Pourquoi les centristes italiens n’arrivent pas à combattre l’extrême-droite

Giorgia Meloni, Matteo Salvini et Silvio Berlusconi, respectivement leaders des Fratelli d’Italia, de la Lega et de Forza Italia. Les trois partis forment l’alliance des droites, dominée par les Fratelli. © Presidenza della Repubblica

Les Frères d’Italie, parti d’extrême-droite dirigé par Giorgia Meloni, sont en bonne voie pour remporter les élections italiennes ce dimanche. Il bénéficie de la complaisance des médias et de l’échec du centre-gauche à proposer une solution permettant au pays d’échapper à la stagnation. Article de David Broder, publié par Jacobin, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon.

Selon les sondages, la coalition dite de « centre droit », du moins d’après les médias italiens, frôle les 50% d’intentions de vote pour le scrutin de ce dimanche. Dès lors, elle est quasiment assurée d’obtenir une large majorité au Parlement. Toutefois, force est de constater que parler de « centre droit » est un doux euphémisme. Tant Fratelli d’Italia (Frères d’Italie), le parti postfasciste de Giorgia Meloni qui est la force principale de cette alliance (crédité d’environ 24 % dans les sondages), que la Lega (Ligue) de Matteo Salvini (créditée de 14 %) font cause commune en promettant d’énormes réductions d’impôts tout en déversant une propagande haineuse visant, entre autres, les immigrants, les « lobbies » LGBTQ et « le remplacement ethnique en cours ».

Fratelli d‘Italia n’est pas assuré d’arriver en tête. Dans les sondages, il est au coude-à-coude avec le Parti démocrate (centre-gauche). Toutefois, les projections en sièges de ce dernier sont bien moins fiables faute d’alliés de poids. Le Parti démocrate affirme qu’il poursuivra la politique menée par le gouvernement technocratique transpartisan de Mario Draghi, constitué en février dernier pour mettre en œuvre le plan de relance européen et dissout suite à la démission de ce dernier durant l’été. La majorité de Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, s’appuyait également sur Forza Italia de Silvio Berlusconi, la Lega, et l’éclectique Mouvement cinq étoiles ; ayant perdu le soutien de ceux-ci en juillet dernier, le Parti démocrate est désormais isolé.

Sur l’histoire des gouvernements technocratiques en Italie et leur caractère antidémocratique, lire sur LVSL l’article de Paolo Gerbaudo « Italie : le gouvernement technocratique de Draghi est une insulte à la démocratie »

Cette situation est à l’origine d’une illusion d’optique typique de la vie politique italienne, où les représentants de la droite affirment combattre une gauche soi-disant hégémonique, alors même qu’il n’y a plus de gauche à proprement parler en Italie. Le gouvernement Draghi était le dernier avatar d’une longue série de grandes coalitions et de « gouvernements techniques » qui se sont succédé ces dernières décennies, soutenus notamment par le Parti démocrate, farouche garant de la stabilité institutionnelle. Mais, compte tenu du substrat intrinsèquement néolibéral et décliniste de la vie politique italienne, la campagne de 2022 se joue une fois encore entre ce centre gauche néolibéral et managérial et les partis d’extrême-droite qui affirment vouloir mettre un terme à « une décennie de gouvernements de gauche ».

Au milieu des turbulences actuelles que connaît le système des partis, le fait de ne pas appartenir au gouvernement Draghi a assurément aidé Fratelli d’Italia à ratisser à droite. Le parti n’était crédité que de 4 % en 2018, et à peu près la moitié de ceux qui lui apportent désormais leur soutien sont d’anciens électeurs de la Lega, qui a elle-même connu un  essor en 2018-2019, lorsque Matteo Salvini était ministre de l’Intérieur. Cependant, le fait que la Lega ait rejoint les autres grands partis pour soutenir Draghi depuis février 2021 a permis à Meloni de se poser en seule opposante. Durant un an et demi, elle a ainsi mis l’accent sur son approche « constructive », hostile à la « gauche au pouvoir » mais pas à Draghi lui-même. Par ailleurs, Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, pour témoigner de son atlantisme. Autant de moyens de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Fratelli d’Italia n’a eu de cesse de souligner sa fidélité à l’Union européenne et à l’OTAN et d’appuyer les fournitures d’armes à l’Ukraine, afin de rassurer l’oligarchie que ses intérêts ne seront pas menacés.

Quant au centre-droit, une fraction de celui-ci était mécontente à la fin du gouvernement Draghi. Au début de la campagne, le Parti démocrate a cajolé des personnalités comme Renato Brunetta, un allié de longue date de Berlusconi, qui a fini par quitter Forza Italia (parti de Berlusconi, membre de l’alliance des droites). Un peu à la façon des Démocrates américains à la recherche de Républicains « modérés », anti-Trump, certains au centre-gauche n’ont pas renoncé à l’idée de trouver des interlocuteurs à droite, quitte à se tourner vers des personnalités (notamment Berlusconi) qui, par le passé, représentaient le « mal » auquel un vote « du moindre mal » devait faire barrage. Le seul problème est qu’avec le temps, le mal ne cesse d’empirer.

Les fantômes du passé n’ont pas refait surface

Nombre de médias italiens ne font aucun effort pour « diaboliser » Meloni. « Peut-on arrêter de faire référence au passé ne serait-ce que pendant deux mois ? » a même demandé le journaliste Paolo Mieli au début de la campagne. Quoi qu’en dise Mieli, personne n’avait prétendu que Fratelli d’Italia projetait une « marche sur Rome » pour célébrer le centenaire de l’arrivée au pouvoir de Benito Mussolini en octobre 1922. En réalité, Enrico Letta lui-même, leader du Parti démocrate, entretient depuis quelques années des relations cordiales avec Meloni. Néanmoins, il y a manifestement quelque chose d’inhabituel à ce que qu’une aspirante Première ministre ait besoin d’insister sur le fait que les « nostalgiques » de son parti – un euphémisme pour désigner les dirigeants du parti qui affichent les symboles et les oriflammes de la république de Salo qui a collaboré avec les nazis – sont des « traîtres à la cause ».

Le fait que Mieli, ancien étudiant de Renzo de Felice (célèbre biographe de Mussolini) et l’auteur de nombreux livres sur l’Italie du vingtième siècle, appelle à arrêter de faire référence au passé est significatif. Sa demande a été reprise par des pans entiers des médias nationaux, qui font souvent preuve d’une étonnante amnésie, y compris sur l’histoire récente. Fratelli d’Italia, héritier du Movimento Sociale Italiano (MSI – Mouvement social italien) néofasciste créé en 1946, nie régulièrement en bloc les assertions de racisme et d’éloge du fascisme de ses dirigeants, ainsi que leurs liens avec d’autres groupes militants, arguant que tout cela n’est que « calomnies ». Ces démentis sont repris en chœur par les journalistes des quotidiens de droite qui soulignent que puisque le « fascisme n’est pas de retour » – et il ne l’est pas effectivement pas de manière littérale – la question n’a pas lieu d’être.

Des indices montrent toutefois que le passé de certains candidats revient les hanter, même si cela ne concerne pas l’aile postfasciste de la politique italienne. Raffaele La Regina, candidat du Parti démocrate dans la région méridionale de Basilicate, a dû retirer sa candidature après que la révélation de propos datant de 2020 où il remettait en question le droit d’Israël à exister. De grands quotidiens comme Il Corriere et La Repubblica ont alors, assez bizarrement, fait remarquer que les anciennes déclarations des politiciens postées sur les médias sociaux sont désormais utilisées à des fins électorales. Toutefois, les anciennes allégations répétées de Meloni selon lesquelles l’« usurier » George Soros, un milliardaire juif d’origine hongroise, « finance un plan de substitution ethnique des Européens » n’ont pas été évoquées durant la campagne actuelle.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit.

La vraie menace que représente Fratelli d’Italia, si le parti venait à accéder au pouvoir, est bien moins un « retour au fascisme » que l’érosion des normes démocratiques et de l’Etat de droit. Les campagnes calomnieuses officielles contre les opposants et les minorités similaires à celles pratiquées en Pologne et en Hongrie, pourraient également se multiplier. Plus encore que la Hongrie, la droite polonaise du PiS sert en effet de modèle au parti de Meloni, d’autant que celle-ci semble avoir retrouvé une certaine légitimité au sein des cercles dirigeants de l’Union européenne depuis l’invasion russe de l’Ukraine. De plus, si Meloni a par le passé encensé Vladimir Poutine, elle adhère davantage aux positions atlantistes que la Lega, bien que son parti soit plus proche de la Conservative Action Political Conference (CPAC) et de l’aile trumpiste du Parti républicain que de l’administration démocrate actuellement au pouvoir à Washington.

Ainsi, il n’y aucune chance que Meloni ne cherche à sortir de l’euro ou de l’Union européenne, pourtant à l’origine de la stagnation économique de l’Italie depuis deux décennies. En revanche, un gouvernement dirigé par Meloni risque d’infliger des dommages durables de deux façons. D’une part en appelant à un blocus naval contre les bateaux de migrants, un acte démagogique non seulement illégal mais aussi à même de tuer des milliers d’êtres humains. D’autre part en proposant différents projets de réécriture de la Constitution italienne pour y inclure des articles vagues et fourre-tout pour lutter contre les critiques de la gauche, par exemple en criminalisant l’« apologie du communisme » ou du « totalitarisme islamique ». Derrière ce renversement du caractère antifasciste (rarement appliqué) de la Constitution actuelle se cache le projet de transformer l’Italie en une république présidentielle, en remplaçant le système parlementaire actuel par un exécutif tout-puissant.

Une campagne qui n’aborde aucun sujet de fond

Compte tenu de l’avance de Meloni dans les sondages, sa campagne se veut plutôt discrète, presque entièrement consacrée à répondre à la gauche qui l’accuse de ses liens avec le fascisme. Elle a notamment réalisé une vidéo sur le sujet à destination de la presse internationale – une déclaration face caméra, sans questions de journalistes – dans laquelle elle affirme que le fascisme appartient à « l’histoire ancienne » et où elle dénonce les « lois antijuives de 1938 » et la « dictature ». Le choix des termes, moins critiques du passé que ceux adoptés en son temps par Gianfranco Fini, leader historique du MSI (ancêtre des Fratelli) dans les années 1990-2000, vise de toute évidence à éviter de condamner la tradition néo-fasciste proprement dite. Meloni insiste d’ailleurs sur le fait que la gauche invoque l’histoire faute de trouver quoi que ce soit à dire sur son programme de gouvernement.

Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été.

Sur ce dernier point, il est malheureusement difficile de lui donner tort. En réalité, les deux camps principaux, à savoir le bloc centriste du Parti Démocrate et l’alliance des droites, manquent cruellement de propositions concrètes pour les cinq prochaines années. La recherche par le Parti démocrate des voix centristes en grande partie imaginaires (et la multitude des petits partis néolibéraux qui affirment représenter ce « troisième pôle ») est également un épiphénomène de ce problème. Alors que Fratelli d’Italia rassemble l’électorat de droite sous un nouveau leadership, le centre-gauche semble paralysé, uniquement capable de se retrancher derrière la défense d’un modèle économique qui a conduit la croissance italienne à stagner depuis la fin des années 1990, tout en ayant recours à des subventions temporaires et à des mesures d’allègement pour en atténuer les répercussions. Le fait qu’aucune force politique majeure n’ait abordé la question de l’appartenance à la zone euro dans la campagne témoigne du caractère superficiel de la campagne conduite depuis cet été. Le cercle vicieux de faibles niveaux d’investissements, de modestes gains de productivité, de creusement de la dette publique, et de taux d’emploi structurellement bas a donc toutes les chances de continuer à frapper l’Italie.

En matière économique, les propositions de Meloni et de ses alliés sont tout aussi inadaptées que celles de leurs adversaires centristes. Le « centre-droit » promet notamment une réduction générale de la fiscalité et de la bureaucratie, tout en promettant de taxer davantage les entreprises non-européennes, censées être responsables à elles seules de l’évasion fiscale phénoménale dont est victime l’Italie. La proposition de Fratelli d’Italia pour stimuler l’emploi – des réductions d’impôts pour les entreprises (italiennes) qui créent des emplois – n’est qu’un pansement sur la jambe de bois des faiblesses économiques structurelles. En parallèle, Meloni souhaite remettre en question les allocations versées aux demandeurs d’emploi. Au sein de la coalition de droite, la proposition de la Lega d’un taux d’imposition uniforme de 15% – quitte à creuser un trou de 80 milliards d’euros dans les comptes publics – est tellement extravagante qu’on se demande pourquoi le parti ne propose pas d’aller encore plus loin en proposant un taux de 10% ou de 5%. La candidature, sur les listes de Fratelli d’Italia, de Giulio Tremonti, ministre des Finances à plusieurs reprises sous l’ère Berlusconi, témoigne sans la moindre ambiguïté de l’absence d’alternative en matière de politique économique.

À la gauche du Parti démocrate, certaines forces politiques tentent d’imposer la politique sociale dans la campagne. L’une, quoique plutôt chimérique, est le Mouvement cinq étoiles, dirigé par Giuseppe Conte : après avoir été au début de la dernière législature un fragile allié de la Lega de Salvini, il a fait de la défense de l’allocation aux demandeurs d’emploi déposée en 2019 (improprement appelée « revenu citoyen ») sa politique phare. Etant donné le départ de Luigi Di Maio, ancien dirigeant du parti, et ses alliances à géométrie variable (avec la Lega, puis avec le Parti Démocrate, avant de soutenir le gouvernement technocratique de Draghi, qui incarnait tout ce que les 5 Étoiles ont toujours dénoncé, ndlr) il obtiendra probablement autour de 10%, bien loin des 32% de 2018. Une partie des forces de la gauche et des écologistes s’est alliée au Parti démocrate (avec notamment la candidature du défenseur des ouvriers agricoles Aboubakar Soumahoro, d’origine ivoirienne) et soutient donc le cap néolibéral de ce parti. Enfin, une gauche indépendante de toute alliance se présente sous la bannière de l’Unione Popolare (Union populaire), emmenée par l’ancien maire de Naples Luigi de Magistris. Créée au dernier moment – les élections étant  initialement prévues pour le printemps prochain – cette liste a peu de chances d’obtenir des élus au Parlement.

La période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes.

Ainsi, si la vie politique italienne est marquée par une profonde polarisation rhétorique avec des affrontements verbaux permanents et par la récurrence du symbolisme historique, aucune réelle alternative ne semble vraiment émerger. En réalité, le malaise économique est plus chronique que réductible à une période de crise en particulier : l’estime des citoyens à l’égard des partis est en baisse depuis plus de trente ans, et les choses ne sont pas près de changer. Cependant, la période actuelle, à travers la percée des Fratelli, est réellement porteuse de nouveaux dangers : de nombreux dirigeants de ce parti sont non seulement des adeptes déclarés des théories du complot de l’alt-right mais également des défenseurs de criminels de guerre fascistes. En diffusant récemment une vidéo d’une femme qui prétend s’être fait violer par un immigrant, Meloni nous révèle beaucoup de choses sur sa vraie personnalité. L’espoir de ne pas la voir accéder au pouvoir paraît bien mince.

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

« La gauche italienne a été associée à l’establishment » – Nicola Fratoianni

Nicola Fratoianni, durante la manifestazione di SEL a Piazza S.S. Apostoli 4 ottobre 2014 a Roma ANSA/MASSIMO PERCOSSI

Ancien membre du Partito della Rifondazione Comunista, Nicola Fratoianni est désormais membre du parti Sinitra Italiana, partie intégrante de la coalition de gauche Libere e Uguali. Issue d’une scission du Parti Démocrate, cette coalition a rassemblé 3% des voix. Nous avons souhaité l’interroger sur l’échec de la gauche italienne, sur l’arrivée sur la scène politique du Mouvement 5 étoiles et sur ses rapports avec les autres composantes de la gauche européenne. 


LVSL – Pourquoi avez-vous décidé d’intégrer Liberi e Uguali ? Quels étaient les objectifs à l’origine de cette coalition ?

Nicola Fratoianni – Nous avons décidé de construire Liberi e Uguali à l’approche des élections pour deux raisons. Premièrement, pour enclencher un processus de rassemblement de la gauche italienne. Cela allait totalement à l’encontre de ce qui nous arrive depuis trop d’années : décomposition, fragmentation, division. Deuxièmement, parce qu’il s’est passé quelque chose au Partito democratico (PD) que nous attendions depuis longtemps : la scission d’une importante frange de ce parti, et le départ de membres fondateurs du PD comme Pier Liugi Bersani, Massimo d’Alema et Roberto Speranza. Notre idée était de construire une plateforme qui soit à la fois claire et alternative au programme du PD.  Il nous fallait poser les bases programmatiques de la nouvelle gauche italienne.

« Notre idée était donc de construire une proposition qui ait un caractère alternatif mais aussi une force suffisante pour ouvrir la voie à un quatrième pôle : c’est pourquoi nous avons mis en place Liberi e Uguali. »

Le but était de nous insérer dans le concert de la politique italienne, alors structuré autour de trois pôles : le “centre-droit”, le Mouvement 5 Etoiles et le “centre-gauche”. La ligne politique du centre-droit se structure de plus en plus autour de la Lega. Il s’oriente vers des propositions politiques toujours plus régressives, identitaires, et racistes. Le Mouvement 5 étoiles existe réellement en Italie depuis cinq ans. Son atout principal est le “brassage” qu’il est capable d’effectuer. Il a acquis une transversalité grâce à l’ambiguïté qu’il entretient sur le plan politique et culturel. Sur certains sujets, comme la question environnementale, les biens communs, le revenu universel, il tient un discours de gauche. Sur d’autres, comme l’immigration, le Mouvement 5 Etoiles entretient une culture politique bien plus proche de celle de la droite. Le pôle de centre gauche se résume quant à lui au Partito democratico. Ce dernier a commis l’erreur de se recentrer, voire de dériver de plus en plus vers la droite. Ces dernières années, les gouvernements dirigés par le PD se sont placés dans le giron de la gouvernance européenne. En accord avec le Groupe Social-Démocrate européen et le Parti Populaire européen, ils ont mis en place des politiques d’austérité et de démantèlement du droit du travail.

C’est dans ce contexte que nous avons construit Liberi e Uguali, et avant cela Sinistra Italiana. Notre idée était donc de construire une proposition alternative dotée d’une force suffisante pour ouvrir la voie à un quatrième pôle. Le résultat n’a pas été à la hauteur de nos attentes. Le problème de fond n’a pas changé : les propositions mises en avant par les acteurs politiques dominants ne répondent pas aux défis sociaux de ce pays. Cependant, nous le prenons comme un point de départ pour chercher à donner une nouvelle perspective à la gauche italienne.

 LVSL – Comme vous l’avez dit, vous avez obtenu un peu plus de 3 % aux élections. Comment analysez-vous ce résultat ?

Nicola Fratoianni – Ces résultats sont évidemment négatifs. Nous espérions obtenir un score d’une toute autre proportion. Ces élections sont symptomatiques de la difficulté de la gauche à se sortir d’une position minoritaire. Cela fait désormais quatre élections que la gauche italienne, quelle que soit sa composition, quel que soit le nom qu’elle prend, obtient peu ou prou le même nombre de voix, c’est-à-dire environ un million. C’est ce qui est arrivé en 2008, avec la “Gauche Arc-en-ciel”, en 2013 avec la “Sinistra ecologia e libertà” – le parti dont nous sommes issus –, en 2014 aux élections européennes avec la liste Tsipras, celle qui se réclamait de l’expérience grecque de SYRIZA, et c’est encore arrivé en 2018. La composition est différente, les électeurs qui ont voté pour nous ne sont probablement pas tous les mêmes, mais le nombre total de voix est toujours le même.

« La gauche italienne rencontre un problème de fond. Elle a trop longtemps été perçue comme appartenant à l’establishment, et non comme un instrument pour répliquer aux politiques d’austérité mises en œuvre depuis la crise de 2008. »

Ce qui me frappe, c’est la composition sociale des électeurs. En vérité, la gauche – dans toutes ses composantes (PD, Liberi e Uguali, et Potere al Popolo) – reçoit des voix qui sont plus ou moins issues des mêmes catégories sociales.  Il s’agit d’une frange de la population relativement aisée, très politisée, et dotée d’un niveau culturel plutôt élevé. À l’inverse, il est infiniment plus complexe d’aller chercher des voix parmi les classes populaires, c’est-à-dire parmi les catégories de la société où les conséquences de la crise sont les plus fortes, et où le niveau culturel est plus faible.

Massimo D’Alema ex-dirigeant du Parti Démocrate et tête d’affiche médiatique de la coalition Liberi e Uguali.

La gauche italienne rencontre un problème de fond. Elle a trop longtemps été perçue comme appartenant à l’establishment, et non comme un instrument pour répliquer aux politiques d’austérité mises en œuvre depuis la crise de 2008. Sur ce point, nous avons payé un double tribut : d’abord, et c’est le fond du problème, nous avons payé le tribut de l’histoire récente de la gauche italienne. Ensuite, sur la forme, nous avons fait une série d’erreurs. Les personnages et les visages qui ont porté nos propositions sont apparus comme étant dans la continuité de l’histoire récente de la gauche au pouvoir. Je pense ici à Pier Luigi Bersani et Massimo d’Alema. Nous n’avons pas su mettre en œuvre un imaginaire en rupture avec les propositions politiques précédentes. Cela a naturellement pesé sur les résultats électoraux.

« Aujourd’hui, il est nécessaire de se demander si le mot « gauche » est encore susceptible de faire référence à un système de valeurs, à des idées qui donnent aux gens du commun l’impression qu’il existe une alternative positive pour leur vie, et sur laquelle on peut s’appuyer pour gouverner le pays. »

Je pense que nous aurions également dû présenter un programme plus radical. Nous nous sommes battus dans ce sens. Sinistra Italiana est d’ailleurs née avec cette particularité : la volonté d’incarner une force plus radicale. Malheureusement, l’équilibre interne des forces qui ont participé à Liberi e Uguali ne l’a pas permis. C’est l’une des raisons qui explique ce qui est advenu.

LVSL – Comment comptez-vous sortir de cette impasse stratégique ?

Nicola Fratoianni – C’est la question à un million de dollars ! C’est la question la plus difficile, parce que sortir de cette impasse demande un travail de longue haleine. Cela ne se résoudra pas en un instant. Il n’y a pas de lapin que l’on puisse sortir du chapeau, pas de raccourci à prendre pour résoudre ce problème. La gauche a besoin de se confronter, jusqu’au bout, avec la crise d’un modèle. Il est nécessaire de se demander si le mot « gauche » est encore susceptible de faire référence à un système de valeurs, à des idées qui donnent aux gens du commun l’impression qu’il existe une alternative positive pour leur vie, et sur laquelle on peut s’appuyer pour gouverner le pays. Il s’agit donc d’un processus sur le long terme, qui nécessite d’être approfondi et discuté. Nous devons avoir la capacité de remettre en cause jusqu’au bout les paradigmes, y compris culturels, sur lesquels la gauche a fondé sa raison d’être et son organisation.

Il y a également un problème qui a trait aux formes d’organisation de la politique. Après la fin du Parti Communiste Italien, notre modèle de parti a reproduit la structure partisane du PCI.  A l’époque, elle avait une autre dimension, de par les électeurs, les militants, les adhérents qui étaient les siens. Aujourd’hui, il est difficile de copier cette structure. Cette crise implique d’imaginer des formes d’organisation de la politique qui soient davantage en phase avec l’époque que nous sommes en train de vivre. Ces formes d’organisation doivent être capables d’intégrer ceux qui, du fait de la vie qu’ils mènent ou de la situation de précarité qui est la leur, choisissent de s’engager via des formes qui diffèrent du militantisme traditionnel.

Dans l’immédiat, il faut avoir le courage de faire des choix, tant sur le plan du contenu que des profils politiques. Cela ne va pas toujours de soi. Par exemple, il faut s’habituer à penser qu’il n’y a pas de raccourci magique. Certains, y compris au sein de Liberi e Uguali, pensent que face à la crise traversée par ce qui fut le centre-gauche, il faut reconstruire une alliance stratégique avec le Partito democratico. Pour ma part, je pense que ce serait une erreur mortelle.

LVSL – Nicola Zingaretti, figure montante de l’aile gauche du PD, avance régulièrement cette idée d’une nouvelle alliance de gauche qui se fonderait sur une lutte renouvelée contre les inégalités. Comment regardez-vous cette perspective ?

Nicola Fratoianni – Je crois que répondre de cette manière à une crise intellectuelle et culturelle aussi profonde serait une erreur tout à fait funeste pour ce qui reste de la gauche italienne. Au contraire, il faut repenser jusqu’au fond des choses l’offre politique. Il faut tout revoir du programme jusqu’au langage. L’emploi de mots clairs est indispensable. Il faut utiliser des mots qui nous permettent d’articuler un bilan et des propositions. Tout cela doit nous conduire à la nécessité d’une rupture de fond.

« Le revenu universel est une idée qui trouve ses racines culturelles à gauche, mais nous avons cessé de nous y intéresser, laissant au M5S le monopole de cette revendication. »

Ce débat recoupe des questions fondamentales. Au cœur du nœud se trouve l’Europe, celle qui est comme celle que nous voudrions. Ce débat concerne la manière d’organiser la politique italienne eu égard à sa composition sociale et à son territoire. Il y a également une série de questions qui concernent le retard politique de la gauche italienne. Du Parti Démocrate à Potere Al Popolo, la gauche reproduit des mots d’ordre qui n’ont plus la capacité d’être entendus, du fait des circonstances italiennes.

Un exemple parmi d’autres : le revenu universel est une idée qui trouve ses racines culturelles à gauche, mais nous avons cessé de nous y intéresser, laissant au M5S le monopole de cette revendication. Il y a aussi la question des nouveaux métiers, des nouvelles formes de travail, celles qui ont trait au thème plus global de la réduction du temps de travail et de l’égalité des salaires. Tout cela touche aux conditions de travail et aux conditions de vie des gens. C’est sur la base de ces questions que nous devons fonder un programme politique et reconstruire une base qui parle des conditions matérielles des Italiens, en particulier – mais pas seulement – pour les nouvelles générations.

La question qui se pose est l’identité des acteurs qui peuvent incarner un tel mouvement. Il est clair que sans un choix qui comprenne aussi des éléments de renouvellement radical, il n’y a pas de possibilité de donner de perspective à une proposition politique progressiste.

LVSL – Depuis la France, nous avons l’impression qu’il n’existe plus de gauche italienne comme il y en avait auparavant. Une stratégie comme celle de Podemos ou de la France insoumise sont-elles des stratégies envisageables pour vous, dans le sens où elles se basent sur la crise des partis traditionnels et proposent de nouvelles formes politiques ?

Nicola Fratoianni – Oui, j’observe avec beaucoup d’intérêt ce qui s’est passé en France et en Espagne. Je connais bien les gens de Podemos. Personnellement, je pense qu’il est nécessaire de nous inspirer de ces expériences parce qu’elles ont produit un résultat significatif en termes électoraux. Nous ne pouvons pas les reproduire à l’identique bien sûr. Reste que lorsqu’on entre dans une phase de crise, de repli et de difficultés, regarder les expériences qui montrent une tendance opposée est essentiel.

« Podemos et la France Insoumise trouvent leur élan, leurs racines, leur force dans une mobilisation sociale plus large. »

Ces deux mouvements ont des caractéristiques diverses. La France insoumise mêle des éléments novateurs – du fait de la forme de “mouvement” qui est la sienne et des parcours innovants que l’on y trouve – avec des éléments plus traditionnels, comme l’atteste la présence d’organisations politiques comme le PCF et d’autres partis de gauche dans son aire d’influence. La France Insoumise a réussi à agréger des forces diverses. Elle a également su instaurer des mécanismes de participation pour des gens qui ne venaient d’aucune des forces organisées précédemment.

Jean-Luc Mélenchon, Pablo Iglesiais et Catarina Martins lors de la signature du manifeste du nouveau mouvement européen intitulé « Et maintenant le peuple ».

Podemos est une expérience très différente. Ce parti est né avec une forte composante léniniste. Surtout, il se fonde sur une structuration par le haut d’un objet politique qui trouve son élan ailleurs. C’est d’ailleurs un point commun aux expériences française et espagnole. Elles trouvent leur élan dans une mobilisation sociale plus large. C’est vrai en particulier pour Podemos : cette organisation naît immédiatement au lendemain du mouvement du 15 M [nom donné au mouvement des “Indignés” en Espagne]. Podemos s’appuie sur une mobilisation radicale, à la composition sociale et générationnelle très particulière, qui lui permet d’incarner des revendications majoritaires au sein de la société. C’est très fort du point de vue du message politique.

Dans le fond, c’est ce qui a dramatiquement manqué à l’Italie ces dernières années. Je crois que l’une des raisons qui explique la crise de la gauche italienne, c’est la façon dont on a voulu forger le cadre politique. Dans toute l’Europe, face à la crise verticale de la social-démocratie – que l’on pense au Pasok grec ou au PS français –, sont nées des forces de gauche capables de comprendre cette crise et de changer de paradigme. C’est ce qui s’est produit avec la France insoumise et Podemos en Espagne, Syriza en Grèce, et le Bloco de Esquerda au Portugal. On retrouve cette dynamique dans toute l’Europe. Elle est absente en Italie.

« Au lieu d’assister à une mobilisation sociale en réaction à la crise, la contestation s’est canalisée dans la dynamique électorale du Mouvement Cinq Étoiles.»

Lors de ces élections, le PD est passé de 40 % (aux élections européennes) à 18 %. La différence par rapport aux pays que je viens de citer, c’est que les voix qui ont quitté le PD ne sont pas allées à une autre force de gauche. L’une des raisons de cette grande différence, c’est l’absence d’une phase de mobilisation sociale radicale et très large. Ce moment de grandes luttes sociales a eu lieu au début des années 2000, avec le mouvement altermondialiste à Gênes, à l’occasion du G8, puis avec le mouvement pour la paix [en réaction à la guerre d’Irak, soutenue par Silvio Berlusconi]. Par la suite, les mouvements sociaux ont connu une longue phase de reflux.

L’entrée en scène du Mouvement 5 étoiles, sur la base d’une forte charge contestataire, en rupture avec le système et la classe politique, est d’une certaine manière devenue un facteur de stabilisation sociale. Au lieu d’assister à une mobilisation sociale en réaction à la crise, la contestation s’est canalisée dans la dynamique électorale du Mouvement Cinq Étoiles. Celui-ci a d’une part grandi en surfant sur la réaction sociale à la crise, et de l’autre est devenu une espèce de soupape. Il permet d’éviter que ne se développent les mouvements de mobilisation et de luttes de masse, tels que nous avons pu les observer dans d’autres pays.

Nous devons donc regarder avec une grande attention ces expériences. Cependant, nous devons garder à l’esprit que sans l’existence de conflits sociaux d’une autre nature avec ceux que connaît l’Italie, elles auraient sans doute eu moins de force. Sans le mouvement du 15 M, Podemos ne serait probablement pas né, ou en tout cas que, ce parti aurait été beaucoup plus faible. Sans les manifestations contre la loi Travail imposée par M.Valls, la France Insoumise aurait sûrement eu un score moins important. La France reste marquée par la présence diffuse et permanente de la mobilisation sociale. Dans tous les cas, nous regardons bien sûr ces expériences, mais nous savons qu’il ne suffit pas de prendre un modèle et de l’importer tel quel pour le faire fonctionner en Italie.

LVSL – Yannis Varoufakis et Luigi De Magistris ont appelé à un mouvement transnational en Italie et dans toute l’Europe. Comment vous positionnez-vous vis-à-vis de cet appel ?

Nicola Fratoianni – Je regarde d’un très bon œil la proposition de Yannis Varoufakis et de Luigi De Magistris. Je suis membre du DIEM 25, que je regarde avec intérêt. En vue des élections européennes, il me paraît nécessaire de bâtir un large front des gauches en Europe. Ce front doit avoir pour but de rassembler toutes les expériences politiques qui ont gagné au cours de ces dernières années. Une multiplicité d’expériences est apparue, parfois contradictoires entre elles. Ces expériences ont même pu être portées au pouvoir – je songe aux Grecs et aux Portugais.

 « Je ne pense pas que la réponse puisse résider dans un retour au cadre national : c’est un espace culturel hégémonisé par la droite, dont la conquête est difficile. »

Le travail de qui se situe dans le camp de la gauche européenne est de construire une proposition politique qui unisse et organise toutes les forces en présence. Cela vaut pour la proposition de Varoufakis et de De Magistris. Cela vaut également pour l’appel lancé à Lisbonne par Podemos, le Bloco de Esquerda et par la France Insoumise. Nous avons besoin d’une proposition à la hauteur des problèmes auxquels nous devons faire face en Europe. L’enjeu, c’est d’être capable de construire une Europe qui soit fondée sur la valorisation du travail et qui soit opposée aux mécanismes de dumping fiscal et social.

Je ne pense pas que la réponse puisse résider dans un retour au cadre national : c’est un espace culturel hégémonisé par la droite, dont la conquête est difficile. Pour donner à l’Europe les moyens de réduire les inégalités sociales, il faut être capable de construire une masse critique à l’échelle européenne afin de lancer le débat sur la reconstruction matérielle de l’Europe. Il faut faire tout notre possible pour échanger avec toutes les expériences politiques de la gauche européenne tout en prenant en compte les contradictions existantes.

Il faut aussi – plutôt après les élections qu’avant – ouvrir la discussion avec la famille socialiste et la famille écologiste parce que c’est un débat qui les traverse. Pour ma part, avec Sinistra Italiana, aux prochaines élections, je commencerai un tour dans toute l’Europe pour rencontrer toutes les forces politiques, pour pouvoir travailler à l’organisation d’un front qui puisse agglomérer les ressources disponibles.

LVSL – Vous n’envisagez pas la possibilité de rompre avec l’Union européenne. Jean-Luc Mélenchon, avec le plan B, n’exclut pas rompre avec l’Union Européenne si elle n’autorise pas l’application du programme de la France Insoumise. Qu’en pensez-vous ?

Nicola Fratoianni – Je pense qu’il est nécessaire d’assumer une opposition avec l’UE telle qu’elle est aujourd’hui, de manière nette et radicale. Il faut considérer la possibilité de désobéir à des normes qui ont montré toute leur inefficacité, ou plutôt leur efficacité à défendre les intérêts des plus forts. Je pense ainsi, tout comme ceux qui soutiennent le Plan B, que s’il n’existe pas un rapport de force pour changer les traités européens, il ne peut exister non plus de rapport de force pour appliquer le Plan B. Ce dernier pose comme hypothèse extrême non pas la rupture unilatérale avec l’Europe, mais la sortie collective et coordonnée du système de la monnaie unique. Dans tous les cas, je me méfie d’une hypothèse qui concentre trop son attention sur la dimension monétaire, et pas sur les autres aspects des traités européens.

 Je crois qu’il est nécessaire de continuer à se battre pour un changement radical des traités, parce que face aux grandes oppositions internes auxquelles nous sommes tous confrontés, la dimension nationale ne peut être une réponse aux problèmes du travail ou de l’environnement. Je ne comprends pas comment on peut penser, par exemple, intervenir sur la question du changement climatique en se concentrant sur l’échelle nationale. C’est tout aussi impossible sur les questions liées au travail. La vérité, c’est que c’est le capital qui a permis la construction d’une dimension supranationale, et que ce sont ses intérêts qui ont produit cette dimension optimale pour leur défense. Les gauches doivent donc être capables de construire une initiative qui s’oppose au niveau où le capital bâtit ses intérêts, car la réponse nationale est simplement privée des instruments nécessaires à une telle réponse. Il est évident que nous parlons d’une très grande échelle de problèmes, et la route est longue pour organiser la bonne initiative. Mais je suis persuadé que l’alternative est la suivante : soit nous réussissons à construire quelque chose à cette échelle, soit nous risquons simplement d’abdiquer toute perspective politique.

Propos reccueillis par Vincent Dain et Lenny Benbara