Christophe Bex : « Le gouvernement est incapable de répondre aux problèmes des agriculteurs »

Le député France Insoumise Christophe Bex à la rencontre des agriculteurs qui bloquent l’autoroute à Carbonne (Haute-Garonne). © Christophe Bex

Depuis une semaine, les manifestations des agriculteurs secouent la France entière. Celles-ci ont débuté à Carbonne (Haute-Garonne) avec un blocage autoroutier, qui n’a toujours pas été levé. Député de la circonscription, l’insoumis Christophe Bex s’est rendu à plusieurs reprises sur le blocage pour échanger avec les agriculteurs. Il y a observé une colère très profonde, que les récentes mesures annoncées par le gouvernement ne pourront pas calmer. D’après lui, l’incapacité des agriculteurs à vivre dignement de leur travail n’est pas due à des normes ou à des taxes excessives, mais bien au libre-échange et à la dérégulation totale du marché alimentaire, qui risque de tuer le secteur agricole, comme l’industrie auparavant. Pour Christophe Bex, ce mouvement social, qui échappe largement à la FNSEA, offre l’occasion d’arrêter cette destruction avant qu’il ne soit trop tard, à condition de prendre des mesures fortes. Entretien.

Le Vent Se Lève : La vague de mobilisation des agriculteurs a débuté il y a une semaine dans le Sud-Ouest de la France, en partant de votre circonscription, à Carbonne, où vous vous êtes rendus à plusieurs reprises sur l’autoroute A64 bloquée. La France compte pourtant beaucoup d’autres zones agricoles. Pourquoi, d’après vous, ce mouvement a-t-il commencé en Haute-Garonne ?

Christophe Bex : D’abord, je pense que c’est lié aux spécificités de l’agriculture dans le Sud-Ouest. Je suis originaire de Lorraine et j’ai également vécu en Seine-et-Marne, l’agriculture qu’on y trouve est tout à fait différente. A chaque fois, l’agriculture dépend du relief et du climat. En Haute-Garonne, nous sommes proche des Pyrénées et avons des petites parcelles. Ça n’a rien à voir avec les grands céréaliers comme le patron de la FNSEA (Fédération Nationale des Syndicats des Exploitants Agricoles, syndicat majoritaire, ndlr) qui a une propriété de 700 hectares. Or, la FNSEA ne défend pas les petits agriculteurs.

Cette spécificité territoriale a une conséquence politique : le président de la chambre d’agriculture de la Haute-Garonne (organisme départemental chargé d’accompagner les agriculteurs et géré par des élus des syndicats agricoles, ndlr) est le seul en France métropolitaine à ne pas être issu de la FNSEA, mais des Jeunes Agriculteurs. Bien sûr, ils sont proches, mais ils ont tout de même une certaine indépendance vis-à-vis du syndicat dominant et localement, ils travaillent bien avec la Confédération Paysanne (syndicat défendant une agriculture locale et respectueuse de l’environnement, classé à gauche, ndlr). Le Président de la chambre n’a que 33 ans, donc il a une vision de long-terme de l’agriculture : il a intégré que les consommateurs vont manger moins de viande, que le climat va devenir plus chaud, qu’on manque de plus en plus d’eau… On n’est certes pas d’accord sur tout, mais on converge sur beaucoup de points.

« On ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. »

Or, on ne fera la transition agro-écologique qu’avec les agriculteurs. Actuellement, on leur impose de changer leurs méthodes de production, tout en dirigeant notre agriculture vers l’exportation, notamment les céréales, les spiritueux et le lait. D’un côté, on leur demande une bifurcation écologique, de l’autre il faut produire toujours plus pour vendre à l’étranger. Pour l’instant, on fait le choix d’exporter massivement certains produits et d’importer tout le reste : on est en déficit sur la viande, sur les fruits et légumes etc. Pourtant, notre pays est riche de la diversité de ses sols et de ses climats et est capable de nourrir sa population. La France était une grande puissance agricole, mais nous sommes en déclassement. C’est un choix politique : certains responsables politiques considèrent que l’agriculture n’est pas nécessaire, qu’on peut tout importer et que notre pays n’a qu’à devenir une grande plateforme logistique, un parc d’attraction pour touristes ou à accueillir les Jeux Olympiques.

LVSL : On a l’impression que l’agriculture française est en train de subir le même destin que l’industrie, qui a largement disparue…

C. B. : Oui, il se passe actuellement dans le monde agricole la même chose que dans l’industrie depuis les années 1980. Je me suis récemment rendu à Tourcoing pour soutenir la lutte des travailleurs de Valdunes, la seule entreprise française qui produit encore des roues de trains, de tramways et de métros. Tout le monde s’accorde sur le fait que la transition écologique implique que les voyageurs et les marchandises prennent davantage le train. Pourtant, l’entreprise est menacée de fermeture car les actionnaires ne la jugent pas assez rentable et veulent la délocaliser. Ces savoir-faire sont pourtant inestimables, il faut les protéger. Si les actionnaires ne veulent plus assurer cette production, nationalisons-là ! Elle est suffisamment importante pour que cela le mérite.

L’agriculture fait face au même dilemme que l’industrie avant elle : que veut-on produire, où, et dans quelles conditions sociales et environnementales ? Soit on se focalise sur quelques secteurs exportateurs et on importe tout le reste, avec un coût humain et environnemental considérable, soit on relocalise, on réindustrialise, on répond aux besoins français en priorité, avec les savoir-faire des travailleurs. Pour l’instant, c’est la première option qui est choisie. En Lorraine par exemple, lorsque la sidérurgie a été liquidée avec l’aide des socialistes au pouvoir, on a remplacé les hauts-fourneaux par un parc d’attractions, le Schtroumpfland, en espérant redynamiser le secteur. 

On voit bien que c’est un échec : on ne peut pas remplacer une tradition, une histoire, des emplois syndiqués et correctement payés par des emplois de service, mal payés, sous-traités, voire exercés par des auto-entrepreneurs. C’est toujours la même histoire : le gouvernement se targue d’arriver au plein-emploi, mais la misère ne fait qu’augmenter. Oui, on peut arriver à de belles statistiques en matière de chômage grâce à des emplois à un euro de l’heure, mais les conditions de vie des gens se dégradent d’année en année.

« Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste. »

Cela ne vaut d’ailleurs pas que pour l’industrie et l’agriculture. Il y a deux semaines, j’ai aussi rencontré des petits commerçants, notamment des boulangers et des pizzaïolos, très inquiets de la hausse des prix de l’électricité. Eux aussi font face à une concurrence déloyale : celle des supermarchés et de chaînes comme Marie Blachère, qui ont une force de frappe beaucoup plus forte, qui emploient à des coûts salariaux très bas, qui ouvrent le dimanche et qui peuvent se permettre de vendre une baguette 65 centimes. Qu’on soit ouvrier, paysan ou petit commerçant, c’est la même logique, c’est le même combat : on veut vivre dignement de notre travail et on est victime du même système capitaliste qui ne cherche qu’à maximiser le profit. Ce que je regrette, c’est que les luttes restent cloisonnées, que les ouvriers ne fassent pas grève en soutien aux paysans ou que ces derniers n’aient pas guère pris part aux manifestations contre la réforme des retraites par exemple. En tant que député, j’essaie donc de faire lien entre toutes ces luttes.

LVSL : En effet, le point commun est l’incapacité à vivre correctement de son travail. Mais on entend aussi beaucoup la FNSEA et une grande partie du spectre politique, des macronistes au Rassemblement National en passant par les Républicains, dire que le problème vient avant tout des normes. Lorsque vous vous êtes rendus auprès des agriculteurs, quelles revendications mettent-ils le plus en avant ?

C. B. : Le premier discours que j’ai entendu, c’est « on croule sous la paperasse, on a autre chose à faire ». Mais quand on creuse un peu, on comprend qu’ils ne demandent pas forcément moins de normes. Ils veulent bien respecter des règles, ils ne sont pas nécessairement opposés au bio. Les paysans savent très bien qu’ils sont les premières victimes des pesticides. On parle souvent des deux suicides d’agriculteurs par jour, qui sont extrêmement tragiques, mais on ne doit pas non plus oublier tous les paysans qui sont malades et qui meurent de cancers, de la maladie de Parkinson etc. Il suffit de regarder le scandale du chlordécone dans les Antilles françaises auprès des producteurs de bananes.

Le problème n’est donc pas le bio, mais la concurrence déloyale : les poulets d’Ukraine, les agneaux de Nouvelle-Zélande, les porcs de Pologne sont à des prix défiant toute concurrence car les salaires sont bas et les normes environnementales quasi-inexistantes. Les agriculteurs français sont très attachés au fait de faire des produits de qualité, mais ils ne peuvent pas faire face à ces productions importées. Cette mondialisation a aussi pour conséquence de faire voyager des virus qui affectent les cultures et les animaux. Par exemple en Haute-Garonne, on a actuellement une vague de maladie hémorragique épizootique, qui est probablement venue d’Espagne. Le gouvernement a annoncé que 80% des frais liés à cette maladie seraient pris en charge, mais les agriculteurs demandent que cela soit 100%.

« Le problème n’est pas le bio, mais la concurrence déloyale. »

Mais ces aides impliquent à chaque fois beaucoup de paperasse. Même chose pour les remises sur le « rouge », le gazole non-routier : il existe des déductions fiscales, mais qui supposent là encore des démarches administratives. Les agriculteurs ne veulent pas devenir des fonctionnaires, ils veulent vivre de leur travail. C’est qu’ils mettent tous en avant. Or, ils sont nombreux à ne plus y arriver. Et pour un agriculteur, faire faillite, c’est encore plus traumatisant que pour les autres chefs d’entreprise car ils ont une forte charge familiale et historique. Souvent, ils ont hérité la ferme de leurs parents et grands-parents, qui ont placé tous leurs espoirs en eux. C’est une pression très difficile à gérer quand on est en difficulté, donc beaucoup finissent malheureusement par se suicider, car ils ont l’impression d’avoir trahi leur famille.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Heureusement, le mouvement actuel recrée de la solidarité. Sur les barrages, on voit beaucoup d’agriculteurs à la retraite qui viennent soutenir leurs enfants. Et ça va au-delà des seuls agriculteurs : j’ai aussi rencontré des bouchers et des élagueurs, qui sont venus soutenir ceux avec qui ils travaillent au quotidien. On rappelle souvent que le nombre d’agriculteurs a beaucoup baissé, c’est vrai, mais ils restent tout de même au cœur de la vie des villages, car beaucoup d’activités dans la ruralité sont liées à l’agriculture. En Haute-Garonne, on parle toujours d’Airbus, mais le chiffre d’affaires de l’agriculture et de l’élevage est plus important que celui de l’aéronautique ! N’oublions pas aussi que beaucoup de maires ruraux sont agriculteurs. Donc, le nombre de paysans baisse, mais leur présence sociale, économique, politique et culturelle reste forte.

LVSL : J’en reviens à ma question précédente : vous dites que le problème n’est pas tant un excès de normes, mais plutôt la mauvaise organisation de la bureaucratie et surtout une concurrence déloyale. Mais concrètement, quand vous leur parlez de prix garantis, de quotas de production etc, est-ce qu’ils adhèrent à ces idées ?

C. B. : En fait, ils veulent avant tout des objectifs clairs. Pour l’instant, il n’y en a pas. On leur demande en permanence de produire autre chose qui se vendra mieux en fonction des cours internationaux, alors qu’ils ont souvent fait de gros investissements pour lesquels ils n’ont pas encore remboursé les prêts. Cette logique ne mène nulle part. On voit bien que la marge sur l’alimentaire n’est pas faite par les agriculteurs, mais par la grande distribution et les industriels de l’agro-alimentaire. Ils se gavent des deux côtés : sur le dos des consommateurs et sur celui des paysans. Il faut s’y attaquer, en encadrant les marges et en instaurant des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire.

« Il faut encadrer les marges et instaurer des prix plancher, comme nous l’avions proposé dans notre niche parlementaire. »

Pour partager la valeur ajoutée, il faudrait aussi que l’agro-alimentaire soit moins concentré et que la production soit plus locale. Certains paysans parviennent à transformer et vendre eux-mêmes leurs produits, souvent avec l’aide de leur entourage familial. Mais tout cela demande du temps et des savoir-faire : tout le monde ne s’improvise pas boulanger ou vendeur sur un marché. C’est pour ça que je plaide, comme la Confédération Paysanne, pour des unités de production plus locales. Cela éviterait que quelques grands groupes ne captent toute la marge et que les produits voyagent sur des centaines de kilomètres et cela récréerait de l’emploi et du lien dans les territoires ruraux.

LVSL : Vous évoquez la Confédération Paysanne. Ce syndicat a plein de propositions intéressantes, mais reste peu puissant face à l’hégémonie de la FNSEA dans le monde agricole. Pensez-vous que la FNSEA soit actuellement dépassée par sa base ?

C. B. : Oui. Les paysans que j’ai rencontrés ont organisé les blocages eux-mêmes, en dehors des syndicats et notamment de la FNSEA. Ils en ont marre de se faire balader par ce syndicat. Il suffit de voir ce qui s’est passé en Haute-Garonne : il y a deux semaines, les agriculteurs manifestaient à Toulouse en déversant du fumier partout pour se faire entendre. Et puis à 16h, les représentants de la FNSEA arrivent pour leur dire de rentrer chez eux avec leurs tracteurs et qu’ils vont négocier pour eux. Les paysans ont refusé de partir et ont décidé de bloquer l’autoroute à Carbonne. Bien sûr, la FNSEA a ensuite rejoint le blocage avec ses drapeaux. Mais elle ne maîtrise pas ce mouvement.

Les agriculteurs que j’ai rencontrés ne sont pas syndiqués ou sont proches d’autres syndicats, mais en tout cas, ils ne croient pas au discours de la FNSEA. Ils suivent ce qui se passe dans la société, ils voient que le modèle suivi par leurs parents, en produisant et en s’endettant toujours plus, va dans le mur. Ce n’est pas pour autant qu’ils adhèrent au discours d’autres syndicats : le patron de la chambre d’agriculture issu des JA est là, mais il ne fait pas la propagande de son syndicat. Même chose pour la Confédération Paysanne. Les agriculteurs veulent échapper à toute récupération syndicale, mais aussi politique. Moi j’y suis allé humblement, sans volonté de m’approprier quoi que ce soit. Jean Lassalle est également passé, Carole Delga a fait son show, puis Gabriel Attal vendredi, mais ils ont refusé que Jordan Bardella vienne.

LVSL : Gabriel Attal s’est rendu à Carbonne le 26 février, où il fait toute une mise en scène avec des bottes de foin et des agriculteurs triés sur le volet. Il a annoncé quelques mesures, comme le renoncement aux hausses de taxes sur le GNR et un « choc de simplification ». La plupart des agriculteurs rejettent ces mesures cosmétiques et annoncent poursuivre leurs actions. Pensez-vous que le gouvernement soit capable de répondre aux demandes des agriculteurs ?

C. B. : Non. Ce n’est pas avec des effets d’annonce que le gouvernement satisfera les agriculteurs. De toute façon, ils sont dans une logique capitaliste, d’accords de libre-échange, de libéralisme exacerbé… Or, répondre aux demandes des agriculteurs impliquerait des prix planchers, du protectionnisme, des quotas de production, etc. Ils devraient renier toute leur philosophie politique, ce qu’ils ne feront jamais. Donc ils se contentent de faire de la communication : Attal nous refait le même show que Macron il y a sept ans avec les Etats généraux de l’alimentation. On a vu le résultat !

Ils ont annoncé faire respecter les lois Egalim en envoyant 100 inspecteurs. Pour 400.000 exploitants, c’est de la rigolade. Attal espère que les mesurettes qu’il a annoncées suffiront à calmer les agriculteurs grâce à la courroie de transmission qu’est la FNSEA, mais ça ne marchera pas. Les agriculteurs sont à bout, comme d’ailleurs l’ensemble de la société française, qui les soutient largement. La colère qui s’est exprimée durant les gilets jaunes ou la réforme des retraites est toujours là et elle s’est même amplifiée. C’est impossible de prévoir sur quoi cela va déboucher, mais il est possible que ça prenne un tournant violent, même si je ne le souhaite évidemment pas car le pouvoir risque de s’en servir.

LVSL : Justement, on voit que le gouvernement fait pour l’instant le choix de ne pas réprimer le mouvement. Les paroles de Gérald Darmanin, qui parle de « coup de sang légitime » et évoque le recours aux forces de l’ordre seulement « en dernier recours » détonnent par rapport à la répression immédiate des autres mouvements sociaux. Comment analysez-vous cela ?

C. B. : C’est clair qu’il y a un deux poids, deux mesures. Quand les gilets jaunes occupent les ronds-points, quand les syndicalistes occupent des usines ou quand des militants écolos manifestent, les CRS débarquent très vite. Là, à Carbonne, les gendarmes viennent boire le café et manger le sanglier ! Ça change des Robocops qu’on a en ville ! La nature des forces de l’ordre joue d’ailleurs un rôle : les gendarmes côtoient les agriculteurs au quotidien, alors que les CRS sont déconnectés du territoire et ne font pas de sentiment.

Christophe Bex sur le blocage de l’A64. © Christophe Bex

Je ne sais pas si ça tiendra longtemps ou non, mais dans tous les cas le gouvernement est mal à l’aise. Car en face, les agriculteurs ont des gros tracteurs et sont souvent aussi chasseurs, donc ils ont des armes. C’est un peu comme avant quand les ouvriers de l’industrie manifestaient avec leurs casques et tout leur matériel. C’est plus dur à réprimer que les gilets jaunes. Dans tous les cas, j’espère vraiment que ça ne prendra pas un tour violent.

LVSL : Vous évoquez le fait que les agriculteurs sont très soutenus parmi la population et que la colère est très forte parmi les Français. Pensez-vous que le mouvement des agriculteurs puisse être rejoint par d’autres ? Croyez-vous à la « convergence des luttes » ?

C. B. : En tout cas, je le souhaite ! Mais pour ça, il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. La FNSEA fait d’ailleurs tout pour entretenir ces clichés, par exemple quand elle déverse du fumier devant les locaux d’Europe Ecologie Les Verts. Mais pour casser ces clichés, il suffit d’aller sur le terrain et de parler avec les gens. A chaque fois, j’ai été bien accueilli : tout le monde sait que je suis député France Insoumise, mais ça n’a posé aucun problème, on a pu discuter sereinement. Je suis issu de la campagne, ma femme est fille de paysans, donc je connais assez bien les problématiques du monde agricole.

« Il faut casser les caricatures des deux côtés : celle de l’agriculteur bourrin, chasseur, viandard et bouffeur d’écolo et celui de la gauche urbaine, donneuse de leçons qui ne comprend rien à rien. »

Mais ces échanges m’ont permis d’apprendre des choses : par exemple, on m’a expliqué que l’agriculture bio nécessitait souvent plus de gazole car sans herbicide, il faut retourner la terre plus souvent. Il existe bien sûr des possibilités pour en consommer moins, mais cela montre en tout cas la nécessité d’écouter les agriculteurs pour changer les méthodes de production. Il faut que la population s’empare de ces sujets et aille discuter avec eux pour mieux se rendre compte de ce qu’est l’agriculture dans notre pays et de ce qu’elle risque de devenir si on laisse faire. Autour de Carbonne, les exploitations font 50 ou 60 hectares, on est loin du Brésil, de l’Australie ou des Etats-Unis, avec des fermes-usines de dizaines de milliers d’hectares. Mais si on ne fait rien, c’est ce modèle qui s’imposera !

Donc oui, j’espère qu’il y aura une convergence des luttes car nous y avons tous intérêt. J’y travaille à mon échelle, par exemple en préparant un grand plan ruralité avec une vingtaine de mes collègues insoumis. Contrairement au plan ruralité d’Elisabeth Borne, qui va investir quelques millions pour ouvrir à peine quelques commerces, nous allons sillonner la France rurale, parler avec les gens et construire un plan de grande ampleur pour ranimer nos campagnes. Il faut y recréer des services publics, éviter de contraindre les gens à faire 50 kilomètres tous les jours pour aller travailler, redonner accès à la culture… Il y a beaucoup à faire, mais nous sommes déterminés et ce mouvement est une très bonne occasion de se pencher sur les problèmes de nos campagnes et d’y apporter des solutions.

Industrie alimentaire : « Faites les sortir par la porte, ils reviennent par la fenêtre »

Après dix ans d’information indépendante, le média Mr Mondialisation fait paraître son premier ouvrage Vous êtes l’évolution. Au sommaire : préface de Guillaume Meurice, dossiers de fond, textes inédits, illustrations d’artistes, guide des voies d’action. Afin d’en accompagner la sortie, LVSL publie l’extrait d’une enquête consacrée à l’industrie alimentaire. Le travail de Mélissa Mialon, ingénieure en agroalimentaire et docteure en nutrition, auteure de Big Food and Cie, démontre que les grands noms de notre alimentation (Coca-Cola, Nestlé, Danone…) sont responsables d’une intoxication massive des populations. La généralisation des produits ultra-transformés a en effet entraîné une forte hausse des maladies liées à l’alimentation, tandis que les milliards d’euros investis en lobbying et communication perpétuent l’empire agroalimentaire de ces grands groupes. Face à ce business lucratif, les politiques de santé publique préfèrent pourtant mettre en cause les choix des consommateurs, au lieu de veiller à la régulation de ce marché gargantuesque.

Pour s’assurer un marché d’envergure, « les industriels dépensent en effet des millions de dollars dans des appareils permettant de scanner nos cerveaux à des fins marketing » explique Big Food & Cie. Cet investissement massif qui forge l’efficacité de la publicité, explicite ou cachée, trouve d’ailleurs en Edward Bernays un ancêtre dévoué. Neveu de Sigmund Freud, il devient rapidement le père fondateur de la propagande de masse, fraîchement rebaptisée « relations publiques » actualise Mélissa Mialon. Son idée : transformer en profondeur nos désirs, en créer de nouveaux, et les modeler en « besoins ». Son pendant le plus élaboré s’incarne aujourd’hui dans une discipline largement sollicitée et inquiétante : le neuro-marketing.

Profitant de la désinformation générale, les industriels ont pour intérêt financier de créer des ambiguïtés sur leurs intentions et de construire un écran de fumée familier et addictif entre nous et leur véritable fonctionnement. Les marques, aidées des distributeurs et autres partenaires, ont ainsi massivement communiqué sur leur soi-disant bienveillance et leurs « atouts ». Ils ont attaqué nos cerveaux via de multiples supports, à plusieurs niveaux et simultanément : la publicité, partout, tout le temps, bien entendu, mais aussi les placements de produits, dont l’influenceur se faisant passer pour un ami est le dernier adhérent, sponsorings en tout genre, « war rooms » (des cellules de surveillance et influence des réseaux sociaux), démarchages auprès de décideurs, interventions scolaires, diffusions massives de sites de conseils aux allures neutres et médicales, fausses campagnes de prévention qui sont des spots publicitaires, greenwashings ou ethical-washing propres à semer une confusion difficile à cerner, philanthropies d’influence et organisations d’évènements sportifs ou caritatifs pour contrecarrer leur image malsaine, lobbyisme auprès des députés, gouvernements, scientifiques, sans parler du pantouflage, cette pratique qui consiste à passer de hautes fonctions publiques à une direction privée et inversement… 

La liste est longue des actions qui ont permis aux industriels de parasiter nos connaissances, notre réalité et nos sources d’information. À un point d’opacité tel que la vérité paraît suffisamment hors de portée pour qu’on se résigne à se fier à eux.  Et les preuves ne manquent pas non plus qui prouvent cette volonté de confusionnisme : « De Heineken qui se mêle de prévention routière, à Nestlé qui livre ses aliments ultra-transformés par bateau aux populations indigènes, en passant par Ferrero (Nutella) qui nous donne des leçons d’équilibre alimentaire, le catalogue des offensives contre la santé publique donne le vertige » nous interpelle l’auteure. 

Publicité parue en 2018 dans Paris Match.

Dans une mise en scène soignée, « Mélanie C., nutritionniste chez Ferrero », nous présente fièrement la gourmandise phare de l’entreprise italienne dans une publicité parue en 2018 dans Paris Match. Pour n’aborder que l’influence scientifique, les industriels ont publié de nombreuses fausses études par le biais de pseudo instituts aux noms classieux, prend le temps de développer Mélissa Mialon. Parmi les précurseurs de ce procédé : les lobbyistes du tabac. Dès les années 50, ils fondent notamment une officine pour semer l’incertitude, précieuse incertitude : le Council for Tobacco Research (CTR) située à New York (Etats-Unis). « En un peu plus de quarante ans, le CTR a dépensé 282 millions de dollars pour soutenir plus de 1 000 chercheurs qui ont publié quelque 6 000 articles “scientifiques”. Nombre de ces travaux ont permis de fabriquer et d’entretenir le doute sur les effets du tabac sur la santé, ou encore de changer l’image de la nicotine en mettant l’accent sur ses aspects positifs »retranscrit Le Monde dans son dossier « Comment le lobby du tabac a subventionné des labos français ».

Des pratiques d’antan ? Les pressions du lobby du tabac continuent plus timidement ici grâce aux mesures restrictives exigées par les associations, mais sans ménagement ailleurs : comme en Afrique, à travers intimidations et soudoiements. La pratique a par ailleurs fait son bonhomme de chemin jusqu’à, en outre, Coca-Cola qui finançait la science pour vendre ses sodas, ou l’industrie pharmaceutique, sclérosée en 2015 par près de 244 millions de dollars de soudoiement aux laboratoires. 

Des industriels qui ont pleinement conscience des risques liés à leurs produits ultra-transformés ont donc délibérément soumis leurs marchandises toxiques à une population inavertie et ont activement poussé à leur consommation. Pourtant, à cette réalité, comme pour le reste, combien répondent que les consommateurs sont seuls responsables de leurs sorts ? Aux débats d’opinions, Mélissa Mialon préfère substituer l’observation.

Taxation des milliardaires : ces cinq contre-arguments qu’on ne veut plus entendre

À chaque fois que la taxation des milliardaires revient dans le débat public, de nombreux arguments sont mobilisés contre cette proposition. Elle serait injuste, démagogique, irréaliste et contre-productive. Menacer ces créateurs de richesses de prélèvements supplémentaires risquerait de les faire fuir hors du territoire et de détruire des emplois. Taxer la réussite découragerait également l’innovation et l’entrepreneuriat. Et quand bien même : avec la mondialisation et les paradis fiscaux, l’imposition des grandes fortunes n’est-elle pas devenue impossible ? Autant d’excuses faciles pour cacher une absence de volonté politique de s’attaquer aux super-riches. 

Selon l’ONG Oxfam, les deux tiers de la richesse créée par l’économie mondiale depuis 2020 ont été captés par les 1 % les plus riches. Rien qu’en France, la fortune des dix premiers milliardaires s’est accrue de 189 milliards d’euros, Bernard Arnaud cumulant à lui seul un patrimoine équivalent à celui de 20 millions de Français. Toujours selon l’ONG, taxer la fortune des milliardaires français à hauteur de 2 % permettrait de financer le déficit (hypothétique) des retraites. Même le journal Le Monde relayait récemment une étude du Laboratoire sur les inégalités mondiales démontrant que la taxation des 1 % les plus riches permettrait de réduire la pauvreté et combattre le réchauffement climatique. 

Or, les milliardaires payent très peu d’impôts, en terme relatif et absolu. L’économiste Gabriel Zucman évoque un taux d’imposition effectif de seulement 2%, tandis que le média d’investigation Propublica a démontré sur la base des relevés fiscaux américains, que les grandes fortunes payent un taux global moyen de 3.4%. Quant aux entreprises du CAC40, à la source des plus grands patrimoines français, elles échappent aussi largement à l’impôt sur les sociétés. Compte tenu de ce contexte, et étant donné les besoins de financement pour les services publics et la transition écologique, augmenter les prélèvements fiscaux sur les très grandes fortunes relèverait du bon sens.

En outre, taxer les milliardaires ne sert pas uniquement à financer les retraites, réduire la pauvreté ou préserver l’habitabilité de la planète. Cela permet aussi de réduire leur influence politique. Les ultra-riches utilisent l’immense pouvoir conféré par leurs fortunes (près de 10 % du PIB pour la famille Arnault) pour agir sur la société. Ils achètent des médias, influencent les politiques publiques en dînant avec nos dirigeants ou en exerçant un chantage à l’emploi, encouragent les baisses d’impôts financées par la destruction de notre modèle social et ubérisent la société tout entière. Contrairement à une idée reçue, il n’y a pas de bons et de mauvais milliardaires : des chercheurs américains ont démontré, en épluchant les déclarations publiques et privées de centaines de milliardaires, que ces derniers avaient des opinions homogènes en matière de politiques économiques et sociales. Leurs positions sont si extrêmes qu’elles sont rarement exprimées en public : opposition au salaire minimum, aux services publics, défavorables aux CDI, opposé au droit du travail, à la sécurité sociale et l’assurance maladie, hostiles aux normes environnementales, à la liberté de la presse et à la levée des brevets… Rarement cultivés, la plupart d’entre eux lisent très peu et s’imaginent, comme Bernard Arnault, vivre dans une société « dominée par un esprit socialo-marxiste ». Ce sont pourtant eux qui ont les oreilles attentives de nos dirigeants. Taxer les milliardaires n’est donc pas simplement une question de justice fiscale, mais un impératif démocratique.

Cette proposition se heurte pourtant à un mur de protestation. Pas de la part des milliardaires eux-mêmes, silencieux sur le sujet, mais des personnes « raisonnables » qui déploient des efforts considérables pour assurer leur défense. Une série d’arguments de mauvaise foi sont ainsi opposés aux « démagogues » qui souhaitent « prendre l’argent là où il est ». Revue de cinq d’entre eux.

Des fortunes «virtuelles» largement exagérées?

En matière d’évaluation du patrimoine des plus riches, le classement annuel des grandes fortunes publié par Forbes fait figure de référence. Entre 1982 et 2022, le nombre de milliardaires répertorié par le magazine est passé de 12 à 2.635. En tenant compte de l’inflation, les 400 plus riches Américains cumulaient 263 milliards de dollars en 1982 (92 milliards de l’époque), contre 4.500 milliards en 2021, soit un taux de croissance de 1600 %. Sur la même période, le patrimoine de la moitié la moins riche des ménages américains a diminué de 900 milliards. Depuis le Covid, les dix plus grandes fortunes mondiales au classement Forbes ont doublé leurs avoirs.

Deux types de critiques sont généralement opposés à ces évaluations. La première reproche au magazine de sous-estimer les patrimoines. Forbes se base en effet sur les déclarations des milliardaires, qu’il vérifie à partir des données publiques : combien d’actions possèdent-ils ? Quel est le cours boursier des actions en question ? Combien ont-ils payé leurs résidences, jets, yachts et œuvres d’art ? Les avoirs potentiellement cachés dans les paradis fiscaux ne sont pas pris en compte. Comme le notait Le Monde en 2018, les Paradise papers ont montré que la fortune de certains milliardaires était largement sous-évaluée, de 15 milliards de dollars pour le financier James Simons par exemple.

À l’inverse, de nombreux opposants à la taxation des milliardaires expliquent que Forbes surestime les grands patrimoines, car ces derniers proviennent majoritairement des parts qu’ils possèdent dans leurs sociétés. Le cours de bourse étant volatile, cet argent serait essentiellement virtuel. 

Si Elon Musk ou Bernard Arnault voulaient disposer de leurs fortunes, ils devraient vendre leurs actions (Tesla pour l’un, LVMH pour l’autre). Le fait que le patron emblématique de ces sociétés se sépare de ses parts enverrait un signal négatif aux marchés, incitant alors les autres investisseurs à spéculer à la baisse. De plus, la simple mise en vente d’une grande quantité d’actions ferait mécaniquement baisser le cours du fait de l’excès d’offre temporaire. Autrement dit, les milliardaires ne pourraient pas vendre toutes leurs actions au cours de bourse utilisé pour estimer leur fortune. Cette dernière serait donc surévaluée.

Si leurs fortunes étaient essentiellement virtuelles, nos chers milliardaires auraient du mal à en profiter dans le monde réel.

Bien que séduisante, cette démonstration ne résiste pas à l’épreuve des faits. Si leurs fortunes étaient essentiellement virtuelles, nos chers milliardaires auraient du mal à en profiter dans le monde réel. Pourtant, Xavier Niel (10,7 milliards d’euros selon le classement du magazine Challenges) s’est offert un sixième hôtel particulier parisien pour la somme record de 200 millions d’euros. Il possède un yacht et un jet privé «ultra premium », entre autres folies. Le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos (2ème fortune mondiale au classement Forbes 2022, avec 171 milliards de dollars) vient de se faire construire un nouveau yacht pour un demi-milliard d’euros. Le bateau est si grand qu’il était question de démonter le principal monument de la ville de Rotterdam (le pont suspendu « De Heft ») pour lui permettre de rejoindre la mer.

Du reste, Bezos ne se contente pas de dépenser sa fortune en bateaux de plaisance. Il possède un triplex de 1.600 m2 avec deux piscines sur la 5e avenue de New York, une villa de 185 millions de dollars à Beverly Hills, une maison de 2.800 m2 à Washington DC, un ranch de 12.000 hectares au Texas, une triple villa en bordure de lac à Seattle et un complexe de 10 hectares avec plage privée à Hawaï. Il finance également sur ses propres fonds la mise au point de la fusée Blue Origin qui lui a permis de s’envoyer en l’air dans l’espace suborbital. Pas mal pour un milliardaire virtuel.

Au-delà de leur train de vie personnel, l’idée selon laquelle les grandes fortunes ne pourraient pas jouir de leurs actions sans provoquer la chute du cours a été contredite par le plus riche d’entre eux. En 2022, Elon Musk a vendu pour plus de 23 milliards de dollars d’actions Tesla pour acquérir Twitter. Si le cours boursier de la société a dévissé en 2022, la chute est comparable à celles des autres géants de la Silicon Valley, et s’explique au moins autant par les difficultés réelles de l’entreprise que par la mise en vente d’une partie des actions de Musk.

En réalité, les milliardaires n’ont généralement pas besoin de vendre leurs actions pour profiter de la fortune qu’elles représentent. Ils les utilisent simplement comme caution pour obtenir des prêts avantageux. La moitié des actions Tesla de Musk serviraient ainsi de collatéraux (c’est-à-dire de garantie pour les banques) pour des lignes de crédit totalisant 55 milliards de dollars, selon Forbes. Ces prêts lui ont permis de compléter l’achat de Twitter et d’investir dans d’autres sociétés. Warren Buffet contracte des emprunts gigantesques pour obtenir un effet de levier et pouvoir investir encore davantage sur les marchés. Cette technique est également utilisée par les ultra-riches pour réduire considérablement leurs prélèvements fiscaux en déduisant les intérêts des prêts de leurs impôts, tout en évitant de se payer un salaire pour maintenir leur train de vie. Autrement dit, leurs fortunes sont tout sauf virtuelles.

Taxer les milliardaires découragerait la réussite, l’entrepreneuriat et l’innovation

Donald Trump débute son autobiographie The art of the deal par une confession : « I don’t do it for the money ». À de très rares exceptions près, aucun milliardaire ne prétend être motivé par l’argent. Dans leurs nombreuses biographies, ils expliquent exercer leur activité dans le but de contribuer positivement à la société. L’accumulation de richesse serait une conséquence secondaire, pas un objectif en soi. Bernard Arnault se voit comme « un ambassadeur de la culture et de l’héritage français ». Steve Jobs voulait changer le monde. Bill Gates s’est reconverti en philanthrope. Musk souhaite coloniser Mars au nom de la survie de notre espèce et Jeff Bezos veut placer 99 % de l’humanité dans une station spatiale en orbite géostationnaire pour préserver la planète. Même les gestionnaires de fonds privés comme Ray Dialo, dont l’activité consiste exclusivement à spéculer sur les marchés financiers expliquent qu’ils cherchent à faire le bien autour d’eux.

Selon leur philosophie, dans une économie capitaliste, la quantité de valeur que vous apportez à la société se mesure en quantité de dollars que vous gagnez – pas que vous accumulez – puisque le marché ne rémunérerait que ce qui produit de la « valeur » aux yeux du consommateur. Prenons les milliardaires au mot : les taxer jusqu’au dernier centime ne les empêcherait pas de continuer leur activité. Un postulat validé par d’innombrables travaux scientifiques qui prouvent que l’argent n’est pas un facteur de motivation pertinent pour les tâches créatrices, la productivité intellectuelle et l’innovation.

Dans Le mythe de l’entrepreneur (La Découverte, 2023) l’économiste Anthony Galluzzo montre comment les milliardaires bâtissent leur fortune sans rien inventer de particulier. L’innovation ne dépend pas d’eux. Au contraire, nombre d’entrepreneurs ont tendance à l’empêcher en brevetant à tout va des idées qui ne sont pas les leurs. Steve Jobs n’a pas inventé la souris ni l’interface graphique qui a fait le succès d’Apple, Bill Gates a imposé des logiciels truffés de défauts en livrant une guerre impitoyable à l’open source et Elon Musk n’a pas fondé Tesla ni développé la première fusée réutilisable. Mark Zuckerberg aurait lancé Facebook en spoliant son cofondateur après avoir subtilisé l’idée de départ à deux camarades d’université et a désormais pratiquement coulé son entreprise avec son obsession pour le Metaverse. Phil Knight s’est contenté d’importer des baskets japonaises aux États-Unis, choisissant le nom « Nike » et le célèbre logo à virgule suite à l’insistance de ces employés. Peter Thiel (PayPal) est incapable d’écrire une ligne de code et affirme que ce ne sont pas les innovateurs qui deviennent riches, mais les entrepreneurs qui savent mobiliser l’innovation pour acquérir une position monopolistique sur un marché porteur. Taxer les milliardaires ne tuerait pas l’innovation pour la simple et bonne raison qu’ils n’innovent pas particulièrement.

Ce ne serait pas « juste » car les milliardaires méritent leurs fortunes

Forbes propose un système de notation de 1 à 10 pour estimer le mérite des 400 Américains les plus riches. Une note de 1 à 4 signifie que le milliardaire a hérité de tout ou de la majorité de sa fortune. La note de 5 est réservée à ceux qui ont hérité d’une entreprise de taille moyenne ou conséquente avant de la faire grandir, ce qui est le cas de Bernard Arnault, Vincent Bolloré et Francois Pinault. La note de 6 est attribuée aux cadres supérieurs qui ont accédé à une place de dirigeant dans une entreprise qu’ils n’ont pas créée, comme Steve Balmer, successeur de Bill Gates à la tête de Microsoft, ou Tim Cook, qui dirige Apple depuis la mort de Steve Jobs. Ces PDG ont simplement « hérité » de la direction d’une entreprise en situation de quasi-monopole, une position qui aurait enrichi n’importe quel autre cadre supérieur à leur place, compte tenu des salaires mirobolants payés en stock options

Il faut atteindre la note de 7 pour tomber sur les véritables « entrepreneurs ». De 7 à 8, il s’agit de personnalités ayant grandi dans un milieu très favorisé ou ayant bénéficié d’un coup de pouce significatif de la part de leurs proches. Ainsi, Elon Musk a fondé sa première entreprise avec son frère grâce à un prêt de 25.000 dollars de son père (45 000 euros en valeur actuelle). Jeff Bezos a profité des 300.000 dollars injectés par ses parents dans son entreprise (un demi-million d’euros en prenant en compte l’inflation). Bill Gates a lui bénéficié de l’influence politique de ses parents pour obtenir un énorme contrat avec IBM, malgré son inexpérience. Richard Branson, le patron de Virgin qui aime sauter en parachute avec Barack Obama sur son île privée, a obtenu un don de 200.000 euros de sa famille pour créer son studio d’enregistrement. Tous ces entrepreneurs bénéficient d’un score de 8.

Enfin, les notes de 9 et 10 sont réservées aux personnes issues de milieux défavorisés, comme le cofondateur de Google Sergey Brin. Avec Larry Page, il s’inspire des travaux de Jon Kleinberg pour mettre au point un nouveau type d’algorithme permettant d’effectuer des recherches sur internet, dans le cadre de son doctorat financé par des fonds publics. Un troisième étudiant, Scott Hassan, se charge d’écrire le code informatique avant de quitter le projet. Page et Brin parviennent à lever un million de dollars auprès de leurs proches afin de fonder Google, encouragés par plusieurs mentors après avoir échoué à vendre leur algorithme à divers moteurs de recherche existants. Dès le début, ils embauchent un PDG expérimenté pour développer l’entreprise. Peut-on quand même parler de self-made-men ? Même Rihanna (score de 10 en tant que femme noire issue des classes populaires) est devenu milliardaire grâce à sa ligne de cosmétique lancée par LVMH et est accusée d’exploiter des enfants indiens.

Au final, seuls 19 % des 400 plus grandes fortunes américaines obtiennent un score de 9 ou 10. En France, c’est encore pire : le Financial Times notait que 80 % de la richesse des hauts patrimoines français provient de l’héritage. En appliquant les critères de Forbes au classement du magazine Challenges, on constate que les neuf premiers milliardaires sont des héritiers. Mais il est difficile de qualifier les suivants de méritants. La famille Castel, dixième, échappe au label péjoratif car le patriarche de 97 ans est encore en vie. Patrick Drahi, onzième, a fait fortune en empruntant de l’argent pour acheter, restructurer et revendre des entreprises. Autrement dit, il a mené des OPA hostiles, puis licencié des salariés. Xavier Niel, douzième, a amassé le capital nécessaire au lancement de Free en investissant l’argent gagné via le minitel rose dans des peep show. Une activité qui lui vaudra de passer un mois en prison pour soupçons de proxénétisme avant d’écoper d’une condamnation pour recel et abus de bien sociaux. 

Qu’elles soient héritées ou bâties « à partir de rien », les grandes fortunes reposent quasi systématiquement sur trois éléments : l’exploitation débridée des salariés, le non-respect de la loi, et le soutien de la puissance publique. 

L’exploitation prend diverses formes, de celle exercée par Steve Jobs sur ses collaborateurs poussés au burn-out après s’être accaparé le mérite des inventions de son ami et cofondateur Steve Wozniak, jusqu’aux employés d’Amazon contraints de déféquer dans des sacs en plastique pour livrer les colis à temps. Les épidémies de suicides dans les entreprises d’assemblage d’iPhone, les ouvriers de Tesla contraint de travailler en plein Covid et de dormir sur site pendant des semaines, les ingénieurs de Space X abandonnés sur une île déserte, les vêtements des grandes marques fabriqués par des enfants en Asie… Les exemples abondent. 

La propension quasi systémique à violer la loi est un peu moins connue. Aux pratiques de concurrence déloyale parfois condamnées sévèrement par les tribunaux (Microsoft), aux violations récurrentes des régulations environnementales et au viol systémique du droit du travail s’ajoutent des pratiques plus précises. Bernard Arnault aurait par exemple utilisé des méthodes de barbouzes pour s’emparer de LVMH. PayPal, AirBnB et Uber ont contourné la loi pour « disrupter » un secteur d’activité. Selon Cash investigation, Free a recours au licenciement abusif comme outil pour empêcher les salariés de contester leurs conditions de travail. Mais on pourrait également citer le rachat problématique de l’entreprise publique CGM par la CMA de Rodolphe Saadé, donnant naissance au géant du transport maritime CMA-CGM. Suspecté d’avoir profité de complicité politique pour privatiser cette structure en l’achetant en dessous de sa valeur, Saadé avait écopé d’une mise en examen pour abus de bien sociaux.

L’écrasante majorité des grandes fortunes ne seraient rien sans l’aide de la puissance publique.

Enfin, l’écrasante majorité des milliardaires ne seraient rien sans l’aide de la puissance publique. Au-delà des allègements d’impôts et subventions aux entreprises mises en place par les gouvernements (plus de 200 milliards par an en France, un chiffre en constante progression depuis 2017), cette aide prend des formes plus précises. Les familles Bouygues et Dassault vivent de la commande publique, Xavier Niel dépend du régulateur pour développer son offre de télécommunication et LVMH sollicite l’aide de l’État pour racheter le joaillier américain Tiffany. Apple a été sauvée par les lois antitrust américaines, Tesla et Space X ont échappé à la banqueroute grâce aux investissements publics et à des milliards de dollars de subventions. Amazon et Google engrangent des contrats chiffrés en milliards de dollars avec l’armée et le renseignement américain. La puissance étatique est partout.

Derrière chaque entreprise innovante, on retrouve des milliards investis en recherche publique. La simple existence de brevets, au cœur du modèle économique de nombreuses firmes, dépend de la volonté de l’Etat à les faire respecter. Les frères entrepreneurs Gilles et Yves-Loic Martin (5,4 milliards d’euros de patrimoine selon Challenges) ont ainsi fait fortune en rachetant au CNRS le brevet établi par leurs parents universitaires dans le cadre de leur recherche publique.

Les milliardaires sont également devenus experts en privatisation de services publics. On citera l’invraisemblable gavage de DirectEnergie sur le dos d’EDF, la privatisation rampante de l’école publique américaine au bénéfice, entre autres, de Bill Gates et de la famille Devos, le monopole privé injustifiable de Warren Buffet sur le fret ferroviaire américain, la privatisation de l’école publique suédoise par les milliardaires locaux, le scandale à 55 milliards d’euros des concessions autoroutières cédées par De Villepin puis renouvelées par Emmanuel Macron et Elizabeth Borne à des groupes comme Vinci et Bouygues. De fait, la privatisation des entreprises publiques compte parmi les principales sources de revenus des milliardaires. En 1984, Bernard Arnault reprend pour un franc symbolique et avec l’aide de l’État l’entreprise textile Boussac Saint-Frères, qui possède la marque Christian Dior. Il a remporté le dossier en promettant de sauvegarder l’emploi, promesse qu’il violera allègrement. Pour Bernard Arnault, c’est le début d’une longue ascension dans le secteur du luxe. Pour la Picardie, c’est la fin de l’industrie textile et la perte de milliers d’emplois. 

Taxer les milliardaires provoquerait leur départ

Cet argument massue laisse entendre que nous serions face à un dilemme : laisser les milliardaires français s’enrichir disproportionnellement en payant toujours moins d’impôts ou provoquer leur exode. En réalité, leur départ est déjà plus ou moins acté : du point de vue fiscal, ils payent très peu d’impôts en France et domicilient une large partie de leur patrimoine (entreprises, holdings, yacht, jet privé…) à l’étranger. 81 % des parts de LVMH détenues par Bernard Arnault seraient domiciliées en Belgique, selon la presse bruxelloise. Les frères Martin, propriétaire des laboratoires Eurofins, résident en Belgique et ont déménagé le siège social de leur groupe au 30.000 employés au Luxembourg. Sur le plan économique, les milliardaires délocalisent déjà tout ce qui est délocalisable. 

Du reste, comme le démontre le sociologue Nicolas Framont à partir des travaux de l’économiste Tibor Sarcey, leur contribution nette à l’économie française semble négative : « Depuis 2000, les actionnaires des entreprises françaises ont apporté 418 milliards d’euros à notre économie sous forme d’émissions d’actions nouvelles, visant donc le financement des entreprises. Durant le même laps de temps, les entreprises ont reversé à leurs actionnaires 173 milliards d’euros via des rachats d’actions et leur ont distribué 614 milliards d’euros de dividendes nets. »

Un constat qui rejoint les études commandées par le gouvernement d’Emmanuel Macron pour évaluer les effets de la suppression partielle de l’ISF. Cette réforme n’a pas créé d’emplois, tout en provoquant une baisse des investissements dans les PME (qui étaient jusqu’alors déductibles de l’ISF). Les milliards d’euros rendus aux grandes fortunes sont partis dans la spéculation financière, pas dans l’économie réelle.

Le départ des milliardaires reste peu probable. Ceux qui sont encore engagés en France ne le font pas par solidarité nationale, mais par intérêts commerciaux ou impératifs industriels.

La fuite hypothétique des milliardaires français ne serait donc pas nécessairement une mauvaise chose. Pour chaque emploi créé par un nouvel entrepôt Amazon, plus de deux emplois sont détruits ailleurs. Il en va de même avec un supermarché Auchan ou un centre Leclerc et le commerce de proximité. Le lobbying de Bernard Arnault pour obtenir des accords commerciaux avec l’Asie génère peut être des postes de designer à Paris, mais coûte certainement des emplois industriels dans les secteurs exposés à la concurrence chinoise.

Pourtant, le départ des milliardaires reste peu probable. Ceux qui sont encore engagés en France ne le font pas par solidarité nationale, mais par intérêts commerciaux ou impératifs industriels. Difficile de délocaliser les usines Lactalis, les magasins Décathlon et Carrefour, les vignobles et distilleries de Cognac, les Fnac et Galeries Lafayette, les réseaux Free et SFR, les plateaux de CNews et BFMTV ou les parcs immobiliers du groupe Barrière. Il est, à ce titre, éclairant de voir qu’on trouve très peu d’industriels parmi les milliardaires français. Les secteurs les plus représentés sont ceux du luxe, de la grande distribution, de l’immobilier et du BTP. Des activités difficilement délocalisables. Le cas de Bernard Arnault est un bon exemple : s’il a tenté d’obtenir la nationalité belge, c’était avant tout pour échapper à l’impôt sur les successions. Le secteur du luxe a besoin de l’image de la France pour vendre ses sacs à main et parfums ou pour écouler ses champagnes et cognacs. Si Arnault a inauguré le centre commercial La Samaritaine dans le premier arrondissement de Paris, ce n’est pas pour la main-d’œuvre bon marché ou le régime fiscal complaisant, mais parce qu’il se trouve à trois cents mètres de la Cathédrale Notre-Dame, dans un quartier qui attire des millions de touristes. Ainsi, si l’exode fiscal des grandes fortunes était puni par la saisie de leurs actifs sur le territoire national, l’écrasante majorité d’entre elles préféreraient payer des impôts que de se voir privées de leurs empires.

Ce serait techniquement impossible

En dernier ressort, les opposants à la taxation des milliardaires prétendent qu’un impôt sur les grandes fortunes serait impossible à mettre en œuvre. Pour preuve, si le nombre de personnes assujetti à l’ISF progressait chaque année (cassant au passage l’argument sur l’exode des riches), les milliardaires y échappaient largement. 

Pourtant, les travaux des économistes Gabriel Zucman et Emmanuel Suez montrent qu’il est possible de mettre en place des impôts efficaces, par exemple en prélevant les montants « à la source » (c’est-à-dire avant déductions et transferts dans des paradis fiscaux). Autre possibilité : créer une taxe exceptionnelle sur les plus-values boursières latentes, payable sur dix ans, dont le taux serait compris entre 20 et 40%. Pour Bernard Arnault, cela reviendrait à céder le contrôle de LVMH ou reverser 2 % de sa fortune au fisc français pendant dix ans. Joe Biden vient de proposer une méthode alternative qui consiste à imposer un taux d’imposition plancher aux milliardaires américains, une sorte de bouclier fiscal à l’envers inspiré de ce qui vient d’être fait pour les grandes entreprises.

Les milliardaires seront peut-être tentés d’échapper à cet impôt « confiscatoire » en quittant le pays. Mais les États-Unis ont trouvé la parade : tout ressortissant américain doit payer un impôt différentiel aux États-Unis, quel que soit son pays de résidence : l’Oncle Sam ponctionne la différence entre le niveau d’impôt prévu aux USA et celui pratiqué dans le paradis de résidence fiscale. Une disposition que LFI souhaite appliquer en France, sous le nom d’« impôt universel ». Si Bernard Arnault et ses amis envisageaient de se soustraire à cette règle, il serait envisageable de les déchoir de leur nationalité française et d’imaginer des mesures dissuasives, par exemple une interdiction d’entrée sur le territoire. Outre le symbole désastreux pour ces ultra-riches, cela compliquerait également leur capacité à mener leur business.

Pour les grandes entreprises, on peut imaginer un prélèvement sur le chiffre d’affaires. A la suite de longues négociations, une taxe internationale de 15 % sur les bénéfices offshore a été finalisé l’an dernier. Par ailleurs, un reporting pays par pays des chiffres d’affaires a été mis en place par l’OCDE suite aux pressions incessantes des ONG, ce qui fournit une base relativement fiable pour estimer les montants à taxer. Toutefois, cette bataille est encore loin d’être gagnée : si cet accord est historique, le seuil de 15% risque de devenir un plafond plutôt qu’un plancher. Il est donc impératif de se battre avec les pays du Sud, les plus grandes victimes de l’accord, pour faire monter ce taux. Là encore, les entreprises qui ne respecteraient pas ce taux pourraient se voir menacées de l’interdiction de leurs activités, ce qui devrait suffire à les dissuader de frauder, par peur de perdre un marché majeur.

Ainsi, la taxation des milliardaires et des grandes multinationales serait possible, à condition d’en avoir la volonté politique et de se doter des outils nécessaires. A la fin de la Seconde guerre mondiale, alors que les Etats-Unis avaient besoin de ressources financières pour leur économie de guerre, les revenus de plus de 200.000 dollars (soit près de 4 millions de dollars actuels) étaient taxés à 94% ! Si ce taux paraît stratosphérique, il n’a guère choqué à l’époque et aucun exode massif ne s’en est suivi. La période fut marquée par une grande prospérité et des niveaux d’inégalités fortement réduits. Certes, certains invoqueront l’argument de la mondialisation et de la possibilité de transférer des montants considérables en un clic pour affirmer que nous avons « changé d’époque ». L’histoire récente démontre pourtant le contraire : la Russie a pu être débranchée du système de transfert interbancaires international Swift et les avoirs des oligarques proches du Kremlin saisis en très peu de temps. Les moyens informatiques modernes, couplés aux pouvoirs des États pour saisir des biens ou interdire à un individu d’entrer sur leurs territoires, permettent de mener une lutte efficace contre le tourisme fiscal. À condition d’avoir la volonté politique nécessaire.

Pourquoi l’Europe va s’appauvrir à vitesse grand V

© Andrés Ramírez

Dans un rare accès de lucidité, le commissaire européen Josep Borrell a récemment évoqué la fin à venir de la prospérité – certes très mal répartie – de l’Europe. Dans le monde multipolaire qui se dessine, le Vieux continent ne pourra plus compter sur l’énergie bon marché issue de la Russie et les marchandises peu chères importées de Chine. La dépendance croissante à l’égard de Washington, et tous les risques qu’elle comporte, ne semble pas davantage être prise en compte par les élites politiques, qui espèrent vainement un retour à la « fin de l’histoire ». Article d’Aaron Bastani pour notre partenaire Novara Media, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Le 10 octobre dernier, Josep Borrell, vice-président de la Commission européenne, a fait une des déclarations les plus importantes de 2022. Tandis que le gouvernement britannique de Liz Truss essayait d’imiter la politique de Margaret Thatcher, et que les soutiens de l’opposition travaillistes rêvent d’un retour à 1997 (date d’une victoire écrasante de Tony Blair), il a fallu que ce soit un eurocrate qui assène quelques vérités dérangeantes.

Le constat dressé par Borrell relève de l’évidence depuis une dizaine d’années, mais la classe politique ne s’en aperçoit qu’aujourd’hui : « Notre prospérité a reposé sur une énergie bon marché en provenance de la Russie », a-t-il déclaré, avant d’ajouter : « Les bas salaires des travailleurs chinois ont fait bien plus […] pour contenir l’inflation que toutes les banques centrales réunies. » Borrel a ensuite résumé en une seule phrase lapidaire le modèle économique européen des 30 dernières années : « Notre prospérité reposait sur la Chine et la Russie – l’énergie et le marché. »

Venant d’un technocrate bruxellois, ce constat est pour le moins saisissant. Les énergies fossiles bon marché appartiennent au passé, tout comme les biens de consommations à bas prix. Ces trente dernières années, tout en devenant dépendante du gaz russe, l’Europe continentale a également bénéficié d’une faible inflation grâce à ses importations depuis la Chine, devenue l’atelier du monde. Pendant les trois décennies qui suivirent la chute du mur de Berlin, les Occidentaux aux faibles revenus pouvaient donc au moins se procurer toute une panoplie de gadgets et une énergie plutôt abordable. Désormais, cette époque est révolue.

Pendant 30 ans, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit.

Au Royaume-Uni, cette période, qui s’étend des années 1990 à la pandémie de Covid-19, fut déterminante pour le phénomène politique que fut le blairisme – qui relevait davantage d’une chance historique que des compétences du New Labour ou de la Banque d’Angleterre. Ainsi, la faible croissance des salaires fut compensée par une abondance soudaine de biens bon marché, en particulier de produits électroniques, ainsi que par l’expansion du crédit. Dans la terminologie marxiste, ce système économique mondialisé et reposant de plus en plus sur la dette était la base économique qui permettait la superstructure de la « fin de l’histoire » (pour les marxistes, la superstructure désigne les institutions politiques et l’idéologie d’une époque, qui est déterminée par des rapports de production, appelés “la base”, ndlr). Si des thinks tanks ou des universitaires avaient déjà annoncé la fin de cette époque, le fait qu’un homme d’Etat à la tête de l’UE finisse par le reconnaître acte la mort définitive de cette ère.

Les mauvaises nouvelles ne s’arrêtent pas là, car Borrell a ensuite souligné combien l’Europe continentale avait délégué sa défense aux États-Unis. La sécurité énergétique de l’Europe est un autre motif d’inquiétude, Borrell précisant également que le fait d’être moins dépendant des énergies fossiles russes ne devrait pas induire une plus grande subordination à Washington. « Que se passerait-il demain si les États-Unis, avec un nouveau président, décidaient d’être moins favorables aux Européens ? ». « On imagine aisément la situation dans laquelle notre dépendance excessive au GNL (gaz naturel liquéfié) importé des États-Unis poserait également un problème majeur. » Pour les atlantistes, c’est une question capitale : est-il souhaitable de remettre notre destin entre les mains d’un Donald Trump ou d’un Ron DeSantis (gouverneur républicain de Floride, fervent soutien de Donald Trump et potentiel candidat en 2024, ndlr) ? Veut-on qu’un individu comme Mike Pompeo décide si l’Europe peut ou non se chauffer ? Dépendre d’une puissance étrangère aussi profondément divisée n’est pas sans risques.

Borrell a également insisté sur les défis politiques, à la fois internes et externes, auxquels l’Europe est confrontée. À l’intérieur, le danger vient de la progression continue de l’extrême droite, de Giorgia Meloni en Italie à Viktor Orban en Hongrie en passant par le parti Vox en Espagne. A rebours du discours bruxellois classique, il faut d’ailleurs souligner que Borrell n’a pas attribué ce phénomène à l’influence de puissances étrangères perfides, déclarant que la popularité de tels partis correspondent  « au choix du peuple » et non à « l’imposition d’un quelconque pouvoir ». Des propos qui visaient clairement le centre de l’échiquier politique, qui tend à être de plus en plus complotiste, voyant partout la main de Moscou. Si l’extrême-droite gagne du terrain, c’est bien parce que les crises sociales et économiques ne sont pas résolues, et non à cause des usines à trolls de Saint-Pétersbourg – quand bien même l’intelligentsia libérale voudrait qu’il en soit autrement.

À l’extérieur, l’Europe est confrontée à la montée du nationalisme radical et de formes d’impérialisme dignes du xixe siècle, parfois jusqu’à l’annexion. Cela ne se limite pas à la Russie, qui après avoir annexé la Crimée en 2014 vient de s’emparer de territoires dans l’est de l’Ukraine, mais aussi de l’occupation turque dans le nord de la Syrie – un territoire que le ministre de l’Intérieur turc Süleyman Soylu a déclaré en 2019 comme « faisant partie de la patrie turque ». Ankara a également menacé d’envahir les îles grecques de la mer Égée. Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Le déclin de la superpuissance américaine signifie que nous entrons vraisemblablement dans une nouvelle phase, dans laquelle l’accaparement des terres vient s’ajouter à un monde multipolaire.

Tout cela est vu avec une profonde consternation dans les capitales européennes, Londres y compris. Alors que le modèle énergétique du continent se désagrège et face à la plus forte inflation depuis des décennies, le découplage avec la Chine semble acté, ce qui exacerbera la hausse des prix. Quand cela se produira, ce sera un tremblement de terre économique pour le consommateur européen, quand bien même des politiciens comme le conservateur britannique Iain Duncan se plaisent à durcir le ton. L’industrie automobile allemande est-elle désavantagée du fait de l’envolée des prix de l’énergie ? Assurément. Il en va de même pour d’autres pays, comme la France et l’Italie, qui ont déjà vu la ruine de leurs industries manufacturières au cours de ce siècle. Mais ajoutez à cela la disparition des biens de consommation bon marché – qui ont servi de palliatif à la stagnation des salaires pendant des décennies – et une vague massive de mécontentement est inévitable. En résumé, les Européens vont s’appauvrir très vite. Les hivers froids ne sont que le début.

Ajoutons à cela les autres défis que doit relever l’Europe, comme le vieillissement de la population et la faiblesse de l’innovation. Non que l’Europe continentale soit menacée d’effondrement – bien entendu, elle demeure incroyablement riche – mais elle va relativement s’appauvrir. Le prestige de ses capitales va décliner, sauf en matière de tourisme, tandis que l’attrait mondial de sa culture et de son modèle social vont également s’éroder. Les plaques-tournantes mondiales des peuples, des idées et de l’énergie se situeront ailleurs – essentiellement en Amérique du Nord et en Asie. L’Europe deviendra la Venise des continents : belle mais désuète, un musée plus qu’un acteur de l’histoire.

Pour le Royaume-Uni, désormais à l’écart de l’Union, cela est vrai à double titre. Le pays est un grand importateur net de produits alimentaires et d’énergies fossiles tout en ayant une classe politique qui – contrairement du moins à certaines du continent – refuse de s’atteler sérieusement à une politique industrielle. Pour l’heure, le réflexe des conservateurs britanniques est d’augmenter les réductions d’impôts, tandis que le New Labour ressasse que la mondialisation est une bonne chose. En définitive, ni l’un ni l’autre n’augmenteront le niveau de vie : les marchés punissent les zélateurs des premières, tandis que la mondialisation craque de toutes parts. La confrontation avec la Russie n’est que le début d’un effondrement plus vaste qu’aucun des partis n’a le courage d’admettre.

L’inflation est là pour durer et, comme le reconnaît Borrell, il faut apporter des réponses sérieuses aux questions énergétiques, commerciales, de croissance et de sécurité. Dans chaque domaine, le bon sens de ces trente dernières années s’est évaporé. Y aura-t-il au Royaume-Uni un politicien d’envergure assez courageux pour le dire ? N’y comptons pas trop. Un État bipartite, avec un système hiérarchique de whips (parlementaires qui veillent à ce que les élus de leur parti soient présents et votent en fonction des consignes du parti, ndlr) qui écrase toute dissension, signifie que la liberté de pensée est une denrée rare à Westminster. Elle n’a pourtant jamais été aussi nécessaire.

« Reprise en main » de Gilles Perret : quand les salariés redeviennent rois dans l’atelier

© Jour2fete

Une usine familiale vendue à un fonds vautour, un plan de licenciements pour « habiller la mariée », un accident du travail faute d’entretien des machines, des travailleurs qui s’inquiètent pour leur avenir dans une vallée déjà sinistrée… Le scénario de Reprise en main semble a priori peu original. Depuis les années 1980, la désindustrialisation a en effet donné lieu à d’innombrables films, plus ou moins réussis, mais à la fin généralement tragique. Spécialiste du documentaire social, Gilles Perret aurait pu nous livrer un nouvel épisode de ces tragédies ouvrières qu’il connaît bien. Pour sa première fiction, il a au contraire choisi un angle original : celui d’une victoire des travailleurs contre la finance, par des moyens inhabituels.

Reprise en main raconte d’abord l’histoire d’un combat qui semblait perdu d’avance. Et pour cause. Des rachats d’usines, des délocalisations et des plans sociaux, la région savoyarde de la vallée de l’Arve en a subi en séries durant ces dernières décennies. La fiction se nourrit ici d’une réalité que Gilles Perret connaît trop bien. 

Les enjeux locaux d’une lutte globale

Le réalisateur met en effet en scène la région dont il est originaire et où il vit toujours, ainsi que sa spécialité industrielle : la mécanique de précision, ou décolletage. Il en avait déjà fait le sujet du documentaire Ma mondialisation, en 2006, à travers l’exemple d’Yves Bontaz, patron d’une usine de décolletage de la vallée de l’Arve. Ce film racontait déjà les mécanismes de la finance mondialisée : rachetées par des fonds de pensions anglo-saxons, la plupart des entreprises de la vallée étaient peu à peu contraintes de délocaliser leur production, en Chine notamment. Certaines scènes montraient ces petits patrons pris dans un engrenage et finissant par se demander, dans un accès de lucidité, s’ils ne s’étaient pas fait dépasser par un modèle qu’ils auraient trop longtemps cautionné. 

Une quinzaine d’années plus tard, c’est désormais l’enjeu de la relocalisation de l’activité industrielle qui est posé par ce film, qui a d’ailleurs été tourné dans l’usine Bontaz, désormais tenue par le fils d’Yves Bontaz, Christophe, qui a accepté sans hésiter la proposition de son ancien camarade du lycée de Cluses. Au-delà des désaccords politiques qui peuvent exister entre les deux hommes, cette anecdote illustre la solidarité à l’œuvre dans la vallée, et renforce la dimension réaliste que revête cette fiction : des employés engagés comme figurants aux machines de précision, en passant par les tee-shirts siglés du B de Bontaz, tout sonne vrai et se trouve enrichi par l’expérience du réalisateur dans le genre documentaire.

Les références à l’ancrage local, à « la vallée », au terroir et aux paysages mis en avant dans de nombreuses séquences du film, font aussi écho à la projection des salariés dans le temps long, en opposition aux obligations de rentabilité court-termiste des investisseurs. Et puis il y a cette montagne, que Cédric (incarné par Pierre Deladonchamps) tente tout au long du film de gravir, malgré un ciel toujours plus menaçant, et qui sert d’allégorie au combat qu’il a à mener, en bas, dans la vallée.

Quand les travailleurs relèvent la tête

Dans son roman Quatrevingt-treize, Victor Hugo compare la Convention, l’assemblée de la Révolution française, à l’Himalaya. La métaphore de l’ascension de la montagne savoyarde n’est pas moins convaincante pour qualifier la reprise en main de l’usine Berthier, tant les efforts des travailleurs pour réaffirmer leur souveraineté sur leur outil de travail devront être nombreux.

La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de Bernard Friot.

L’un des ressorts principaux du film repose ainsi sur une héroïsation du producteur, qui cesse d’être la victime d’un système d’exploitation – quotidien évoqué dans le film à travers un accident au travail ou encore un licenciement abusif – pour devenir souverain sur son travail, sur sa production. La question de la souveraineté au travail, sur laquelle insiste le titre, rappelle ici les thèses de l’économiste et sociologue Bernard Friot. Proche de Gilles Perret, celui-ci intervient notamment dans le film documentaire La Sociale sorti en 2016, sur l’histoire de la Sécurité sociale et sur le rôle qu’a joué Ambroise Croizat dans celle-ci. Théoricien du « salaire à la qualification personnelle », Bernard Friot a écrit un ouvrage au titre évocateur : Émanciper le travail. Le refus de jouer le jeu du marché de l’emploi à travers des licenciements économiques, la propriété d’usage de l’entreprise par les travailleurs eux-mêmes ou encore plus spécifiquement la grille de salaires de 1 à 3 proposée par Cédric sont autant d’échos aux travaux de Bernard Friot, qui s’expriment, du moins en partie, à travers cette fiction. 

À ce titre, la mise en avant du système coopératif mérite un autre commentaire. Pour Jaurès, l’organisation coopérative est en effet l’outil permettant aux travailleurs de ne plus être des serfs dans l’ordre économique, mais des rois dans l’atelier, de même que dans la cité avec le suffrage universel. Si les conversions d’entreprises en Sociétés coopératives ouvrières de production (SCOP) sont fréquentes, faute de repreneurs, il n’existe à notre connaissance aucun exemple d’une telle « reprise en main » dans un contexte de concurrence avec un repreneur. Si cela peut apparaître comme une limite à la vraisemblance du film, l’ingéniosité de Cédric pour sauver son emploi et celui de ses camarades illustre dans le même temps des différences générationnelles dans le rapport au syndicalisme, entre un père retraité et nostalgique du rôle passé des syndicats, et fils désabusé vis-à-vis de l’action syndicale traditionnelle. Ce clivage, bien documenté par les sociologues, illustre la transformation des cadres d’action collective au travail. Si le fils ne croit pas à la grève et aux syndicats, il se mobilise d’une autre façon, moins défensive et davantage tournée vers la victoire.

Prendre les financiers à leur propre jeu

N’ayant ni l’expérience ni la confiance dans la réussite d’une lutte « à l’ancienne » par la grève, les salariés de Berthier se sentent démunis lorsqu’ils apprennent la vente de l’entreprise. Mais une rencontre impromptue entre Cédric et un financier suisse, lors d’une séance d’escalade, va lui permettre de comprendre les petits jeux des fonds d’investissements. Plutôt que d’apporter directement le montant nécessaire au rachat de l’entreprise, les fonds en question n’en apportent qu’une faible part, complétant le reste par des emprunts bancaires.

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ?

Pour rembourser ses créanciers, l’entreprise doit alors dégager beaucoup de bénéfices, généralement en sacrifiant des emplois, des avantages sociaux et de l’investissement. Si les salariés font les frais de cette pression à la rentabilité maximale, les actionnaires, eux, pourront revendre l’entreprise au bout de quelques années avec un très beau bénéfice. Une opération en or : la firme s’est en fait rachetée elle-même !

Pour contrer cette arnaque, Cédric décide de monter son propre fonds avec deux amis de la vallée pour racheter Berthier en LBO. Mais la tâche est ardue : où trouver les millions de départ ? Comment convaincre les banques alors que l’on a aucune expérience ? Malgré les péripéties, leur fonds, dénommé Dream Finance, finira par avoir sa place à la table des négociations. Une gestionnaire de l’entreprise, bras droit du patron, va les rejoindre par attachement à sa vallée. Elle qui critiquait « les moules accrochées à leur rocher » finit par se rappeler de son histoire familiale et décide de saboter les négociations avec les autres fonds. Finalement, et malgré une trahison de dernière minute, la petite équipe finira par racheter Berthier et à la transformer en SCOP.

En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste.

En glissant quelques notions de finance dans un film grand public, Gilles Perret réussit ainsi à faire prendre conscience au spectateur de la supercherie des jeux financiers où les « apporteurs de capitaux » n’en sont même pas vraiment. Ces scènes sont aussi l’occasion de tourner en dérision l’inhumanité dont se nourrit un tel système. En faisant dire aux financiers qu’ils ne peuvent « pas se permettre de travailler par amour de l’humanité », ou encore que « le business, c’est pas friendly », le réalisateur expose la puissance des mécanismes psychiques qui noient ces personnages dans les eaux glacées du calcul égoïste, avec la dose de cynisme et de franglais caractéristique de ces milieux d’affaires.

Ces derniers sont d’autant plus mis à nu que leur méconnaissance de l’entreprise leur sera fatale : alors que les banquiers se moquaient de Dream Finance quand nos trois compères annonçaient leur intention de préserver l’emploi et de moderniser les machines, la fin soudaine du « climat social excellent » de Berthier aura raison de leurs offres. Enfin, Gilles Perret offre aussi à ses personnages une jolie revanche sur une héritière, fille du dirigeant historique de Berthier qui a bradé l’entreprise pour empocher son pactole, qui se trouve bien embarrassée par ses placements dans les paradis fiscaux.

Avec Reprise en main, Gilles Perret propose donc une suite optimiste de Ma mondialisation, une quinzaine d’années plus tard. Si l’on aurait encore préféré qu’il n’ait pas besoin de passer par la fiction pour nous raconter cette belle histoire, on peut tout de même se réjouir qu’elle suscite, chez beaucoup, l’espoir d’un monde du travail débarrassé des vautours et repris en main… par les travailleurs eux-mêmes. De quoi inspirer les luttes sociales à venir ?

Reprise en main, au cinéma le 19 octobre. Un film de Gilles Perret et Marion Richoux. Avec Pierre Deladonchamps, Lætitia Dosch, Grégory Montel, Finnegan Oldfield et Vincent Deniard.

« Face à la fragmentation de la mondialisation, l’urgence de l’indépendance et du non-alignement » – Entretien avec Arnaud le Gall

Arnaud le Gall

« Pour avoir critiqué la visite à Taïwan de Nancy Pelosi, Jean-Luc Mélenchon a une nouvelle fois été catalogué en “pro-chinois” et ami des régimes autoritaires. Ces accusations absurdes mettent de côté le fait qu’il s’est contenté de rappeler la position officielle de la France : il n’existe qu’une seule Chine. Ce type de déplacement ne sert aucunement les intérêts taïwanais ou français, mais uniquement ceux des tenants d’une nouvelle “guerre froide” avec la Chine, dont l’un des outils serait l’extension des missions de l’OTAN à la zone dite indopacifique. Le spectre d’une guerre autour de Taïwan, principal lieu de production de semi-conducteurs, pose bien sûr le problème de notre dépendance économique à l’égard de la Chine. Mais la réponse ne réside pas dans une escalade. Elle implique une action altermondialiste combinant protectionnisme solidaire et coalitions de progrès ayant comme seul objectif de répondre aux défis communs de l’humanité et mettant de côté toute logique de bloc antagonistes. » Entretien avec Arnaud le Gall, député NUPES-France insoumise membre de la Commission des Affaires étrangères, en charge notamment du volet international de l’Avenir en commun.

Le Vent Se Lève – Pourquoi la France insoumise a-t-elle jugé utile de dénoncer la visite de Nancy Pelosi à Taïwan ? Il ne s’agit, après tout, ni du président, ni du secrétaire d’État américain. D’un autre côté, la réaction de la Chine ne s’est pas fait attendre, et elle a été virulente…

Arnaud le Gall – La visite de Nancy Pelosi était celle du plus haut dignitaire américain à Taïwan depuis 1997. Dans un contexte géopolitique tendu, elle ne pouvait que conduire à un accroissement brutal des tensions. Les Chinois estiment que les États-Unis cherchent à remettre en question le statu quo et la doctrine d’une seule Chine. Il s’agit de la position officielle de la France, des États-Unis et de 184 des 197 États-membres de l’ONU. Les États-Unis, depuis la Taïwan Act de 1979, et la France, depuis 1964, s’accordent pour ne pas reconnaître l’indépendance de Taïwan.

On voit donc mal comment la visite de Nancy Pelosi aurait pu ne pas être perçue comme une manière de créer un point de tension dans une zone stratégique pour la Chine. On peut bien sûr considérer que la réaction de la Chine n’a pas été proportionnée. Mais nul besoin de surjouer la stupéfaction : la réplique de Pékin n’a surpris personne. Nulle ingénuité donc de la part de Nancy Pelosi, qui n’a pas choisi ce moment au hasard pour effectuer sa visite à Taïwan.

Sa démarche a d’ailleurs été fraîchement accueillie en Corée du Sud et au Japon, qui ne souhaitent d’aucune manière être embarqués dans un conflit relatif à Taïwan. Même aux États-Unis, cette visite n’a pas fait l’unanimité. Les bruits de couloir font état d’une désapprobation de Joe Biden, tandis que plusieurs chefs militaires et de nombreux titres de presse l’ont désapprouvée1. Il faut garder à l’esprit qu’à l’heure du conflit ukrainien, une partie de l’appareil d’État américain souhaite avant tout éviter que la Chine apporte un soutien décisif à la Russie, par exemple via la livraison d’armements.

LVSL – En ayant des mots aussi acerbes à l’égard de Pelosi sans critiquer la réaction chinoise, Jean-Luc Mélenchon n’a-t-il pas prêté le flanc à la critique ?

ALG – On voit mal en quoi les propos de Jean-Luc Mélenchon, lorsqu’il mentionne la nécessité de ne reconnaître qu’une seule Chine, tranchent avec la position officielle de la France en la matière. Il n’a pas dit autre chose que Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères2, qui a rappelé que la position de la France n’avait pas changé depuis la reconnaissance de la République populaire de Chine en 1964 par le général de Gaulle.

LVSL – Comment interprétez-vous la séquence médiatique qui s’en est suivie, accusant Jean-Luc Mélenchon de complaisance à l’égard de la Chine ?

Un certain nombre d’acteurs politiques et de médias ont intérêt à singulariser la prise de position de Jean-Luc Mélenchon, afin d’accréditer la thèse absurde selon laquelle son supposé soutien à la République populaire de Chine s’expliquerait par son appétence particulière pour les régimes autoritaires. Lorsqu’il n’est pas sous-entendu qu’il serait lui-même un dictateur en puissance ! Jean-Luc Mélenchon s’inscrit au contraire dans une lecture assez classique des relations internationales. Il considère que le cœur de celles-ci réside dans les relations inter-étatiques, par-delà la nature des régimes. Sans exclure aucunement les dynamiques et acteurs transnationaux, ce qui est un autre sujet.

Jean-Luc Mélenchon s’est donc exprimé sur cette affaire en homme d’État. Il a montré la manière dont il réagirait à cette visite s’il était à la tête du pays : en préservant une politique de non-alignement et d’indépendance absolue.

Ceci n’implique aucune proximité idéologique avec les dirigeants de la République populaire de Chine. Le général de Gaulle n’est pas devenu maoïste pour avoir reconnu Mao Zedong comme dirigeant officiel de la Chine en 1964, ou bolchévique pour avoir œuvré à la détente avec l’Union soviétique. Il prenait simplement en compte la place particulière de ces États dans les rapports de force internationaux.

Rappelons que cette orientation diplomatique lui avaient valu des critiques acerbes de la part de fractions de la droite et de l’extrême-droite. En mars 1966, à la suite de la sortie de la France du commandement intégré de l’OTAN, le directeur du Figaro déplorait la résurgence du « péril russe », mais aussi « d’autres dangers » : « Mao Tsé Toung est un autre Hitler. À sa place peut surgir un Gengis Khan, un Tamerlan, un Mahomet qui, muni d’armes atomiques, entraînera les populations affamées d’Asie et d’Afrique à l’assaut des peuples nantis et prospères, à l’assaut des Blancs et de leur civilisation. »3. Par-delà les différences de contextes, les termes et enjeux du débat témoignent d’une certaine continuité…

LVSL – Plus largement, comment analysez-vous le rôle de Taïwan dans l’accroissement des tensions sino-américaines ?

ALG – Les tensions autour de Taïwan sont indissociables de la logique de reconstitution de blocs régionaux dans le cadre de la fragmentation de la mondialisation à laquelle on assiste depuis la crise financière et économique de 2008, dont les effets se font toujours sentir, et qui ont été exacerbés par la pandémie et la guerre en Ukraine. L’ère de la domination unipolaire des États-Unis est terminée. Une recomposition s’effectue, autour de grandes puissances cherchant à construire de nouvelles alliances, économiques et/ou militaires.

Il ne faut avoir aucune nostalgie pour la « pax americana » des années 1990-2000. Elle n’a pas été pacifique pour tout le monde, loin s’en faut. Mais gardons-nous, en sens inverse, de sous-estimer les immenses dangers de la période qui s’ouvre. Car les points de tension, dont Taïwan est l’un des principaux, ont une fonction bien déterminée dans ce nouvel ordre international : les attiser pour rendre légitime et accélérer la constitution des blocs. Dans ce cadre les partisans d’une nouvelle guerre froide contre la Chine aux États-Unis tentent de mettre les États européens devant le fait accompli afin de souder le bloc occidental. Cette démarche est-elle dans notre intérêt ? À l’évidence, non.

Bien sûr, il n’est pas interdit de se pencher sur l’histoire de Taïwan et de ses relations avec la République populaire de Chine. Ses velléités indépendantistes sont liées à des poussées démocratiques relativement récentes en son sein. Mais n’oublions pas que pendant des décennies, la ligne diplomatique qui prévalait à Taipei était la même qu’à Pékin : il n’y a qu’une seule Chine. Car Taïwan est d’abord le produit de la guerre civile chinoise. Lorsque le leader nationaliste Tchang Kaï-Chek s’y est réfugié à l’issue de la victoire des communistes sur le continent en 1949, il souhaitait la réunification de la Chine sous son égide. De la même manière Mao Zedong souhaitait récupérer Taïwan. Les deux s’accordaient alors sur la nécessité d’une réunification.

LVSL – La gauche semble tiraillée entre l’impératif de défense des droits de l’homme (ou de la démocratie) et la nécessité de respecter le droit international, qui pose qu’un État est souverain sur chaque portion de son territoire (fût-ce la région taïwanaise, dans le cas de la Chine)…

ALG – L’affaire taïwanaise est historiquement un sujet interne à la Chine. Se payer de mots en évoquant la défense de la démocratie ne changera pas cet état de fait. Entendons-nous bien. Il ne s’agit pas de dire que le combat démocratique, pour la souveraineté politique et économique des peuples, ne doit pas rester un objectif essentiel de tout combat internationaliste, aux côtés du combat pour la préservation d’un écosystème viable pour les êtres humains.

Mais, dans les séquences comme celle à laquelle nous venons d’assister, nous sommes placés dans une situation concrète où la défense de la démocratie n’est qu’un prétexte. Si l’objectif central des classes dirigeantes « occidentales » était la défense de la démocratie, on ne courtiserait pas Mohammed Ben Salmane, le prince héritier saoudien, ou Al-Sissi, dictateur égyptien, pour ne prendre que les exemples les plus cinglants. Nous avons bien affaire à des enjeux géopolitiques durs, et non à la défense de la démocratie. Et ici l’intérêt de la France n’est certainement pas de suivre la politique de tensions dans la zone dite indopacifique. L’affaire des sous-marins australiens a montré que le suivisme vis-à-vis des États-Unis, dans cette région comme ailleurs, se paie au prix fort4.

Les médias ont fait mine de découvrir que la gauche était traversée par des divergences ou des nuances doctrinales en matière de relations internationales. Elles sont pourtant connues de longue date, n’ont jamais été cachées, et n’entravent en rien notre action. Dans le programme présenté pour les élections législatives, un ensemble de questions ont été renvoyées à la sagesse de l’Assemblée : elles étaient destinées à être tranchées par un vote. Nous avons été clairs là-dessus, et n’avons jamais prétendu à l’homogénéité. Cela n’empêche pas la NUPES de mener la bataille au parlement sur les questions sociales, écologiques ou encore démocratiques.

LVSL – Quelles sont les nuances en matière de doctrine de relations internationales au sein de la NUPES ?

ALG – Jean-Luc Mélenchon a exprimé une position consistant à partir du monde tel qu’il est. Il refuse de souscrire à des promesses – bien fondées ou non – que la France serait incapable de réaliser une fois que nous serions au pouvoir. Ceux qui considèrent que sa position n’est pas la bonne devraient répondre par anticipation à certaines questions majeures. La principale est la suivante : si l’on encourage Taïwan à déclarer son indépendance, comme le fait en creux Nancy Pelosi, ira-t-on la défendre militairement en cas de réaction armée de la Chine ? Tout le monde connaît la réponse. On n’entre pas en guerre face à une puissance nucléaire.

La doctrine de Jean-Luc Mélenchon en la matière est donc cohérente : il défend une politique d’apaisement, de refus des tensions, et de coalitions, ad hoc ou permanentes, au service du progrès humain. La France peut être en accord avec un groupe de pays sur l’impératif de lutte contre le réchauffement climatique ou de réglementation des activités en haute mer, avec un autre sur la nécessité d’une refonte du système monétaire international, et en désaccord sur d’autres sujets notamment de politique intérieure.

D’aucuns revendiquent une approche dite plus morale des relations internationales. On peut l’entendre, mais on ne peut s’empêcher de leur demander ce qu’ils feraient dans le cas d’une crise ouverte à Taïwan et d’une réaction militaire chinoise, et comment ils combinent cette approche morale avec le fait que, concrètement, elle sert souvent de paravent aux manœuvres les plus cyniques de telle ou telle puissance s’en revendiquant.

LVSL – Ces nuances recoupent-elles la fracture entre réalistes et idéalistes, choyée par les théoriciens des relations internationales ?

ALG – Il faudrait se libérer des démarcations canoniques en la matière. Lorsqu’au tournant des années 1990-2000 les néoconservateurs étasuniens ont mis en œuvre l’exportation des droits humains et de la démocratie par la guerre, avec les résultats désastreux que l’on sait, étaient-ils dans une posture réaliste ou idéaliste ? Il est évident que leur politique était au seul service des intérêts perçus des États-Unis, et en fait des intérêts de certains secteurs de l’économie étasunienne. La frontière entre idéalistes qui seraient automatiquement généreux et réalistes nécessairement cyniques est bien plus floue qu’il n’y paraît.

Le monde est imparfait, la carence d’institutions démocratiques et la violation des droits humains est la norme plutôt que l’exception. Doit-on partir en guerre tous azimut pour lutter contre cet état de fait ?C’est une des questions posées par la controverse autour de Taïwan, et c’est le mérite de Jean-Luc Mélenchon que d’y répondre sans ambages.

Ajoutons que présenter l’affrontement avec la Chine comme une guerre de civilisations ou de valeurs opposant régimes autoritaires et démocraties libérales (dont il faudrait au passage définir avec précision les contours compte tenu de l’affaiblissement de la démocratie auquel on assiste y compris chez nous du fait de politiques menées par ceux-là mêmes qui prétendent défendre la démocratie aux quatre coins du monde, quand cela les arrange) fait oublier les enjeux économiques sous-jacents à la crise taïwanaise. Taïwan produit 61 % des semi-conducteurs, ces composants essentiels dans la fabrication de nombreux biens industriels. Cela constitue précisément un enjeu majeur. Une vision manichéenne et purement morale des relations internationales empêche de penser certains enjeux fondamentaux.

LVSL – Cette crise ne révèle-t-elle pas la vulnérabilité de la France face à la perspective d’une guerre économique entre la Chine et les États-Unis ? Taïwan concentre en effet une partie importante de la production de semi-conducteurs : si le gouvernement de Pékin occupait l’île et en privait l’accès aux Européens, les conséquences seraient d’importance pour la France…

ALG – À l’évidence. L’accès aux semi-conducteurs taïwanais est essentiel à des pans entiers des économies occidentales. Or une crise militaire autour de l’île aggraverait une situation de pénurie déjà forte. Certains ont semblé le découvrir avec la pandémie et depuis que cette interdépendance économique, couplée aux tensions avec la Chine, constitue une menace pour notre autonomie. Ils déplorent donc l’ordre mondial que les néolibéraux ont contribué à façonner en poussant il y a 20 ans pour l’entrée de la Chine dans l’Organisation mondiale du commerce (OMC), donc à son intégration dans la mondialisation néolibérale.

À l’époque, notre famille politique s’y opposait. Elle avait à l’esprit les conséquences d’une telle décision en termes de délocalisations, et donc de désindustrialisation : il était évident que la Chine, grande puissance historique, tant politique qu’économique, et ayant à sa tête un régime déployant des capacités éprouvées de planification, ne se contenterait pas de produire des tongs et des parasols.

Les néolibéraux, dans leur naïveté et leur arrogance, persuadés que les États-Unis et l’Europe demeureraient dominants dans l’ordre international grâce à leur avance technologique, ont poussé à la délocalisation en Chine de pans entiers de notre industrie pour abaisser les coûts salariaux. La Chine a mis à profit cet afflux massif de capitaux pour devenir non seulement une grande puissance industrielle, mais aussi technologique, et donc militaire.

C’est cela qui, en deux décennies, lui a permis d’acquérir des capacités technologiques de pointe et un rôle central dans la division internationale de la production capitaliste. À présent, elle constitue la seconde puissance économique mondiale. Plutôt que de multiplier les rodomontades sur l’endiguement de l’impérialisme chinois, il serait plus avisé de songer aux politiques économiques, industrielles, commerciales à mettre en place pour nous rendre moins dépendants de la Chine, et planifier au passage notre adaptation aux changements écologiques.

Cela suppose bien entendu de rompre avec le paradigme néolibéral. De la même manière, rien ne sert de déplorer notre dépendance énergétique vis-à-vis de la Russie si l’on ne mène pas dans le même temps une politique de conquête de notre indépendance énergétique. En l’état, le principal effet des sanctions aura été d’aggraver la hausse des coûts de l’énergie chez nous, tout en gonflant la balance commerciale russe. La dépendance de la France et de l’Europe à l’égard des grandes puissances, États-Unis, Russie et Chine en premier lieu, est extrêmement préoccupante. Ni les rodomontades sans suite, ni les envolées atlantistes contre la Chine et la Russie n’apportent de solutions car elles ne font que nous enfermer dans un bloc dont le centre, les États-Unis, a ses propres intérêts. Il n’y a qu’à voir, par exemple, la guerre des monnaies inversées qu’ils viennent d’entamer en rehaussant les taux d’intérêts, et qui risque à nouveau de fracturer la zone euro.

Notre intérêt est à la planification de notre indépendance dans un maximum de domaines. La politique de non-alignement et d’apaisement que nous proposons en est une des conditions. Discuter avec tout le monde, et enfoncer partout où cela sera possible des coins dans la mondialisation néolibérale constituent la seule issue positive. La gauche devrait garder à l’esprit les mots de Jaurès prononcés à l’Assemblée en 1895 : « Il n’y a qu’un moyen d’abolir enfin la guerre entre les peuples, c’est d’abolir la guerre entre les individus, c’est d’abolir la guerre économique, le désordre de la société présente, c’est de substituer à la lutte universelle pour la vie, qui aboutit à la lutte universelle sur les champs de bataille, un régime de concorde sociale et d’unité ».

Notes :

1 Le 3 juillet, le New York Times titrait : « Pelosi’s Taiwan visit risks undermining US efforts with Asian allies ».

2 À Libération, elle déclarait : « La France s’en tient à la position d’une seule Chine » (« Catherine Colonna, ministre des Affaires étrangères : “Ce que nous défendons en aidant l’Ukraine, c’est notre propre sécurité” », 5 juillet).

3 Cité dans Dominique Vidal, « Ce que voulait de Gaulle en 1966 », Le Monde diplomatique, avril 2008.

4 Lire la réaction de Jean-Luc Mélenchon sur ce sujet dans l’Opinion du 17 septembre 2021 : « Cessons de suivre les États-Unis dans leurs aventures dans la zone indopacifique ».

François Ruffin : « Il y a deux invisibles : les oubliés en bas et les ultra-riches en haut »

François Ruffin © Pablo Porlan / Hans Lucas pour Le Vent Se Lève

Nous nous rendons dans la Somme, sur les pas de François Ruffin et de son équipe. Le candidat y déroule sa campagne effrénée, flanqué du tumulte de ses militants. Porte à porte, poignées de main dans les bars, déambulation, ballons gonflables géants : le député se faufile, parle à tout le monde, attrape les habitants, pour 3 phrases ou 10 minutes. Aux pressés ou aux indifférents, il martèle ses slogans : « n’oubliez pas d’aller voter car les riches, eux, n’oublient jamais ! ». Pendant toute une après-midi, nous le suivons et l’interrogeons, à pied et en voiture, assis sur le bord d’un trottoir. Il nous répond par de longs développements, sans cesse interrompu, sans que jamais la cohérence de son propos en souffre, alternant avec aisance entre le registre du militant et celui de l’analyste. Politique et conflit de classe, désindustrialisation, construction européenne, sociologie électorale, écologie populaire… Nous sommes revenus avec François Ruffin sur les thématiques qu’il n’aura cessé de mettre en avant, dans ses interventions à la tribune de l’Assemblée comme dans ses livres et ses articles. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Vincent Ortiz, photographies par Pablo Porlan.

LVSL – Quel bilan tirez-vous de cinq ans de députation ? Vous vous êtes démarqué par vos interventions volontairement polémiques. Certains ont pu vous le reprocher, y compris à gauche, disant qu’on ne construit pas de la politique sur le conflit.

François Ruffin – Au contraire : la politique ne se construit que sur du conflit. La démocratie, c’est du conflit, mais du conflit organisé, organisé pacifiquement. Et le pire, ce sont les moments où l’on tait le conflit, au nom du consensus, dans une fausse démocratie. C’est comme une cocotte-minute : le conflit, étouffé, revient plus tard de manière violente.

Et le conflit qui prévaut, pour moi, c’est le conflit de classe. C’est ce que j’ai tenté de faire il y a cinq ans, en martelant certains slogans – « Ils ont l’argent, on a les gens », « le banquier à l’Élysée, le peuple à l’Assemblée »-, au prix peut-être d’un manichéisme, que j’assume. Cinq ans plus tard, rien n’a changé. Au contraire, le CAC 40 enregistre des bénéfices records : 160 milliards de bénéfices pour 2021 ! C’est supérieur de 60 % à son précédent record [NDLR : en 2007]. Ces chiffres, scandaleux, devraient être martelés à la télévision chaque soir. La question, pour nous, c’est comment on met ça en scène ? Comment on le donne à voir ? Avec mes électeurs, j’essaie ça : en sport, lorsqu’on bat un record, c’est d’un centimètre, ou d’un centième de secondes. Pour le CAC 40, c’est une augmentation de 60 % par rapport au précédent record ! Le patrimoine des cinq premières fortunes françaises, sous Macron, a été multiplié par trois : aux gens que je croise, je demande « et vos salaires, ils ont été multipliés par trois ? Vos retraites, vos allocations ? » C’est un contre-argument efficace lorsque quelqu’un me parle des assistés ou des immigrés. Ou alors, on fait un jeu, « comptez avec moi jusque trois… Un… deux… trois… » Jeff Bezos, le PDG d’Amazon, vient de gagner 10 000 € ! Autant que ma suppléante, Hayat, en un an : elle est accompagnante d’enfants en situation de handicap.

Mon combat, c’est de faire ressentir cette injustice sociale, que les gens ne voient pas, ou rarement. Comme ils éprouvent tout de même un sentiment d’injustice, celui-ci est canalisé dans d’autres directions : les étrangers, les réfugiés, les assistés. Autrement dit : les plus pauvres qu’eux. C’était déjà ma bagarre il y a cinq ans, mais c’est encore davantage conscient aujourd’hui : il y a deux catégories d’invisibles que je cherche à mettre en lumière. Ceux du bas, bien sûr : les auxiliaires de vie sociale, les agents d’entretien, les ouvriers, etc., qui figurent dans mes films. Mais il y a d’autres invisibles à mettre en lumière : ceux du haut.

L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’UE. Nous avons la Révolution française, l’UE a des traités économiques incompréhensibles pour la grande masse des gens.

On vient de passer devant un magnifique château : celui de la famille Saint-Frères, un empire textile, né au XIXe siècle. Les habitants vivaient aux alentours, dans les corons, dans des taudis, dans de la terre battue. Quand ils sortaient de chez eux, ils voyaient où partait leur travail : dans ces superbes châteaux. Aujourd’hui, quand ils sortent de chez Amazon, ils ne voient pas les immenses villas, yachts et jets privés de Jeff Bezos. Alors, il faut donner à voir, à ressentir cette injustice majeure. Si on y parvient, on réactive le conflit de classe, et du vote de classe. Si on n’y parvient pas, ils vont se tourner vers des bouc-émissaires : « pourquoi est-ce que je suis au chômage alors que les immigrés ont un travail ? », etc. Mais c’est une tâche qui a été abandonnée par la gauche depuis longtemps.

Un politiste que j’apprécie, Patrick Lehingue, explique que dans les années 70, la gauche ne faisait pas dans la dentelle : c’étaient des clivages relativement simples, binaires, rustiques, les petits contre les gros, le travail contre le capital, les salariés contre les patrons, etc. Puis, dans les années 80, la gauche arrivée au pouvoir a changé de lexique : les choses devenaient plus « complexes », le marxisme était « dépassé ». Les gens, pourtant, continuaient à ressentir une injustice, le chômage s’amplifiait, les Restos du cœur ouvraient… Mais puisqu’on ne l’exprimait plus en termes de classes, ils se sont tournés vers d’autres oppositions : les vieux contre les jeunes, les hommes contre les femmes, et surtout, surtout, les Français contre les immigrés. Il faut réactiver ce conflit central du capital contre le travail – avec une nuance, tout de même : il y a davantage de petits patrons, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs aujourd’hui qu’hier. C’est une transformation, pas seulement économique, psychologique, majeure.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Il y a cinq ans, dans ma profession de foi, je prévenais mes électeurs : ça n’allait pas être Walt Disney, aucune de mes propositions de loi ne serait acceptée, et peut-être pas même un amendement. De fait, mes amendements ont été rejetés à 99,72 % ! Ce n’est pas à l’Assemblée que se fait la loi, je l’ai déjà dit dans vos colonnes : c’est une hypocrisie de prétendre que le pouvoir législatif s’y trouve alors que, sauf cohabitation, il s’agit de la chambre d’enregistrement des désirs du Président.

Ce qui a fonctionné, en revanche, au-delà de mes espérances, c’est la fonction de caisse de résonance du député. En parlant des femmes de ménage ou des auxiliaires de vie sociale, je n’ai pas cherché à faire des coups d’éclat. J’ai cherché à décrire leur vie. Ce fut, pour elles, pour leurs enfants, un geste de reconnaissance. C’est apparu surprenant, presque choquant, que dans un lieu aussi prestigieux et couvert de dorures que l’hémicycle, on vienne évoquer des vies simples. C’est pour moi une source de grande fierté.

LVSL – Je rebondis sur votre volonté de vouloir reconstruire un front de classe. Certains sociologues estiment que la stratégie visant à reconquérir les électeurs des milieux populaires qui votent RN (les « fâchés pas fachos ») est vouée à l’échec. Manuel Cervera-Marzal, en particulier, estime que le rejet de l’immigration étant la priorité des électeurs du RN, il apparaît improbable que l’on puisse les faire basculer vers un vote de rejet de gauche. Il estime également que ce que vous avez réussi en Picardie n’est pas réplicable à l’échelle de la France.


F.R. – Tout d’abord, j’en fais un devoir moral aussi bien qu’un devoir électoral. Je refuse d’abandonner ces citoyens, souvent dans des bassins industriels, déjà frappés par la crise, je refuse de les laisser au Rassemblement national. Donc, même si c’était impossible, j’essaierai ! Mais ces sociologues doivent être satisfaits : ils estiment que les ouvriers doivent être abandonnés ? C’est ce que fait la gauche depuis quarante ans ! On le voit encore à ces législatives : malgré le bon résultat national de la NUPES, elle ne réunit même pas 20% du vote des ouvriers, alors que le RN fait, lui, 45%… La gauche, depuis les années 1980, a livré la classe ouvrière au Rassemblement national : la mondialisation a alors tracé comme un fil à couper le beurre entre les vainqueurs et les vaincus.

D’un côté, le textile qui part au Maghreb, puis à Madagascar, en Inde et en Chine. Cela a été particulièrement brutal pour les ouvriers non qualifiés, dont le chômage a triplé en une décennie.

De l’autre côté, les professions intermédiaires ont été relativement protégées, de par leur statut, leurs qualifications, etc. Cela produit ce qu’Emmanuel Todd appelle un passivisme des éduqués. Ainsi, la gauche a accompagné la mondialisation. Je parle bien sûr de la gauche sociale-libérale, celle qui signe les traités européens et de libre-échange, avec Jacques Delors à la Commission et Pascal Lamy à l’Organisation Mondiale du Commerce. Parce que la chute du textile, par exemple, ce n’est pas le fruit du hasard. L’apogée de la production de textile a eu lieu en 1975, mon année de naissance. Dix années plus tard, il ne reste plus rien. Pourquoi ? Parce qu’entre-temps on a signé les accords multi-fibres. Avec à la clé des licenciements par milliers, une véritable déshérence sociale, des tragédies, des suicides.

Mais je parle également d’une partie de la gauche « révolutionnaire », « de rupture », « altermondialiste », qui est passée de l’ « antimondialisation » à l’ « altermondialisation », qui a au fond accepté cette mondialisation – sous le prétexte d’en infléchir le cours. Cette gauche répétait à l’envi « qu’un autre monde est possible » : mais dans combien de temps ? Je pense qu’il faut accepter une perspective anti-mondialiste, ou démondialisatrice. Pour plaire aux classes intermédiaires, on a euphémisé cette approche. Pendant ce temps-là, le RN progressait.

On se focalise, bien sûr, sur le Front national et l’immigration, mais on ne dit rien de son programme économique. Je suis allé fouiller, à la Bibliothèque nationale de France, pour retrouver les premiers tracts du Front National, dans les années 1970. Tel un archéologue, j’ai tenté de retracer l’évolution de son programme économique, de sa fondation jusqu’à nos jours. Que s’est-il passé ? Dans les années 1980, le Front national est ultra-libéral. Il s’inspire de Thatcher et de Reagan. Le FN est en faveur de l’Europe libérale. Ils applaudissent à l’Acte unique et à la construction européenne, car ils voient en l’Europe un rempart contre le bolchévisme. À partir du moment où le mur de Berlin s’effondre, ils changent de perspective. Leur adversaire cesse d’être le bolchévisme pour devenir l’étranger. Le Front national aligne alors son programme économique sur une demande populaire : « il faut se protéger ; il faut protéger notre industrie ; on ne peut pas être livré au vent du libre-échange. »

Face à cela, les deux cœurs de la gauche – celle de gouvernement, et celle de rupture – ont ignoré cette demande populaire de protection. En 2001, quand j’ai vu le lave-linge de Whirlpool quitter Amiens, j’ai fait une étude très précise sur le marché du lave-linge, sur les coûts de la main-d’œuvre, de la sous-traitance, des matières premières, etc. À partir de cela, j’ai compris que le choix de délocaliser vers la Slovaquie répondait à une rationalité imparable. Le patron de cette entreprise a simplement veillé à la maximisation de son taux de profit. Non seulement il y gagnait en termes de coût de la main d’œuvre, mais il y gagnait également en termes de coût des pièces sous-traitées et importées depuis les pays de l’Est. Ce processus était parfaitement logique. Si des coûts n’étaient pas ajoutés – soit sur le transport routier, soit aux frontières -, il fallait s’attendre à ce que les délocalisations continuent. Sans surprise, c’est ce qui s’est produit. Dès lors, je suis devenu protectionniste. En 2011, j’ai d’ailleurs publié un livre : Leur grande trouille – Journal intime de mes « pulsions protectionnistes ».

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Les sociologues qui justifient l’abandon des ouvriers au RN, ils réactualisent, d’une certaine manière, le fameux rapport de 2011 produit par Terra Nova. Un rapport que j’avais apprécié : au moins, il disait ce que la gauche faisait sans le dire depuis quarante ans ! Les ouvriers doivent être abandonnés, car les reconquérir impliquerait de défendre le protectionnisme et d’abandonner un agenda libre-échangiste.

En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes.

Le vote RN dans ma région n’est pas un vote prioritairement raciste. C’est un vote de rejet de la mondialisation.

LVSL – Vous évoquez la mondialisation et la construction européenne. Le contexte nous conduit à penser que la question européenne va revenir au centre du jeu dans les prochaines années. La BCE a d’ores et déjà annoncé un relèvement de ses taux, ce qui préfigure un retour à l’austérité après une période de relative permissivité. Paradoxalement, on a peu parlé de l’Union européenne et des enjeux européens durant cette campagne présidentielle. Puis l’union de la gauche autour de la NUPES a, par la force des choses, conduit tout un chacun à lisser ses positions sur l’UE. Pensez-vous que la gauche ait intérêt à radicaliser son discours sur la souveraineté nationale et populaire face au cadre européen ?

F.R. – 2005 est une date fondatrice : 55 % des Français ont dit non à la concurrence libre et non faussée, non à la liberté de circulation des capitaux et des marchandises. 80 % des ouvriers ont voté « non», de même que 71 % des chômeurs et 67 % des employés. C’était un vote de classe marqué.

Je remonte à 2005 car il faut garder à l’esprit qu’aujourd’hui, si l’on reposait la même question à la population, on n’aurait pas 55 % de « non» mais 60 ou 65 % ! Et cela, les dirigeants le savent. Raison pour laquelle depuis 2005 ils mènent leur projet sans le démos, voire contre le démos. Le projet de Macron est un projet minoritaire : la base électorale du « oui» de 2005 ne cesse de se rétrécir. Il se passe de l’avis du peuple pour multiplier les traités de libre-échange : avec le Canada, le Vietnam et le Mexique – en plus des négociations en cours avec la Chine et l’Inde.

C’est ainsi le même projet de mondialisation, de concurrence et de croissance qui se perpétue. Il faut une triple rupture : moins de mondialisation et davantage de protection, moins de concurrence et davantage d’entraide, moins de croissance et plus de répartition. Leur projet est démocratiquement mort et ils le savent.

L’Union européenne semble moins dogmatique depuis la pandémie. Mais au-delà des déclarations des uns et des autres, intéressons-nous à ce que j’appelle le programme caché d’Emmanuel Macron : sa lettre envoyée à la Commission européenne. Il s’engage dedans à une réduction de 3 % des dépenses publiques ! Ce sont encore les hôpitaux et les écoles qui vont en faire les frais. Ces dix dernières années, la Commission européenne a exigé pas moins de soixante-sept fois que les différents États réduisent leurs dépenses de santé ! Si on est arrivé nus face à la pandémie, c’est aussi le produit des injonctions austéritaires de la Commission.

Que faire face à cet état de fait ? Désobéir. L’Union européenne est libérale dans ses fondements. Comparons le mythe fondateur de la nation française à celui de l’Union européenne. Nous avons la révolution française, moment de surgissement du peuple sur la scène de l’histoire. L’Union européenne a des traités économiques, incompréhensibles pour la grande masse des gens. D’où son absence d’ancrage populaire. Une politique de gauche sera amenée à se heurter à l’Union européenne.

LVSL – Face aux lignes de clivages imposées par les médias, la gauche est divisée quant à l’attitude à adopter. Une partie souhaite accepter cette ligne de clivage, et se positionner dans un sens progressiste (défense des minorités, etc), une autre considère qu’il faut sortir du cadre. Où vous situez-vous ? La bonne stratégie politique est-elle ou n’est-elle pas une mise à l’agenda des choses ?

F.R. – Si on ne veut pas avoir à subir l’agenda du gouvernement, de nos adversaires ou des médias, il faut bien qu’on impose le nôtre. Cela n’a rien d’évident, car le gouvernement et les médias ont d’importants moyens pour imposer leur agenda.

Le paradoxe, c’est que nous avons perdu une élection alors que les thématiques qui étaient à l’ordre du jour étaient en partie les nôtres : l’hôpital, le pouvoir d’achat, les services publics, etc. Pendant le temps de la campagne, on est parvenu à marginaliser la question identitaire. Je fais tout mon possible pour ne pas sauter à pieds joints dans ce piège.

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Je parlais tout à l’heure du divorce entre les classes populaires et les classes intermédiaires apparu dans les années 1980. En 1981, 74 % des ouvriers ont voté pour François Mitterrand, ainsi que les professeurs, très massivement. La mondialisation a opéré un divorce entre ces deux blocs. Mais à côté de ce premier divorce, en est apparu un autre, au sein des classes populaires elles-mêmes : les quartiers populaires d’une part, les campagnes populaires de l’autre. Mettre sur la table des questions d’ordre sociétal, culturel ou cultuel fait exploser la possibilité d’un bloc. Mettre l’accent sur les questions économiques et sociales rend possible un rapprochement. Notre objectif doit être de mettre fin à ces deux divorces qui durent depuis des décennies.

LVSL – Quid de l’écologie dans ce bloc populaire à construire ?

F.R. – C’est l’horizon qu’on doit poser. Mais avec des obstacles sur le chemin. Durant ma campagne, à plusieurs reprises, lorsque je parlais d’écologie, des gens protestaient ! Ah non, pas ça ! Ca semblait un réflexe populaire. Pourquoi ? Parce que l’écologie, ça va m’obliger à changer de voiture, alors qu’elle roule encore, à changer de chaudière, etc. Il faut donc construire une écologie populaire même si l’écologie n’est pas d’emblée populaire.

C’est une nécessité absolue parce que notre survie commune est en jeu. Face au discours de Zemmour et à son « grand remplacement », je réponds aux gens que le grand défi, la grande perte est ailleurs : durant ma vie, la moitié de ce qui vit sur terre, dans les airs et dans les mers a disparu. Quel monde va-t-on laisser à nos enfants ? La sécheresse est déjà là : on a eu trois mois sans eau en Picardie ! Alors, comment on fait du judo avec ça ? Un tableau que j’aime bien montrer dans mon coin, c’est l’empreinte carbone en fonction des classes sociales. Les 50 % les plus pauvres du pays polluent assez peu, les 40 % du dessus légèrement plus, mais pas de manière considérable, tandis que les 10 % du dessus du panier sont les plus gros émetteurs de CO2.

Comment construire une écologie populaire ? Par une écologie de conflits. Une écologie qui ne cherche pas à nier le conflit de classe. J’écoutais ce matin un reportage sur France Inter qui évoquait le coût environnemental de l’avion, et mentionnait le fait que l’avion demeurerait polluant pour longtemps encore. La question de la limitation des vols n’était même pas posée ! La perspective de limiter les vols pour ceux qui prennent l’avion entre Paris et New York comme je prends le train entre Paris et Amiens n’était même pas évoquée ! C’est pourtant à cette classe qu’il faut remettre les pieds sur terre.

Sur les transports, toujours, plutôt que de chasser la voiture individuelle : Comment faire pour mettre un maximum de marchandises et de voyageurs sur le rail ? Cela nécessite de réduire le coût des billets à un prix abordable et de construire des infrastructures qui soient à la hauteur. La seule loi ferroviaire qui a été votée sous Macron (le « pacte ferroviaire ») contient 87 fois le mot concurrence, tandis que les mots réchauffement, climat ou biodiversité n’apparaissent pas. Bien sûr, on ne s’interroge pas un seul instant sur la manière de démocratiser le rail. Voilà pourtant un biais évident pour rendre l’écologie populaire. J’avais proposé, durant mon premier mandat, que les 1000 premiers kilomètres en train soient gratuits. L’Allemagne vient de lancer le « train illimité à 9 € par mois », avec un immense succès. On doit passer ce message aux gens : « Vous pouvez y gagner ! ». Idem sur le logement, autre gros émetteur de gaz à effets de serre.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

L’urgence, là, ça devrait être de mettre fin aux passoires thermiques. Il y a cinq millions de passoires thermiques dans le pays. L’année dernière, 2500 passoires ont été rénovées. Cela signifie qu’à ce rythme, il faudra deux millénaires pour en venir à bout ! Autant qu’entre la naissance du Christ et aujourd’hui ! Mettre fin aux passoires thermiques serait pourtant une mesure gagnante à bien des égards : gagnant pour les ménages pauvres, avec moins de factures pour leur chauffage à payer. Gagnant pour l’emploi, afin de combattre le chômage par des métiers manuels qualifiés non délocalisables. Gagnant pour la planète, l’évidence. Gagnant pour l’indépendance nationale, enfin, cela nous permettra d’importer moins de pétrole et de gaz. C’est ce que je répète depuis cinq ans à l’Assemblée nationale ! C’est seulement depuis la guerre en Ukraine que notre dépendance à l’égard de ces sources d’énergie apparaît comme problématique…

© Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

On peut très bien, en revanche, construire une écologie anti-populaire – et certains, à gauche, savent très bien le faire ! J’ai vu récemment un reportage montrant que le centre-ville d’Amiens, bientôt, ne sera plus accessible aux voitures polluantes. Le même jour, je lis dans le journal que l’on assiste à une explosion de jets privés en France ! On décide donc de réguler les déplacements au ras du sol, d’imposer des obligations à ceux qui prennent leur voiture pour aller au travail, tandis qu’on laisse ceux qui polluent cent fois plus, là-haut, sans aucune contrainte. La priorité, c’est de les faire atterrir ! Je pense, comme Hervé Kempf, qu’il faut consommer moins et répartir mieux. Et consommer moins, cela doit commencer par ceux d’en-haut.

LVSL – L’écologie préoccupe en revanche beaucoup les classes intermédiaires, attachée culturellement au libre-échange… Pensez-vous qu’il soit possible d’unir les classes intermédiaires et les plus populaire à un agenda anti-mondialiste ?

F.R. – Il y a deux choses qui peuvent aujourd’hui rendre possible la jonction entre les classes intermédiaires et les classes populaires : un facteur social et un facteur écologique. L’européanisation et la mondialisation ont commencé par toucher les ouvriers, puis l’agriculture, et, à présent, s’attaquent aux revenus des classes intermédiaires – qui voient que leur salaire gèle, que leurs enfants sont mis en concurrence avec le monde entier, etc.

La mondialisation, comme dans le combat des trois Horaces contre les trois Curiaces, s’est attaquée à ces groupes sociaux les uns après les autres. Si elle s’était attaquée en même temps à la classe ouvrière, à la paysannerie et aux classes intermédiaires, elle aurait eu face à elle un front uni.

D’autre part, il devient chaque jour plus évident que le libre-échange est incompatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. Quelqu’un d’aussi peu radical que Nicolas Hulot affirmait que le problème central était le libre-échange, et que la multiplication des éoliennes n’allait en rien le régler.

Les conditions matérielles pour une mise en cause commune de la mondialisation sont donc bien là. Mais encore faut-il que notre discours en fasse une priorité, sans nous bercer, et sans bercer les gens d’illusions. D’ailleurs, eux ne s’en laissent pas compter : l’autre monde possible, en l’état, ils n’y croient pas.

Bâtir les fondations d’un nouveau modèle français

Comment appréhender les discours déclinistes qui gagnent l’univers médiatique ? Le pays est-il condamné à osciller entre le pessimisme réactionnaire des uns, selon qui tout ira nécessairement plus mal demain, et l’optimisme béat des autres ? À l’heure de la fin de l’histoire, de l’individualisme triomphant, de la mort des grands récits, c’est avant tout l’absence d’horizon commun qui a produit cette impasse. Si après-guerre la sécurité sociale et la reconstruction industrielle du pays ont fait office de modèle français, permettant aux citoyens de s’unir autour d’un idéal commun, rien n’est venu le remplacer lorsqu’il a progressivement été détricoté. C’est la thèse que défend David Djaïz dans son nouveau livre, Le nouveau modèle français (Allary Éditions), dont cet article est issu.

De 1968 à nos jours, la longue déliquescence du modèle français a conduit au constat d’un déclin de la nation. Pour certains, ce déclin s’est même mué en décadence, puis en déchéance. De crise en crise, incapable de s’adapter, de se réinventer, tandis que la France basculait dans la mondialisation, notre modèle est peu à peu devenu inopérant. Sans modèle fédérateur, la société française se voit traversée de tensions politiques et sociales toujours plus vives, et se fragmente. La crise politique et culturelle que nous traversons ainsi que la perspective d’un profond bouleversement écologique déjà à l’oeuvre ne doivent cependant pas conduire au fatalisme. Comme l’a montré la crise liée au Covid, de nouvelles lignes de force apparaissent dans le paysage français ; des manières novatrices d’entreprendre, de produire et de consommer, mais aussi de s’impliquer dans la citoyenneté émergent. C’est en s’appuyant à la fois sur ces nouveaux paradigmes et sur les fondamentaux républicains de notre nation que nous pourrons faire émerger un nouveau modèle, seul moyen concret de reprendre notre destin en main.

La forme du monde a changé en quarante ans ; nous vivons désormais à l’heure de l’hypermondialisation, de l’interconnexion généralisée. Rien ne l’illustre mieux que l’urbanisation planétaire. En 2050, 75% de l’humanité devrait vivre en ville et 43 mégapoles compter plus de 10 millions d’habitants. Or, la grande ville est le lieu par excellence de l’interdépendance. Tout y circule de manière accélérée : les marchandises, les capitaux, les informations, les humains, et également les légions de micro-organismes qu’ils transportent avec eux. La diffusion exponentielle du virus Sans-CoV2 à l’échelle du monde nous a obligés à prendre pleinement conscience de l’importance de ces interdépendances dans un monde globalisé. Comme l’écrivait déjà en 1933, le prix Nobel de médecine Charles Nicolle, lointain disciple de Pasteur : « La connaissance des maladies infectieuses enseigne aux hommes qu’ils sont frères et solidaires. Nous sommes frères parce que le même danger nous menace, solidaires parce que la contagion nous vient le plus souvent de nos semblables. » Si le virus a pu circuler aussi vite, c’est parce que le réseau de contacts interpersonnels n’a jamais été aussi dense. Et cette interconnexion concerne pas seulement les êtres humains. L’extrême vulnérabilité de nos circuits économiques a été mise en lumière dès le débat de la crise sanitaire : lorsque la Chine a été placée en quarantaine, de nombreux industriels européens ou américains ou connu des pénuries d’intrants, en raison de leur dépendance vis-à-vis de la sous-traitance chinoise. Une étude du Financial Times a ainsi révélé que 75% des producteurs américains étaient, d’une manière ou d’une autre, dépendants de l’appareil industriel chinois.

Cette interdépendance planétaire achève de nous montrer qu’il est totalement artificiel et illusoire de séparer santé, économie et contrat social : la propagation exponentielle d’un virus a mis l’économie planétaire à genoux et a suspendu le cours normal de la vie politique dans la plus grande partie du monde. Toutes les nations, pour la première fois de l’histoire à l’unisson, se sont mobilisées sans relâche dans une course contre la montre afin d’empêcher une hécatombe, refusant l’absurdité aléatoire et statistique de la mort de masse. Il n’existe pas un seul gouvernement qui ait réellement appliqué la stratégie dite de « l’immunisation collective ». Certains pays comme le Brésil ont flirté avec la ligne rouge, mais les conséquences ont été si catastrophiques qu’ils ont dû rebrousser chemin. Contrairement à ce que l’on a pu lire ou entendre ici ou là, il n’y a donc guère eu d’arbitrage entre santé, économie et contrat social. La multiplication des maladies infectieuses, comme le Covid, n’est qu’une manifestation parmi d’autres de l’influence majeure qu’a désormais l’homme sur l’écosystème Terre à l’ère anthropocène : la rapidité et la gravité de leur expansion mondiale sont directement liées à l’urbanisation galopante et à la vitesse et densité des flux internationaux de marchandises et de personnes.

Des institutions pour le temps long

Il s’agit donc de repenser l’équilibre de nos institutions afin de retrouver des lieux au sein desquels puissent s’établir de tels diagnostics consensuels sur des visions à long terme. Nous pourrions par exemple créer une Chambre de l’avenir en lieu et place de l’actuel Conseil économique, social et environnemental (Cese). Elle réunirait des citoyens tirés au sort, des élus locaux, également des représentants de la société civile organisée, à commencer par les chefs d’entreprise et les représentants des salariés, ainsi que des experts. Son rôle serait de réfléchir aux grandes transitions, écologique bien sûr, mais aussi démographique, numérique et productive, dans des projections sur plusieurs années. Elle définirait ainsi les grandes orientations politiques, économiques et sociales à privilégier afin de faire face aux enjeux de demain. Elle assumerait ainsi un rôle budgétaire déterminant, en fixant les montants des investissements d’avenir nécessaires ainsi que leur calendrier pour financer les politiques de prise en charge de ces transitions, aussi essentielles qu’incontournables. Cette feuille de route devrait, bien sûr, être ratifiée par l’Assemblée nationale et le Sénat. Si notre démocratie représentative actuelle ne permet qu’imparfaitement de prendre en compte le long terme, en particulier les intérêts des générations futures qui ne disposent pas du droit de vote, une telle institution permettrait de corriger cette myopie politique et institutionnelle. […]

Le système politique actuel est d’autant plus déconnecté de la réalité politique de la France que l’offre politique se fragmente de plus en plus, une évolution que l’on observe dans la plupart des pays démocratiques occidentaux. Le paysage politique n’est plus structuré par deux grands partis, l’un de sensibilité sociale-démocrate, l’autre d’obédience conservatrice, récoltant chacun 35 à 40% des suffrages comme c’était le cas presque partout en Europe durant les « Trente Glorieuses ». Désormais, l’heure est à la différenciation extrême de l’offre partisane. Il existe une myriade de partis obtenant entre 5% et 15% des voix aux différentes élections, sans parler de la considérable hausse de l’abstention, et les allégeances des citoyens sont fluctuantes – la science politique parlant à ce sujet de « volatilité électorale ». Pour prendre en compte cette nouvelle donne, le mode de scrutin aux élections législatives devra faire une large part à la proportionnelle, pour au moins 40% des sièges à pourvoir. Ainsi l’Assemblée nationale sera-t-elle plus représentative de la réalité des rapports de force politiques dans le pays. Toutes ces réformes sont complémentaires : l’instauration de la proportionnelle à l’Assemblée nationale n’est pas pensable sans la création d’une Chambre de l’avenir et le repositionnement de la fonction présidentielle sur le temps long. Et réciproquement.

En transformant le Cese en Chambre de l’avenir ; en dégageant la fonction présidentielle de la dictature de l’immédiateté ; en lui donnant un véritable bras armé en la personne du haut-commissaire au Plan ; en introduisant enfin une dose importante de proportionnelle à l’Assemblée nationale, on se donne les moyens de forger à nouveau les fondations du nouveau modèle français. Bref, on remet la préparation de l’avenir au cœur du contrat social, comme à la Libération.

L’attachement à l’unité républicaine

Enfin, troisième et dernier facteur de rassemblement : l’unité républicaine. Celle-ci est intimement liée au concept de « souveraineté » qui réunit trois dimensions essentielles dans notre pays : la forme républicaine du gouvernement, un territoire indivisible, un peuple de citoyens. La forme républicaine de notre pays fait aujourd’hui l’objet d’un très large consensus et se trouve gravée dans les marbre de la Constitution, à l’article 89, qui ne peut faire l’objet d’aucune révision. Personne ne songe désormais sérieusement à renverser la République. Pourtant, l’histoire politique française du XIXe siècle a bien été celle d’un cheminement erratique et sinueux d’un régime à l’autre : la Restauration bourbonienne en 1815, la Monarchie absolue en 1824, la Monarchie constitutionnelle en 1830, la IIe République en 1848, le Second Empire en 1852, puis la IIIe République en 1870… Jusqu’en 1940, quand la « Révolution nationale » du maréchal Pétain prétend à son tour en finir avec les errements du gouvernement de nature républicaine. Le renversement de la « Gueuse », comme on la calomnie alors, a été l’obsession constante d’une partie du corps social français au moins jusqu’à la Seconde Guerre mondiale. Ce n’est qu’avec l’instauration de la Ve République, en 1958, que le général de Gaulle se vante d’avoir stabilisé la forme du régime, en affirmant avoir réglé une question « vieille de 166 ans ». […]

Notre pays jouit en outre d’une unité et d’une intégrité territoriales parmi les plus solides d’Europe. Plusieurs de nos voisins, notamment l’Espagne, l’Italie le Royaume-Uni ou encore la Belgique, sont en proie à des mouvements sécessionnistes durs qui remettent en cause l’espace de la nation. Le gouvernement catalan par exemple a organisé un référendum, déclaré illégal par la Cour suprême espagnole, au cours duquel une majorité de votants se sont prononcés pour l’indépendance de la communauté autonome. L’Écosse, elle, a déjà tenu trois référendums sur son statut et son avenir au sein du Royaume-Uni : le 1er mars 1979, le 11 septembre 1997, et enfin le 18 septembre 2014 qui voit 44,7% des votants se prononcer pour l’indépendance. La Première ministre écossaise, Nicola Sturgeon, a d’ailleurs annoncée la tenue d’un quatrième référendum de ce type, pour tirer les conséquences du Brexit. La Belgique, quant à elle, traverse une crise constitutionnelle quasi continue en raison des volontés sécessionnistes du parti NVA (Nieuw Vlaamse Alliantie) de Bart de Wever, dont le projet est la création d’une république flamande indépendante. En 2010-2011, la Belgique s’est retrouvée sans gouvernement pendant 541 jours consécutifs. Durant cette période de crise institutionnelle, la possibilité de la « fin de la Belgique » a été clairement envisagée. À l’inverse de ces voisins, la France jouit d’une intégrité territoriale pleine et entière. S’il existe bien un régionalisme breton ou alsacien, celui-ci ne va pas jusqu’aux prétentions sécessionnistes, ses partisans les plus véhéments se contentent de demander un « droit à la différenciation » accru par les lois de décentralisation. Quant au nationalisme corse, après une intense activité durant les années 1990, il semble s’être apaisé au profit d’un autonomisme raisonné. Souvenons-nous en comparaison que la génération des pionniers de la IIIe République avait vécu durement la perte de l’Alsace et de la Moselle après la guerre franco-allemande de 1870, et que les litiges frontaliers étaient nombreux et vivaces. Alors que mille urgences l’attendaient, que mille incendies s’allumaient, l’une des premières tâches de De Gaulle à la tête du gouvernement provisoire de la France libérée était d’ailleurs de régler des conflits frontaliers avec la nouvelle république italienne.

Le retour de l’État investisseur

La France dispose d’immenses atouts dans les secteurs phares de l’économie du bien-être que sont l’agriculture et l’agroalimentaire, la santé ou l’éducation. Ces secteurs sont tirés par une dépense publique importante et les professionnels qui y travaillent sont en général bien formés. Là où le bât blesse, c’est dans le cloisonnement, voire la méfiance réciproque, entre les différents acteurs de ces écosystèmes. La médecine hospitalière est par exemple trop réticence à travailler en synergie avec celle de ville, et il en est de même pour les établissements scolaires et universitaires envers les acteurs français de la EdTech. […] De plus, le démantèlement depuis les années 1980 de certains géants industriels dans ces secteurs, comme la Compagnie générale de radiologie cédée par Thomson à General Electric en 1987, nous prive d’un avantage compétitif pour l’avenir. Enfin, les approches comptables et bureaucratiques à courte vue se sont généralisées de l’hôpital public à l’enseignement supérieur et à la rémunération médiocre des agents publics, qu’il s’agisse des personnels soignants ou des enseignants grève l’attractivité de ces emplois.

Les lignes suivantes sont extraites de son ouvrage.

L’économie à l’épreuve de la pénurie

Un consommateur dans un magasin quasi-vide © Mick Haupt

Leuphorie du déconfinement et les efforts des gouvernements pour la relance vont-ils se briser sur la contrainte de la disponibilité des ressources ? La pénurie de matières premières et de composants menace en effet de stopper net la reprise de la production dans de nombreux secteurs : construction, industrie automobile, agriculture…. Certes, cette situation est le fruit de facteurs conjoncturels, après un an de production à l’arrêt. Toutefois, cette crise démontre l’extrême vulnérabilité de notre tissu productif à la mondialisation alors que des signaux inquiétants laissent présager que cette situation se prolongera dans la durée.

Des stocks à vides

Des usines qui tournent au ralenti, des chantiers à l’arrêt, des semaines de délai pour une voiture neuve ou une console de jeu vidéo… Tel ne devait pas être le visage de la relance économique. Et pourtant, sous l’effet des difficultés d’approvisionnement, quand il ne s’agit pas tout simplement de rupture, de nombreux secteurs sont paralysés. Tout un symbole : plus de la moitié des entreprises de l’industrie déclaraient des ruptures de la part de la part de leur fournisseurs dès août.

En effet, les principales ruptures concernent les matières premières : bois, métaux… Par ricochet, les pièces nécessaires pour l’industrie, qui en dépendent, finissent par faire défaut. En conséquence, on observe des hausses de prix démesurées : doublement du prix du cuivre, hausse de 50 % de l’aluminium. Quand d’autres produits sont tout bonnement indisponibles ou bien avec des délais inédits. Il s’agit certainement du caractère le plus saisissant de cette crise. Il n’est pas seulement question de variations de prix des matières premières au gré des marchés, mais de vraies situations de pénurie totale pour certains produits qui apparaissent. Et celle-ci frappe aussi le quotidien des consommateurs lorsque la perspective d’une pénurie de papier se présente ou que la baguette de pain risque de coûter 10 centimes de plus. Or avec le renchérissement de coûts de l’énergie, le phénomène devrait certainement encore s’amplifier.

Il ne s’agit pas seulement de situation de hausses des prix, mais parfois d’indisponibilité totale des produits.

L’économie se trouve ainsi confrontée en grandeur réelle à la contrainte de ressources. Petit à petit, toute la production s’en trouve grippée. Les premiers concernés sont les industriels qui transforment les matières premières. En raison d’aléas climatiques (incendies, sécheresse…) et de flambées épisodiques de COVID, la production de semi-conducteurs, présent dans d’innombrables appareils ménagers, est à la peine. Le secteur automobile avait pris l’habitude de fonctionner en flux tendu, c’est-à-dire à ajuster la production en fonction de la demande afin d’éviter les coûts de stockage. Or, faute de stock, les concessionnaires se retrouvent confrontés à des délais extrêmement longs. Au point qu’il n’est pas rare que les véhicules d’occasion coûtent plus cher que leurs homologues neufs, car disponibles immédiatement.

L’immobilier est l’un des secteurs les plus impactés. Au point que la Fédération Française du Bâtiment a appelé au secours le gouvernement. L’annonce la plus spectaculaire est le prolongement du dispositif de chômage partiel. Ce dispositif doit être maintenu dans ce secteur, malgré la levée du confinement, faute de pouvoir poursuivre l’activité. Or cette situation, jugée comme temporaire, dure déjà depuis avril. À mesure que le temps passe, elle pourrait avoir des conséquences très lourdes sur ce secteur. En effet, l’augmentation des tarifs est devenue telle qu’il est devient plus intéressant de payer les pénalités de retard, plutôt que de poursuivre les travaux au prix fort. Or l’effet cumulatif pourrait s’avérer fatale pour certaines entreprises. En outre, les sous-traitants les plus fragiles dans la chaîne de décision, doivent absorber les hausses de coût des donneurs d’ordres. Enfin, pour les investisseurs immobiliers, le calendrier de réalisation est décisif. Compte tenu des capitaux mobilisés sur un projet de construction, tout retard a de fortes conséquences financières. Si la situation venait à perdurer, certains d’entre eux pourraient se retrouver en grande difficultés, à court de trésorerie. Ainsi, tout un secteur, au sens large, risquerait de se trouver fragilisé.

Évolution des prix des matières premières pour le secteur de la construction (base 100 au 1er janvier 2020). Source : Fédération Française du Bâtiment

Plus globalement, cette situation limite la reprise de l’économie. En effet, les projets de développement des entreprises, qui incluent des investissements immobiliers, des machines-outils ou toutes sortes d’équipements, sont sérieusement ralentis. Dans le même temps, de nombreuses activités se retrouvent handicapées faute de nouveaux matériels ou de pièces de réparation (agriculture, services…).

L’économie toute entière commence à éprouver les conséquences de ces pénuries et de leur impact sur les prix. Ainsi, l’Allemagne a vu sa production industrielle reculer de façon inattendue, l’industrie constituant pourtant la figure de proue de sa prospérité. Par ailleurs, les différentes pénuries altèrent la perception de l’inflation. En effet, les dirigeants européens semblent considérer qu’il ne s’agit que d’un phénomène transitoire liée à la reprise économique. Pourtant, l’origine et l’ampleur de la hausse des prix sont déterminants pour les politiques à mener, en particulier en matière de hausse des prix. Or, les analyses les plus optimistes prévoient des perturbation au moins jusqu’à la fin 2022.

Le long déconfinement de l’économie

En effet, la sortie du confinement a mis aux prises une structure de production désorganisée avec une demande soudaine et robuste. Ce contexte explique une conjoncture de tension sur les stocks et sur les prix. L’essentiel de la chaîne de production a été profondément désorganisée. Naturellement la reprise de l’activité n’a pas pu être aussi rapide que son interruption. Retour des salariés, réorganisation du travail, reprise des contacts avec les fournisseurs… Tout ceci a contribué à ralentir la marche habituelle de l’économie. Ces facteurs expliquent une situation de rupture temporaire.

Durant le confinement, les fournisseurs ont cherché à réduire leur stock. En effet, plus les volumes écoulés de marchandise sont faibles, moins le besoin d’un stock « tampon » se fait sentir. Par ailleurs, la réduction du stock, c’est-à-dire écouler la marchandise sans en produire de nouvelles, a été un moyen pour certaines entreprises de maintenir leur trésorerie à flot. En l’absence de visibilité sur la sortie du confinement, les industriels n’ont pas pu les reconstituer.

La hausse des coûts de transports a, elle aussi, poussé les prix des matériaux et des importations. Les coûts du fret maritime ont subi un renchérissement sans précédent. Alors que le commerce maritime a quasiment doublé en vingt ans, et représente désormais 90 % du commerce mondial, les coûts de transport en mer ont explosé. Ceci s’explique notamment par une semblable désorganisation chez les armateurs et les ports de fret. En outre, il est difficile pour les armateurs d’adapter rapidement leurs capacités de transports à la demande. Face à la hausse de la demande après un arrêt prolongé, le manque de conteneurs, fabriqués en Chine, a été un facteur aggravant. Enfin, les mouvements internationaux sont limités par l’indisponibilité ou les quarantaines qui frappent toujours les équipages. Des retards importants se sont ainsi accumulés. Le blocage spectaculaire de ces routes, du fait d’un seul navire échoué dans le canal de Suez durant plus d’une semaine en avril dernier, aura montré la grande vulnérabilité de ce circuit au moindre incident. Ces blocages ont alimenté la situation de pénurie et de hausse des prix, favorisée par la forte concentration du secteur.

Différents facteurs cumulés, pour l’offre et la demande, expliquent des tensions liées à la sortie du confinement.

Dans le même temps, la reprise de la demande a été aussi forte que soudaine. La réalisation des projets reportées, et l’épargne accumulée, 267 milliard d’euros rien qu’en France, ont produit un effet ciseaux. Alors que les entreprises reprenaient progressivement leurs activités, limitées par les capacités de transports, le public retrouvait une consommation normale. Pour de nombreux produits, celui-ci a dû constater des délais de plusieurs mois, dans l’automobile ou le mobilier par exemple.

Paradoxalement, les plans de relance, pour soutenir la reprise économique, ont contribué à aggraver la situation. Peu ciblés, les 100 milliards d’euros mobilisés ont alimenté la surchauffe. En particulier, l’équipement des entreprises, et la rénovation immobilière pour les particuliers et les collectivités absorbent une large part des crédits. De plus, le déploiement de ces fonds s’effectue par appel à projet. Les bénéficiaires ont dû accélérer leurs projets en raison d’un calendrier limité, répondant à l’enjeu politique de court terme. Une politique de plan pluriannuel, avec des enveloppes ouvertes et des délais moins contraints, aurait détendu cet effet de concentration de la demande.

Il faut dire que la période était inédite à échelle économique. Même dans l’économie de guerre, le parallèle ayant été régulièrement soutenu, les capacités productives sont seulement détournées vers un objectif militaire. Or il n’existe pas de situation comparable d’interruption quasi-complète de l’économie. Il est évident que le risque soudain de pandémie n’a pas permis aux entreprises de s’adapter. De même pour la sortie de crise que personne ne savait aborder.

Une chaîne d’approvisionnement fragile

Cette période met en lumière notre grande dépendance dans de nombreux secteurs. Notre économie est ainsi fragilisée à sa source : notre approvisionnement suit une chaîne à la fois complexe et très concentrée, sur la Chine en particulier. Ceci risque de faire peser, à terme, une menace de pénurie ou de pression sur le prix, faute d’une maîtrise sur celles-ci.

Un solde commercial déficitaire concernant l’énergie, l’équipement, la métallurgie et le textile. Source : Le chiffre du commerce extérieur – 2e trimestre 2021 – Département des statistiques et des études du commerce extérieur des douanes

Tout d’abord, la France s’est effectivement désindustrialisée ces dernière décennies. La part de l’industrie dans le PIB a diminué de 10 points depuis 1980 et ce recul se poursuit. En conséquence, le solde commercial de l’industrie, quasi à l’équilibre en 2000, s’est progressivement dégradé pour atteindre un déficit de 58 Md€ en 2018. Or, la Chine représente 11 % du total des importations en 2020, ce qui impose des chaînes logistiques longues et complexes. Sous la pression de la demande, il n’est pas possible d’attendre rapidement de rééquilibrage.

Notre approvisionnement suit une chaîne à la fois complexe et très concentrée, sur la Chine en particulier.

Pour appuyer ce risque, il faut rappeler que des situations de pénurie préexistaient antérieurement à la crise. Tout d’abord, dans le domaine médical, on observait de nombreuses ruptures sur les médicaments dès 2019. Au-delà des enjeux propres au secteur, cette situation avait déjà mis en lumière le manque de souveraineté en la matière. Or pour certains malades, la disponibilité de ces produits s’avérait critique. En effet, en dépit de la présence de géants pharmaceutiques en Europe, la production se trouve principalement en Chine et en Inde.

La demande, tendanciellement à la hausse, pousse les prix et les risques de rupture. Ainsi, la pénurie des semi-conducteurs avait débuté avant 2020, principalement en raison d’une demande toujours plus forte. En effet, cet élément est indispensable aux circuits informatiques et est victime de la digitalisation de la production. C’est pourquoi, en parallèle de l’informatique, l’industrie automobile se trouve fortement impactée par cette situation. Le constructeur de véhicule de luxe Porsche a par exemple dû livrer des véhicules partiellement équipés. La production de ces composants est en effet extrêmement concentrée entre quelques producteurs. En raison de l’incroyable sophistication de cette production, il est vain d’espérer que la concurrence sur ce marché résolve le problème : une seule fonderie coûte en moyenne entre 10 et 20 milliards de dollars et sa construction dure généralement de 3 à 5 ans. Malgré des investissements récents pour bâtir de nouvelles usines, l’effet ne sera visible que dans quelques années.

Renforcer notre indépendance

La pénurie, d’apparence transitoire, risque de devenir le futur de notre économie. Les mécanismes traditionnels de marché apparaissent impuissants, car il ne s’agit plus de quelques fluctuations. Il s’agit désormais de se préparer à la contrainte de ressources, à une demande tendanciellement en hausse, et souvent erratique. En effet, ceux-ci peuvent permettre des ajustements dans un régime normal mais ne nous protègent pas d’une situation de choc. En outre, en cas d’indisponibilité, les bénéfices de la concurrence sont sans effet.

La sécurisation de nos approvisionnements, ou en tout cas des plus stratégiques, implique donc une planification étatique. En particulier, il apparaît nécessaire de déterminer les productions indispensables, tels que les médicaments par exemple. Dans le prolongement des décrets Montebourg, ces produits feraient l’objet d’un plan de relocalisation. Quoi qu’il en coûte, il s’agirait de définit un minimum de couverture de la demande nationale produit dans le pays. Le Commissariat au Plan pourrait mener cette démarche, de façon plus fine et prescriptive que celle menée jusqu’à présent. Si l’Europe a émis le vœu de contrer certaines situations de dépendance, comme pour les semi-conducteurs, il reste que cette réflexion doit être menée en anticipation pour être efficace.

La pénurie, d’apparence transitoire, risque de devenir le futur de notre économie.

Cette approche force également à redéfinir notre politique commerciale. A l’heure des pandémies et du changement climatique, le libre-échange généralisé, en plus de fragiliser notre tissu productif, ne peut plus garantir l’approvisionnement de notre économie. Il ne peut donc être le seul horizon de notre politique commerciale. Pire encore, des pénuries récurrentes risquent de provoquer des tensions géopolitiques pour la captation des ressources. S’il n’est évidement pas possible de vivre en autarcie, une diversification de nos centres d’approvisionnement et un début de relocalisation sont des impératifs stratégiques.

Plus modestement, ce moment doit permettre de mettre en place une vraie stratégie pour le recyclage. Le seul secteur du bâtiment représente 46 millions de tonnes de déchets, plus que ceux produits par les ménages. Il est nécessaire pour cela de lever les blocages, liés à des matières premières jusqu’ici abordables, mais également les coûts de main d’œuvre qui restent importants. Or, les entreprises du recyclage doivent être mises à l’abri de fortes variations de prix pour être pérennes. Des mesures ont déjà été prises, par exemple pour favoriser la pénétration du reconditionné dans l’administration. Mais pour être vraiment exemplaire, il resterait encore que les principaux dispositifs de subvention (PAC, fonds européens…) puissent aussi se porter sur des achats de seconde main, ce qui est pour l’heure interdit. Le début d’un long chemin.

Les départements d’Outre-mer sont aussi des perdants de la mondialisation

En 1946, après d’âpres débats, la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion deviennent des départements français. Portée par de grandes figures locales et nationales, dont le député de la Martinique Aimé Césaire, cette évolution administrative était alors vue comme une nouvelle étape dans la sortie de ces territoires du statut de colonies. Cette égalité juridique vis-à-vis de la métropole fit naître l’espoir du développement économique de l’Outre-Mer et d’une plus grande prospérité de ses habitants. Le rattrapage économique n’a cependant pas duré. Depuis les années 1980, la conjonction du tournant néolibéral, de plusieurs réformes décentralisatrices et des dogmes de l’UE ont au contraire aggravé la mise à l’écart de ces territoires.

Le 14 mars 1946, après d’âpres débats, l’Assemblée nationale vote, à l’unanimité, le passage de quatre vieilles colonies – la Guyane, la Guadeloupe, la Martinique et la Réunion – au rang de départements français. Mayotte devra attendre 2011 pour connaître la même évolution. Portée par les députés Aimé Césaire (Martinique), Léopold Bissol (Martinique), Eugénie Eboué-Tell (Guadeloupe), Gaston Monnerville (Guyane) et Raymond Vergès (Réunion), cette réforme était au cœur des agendas politiques locaux depuis l’abolition définitive de l’esclavage en France en 1848.

L’assimilation juridique des Outre-mer fut alors largement saluée comme une décision progressiste majeure, mettant fin au pacte colonial rétrograde en vigueur depuis la fin du système esclavagiste. Arrachée de longue haleine, cette égalité juridique fit naître un espoir, celui du développement de ces anciennes colonies et de l’amélioration des conditions matérielles de leurs habitants. La situation sociale de ces territoires était en effet critique, l’écrasante majorité de la population vivant dans le dénuement le plus complet. Le poète Aimé Césaire la qualifiera des mots suivants : « C’est là un fait sur lequel il convient d’insister : dans ces territoires où la nature s’est montrée magnifiquement généreuse règne la misère la plus injustifiable. » Ainsi, la départementalisation était vue comme le moyen de surseoir au chaos social qui régnait, mais aussi d’accéder pleinement à la citoyenneté française, pour ne plus être « l’autre citoyen» (1).

« Plus ambitieusement encore, nous vous demandons, par une mesure particulière, d’affirmer solennellement un principe général. […] Il doit s’établir une fraternité agissante aux termes de laquelle il y aura une France plus que jamais unie et diverse, multiple et harmonieuse, dont il est permis d’attendre les plus hautes révélations. »

Discours d’Aimé Césaire devant l’Assemblée constituante le 12 mars 1946

Après la départementalisation, l’essor économique

Avec la départementalisation s’engage un processus de rattrapage des standards de vie, calqués sur ceux de la France hexagonale. Hôpitaux, routes, écoles, ponts, services publics… Les investissements sont massifs. Progressivement, les habitants des nouveaux départements connaissent une incontestable amélioration de leurs conditions matérielles de vie. En outre, bien que très tardive par rapport au vote de la loi de 1946, l’alignement des minima sociaux intervenu à partir de 2000 a fortement participé à la normalisation du niveau de vie, via les transferts publics. Aujourd’hui encore l’économie des DROM (Départements et Régions d’Outre-mer) est en majorité composée d’activités tertiaires et non marchandes. Par la suite, les grands plans de développement tentent, avec des résultats contrastés, d’insuffler de nouvelles dynamiques économiques sur ces territoires. 

Dans la continuité de l’économie des plantations, aux Antilles et à la Réunion, cela s’est caractérisé par le développement des grandes monocultures de canne à sucre et de bananes, renforcé plus tard par l’UE avec les différents programmes d’options spécifiques à l’éloignement et à l’insularité (POSEI). Ces derniers consistent, en bon instruments de l’UE et eu égard à la petitesse des marchés antillais et réunionnais, en une subvention à l’exportation. En effet, sur les 200 000 tonnes de sucre produites à la Réunion en 2015, 95% ont été exportées vers l’Europe. Aux Antilles françaises, c’est la production de bananes qui est ciblée. Cette production est également majoritairement tournée vers l’export. Mais si les Antilles exportent aujourd’hui environ 5.000 tonnes de banane chaque année, les habitants payent ce succès au prix fort. Des années durant, les ouvriers agricoles ont été exposés à un dangereux pesticide, le chlordécone. Les pouvoirs publics de l’époque, qui connaissaient les effets sanitaires de ce produit, n’ont longtemps pris aucune mesure de protection. En cause, la signature de dérogations successives, jusqu’en 1993, alors que la dangerosité du pesticide avait conduit les Etats-Unis à l’interdire dès 1976. Par conséquent, l’utilisation de cet intrant chimique vaut aux Antilles françaises le triste record du plus fort taux d’incidences du cancer de la prostate dans le monde. Pire, le secteur agricole étant toujours dépendant des intrants chimiques, on voit apparaître des effets cocktails, avec le glyphosate par exemple, dont les effets demeurent encore mal connus.  

Plus tard, dans l’objectif de diversifier l’économie des trois îles, l’accent sera mis sur le tourisme. Le cas de la Guadeloupe est, à ce titre, très éclairant. Elle était en 2018 la première destination touristique des Outre-mer, avec 650 000 visiteurs. En 1960, le parc hôtelier de l’île se limitait à 500 chambres. Trente ans plus tard, grâce à une politique ciblée, ce nombre était multiplié par 10. Aujourd’hui encore, la Région Guadeloupe investit beaucoup dans le secteur touristique, 10% de son FEDER, soit 45 millions d’euros (2), afin d’assurer la montée en gamme de l’offre de l’île.

Concernant la Guyane, seul DROM non insulaire, la stratégie aura été tout autre. Le poids de son image « d’enfer vert », dû à l’expédition de Kourou en 1763 puis au bagne, ne permettait pas sa « mise en tourisme ». Par conséquent, le développement de la Guyane s’est orienté vers ses atouts premiers que sont les exploitations forestières et minières, avec l’or et la bauxite (matière première nécessaire à la fabrication d’aluminium). À la suite des indépendances sur le continent africain, la forêt guyanaise aura servi de zone de refuge pour quelques industriels de pâte à papier. À grands coups de subventions, les pouvoirs publics les ont incités à s’installer dans le département pour dynamiser une économie atone. Finalement, la production de pâte à papier et l’exploitation de la bauxite ne sont jamais devenues pérennes. Néanmoins, sur la base de ces tentatives, d’autres activités ont pu se poursuivre, comme l’extraction de l’or, ou démarrer, comme la production de grumes de bois pour la construction.

La première réussite de développement en Guyane est venue avec l’installation, en 1964, à la suite des accords d’Evian, de la base spatiale de Kourou. Pour la Guyane, bien que la phase d’expropriation ait été vécue comme un traumatisme pour une partie de la population, l’implantation du port spatial à Kourou a été une véritable aubaine. Bien qu’insuffisamment utilisée et trop peu mise au service de la population locale, cette installation de pointe aura toutefois permis une avancée manifeste dans le développement du département avec des effets d’entraînement dans toutes les sphères économiques. L’activité spatiale a représenté jusqu’à 28 % du PIB guyanais selon l’INSEE, en 1990.  Bien qu’à un tournant de son existence, du fait d’une concurrence exacerbée de la Chine et des Etats-Unis, cette activité reste encore prépondérante en Guyane. En effet, 10 à 15% de la richesse actuelle du département émanent toujours du Centre Spatial Guyanais et un tiers des salariés du privé sont issus de ses rangs.

Un rattrapage inachevé et des inégalités renforcées

Les DROM auront connu durant la période allant de la départementalisation aux années 1980-1990, une amélioration manifeste de leurs conditions de vie. Néanmoins, ce changement de statut n’a pas produit un processus linéaire de rattrapage. En effet de nombreuses crises sociales sont intervenues depuis. Certains observateurs mettent en cause la lenteur du processus de rattrapage et les premières désillusions liées à la départementalisation. Pour d’autres, notamment les indépendantistes, la départementalisation était une erreur. Selon eux, seule l’accession à une indépendance pleine et entière de ces trois DROM (Guyane, Martinique, Guadeloupe) permettrait de corriger ce problème. La Réunion, quant à elle, reste à part dans ces mouvements qui n’ont jamais véritablement eu de prise sur cette île de l’Océan Indien. 

On peut imputer cette montée des indépendantistes aux grands mouvements des indépendances africaines ayant suivi la seconde Guerre Mondiale. Ces mouvements auront, en outre, été les catalyseurs de certaines forces politiques des Antilles-Guyane. Ces dernières sont renforcées par le retour de personnes formées après des études, notamment à Paris, en côtoyant le communisme et les cercles de réflexions d’étudiants africains. Néanmoins, cette période houleuse du point de vue des revendications et des manifestations ne s’est pas traduite dans les urnes, ou très marginalement. 

Malgré les grandes politiques de développement, plus ou moins bien pensées et nonobstant un rattrapage certain, la situation sociale ultramarine reste très préoccupante. À ce titre, les chiffres officiels sont éloquents : le chômage y est souvent deux fois plus élevé que dans l’Hexagone, la pauvreté endémique, avec parfois plus de 50% de la population en dessous du seuil de pauvreté, tandis qu’une personne sur trois dans les Outre-mer est bénéficiaire du RSA. Le chômage touche particulièrement les jeunes qui, dès lors, n’ont aucune perspective et se perdent dans des comportements à risque et trafics en tout genre. On pense notamment au fléau des « mules » en Guyane, des individus ingérant des drogues sous forme d’ovules de plastique pour leur faire passer les frontières.

Du point de vue économique, le libre-échange, organisé par l’Union européenne, n’a pas épargné ces économies fragiles et très peu industrialisées. L’accès facilité aux produits à bas coût, venus du monde entier, encouragé par une consommation de masse et soutenu par les salaires du secteur public, aura causé beaucoup de tort aux activités économiques locales. Comment développer des filières industrielles lorsque les importations seront toujours moins chères ?

En matière de santé et d’éducation, la situation n’est pas plus réjouissante. En dépit des politiques de rattrapage d’une départementalisation, d’abord sociale avant d’être économique, le taux d’illettrisme est 2 à 3 fois supérieur à celui de la France métropolitaine selon la FEDOM, un think tank patronal des Outre-Mer. Les hôpitaux, quant à eux, exsangues financièrement et en manque de personnel, ne parviennent pas à offrir un service satisfaisant. Toutefois, la crise sanitaire a montré le caractère généralisé, sur toute la France, des défaillances hospitalières.

De manière générale, l’accès à de nombreux droits n’est pas réellement effectif dans les DROM comme l’a très justement signalé le Défenseur des droits dans les domaines de l’accès à l’eau potable et l’électricité, mais aussi dans le traitement des eaux usées et des déchets. Il n’est qu’à observer le cas de la vétusté du réseau d’eau potable en Guadeloupe où 60% de cette eau se perd dans des fuites, occasionnant, ainsi, des coupures répétées sur l’île. Ou encore le réseau d’assainissement de Cayenne, en Guyane, fait de raccordements artisanaux et de rejets.

Un rapport sénatorial de 1999 titrait « Guadeloupe, Guyane, Martinique, la Réunion : la départementalisation à la recherche d’un second souffle », actant, de facto, la fin d’un modèle qui peine à se renouveler. Et pour cause : le tournant néolibéral, l’européanisation et la décentralisation des politiques publiques ont mis fin à la planification étatique, garante de l’égalité territoriale. Cette dernière s’est muée en cohésion territoriale, qui est la manifestation du renoncement des différents gouvernements à faire de l’égalité une valeur cardinale (3). Ainsi la concrétisation des investissements publics peine à se voir. Ces derniers sont soit captés par des rentiers, soit trop faibles à cause des budgets limités des collectivités territoriales, soit rendus inefficients par la perte des compétences d’aménageurs des services déconcentrés de l’État.  

DROM et gilets jaunes, mêmes combats ?

Tout comme la crise sanitaire agit comme un puissant révélateur de toutes les difficultés que connaissent nos sociétés, elle a mis au jour les inégalités socio-économiques et sanitaires qui existent dans les Outre-mer. Le changement de paradigme de l’État évoqué plus haut s’est traduit pour les DROM, comme pour la France des gilets jaunes, par un ralentissement du processus de rattrapage engagé depuis la départementalisation. Aujourd’hui, les politiques de développement des DROM se résument, d’une part, à des allègements de « charges » sociales et fiscales censés améliorer la compétitivité des entreprises et, d’autre part, à une fuite en avant autonomiste. En réalité, ces baisses d’impôts ne servent que les rentiers, notamment les groupes d’imports-distribution jouissant de marchés oligopolistiques. L’impact de ces derniers sur les économies ultramarines est délétère, ils concourent en outre à l’émergence d’une croissance sans développement (4). In fine, c’est la vision d’un État stratège sur les Outre-mer qui a complètement disparu. Il s’est perdu dans une gestion budgétaire et identitaire des DROM. 

Bien sûr, il ne faudrait pas se complaire dans des simplifications qui tendraient à créer une dichotomie entre Outre-mer miséreux et hexagone riche et prospère. En effet, comparer les données socio-économiques, sanitaires et d’éducation des DROM à la situation globale de la France hexagonale crée l’illusion d’un hexagone où tous les territoires se valent, riches face à des DROM pauvres. Or le tableau est un peu plus complexe aujourd’hui que du temps de Césaire. Les inégalités territoriales n’ont cessé de croître ces dernières années et, certains maux ultramarins, comme l’enclavement, les déserts médicaux, le manque d’emploi et la pauvreté se retrouvent dans d’autres départements hexagonaux, comme l’ont montré avec fracas les gilets jaunes.

Par ailleurs, certains mouvements sociaux ayant eu lieu dans les DROM s’apparentent, par bien des aspects, à des gilets jaunes avant l’heure. À la fin de la décennie 2000, la Guyane (2008), les Antilles et la Réunion (2009) puis Mayotte (2011) se sont embrasés tour à tour. Le point de départ de tous ces mouvements fut l’épineuse question de la cherté de la vie, notamment pour le carburant et les produits de première nécessité. En effet, l’une des caractéristiques de ces territoires est la dépendance aux produits « importés » et à la voiture, par manque d’infrastructures et de transports en commun.  

À l’instar des gilets jaunes, ces mouvements débutés sur des revendications matérielles ont évolué vers une demande plus forte de dignité. Si la comparaison a ses limites, on retrouve néanmoins ce même appel « ambivalent à l’État» (5). Les espaces ruraux oubliés, le périurbain confiné hors des métropoles gentrifiées, les territoires désindustrialisés ainsi que les Outre-mer délaissés sont autant de perdants d’une mondialisation inégalitaire et écocidaire. Ainsi la montée de l’abstention et du vote RN dans tous ces territoires est une constante ces dernières années. 

« La crise de la démocratie que nous traversons est en effet largement alimentée par ces facteurs sociaux et territoriaux structurants qui mettent en jeu le droit de chaque citoyen à accéder à tous types de services, activités, emplois, sociabilités, [sanitaires] ce qui contribue à entretenir un sentiment de défiance à l’égard des institutions républicaines sur le plan politique »

Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p 182

Face à ces différentes crises, le président de l’époque, Nicolas Sarkozy, a lancé les états généraux de l’Outre-mer. Ces derniers mèneront aux référendums de 2010 sur les évolutions statutaires aux Antilles et en Guyane. 6 ans plus tard, Annick Girardin, ministre des Outre-mer d’Emmanuel Macron, lancera les assises des Outre-mer donnant à la rédaction d’un livre bleu Outre-mer. Quelques années auparavant, sous François Hollande, une loi pour l’égalité réelle des Outre -mer était votée. Après plus de 10 ans d’une actualité sociale brûlante dans les Outre-mer, la réponse des différents gouvernements n’est toujours pas à la hauteur des enjeux. En outre, ces espaces, à majorité insulaires, subissent d’ores et déjà le changement climatique de plein fouet.

Le tournant néolibéral de l’économie mondiale n’aura donc pas épargné la marche des DROM vers l’égalité socio-économique avec l’hexagone. Pour le rapport sénatorial cité plus haut, comme tous ceux qui ont suivi, l’horizon des DROM se situe dans une autonomie accrue, par la décentralisation, voire un droit à la différenciation. Cette dernière est censée réaffirmer les « spécificités » des Outre-mer face à un droit national forcément vecteur de domination, réelle ou fantasmée. Excepté à la Réunion, le consensus politique est en effet nettement favorable à ces évolutions. Un retour sur l’action de l’État planificateur des 30 Glorieuses, malgré ses conséquences contrastées, offre pourtant d’autres perspectives que celle d’une singularisation croissante de ces territoires face à la France hexagonale.

(1) Silyane Larcher, L’autre citoyen. L’idéal républicain et les Antilles après l’esclavage, Paris, Armand Colin, 2014. 384 p

(2) Tous les chiffres cités proviennent de Boukan, Le courrier ultramarin, n°4, 2020.

(3) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.

(4) Levratto N. (dir.), Comprendre les économies d’outre-mer, Paris, L’Harmattan, 2006.

(5) Pauline Gali, Revue Germinal, n°1 « Le retour des nations », 2020, p.182.