Les sources du conflit yéménite

La République du Yémen est déchirée depuis plus d’une décennie par une succession de luttes internes et externes. Entre l’unification du pays en 1990 et la guerre du Saada en 2004, le pays a connu seulement quatorze années de relative stabilité. Depuis 2014, il est sujet à une guerre civile, qui concerne principalement les rebelles houthis chiites et les loyalistes de l’ex-président Ali Abdallah Saleh, ainsi qu’à des exactions sporadiques, provenant notamment des combattants de l’AQPA (Al-Qaïda dans la péninsule arabique NDLR) et de la branche yéménite de l’organisation État islamique. Le conflit s’est internationalisé depuis 2015, avec la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, intervenant plusieurs fois sur le territoire. Retour sur les sources de ce conflit dans ce pays de 27 millions d’habitants – l’un des plus pauvres du Moyen-Orient.


Les deux Yémens

Pays le plus pauvre du Moyen-Orient, le Yémen serait-il victime d’une « guerre silencieuse », comme l’ont baptisé un certain nombre de médias – avant, bien souvent, de renouer avec le silence médiatique qui caractérise ce conflit ? L’ONU a qualifié la situation yéménite de « pire crise humanitaire actuelle au monde ». La famine – qui menace 14 millions de Yéménites – et le terrorisme et les insurrections qui y grondent menacent fortement la stabilité du pays. Le Yémen, sous les bombardements incessants de la coalition arabe menée par l’Arabie Saoudite, n’existe et ne fonctionne pratiquement plus en tant qu’État. Pour comprendre les enjeux et le contexte historique de cette crise, il faut remonter au renversement du royaume du Yémen, dans les années 1960, et à la scission du Yémen en deux régimes différents : un État islamique au Nord, un régime marxiste à parti unique au Sud, jusqu’à son unification en 1990. Le Yémen actuel a été fortement marqué par la division entre deux États et deux régimes politique très différents.

Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXe siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé. Une lutte s’engage entre indépendantistes à tendance socialiste arabe (nationalisme arabe, NDLR) soutenus par l’Égypte panarabiste de Gamal Abdel Nasser, et les Britanniques. Le 30 Novembre 1967, le Yémen du Sud officialise son indépendance. L’aile marxiste du Front de libération nationale du Yémen (FLN du Yémen NDLR) prend le pouvoir en 1969. En 1970, la « République démocratique populaire du Yémen » est née, d’inspiration soviétique, avec la fusion de tous les partis politiques dans la création d’un parti unique.

« Le sud du pays, colonisé par l’Inde britannique dès le XIXE siècle, voit, en 1967, l’instauration d’une République d’idéologie marxiste, la seule dans le monde arabe à avoir existé »

Le nord du pays, où les musulmans ont été les plus présents par le passé, est l’un des berceaux de la culture islamique, et plus particulièrement du chiisme. Le royaume du Yémen, monarchie chiite, présent depuis le IXe siècle, et marqué historiquement par diverses occupations et soumissions de la part de l’Empire ottoman, devient officiellement un royaume chiite en 1908 sous le règne de Yahya Mohammed Hamid ed-Din. Un coup d’État, mené le 27 septembre 1962 par des nassériens, renverse la monarchie chiite.

Ils prennent le contrôle de Saana et déclarent la République arabe du Yémen. S’ensuit alors une guerre civile entre monarchistes au Nord, soutenus par la Grande-Bretagne, la Jordanie et l’Arabie Saoudite, et nationalistes arabes au Sud, soutenus par la République arabe unie (République éphémère, sur l’idée d’un modèle d’union panarabiste voulu par Nasser, composée des actuelles Égypte et Syrie) et l’URSS. Le conflit, souvent interprété comme « une guerre par procuration entre l’Arabie Saoudite et l’Égypte » se solde par le retrait du soutien de l’Égypte – affaiblie militairement et financièrement par la guerre des Six-jours – en 1967 avec le sommet de Khartoum, qui marque la fin de l’offensive égyptienne. Peu après, les royalistes assiègent Saana jusqu’en 1968 et prennent le contrôle du territoire.

La République arabe du Yémen est créée officiellement en 1970, sous le contrôle du Nord, après que l’Arabie Saoudite et les puissances occidentales ont reconnu le gouvernement officiel. Le régime instaure une République (islamique) à parti unique en 1982.

La réunification du « Grand Yémen » et l’internationalisation des conflits internes

La réunification du Yémen se fait après quelques années de normalisation des relations entre le Nord et le Sud. Cependant, le processus et les négociations entamées en 1972 se trouvent retardés à cause de la menace d’une guerre civile ouverte en 1979 qui fait suite à de nombreuses tentatives avortées de coups d’État, tant dans le Sud que dans le Nord (respectivement à Aden et à Saana). Les négociations et la volonté d’unification sont réaffirmées lors d’un sommet au Koweït en mars 1979. Malgré tout, ces négociations sont entachées de tentatives de déstabilisation dans le nord du pays, après que le Sud a armé des guérillas marxistes, mais elles reprennent en 1988, avec un plan d’unification clair tant politiquement que constitutionnellement.

Le fait que ce processus de réunification prend autant de temps est lié aussi bien aux deux situations politiques distinctes du Nord et du Sud, qu’au contexte de guerre froide dans le monde arabe avec le soutien financier et matériel de l’URSS au Sud et des puissances occidentales au Nord. La désescalade des tensions entre Nord et Sud est donc associée à la fin de la guerre froide dans le monde arabe et à la reprise des négociations dans les années 1980 entre Nord et Sud.

La République du Yémen naît le 22 mai 1990. Une nouvelle Constitution est soumise à l’approbation du peuple yéménite, et ratifiée en mai 1991. Ali Abdallah Saleh, ancien président du Nord, devient le président de la République du Yémen, alors que Ali Salim Al-Beidh, secrétaire général du Parti socialiste yéménite (parti unique dans le Sud) devient vice-président. Ils se fixent l’objectif d’une période de transition de trente mois pour réussir à stabiliser et à fusionner les deux systèmes politiques et économiques.

D’anciens cadres socialistes de l’ancienne République démocratique populaire du Yémen tentent de faire sécession dans le sud du pays réunifié, de mai 1994, jusqu’à la fin de cette éphémère guerre civile en juillet 1994. Ce conflit interne marque l’unification finale du territoire, et débouche sur la volonté de reconstruction d’un pays larvé par les guerres et les conflits incessants. En juin 2004, commence alors l’insurrection houthiste.

Économiquement, le Yémen est l’un des pays les plus pauvres du monde. Il n’intègre (en tant que 160e pays) l’OMC qu’en juin 2014. Le pays souffre de graves pénuries d’eau, au point que les spécialistes de la question se penchent sur le cas du Yémen et d’une possible guerre de l’eau dans cette région dès le début des années 2000. En effet, les terres agricoles sont pauvres, et l’agriculture ne représente qu’environ 10 % du PIB. Peu après le début de la déstabilisation notoire de l’État central, on estime qu’environ 30 % des terres agricoles sont utilisées pour la culture du khat, une plante narcotique douce, très prisée au Yémen, dont la culture nécessite un gros apport d’eau et qui utiliserait de 40 à 45 % des ressources en eau du pays.

Le pétrole représente environ 80 % des revenus gouvernementaux et étatiques, et 90 % des exportations yéménites. Peu avant le début de l’instabilité économique et politique du pays, les exportations de pétrole étaient à environ 350 000 barils par jour, passant à moins de 200 000 voire 150 000 barils par jour selon certains observateurs depuis le début de la guerre civile. Les principaux clients du Yémen sont des pays d’Asie ou du golfe Arabique, avec en tête 30 % de ses exportations pour la Chine.

De fait, le Yémen est un pays avec un État central structurellement faible. En effet, il est divisé en plusieurs grandes tribus (environ soixante-quinze) groupées elles-mêmes en confédérations de tribus, ensuite subdivisées en divers clans à travers tout le pays. Ces divisions qui s’appliquent sur des zones géographiques spécifiques – donc éclatées à travers le pays – se superposent à des différences religieuses, dans un pays où le sunnisme est majoritaire, mais où le chiisme a régné durant plus d’un millénaire sous la forme étatique d’une monarchie chiite (de tendance zaydite).

« La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entre les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydites et sunnites »

L’échiquier politique yéménite a toujours été marqué par la présence de confédérations de tribus et de clans. La fragilité de la structure centrale de l’État a partie liée avec les mésententes entres les différents clans et tribus, et les conflits politico-religieux entre chiites zaydite et sunnites, ces derniers étant majoritaires dans le pays, et soutenus par l’Arabie Saoudite wahhabite et les pétromonarchies du golfe Arabique dans leur ensemble.

Si l’internationalisation du conflit yéménite n’est pas neuve, elle s’est accrue durant ces dernières années. L’Arabie Saoudite était déjà un soutien du pouvoir en place (de la monarchie chiite au Nord, souvent présentée comme proche des puissances occidentales) avant l’instauration de la République, se retirant après une période de stabilisation quelques années avant la réunification des deux Yémens. L’ingérence de l’Arabie Saoudite et de sa guerre par procuration contre l’Iran a fragilisé le Yémen et sa structure centrale. L’Iran, de son côté, bien que ne partageant pas le courant politico-religieux des zaydites, ne reste pas indifférente face à l’insurrection houthiste, et arme et soutient ce soulèvement.

Cette guerre par procuration, attisée par l’Arabie Saoudite et la coalition internationale arabe (« Alliance Militaire Islamique ») créée par Mohammed Ben Salmane à cette occasion pour officiellement « combattre le terrorisme dans le monde », est alimentée aussi par la France et les États-Unis. La France est le premier pays fournisseur d’armes et de logiciels de guerre destinés à contrer l’insurrection houthiste. Les États-Unis, quant à eux, fournissent un soutien logistique à l’Arabie Saoudite en plus de cargaisons d’armes en quantité considérable. Alliés à l’Arabie Saoudite pour des raisons géostratégiques, la France et les États-Unis souhaitent s’assurer qu’elle demeure hégémonique dans cette région du monde et ne recule pas face à l’Iran.

Le zaydisme : la matrice religieuse de l’insurrection

Les partisans de Houthi (chef religieux et ancien membre du parlement yéménite et fondateur du mouvement des houthis) sont les héritiers nostalgiques de la monarchie chiite zaydite ; présente depuis le IXe siècle jusqu’à la révolution républicaine de 1962 ; principalement installés dans le gouvernorat de Sa’dah et dans le nord-ouest du pays.

L’insurrection houthiste a pour but politique la réinstauration de cette monarchie zaydite, système politico-religieux proche du califat islamique, avec comme chef d’État et guide spirituel uniquement l’un des descendants de la lignée d’Ali, gendre et cousin du prophète, quatrième imam de l’Islam et premier imam pour les chiites.

Le chiisme zaydite, est aujourd’hui presque exclusivement représenté au Yémen, même si de rares minorités existent en Inde, en Iran, ou en Arabie Saoudite. On retrouve cependant de nombreux fondateurs de dynasties, comme Moulay Idriss, fondateur de la dynastie des Idrissides au Maroc (789), ou Sidi Sulayman Ier, fondateur de la dynastie des Sulaymanides en Algérie (814).

« On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, DE par son concept politico-religieux »

Le zaydisme est une branche particulière du chiisme. En effet, les zaydites rejettent la notion d’occultation de l’imam (chacune des branches du chiisme ayant son « imam caché » par rapport à la descendance d’Ali. Il s’agit de légitimité quant au titre d’imam dans l’histoire islamique).

Les chiites ismaéliens, quant à eux, prétendent qu’il y a quatre imams cachés, alors que les duodécimains considèrent que le dernier imam n’est pas mort, mais a été occulté. On attribue souvent au zaydisme le fait d’être le courant du chiisme le plus proche de l’islam sunnite, de par son concept politico-religieux, mais aussi par le fait d’être en conflit avec les écoles de pensées traditionnelles chiites quant à l’occultation, ou à l’application d’une stratégie politico-religieuse.

L’école de pensée zaydite affirme que seul l’un des descendants directs d’Ali, l’un des premiers califes de l’Islam et acteur majeur dans le schisme de l’islam (sunnisme/chiisme), mérite de diriger la monarchie. C’est l’un des piliers de la pensée zaydite, d’où l’installation sur la longue durée de l’insurrection houthiste et de l’ambivalence de l’ex-président Saleh – lui-même chiite – quant au mouvement des houthis.

Si la situation est aujourd’hui si compliquée et complexe à saisir, il faut revoir l’influence des différents acteurs de la région, et l’influence des puissances occidentales, du panarabisme qui a marqué le XXe siècle dans le monde arabe, et l’omniprésence du chiisme zaydite uniquement présent sur le territoire yéménite.
Malgré le silence parfois absurde des médias occidentaux sur la guerre yéménite, certaines tribunes consacrent quelques analyses de cette guerre, cependant laconiques quant aux origines mêmes du conflit. En raison de l’extrême complexité des événements qui ont mené à la situation actuelle et à la déliquescence structurelle de l’État yéménite.


Note de vocabulaire :

Schisme de l’islam : (Fitna en arabe, on parle ici de la première fitna) La mort de Mohammed, le dernier prophète de l’Islam, marque un tournant dans l’histoire islamique. Dans la continuité du califat, il faut trouver un successeur pour le contrôle du territoire ainsi que pour le commandement des croyants et des armées. Certains proches et compagnons préfèrent se référer à la « sunna » (aux lois tribales et traditionnelles, ce qui donnera le courant sunnite, dérivé de sunna, donc) et choisissent Abou Bakr comme successeur, tandis que d’autres se tournent vers Ali, cousin et gendre du prophète, (Chiya Ali en arabe, ce qui donnera le chiisme).

Sunnisme : courant majoritaire de l’islam. Souvent présenté (à raison) comme le courant orthodoxe de l’islam. Se réfère à la « sunna », la ligne conductrice de Mohammed, dernier prophète de l’Islam. Environ 90% des musulmans dans le monde sont sunnites.

Chiisme : courant minoritaire de l’islam. Se différencie du sunnisme de part son histoire dans le schisme de l’islam. Les chiites se réfèrent à Chiya Ali, cousin et gendre du prophète comme premier imam successeur du prophète.

Nationalisme arabe : Le nationalisme arabe se réfère fondamentalement à ce que l’on appelle aussi le socialisme arabe. Il s’agit d’un panarabisme (mouvement politique qui tend à unifier tous les peuples arabes NDLR) à l’initiative de Gamal Abdel Nasser, premier président de la République arabe d’Égypte et pionnier de la culture politique de l’identité arabe. Il s’agissait de s’unir contre le colonialisme et de se fonder en une puissance économique, culturelle, militaire contre le bloc occidental.

Le roi est mort – Emmanuel Macron n’est que vassal

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Emmanuel Macron a réussi ce que ses deux prédécesseurs ont échoué à faire : forger sa propre image en réécrivant l’histoire française. Un geste typologique lourd de sens qui consiste à se présenter comme l’héritier des grandes figures présidentielles et monarchiques de la France. Un geste voué à l’échec, dans un contexte où la France a abandonné sa souveraineté face à la mondialisation : Macron n’est que vassal ; il ne pourra que singer les rois.


« Il y a là une différence nette entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. »

Le 21 janvier 1793 un homme monta sur l’échafaud. Il posa sa tête sur la lunette de bois ; puis, tel un éclair, la lame tomba pour mettre fin, une fois pour toutes, au règne des Bourbons. Aujourd’hui, on a néanmoins l’impression que le spectre de ce roi nous est revenu pour hanter le paysage médiatico-politique français. Ainsi, pour donner uniquement des exemples qui démontrent la présence de ce trope là où il peut le plus étonner, c’est-à-dire à gauche, il suffit de citer l’article publié par Mediapart le 27 janvier qui retrace une semaine symbolique dans la vie du nouveau « roi-soleil » Emmanuel Macron ; dans la même veine, Jean-Luc Mélenchon a publié trois jours plus tard un billet sur son blog intitulé « La semaine du roi des riches ».[i] Parler du  « monarque présidentiel » de la Cinquième République relève du lieu commun, mais cette identification entre Emmanuel Macron, président démocratiquement élu, et la figure du roi y ajoute une nouvelle dimension puisque c’est Emmanuel Macron lui-même qui a forcé cette comparaison et y recourt incessamment de manière plus ou moins indirecte en se parant des symboles liés à la royauté : la pyramide du Louvre, Chambord, Versailles etc.

C’est là une différence indéniable entre Macron et ses prédécesseurs : il s’est choisi une image et ce choix a été accepté même par ses adversaires les plus féroces. Sur le plan symbolique, dimension essentielle du champ de bataille culturel et discursif, cela revient à une victoire considérable. On a beau essayer de faire de lui un « président des riches » et d’ironiser sur sa prétendue royauté, l’organisation ultra-verticale de LREM, sa complaisance décomplexée avec la finance et les grandes fortunes, ses duperies pseudo-écologiques ; tant qu’il réussit à se présenter comme roi, il peut pleinement assumer l’impopularité. Car il fait, il avance, il agit inexorablement, tel un monarque éclairé qui brandit le bien commun ignoré par les masses que seul lui, le roi-philosophe, peut connaître et mettre en œuvre. Son autorité reste intacte malgré tout. Elle prend ainsi une toute autre tonalité que celle de François Hollande qui détenait certes jusqu’à la fin de son mandat le pouvoir légal mais qui avait perdu toute légitimité populaire. Cette dernière est le mot-clé pour comprendre le geste typologique que Macron porte sur l’histoire afin de légitimer le présent par un passé bien revisité : la souveraineté du roi n’est pas directement déterminée par l’acquiescement du peuple.

Revenons au commencement. Car le coup a été préparé avec soin. En juillet 2015, bien avant l’annonce de sa candidature à la présidentielle de 2017, Emmanuel Macron se prononce dans l’hebdomadaire Le 1. Interrogé sur sa vision de la démocratie, il répond :

“Dans la politique française, cet absent est la figure du roi, dont je pense fondamentalement que le peuple français n’a pas voulu la mort. La Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. Le reste du temps, la démocratie française ne remplit pas l’espace. On le voit bien avec l’interrogation permanente sur la figure présidentielle, qui vaut depuis le départ du général de Gaulle. Après lui, la normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. Pourtant, ce qu’on attend du président de la République, c’est qu’il occupe cette fonction. Tout s’est construit sur ce malentendu.”[ii]

Pendant la campagne présidentielle on a beaucoup entendu parler de récit ou roman national. Le geste fait par Macron s’inscrit dans la logique d’un tel récit – c’est un acte d’interprétation et de réécriture. Un acte qui relève de la typologie, pratique théologique consistant originellement en une lecture de l’Ancien Testament à travers le prisme de l’Evangile, pratique qui a pénétré les récits politiques de toute sorte depuis très longtemps et qui a par exemple permis aux Jacobins de se revendiquer de la République Romaine. La typologie est un outil idéologique puissant, puisqu’elle permet de projeter une intentionnalité sur l’histoire : l’état actuel doit être comme il est, there is no alternative. Reconnaître le geste de Macron, reprendre fût-ce en ironisant l’étiquette qu’il s’est attribué lui-même, est donc d’une gravité énorme car même la reconnaissance ironique implique, en filigrane, l’acceptation du récit tel qu’il l’a mis en place.

« Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. »

Lire son récit national devient donc d’autant plus nécessaire, surtout après les dix premiers mois de sa présidence.  Les ordonnances ont été appliquées une première fois avec succès pour réformer le code du travail ; la réforme de la SNCF est censée se dérouler de la même manière. Les mots choisis en 2015 gagnent ainsi une toute autre importance. Face à l’absence non-voulue du roi, la démocratie est défaillante. Elle n’est qu’un pis-aller. Depuis le départ de De Gaulle, dit Macron, ses institutions ne peuvent aucunement garantir une souveraineté stable. « La démocratie ne remplit pas l’espace », dit-il, elle est en crise, de manière permanente. Même si l’on laisse passer le grossier effort de réécriture au sujet de De Gaulle (gommant daredare des événements mineurs comme Mai 1968 et la fuite du Général à Baden-Baden), cette phrase gagne en gravité face à la réforme de la Constitution annoncée, face à cet acmé de servilité imposé d’en haut, cette totale soumission du premier ministre et du gouvernement, du parlement (son président De Rugy, la majorité), par une volonté prétendument suprême, sans même parler de tout l’appareil juridique, la sphère médiatique etc. etc.. On assiste à une « exécutivisation » des institutions de la République grâce à laquelle, pourrait-on croire, Macron confirme ses propres paroles prophétiques en neutralisant tous les contre-pouvoirs existants afin de mettre en place une hégémonie hyperpuissante car guidée par une seule et même volonté. Macron essaie de se faire « leader », il veut faire de l’Etat son corps de Léviathan.

« La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. »

Il est vrai que Macron « marche » mieux qu’un Hollande ou un Sarkozy ; jusqu’alors il exécute de façon très efficace (quoi est à voir plus bas) ; mais on ne peut pas le dire trop souvent : le roi restera mort. La souveraineté monarchique dont il semble se parer n’est même pas usurpée, elle n’existe tout simplement plus. Le roi n’est plus. Le roi est mort. Le roi restera mort. Il suffit de lire l’œuvre de l’historien Ernst Kantorowicz, une des lectures préférées du Président paraît-il, et notamment son ouvrage célèbre Les deux corps du roi. La figure du roi, être double au corps terrestre et au corps céleste, vicaire du Christ sur Terre, n’est plus possible dans un monde foncièrement profane et a fortiori dans une République où la laïcité est devenue à son tour une sorte de religion d’Etat. Sur le seul plan conceptuel, le geste typologique de Macron relève de la duperie. Sa tentative de décrédibiliser la démocratie jusqu’au désir même que le « peuple » pourrait en éprouver ne change rien au fait qu’il reste un représentant démocratiquement élu. Comment comprendre donc un tel geste et les effets d’ « exécutivisation » qu’il entraîne ? Pourquoi dénigrer la souveraineté populaire dont il est, certes de façon précaire, mais tout de même l’avatar afin de prétendre à une autre dont l’obsolescence semble aller de soi ?

« La normalisation de la figure présidentielle a réinstallé un siège vide au cœur de la vie politique. » Cette phrase relève d’un constat vrai : depuis dix ans, les présidents ne sont pas réélus[i], Hollande a échoué avec fracas face à sa fonction et Sarkozy est devenu une caricature. Ils ont dû vider le siège, Hollande a dû abandonner sa prétention à une réélection. Usurper sinon la fonction, du moins le signifiant du roi, démontre un souci de construction discursive censée protéger celui qui a pris sa place, car le siège vacille d’emblée. La fatigue démocratique s’exprimant notamment à travers des taux d’abstention ahurissants est bien réelle, les récentes législatives partielles en ont apporté à nouveau la preuve ; elle a néanmoins d’autres causes que la nostalgie d’un monarque disparu depuis plus de 200 ans.

Dans un entretien à Mediapart du 29 décembre 2017, le secrétaire national d’Europe Écologie-Les Verts, David Cormand caractérise le macronisme comme « un hyper-pouvoir qui accouche d’une hypo-politique ». Cette distinction permet d’indiquer la scission profonde qui caractérise la souveraineté nationale dans le cadre européen actuel et a fortiori celui du chef de l’exécutif français. Cormand renverse néanmoins l’ordre réel des choses. Car c’est précisément parce que le souverain a congédié une partie essentielle de ses pouvoirs – le pouvoir de légiférer librement – que nous assistons à une intensification du pouvoir exécutif, dont nous vivons les velléités depuis des années et dont nous voyons le plein essor maintenant. La création d’un pouvoir législatif extra- et supranational – l’UE –  dont les décisions sont mises en place par les gouvernements nationaux respectifs, a une simple conséquence : par sur toutes les questions essentielles, le pouvoir exécutif est tout ce dont dispose le souverain sur le plan national. Ainsi, si Macron dit qu’il n’y a pas d’alternative, ce n’est pas simplement un mot d’ordre néolibéral, c’est une vérité politique qui caractérise parfaitement la situation de n’importe quel souverain européen obéissant à l’ordre établi et qui donne une direction à l’action d’un gouvernement qui s’est mis à parasiter toutes les instances de pouvoir public, de la sphère juridique à France Télévisions. Plutôt qu’être la manifestation d’une nouvelle souveraineté née des profondeurs de l’histoire de France, l’hyper-exécutif macronien, tel qu’il est en train de se mettre en place relève, dans le meilleur des cas, de l’interrègne des monstres gramscien. Le souci, c’est que Gramsci ne se prononce pas sur sa durée. Et l’exécutif a encore du potentiel.

« En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. »

Quant à cette soi-disant royauté en revanche, la chose est simple. Le roi est mort ; le siège présidentiel est plus proche de la sellette que du trône. La ligne de conduite nous est donc déjà donnée par La Boétie : « Il ne faut pas lui ôter rien, mais lui donner rien » (Discours de la servitude volontaire, Flammarion, 2016),  En voyant et en décrivant Macron comme ce qu’il est et non comme ce qu’il prétend être, en lui refusant un signifiant auquel il n’a pas droit, sa fragilité politique devient évidente et peut devenir un point d’appui pour l’opposition. Ainsi, ce n’est point le nouveau roi de France qui reçoit en janvier 2018 des marchands venus demander un asile financier dans son pays, c’est le président français qui se couche devant les puissances financières du monde car il n’a plus le droit d’investir lui-même dans son propre pays. Ce n’est plus lui qui fait la loi. Macron n’est pas roi, il n’est que vassal. Il singe le roi devant les riches.

 

[i] De fait, sous la Ve République, à part de Gaulle (1965), aucun président n’a été réélu, sauf après une cohabitation : Mitterrand en 1988, Chirac en 2002. Dans cette situation, le président pouvait faire porter la responsabilité de la politique menée au Premier ministre (qui échouait alors à changer de costume)

 

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“Macron est le fondé de pouvoir de la classe dominante” – Entretien avec Bertrand Renouvin

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Poutine et Macron © Версаль

Fils de Jacques Renouvin, résistant royaliste mort en déportation, Bertrand Renouvin est un des fondateurs de la Nouvelle Action Royaliste, mouvement royaliste proche du gaullisme de gauche. Il est par ailleurs membre du Conseil économique et social, après avoir été nommé par François Mitterrand.


LVSL – Macron Pharaon, Macron Jupiter, Macron Roi soleil… Vous qui vous définissez comme royaliste et gaulliste de gauche, et qui avez voté Mitterrand en 1981, considérez-vous que Macron a assimilé la geste gaullo-mitterrandienne ou, pour paraphraser Hugo, est-ce plutôt « Mitterrand le petit » ?

Bertrand Renouvin – C’est encore difficile à analyser. Le nouveau président a produit un certain nombre d’images en rapport avec l’histoire de France et avec la monarchie – que ce soit au Louvre ou à Versailles lorsqu’il a reçu Poutine. Néanmoins, sa pratique des institutions n’est en rien gaullienne puisqu’il fait référence à Versailles qui fut le temple de la monarchie absolue. Ce type de régime a été détruit en 1789 par des révolutionnaires qui, d’ailleurs, ne contestaient pas la monarchie en tant que telle, mais le système de l’absolutisme et de la société d’ordres. Ils ont tenté de construire une monarchie parlementaire avec la Constitution de 1791 qui fut un échec. Le projet fut repris en 1814, avec succès puisque c’est dans le cadre de la monarchie royale qu’on a posé les règles du système parlementaire. La Constitution de la Vème République est dans le prolongement du système parlementaire qui s’est créé du temps de Louis XVIII et de Louis Philippe et qui s’est prolongé dans le cadre de la IIIème République et de la IVème République avec de graves inconvénients qui tenaient à la faiblesse du pouvoir exécutif.

La Constitution de 1958 a instauré le parlementarisme rationalisé – on fixe des bornes au pouvoir de l’Assemblée nationale – et c’est en 1962 que nous sommes passés, avec l’élection du Président de la République au suffrage universel, à ce que Maurice Duverger a appelé une monarchie républicaine. On élit au suffrage universel un chef d’État qui a des pouvoirs limités, définis à l’article 5 de la Constitution, en l’occurrence : le président veille au respect de la Constitution, il assure par son arbitrage la continuité de l’État ; il garantit l’indépendance nationale et l’intégrité du territoire. En réalité, on peut avoir une pratique parlementaire de la Vème République car le chef de l’État n’est pas le chef du gouvernement et le général de Gaulle avait respecté cette distinction. Le régime s’est présidentialisé plus tard, au temps de Giscard et de Mitterrand, car l’organisation pyramidale unissant le parti dominant, le chef du gouvernement et le président de la République n’a cessé de se consolider.

Macron s’inscrit dans cette présidentialisation puisqu’il cherche à être le chef du gouvernement au détriment du Premier ministre. Donc il n’est pas revenu à une conception gaullienne des institutions. Avec la crise ouverte depuis la démission du CEMA Pierre de Villiers, on voit qu’il entend être le chef direct des armées et qu’il a une conduite autoritaire de l’État avec un parti qu’il voudrait soumis, un Premier ministre aux ordres et des ministres qui exécutent. Il est important de souligner que le ministre des Armées et celui des Affaires étrangères ont été quasiment inexistants dans la crise qui a eu lieu. C’est Macron qui assure l’ensemble de la conduite du pays, ce qui représente un danger.

LVSL – Qu’avez-vous pensé de sa posture le soir de sa victoire ? L’homme qui marche seul, la pyramide du Louvre, l’hymne la main sur le cœur…

B.R. – Personnellement, je ne crois pas à ce spectacle. C’est un des multiples signes de la montée en puissance des théories de la communication et de leur mise en pratique. Déjà du temps de Giscard et dans le Parti Socialiste mitterrandien, tout était communication. Au soir du second tour nous avons eu droit à un mélange de spectacle banalement parisien et de rappels historiques. Encore faut-il assumer l’Histoire de France telle qu’elle s’est développée, dans l’affirmation de sa souveraineté et du régime parlementaire. Si Macron était fidèle à la conception gaullienne de l’indépendance nationale qui prolonge une exigence multiséculaire dans notre pays, il sortirait de l’OTAN et des traités européens qui nous lient les mains. Au contraire, nous restons dans une logique de soumission à Berlin et à Bruxelles. Nous ne sommes pas non plus dans la continuité de notre histoire lorsque nous voyons que la fonction présidentielle se résorbe dans la volonté de puissance d’un super Premier ministre qui veut tout diriger et tout contrôler.

LVSL – Au-delà des symboles, la convocation du Congrès à Versailles juste avant la déclaration de politique générale du Premier Ministre a fait jaser. Jean-Luc Mélenchon et La France Insoumise sont allés jusqu’à boycotter l’événement, et ont reproché à Macron une dérive monarchique. Qu’en avez-vous pensé ? Était-ce un comportement monarchique ?

B.R. – Il faut s’entendre sur les termes. Nous sommes depuis 1962 dans une monarchie élective et parlementaire. Il n’est pas du tout dans l’esprit gaullien de s’adresser régulièrement aux parlementaires réunis en Congrès. C’est l’effet de la réforme de Nicolas Sarkozy en 2008, qui est contraire à l’institution parlementaire. Si le Président de la République prend l’habitude de s’adresser régulièrement au Congrès, on risque d’avoir quelque chose qui ressemblerait à l’adresse en réponse au discours du trône sous la Restauration : une mise en cause de la responsabilité du Président par les parlementaires. Là, on est clairement dans le n’importe quoi et dans l’absence de séparation des pouvoirs. C’est le gouvernement qui est responsable devant le Parlement, ce n’est pas le Président de la République. Ce sont deux modes d’élections qui sont différents : l’un étant issu de la souveraineté populaire, l’autre étant issu des élections législatives et d’une majorité parlementaire. Je crois que nous sommes plutôt face à une dérive autoritaire et non face à une dérive monarchique – sauf si on fait référence à Louis XIV.

LVSL – En parlant de Jean-Luc Mélenchon, celui-ci ne semble pas renier complètement le passé monarchique de la France. Il cite souvent Louis X et Philippe Le Bel, et leur rôle dans la construction de l’État, notamment l’édit du 3 juillet 1315 que l’on doit au premier : « Le sol de la France affranchit l’esclave qui le touche ». Pour autant, la Révolution Française vient complètement disqualifier la monarchie à ses yeux : la fuite à Varennes, le manifeste de Brunswick, les émigrés de Coblence… Comme le dirait Marc Bloch, dans son essai Pourquoi je suis républicain ?, la monarchie n’est-elle pas disqualifiée par l’histoire de ses partisans, des émigrés de Coblence à Maurras, de la bataille de Valmy à la collaboration ?

B.R. – La monarchie n’est pas plus disqualifiée par ses partisans – qui ont été souvent catastrophiques – que le socialisme par l’attitude parfois lamentable de ses propres partisans – notamment les plus récents. Pour rappel, les émigrés à Coblence ont trahi le Roi et trahi l’État alors que le service de l’État était le rôle dévolu à la noblesse. Ils s’en sont allés dès 1789 par peur du processus en cours, et afin de préserver leur mode de vie et leur sécurité. De toute façon, la noblesse a été abolie depuis la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui est dans ses principaux articles l’œuvre des monarchiens : les distinctions sociales doivent être fondées sur l’utilité commune. Ensuite, je ne crois pas que l’Action Française ait durablement disqualifié la monarchie : elle portait des thèses absolutistes et contre-révolutionnaires qui ont été condamnées par le défunt comte de Paris avant la Seconde Guerre mondiale. Les royalistes ont été très nombreux dans la Résistance mais comme ils ne luttaient pas sous leur propre bannière, on n’a guère prêté attention à ce fait.

En réalité, l’idée monarchiste a demeuré et a été reprise par de Gaulle pour l’essentiel à la fois au niveau de la symbolique du chef de l’État et de son pouvoir arbitral, et de la représentation de la nation par le Président de la République au-delà des partis. L’exemple de la dissuasion nucléaire qui garantit l’indépendance du pays en est un symbole. Pendant les Trente glorieuses, nous vivions avec la peur de la catastrophe nucléaire et avec la peur que les États-Unis ne viennent pas au secours d’un de leurs alliés en cas d’attaque. La mise en place de la dissuasion a concrétisé l’unité de la décision, quand l’existence même de la nation est en jeu.

LVSL – Revenons à notre Macron national. Une crise s’est ouverte avec le Chef d’État-Major des Armées démissionnaire, Pierre de Villiers. Cette crise est allée suffisamment loin pour que Macron prononce cette phrase « Je suis votre chef ». Qu’avez-vous pensé de cet épisode ? Une autorité qui rappelle qu’elle est autorité ne se vide-t-elle pas de sa substance ?

B.R. – Effectivement, on dit beaucoup cela à propos de l’autorité. Le fait d’agir ainsi montre que son autorité n’est pas évidente. Macron est constitutionnellement le chef des armées. Mais encore faut-il savoir comment on est le chef des armées. Il y a plusieurs manières de l’être dans l’Histoire. De Gaulle a été le chef des armées à l’époque du gouvernement provisoire d’Alger. Cependant, de Gaulle était un général et un stratège, un théoricien et un praticien de la chose militaire. Il avait une pensée militaire et une pensée géostratégique. En 1940, il pose d’abord un diagnostic géostratégique qui fonde la perspective de la victoire finale. De la même façon, Churchill était un chef militaire, il a fait la guerre et il savait de quoi il parlait. Là, on a Macron qui s’affirme comme chef direct, mais s’il veut être le chef direct au mépris de la Constitution qui donne au Parlement la décision de déclarer la guerre, il doit faire comme de Gaulle et Churchill : donner les moyens à l’armée d’accomplir les missions qu’on lui donne. Malheureusement, il fait le contraire : il donne des objectifs sans donner les moyens qui vont avec, d’où la crise. C’est une situation incroyable, puisqu’il entend donc commander à des hommes qui ne peuvent pas accomplir correctement leur mission par manque de moyens. Ce n’est pas une nouvelle situation puisqu’en réalité on l’hérite de la fin de la guerre froide, et de la logique des « dividendes de la paix » par la baisse des budgets militaires. Michel Goya explique cela très bien sur son blog. Par ailleurs, il faudrait également que Macron nous dise quelle est la stratégie de la France dans le monde. Est-ce que nous devons être présents sur plusieurs fronts ou est-ce que nous devons limiter nos interventions et nous recentrer ? On ne sait rien de tout cela.

LVSL – Macron a déclaré en 2015 lorsqu’il était de passage au Puy du fou aux côtés de… Philippe de Villiers, qu’il y avait une absence dans le fonctionnement de la vie démocratique. Il a plus précisément déclaré « qu’il nous manque un roi » et que « la Terreur a creusé un vide émotionnel, imaginaire, collectif : le roi n’est plus là ! On a essayé ensuite de réinvestir ce vide, d’y placer d’autres figures : ce sont les moments napoléonien et gaulliste, notamment. ». Notre Président semble d’accord avec vous non ?

B.R. – Il rappelle quelque chose qui a été dit par beaucoup d’observateurs – Renan et tant d’autres. C’est-à-dire que la question de la légitimité n’a pas été résolue par ceux qui ont coupé la tête du Roi. Il s’agit d’une analyse juste et banale. La première République n’arrive pas à recréer une légitimité, c’est l’échec de Robespierre. Napoléon règle la question, mais à sa façon : en engageant la France dans une aventure qui est contraire à toute sa tradition historique et qui se termine de manière catastrophique. Si la IIIème République dure aussi longtemps, c’est parce qu’elle a été créée par les monarchistes, qui ont construit les institutions dans l’attente du roi. Comme le comte de Chambord faisait des manières, on s’est décidé pour le président de la République et un septennat. Mais il y a là une façon de résoudre le problème de l’État sans arriver à résoudre le problème de celui qui incarne la nation et son principe d’unité. C’est aussi le problème de toute cette frange de la gauche qui refuse l’incarnation au nom de la souveraineté populaire, mais qui se jette aux pieds des pires tyrans comme nous l’avons vu au siècle dernier. Dans notre pays, la gauche s’est souvent et fort heureusement tournée vers des républicains démocrates – Jaurès, Blum, ou Mitterrand. Il est d’ailleurs important de noter qu’il y beaucoup de courtisanerie à gauche, alors que dans les mots on rejette la monarchie. On rejette vertueusement le principe du pouvoir incarné, on demande que le peuple prenne le pouvoir et puis on se couche devant celui qu’on a porté au pouvoir. Lorsque j’allais célébrer le 14 juillet à l’Élysée du temps de Mitterrand, je me croyais revenu à l’époque de Saint-Simon ! Ce n’est pas seulement indécent : c’est dangereux.

J’en reviens à Macron. Il faut que celui qui incarne accepte la fonction d’arbitrage et soit le premier serviteur de toute la nation. C’est tout l’inverse avec le nouveau président, qui est surtout le fondé de pouvoir de la classe dominante, le commis de l’oligarchie. C’est exactement le contraire de la monarchie. Marx rappelait que la monarchie d’Ancien Régime avait mis en place une politique d’équilibre entre les classes sociales. Il faut quelqu’un qui nous réunisse, et Macron est tout sauf cela. Ce qu’il dit est donc intéressant, mais cela n’a aucune conséquence. C’est de la pitrerie idéologique.

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Le Roi du Maroc seul sur l’échiquier politique marocain

Mohammed VI, Roi du Maroc

Mohammed VI est une figure incontestable en son Royaume, où il jouit d’une grande popularité, au prix d’un règne débuté par un changement d’image de la monarchie, qui veut se montrer plus douce avec son peuple, et plus proche de lui. La « transition démocratique » observée après l’adoption d’une nouvelle constitution en juillet 2011 – à 97,5% – n’est pourtant qu’un simulacre de démocratie.

Les élections législatives organisées dans la foulée, et remportées par le Parti de la Justice et du Développement (PJD), proche des islamistes et des frères musulmans, n’ont pas été la réponse attendue par les observateurs du Maroc. Elles n’ont fait, finalement, qu’asseoir la puissance politique du Roi Mohammed VI dans la continuité de la construction autoritariste de son père. Retour sur le règne de Mohammed VI et l’héritage des « années de plomb » d’Hassan II.

Le Maroc a récemment fait l’objet d’une attention particulière de la part des observateurs internationaux. Non pas à cause de la COP22, organisée à Marrakech – passée sous un relatif silence, la période concordant avec les élections présidentielles américaines – mais à cause d’un mouvement de contestation et d’indignation spontané après le décès d’un poissonnier/grossiste à Al-Hoceïma (petite ville de la Région de Tanger, au nord du royaume), mort broyé par un camion benne envoyé par les autorités pour saisir et détruire sa marchandise.

Les journalistes et observateurs spéculaient sur un possible signe de soulèvement à retardement. En effet, il s’avère que le Royaume Chérifien a été l’un des seuls pays du Maghreb à ne pas avoir « son » printemps arabe.

Hassan II, fossoyeur de l’héritage de Mehdi Ben Barka

Un mouvement contestataire avait bien vu le jour le 20 Février 2011. Mais il a été écrasé quasiment avec la même violence que sous les fameuses « années de plomb » d’Hassan II, père de Mohammed VI. Ce dernier, après avoir réprimé les manifestations dans une violence qui a tout de même causé une quinzaine de morts, s’est engagé, dans un discours daté du 09 mars 2011, à réformer la constitution et les pouvoirs exécutif et législatif.

La nouvelle constitution qui marque la transition d’un pouvoir quasi-uniquement centralisé autour de la personne de Mohammed VI (monarchie constitutionnelle sur le papier, mais avec la main-mise du Roi sur l’échiquier politique et les chambres parlementaires) à une monarchie parlementaire a été adoptée par les Marocains à 97,5%.
Cette nouvelle constitution, vient en réponse à un mouvement qui demande plus de démocratie, mais est écrite sans Assemblée Constituante représentative. Cette réponse du Roi aux mouvements contestataires est en fait une imposition de sa vision de la démocratie, marquée par une campagne largement biaisée par la propagande appelant à voter pour cette nouvelle Constitution. 

Le résultat (97,5% de “pour”) est d’ailleurs digne d’une République bananière. Des cars entiers étaient envoyés dans les quartiers populaires pour diriger les gens vers les bureaux de vote, souvent sans informations sur le contenu du nouveau texte. Le mouvement du 20 Février appellera au boycott du scrutin, dénonçant l’hypocrisie et l’absence de réforme en profondeur de la Constitution et des institutions politiques.

À défaut d’avoir obtenu gain de cause et boycotté le scrutin, le Mouvement du 20 Février a eu le faible mérite d’obliger le Makhzen (Palais Royal, NDLR) à prendre les devants en réformant la constitution pour éteindre le début d’une révolte populaire et éviter les bains de sangs qui ont traumatisé toute une génération de militants de gauche dans les années 80, malheureux héritiers du combat de Ben Barka.

Cette gauche fut traumatisée par l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka, figure du tiers-mondisme, de l’anti-colonialisme et d’une forme de républicanisme arabe proche de l’idéologie nassérienne, devant la brasserie Lipp à Paris le 29 Octobre 1965. 16 ans après son enlèvement, en 1981, c’est l’Union Socialistes des Forces Populaires (USFP, dont Mehdi Ben Barka fut l’un des principaux fondateurs) qui appelait à la grève générale, pour dénoncer l’explosion du prix du blé, de l’huile, de la farine et du beurre.

Face à l’ampleur des mobilisations qui se transforment petit à petit en émeutes, Hassan II réprime et décrète l’état de siège. Les chars d’assauts envahissent les rues, et l’armée, déployée sur toute la ville, tire sur les manifestants à balles réelles. Les « émeutes du pain » de Casablanca de Juin 1981, se solderont par près de 1000 morts.

L’héritage de l’idéologie de Ben Barka est mort avec la bénédiction d’Hassan II, après une longue agonie, commencée peu après l’enlèvement de Ben Barka devant la brasserie Lipp en 1965. Cet épisode a permis l’installation durable d’un pouvoir unique centralisé en la personne de Hassan II, au prix d’un peuple méprisé et d’une situation qui, un jour ou l’autre, explosera.

Une instabilité et une période tumultueuse

Les deux premières décennies du règne d’Hassan II ont été ponctuées par de nombreuses tentatives de déstabilisations politiques et institutionnelles. La période entre l’assassinat de Mehdi Ben Barka et les émeutes de Casablanca est marquée par de multiples remous politiques : deux putschs avortés en moins de 3 ans, une annexion du Sahara Occidental qui accroîtra la tension entre le Royaume chérifien et l’Algérie et conduira à une bataille ouverte entre les deux pays en 1976.

Hassan II fut un acteur particulièrement isolé durant la tumultueuse seconde moitié du XXème siècle au Maghreb. Opposé au panarabisme et au nationalisme arabe (socialisme arabe, NDLR), il se range volontiers du côté des puissances occidentales et déclenche, au début de son règne, la colère de l’Egypte de Gamal Abdel Nasser.

L’opposition est systématiquement écrasée et les partis de gauche radicale qui se réclament du marxisme ou du socialisme, entrent soit dans la clandestinité (Parti Annahj Addimocrati, le parti Ila Al Amam pour ne citer qu’eux) soit dans la complaisance avec le régime. Le Parti Communiste Marocain en a fait les frais : après avoir été interdit , il est réapparu sur l’échiquier politique marocain en travaillant avec le Palais. Par conséquent, on observe une transformation idéologique du PCM, qui tend vers un néo-conservatisme bien loin du progressisme qui caractérisait la base politique de ce parti.

Le salafisme et l’islam politique comme remèdes contre l’antimonarchisme

Les partis de gauche ont peu à peu perdu du terrain dans les quartiers défavorisés des grandes villes marocaines au profit de l’idéologie salafiste et de l’islam politique sur cette terre historique du sunnisme malékite. Cette transformation s’explique en grande partie par la volonté claire d’Hassan II d’islamiser les foyers de la pensée contestataire et antimonarchique.

En effet, il engage, à partir des années 70, des réformes universitaires importantes, en supprimant les matières qu’il considère comme subversives : lettres, philosophie, sciences humaines. Il restreint le plus possible l’accès aux études supérieures, et impose comme matière obligatoire dans n’importe quelle discipline universitaire les « sciences islamiques ». Il sème la religion pour asseoir son autoritarisme et pour endormir les nombreux épicentres de la gauche estudiantine et syndicale.

Cette islamisation de la société aura de lourdes conséquences sur le Maroc post-Hassan II. Il réprime sévèrement les prédicateurs radicaux, mais tolère le salafisme « quiétiste » qui bride les envies de révolte des marocains. Fort de son statut de commandeur des croyants, et de la descendance du prophète dont il se revendique (dynastie Alaouite, présente depuis 1631 sur le territoire), il islamise les universités pour diminuer les envies de révolte de la population, à 99% musulmane. Cette islamisation voulue, engendrera une génération ultra conservatrice au début du XXIème siècle, et conduira le peuple dans les bras du PJD qui gagnera les élections législatives en 2011.

La grande force d’Hassan II a été de concilier répression violente et conservatisme religieux. L’espace public n’était ni un espace de jugement des questions des mœurs, ni un espace d’expression de l’opinion commune. La situation a changé après la mort d’Hassan II et la « libéralisation » du pays par Mohammed VI, a donné lieu à des lynchages et des signes inédits d’expressions ultra-conservatrices sur la voie publique, totalement impensables sous Hassan II. Lynchage d’homosexuels sur la voie publique, arrestation d’adolescents qui s’échangent un baiser, harcèlement et mépris continuels pour les femmes et les jeunes filles en quête d’émancipation, surveillance du respect du jeûne de son voisin durant le mois sacré du ramadan…

Mohammed VI dans la continuité de son père

Les polémiques fleurissent sans cesse depuis l’accès au trône de Mohammed VI. Pourtant, il reste l’homme providentiel, et jouit d’une popularité particulièrement forte auprès de la jeunesse. Il se pose en homme de convictions, en symbole d’unité dans un pays où les arabes ne représentent que 40% de la population (les 60% restant sont composés des différentes tribus berbères).

Quid de la « transition démocratique » observée après l’avènement de la nouvelle constitution de 2011 ?

Le Roi choisit toujours le premier ministre, qui est dans l’obligation d’appliquer les décrets royaux. L’omniprésence de la patte du Roi sur l’échiquier politique se constate toujours depuis les dernières élections législatives tenues en Octobre 2016 dans le Royaume Chérifien, où les deux principaux partis qui se disputent la majorité, le PAM (Parti de l’Authenticité et de la Modernité) et le PJD, sont relativement proches du régime.

Le PAM a été fondé par un ami et ancien conseiller du monarque, et le premier ministre issu du PJD s’est fait régulièrement recadrer par le Roi pendant son premier mandat à la tête du gouvernement. Les partis qui se veulent alternatifs à ce mode de scrutin où seul le Palais est roi, ont appelé au boycott des élections législatives, qu’ils considèrent comme des simulacres de démocratie. On loue souvent la stabilité politique du Royaume, mais elle ne tient finalement qu’à des choix historiques d’Hassan II.

La démocratie arrivera-t-elle finalement par une contestation populaire face aux inégalités sociales et au bafouement quotidien des droits de l’homme ? Ou se suicidera-t-elle d’elle-même comme le fit le général Oufkir – de 4 balles dans le dos – après son putsch manqué contre le Roi ?

Crédits photo : ©Département d’Etat américain. L’image est dans le domaine public.