice de 1,2 milliard d’euros à 3,8 milliards d’euros. Le bénéfice du Groupe Bolloré pour 2022 semble plus modeste (3,4 milliards d’euros), mais il constitue également un record pour le groupe et la somme est énorme par rapport à sa capitalisation de 16 milliards d’euros. En d’autres termes, c’est d’abord la montée en puissance financière de ces secteurs qui leur permet d’investir l’espace médiatique et politique.

Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

Deuxième explication, ces secteurs ont aussi d’impérieuses raisons d’intensifier leur lutte politique. Malgré leur succès financier, ils se trouvent confrontés à de nouvelles menaces. Du côté des actifs africains par exemple, l’influence post-coloniale de la France semble aujourd’hui contestée. À la suite des coups d’État, souvent soutenus par la Russie, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée et au Niger, le système politico-économique qui permettait aux milliardaires de la Françafrique d’extraire des richesse du continent est sérieusement remis en question. D’autant que la politique africaine d’Emmanuel Macron s’est quelque peu démarquée de celle de ses prédécesseurs, adoptant une position anti-interventionniste, laissant s’effondrer des régimes amis et autorisant la justice française à enquêter sur des affaires de corruption liées à la Françafrique. Dans ces conditions, qui défendra les ports et les plantations africaines de Vincent Bolloré ? Ou les activités logistiques de CMA-CGM sur le continent ? Du côté des énergies fossiles, la politique d’Emmanuel Macron n’a rien de révolutionnaire, mais elle s’est tout de même alignée sur les proposition de la Commission européenne visant à interdire les voitures ayant un moteur à combustion d’ici 2035, les objectifs relativement ambitieux de « zéro émissions nettes » et la diminution des exonérations fiscales aux énergies fossiles. Là encore, qui défendra les dépôts de carburant de Vincent Bolloré et les centrales à charbon de Daniel Kretinsky ? Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont ici réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

L’ambiguïté d’Emmanuel Macron

L’aspect le plus curieux de cette histoire reste la position ambiguë d’Emmanuel Macron. Après le début de la grève au journal, Emmanuel Macron s’est bien gardé de critiquer Vincent Bolloré. La Première ministre Elisabeth Borne a ainsi expliqué qu’il s’agissait d’une question « délicate » et que le gouvernement « n’avait pas à s’immiscer dans la gestion des médias ». Rompant les rangs, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a malgré tout déclaré quelques jours plus tard qu’il était « inquiet » au sujet du rachat, étant donné comment Vincent Bolloré avait transformé les autres médias qu’il avait rachetés en médias « d’extrême droite ». Dans les jours suivant l’interview de Pap Ndiaye, les chaînes d’information de Vincent Bolloré se sont déchaînées contre lui, dénonçant sans rougir une tentative de limiter la liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement gouvernemental, Pap Ndiaye est limogé et affecté à un obscur poste d’ambassadeur auprès du Conseil de l’Europe.

D’autres détails étonnent. Après quarante jours de mobilisation, les journalistes du Journal du Dimanche ont fini par abandonner la grève. Le dimanche suivant, un nouveau numéro du JDD est publié. Dans la grande tradition des casseurs de grève d’extrême droite, il avait été rédigé en secret par une autre équipe de journalistes recrutés chez CNews, Minute et Valeurs actuelles. À la surprise générale, le numéro comprend une interview d’une ministre de Macron : la secrétaire d’État à la ville, Sabrina Agresti-Roubache. Critiquée pour avoir semblé approuver la prise de contrôle par Vincent Bolloré, celle-ci se défend en expliquant qu’elle avait accordé l’interview à la nouvelle équipe du Journal du Dimanche pour défendre « Charlie Hebdo » et la « liberté d’expression », sous-entendant bizarrement que les journalistes auraient entravé la liberté de la presse par leur grève.

L’ambivalence d’Emmanuel Macron à l’égard du milliardaire d’extrême droite est-elle si surprenante ? Après tout, les médias contrôlés par des milliardaires ont joué un rôle important dans ses campagnes électorales de 2017 et de 2022. Malgré les récentes manœuvres hostiles de Vincent Bolloré, le contrôle des grands médias par des milliardaires est l’une des clés de voûte des néolibéraux représentés par Emmanuel Macron. En outre, depuis qu’il a perdu sa majorité parlementaire en 2022, le Président de la République cultive une ambiguïté stratégique à l’égard de l’extrême droite, condamnant et adoptant alternativement ses idées en fonction des humeurs des instituts de sondage. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure ces empires capitalistes et le centre-droit macroniste finiront par coopérer ou s’opposer. Ce que l’on sait déjà, c’est l’objectif que ces capitalistes poursuivent : un glissement vers l’extrême droite de la politique française. Qu’il s’agisse de Marine Le Pen ou d’un Emmanuel Macron 2.0, version Viktor Orbán, peu importe. Ils veulent protéger leurs intérêts économiques et ils ont les moyens de le faire.

NDLR : Face à la concentration croissante des médias entre les mains de milliardaires, Le Vent Se lève a réuni l’an dernier plusieurs journalistes spécialistes du sujet pour évoquer des pistes de solution face au pouvoir de l’argent sur la presse. Une conférence à retrouver ci-dessous :

Haïti : le choix de l’aveuglement

© Marielisa Vargas pour LVSL

Alors que l’île continue sa descente aux enfers, plongée dans la violence des gangs, la France détonne par son silence. Aggravant leur responsabilité dans la crise actuelle, Paris et ses alliés maintiennent leur soutien à un gouvernement illégitime décrié par tout un peuple. Contre un fatalisme au service des puissants, retour sur la crise et ses complicités. Par Frédéric Thomas1.

Chape de plomb

Pour les Haïtiens, pour ceux qui s’intéressent à Haïti, le silence des politiques et médias occidentaux ne cesse de surprendre a priori. Ne voient-ils donc rien ? Certes, le monde – de la Birmanie au Yémen – est secoué de crises « oubliées » et la guerre en Ukraine monopolise une grande part de l’attention médiatique européenne. De loin en loin, des alertes humanitaires et des dépêches catastrophiques remettent brièvement le pays caribéen à l’agenda. Mais, plutôt qu’encourager une prise de parole, elles confortent le mutisme, en le doublant d’une bonne dose de désespoir, voire de fatalité. N’y aurait-il rien à dire et à faire sinon regarder, impuissant, le spectacle d’un pays qui s’effondre ?

Au vu de ses liens historiques, le silence de la France interroge tout particulièrement. D’autant plus au regard de l’attention relativement plus marquée du principal quotidien francophone belge, Le Soir, aux événements que traverse l’ancienne perle des Caraïbes. On serait, en effet, en peine, au cours de ces trois dernières années, de trouver dans les principaux journaux français, de Libération au Figaro, en passant par Le Monde et La Croix, des analyses de la situation haïtienne. On s’en tient aux sporadiques communiqués des agences de presse, aux témoignages de l’antenne locale de MSF et à une information policée qui n’interroge jamais la responsabilité internationale, en général, et française, en particulier, dans la crise actuelle.

En France, c’est du côté de la radio, principalement RFI et France Culture, qu’il faut se tourner pour avoir une information de qualité sur ce qu’il se passe en Haïti. Et l’électrochoc qu’a constitué l’enquête du New York Times sur la rançon que Haïti a dû payer à la France à partir de 1825 démontre que les quotidiens français réagissent non pas à la crise haïtienne, mais à l’écho d’un journal prestigieux2. Pourquoi ce silence, sinon cette indifférence ? Pourquoi la France si prompte à intervenir – au moins en parole – sur la scène internationale est-elle passive et inaudible dans ce cas-ci ?

La descente aux enfers

Les raisons de parler, de dénoncer, de se mobiliser sont pourtant plus impératives que jamais. Faisons un bref tour d’horizon de la situation actuelle. Au niveau sécuritaire d’abord. Selon l’ONU, le pays est confronté à une violence liée aux gangs, inédite depuis des décennies3. Plus de 200 bandes armées ont été dénombrées. Elles opèrent, dans leur grande majorité, dans le département de l’Ouest, où se situe la capitale, Port-au-Prince, mais tendent, ces derniers mois, à s’implanter dans d’autres villes et régions. Les chiffres les plus optimistes estiment que 60% de la capitale est entre leurs mains, mais selon certaines organisations haïtiennes de droits humains, c’est la totalité de Port-au-Prince qui est maintenant, directement ou non, sous leur contrôle4.

Au cours de ces quatre dernières années, plus de 161 000 personnes ont été déplacées de force, du fait de la terreur des gangs ; une terreur qui cible davantage et prioritairement les femmes, en faisant du viol une arme de cette guerre qui ne dit pas son nom. Toujours selon l’ONU, il y aurait eu 2 183 homicides en 2022 ; 35% de plus qu’en 2021. Quant aux enlèvements, ils auraient plus que doublé par rapport à 2021 selon les chiffres officiels. Mais la majorité des kidnappings ne sont pas rapportés à la police et le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) avance une moyenne de dix personnes enlevées chaque jour en Haïti5.

Les principaux axes stratégiques de la capitale sont occupés par les bandes armées. Ainsi, la route nationale 2 est bloquée depuis juin 2021, coupant les départements du Sud du reste du pays. Les déplacements au sein et pour sortir de Port-au-Prince – dangereux, limités et qui font l’objet de stratégies revues quotidiennement –, mettent à mal l’économie du pays et hypothèquent tout progrès. Sans compter le stress et la peur…

La situation sociale et économique ? Plus de 60% de la population vit sous le seuil de pauvreté, près de la moitié des Haïtiens est en situation d’insécurité alimentaire, alors que l’inflation est de 47% et que le prix des aliments de base a augmenté de plus de 63%6. Nombre d’écoles restent fermées, les hôpitaux et centres de santé fonctionnent mal et irrégulièrement, confrontés souvent à des coupures d’électricité. Le choléra, qui est réapparu, est actuellement présent sur tout le territoire national.

Quant à la justice, les tribunaux ne fonctionnent quasiment pas et le palais de justice est contrôlé par des gangs armés depuis juin 2022. Toutes les enquêtes sont au point mort. L’impunité est totale ; que ce soit pour les affaires de corruption ou de violence, y compris pour la vingtaine de massacres commis au cours de ces quatre dernières années.

La situation politique ? Depuis janvier 2023, il n’y a plus aucun élu en Haïti à quelque niveau de pouvoir que ce soit. La population n’attend rien du gouvernement en place d’Ariel Henry, arrivé au pouvoir au lendemain de l’assassinat du président Jovenel Moïse, le 7 juillet 2021, et qui est perçu comme « la chose » de la communauté internationale7. Il est d’autant plus impopulaire qu’il ne peut se prévaloir d’aucune avancée sur le plan sécuritaire, social ou politique, et ne répond qu’aux injonctions de Washington ; pas aux demandes pressantes de la population.

Silence et complicité

On s’en tient le plus souvent à cette vision impressionniste. À cette sidération qui interdit de s’interroger sur les causes et les responsables, sur l’histoire et les enjeux. Et la communauté internationale de renouer avec ses vieux réflexes d’ingérence. Encore une fois frappé par le malheur, Haïti, ce pays maudit, ne s’en sortirait pas sans l’intervention d’une force extérieure ; intervention d’ailleurs demandée par le gouvernement haïtien en octobre dernier.

Avec quelle légitimité ? Les interventions internationales passées n’ont rien réglé ; affaiblissant davantage les institutions publiques, accroissant la dépendance du pays, consolidant les inégalités et l’oligarchie en place. De plus, les principaux acteurs internationaux participent de l’impasse actuelle, en soutenant, à l’encontre de la population haïtienne, un gouvernement non élu et en bloquant l’alternative d’une « transition de rupture » mise sur la table depuis plus de dix-huit mois par l’Accord de Montana, large convergence de syndicats, organisations paysannes, mouvements de femmes, ONG, églises, etc8.

Le Canada multiplie les sanctions – dont le principe a été voté au Conseil de sécurité des Nations unies – envers les hommes d’affaires et politiques – dont l’ancien président Michel Martelly (2011-2016) et deux anciens ministres d’Ariel Henry – pour leurs liens avec les bandes armées. Mais sans changer ni d’interlocuteur – le gouvernement en place –, ni de politique. De leur côté, les États-Unis ont retiré le visa à quelques personnalités haïtiennes. La France et l’Europe, elles, restent impassibles. Mais tous de continuer à soutenir le gouvernement actuel et à appeler à la tenue d’élections au plus vite, en rejetant toute idée de transition et de rupture.

La France ne veut pas voir

Les Haïtiens souffrent d’un double défaut qui freine toute couverture médiatique : ils sont loin et ils contredisent le narratif dominant de la bonne conscience occidentale protectrice universelle des droits et libertés.

Si la crise actuelle a ses racines dans l’histoire coloniale et néocoloniale, elle revêt cependant un caractère exceptionnel dont on peut circonscrire avec précision les seuils récents : les gouvernements de Martelly (2011-2016) et de son poulain Jovenel Moïse (2017-2021) qui ont débridé la privatisation et la corruption ; la répression du soulèvement populaire de 2018-2019 ; le refus de Jovenel Moïse de quitter le pouvoir, en février 2021, et son assassinat, cinq mois plus tard ; le pourrissement de la situation sous Ariel Henry. Et, tout au long de ces années, au nom de la « stabilité », le soutien sans faille de Washington et de ses alliés – dont la France – au gouvernement en place.

En 2018 et 2019, la population s’est soulevée pour en finir avec l’impunité, la pauvreté et les inégalités ; pour un véritable changement. Les bandes armées ont servi à réprimer les manifestations, et ont vu leur pouvoir s’accroître à la faveur de cette répression et de la capture accélérée de l’État par l’oligarchie9. Les homicides se sont généralisés, les enlèvements ont été multipliés par vingt-sept, la terreur s’est installée. À la date du 15 mars, on dénombrait déjà 531 assassinats, 300 blessés et 277 enlèvements pour l’année 202310.

Les autorités françaises détournent le regard de la situation haïtienne car elles refusent de reconnaître leur responsabilité dans la crise actuelle. Changer d’orientation reviendrait pour elles à prendre la mesure de cet échec, faire leur mea culpa, écouter les Haïtiens, avoir la volonté et le courage de changer de politique, en se confrontant aux États-Unis qui maintiennent Haïti sous leur joug. Las, les journaux et le gouvernement français regardent ailleurs, entretiennent l’amnésie, prélude à l’amnistie.

Par lâcheté, la France s’entête à évoquer d’hypothétiques élections auxquelles personne ne croit et qui, de toute façon, sont impossibles dans les conditions actuelles. Quoi de plus facile que de s’en tenir au cliché autrement plus confortable d’un pays ingouvernable ou maudit, de Nègres incapables, et de la France, pays des droits de l’Homme, qui a tout fait – sans succès – pour Haïti.

Notes :

1 Docteur en sciences politiques, chargé d’étude au CETRI – Centre tricontinental (www.cetri.be).

2 Série d’articles regroupés sous le titre de « La rançon » et publiés en ligne, le 20 mai 2022, New York Times, https://www.nytimes.com/fr/2022/05/20/world/haiti-france-dette-reparations.html?action=click&module=RelatedLinks&pgtype=Article.

3 Sauf indications contraires, les informations proviennent du Bureau intégré des Nations unies en Haïti (BINUH), Rapport du Secrétaire général, 17 janvier 2023, https://binuh.unmissions.org/sites/default/files/rapport_du_sg_de_lonu_sur_binuh_-_17_janvier_2023.pdf.

4 « Haïti : ‘Les gangs contrôlent désormais 100% de la capitale’ », RFI, 6 mars 2023. Entretien avec Marie Rosy Auguste Ducéna, du RNDDH, du Réseau National de Défense des Droits Humains, https://www.rfi.fr/fr/podcasts/journal-d-ha%C3%AFti-et-des-am%C3%A9riques/20230306-ha%C3%AFti-les-gangs-contr%C3%B4lent-d%C3%A9sormais-100-de-la-capitale.

5 « Respect des droits humains en Haïti : le RNDDH dresse un état des lieux préoccupant », Rezo Nodwes, 3 mars 2023, https://rezonodwes.com/?p=305575.

6 BINUH, Ibidem.

7 Frédéric Thomas, « Haïti, État des gangs dans un pays sans État », LVSL, 6 juillet 2022, https://lvsl.fr/haiti-etat-des-gangs-dans-un-pays-sans-etat/.

8 Commission pour la recherche d’une solution haïtienne à la crise, https://crshc.ht/.

9 Sur ce phénomène de capture, lire « ‘C’est le chaos, le chaos généralisé, mais c’est un chaos qui a été construit’ ». Entretien avec Fritz Jean, élu président de la République à titre provisoire par les membres de l’Accord de Montana », Frédéric Thomas, Haïti : crise, transition et rupture, Cetri, mars 2023, https://www.cetri.be/Haiti-crise-transition-et-rupture.

10 « More Than 530 Killed In Haiti Gang Violence This Year: UN », AFP, 21 mars 2023, https://www.barrons.com/news/more-than-530-killed-in-haiti-gang-violence-this-year-un-e870c005.

Flore Vasseur : « Nous subissons aujourd’hui cette vanité de l’Homme »

Bigger than us, premier film de Flore Vasseur. © Elzévir Films

Le parcours de Flore Vasseur est atypique : à l’issue de brillantes études, âgée de 25 ans, elle créée une agence de marketing à New York et vit une véritable success story. Mais après quelques années au sein de milieux d’affaires dont elle dit aujourd’hui avoir été « programmée » pour y travailler, elle vit d’une intense proximité l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre 2001. Suite à ces chocs, elle décide de changer la trajectoire de sa vie. « J’ai remercié mes employés et mes clients, j’ai fermé ma boîte et je me suis mis en tête de comprendre d’où venaient les bombes » explique-t-elle. Elle se met alors à écrire et à enquêter autour d’une question qui ne cessera de la tourmenter : « Qui nous gouverne ? ». Elle publie plusieurs ouvrages (Une fille dans la ville – 2006, Comment j’ai liquidé le siècle – 2011, En bande organisée – 2013, Ce qu’il reste de nos rêves – 2019), fonde Big Mother Productions, son studio de production aux contenus à impact, et produit son premier film Bigger Than Us, qui relate de la vie de jeunes activistes. Entretien édité et réalisé par Julien Chevalier.

LVSL – En 2001, vous décidez d’abandonner votre statut de business woman pour devenir journaliste puis écrivaine et enfin réalisatrice de documentaires et films engagés. En quoi votre précédente situation au sein de milieux d’affaires vous a-t-elle aidé à comprendre le monde ? Comment l’exprimez-vous à travers vos œuvres ?

Flore Vasseur – Je crois que j’ai eu la chance d’apercevoir le cœur du réacteur, c’est-à-dire le monde des affaires. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut l’approcher. On se gargarise de choses compliquées mais c’est pourtant simple à comprendre : tout ce qui nous arrive est dû à un système économique qui ne tient que parce qu’il crée des dysfonctionnements et des injustices. Un seul exemple : de nos jours, environ 30% de notre PIB est lié à du déchet et du gaspillage. 30% de ce que l’on appelle création de richesse ou progrès ! Ce n’est que de l’illusion. Tant que vous n’avez pas vu ça, tant que vous n’avez pas compris que le système profite des dysfonctionnements qu’il engendre, vous ne voyez pas le nœud du problème. Vous ne faites que le subir.

Flore Vasseur © Hannah Assouline

À titre personnel, j’ai eu la chance de voir cette clé d’explication très tôt. Ensuite, je me suis demandé pourquoi tout le monde faisait comme si l’ordre établi ne pouvait être changé. Le système était-il fou ? Ou alors est-ce moi ? Et je me suis intéressé à quelque chose d’autre qui est lié, que les Américains appellent le too big to fail (trop gros pour faire faillite). C’est cette idée d’aléa moral très présente parmi les élites, les « gagnants du système », la conviction de s’en sortir mieux que les autres et de penser pouvoir échapper à la tragédie. En somme, on a beau tout abîmer, on ne tombera jamais, on ne sera jamais puni… Ce too big to fail est intervenu au moment de la crise des subprimes de 2007-2008, lorsque l’on s’est rendu compte que les banques allaient être sauvées par l’État, quel que soient les erreurs produites, parce qu’il fallait sauver le système.

« Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements. »

On le voit à l’œuvre avec le dérèglement du climat, dans le milieu politique ou des affaires notamment. C’est comme une idée de supériorité, l’idée que l’on s’en sortira mieux que les autres, qu’on est intouchable. Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements où l’on s’arrange avec la réalité et à la fin, c’est une catastrophe. Selon moi, l’opposition entre confort et humanité est centrale. Notre confort matériel n’est possible qu’au détriment de la destruction du vivant, ou de l’humanité. Il l’a toujours été. C’est juste extrêmement visible aujourd’hui. 

LVSL Dans une interview précédente, vous déclariez : « Aujourd’hui ce qui est plus grand que nous, c’est que la plupart des gens considèrent que le confort est plus important que l’humanité. » Selon vous, comment le plus grand nombre peut-il sortir de son individualisme ?

FV – C’est une question de déprogrammation. Tout est fait aujourd’hui pour que nous soyons convaincus que l’individualisme est la seule façon de s’en sortir. La société est organisée autour de cette doctrine : vous êtes à l’école, vous avez des notes, il faut être meilleur que les autres ; vous êtes dans une entreprise, il faut être meilleur que ses « collaborateurs », etc. Cet instinct de compétition, de comparaison permanente, de distanciation à l’autre, est profondément ancré dans notre société. À ce jeu-là, certains pensent avoir tous les droits.

Peut-être cette idée s’ancre-t-elle au XVIIème à partir du moment où Descartes formula que l’Homme est supérieur et séparé de la nature. Lorsque l’Homme a commencé à mettre de la distance avec la nature, il a commencé à faire tout ce qu’il voulait, notamment à s’accaparer les ressources.

Le système capitaliste n’est pas nécessairement le problème des maux de ce monde. Il s’agit plutôt de la valeur qu’il sous-tend : cette histoire de séparation. Alors que c’est exactement l’inverse : nous sommes profondément interdépendants. Tout ce qui nous arrive est éminemment lié, tout ce qui vous arrive m’impacte. Et cette interdépendance s’est particulièrement manifestée lors de la crise sanitaire : de personne en personne, le virus se transmettait. Aucun de nous ne pouvait y échapper. 

Dès lors, quand allons-nous arrêter de croire en cette croyance d’impunité, à cette idée que nous allons mieux nous en sortir que les autres ? C’est évidemment impossible car nous sommes tous liés : si la nature va mal, nous allons mal. On a beau se protéger avec diverses illusions, dont la consommation et le statut social, mais ce sont simplement des constructions intellectuelles. Pas la réalité. À nouveau, la crise sanitaire nous a éclairé sur ce point. Tant que nous n’aurons pas « acté » cette interdépendance de tout et en tout, la leçon reviendra.

LVSL – À partir de l’idée de rationalité, le cartésianisme représente peut-être aussi le début de la gouvernance par les nombres – que nous subissons particulièrement aujourd’hui -, où les statistiques cherchent à tout démontrer, où les sondages et les indicateurs orientent nos opinions, où l’on tente de tout quantifier y compris ce qui n’est pas quantifiable… À travers cette période, ne faut-il donc pas percevoir aussi le début de la séparation entre l’Homme et la spiritualité ?

FV – Absolument. Il y a cette idée de maîtrise et d’ultra-rationalité qui s’impose au nom de cette logique de domination. L’idée que nous allons maîtriser la nature, maîtriser les peuples, maîtriser les femmes, maîtriser le temps. La technologie et les logiciels d’analyse prédictive fonctionnent autour de cette folie. Nous n’avons jamais eu autant d’ingénieurs, jamais autant de diplômés, autant d’intelligence, et pourtant nous n’avons jamais été aussi « plantés ». 

« Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. »

Pourquoi ? Car il y a effectivement cette prétention de domination, où l’Homme pense pouvoir mettre la main sur la nature. Nous subissons aujourd’hui cette ultra-prétention, cette vanité de l’Homme. Pourtant, tout nous appelle à l’humilité et à une forme d’élévation. Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. Et ce n’est pas nécessairement un repli mais un ré-ancrage, un réalignement.

LVSL – « Ne pas faire l’histoire mais la permettre » est le titre de votre présentation sur le média TedTalks. Étant donné que vous situez l’élément déclencheur du début de votre « grande introspection » au 11 septembre 2001, date des attentats terroristes de New-York, pensez-vous – à travers votre parcours – que le changement de l’ordre établi nécessite une « rupture » ?

FV – Oui, je le pense. Mais elle ne doit pas forcément être aussi dramatique que celle-ci… Pour perdurer, le système a besoin de nous séparer les uns des autres. Cela est sous-tendu par un système de valeurs, de « programmation », dont l’individualisme, les chiffres et la performance. Tant qu’il n’y a pas d’accident, de rupture, rien ne nous fera sortir de cette trajectoire. Car toute la société est organisée autour de cela.

Flore Vasseur

Dans mon cas, c’était un événement exogène – le vécu des attentats du 11 septembre – mais la vie est maillée de drames. Et c’est comme si elle venait nous présenter continuellement des occasions de sortir de cette trajectoire posée par d’autres. C’est comme si ces drames étaient aussi des occasions pour nous demander si nous sommes au bon endroit, si la vie que nous menons est celle que nous avons envie de mener, si nous savons réellement qui nous sommes. À chaque drame, la vie demande : qui as-tu envie d’être ?

Aujourd’hui, nous vivons un immense drame, abyssal. Nous disposons de tous les chiffres, de toutes les datas, de toutes les images… mais la plupart du temps, nous luttons pour faire comme si de rien n’était. Car cela impliquerait de reconnaître que nous nous sommes trompés, puis de sortir de l’illusion, de la programmation. S’effondrer et accepter qu’il n’y a pas de feuille de route. Mais depuis des siècles on nous rabâche que nous sommes « au-dessus » de toutes les espèces et des lois. Comme si collectivement, nous n’étions pas prêts à cette humilité. Cette sublime occasion de se demander enfin : qui avons-nous envie d’être comme personne, comme espèce ?

La rupture dont vous parlez n’est pas forcément le chaos social ou politique. Cela peut être une maladie, un deuil, une rupture amoureuse… Ces drames sont là pour nous rappeler est-ce que nous avons été justes, sincères ? Où est-ce que nous avons triché ? Je pense qu’en ce moment on nous demande d’être sincèrement nous. Mais cela est ô combien compliqué car dans nos familles, dans nos cercles, en entreprise, nous jouons continuellement des rôles, nous sommes dans des pièces de théâtre. 

Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas envie de jouer ? Quand nous avons envie de parler de notre colère, de notre tristesse, de nos émotions, de qui nous sommes réellement ? Malheureusement, ce sont des choses que l’on ne s’autorise que très rarement car c’est très compliqué pour – ce que l’on estime être – notre « sécurité. »

LVSL – Selon vous, où se situe la place du politique de nos jours ? Si l’on entend ce terme comme action collective visant le bien commun.

FV – Elle se situe très loin de toute logique électoraliste. Selon moi, les grands hommes et femmes politiques de notre temps, ce sont les protagonistes comme ceux présents dans Bigger Than Us. Ce sont des hommes et femmes qui, sans aucune attente de récompense, s’engagent. Ils font quelque chose pour sauver la vie, un peu de dignité. Ça, c’est de la très grande action politique.

La politique concerne les affaires de la cité : quelle est ta cité ? Quelles sont les affaires ? Qui va mal ? Qu’est-ce que tu fais pour les autres ? Je crois qu’il y a vraiment cette idée d’action plus forte que soi. Au-delà de soi.

Aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’impression que la politique politicienne est condamnée par les questions d’égos, de statut, d’intérêt électoraliste. Ce ne sont que des programmations auxquelles ont fait mine de croire ! Tout est fait pour que chaque politicien – y compris celui qui a la perspective de l’intérêt général en tête – doive y renoncer et mordre sur ses idéaux pour arriver à ses fins. Je reviens ici à mon propos initial : les accommodements dont je parlais. Je pense que personne n’entre en politique pour faire du clientélisme, mais je pense que la pratique même corrompt. Ce que j’ai essayé de montrer dans Bigger Than Us, c’est comment, chacun, à notre petit niveau, nous faisons de la politique, au sens nous essayons d’aider à s’éduquer, à s’élever, changer les valeurs, montrer d’autres idéaux, d’autres possible.

LVSL – Où vous situez vous vis-à-vis de l’offre politique actuelle ? 

FV – Absolument nul part. Si les gens ont besoin de moi, je parle à tout le monde, je n’ai pas de chapelle, pas de candidat. Je regarde ça avec beaucoup d’empathie pour ceux qui essayent d’y aller, mais cela ne m’intéresse pas. Je fais même dos à cela.

À titre personnel, j’essaye de me rendre constamment utile à travers mon action auprès de la jeunesse. J’essaye de lui faire comprendre comment elle peut jouer un rôle, comment elle peut y croire, puis je tente de la convaincre, et de lui montrer des pistes pour qu’elle y aille. C’est-à-dire qu’elle ait envie d’embrasser la vie.

LVSL – À travers votre parcours, comment réussir à transmettre votre prise de conscience aux jeunes générations ?

FV – J’essaye de produire des œuvres qui me survivent. Mes livres, mes films, mes articles, sont des petites pierres, des bouteilles à la mer. Je ne suis pas responsable de la réaction des gens. Je suis responsable de ce que j’écris, de ce que je produis, de ce que je donne. J’essaye de le faire le plus dignement et de la façon la plus intègre possible. Est-ce que j’ai toujours raison ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, j’essaie d’ouvrir des possibles. 

Bigger Than Us permet de présenter des rôles modèles qui soient aspirationnels. Car la question est : quel adulte avez-vous envie d’être ? Est-ce que vous avez envie de suivre les modèles avec lesquels nous avons grandi, à savoir disposer d’un certain statut, d’un patrimoine, d’un « bon job » ? Est-ce que c’est ça que vous allez suivre ? Ou bien, vous allez-vous dire : non moi ça ne me parle pas j’ai envie d’être quelqu’un qui compte pour les autres car j’ai envie d’aider, d’être utile, de jouer un rôle ? J’essaye ainsi d’agir sur vos aspirations profondes, sur votre rapport à la vie, à ce monde ci. 

Dans cette période, étonnamment, je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été car j’ai l’impression – ne serait-ce qu’un tout petit peu – d’être utile. C’est ce que je tente de communiquer, de transmettre : ce rapport à la vie, à son temps, est extrêmement riche. Certes; il y a de la précarité – mais de toute façon elle est partout -, mais il y a aussi beaucoup de travail, mais surtout des cadeaux, beaucoup de joie, des liens invisibles, des révélations, le plaisir de créer, d’ouvrir des brèches, d’explorer. Je pense qu’aujourd’hui on nous demande profondément d’être vivants. Sinon, vous pouvez complètement débrancher, et rester « au chaud » dans l’univers de la consommation, de la pièce de théâtre et des morts vivants.

Quand la « guerre culturelle » profite aux médias conservateurs

À gauche comme à droite, c’est un « journalisme de guerres culturelles » qui prédomine aux États-Unis depuis l’ère Trump. Sans surprise, les thèmes qui ont conduit ce dernier au pouvoir (la défense d’une Amérique pluriséculaire contre une élite féministe, écologiste et antiraciste) sont prégnants dans les médias pro-républicains. Les médias pro-démocrates répliquent par une surenchère identitaire qui s’adresse à la bourgeoisie diplômée et progressiste du New York Times, ainsi qu’aux diverses « communautés » qu’ils cherchent à représenter. Ils sont cependant en perte de vitesse. Des audiences record de Breitbart News et de Fox News au changement à la tête de CNN (rachetée par un milliardaire proche des Républicains), c’est une droitisation du paysage médiatique américain qui est en cours.

La polarisation des médias américains autour des questions culturelles et « sociétales » découle d’une mutation dans leur structure de financement. Longtemps, la nécessité d’attirer les publicitaires garantissait une ligne éditoriale consensuelle, adressée à un large public, affichant des objectifs de neutralité et d’objectivité. Ce « consensus sédatif », analysent Serge Halimi et Pierre Rimbert, a évolué vers un « dissensus lucratif ».

En effet, ce sont aujourd’hui les réseaux sociaux qui captent l’essentiel de la publicité au détriment des médias. Pour s’adapter à cet état de fait, ceux-ci se tournent vers une audience bien plus ciblée, cherchant à la fidéliser par un contenu spécifiquement produit pour elle – afin de percevoir des abonnements ou s’assurer un audimat élevé. Un changement qui favorise les lignes éditoriales radicales sur les questions culturelles. Ainsi, notent Halimi et Rimbert, les médias « s’emploient à séduire des “communautés qui reçoivent sur les réseaux sociaux les liens d’articles isolés, détachés du reste de l’édition du jour, mais correspondant étroitement à leurs attentes. Sur chacun des sujets qui les mobilisent, ces petits groupes accueilleront tout faux pas par une tempête de tweets indignés ».

C’est ainsi que les fractures culturelles révélées par l’élection de Donald Trump ont été accrues par les médias américains. Lectorat démocrate et spectateurs républicains ont eu accès une information de plus en plus compartimentée et sectorisée. Jusqu’à cohabiter avec deux visions du monde parallèles : les uns persuadés que Donald Trump était un agent de Moscou, les autres qu’il constituait un rempart via la submersion migratoire et la dérive progressiste (woke, dit-on aujourd’hui) qui menacerait les États-Unis.

À cette « guerre culturelle » dans laquelle les médias démocrates se sont engouffrés avec joie – trop heureux de ne pas à avoir à évoquer les questions économiques et sociales -, c’est la droite qui semble ressortir grande gagnante.

Brutalisation de la vie partisane

L’existence d’un consensus bipartisan sur les questions les plus structurantes – économie, finance, géopolitique – n’empêche pas une brutalité croissante de la vie politique américaine. Bien au contraire.

Le 28 octobre 2022, Paul Pelosi a été sauvagement attaqué par un inconnu à coups de marteau dans sa résidence de San Francisco en Californie. Le mari de Nancy Pelosi, présidente de la Chambre des représentants des États-Unis, fut attaqué au marteau par un militant d’extrême-droite canadien, David DePape. « Où est Nancy ? » fut le cri de l’agresseur. Arrêté par la police californienne, il était l’auteur d’un blog où il postait plusieurs dizaines de fois par mois des caricatures antisémites, complotistes, reprenant le tristement célèbre « 9/11 was an inside job ».

Âgée de près de 82 ans, Nancy Pelosi est devenue présidente de la chambre des représentants pour la première fois en 2006. En d’autres temps, l’agression du mari de cette élue de premier plan aurait provoqué une vague transpartisane de soutiens. En 2017, plusieurs élus Républicains avaient été visés par un militant démocrate qui leur avait tiré dessus. Steve Scalise, coordinateur du groupe républicain à la Chambre des représentants, avait été gravement touché. Les élus démocrates avaient réagi en dénonçant l’attaque et en affirmant leur soutien aux victimes.

Cinq ans plus tard, la réaction des Républicains est tout autre. Les condamnations de certains élus ont été inaudibles. Donald Trump Jr a tweeté une photo de marteau accompagné d’un caleçon, référence à la tenue de Paul Pelosi lors de l’attaque, et la mention « J’ai mon costume d’Halloween de Paul Pelosi ! ». Ted Cruz, ancien candidat aux primaires des Républicains, a condamné l’attentat puis déclaré que « personne ne sait vraiment ce qu’il s’est passé », surfant sur la théorie du complot selon laquelle les Pelosi connaitraient l’agresseur. Interrogé sur le sujet lors d’une émission de radio, l’ex-président Trump déclarait qu’il y avait « vraiment des choses bizarres dans cette famille. […] Toute cette affaire est étrange. » avant de conclure sur le fait que, selon lui, « la vitre était brisée de l’intérieur et que les policiers étaient là pratiquement depuis le début ».

Ce changement de réaction face à un drame politique est l’effet de plusieurs années de diabolisation des élites démocrates. Hillary Clinton, Nancy Pelosi mais également Joe Biden ont été l’objet d’attaques verbales de plus en plus violentes depuis le début du « moment Trump ». Attaques relayées et permises par un écosystème médiatique américain en pleine droitisation…

Breitbart : une poussée fulgurante, des marges médiatiques au mainstream

Tout commence dans les années 2000. Steve Bannon, fort de ses contacts dans le monde de la finance après son passage à Goldman Sachs, produit une vingtaine de films avant de faire la rencontre d’Andrew Breitbart, journaliste, lors du tournage d’un documentaire pro-Reagan. Breitbart veut alors créer un média alternatif. Robert Mercer, milliardaire qui a fait fortune dans l’intelligence artificielle est devenu rapidement le soutien financier de Steve Bannon. Grâce à son aide, le média passe d’un agrégateur d’articles à un site internet professionnel, le propulsant, en termes d’audience, sur la scène médiatique.

L’attaque du Capitole et le rôle de Trump ont provoqué de vives dissensions, y compris au sein de l’écosystème Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne se tourne également vers de nouveaux poulains…

La mort d’Andrew Breitbart en 2012 profite à Steve Bannon. Celui-ci devient directeur du média. Il l’oriente vers une autre ligne éditoriale, délaissant la volonté d’indépendance pour en faire un outil d’influence politique. Depuis 2012, Breitbart porte l’étendard de l’alt-right (le terme arrivera toutefois dans le débat public plus tard), la droite populiste et nativiste américaine.

À l’origine, il s’agissait d’un média d’opinion parmi d’autres, conçu dans une optique de bataille culturelle. La stratégie commerciale agressive de Breitbart lui a permis de conquérir un public grandissant. Titres racoleurs, republication de contenus viraux provenant de médias similaires mais moins structurés, exclusivités d’un candidat soutenu par la direction du média : tout était bon pour accroître l’audience et fidéliser une communauté. Breitbart a tout d’abord soutenu Ted Cruz début de 2015 avant de pivoter vers un certain Donald Trump…

Breitbart a été, pendant la dernière partie de la campagne présidentielle américaine de 2016, le média le plus influent du camp ultra-conservateur, ayant calqué sa ligne éditoriale sur la campagne de Trump. Quelques mois après sa victoire, les audiences du site ne sont plus aussi bonnes. Breitbart s’était positionné solidement en tant que n° 2 derrière Fox News pendant assez longtemps, mais le média a désormais perdu beaucoup de son influence au profit de cette dernière. En effet, les interventions de Trump sur la chaine câblée ont attiré les électeurs républicains. Ainsi, sa marginalisation est le fruit de son succès : ses thèses extrémistes n’étaient plus cantonnées à quelques médias d’extrême-droite, mais devenaient mainstream

Trump : chef de file de cette nouvelle galaxie ?

La fondation de Fox News remonte quant à elle à 1996. On y trouve le magnat des médias Robert Murdoch et Roger Ailes, ancien consultant du Parti Républicain. Ayant travaillé pour Reagan, Nixon et George H.W. Bush, Ailes donna à la chaîne sa ligne politique directrice : la défense du Parti Républicain et du conservatisme. C’est en 2016 qu’Ailes laissa sa place à Bill Shine. Celui-ci reprit la ligne populiste de droite de Breitbart, et donna une audience croissante à Donald Trump.

Son positionnement politique fut cohérent avec la suite de sa carrière, puisqu’il quitta la chaîne en 2018 pour rejoindre la Maison Blanche en tant que directeur de la communication. Il ne s’agi pas d’un cas isolé : de nombreux liens ont existé entre la Maison-Blanche et les médias de droite sous l’ère Trump. Comme le note Sébastien Mort, universitaire et spécialiste des médias conservateurs américains, on assiste à « un processus de légitimation mutuelle ». Les médias conservateurs reprennent habituellement les éléments donnés par les politiques. Avec Trump, le processus s’inverse également. Les médias conservateurs s’approprient les éléments de langage du chef d’État. Fox News a recruté de nombreux anciens membres de l’administration Trump, tout comme celle-ci a fourni des troupes à l’ancien Président lors de la constitution de ses équipes…

Le milliardaire John Malone, qui possède CNN, est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne…

Sean Hannity, présentateur vedette de Fox News, ainsi que d’autres journalistes de la chaîne, ont servi de cabinet non-officiel de conseil auprès du président Trump. Hannity et Trump ont partagé la scène de plusieurs meetings. Politico rapporte un échange de SMS en décembre 2020. Le sujet ? L’organisation du 6 janvier qui débouchera sur l’invasion du Capitole. Le présentateur a tenté sans succès de dissuader le candidat d’organiser un meeting ce jour-là à Washington, par peur de débordements – ce qui ne manqua pas d’arriver…

Cet épisode a provoqué de vives dissensions, y compris au sein de Fox News. Sans pour autant renier sa ligne idéologique, cette chaîne s’est tournée vers de nouveaux poulains, à l’instar du gouverneur de Floride Ron DeSantis, prétendant à la nomination du Parti Républicain pour les prochaines présidentielles. Récemment, l’un de ses coups d’éclat médiatiques, abondamment commenté et relayé par Fox News et sa galaxie, a constitué à envoyer une cinquantaine de migrants sur l’île de Martha’s Vineyard. Située au bord du Massachusetts, elle est un symbole de l’establishment démocrate : y envoyer cinquante migrants était ainsi censé souligner l’hypocrisie des progressistes face à leurs hésitations quant à l’attitude à adopter…

C’est ainsi que fin 2020, Fox News était la chaîne câblée la plus regardée aux États-Unis, de toute l’histoire de la télévision. Devant CNN, ce qui n’est pas sans conséquence pour cette dernière…

De nombreuses études établissent que le positionnement politique du canal de diffusion influe sur la perception de l’information : un article sur la politique migratoire de Trump diffusée par Fox News sera perçu comme conservateur, tandis que la même information diffusée par CNN sera perçue comme progressiste. Mais CNN tient-elle toujours le rôle de chaîne de centre-gauche qu’elle a historiquement joué ?

CNN, nouvel organe des Républicains ?

C’est lors des manifestations de Black Lives Matter qui ont éclaté après la mort de George Floyd en 2020 que la ligne éditoriale de CNN a sensiblement changé. Sa couverture des manifestations s’est en effet révélée plus critique qu’on ne l’aurait attendu d’un canal de centre-gauche : divers reportages et articles se sont concentrés sur le caractère violent des mobilisations. À l’inverse, le positionnement adopté par MSNBC correspondait à l’opinion des 92 % de Démocrates déclarant soutenir le mouvement Black Lives Matter. Le début de droitisation de CNN était engagé…

Ce processus récent découle d’un changement à la tête de la chaîne. À la suite d’un scandale politico-sexuel, Jeff Zucker, patron iconique de la chaîne, a laissé sa place à Chris Licht, producteur connu pour le show With Stephen Colbert. Licht représente la nouvelle ligne éditoriale souhaitée par David Zaslav, l’un des dirigeants de Warner Bros Discovery : CNN doit être plus « neutre ». L’une des raisons avancées : les revenus publicitaires de la chaîne diminuent. À l’inverse d’autres médias de centre-gauche ayant fait le choix de flatter leur audience en insufflant une charge polémique croissante à leur contenu, CNN a fait le choix d’une neutralisation de sa ligne éditoriale, afin de rassurer les investisseurs publicitaires.

L’une des premières mesures du nouveau patron a été de licencier de nombreux journalistes dont John Harwood, correspondant à la Maison-Blanche pour CNN. Les départs successifs de la chaîne ont conduit le journal américain Washington Post à s’interroger sur une éventuelle « purge » – terme rapporté d’un salarié de la chaîne, qui a provoqué une forte polémique… Le quotidien indique également que la plupart des journalistes licenciés, dont le contrat n’était pas arrivé à échéance, faisait partie de ceux qui étaient les plus critiques envers la présidence Trump…

Un mémo de la nouvelle direction a été envoyé aux différents salariés de la chaîne, détaillant le changement de positionnement. Chris Licht a pour ambition de faire de CNN un média centriste, l’éloignant du positionnement acquis sous l’ère Trump. Une stratégie justifiée par l’impératif de lutte contre les fake news et la nécessité d’une objectivité maximale… qui cache sans doute la volonté de retenir désespérément les publicitaires.

La droitisation de CNN proviendrait-elle seulement du changement de direction ? Plusieurs analystes font état de l’influence de John Malone, plus gros actionnaire de Discovery, le groupe qui possède CNN. Milliardaire, présent au conseil d’administration de Warner Bros Discover, Malone a fait fortune dans le monde des médias. Il est également propriétaire terrien – maître de pas moins de 6000 km2 de terres à travers les États-Unis. Ce « cowboy du câble » a démenti vouloir influencer la ligne éditoriale de sa chaîne… tout en affirmant vouloir tendre « vers la neutralité, dans une Amérique de plus en plus divisée ».

C’est que John Malone n’a rien d’une personnalité politiquement neutre. Il est membre du laboratoire d’idées Cato Institute – anciennement Charles Koch Institute, institut fondé par les frères Koch, les plus importants donateurs républicains aux États-Unis. Ce think-tank multiplie les prises de position libertariennes et climato-sceptiques. Parmi les nombreuses donations de John Malone, on compte notamment 250.000 dollars pour la cérémonie d’inauguration de Donald Trump…

Ainsi, dans un écosystème médiatique de « guerre culturelle », alors que Fox News et les médias conservateurs radicalisent leurs thèses ethnicistes et ultra-conservatrices, CNN semble demeurer nostalgique d’un journalisme d’avant l’ère Trump. Celui où le consensus permettait d’attirer un large public – et une masse de publicitaires.

Ainsi, face à l’offensive médiatique conservatrice, la stratégie des démocrates aura oscillé entre radicalisation identitaire et volonté de préserver une ligne idéologique neutre et consensuelle. Quant à la stratégie des démocrates proches de Bernie Sanders, visant à mettre en avant les questions économiques et sociales, elle n’aura bien sûr rencontré aucun écho dans un monde médiatique dominé par les puissances de l’argent…

Jacques Trentesaux : « L’information est un bien commun »

Jacques Trentesaux est rédacteur en chef de Mediacités, un média d’investigation à l’échelle locale, qui depuis sept ans propose articles et enquêtes dans quatre villes (Lille, Lyon, Nantes et Toulouse). Ce média résume son projet sous la forme d’un triptyque : enquêter, expliquer, participer. Il revient pour LVSL sur le rôle démocratique de l’indépendance de la presse dans un climat de défiance relative des citoyens à l’égard des médias et des élus.

Le Vent Se Lève – Sur votre site, on peut lire que Mediacités est une « entreprise de presse à haute intensité démocratique ». Par quels moyens votre media participe-t-il à la restauration du débat public ?  

Jacques Trentesaux – Pour qu’il puisse y avoir un débat public, il faut que les conditions soient réunies. Si, dans l’absolu, on constate aujourd’hui un appauvrissement de ce côté-là, c’est sans doute dû en premier lieu à la manière dont les informations circulent. Le débat prenait auparavant la forme de réunions publiques. Désormais, tout se passe sur internet, qui n’est pas un lieu propice à l’instauration d’un débat démocratique : les réseaux sociaux créent des invectives et favorisent l’anathèmes au détriment de la discussion. Mais en dehors de tous ces biais favorisés par les GAFAM et dont je n’ai pas besoin de vous parler, il y a par ailleurs un mouvement de déni, ou de détournement démocratique, qui se caractérise par un désintérêt croissant du public pour la chose publique, et ce pour plusieurs raisons. 

Tout d’abord, la chose publique est quelque chose de complexe : nous vivons dans des sociétés très sophistiquées, et le ticket d’entrée pour pouvoir débattre, pour s’estimer légitime de parler, est élevé. Ajouter à cela le fait que les citoyens ne se sentent plus représentés, et ils ont raison parce qu’il y a un problème de représentativité des hommes et des femmes politiques. Mais cette défiance à l’égard de la chose publique rencontre également des raisons qui sont moins bonnes, à savoir le fait qu’aujourd’hui, on ne voit pas trop l’intérêt de réfléchir ensemble. On constate une sorte de repli des individus sur eux-mêmes. C’est ce qu’on a pu appeler « l’individuation des sociétés ». 

À Mediacités nous essayons d’aller à rebours de ce constat, grâce à une approche qui est très journalistique, au sens classique du terme. Pour nous, l’information est un bien commun qui peut être vecteur de débat, parce qu’en partageant l’information, on élève le niveau global de connaissance. En donnant accès, de la manière la plus objective possible, à un large public des informations sans biais idéologique, on concourt et favorise le débat public. 

« La démocratie en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. »

Notre approche est celle du journalisme non partisan mais engagé. « Engagé » au regard de notre professionnalisme, de notre connaissance du terrain et des domaines où nous estimons qu’il nous est possible de pousser pour que les choses avancent. La démocratie, en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. Notamment à la faveur d’un manifeste pour une démocratie locale réelle, dans lequel nous formulons des propositions pour améliorer les processus démocratiques. 

Nous allons ainsi un peu plus loin que le journalisme classique parce que nous faisons des propositions, sans pour autant défendre une position qui serait biaisée, idéologiquement parlant. C’est-à-dire que nos opinions n’apparaissent pas, sauf exceptions sur certains dossiers, comme la démocratie locale. 

Nous misons ainsi sur la dimension participative du journalisme d’investigation local. Nous essayons de favoriser le débat public en donnant la bonne information, et en travaillant avec notre public sur des sujets d’enquête. L’objectif étant d’être plus pertinent, de peser plus fort, et aussi bien sûr d’impliquer nos lecteurs. Nous avons par exemple mené il y a un peu plus d’un an une belle opération sur la gentrification, au cours de laquelle nous proposions à nos lecteurs de nous faire part des thèmes qu’ils aimeraient voir traiter dans nos articles. Partant du constat que les métropoles et les centres-villes dans lesquels nous étions présents s’embourgeoisent, il nous semblait intéressant de consulter nos lecteurs sur ce qu’ils avaient envie de connaître sur le thème. Nous n’avons pas été plus directifs que cela, afin de voir ce qui remontait. Nous avons eu 350 contributions. Certains nous livraient leur témoignage sur l’évolution du quartier, d’autres nous demandaient de définir le sens de ce terme, de comparer la situation française avec d’autres métropoles internationales. D’autres encore nous interrogeaient sur les moyens de lutter contre la gentrification, ou encore quelles étaient les raisons de ce type de phénomène.  

« On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance. »

À partir de ces retours, nous avons bâti un programme éditorial, qui comprenait plusieurs enquêtes agrémentées de prises de positions, de témoignages, et nous avons bouclé la boucle en organisant des ateliers débats. Chaque événement comprenait une quarantaine de personnes environ, que nous avons réparti par table, chacune animée par une ou deux personnes qui en savaient un peu plus sur le sujet. Nous avons également organisé des conférences plus classiques, notamment au moment des municipales. Nous avons enfin des accords avec des cinémas d’art et essai qui projettent des films qui font échos à nos enquêtes. Toutes ces initiatives font de Mediacités un acteur à part entière du débat démocratique – ce qui est l’une des missions que doit remplir la presse. 

LVSL – En dehors des articles de presse, on trouve sur votre site des contenus – le projet Radar, le manifeste pour une démocratie locale réelle et ses 25 propositions etc. – qui visent à rendre publiques et à clarifier pour les contribuables le contenu des documents (procès-verbaux, promesses électorales) produits par les conseils municipaux. Y-a-t-il, dans le prolongement, une promesse des médias numériques sur cette question, un enjeu « d’éditorialisation » de l’information politique à l’échelon locale ? Pour ainsi ré-ancrer les décisions et promesses dans la vie quotidienne des contribuables ?

J. T. – Il y a un enjeu énorme en matière de démocratie locale dont nous parlons trop peu. On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance parce qu’ils concentrent énormément de pouvoir. Or la démocratie c’est le fait de donner le pouvoir au peuple, c’est du collectif. C’est donc aussi du contre-pouvoir. 

« La fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. »

L’outil radar est par exemple un merveilleux outil de contrôle des promesses électorales. Beaucoup de gens disent que les politiques ne tiennent jamais leurs promesses, qu’ils ne font que ce qu’ils veulent et qu’ils nous prennent pour les dindons de la farce. Nous les prenons au mot : nous avons numérisé l’ensemble des promesses des candidats aux municipales, nous la consignons et demandons à nos lecteurs de nous alerter lorsqu’une promesse qui les concerne particulièrement a évolué en bien ou en mal. La logique est celle d’une ré-application citoyenne autour de projets. Nous sommes là au cœur du processus démocratique. 

LVSL – Alors que les maires sont régulièrement qualifiés élus « les plus appréciés » des Français, est-ce que vous pensez qu’il y a un mal de démocratie à l’échelon local, qu’il est difficile pour les citoyens de percevoir les enjeux qui s’y jouent ? L’importante abstention des dernières élections en serait-elle le symptôme ?  

J.T – J’aimerais revenir sur l’idée selon laquelle « les maires sont les élus les plus appréciés de l’opinion publique ». C’est quelque chose qui est toujours vrai mais qui l’est moins qu’autrefois. Je vais vous donner deux chiffres pour que vous compreniez bien ce qui se passe : il y a à peu près une vingtaine d’années, un sondage a été publié qui montrait qu’il y avait plus de 80% des gens qui étaient capables de citer le nom de leurs maires (sondage de l’AMF, de l’association des maires de France). Nous avons refait ce sondage récemment et le pourcentage était diminué de 20 points. Cela veut dire que le lien s’effiloche entre les maires et les citoyens. Certes le maire reste plus apprécié que les hommes et femmes politiques parce que c’est un élu de proximité. Mais la fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. Comment peut-on apprécier son maire si on ne le connait pas ? Cela permet de relativiser les choses.

Pour l’abstention du dernier scrutin municipal, le Covid-19 n’explique évidemment pas tout. Et il suffit de regarder les différents scores des municipales au fil du temps pour constater que la participation diminue scrutin après scrutin. Le détournement démocratique que l’on observe au niveau national touche aussi le local et c’est fort de ces convictions que nous avons réfléchi aux raisons de ces dysfonctionnements. 

« Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous allons éclairer le public sur les excès du capitalisme. »

Ce qui nous a marqué, en premier lieu, c’est le défaut de transparence. Même en développant l’open source, il reste très compliqué de trouver des données publiques. Soit parce qu’elles sont cachées, soit parce qu’il faut au préalable les extraire de tableurs pour les rendre accessibles. Il faut aussi reconnaître un défaut dans le processus d’élaboration des décisions publiques. Pour beaucoup, ces décisions sont prises sans que les citoyens soient consultés ou qu’ils puissent contribuer. Ce qui est intéressant, c’est que la faute n’incombe pas totalement aux élus, qui ont pu se montrer déçus en constant l’absence de participation citoyenne. Finalement, chacun se renvoie un peu la responsabilité : les citoyens sont inactifs, passifs mais considèrent aussi qu’ils ne sont pas assez partis prenantes des décisions qui sont prises. Il faut donc sortir de cette opposition en trouvant les moyens d’une démocratie contributive, en réfléchissant à de nouveaux processus d’élaboration des décisions publiques : nous avons vu apparaître le RIC au moment des Gilets Jaunes et il y a eu la convention citoyenne pour le climat. 

LVSL – Dans un article du 10 juillet 2020 sur l’usine Cargill Haubourdin, vous montrez comment les désengagements et réductions d’activités menées par des fonds d’investissement ont conduit à un plan de restructuration qui a permis le licenciement de plus de la moitié des employés de l’usine, dans l’indifférence générale. L’usine fournit pourtant des dérivés d’amidon aux industries alimentaires et pharmaceutiques. Les secteurs qui devaient répondre présents pendant la crise du Covid-19. Face à un tel constat, que peut le journalisme d’investigation ? Ou plus précisément, à quel point ce type d’article sur des conflits locaux pèse-t-il contre les intérêts des actionnaires ? Y compris lorsque le conflit social ne peut acquérir qu’un retentissement national limité ?  

J.T – C’est une question très difficile. Ce n’est parce que nous avons du mal à mesurer l’impact de nos enquêtes qu’il n’y en a pas. Pourquoi je peux être aussi catégorique ? Parce que nous sommes dans une société où l’image compte énormément, notamment dans le secteur économique. Je suis donc persuadé qu’un article qui démonte un dispositif négatif, comme l’action néfaste de fonds de pension, a un impact. Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous pouvons éclairer le public sur les excès du capitalisme. 

« Nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information. »

Cargill est une multinationale du secteur agro-alimentaire, spécialisée dans la production et la transformation d’amidon et qui fait plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaire avec une centaine de sites dans le monde. Haubourdin n’est donc qu’un point sur une carte. Nous avons décrit dans notre enquête comment l’entreprise a été progressivement détruite : par des mutations de chefs, par une perte de mémoire du site et par des prises de décisions qui ont été sorties du lieu pour remonter soit à Paris, soit à Chicago. Le dossier est très particulier parce qu’en période de Covid, et après avoir été menacé, l’usine a été jugée hautement stratégique et les salariés ont même obtenu une prime pour continuer de travailler en période de confinement. Puis le cours de l’histoire a repris comme si rien ne s’était passé. L’enquête met bien en valeur le cynisme des dirigeants. En faisant ce travail, nous avons décrit un univers, celui de l’usine, dans lequel beaucoup de nos lecteurs n’ont jamais mis les pieds. 

LVSL – Parmi les initiatives pour reprendre contrôle sur l’information, on peut notamment citer celle de l’économiste Julia Cagé, avec « Un bout des médias ». Dans un article consacré à ce sujet, vous semblez avoir un avis mitigé sur cette démarche : « Cette initiative va-t-elle sauver la presse ? Non, bien sûr. Car les sommes récoltées n’y suffiront pas et que rien ne changera vraiment sans une refonte en profondeur d’un système d’aide à la presse obsolète et inique. Toutefois, son grand mérite est de faire naître dans l’esprit du public l’idée que la presse doit s’extraire d’une logique purement capitalistique : que l’information est un bien commun ; que les journaux poursuivent une mission d’intérêt général ; et, donc, que leur propriété doit revêtir une dimension populaire. » Êtes-vous optimiste quant à à l’avenir de la presse indépendante ? À l’heure où comme vous le soulignez dans ce même article, seulement 23 % des citoyens français accordent leur confiance aux journaux ? Pourriez-vous nous en dire plus sur « cette refonte en profondeur du système d’aide à la presse » ?

J.T – La période de l’immédiat après-guerre est très intéressante au regard de l’histoire de la presse en France. C’est un moment où il est décidé de refonder la société sur d’autres bases : on crée la sécurité sociale, on renforce le système des retraites. Du côté du secteur de la presse, un épineuse question se pose : comment réguler un secteur qui a collaboré avec l’ennemi ? En effet, la plupart des journaux voire la quasi-totalité des journaux avaient été collaborateurs. La solution a consisté à mettre des résistants à la tête des journaux et – parce que nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information – certains parlementaires ont proposé de sortir d’un système capitalisme classique. Il a été décidé du maintien d’un secteur marchand tempéré par des aides publiques importantes. C’est de là que sont nées les aides à la presse. Aides à la presse qui n’ont cessé de croître pour représenter 10% des chiffres d’affaires de la presse. 

Nous sommes donc les dépositaires de cet héritage, d’un système marchand hautement subventionné. Toutes aides confondues – aides directe et indirecte – les aides à la presse –représentent entre 800 millions et un milliard d’euros par an. C’est colossal. Je ne suis pas certain que le public sache aujourd’hui qu’une partie de ses impôts est rétribuée à des entreprises de presse.

Depuis, ce système sous forme de prime est devenu une véritable usine à gaz, valorisant les insiders, ceux qui sont déjà dans le coup et savent défendre leur bout de gras. Ce qui conduit aujourd’hui à des aberrations, avec des journaux très lucratifs, qui sont aussi les plus subventionnés. Télérama reçoit énormément d’aide à la presse en raison des aides au portage postal, alors que c’est un des rares journaux qui gagne encore beaucoup d’argent. Pendant longtemps, l’Express, qui était détenu par le milliardaire Patrick Draghi recevait des centaines de millions d’aide à la presse, alors que de petits sites comme celui du Vent Se Lève, ou Médiacités cherchent de l’argent partout. 

Bref, notre système est opaque, obsolète, et on pourrait très bien envisager, comme le fait d’ailleurs Julia Cagé de donner la possibilité à tout un chacun d’user de bons pour la presse, à sa guise. Chacun aurait un droit de tirage, proportionné au montant global des aides accordées à la presse par le nombre de citoyens et chacun aurait la possibilité de choisir où placer cet argent. Les citoyens français auraient ainsi la possibilité de flécher cette aide sur les médias qu’ils suivent. Ce système serait beaucoup plus démocratique, beaucoup plus sain. 

En dehors de ce chantier de refonte des aides à la presse, il y a aussi ce que porte Julia Cagé, qui est – il faut l’avouer – un peu seule dans son combat. Julia Cagé défend une utopie de réinvestissement, de reconquête citoyenne des médias par le capital. Tout un chacun pourrait donc monter pour un prix modique, dans le capital des médias afin de participer à la vie des médias et de participer à la vie d’un média. C’est donc une très belle idée ! Beaucoup d’entreprises disposent aujourd’hui d’administrateurs salariés, et il suffit d’avoir une part – même faible de salariés au capital pour les faire peser sur la stratégie des entreprises. 

Parallèlement à cette initiative d’un bout du monde, on a donc vu fleurir des fonds de dotation. Des fondations avec un système plus simple de fonctionnement, nourries par l’épargne populaire et qui ont pour but de soutenir l’activité de médias indépendants, au pluriel. Un peu sur le modèle de la fondation de recherche de la lutte contre le cancer mais cette fois pour la presse. Mediapart a créé son fonds, le fonds pour la presse libre. Libération va changer de statut pour être adossé à un fonds pour la presse indépendante. Le Monde réfléchit également à transférer les actions détenues par des privés au sein d’un fonds de dotation. 

Une mutation se fait donc sentir et si c’est le cas, nous nous rapprocherons de ce qui existe parfois à l’étranger, comme par exemple en Angleterre avec le Scotland Trust, qui porte l’activité du Guardian. Mais il faudrait également regarder du côté de l’Allemagne où certains groupes sont détenus par des fondations.

Contrairement aux choix qui a été fait dans l’immédiat après-guerre, il s’agirait de ainsi de revenir sur un mode de fonctionnement qui ne serait plus public ou parapublic mais coopératif. C’est intéressant parce que la presse est dans la situation que vous savez en raison de l’érosion des recettes publicitaires mais aussi de la défiance croissante des publics qui pose le problème de l’offre éditoriale. C’est quelque chose qu’on ne dit pas assez. Seul 23% des Français ont confiance dans la presse, la considérant comme connivente, superficielle ou excessive. 

C’est pourquoi on a lancé Mediacités. Nous voulons une presse différente dont l’offre, la proposition éditoriale soit différente et à même de reconquérir un public qui s’est détourné de la presse. Ce qui passe par des actions participatives, des financements et des modes financements différents. Avec Mediacités, nous avons bâti un mode de gouvernance reposant sur une société des amis qui réunit des sociétaires, de petits copropriétaires et une société d’exploitation qui réunit une quarantaine d’actionnaires. En cumul cela fait plus de 110 actionnaires qui donnent à Mediacités une dimension plus citoyenne et démocratique, à même de regagner la confiance perdue du public envers sa presse. 

NDLR : Entretien réalisé à l’automne 2020.

Qui veut la peau de l’audiovisuel public ?

La maison de la radio à Paris, siège des studios nationaux de Radio France. © Asticoco

En opposition à la disparition programmée des JT nationaux sur France 3, les salariés de France Télévisions sont aujourd’hui appelés à la grève. Plus largement, les journalistes de l’audiovisuel public s’inquiètent des conséquences de la suppression de la redevance. Votée en juillet dernier, cette mesure accélère un mouvement de fragilisation du service public audiovisuel, initié sous le mandat de Nicolas Sarkozy avec la disparition de la publicité sur France Télévisions après 20h. Avec cette suppression, c’est 90% du budget des médias audiovisuels publics (3,7 milliards) qui devront désormais être pris en charge par les caisses de l’État. La mesure s’inscrit par ailleurs au cœur d’un débat récurrent ces dernières années sur l’absence de solution pérenne pour financer l’information en France, garantir son indépendance et empêcher la concentration des médias. D’autres réformes garantissant une production culturelle et une information fiable et non complaisante avec le pouvoir étaient pourtant possibles.

Annoncée officiellement le 7 mars 2022, lors d’un déplacement du candidat Emmanuel Macron à Poissy, la suppression de la contribution à l’audiovisuel public (CAP) n’est pas une idée neuve. Son avenir semblait en effet fortement compromis du fait de la suppression à horizon 2022 de la taxe d’habitation à laquelle elle était associée. C’est notamment ce qu’expliquait Gérald Darmanin, alors Ministre de l’Action et des Comptes publics, au micro de Jean-Jacques Bourdin en mars 2019. Le 18 avril 2019, Franck Riester, Ministre de la Culture, confirmait sur BFMTV l’évolution du financement de la redevance à horizon 2022 pour « assurer un financement pérenne garantissant son indépendance ». 

Une suppression sans garantie 

Trois ans plus tard pourtant, aucune garantie n’a réellement été mise en oeuvre pour veiller à la pérennité de ce financement. Dans un rapport paru en juin, les sénateurs LR Roger Karoutchi et Jean-Raymond Hugonet pointaient ainsi du doigt « l’inertie du gouvernement en la matière, qui n’a pas su ni voulu anticiper, en son temps, les incidences de la disparition de la taxe d’habitation sur le prélèvement de cette contribution et présente aujourd’hui la disparition de la CAP comme une simple mesure de pouvoir d’achat, déconnectée de toute réflexion stratégique sur l’organisation et la périmètre de l’audiovisuel public. »

Tout porte à croire que les quatre milliards d’euros nécessaires à l’audiovisuel et à la création vont être progressivement réduits à peau de chagrin.

Votée en plein été, au milieu d’un paquet pouvoir d’achat fortement attendu dans un contexte de crise énergétique, cette mesure n’a pas fait l’objet du débat qu’elle aurait dû susciter, notamment eu égard au risque démocratique auquel est est associée. L’indépendance de la presse fait en effet l’objet en France d’une protection constitutionnelle en lien avec l’article 11 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789 sur la liberté de communication des pensées et des opinions. Pressé de remplir sa promesse de campagne, l’exécutif a pourtant bâclé sa copie.

Alors qu’Emmanuel Macron avait promis durant sa campagne un système de financement fondé sur « un budget avec de la visibilité pluriannuelle » indépendant des décisions prises par le Gouvernement, les montants manquants dans les budgets du service public audiovisuel devraient finalement être provisoirement couverts par l’affectation d’une partie des recettes de la TVA. Mais ce type de financement ne peut être que transitoire. À horizon 2025, conformément à la réforme de modernisation des finances publiques adoptée en décembre dernier, aucune taxe ne pourra être affectée à une mission de service public, sans que le lien entre le service en question et la taxe ne soit justifié. La TVA étant un impôt indirect sur la consommation, elle ne pourra financer l’audiovisuel public après 2025. Il reste donc trois ans à l’exécutif pour définir une solution pérenne de financement. En attendant, le budget de l’audiovisuel public devrait être débattu chaque année au Parlement et pourra faire l’objet de coupes ou d’instrumentalisation politique.

L’austérité en embuscade

Si Gabriel Attal promettait, le 29 juin dernier au micro de France Inter, que « supprimer la redevance télé ne veut pas dire qu’on va supprimer le budget de l’audiovisuel public », de nombreux observateurs se montrent beaucoup plus sceptiques. « De deux choses l’une, pouvait-on lire dans un éditorial du Monde daté du 20 juillet 2022, soit les 3,85 milliards d’euros versés chaque année à l’audiovisuel public sont garantis et le contribuable continuera de les payer, soit ce budget fondra et la promesse de pérennisation n’est qu’un leurre ».

Tout porte en effet à croire que les quatre milliards d’euros nécessaires à l’audiovisuel et à la création vont être progressivement réduits à peau de chagrin, comme on a pu le constater précédemment avec les crédits budgétaires censés compenser la suppression de la publicité sur France Télévisions après 20 heures. Ceux-ci ont commencé à diminuer dès 2009, pour totalement disparaître en 2019. Une situation financière qui devrait encore s’aggraver si TF1 et M6 venaient effectivement à fusionner, ce qui en ferait un mastodonte de la publicité télé, avec 75% des parts de marché. Selon un récent rapport de l’Inspection générale des finances (IGF) et de l’Inspection générale des affaires culturelles (IGAC), la fusion pourrait avoir pour conséquence une baisse de recettes de 120 millions d’euros à horizon 2024 par rapport à 2021, soit un tiers de son socle publicitaire.

Ressources publiques de l’audiovisuel public entre 2005 et 2022 (M€). Source : DGMIC

Alors que l’inflation oblige l’État à multiplier les interventions budgétaires pour soutenir le pouvoir d’achat et que la charge de la dette augmente suite à la montée des taux d’intérêts, des pressions austéritaires sur l’audiovisuel public sont à prévoir. Le rapport des sénateurs Karoutchi et Hugonet va dans ce sens, en proposant de fusionner France Télévisions et Radio France, afin de dégager environ « 10 % d’économies sur le budget actuel ». Outre France Télévisions (65% du budget de la CAP en 2022) et Radio France (15,9%), les plans de « rationalisation » pourraient aussi s’attaquer aux autres structures financées par ce biais, à savoir Arte France (7,5%), France Médias Monde qui comprend France 24 et TV5 Monde (7%), l’Institut National de l’Audiovisuel (2,4%) ou encore le financement de la fiction et de la création, qui participe de « l’exception culturelle » française. Ainsi, au-delà de l’information, la vitalité artistique de la France, qui résiste pour l’heure tant bien que mal à la concurrence d’Hollywood, est également en péril.

Dans une tribune publiée dans Libération, Julia Cagé, économiste spécialiste des médias, insistait ainsi sur le fait que la suppression de la redevance conduirait inévitablement à la « fragilisation de tout un écosystème dont il est le pilier : journalistes, rédacteurs, acteurs de la création et du spectacle vivant, auteurs, producteurs, comédiens, réalisateurs, techniciens ». Une fragilisation qui ne fait qu’enteriner la situation présente, puisque le nombre d’équivalents temps plein moyen annuels à France Télévisions est passé en l’espace de dix ans de 10.490 en 2012 à 9.021 aujourd’hui.

L’indépendance de l’information en danger

Outre la probable chute des budgets alloués par l’Etat, la dépendance financière de l’audiovisuel public au bon vouloir de l’exécutif et des parlementaires pose un risque majeur pour la qualité et l’impartialité de l’information produite. Cette disparition se fait en effet « sans garanties suffisantes pour réduire le risque juridique et politique qu’elle comporte » comme le souligne le rapport de l’IGF et de l’IGAC, qui insistait notamment sur le fait que « le pluralisme et l’indépendance des médias sont des objectifs à valeur constitutionnelle ». De même, un rapport du European Audiovisual Observatory publié en février 2022 rappelait que « l’indépendance et la liberté de programmation de l’audiovisuel public sont étroitement liées à la nécessité pour les diffuseurs de pouvoir compter sur un système de financement adéquat ».

Le fait que les parlementaires puissent allouer plus ou moins d’argent au service public de l’information va conduire à ce que ces arbitrages se fassent en fonction de raisonnements politiques.

Concrètement, le fait que les parlementaires puissent allouer plus ou moins d’argent au service public de l’information ouvre la possibilité d’arbitrages reposant sur des raisonnements politiques. Il suffira que telle chaîne, telle émission ou tel journaliste apparaissent comme « trop à gauche » ou « trop à droite » pour que ses financements soient mis en danger. L’autocensure risque par ailleurs de devenir un réflexe pour les programmateurs et les journalistes du service public. Un détour par la presse écrite permet de bien saisir ce qui risque d’arriver : imagine-t-on par exemple Le Figaro sortir une affaire impliquant le groupe Dassault, son propriétaire ? Ainsi, le pluralisme et l’impartialité, certes relatifs, de l’audiovisuel public, ont de fortes chances de disparaître définitivement, au profit d’une couverture excessivement méliorative de l’action du parti au pouvoir.

Pour les médias français à l’étranger, le financement par le pouvoir politique pourrait par ailleurs saper la crédibilité de ses journalistes. Comme le souligne Thomas Derobe, secrétaire général de TV5 Monde, seule chaîne à émettre en français en Chine continentale, « de nos jours, il est important de ne pas être perçu comme un média d’État ». Ce que Marie-Christine Saragosse, PDG de France Médias Monde ne manque pas de confirmer : « Un média financé par des recettes affectées est en général qualifié de média indépendant de service public ; un média financé sur le budget de l’État est en général qualifié de média gouvernemental (…) la budgétisation porte en elle le germe du doute, on le voit en Allemagne ». À Berlin en effet, la fréquence FM de la radio RFI ne devrait pas être renouvelée faute de garanties suffisantes sur son indépendance vis-à-vis de l’État. Bruno Patino, président d’Arte France, insiste quant à lui sur « l’incompréhension » de ses partenaires allemands face à la suppression de la CAP, alors que l’Allemagne augmente le montant de sa propre redevance pour lutter contre la désinformation. 

Vers une mise au pas politique de l’information ?

Si cette réforme comporte autant de dangers, pourquoi l’exécutif y tient-il tant ? Officiellement, l’objectif est d’aider les Français à boucler les fins de mois en supprimant une taxe obsolète et inégalitaire. Sur ce dernier point, on ne peut lui donner tort : en taxant uniquement les propriétaires de postes de télévision, même si ces derniers sont constamment éteints ou non connectés au réseau hertzien, la redevance n’est en effet plus en phase avec l’évolution de la consommation de contenus, qui se déporte de plus en plus vers Internet, notamment chez les jeunes. Par ailleurs, le fait que les 27 millions de foyers fiscaux qui y étaient assujettis devaient tous payer le même montant quels que soient leurs revenus était effectivement inégalitaire. On a cependant du mal à voir en quoi la TVA, solution provisoire de financement, serait plus égalitaire…

En remettant en cause l’indépendance de l’audiovisuel public, Emmanuel Macron espère réussir à faire passer ses prochaines réformes de casse sociale.

Par ailleurs, ce geste fiscal comporte aussi une part de démagogie politique. Bien que les chaînes publiques de radio et de télévision soient encore très écoutées et regardées, la majorité des Français est critique par rapport aux productions qui leur sont proposées. En 2018, seuls 56% des Français étaient satisfaits des programmes proposés par l’audiovisuel public (contre 86% en Angleterre et 60% en Allemagne) et 69% d’entre eux trouvaient injuste la contribution à l’audiovisuelle public eu égard à l’offre proposée. Emmanuel Macron lui-même avait déjà surfé sur cette colère en 2017, en qualifiant l’audiovisuel public de « honte de la République ». Plus largement, les journalistes font régulièrement partie des professions les plus honnies par les Français (seuls 16% déclarent leur faire confiance). Il était donc probable que cette réforme ne suscite pas de mouvement de protestation au sein de la population. En s’appuyant sur ce mécontentement, le pouvoir a donc joué habilement ses cartes.

Il faut aussi reconnaître au « maître des horloges » un sens du timing. En remettant en cause l’indépendance de l’audiovisuel public, Emmanuel Macron espère réussir à faire passer ses prochaines réformes de casse sociale, comme celles du RSA, de l’assurance chômage et des retraites. Après une élection présidentielle remportée en bonne partie grâce au barrage contre Marine Le Pen, et la perte de la majorité absolue lors de l’élection législative, son mandat démocratique demeure très fragile. S’assurer d’un appui médiatique pour conduire ces changements est donc d’autant plus important. De plus, en affaiblissant l’indépendance des radios et télévisions publiques, Emmanuel Macron réalise un vieux souhait de la droite et surtout de l’extrême-droite. La candidate des Républicains, Valérie Pécresse, défendait en effet la même mesure que celle mise en place aujourd’hui, tandis que Marine Le Pen et Eric Zemmour annonçaient ouvertement vouloir privatiser l’audiovisuel public. Des sources d’inspiration qui ne rendent guère optimistes sur la suite des événements.

Précarité ne rime pas avec qualité

Bien sûr, les critiques formulées à l’encontre de l’audiovisuel public sur lesquelles s’appuient Macron, la droite et l’extrême-droite ne sont pas totalement dénuées de fondement. La partialité des journalistes, telles que Léa Salamé ou Nathalie Saint-Cricq dans des émissions politiques ou François Lenglet et Dominique Seux dans les chroniques économiques, n’est par exemple plus à démontrer. Acrimed, l’association française de critique des médias et de défense du métier de journaliste, préconise notamment de lutter contre ce phénomène de « starification » portant aux nues une poignée de tête d’affiche régnant en maître sur l’information politique, et dont les salaires mirobolants privent les rédactions de journalistes spécialisés. Au-delà des interviews politiques, la déprogrammation de certaines émissions où la parole était relativement libre et pluraliste ternit également le discours d’impartialité dont se revendique le service public. On pense notamment à Ce soir (ou jamais !), émission culturelle de débat animée par Frédéric Taddeï ayant reçu plusieurs prix pour la liberté d’expression qui la caractérisait.

Si l’impartialité de l’audiovisuel public était donc déjà contestable,  la réforme en cours a toutes les chances d’accroître ce problème. En effet, au-delà de l’affaiblissement de son indépendance face au pouvoir politique, les coupes budgétaires à venir auront des conséquences négatives sur la qualité des contenus. Avec des effectifs réduits, la charge de travail sur les journalistes restants va s’accroître, ce qui leur laissera moins de temps de réflexion pour des sujets originaux et de fond. Il sera bien plus simple pour eux de reproduire ce que font leurs collègues, de réinviter les mêmes « experts » déjà omniprésents ou de « bâtonner », c’est-à-dire de reprendre les dépêches de l’Agence France Presse (AFP) en les modifiant à la marge. De même, on risque de préférer un micro-trottoir dans un arrondissement parisien proche des studios plutôt que de financer un reportage de terrain de France Bleu. Cette dernière repose d’ailleurs déjà en bonne partie sur le travail de pigistes ou de CDD précaires, aux horaires à rallonge et aux conditions de travail très difficiles.

International et investigation : les parents pauvres

Certains domaines journalistiques risquent d’être plus pénalisés que d’autres. L’international, qui suppose de maintenir des bureaux à l’étranger et de financer des voyages de correspondants dans une vaste zone géographique, risque d’être particulièrement touché. En 2016, le bureau Afrique de France Télévisions a ainsi été supprimé, remplacé par un prestataire externe, d’autres régions du monde, notamment les Etats-Unis, étant jugées plus dignes d’intérêt. Aujourd’hui déjà, France Télévisions compte quatre fois moins de bureaux étrangers que son équivalent britannique, la célèbre BBC.

Le journalisme d’investigation pourrait lui aussi faire les frais de la réforme en cours.

Le journalisme d’investigation pourrait lui aussi faire les frais de la réforme en cours. Nécessitant des enquêtes souvent longues – notamment lorsque certaines pistes se révèlent être des impasses – et des équipes juridiques solides, il est particulièrement coûteux. Ce travail est pourtant crucial pour une bonne information de la population et a toujours largement contribué au prestige associé au métier de journaliste. Les interviews musclées d’Elise Lucet dans Cash Investigation ou le travail de la cellule investigation de Radio France sur des dossiers majeurs comme les Pandora Papers ou les Uber Files ne sont-ils pas une source d’inspiration pour de nombreux jeunes qui veulent devenir journalistes ? 

Or, là encore, la situation est déjà très dégradée. Comme le relatait Jean-Baptiste Rivoire, ancien rédacteur en chef de Spécial Investigation (Canal+) dans une conférence organisée par Le Vent Se Lève, « à partir du moment où Bolloré a étouffé l’investigation à Canal + en 2015, France Télévisions s’est retrouvé en situation de monopole, d’où une position de très grand pouvoir. » En outre, la création d’un bureau unique pour les propositions de documentaires d’investigation à France 2, 3 et 5 en 2019 empêche désormais de faire jouer la concurrence au sein du service public. Cette décision, prise au nom d’économies budgétaires, conduit, selon lui, à ce que des milliers de propositions soient jugées à la va-vite par une seule personne sur la base de fiches, avec un regard très politique. Conséquence : selon le syndicat des auteurs-réalisateurs de documentaires, 60% d’entre eux s’autocensurent pour obtenir des contrats. Une situation qui risque d’être encore aggravée à l’issue de la réforme actuelle.

Une redevance plus juste est possible

Ainsi, si la redevance actuelle, datée et inégalitaire, ne satisfait pas grand monde, sa disparition risque de fortement fragiliser l’audiovisuel public et de renforcer le contrôle du pouvoir politique et des annonceurs sur la ligne éditoriale. Pourtant, plusieurs pistes alternatives de financement existent. Une seule semble devoir être écartée : un simple élargissement de la redevance à tous les appareils électroniques, qui poserait globalement les mêmes problèmes que la redevance actuelle. Souhaitant éviter de faire reposer directement le financement de l’audiovisuel public sur les particuliers, certains ont proposé de taxer d’autres activités, comme les services de streaming ou la publicité. Des options viables sur le plan financier, mais qui conduiraient à indexer les ressources de l’audiovisuel public sur les performances de ses concurrents privés (Netflix, Amazon, Disney…) et d’entériner la place démesurée de la publicité dans nos vies.

Dans les pays ayant mis en place une redevance progressive, cette forme de financement est très peu critiquée.

La proposition la plus intéressante est probablement celle d’une redevance progressive en fonction des revenus, déjà pratiquée dans plusieurs pays scandinaves. Selon les calculs de l’économiste des médias Julia Cagé, pour un financement constant, une telle réforme en France se traduirait en économies d’impôts pour 85% des contribuables, grâce à la plus forte taxation des hauts revenus. Elle insiste par ailleurs sur l’importance d’un fléchage automatique de ces recettes vers la trésorerie de l’audiovisuel public, comme cela est par exemple pratiqué en Allemagne, afin d’éviter l’intermédiaire du pouvoir politique. D’après un sondage pour la Fondation Jean-Jaurès, ce système est largement préféré, par 34,5% des sondés, à la redevance actuelle (16% de soutien) ou à sa suppression pure et simple (20,6%), car il est jugé plus juste. Dans les pays qui l’ont mise en place, cette forme de financement est d’ailleurs très peu critiquée.

Au-delà du financement, de nombreuses réformes nécessaires

Si la question du financement est évidemment majeure, elle ne doit pas occulter le débat sur les autres réformes à apporter à ce service public, qui mérite certaines des critiques qu’il lui sont faites. D’abord, l’embauche de journalistes et de personnels supplémentaires et l’amélioration des conditions de travail sont indispensables pour réhausser la qualité des programmes. Le pouvoir des salariés au sein des différentes stations de radio et chaînes de télévision devrait par ailleurs être renforcé afin de garantir une plus forte indépendance éditoriale.

En outre, la procédure de nomination de la présidence de France Télévisions et de Radio France devrait être réformée. Si ce n’est plus directement le Président de la République qui choisit les PDG de l’audiovisuel public, comme cela était le cas sous Nicolas Sarkozy, la sélection actuelle par le CSA – devenu depuis l’ARCOM – n’est pas non plus irréprochable. Celle-ci se déroule en effet à huis clos dans une opacité digne d’un conclave pour l’élection du pape. En 2015, le choix de Delphine Ernotte comme présidente de France Télévision avait ainsi suscité de nombreuses protestations en interne. L’ancienne patronne d’Orange France n’avait en effet jamais travaillé dans un média et semblait surtout avoir été choisie pour réduire les dépenses. Surtout, le fait que certaines candidatures aient été écartées sans explications a nourri les doutes sur l’impartialité de la procédure. Un minimum de transparence sur les candidats et leur projet pour le service public audiovisuel et la prise en compte de l’avis des salariés du groupe via un processus de codécision paraissent nécessaires pour éviter la reproduction d’un tel scénario.

La nécessaire préservation de l’audiovisuel public doit aller de pair avec une réforme fiscale pour rendre la redevance plus juste et des réformes internes pour rétablir la confiance des Français.

Enfin, compte tenu des menaces de censure, et surtout d’autocensure, suite au quasi monopole de France Télévisions sur les documentaires d’investigation, le travail des médias indépendants mérite d’être soutenu. Pour Jean-Baptiste Rivoire, la manne financière de la redevance pourrait également servir à cela, à condition bien sûr que les moyens alloués à l’audiovisuel public restent suffisants. Il propose donc que « l’Etat libère une partie de la taxe redevance audiovisuelle pour permettre aux citoyens qui le souhaitent d’en affecter 10% au média indépendant de leur choix ». Si plusieurs modalités sont envisageables, une source d’inspiration pourrait être les budgets participatifs pratiqués dans un nombre croissant de municipalités : les médias indépendants présenteraient leur travail et leurs projets pour l’année à venir sur une plateforme sur laquelle les citoyens pourraient choisir d’allouer une petite part des fonds issus de la redevance. Il s’agirait ainsi d’une forme de financement participatif, mais auquel même les plus modestes – qui paieraient une faible redevance et ne peuvent généralement pas faire de dons étant donné leurs revenus – pourraient prendre part.

Ainsi, la nécessaire préservation de l’audiovisuel public doit aller de pair avec une réforme fiscale pour rendre la redevance plus juste et des réformes internes pour rétablir la confiance des Français. À l’inverse, la seule défense du modèle existant, sans remise en question, a toutes les chances d’échouer. Comme sur la question des retraites, le gouvernement pourra en effet taxer les défenseurs de l’audiovisuel public de « conservateurs » et leur reprocher de s’arc-bouter sur un système injuste et « obsolète » accordant des « privilèges ». Une stratégie déjà utilisée avec succès contre d’autres secteurs, tels que les cheminots. Restaurer la confiance dans les médias et assurer l’indépendance des chaînes publiques nécessite donc de proposer un projet de réforme global, associant justice fiscale et pouvoir de décision des journalistes et des citoyens.

Elon Musk rachète Twitter : la liberté d’expression, mais pour qui ?

© William Bouchardon

Le rachat du réseau social des célébrités et personnalités politiques par l’homme le plus riche du monde se confirme. Si Elon Musk promet davantage de liberté d’expression, il est fort probable que celle-ci profite surtout à ceux qui défendent les intérêts des milliardaires. Donald Trump pourrait être un des principaux bénéficiaires de l’opération. Article issu de notre partenaire Novara Media, traduit et édité par William Bouchardon.

« Je suis obsédé par la vérité », a déclaré Elon Musk devant une salle comble de Vancouver au début du mois. Pour celui qui avait qualifié Vernon Unsworth – un spéléologue qui avait sauvé 12 enfants coincés dans une grotte en 2018 – de « pédophile » pour avoir eu la témérité de critiquer son idée d’utiliser un mini-sous-marin pour les sauver, une telle déclaration paraît un peu exagérée.

Quoi qu’il en soit, Musk est certainement quelqu’un d’obsessionnel qui, du fait de sa fortune, obtient généralement ce qu’il veut. Au début du mois, il a déposé une offre d’achat du réseau social Twitter à 54,20 dollars par action, valorisant l’entreprise à hauteur de 43,4 milliards de dollars. Quelques jours plus tôt, le PDG de SpaceX et de Tesla avait déjà révélé avoir pris une participation de 9,2 % dans la société, faisant de lui le plus grand actionnaire du réseau social. Si Musk parvient à racheter Twitter, l’entreprise ne serait plus cotée en bourse et appartiendrait à un certain nombre d’actionnaires, sous le seuil maximum autorisé. Il semble donc que Musk ait préféré, du moins dans un premier temps, une transition en douceur à une refondation totale et orchestrée par lui seul de l’entreprise.

Le fait que des milliardaires investissent dans les médias n’a évidemment rien de nouveau. Si l’édition et la presse ont pu faire la fortune de milliardaires comme Rupert Murdoch, Silvio Berlusconi ou Robert Maxwell, ce secteur est aujourd’hui devenu le terrain de jeu de personnalités, ayant, quant à elle, fait fortune dans d’autres domaines. Jeff Bezos (patron d’Amazon) possède le Washington Post, Bernard Arnault (LVMH) Le Parisien et Les Echos et Carlos Slim (milliardaire mexicain des télécommunications) est le principal actionnaire du New York Times. En Grande-Bretagne, en France et dans de nombreux autres pays, la presse, la radio et la télévision sont très largement aux mains de milliardaires.

L’homme le plus riche du monde serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques considèrent comme un élément essentiel de leur image publique.

Le rachat de Twitter par Elon Musk place le curseur encore plus haut. L’homme le plus riche du monde, dont la fortune personnelle dépasse actuellement les 240 milliards de dollars (soit plus que le PIB du Portugal ou de la Nouvelle-Zélande !), serait ainsi à la tête d’un réseau social qui compte des centaines de millions d’utilisateurs mensuels et que les hommes politiques – de Donald Trump à Narendra Modi – considèrent comme un élément essentiel de leur image publique. S’il se concrétise, l’achat de Musk serait sans doute l’opération la plus marquante de notre époque, illustrant l’influence considérable des ultra-riches aujourd’hui. Cette puissance dépasse même celle des « barons voleurs » de la fin du XIXe siècle aux Etats-Unis, qui avaient constitué d’immenses empires dans les voies ferrées, le pétrole ou la finance.

Un tel achat pourrait en effet avoir des implications politiques quasi immédiates, parmi lesquelles le retour de Donald Trump sur la plateforme – où il était suivi par près de 89 millions de personnes avant les primaires républicaines de l’année prochaine. Alors que les sondages suggèrent déjà que Trump pourrait battre à la fois Joe Biden et sa vice-présidente Kamala Harris dans un éventuel face-à-face en 2024, son retour sur Twitter augmenterait considérablement ses chances de réélection. Musk a d’ailleurs fait allusion au retour de Trump sur la plateforme, en déclarant qu’il aimerait que l’entreprise soit très « réticente à supprimer des contenus […] et très prudente avec les interdictions permanentes. Les suspensions temporaires de compte sont, d’après lui, préférables aux interdictions permanentes. »

Certes, les relations de Musk avec Trump n’ont guère été de tout repos. Le milliardaire avait ainsi quitté un groupe de conseillers du président après le retrait des États-Unis de l’Accord de Paris sur le climat. Toutefois, suite au soutien de Joe Biden à un plan de construction de voitures électriques de General Motors et Chrysler, Musk avait déclaré – dans un tweet évidemment – que Biden était une « marionnette de chaussette humide sous forme humaine ». S’estimant systématiquement négligé par un homme qu’il ne tient pas en haute estime, Musk pourrait bien faire du rachat de Twitter le moyen de régler ses comptes avec l’actuel résident de la Maison Blanche, en apportant son concours à Trump. 

Au-delà des gamineries d’Elon Musk et de Donald Trump sur les réseaux sociaux, la question de la liberté d’expression en ligne – et donc de ses limites – demeure entière. Depuis un certain temps déjà, les partisans du « de-platforming » sur les médias sociaux, c’est-à-dire du bannissement de certaines personnes considérées comme néfastes – affirment que les entreprises privées n’ont pas le devoir de protéger la liberté d’expression. Certes, il est vrai que refuser à quelqu’un l’accès à telle ou telle plateforme n’équivaut pas à lui retirer le droit de s’exprimer. Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Quant une classe de milliardaires toujours plus riches contrôlent la majorité des journaux, des chaînes de télévision et des sites web, mais aussi les plateformes de médias sociaux utilisées par des centaines de millions d’entre nous, la menace sur la liberté d’expression devient néanmoins extrêmement forte.

Dès lors, le rachat de Twitter par Elon Musk, plus encore que le voyage de Jeff Bezos dans l’espace, constitue peut-être la plus grande déclaration d’intention ploutocratique de l’histoire. Dans une économie capitaliste, l’argent donne le pouvoir. Quel niveau de pouvoir sommes-nous prêts à laisser à des individus qui sapent les voix de millions d’autres ? Les années 2020 vont être le théâtre d’une lutte pour la survie des démocraties libérales face à des concentrations de richesses toujours plus indécentes, qui n’ont rien de démocratiques. Or, ceux qui prônent une redistribution radicale des richesses vont se trouver face à la puissance de feu des milliardaires et de leurs médias, qui vont tout mettre en œuvre pour les censurer et les caricaturer. Plus que jamais, de nouveaux médias, indépendants des pouvoirs de l’argent, sont nécessaires pour construire une société alternative à la ploutocratie actuelle.

Un dernier pas de danse avant la catastrophe…

© C à vous, 13/04/2022

L’hymne à la joie, les sourires radieux d’Emmanuel Macron, les pas de danse de la ministre Barbara Pompili : l’heure était à la réjouissance hier soir. Le ton, léger, tranchait avec l’atmosphère de plomb qui avait caractérisé l’entre-deux-tours. Le péril écarté, la France des gagnants de la mondialisation recommençait à afficher son bonheur d’exister et de régner. Certains n’avaient pas attendu la victoire d’Emmanuel Macron pour le faire. C’est le cas de Raphaël Enthoven, qui exposait candidement son incompréhension face au vote populiste le 13 avril : « Je m’étonne qu’un pays qui est en bonne santé, qui fonctionne, qui repart, qui a de l’influence, qui est en pointe de la lutte contre l’islamisme, dont la bouffe est sublime et dont l’équipe est championne du monde au football, je m’étonne que ce pays-là joue au con à ce point avec son bulletin dans l’urne. »

Entreprendre une critique de fond de la « pensée » de Raphaël Enthoven n’est pas évident. Si l’on peut critiquer une philosophie, la tâche se complique lorsqu’on se trouve en face de fragments de réflexion, de bribes de morale dispensées au hasard des matinales et aussitôt approuvées par un présentateur ravi. La pensée d’Enthoven est contenue dans son personnage et, pour tout dire, s’y résume.

Un cogito errant dans l’ouate 

Si certains penseurs ont à cœur de se dresser contre leur époque, ce n’est pas le cas de Raphaël Enthoven, qui en est le produit chimiquement pur, pour ne pas dire l’incarnation même. Enthoven, qui a l’humilité de se revendiquer simple « professeur de philosophie » – portons cela à son crédit – prodigue à qui veut l’entendre sa « morale de l’info » dans laquelle reviennent systématiquement les mêmes thèmes : de l’emballement des réseaux sociaux à la critique sans nuances des populismes.

Quelques auditeurs, trop pressés sans doute, s’en contentent pour convoquer Nizan et le qualifier de chien de garde. Mais le professeur Enthoven est plus que ça. On a connu bien des défenseurs acharnés de l’ordre établi, idéologues forcenés qui avaient, sinon le mérite de croire en quelque cause, au moins celui de vouer une détestation profonde à une autre. Enthoven n’est pas de ces gens. Un chien de garde est supposé défendre un ordre, un système, une idée, fût-ce hypocritement ; Enthoven ne se donne même pas cette peine. Il se refuse à appartenir à une caste, à un parti ou au tout Paris : il vaut mieux que ça, il est Lui. Se faire l’avocat d’une doctrine, en effet, lui répugne. Défendre quelque-chose de plus grand que lui l’effraie. Intelligent, cultivé, charmeur, comment lui reprocher de tomber amoureux de son reflet ?

À l’occasion de ses chroniques régulières le professeur Enthoven dispense, par un geste relevant de l’onanisme dépassionné, la morale d’une époque qui n’en a pas. Il le reconnaîtra volontiers, sa vérité n’est pas la vérité. S’il est si critique envers les – ismes, il est pourtant le thuriféraire le plus abouti du nihilisme. Produit de la déconstruction, Enthoven est le champion du relativisme. Sa fascination pour le cogito retiré du monde afin de mieux le comprendre se double du geste d’orgueil de celui qui s’accommode d’un monde désenchanté. Quel besoin a-t-on d’un absolu quand on peut prétendre se perpétuer par la seule force de sa pensée ? Plus socratique que Socrate, Enthoven veut faire accoucher les esprits, contre eux-mêmes s’il le faut.

Ce qui démarque Enthoven, c’est son éclectisme et la facilité avec laquelle il passe d’un auteur à l’autre, appelant tantôt Descartes, tantôt Spinoza – tantôt Nietzsche, tantôt Kropotkine. Ce faisant, il se pare des atours de la neutralité et interpose entre lui et son sujet des doctrines auxquelles il retire toute leur force. L’objectivité apparente d’Enthoven cache pourtant mal le fait qu’il prend le parti du statu quo, d’une manière renforcée par la confusion des idées et la juxtaposition des auteurs.

Philosophe officiel de l’époque, il organise le relativisme, institutionnalise le nihilisme et déroule avec délice une philosophie en forme de politesse du désespoir. Sachant parmi les sachants, il s’épuise à chercher la vérité en craignant de la trouver un jour.

Tant que la musique ne s’arrête pas, continuer de danser

Pour Enthoven en effet, croire est toujours une faiblesse. Les absolus sont dangereux car ils amènent la certitude, laquelle contrevient à la démarche philosophique. Déconstruire le Maître Enthoven en convoquant Marx et la onzième thèse sur Feuerbach, c’est déjà lui faire un grand honneur ; pour lui néanmoins, aspirer à la transformation du monde plutôt qu’à sa seule interprétation confine à l’hérésie épistémologique. Le philosophe se salit lorsqu’il pénètre dans la Cité, la philosophie s’abîme quand elle intègre le monde.

Enthoven a une trop haute estime de sa discipline pour aspirer à changer les choses. Il se complaît dans un océan de concepts, accumule les références, appelle les grands auteurs, construit des raisonnements alambiqués pour finalement en tirer des leçons qui n’en sont pas. Aucune vérité n’est stable, rappelez-vous.

Enthoven aime la philosophie pour elle-même et se plaît à le montrer. Sans doute se retrouvera-t-il dans la prose du théoricien de « l’art pour l’art ». Au royaume des abstractions, il est maître en sa demeure.

Le philosophisme du professeur Enthoven l’amène naturellement à croiser le fer avec tout ce qui peut ressembler à une pensée de système. Sans doute regrette-t-il de n’avoir pas pu jouer les « nouveaux philosophes » aux côtés de BHL et Glucksmann qui ont – n’en doutons pas – contribué d’une manière décisive à abattre le système communiste, sans doute encore se trouve-t-il des cibles de remplacement en attaquant les forces politiques qui ressemblent le plus à l’ennemi d’autrefois.

Il y a du Don Quichotte dans la démarche consistant à partir en guerre contre des populismes tenant lieu de moulins, faute de n’avoir pas pu contribuer au grand combat anti-communiste d’antan.

Le problème avec Enthoven, c’est que sa croisade personnelle, par exemple contre la France insoumise régulièrement amalgamée avec le Rassemblement National ou contre tout ce qui pourrait ressembler au peuple, se fait à des heures de grande écoute. Le problème, c’est encore que ce n’est pas l’acte d’un simple opposant politique désireux d’entretenir le pluralisme, c’est davantage qu’on y lit en filigrane le refus du politique lui-même. La contradiction ne doit exister que dans l’univers vaporeux d’une éthique de la discussion, sitôt qu’elle s’extrait d’un endroit imaginaire où les libres penseurs en quête de vérité débattent sereinement, elle se corrompt au contact des rapports de force et des passions. Derrière l’amour du débat hors-sol se cache le refus du politique, la peur du peuple et de la démocratie.

Enthoven est un libéral, il voudrait croire à une communauté de cogitos discutant et contractant librement, il réfute les rapports de force, n’accorde aucun crédit aux pensées déterministes et ne connaît rien de la violence du monde d’en bas. Sa critique sans cesse renouvelée de la dictature des réseaux sociaux n’est rien d’autre que l’expression dernière d’une réactualisation de la psychologie des foules façon Gustave Le Bon. La foule est irrationnelle et intrinsèquement totalitaire, dès lors qu’elle se mêle de politique, tout peut déraper. Raphaël Enthoven n’est finalement rien d’autre que le philosophe officiel de la fin de l’histoire. Point de doctrine, point d’absolu, tout ce qui peut ressembler à une certitude est à déconstruire, tous les mots qui prennent une majuscule apparaissent menaçants. Enthoven a peur de l’Histoire et de ses chaos. L’irruption du peuple dans celle-ci est toujours un risque, sinon une erreur à prévenir ou à corriger.

Mais pour le moment, Enthoven jouit dans un océan de concepts. Il danse tant que la musique ne s’arrête pas, retardant toujours le moment où l’Histoire recommencera.

Le chant du cygne de l’impérialisme russe

La population russe ne sortira pas indemne de la guerre d’agression menée par le Kremlin. Déjà touchée par les sanctions occidentales, elle verra sa situation socio-économique se détériorer si celles-ci sont amenées à durer. Mais il y a plus : l’État russe, qui concilie de manière précaire des intérêts oligarchiques, pourrait entrer dans un stade de crise, tant ses élites sont divisées au sujet de la guerre. Enfin, la Russie a de fortes chances de sortir affaiblie de cette séquence – reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine… et confrontée à une OTAN renforcée sur son flanc Ouest.

Le conflit ukrainien apparaît comme le produit d’une série de crises remontant à une époque plus ou moins lointaine. Le facteur de long terme est la crise définitive de l’idée nationale-impériale du XIXe siècle, aujourd’hui anachroniquement réaffirmée par le chef d’État russe – après avoir été rangée au placard par l’expérience soviétique. Sur le moyen terme, nous assistons à la sortie chaotique de l’expérience multinationale de l’URSS ; les différents États qui ont émergé de cet effondrement partagent une même incapacité à réorganiser les relations entre des pays liés par mille fils historiques, culturels et identitaires.

Hic et nunc, enfin, c’est la tentative menée par Vladimir Poutine de mettre à bas tout un paradigme de relations internationales où le temps joue contre lui. S’il semble encore possible au chef d’État russe de réduire l’Ukraine au rang de voisin inoffensif, gouverné par un État failli, cela lui sera hors de portée dans cinq ou dix ans.

L’une des conséquences les plus tangibles de cette guerre réside dans le renforcement de la mythologie nationale ukrainienne. Vladimir Poutine avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier !

L’impérialisme requiert des moyens conséquents. Quiconque connaît l’Europe de l’Est sait que la bataille de Moscou pour l’hégémonie dans cette région est déjà perdue. Ses frontières occidentales sont parsemées de voisins – de Tallinn à Bucarest, de Varsovie à Kiev – qui ne veulent plus rien avoir à faire avec lui. Quels que soient leurs nombreux points de discorde, ils sont unanimes sur un point : plus jamais Moscou.

Cette guerre est le dernier coup d’estoc porté par un gouvernement aux abois ; elle accélère la longue crise de l’hégémonie russe. Chacune des décisions de Vladimir Poutine diminue la marge de manœuvre pour les suivantes – jusqu’à ce qu’elle soit réduite à peau de chagrin.

Retour du bâton

La guerre s’achèvera bientôt, et elle s’achèvera en catastrophe pour la Russie. Le pays est en effet gouverné par un système sénile et usé, qui fonctionne sur un équilibre précaire entre les intérêts des oligarques et des grandes entreprises. Institutionnellement fragile, l’État russe est fondé sur la gestion clientéliste et paternaliste d’une architecture fédérale complexe – au sein de laquelle de nombreux citoyens culturellement non-russes ne voient pas d’un bon oeil le tournant national-impérial de Vladimir Poutine. Fortement interconnectée avec l’Occident, l’économie russe se trouve dans une position subalterne sur tous les fronts, à l’exception de l’approvisionnement en gaz. Démoralisée et désabusée, l’opinion publique, quant à elle, réagira avec colère aux gigantesques coûts d’une guerre impopulaire.

Qu’a donc accompli le chef d’État russe, en l’espace de quelques jours ?

Il a tout d’abord renforcé la mythologie nationale ukrainienne ; il avait déclaré que l’Ukraine n’existait pas – ce qui est à présent difficile à nier ! Il a fourni une légitimité éclatante aux éléments d’extrême droite – y compris néo-nazis – de la société ukrainienne, qui revendiquent tout le mérite de la résistance contre l’envahisseur. L’extrême droite ukrainienne n’est pas la seule à profiter de la conjoncture : elle porte également les mouvements fascistes russes. Le ton du discours public russe est en effet donné par les nationalistes, militaristes et fascistes de tous bords.

[NDLR : pour une analyse des mouvements d’extrême droite ukrainiens, lire sur LVSL l’article de David Fontano : « Nationalisme ukrainien : mythe et réalité »]

Vladimir Poutine a également détruit le semblant de softpower russe qui subsistait encore en Europe de l’Est. Il a renforcé les perspectives d’expansion de l’OTAN, et l’a rendue attrayante pour des pays qui, auparavant, la regardaient d’un oeil distant – comme la Finlande. Il a envenimé les relations avec Pékin qui – si l’on fait fi de ses intérêts propres en Ukraine – proclame haut et fort l’intangibilité des frontières nationales et n’a aucune envie de se pendre à la corde de Poutine.

Et après ?

Une Russie reléguée au rang des États voyous, appauvrie, sans doute contrainte à une dépendance croissance à l’égard de la Chine, confrontée à une OTAN renforcée à l’Ouest ?

La guerre de Poutine donnera à l’Ukraine une centralité sans précédent ; elle sortira de ce conflit grandie d’un prestige nouveau, avec une cohésion patriotique renouvelée, ainsi – du moins peut-on le conjecturer – qu’une hégémonie politique durable pour la droite nationaliste la plus dure. Une telle Ukraine sera la clé de voûte de la politique américaine – et « européenne » – dans la région est-européenne. Cela signifiera un rééquilibrage substantiel des rapports de force dans cette zone.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre.

Quelle porte de sortie pour la Russie ? Plusieurs voies sont envisageables :

• Un changement radical d’orientation politique

• L’enlisement dans la situation actuelle, avec les conséquences décrites plus haut et un déclin inévitable de la puissance russe.

• Un coup d’État et la mise à l’écart de Vladimir Poutine pour préserver les oligarques et les intérêts des entreprises qu’il ne protège plus – un nombre croissant d’entre elles s’opposant à la guerre et à ses conséquences néfastes sur l’économie russe.

• Un effondrement de l’État russe

L’issue la plus souhaitable, à l’heure actuelle, réside certainement dans un départ de Vladimir Poutine à l’issue d’élections – du moins partiellement – libres. Mais quelle force politique, dans la Russie contemporaine, a intérêt à un tel processus, ou pourrait le superviser ?

Sans doute pas le patriarche de l’Église orthodoxe russe, dont les dernières déclarations – soutenant la guerre, bien qu’appelant hypocritement à épargner les vies civiles – l’ont discrédité ; pas plus que membres du Parlement, ou ceux de la Cour constitutionnelle. Tous sont des créatures de Vladimir Poutine. Des décennies de glissement autoritaire ont amené le pays à un point où il n’est pas possible de concevoir une institution qui pourrait servir de garant au processus de démocratisation.

Désastre pour la population russe

Quid de l’opinion publique ? Les Russes, dans leur grande majorité, sont hébétés. Peu imaginaient qu’une telle issue puisse être envisageable à l’égard d’un pays si proche, géographiquement et culturellement.

Le « Russe du quotidien » n’a pas les moyens de comprendre les conséquences à long terme de cette guerre. Il imagine qu’il va continuer à vivre comme avant ; depuis des années, les médias gouvernementaux lui répètent que les réserves financières et aurifères russes permettront au pays d’être autosuffisant. En réalité, les sanctions décrétées contre la Russie, en particulier son débranchement partiel du système SWIFT et le gel de ses devises – qui résident dans des banques étrangères – affecteront durement l’économie russe.

[NDLR : lire sur LVSL l’article de Frédéric Lemaire : « Sanctions contre la Russie, une arme à double tranchant » et celui de Julien Chevalier, Yannick Malot et Sofiane Devillers Guendouze : « SWIFT : l’arme atonique ? »]

L’or n’est guère utile pour effectuer des paiements courants. Même si l’on envisageait de le vendre à ce stade, on ne sait pas sur quels comptes le produit de la vente pourrait être versé. Le rouble continuera de s’effondrer et les circuits d’importation seront frappés d’une inflation croissante ; les prix des biens de consommation vont s’envoler tandis que les marchandises vont se raréfier, dans un pays où l’inégalité des revenus est considérable et où il n’existe pas de protection sociale efficace. En dehors de Moscou, le revenu moyen des Russes varie entre 300 et 600 euros par mois.

L’économie russe est plus fragile qu’elle ne le semble, affaiblie par des décennies de pillage oligarchique à tous les niveaux. Même les principales compagnies aériennes ne possèdent pas leurs avions, car ils sont presque tous loués à des compagnies étrangères : si elles le décidaient, le tourisme se tarirait indéfiniment en Russie.

Une majorité de Russes adhère probablement à la propagande du Kremlin. Mais que dit-elle ? Elle ne mentionne pas qu’il s’agit d’une guerre de conquête, elle n’évoque pas les crimes commis contre la population ukrainienne ; elle évoque une opération rendue nécessaire pour sauver le peuple ukrainien lui-même du militarisme, du nazisme et de l’asservissement à l’impérialisme américain. Les Russes qui soutiennent les opérations militaires russes pour ces raisons ne sont donc pas des appuis de long terme pour le régime.

Dans l’opinion publique russe, on trouve cependant une forte fraction nationaliste et autoritaire. Cette fraction est moins importante en termes quantitatifs que par sa richesse et son pouvoir au sein de la société. Oligarques et anciens combattants, policiers et membres des services secrets, groupes liés au commerce d’armes, associations « patriotiques »… Le risque d’une guerre civile n’est pas à exclure – dans un pays doté de la bombe nucléaire. Avec une issue qui pourrait être celle d’une dictature fascisante.