« La patrie ou la mort » : la nation, marchepied vers la révolution en Amérique latine ?

Dans peu de continents référent national, mobilisations populaires et transformations sociales semblent fonctionner en synergie comme en Amérique latine – que l’on songe à la révolution cubaine, au mouvement péroniste argentin ou plus récemment aux gouvernements bolivariens. Le livre de Thomas Péan, Guérillas en Amérique Latine (1959-1989), revient sur la manière dont divers pays d’Amérique latine ont réagi face au développement des mouvements armés révolutionnaires. Cet essai contribue à faire connaître les différentes idées latino-américaines et les situations nationales entre 1960 et 1990. Le Vent Se Lève l’a lu, et restitue ici plusieurs des analyses effectuées par l’auteur.

Les idées et les mouvements politiques latino-américains sont souvent liés aux idéologies venues d’Europe mais celles-ci sont adaptées au contexte local. Pourtant, l’éruption de la Révolution cubaine de 1959 inaugure une nouvelle période en Amérique Latine marquée par le rôle des guérillas révolutionnaires. Un ensemble de mouvements divers éclot entre 1959 et 1989 répondant aux contextes locaux dans lesquels il se développe. Le katarisme (Bolivie), le guévarisme (Cuba), le morazanisme (Amérique Centrale) et le perezjimenisme (Venezuela) entretiennent des rapports complexes avec la Révolution et le régime castriste. Ennemis, alliés ou rivaux des guérillas révolutionnaires, ces différents mouvements locaux naissent en réponse à un défi social, culturel, économique ou politique.

En 2019, le Président Evo Morales quitte le pouvoir présidentiel suite à une crise politique nationale. Sa présidence a été marquée par le rôle joué par l’indigénisme et la célébration de l’identité indienne dans la formation de la nation bolivienne. Ce mouvement politique connait un nouveau développement dans les années 1970 avec le katarisme qui constitue un indigénisme radical bolivien. Le katarisme tire son nom de la figure révolutionnaire bolivienne du 18e siècle Túpac Katari qui défendait l’identité indienne locale. Ce mouvement politique est rendu possible par l’accès des nouvelles générations des communautés indiennes notamment Aymara aux formations universitaires et supérieures. Des années 1950 aux années 1970, plusieurs militants engagés défendent l’idée d’une lutte radicale pour la prise en compte des communautés indigènes dans la société nationale bolivienne. À l’instar des mouvements révolutionnaires qui recourent à cette époque à la lutte armée, le katarisme connait également une radicalisation interne. Néanmoins, la faction réformiste fait face à la branche nationaliste indigéniste radicale qui fonde le Mouvement Révolutionnaire Túpac Katari (MRTK).

Dans les années 1980, l’armée révolutionnaire Túpac Katari (EGTK) mène une véritable lutte armée dans le pays. Elle prend ensuite le nom de Mouvement Indigène Pachakuti (MIP). Cet indigénisme radical est évidemment le produit du contexte proprement bolivien, ce qui le distingue des autres indigénismes mexicain (EZLN), guatémaltèque, chilien ou péruvien. Le katarisme représente une parenthèse dans la nébuleuse des mouvements indigénistes boliviens et latino-américains. Dans le contexte de radicalisation révolutionnaire des années 1960 aux années 1980, il défend l’identité indienne comme telle ainsi qu’une réforme agraire et des prérogatives politiques nationales. Dans les années 1990, le katarisme comme mouvement révolutionnaire perd en intensité et évolue vers d’autres formes d’engagement, notamment vers l’altermondialisme et le populisme de gauche. Il constitue ainsi une partie de l’imaginaire idéologique de la Présidence Morales dans les années 2000-2010 ce qui se traduit par des mesures symboliques et une filiation évidente.

La Révolution cubaine de 1959 contribue à la diffusion du modèle castriste de la lutte armée dans l’ensemble de l’Amérique Latine. Néanmoins, parallèlement au castrisme (Fidel Castro), le guévarisme se construit à la même époque comme son double autour du même projet de lutte armée en Amérique Latine. Il prend forme avec l’itinéraire révolutionnaire de l’Argentin Ernesto Guevara de la Serna (1928-1967) devenu ensuite citoyen d’honneur de Cuba. Le guévarisme comme modalité d’action révolutionnaire est en effet fondamentalement liée à Che Guevara et à son action des années 1950 à sa mort en octobre 1967. Il se définit ainsi comme une lutte armée révolutionnaire en zone rurale visant à la prise du pouvoir et à l’établissement d’un régime révolutionnaire. Dans la lutte armée, le guévarisme s’accompagne du foquisme qui consiste en l’établissement de foyers révolutionnaires de la guérilla. Le foquisme est d’ailleurs un mode d’action défini par Régis Debray et Che Guevara. Le guévarisme représente donc un mouvement révolutionnaire latino-américain par essence ; même s’il naît dans le contexte cubain il tend à s’étendre dans l’ensemble de la région.

À la différence du castrisme qui privilégie une action révolutionnaire plus pragmatique, soucieuse des équilibres internationaux, le guévarisme vise à une action totale sans compromis : Hasta la victoria siempre ou Toujours jusqu’à la victoire. À l’échelle internationale, il entre en concurrence avec les autres formes d’engagement révolutionnaire que sont le communisme soviétique et le maoïsme chinois. Si le guévarisme a un réel succès au sein des différentes guérillas qui se développent entre 1959 et 1989, il est concurrencé par d’autres modèles locaux. Face aux guérillas rurales, les organisations révolutionnaires urbaines mettent en place leur propre lutte armée. Au Brésil, ces dernières sont influencées par le manuel de guérilla urbaine de Carlos Marighella. En Argentine, les guérillas locales sont en partie mues par la lutte armée péroniste qui consiste à combattre pour le retour au pouvoir de Juan Perón en exil depuis 1955. Dans les années 1960, des contacts brefs existent entre le guévarisme et le péronisme, sans toutefois conduire à une coopération véritable.

Depuis les années 1990, les pays d’Amérique Centrale ont mené les négociations pour la constitution d’une organisation régionale commerciale et politique. Cela a ainsi pris la forme du Système d’Intégration Centre-Américain (SICA) reprenant la géographie de la Fédération d’Amérique Centrale, qui a existé dans les années 1830. Celle-ci a été marquée par le rôle majeur de Francisco Morazán (1792-1842), Président de la Fédération d’Amérique Centrale et chef d’Etat à plusieurs reprises du Honduras (1827-1830), du Salvador (1839-1840) et du Costa Rica (1842). Il s’est en effet illustré comme chef d’État centre-américain mais également comme un théoricien de l’action gouvernementale. Au pouvoir, il mène en place des mesures libérales et en faveur d’un développement économique, notamment dans la région du Guatemala. Sa volonté de développement économique repose notamment sur l’incitation à l’investissement étranger sur le territoire national. En réalité, il représente la version centre-américaine du modèle politique et économique libéral du XIXe siècle. Il s’agit de développer le pays par des mesures modernistes, développementistes et libérales, tout cela dans le sens bien compris du 19e siècle.

Dans le domaine des relations avec l’Église, Francisco Morazán se caractérise par des réformes qui vont à l’encontre de la mainmise du clergé sur l’économie nationale. Il constitue ainsi un modèle politique et économique laïc opposé à une trop grande présence de l’Église dans le pays. D’autre part, Francisco Morazán représente l’idéal d’une union régionale d’Amérique Centrale comprenant le Nicaragua, le Guatemala, le Salvador, le Honduras et le Costa Rica. Avant que la région tombe dans les problèmes politiques et économiques dans le cadre du phénomène de la « République Bananière », le morazanisme constitue une tentative, brève mais réelle, pour le développement économique, politique voire social de la région. Après l’écueil des alternatives politiques extrêmes – dictatures, guérillas -, ce mouvement politique du XIXe siècle vise à la modernisation effective de ces pays. L’éclatement postérieur de la fédération en plusieurs entités nationales met fin aux projets morazanistes même si Francisco Morazán demeure une figure régionale symbolique importante. En effet, dans les années 1960, certaines guérillas révolutionnaires du Honduras adoptent le nom de « morazaniste » en hommage à cette figure politique antérieure.

La vie politique vénézuélienne est principalement connue aujourd’hui à travers le chavisme qui représente, d’une certaine façon, un populisme de gauche. Pourtant, d’autres mouvements politiques ont tenté de construire leur propre vision d’un développement économique national. Dans les années 1950, le général Marcos Pérez Jimenez est à la tête du pays à travers un régime dictatorial. Avant sa prise de pouvoir, il définit son mouvement politique le 13 mars 1949 à travers le Nouvel Idéal National. Il considère que le Venezuela doit poursuivre son développement économique et la constitution d’une société nationale proche des standards des pays développés. Pour cela, il établit un régime autoritaire entre 1952 et 1958 dans lequel il met en place un ensemble de mesures économiques.

Ce programme développementiste vise à doter le pays d’une véritable indépendance nationale et lui permet d’amoindrir l’influence économique des États-Unis. Cette ligne développementiste et nationaliste est un élément que l’on retrouve dans d’autres pays latino-américains. Ainsi, dans le cas du Pérou, une dictature développementiste et nationaliste est mise en place dans les années 1970. L’action économique du gouvernement de Marcos Pérez Jimenez repose sur un capitalisme d’État qui accompagne le développement économique national. Le perezjimenisme défend également une ligne bolivarienne dans ses relations avec les pays voisins. Face à la mainmise économique et politique des États-Unis, il s’agit de développer une union des pays latino-américains et d’impulser un développement régional. Le projet politique de Marcos Pérez Jimenez conduit néanmoins à l’établissement d’un régime autoritaire qui restreint l’opposition notamment socialiste et communiste. Cet autoritarisme conduit à la fin de l’expérience politique perezjimeniste en 1958 et le retour à la vie démocratique nationale lors du Pacte de Punto Fijo. L’héritage politique de Marcos Pérez Jimenez est repris par plusieurs partis politiques vénézuéliens.

Quelques décennies avant l’élection de Hugo Chávez, qui allait incarner une synthèse entre patriotisme et socialisme, à l’aura inégalée depuis la Chute du mur de Berlin, et dont l’empreinte est encore perceptible dans le champ politique latino-américain contemporain.

La « Marque France » : déboires et dangers du marketing appliqué à la nation

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Pris dans un référentiel néolibéral qui les pousse à l’attractivité et à la compétitivité, les collectivités locales – et à leur tête ceux qui les gouvernent – ont recours depuis plusieurs décennies au marketing pour se distinguer sur la scène internationale. Cherchant à accroître leur « réputation concurrentielle », villes, métropoles, régions, mais aussi nations, conçoivent des « marques territoriales ». Dans ce contexte, l’avènement de « marques pays » interroge quant au lien entretenu par le néolibéralisme avec l’idée de nation. Pour Simon Anholt, à l’origine du concept, la « marque pays » ou « marque nation », peut se définir comme « une identité nationale rendue tangible, solide, transmissible et utile ». Une telle définition laisse poindre la tension latente entre le projet d’élaboration d’une identité de marque compétitive pour un pays et l’identité nationale inhérente à ce dernier. C’est ce qu’illustre le cas de la « Marque France » qui, sous les diverses formes qu’elle revêt, altère l’idée nationale française, en tant que communauté de destin politique, par la création d’un récit économique et culturel ancré dans les promesses du modèle néolibéral.

Tout n’est pas marketing, mais le marketing s’intéresse à tout. Voilà ce qu’aurait pu écrire Machiavel s’il avait été notre contemporain. Telle est en tout cas la réalité du monde qui est le nôtre, où rien, ou presque, ne semble échapper à l’emprise du marketing. C’est celle d’un monde néolibéral, où la concurrence économique s’est imposée comme base des relations sociales, dans tous les domaines de la vie humaine. Un monde au cœur duquel l’individu moderne lui-même, devenu « sujet entrepreneurial »[1], autonome, rationnel et performant, cherche à se distinguer et à se vendre au sein d’un environnement hautement concurrentiel. Dans un tel univers, la marque s’impose de fait comme un véritable outil stratégique. Bien plus qu’un simple signe distinctif, elle s’illustre par sa capacité à produire et transmettre un ensemble d’éléments cognitifs, affectifs et conatifs. En somme, une marque a le pouvoir de créer de la valeur pour celui ou celle qui la revêt.

La marque territoriale permet de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.


À l’échelle territoriale, cette production de valeur ajoutée se matérialise en « surplus d’attractivité »[2]. Dans la compétition qui les oppose pour attirer investissements, touristes et « classes créatives », bon nombre de collectivités locales ont en effet compris que les caractéristiques matérielles et immatérielles de leur territoire, supposées ou avérées, pouvaient leur permettre de soigner leur réputation. Plus qu’une question de compétition, il s’agit davantage pour ces collectivités de s’inscrire dans une logique de différenciation. Par le biais de leur marque territoriale, elles développent ainsi des « avantages comparatifs », qui leur permettent de se distinguer des autres collectivités.

Logo, charte graphique, slogans, et création d’un univers imaginaire et sensoriel autour des atouts du territoire : la marque territoriale emprunte ce qui se fait de mieux en matière de stratégie marketing. Elle permet ainsi de modifier l’image et les représentations associées au territoire pour servir l’ambition d’attractivité et de compétitivité des collectivités et de leurs dirigeants.

La nation : une marque comme les autres ?

Autre échelle, mêmes principes. Bien conscients que l’image qu’ils projettent à l’international leur permet d’attirer des investissements et de promouvoir le tourisme, les gouvernements nationaux, notamment ceux d’Amérique latine, ont hâtivement pris le plis de l’injonction marketing à partir du début des années 1990.

La « marque nation » répond à deux impératifs. D’une part, elle permet l’élaboration d’une « identité compétitive », en vue de créer un « produit-pays » distinctif et désirable sur le marché mondial. D’autre part, elle renforce l’identité et le sentiment d’appartenance au sein même de la communauté nationale[3]. La marque nation est ainsi à la fois dirigée vers l’extérieur et l’intérieur des frontières nationales : en valorisant et promotionnant tout ou partie de l’identité nationale, elle garantit au pays d’acquérir une « réputation concurrentielle »[4] à l’étranger et renforce l’estime de soi et l’unité nationale.

La nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs.


Pour autant, par pur snobisme intellectuel ou par rejet sémantique, d’aucuns pourraient railler l’association de ces deux concepts, à première vue antinomiques. En effet, en tant que construit socio-historique, la nation aurait une nature supérieure, immuable et inaliénable, qui ne saurait être manipulée à des fins mercantiles. Précurseur des études autour du concept de marque nation, Wally Olins montre pourtant que la nation, tout comme la marque, se construit autour de valeurs fondatrices, qu’elle incarne et promeut en direction des membres qui la composent et de ceux qui lui sont extérieurs[5]. En étudiant le cas de la France, l’auteur démontre ainsi que la nation française s’est constamment réinventée, de manière sporadique et parfois même violente. D’une époque à une autre et dans un laps de temps parfois très bref, la France a toujours su « façonner et remodeler son identité nationale » pour « présenter une nouvelle version d’elle-même », projetant ainsi symboliquement les transformations de sa réalité socio-économique et politique. Cependant, il n’en demeure pas moins que le concept de marque nation va bien au-delà, notamment au travers de la mercantilisation des attributs de l’identité nationale qu’il induit. En acceptant un tel paradigme, la nation s’expose dès lors « à défendre son imaginaire comme un véritable capital »[6].

Identités et récits nationaux au service de la néolibéralisation mondialisée

L’avènement de marque nation n’est pas sans poser de questions sur la manière avec laquelle les logiques de marché tendent à redéfinir les identités et les récits nationaux. À l’inverse de projets nationalistes antérieurs, le recours à la marque nation lie le processus de construction nationale aux connaissances et au langage du monde du marketing et de la gestion. Les études en nation branding mettent ainsi en avant l’existence d’une tension entre l’élaboration d’une identité compétitive, et l’identité nationale qui prévaut, remodelée par le discours économique et culturel néolibéral.

Créativité, innovation, dépassement de soi et esprit entrepreneurial (on peut prendre l’exemple de l’individu érigé en ambassadeur de la marque) sont autant d’atouts mobilisés par la marque nation. Le sociologue Felix Lossio parle ainsi de « flexibilisation de l’identité collective » pour désigner l’édification d’une communauté nationale autour de valeurs néolibérales.

De nombreux éléments vont en ce sens. On peut prendre pour exemple l’importance accordée aux classements internationaux (Country Brand Index) qui tentent, par la métrie, d’objectiver l’attractivité des nations et de les mettre en compétition. Il en va de même pour la marchandisation des lieux, vendus et consommés comme de simples produits ou des « expériences sensorielles esthétisées »[7] (idée de « vivre » le pays). Notons que cette marchandisation s’accompagne d’une tendance à l’essentialisation des nations et de leur culture, à la fois par un principe d’association et de réduction des attributs de la nation, selon qu’ils soient considérés comme valorisables, ou non. La marque nation consacre également la participation d’acteurs privés dans la production et la validation des référents identitaires nationaux, et ce grâce à de nombreux partenariats publics-privés, nationaux voire internationaux, qui transfèrent une partie de la souveraineté nationale vers une « classe promotionnelle internationale »[8] d’experts du marketing et de la publicité. Enfin, la marque nation se distingue par sa performativité dans la mesure où le nouveau récit national qu’elle établit, très souvent anhistorique et dépolitisé, facilite l’adhésion des valeurs qu’elle érige par la communauté nationale. Communauté nationale dont la marque pays peut d’ailleurs tout à fait redéfinir les contours : selon que tel ou tel aspect socio-culturel est mis en avant ou délaissé dans la stratégie de marketing national, certains citoyens peuvent s’en retrouver exclus ou marginalisés.

La France à la recherche de son nouveau récit économique

Il est indéniable que la France jouit aujourd’hui encore d’une image de marque à l’international. Première destination touristique mondiale, elle est également le pays européen qui a recueilli le plus d’investissements étrangers en 2019. La France, à laquelle est associée une certaine idée de « grandeur », doit en partie son succès aux récits historiques et socio-culturels qui fondent son identité. Pays des droits de l’Homme, empreint de valeurs universelles et humanistes, la nation française s’est construite autour de l’héritage de la révolution et de la valorisation de son patrimoine historique. Son rayonnement est aussi indéniablement associé à la Ville Lumière, ainsi qu’à un ensemble d’attributs bien réels mais parfois fantasmés, tels que le luxe, la gastronomie ou encore l’art de vivre à la française.

« Une marque nation, à l’idéal, [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques. De tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde. »

Philippe Lentschener


Atout France, l’agence de développement touristique de la France, au nom évocateur, a procédé au début des années 2000 à un diagnostic de l’image de la France. Les conclusions retenues furent les suivantes : à défaut d’être un « pays de cocagne, havre de luxe et de volupté, […] où il fait bon vivre plutôt que de travailler », la France est également une nation « peu intéressée aux applications concrètes et mercantiles », « moins motivée et moins douée pour tout ce qui touche aux dures réalités de l’économie »[9].

Pénalisée par l’image d’un pays industriel en déclin, lâché dans la course à l’innovation technologique et paralysé par l’immobilisme d’une société réfractaire au changement, la France ne serait plus autant attractive et compétitive que par le passé. En quête d’un nouveau récit économique, à même de la placer à nouveau sur le devant de la scène internationale, la France s’est ainsi tournée à son tour vers le marketing national. Car, si « une marque nation, à l’idéal [est] la combinaison de ses récits historiques et sociaux, culturels, sportifs et économiques […] de tous, c’est le récit économique qui aujourd’hui vous met sur la carte du monde »[10], comme l’ont bien compris les tenants du nation branding à la française.

En ce sens, la « Marque France » s’est progressivement institutionnalisée, à l’image de la création de l’agence nationale Atout France, pourtant peu connue du grand public. D’autres succès, plus retentissants, s’inscrivent dans cette lignée : la création des marquages d’origine « Fabriqué en France » et du label « Origine France Garantie » en 2011, pour valoriser la production française, la reprise du concept de French Touch par l’entreprise Renault, emprunté à l’univers de la musique, pour vanter l’innovation et la créativité française, ou encore plus récemment le dépôt de la marque « Élysée – présidence de la République », en 2018. À ces dispositifs s’ajoutent encore divers efforts réalisés en termes de soft power, à l’image de l’organisation de compétitions sportives internationales, telles que l’Euro 2016 ou les JO de Paris 2024. Autant d’occasions rêvées pour la France d’offrir au reste du monde des expériences « à son image, innovante[s], rayonnante[s], créative[s], [et] inspirée[s] de l’art de vivre français »[11].

Le projet inachevé de création de la « Marque France »

Le quinquennat de François Hollande a failli être l’occasion pour la France de voir sa stratégie de marketing national enfin fondée sur une marque pays à part entière. En effet, à l’initiative du gouvernement, fut lancé en janvier 2013 la mission « Marque France ». Confiée entre autres au publicitaire Philippe Lentschener, cette dernière s’est vue fixée pour objectif d’identifier « le récit économique de la France » et les marges de manœuvre économiques et juridiques nécessaires à la création d’une marque nation française. Les préconisations de la mission « Marque France » ont fait l’objet d’un rapport public, remis au gouvernement en juin 2014. Cependant, faute d’un véritable portage politique et de dissensus entre les membres du gouvernement socialiste, elles ne furent jamais appliquées[12].

La « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur »

Pour autant, le projet de création de la « Marque France » cristallise les craintes suscitées par l’application du marketing à la nation. Le récit, tel que proposé par la mission « Marque France », met en exergue le « génie français », innovant et créatif, et « l’exception française », à l’art de vivre unique. Un tel développement, bien que relativement illusoire, n’est pas problématique en soi. Ce sont davantage les fins au service desquelles il se place qui interpellent. Ainsi, dans cette perspective, la « Marque France » se veut être un « multiplicateur de valeur », capable de « valoriser l’extraordinaire gisement d’actifs immatériels » de la France. Par un habile tour de passe-passe incantatoire, voici donc la nation française réduite en « actifs » à « valoriser ».

Pour parvenir à faire de ce nouveau récit économique une référence partagée par les Français et la promouvoir au-delà des frontières nationales, la mission « Marque France » souhaite entreprendre ce qui s’apparente à une véritable révolution culturelle. À titre d’exemples, elle préconise de « nourrir la jeunesse de ce récit », en adaptant les programmes scolaires, ou encore d’instaurer un « 14 juillet économique », pour célébrer de concert succès économiques et cohésion nationale. Dans la même veine, la mission suggère que la « Marque France » soit pilotée par une agence de gouvernance publique-privée. Elle recommande également de la doter d’outils d’évaluations et de l’intégrer à des classements internationaux, pour « piloter et mesurer » son efficacité, en interne comme en externe. Enfin, elle revendique de faire des « acteurs majeurs des domaines économiques, sociaux et culturels » et des Français de l’étranger les principaux ambassadeurs de l’image de la marque.

De la mercantilisation des attributs nationaux, à la construction d’un récit monolithique imperméable aux contradictions politiques et aux tensions sociales, en passant par l’exclusion de celles et ceux qui ne contribuent pas à la transformation économique du pays, ces « gens qui ne sont rien », le projet de création de la « Marque France » témoigne indéniablement des déboires et du danger de l’application du marketing à la nation. L’échec de sa mise en œuvre sous une forme réellement institutionnalisée ne signifie pas pour autant que le récit national français n’a pas été progressivement transformé sous l’influence du régime culturel néolibéral. À l’heure des débats sur le roman national, en témoigne le mythe fantasmé de la start-up nation, qui consacre une nation d’entrepreneurs, premiers de cordée d’un monde meilleur sur le point d’advenir.

Sources

[1] Clément Jérémie, « La fabrique des subjectivités en contexte néolibéral : la fiction de l’individu entrepreneur de lui-même face au sujet de la psychanalyse », Cahiers de psychologie clinique, 25 août 2020, n° 55, no 2, pp. 143‑163.

[2] Corbille Sophie, « Les marques territoriales. Objets précieux au cœur de l’économie de la renommée », Communication. Information médias théories pratiques, 13 décembre 2013, Vol. 32/2, doi:10.4000/communication.5014.

[3] Voir les travaux de Gisela Cánepa Koch et Felix Lossio Chavezsur la « marca país ».

[4] Lossio, Felix. La nación en tiempos especulativos o los imperativos culturales de las marcas país. En La nación celebrada: marca país y ciudadanías en disputa (pp. XXXX). Gisela Cánepa y Felix Lossio (eds.). Lima: Red de Ciencias Sociales.

[5] Olins, Wally. (2002). ‘Branding the Nation – The Historical Context’, The Journal of Brand Management, 9(4), pp. 241-248.

[6] « Quand les pays deviennent des marques — ilec », consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.ilec.asso.fr/article_revue_des_marques/5640

[7] Lossio Felix.

[8] Varga, S., 2013. The politics of nation branding. Collective identity and public sphere in a neoliberal state. Journal of Philosophy and Social Criticism, 39(8), pp. 825-845.

[9] Bonnal Françoise, « Comprendre et gérer la marque France », Revue francaise de gestion, 2011, N° 218-219, no 9, pp. 27 43.

[10] « Du «made in France» à la «marque France» », LE FIGARO, consulté le 28 février 2021, URL :  https://www.lefigaro.fr/vox/economie/2016/10/28/31007-20161028ARTFIG00388-du-made-in-france-a-la-marque-france.php.

[11] « Soutenons la candidature de Paris aux Jeux Olympiques 2024 ! – La France en Slovaquie », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://sk.ambafrance.org/Soutenons-la-candidature-de-Paris-aux-Jeux-Olympiques-2024.

[12] « La « marque France » victime de la guerre Ayrault-Montebourg – Challenges », consulté le 14 mars 2021, URL :  https://www.challenges.fr/economie/la-marque-france-victime-de-la-guerre-ayrault-montebourg_57951

Frédéric Farah : « La gestion libérale du Covid-19 est un parfait exemple de Fake State »

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

La gestion de la crise pandémique du Covid-19 rappelle une nouvelle fois que l’appareil d’État, depuis plus de quarante ans, a perdu sa vocation, à savoir organiser et défendre l’intérêt général et les services publics. Ceux qui sont au cœur de l’État ont fait en sorte de le priver de cette vocation. L’État est devenu un outil de gestion au service des intérêts particuliers. À l’occasion de la sortie de son livre Fake State, l’impuissance organisée de l’État en France, nous avons souhaité interroger Frédéric Farah sur les ressorts de cette défaite culturelle et sur les solutions à même de libérer l’État et la nation française de cette parenthèse. Entretien réalisé par Valentin Chevallier. Retranscrit par D. Meyniel, L. Plaza et S. Mounier.


LVSL – L’instauration de ce que vous appelez le « Fake State », ce phénomène qui est apparu au début des années 80, comment l’expliquez-vous ? Est-ce purement lié à l’introduction de la pensée économique de l’école de Chicago ?

Frédéric Farah – Je pense qu’il y a dans une famille, d’inspiration libérale, un récit construit dont il faut expliquer la genèse. D’un point de vue économique, entre la fin de la Seconde Guerre mondiale et le ralentissement des années 70, la France aurait progressivement rigidifié la vie économique et sociale avec toute une série de réglementations. Cette première idée est exprimée en 1960 dans le rapport Armand Rueff. Il propose un programme qui trouvera pour partie sa réalisation, ou sa promotion, à travers la commission Attali qui dénonce l’absence de concurrence, une rigidité sociale. Ces idées sont déjà là, avant Friedman, avant l’école de Chicago. On voit bien aussi dans les années 60 une sensibilisation, qui existait avant la guerre, à l’idée que l’État ne devrait pas être trop dépensier et qu’il faut se méfier du déficit. Cette pensée, un peu conservatrice, venait de l’idée, dominante du XIXe siècle jusqu’à la crise des années 30, que l’État doit gérer son budget en bon père de famille. Ensuite arrive le moment keynésien des années 30 et, après la Seconde Guerre mondiale, on laisse de côté cette idée du bon père de famille. Cependant, l’adhésion à la construction européenne dès les années 50 oblige l’État à couper dans certains budgets. C’est comme ça qu’il va, pour le financement de l’économie, favoriser la bancarisation de l’économie française en développant le secteur bancaire.

LVSL – Était-ce déjà une modification depuis un petit moment de la formation de nos élites ?

F.F. – Dans la nouvelle élite d’après-guerre, l’Inspection générale des finances (IGF) incarne une pensée assez conservatrice en matière économique et financière. On le voit bien à travers ce personnage qui déjà veut remettre un peu en cause ce dirigisme dès les années 60. C’est le jeune Valéry Giscard d’Estaing. Ce dernier est déjà l’incarnation, dès les années 66-67, de cette élite qui veut autre chose. Cela se manifeste dans le démantèlement progressif à partir des années 1960 de ce que l’on avait appelé le système du circuit du Trésor. L’État faisait en sorte de ne pas passer par les marchés financiers et de préférer toute une série de circuits administratifs pour faire en sorte, et c’est tous les travaux de Benjamin Lemoine, de montrer que l’État ne va pas être dépendant des marchés financiers, que l’État va avoir ses propres ressources pour éviter un raisonnement en termes d’aides publiques. On voit ainsi très bien que dès les années 60, l’idée qu’il faut remettre en cause ces circuits et revenir vers une logique plus marchandisée apparaît. Elle commence à se diffuser dans l’administration. Penser qu’il y avait une espèce de consensus keynésien dans les élites françaises d’après-guerre me paraît donc un peu imprudent à dire. Croire qu’il y a une espèce de keynésianisme comme en Grande-Bretagne qui se serait imposé de la même manière en France après la guerre, on ne peut pas le dire. Surtout que nous sommes dans l’après-guerre, à une époque que Pierre Rosanvallon a racontée dans son livre l’État en France, où l’État se fait modernisateur keynésien. Avec l’Insee créée en 1946, on crée le Plan, ainsi on se donne les outils pour agir mais sans forcément colorer ça. On fait du Keynes mais on ne le dit pas. Nous sommes dans un après-guerre où il faut repenser une élite discréditée du fait de la guerre, du fait de Vichy, etc.

LVSL – Ce changement s’opère également avec des idées venues de l’extérieur et qui infusent au sein de la société et de l’élite françaises ?

F.F. – Oui, arrive un autre temps qui vient des États-Unis où le keynésianisme commence à reculer dès 1963. La Nouvelle économie classique commence à se faire connaître et à être diffusée dans l’administration française, au début des années 70, pas avant. Puis, il y a aussi un événement politique très important : cette phase de 1968 à 1975 où la contestation sociale devient de plus en plus importante et inquiète toute une partie du patronat et des élites. C’est l’automne chaud en Italie en 1969, ce sont les grèves en 1968 en France, ce sont les contestations sociales en Allemagne, etc. On voit bien qu’il y a une inquiétude dans le patronat et les élites parce qu’après-guerre, on a vu de manière imparfaite l’arraisonnement du capitalisme par la démocratie, c’est à dire avec ce que Karl Polanyi a appelé un réencastrement. Il y a la volonté, d’après les travaux récents de Grégoire Chamayou, de contrôler sans passer forcément par la répression violente. Il ne s’agit pas simplement de séduire par ce que Luc Boltanski avait appelé la récupération de « la critique artiste ». Boltanski a dit : « Il y a deux types de critique au capitalisme, la critique sociale et la critique artiste », la seconde revendiquant plus d’autonomie, plus de reconnaissance individuelle… Il y a une autre façon de faire de la discipline : créer de la précarité. Cela signifie déstabiliser les conditions non seulement de travail mais du travail, c’est-à-dire du type de contrat. Ce rôle disciplinaire par rapport aux conditions salariales, c’est l’Europe, la Commission européenne qui va le jouer.

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

LVSL – Quel rôle la gauche joue-t-elle dans le développement de ces idées ?

F.F. – À la fin des années 60, la deuxième gauche insiste beaucoup sur la dénonciation du tout politique. La décennie 70, qu’on a appelé la décennie antitotalitaire, a dénoncé ce qui se passait en URSS, etc. Au-delà de cette critique tout à fait fondée, il y a eu un manque légitime progressif de l’idée du tout est politique – et derrière de l’idée de l’État, de son action, de son volontarisme, etc. À cela s’ajoute un terreau anthropologique culturel qui favorise un certain libéralisme. C’est l’affirmation dans la société française après la Seconde Guerre mondiale d’une grande poussée d’individualisme. C’est la Sécurité sociale qui a permis cette affirmation de soi. En nous libérant de la nécessité – le malade est protégé, le vieux touche une retraite, etc. – la sécurité sociale a permis de se préoccuper de soi-même. Il y a donc une affirmation de l’individu, ce qui est un terreau très favorable pour le libéralisme. En effet, celui-ci met en avant le fait de libérer l’initiative individuelle, que l’individu ne soit pas parrainé par un État, etc. Comme vous avez au même moment la dénonciation du politique, du collectif, etc., le libéralisme ne va pas simplement trouver dans des idées économiques de quoi prospérer, il va trouver dans un nouveau terreau culturel de quoi être promu. Tout ce qu’on voit dans les années 80 est formidablement analysé par Alain Ehrenberg dans ses livres Le culte de la performance, La fatigue d’être soi : l’idée de l’individu performant, fort, avec ce symbole de l’individualisme conquérant qu’a été Bernard Tapie, l’entrepreneur qui réussit, individuellement. En face, la figure de l’individualisme souffrant qui apparaît dans les années 90, c’est le SDF.

LVSL : Quel résultat produisent ces idées ?

F.F. – Tous ces éléments, se coagulant petit à petit, créent, par petites touches, un paysage qui va rendre possible la remise en cause d’un État qui serait jugé trop présent, trop puissant, omnipotent, inefficace. Ce sont toutes les critiques de Michel Crozier sur la bureaucratie, ce sont toutes ces choses-là qui irriguent alors. Ce ne sont pas des gens qui se réunissent le soir pour comploter. C’est un contexte, un imaginaire qui change sans concertation ni coordination. J’ai voulu montrer dans mon livre comment dès les années 70, dans des directions clefs du Trésor, de la prévision, etc., des individus arrivent progressivement avec un corpus d’idées et de réflexions dans la manière de conduire les finances publiques et l’économie. Ils sont déjà différents d’une génération qui, elle, a connu la guerre. Les hommes qui prennent en charge le Plan après la Seconde Guerre mondiale sont des gens qui ont connu la crise des années 30, la guerre, qui ont résisté. Certains ont même été torturés. Pour ces nouvelles générations qui prennent les commandes, la guerre ne devient progressivement plus qu’un artifice qui a sa place dans les livres. Ils étaient encore des bébés ou des jeunes enfants pendant la Seconde Guerre mondiale. Ils ont peut-être connu des privations mais n’ont pas fait la guerre. Progressivement, le changement générationnel entraîne un éloignement du modèle bâti en 1945. Il y avait par exemple une sensibilité à l’égalité après la Seconde Guerre mondiale par la volonté d’en finir avec des idéologies racialistes fondées sur l’inégalité et qui voulaient la légitimer. Après-guerre, les élites rappellent qu’il n’y a pas de paix sans justice sociale et ils reviennent sur l’idée de l’égalité. Puis tout cela s’éloigne, et n’est plus qu’une affaire de livres ou de passé. Cela devient moins présent à l’esprit et le paysage change progressivement pour proposer autre chose.

LVSL – La construction européenne devient un élément central chez les nouvelles élites ?

F.F. – N’oublions jamais qu’après la guerre, l’État social et la construction européenne sont les deux piliers chez les élites pour que les années 30 et les horreurs ne reviennent pas. La construction européenne a été pensée évidemment comme un rempart contre la crise des années 30 mais elle est aussi, dès le départ, bâtie avec une idéologie non redistributive, non keynésienne, non socialiste. N’oublions pas que le moteur principal de la construction européenne ce n’est pas la paix, c’est l’anticommunisme. La construction européenne a ainsi avancé parce que nous avions un ennemi : l’URSS. Dans son livre La mélancolie démocratique, publié en 1990, Pascal Bruckner écrivait : « L’URSS nous a fait le pire coup, elle nous a privés d’un ennemi ». N’oublions pas non plus que le marché unique, c’est l’enfant de la crise des euromissiles de la fin des années 70. Quand Mitterrand voit que nous nous éloignons du camp atlantique et que des pacifiques se trouvent chez les Allemands à l’Est, il dit à Jacques Delors, alors à la tête de la Commission européenne, qu’il faut trouver un nouveau projet, quelque chose qui rapproche. Il faut de fait articuler la crise des euromissiles et le discours de Bundestag de 1983 avec les propositions de Delors pour le marché unique. Il faut bien voir que dès le départ le ver est dans le fruit. Le compromis des années 50, qui voit le Traité de Rome établir en 1957 que les services publics sont à la fois un monopole d’État et une délégation de service public, éclate dans les années 90. Ensuite, arrivent les événements qui vont construire la légitimation de cette chose d’inspiration libérale. Il y a tout d’abord cette chose étrange qu’on a appelé la crise des années 70. La crise des années 30 a fini avec la Seconde Guerre mondiale mais quand finit celle des années 70 ? À l’époque, les gouvernements pensent que c’est un simple trou d’air et ils continuent à mener une politique à-peu-près identique qu’auparavant. Quand Giscard d’Estaing est élu, Jacques Chirac fait une relance économique de 1974 à 1976 puis il laisse la place à Raymond Barre qui, lui, applique la rigueur. Les libéraux se saisissent de cette crise pour essayer de montrer que le keynésianisme ne marche pas, que l’État est trop présent. C’est « l’occasion qui fait le larron ». Ainsi, le discours libéral se saisit de ces occasions pour dire que la mécanique keynésienne ne marche plus, que les interventions de l’État génèrent de l’inflation et de la dette. Raymond Barre, à son arrivée en 1976 explique qu’il faut en finir avec cette plaisanterie en menant une politique de la rigueur tout en libéralisant le marché. Il crée en 1979 le CDD. Raymond Barre est un élève d’Armand Rueff, ne l’oublions pas, c’est la même filiation intellectuelle. Qu’on ne s’y méprenne pas, je suis la dernière personne au monde qui puisse être complotiste. A contrario, ce qui m’intéresse c’est de faire des généalogies, des archéologies…

LVSL – Oui, vous faites une sorte de cartographie à même de déjouer les théories complotistes dans votre livre.

F.F. –  C’est simplement par quoi on est éduqué, quels sont les idées qui nous habitent… Raymond Barre amène le CDD et c’est ça la force des choses : quand quelque chose s’inscrit dans le paysage on a l’impression qu’il toujours été là. Le CDD a quarante ans ni plus ni moins. Il ne faudrait pas parler du tournant de la rigueur dès 1983. Il faudrait dire qu’il y a eu une première inflexion, un premier tous de vis en 1976 et une deuxième qui arrive ensuite et où on veut renouer avec les vieilles doctrines du type : « Il faut être en équilibre… Il faut éviter un excès des dettes… » Ces propos sont tenus vingt ans avant le traité de Maastricht. Au départ on dit qu’il faut soutenir la croissance. Ensuite, le G5 se réunit à Tokyo et dit qu’il faut maintenant combattre l’inflation. Combattre l’inflation ce n’est pas juste un jeu, une virgule : c’est agir sur le cœur de l’activité économique c’est à dire sur la répartition. Quand il y a un peu d’inflation, le pouvoir est entre les mains du débiteur. De fait quand vous payez un peu de dettes ça lisse votre crédit, donc quand il y a un peu d’inflation ça lisse le crédit. Et quand on combat l’inflation on transfère la richesse du débiteur vers le créancier. En suivant, dès les années 70, dans les administrations françaises, on voit déjà à l’œuvre ces pensées économiques dont je parlais, qui se diffusent. Mais à cette époque, Bercy n’a pas la puissance qu’il a aujourd’hui. Ce qui est intéressant avec la montée de cette espèce de libéralisme, c’est la montée des entités financières comme le Trésor, les directions financières européennes. Là sont les lieux de pouvoir. Puis un autre événement accélère la diffusion de ces idées, c’est la victoire de Thatcher sur les mineurs. C’est un facteur psychologique quand on connaît la puissance des mineurs anglais, le syndicalisme en Europe n’a pas encore commencé sa décennie noire, quand les effectifs s’effondrent vers la fin des années 80, quand les bastions historiques disparaissent. N’oublions pas que les trois grandes figures héroïques de l’ouvriérisme en France étaient le métallo, le cheminot et le mineur. Le mineur disparaît, le métallo progressivement aussi et le cheminot est mutilé. Une partie du haut-patronat se dit que c’est le moment de ce que j’appellerais la Reconquista. En 1983 le CNPF, l’ancêtre du MEDEF, dit « 83, l’année de la flexibilité ».

LVSL – Revenons-en aux socialistes. L’arrivée au pouvoir en 1981 de Mitterrand aurait dû stopper cette inflexion libérale dont vous faites mention.

F.F. – Au cours de cette décennie 1970, la dénonciation de l’État, de son omniprésence, se développe avec cette deuxième gauche qui a toujours reproché à la première d’être jacobine, avec cette gauche autogestionnaire qui progressivement se grippe au fil du temps. L’époque est davantage à l’émancipation, à l’affirmation individuelle, à la contestation de l’État, à la remise en cause du dirigisme. L’idée d’un État qui intervient, ça respire la Quatrième République, ça sent la vieillerie… On a fait un mauvais procès à la Quatrième République mais tout de même, elle a amorcé la construction européenne, elle a réalisé la reconstruction. Après, elle s’est engluée dans deux guerres coloniales mais cette IVe République est la « mal-aimée » comme disait Georgette Elgey. Pourtant son bilan économique et social n’est pas mauvais. Lorsque les socialistes arrivent en 1981, ils sont issus d’un parti (NDLR : le Parti socialiste) qui n’a jamais été ouvriériste, parti qui n’a jamais été un parti de masse. C’est un parti qui était composé des nouvelles classes moyennes issues des Trente glorieuses : les profs, les infirmiers-infirmières, les catégories B de la fonction publique, une partie des catégories A. Le PS n’a jamais été un parti de masse ouvrière. En plus, son fond marxisant était plus du décor que réel. Il y en a certains au PS toutefois qui connaissaient Marx comme Jean-Pierre Chevènement. Le PS a permis à Mitterrand de gagner à Épinay et ce dernier était heureux au congrès de Metz de 1979 de battre Michel Rocard. Mais hormis ce fait, qu’a-t-il pesé ?

Quand les socialistes arrivent au pouvoir, ils arrivent à l’intérieur du pouvoir. Les élites du Parti socialiste avaient déjà fait la bascule vers autre chose comme une partie de l’administration financière avait déjà fait la bascule quelques années auparavant. Et il y avait la façade de Mitterrand dont les mots qui le caractérisent le mieux sont trouble, ambiguïté, conviction mal établie, fuyant… Mitterrand c’est le clair-obscur permanent, il fait du bien parce qu’il est romanesque. Dans les starting-blocks de 1981, il y a déjà une option qui sent le passé, mais qui ne le sait pas, c’est l’option Chevènement qui, pour faire vite, incarne le dirigisme à la française, la planification, la politique industrielle, l’État qui doit utiliser tous ses outils, dont la dévaluation du franc. Le signe que ce camp avait déjà perdu, c’est qu’au moment-même où ils rentrent à l’Élysée, ils devaient dévaluer le franc mais ils ne le font pas alors que c’était à ce moment-là qu’il fallait le faire. Il y avait la deuxième ligne, rocardo-delorienne, qui, elle, voulait liquider ce fond marxisant, dirigiste et qui va se saisir de l’Europe et de ses directions libérales pour s’y engouffrer et proposer sa ligne. C’est celle-ci qui va l’emporter mais au départ on croit naïvement que c’est la première qui va gagner. Pourquoi ? Il faut toujours se décentrer : j’ai lu beaucoup de travaux de Barba et de Pivetti, des italiens non traduits en français, dont Scomparsa della sinistra, c’est à dire la disparition de la gauche en Europe. Cela m’a frappé moi-même quand j’ai lu Barba qui disait : « Est-ce que nous sommes à l’époque de la mondialisation au début des années 80 ? ». La réponse est non. Et pourtant la banque centrale est encore à nos ordres, on dispose du franc, on contrôle encore les prix, on nationalise une partie de notre économie, on détient la majorité du secteur bancaire, etc. Et cela se finit en pantalonnade en 1983…

Les capitaux ne s’enfuient pas à la vitesse de la lumière comme aujourd’hui. Maastricht n’existe pas encore. La désinflation compétitive en 1983 est une fabrication de la haute administration française. Il n’y a même pas une coloration, une revendication théorique à Friedman, rien de tel. C’est l’administration qui invente cela. C’est l’État qui lance un programme de privatisation, ce n’est pas le marché. On a créé un complexe où tous ces éléments vont être favorables à la bascule. Ensuite il y a eu le prétexte de la contrainte extérieure, tant mise en avant dans les années 80 et qui porte le nom aujourd’hui de mondialisation. C’est l’instrument de la discipline parce que cela va modérer les revendications salariales et la désinflation compétitive. Cela va raboter le pouvoir de négociation des salariés. Le chômage va servir de chantage pour la modération salariale. Cela ne veut pas dire pour autant que l’État ne peut pas être l’État providence ou que l’État providence disparaît. Au contraire, il doit anesthésier les effets palpables donc il serait fou de se retirer. Mais lorsque vous observez que l’imposition de la dernière tranche des revenus est autrement plus élevée, autour de 56/60 au début des années 80, contre environ 40 aujourd’hui, vous comprenez que le problème n’est pas l’explosion de la dépense publique. C’est l’effondrement des recettes. À partir de la fin de la décennie 1990, la dépense publique est de plus en plus contenue.

Ce n’est pas que le PS ne résiste pas, de l’intérieur il est déjà acquis à autre chose. Qui favorise la libéralisation des capitaux ? Les socialistes… Après, il était nécessaire de légitimer un discours parfois théorique scientifique en mobilisant la science économique, en mobilisant toute une presse mainstream pour dire que les socialistes ont enfin grandi, qu’ils se sont rendus au réalisme. C’est ce que Rocard commentait en disant « on a enfin une culture du gouvernement ». Il s’agissait de mettre dans tous les manuels d’économie de générations entières d’étudiants que le mal dans le monde c’est la relance Mauroy 81/82. Le truc qu’il ne fallait pas faire, c’est l’archaïsme socialiste, c’est le vieux keynésianisme. Pourtant, au vu de la situation de l’époque, la relance est une bonne réponse mais les partenaires ont joué non-coopératifs car ils faisaient de la rigueur à côté. Cela a légitimé l’idée que la nationalisation, le contrôle des capitaux, le contrôle des prix, tous ces éléments étaient des vieilleries avec lesquelles il fallait en finir. Donc en fait tous ces éléments ont créé, sans aucune coordination ou concertation, un climat, un contexte, un espace favorable à la promotion d’idées d’inspiration libérale, qui regardent la nation comme une entreprise. Ce moment de la modernisation est consacré par les nouvelles élites incarnées cette fois-ci non plus par Valéry Giscard d’Estaing qui était déjà quarantenaire, bientôt cinquantenaire, mais par le jeune Laurent Fabius.

Ainsi, en rappelant que cela se fait sans coordination ni concertation, la dénonciation du politique, le nouveau terreau culturel, tout cela favorise l’affirmation de quelque chose qui va prendre sa force dans ce qu’on va appeler les années 1980, les années fric, où les socialistes sont appelés le « gang des R25 ». Ensuite on a essayé de raconter une belle histoire, quand les privatisations sont arrivées. On a mobilisé Catherine Deneuve pour qu’elle nous fasse des jolis slogans avec de la pub pour Suez. Il fallait rendre ça glamour et dire que c’était ça la modernité. On ne se rendait pas compte alors qu’on payerait le prix, quarante ans après, de la désindustrialisation, de ces influences politiques pour avoir une série de sortes de crises en tant que telles… Ainsi ce sont tous ces éléments qui rendent possible l’affirmation de nouvelles élites, le changement culturel, toutes ces choses-là qui vont rendre possible une autre orientation. Je pense qu’observer les choses par le seul prisme économique fait manquer plusieurs paramètres. Il faut mobiliser plusieurs choses pour voir ce qu’implique ce nouveau paradigme.

LVSL – Concernant l’introduction des règles de la concurrence, la destruction de l’article 9 du Préambule de 1946, l’École de la régulation avec la privatisation progressive d’entreprises d’utilité publique, etc. Quel rôle a eu l’Union européenne par rapport à ce travail déjà fait en interne ? On laisse souvent entendre que tous les maux viennent de l’Union mais comme vous le dites bien les élites néolibérales de l’État ont déjà fait tout un travail au préalable. Est-ce qu’il y a une possibilité d’inversement de tendance ou par résignation le cadre établi empêche toute forme d’alternative ?

F.F. – L’Union européenne est à l’image de ce qui se passe dans les années 1980. Sa tendance originelle non keynésienne et non redistributive s’approfondit dans les années 1980, du fait de l’effondrement du contre-modèle soviétique et parce que les États ont accepté que l’Union européenne prenne cette forme. Les États ont voulu le marché unique. Maastricht a été signé et ratifié. Nous avons créé un cadre qui a figé de manière durable un rapport de force favorable au capital contre le travail. Conséquence de ces décisions, les Européens n’arrivent plus à se penser comme des partenaires mais comme des concurrents. Il y a une compétition qui est pire entre Européens qu’entre les Européens et le reste du monde.

Deuxièmement, la cécité de la gauche sur l’euro m’exaspère. L’euro est une arme de destruction massive des droits des salariés. Il ne doit jamais être détaché des traités qui l’accompagnent comme le Pacte de stabilité de croissance. Ces traités impliquent des réformes structurelles du droit du travail et de la protection sociale, c’est-à-dire des réformes des dépenses publiques – qui sont essentiellement des dépenses sociales. Alors que ces dépenses publiques et sociales sont les moyens de ceux qui n’ont rien, l’euro – par son obsession de la stabilité des prix et de la libre circulation des capitaux – s’assure de toujours donner un coup d’avance au capital sur le travail. Cette monnaie n’a pas vocation à stimuler l’emploi ou à protéger les droits des travailleurs. En Italie et en Grèce, les réformes qui ont accompagné la mise en place de l’euro concernent les retraites, la protection sociale, les droits sociaux… En outre, nous avons créé une monnaie privée, alors que la monnaie est un bien social, un bien politique en tant que tel. Que la gauche ait pu penser que l’euro n’était qu’un vulgaire instrument qu’on pouvait mettre au service d’un projet social est gravissime.

Même si les dépenses publiques et sociales restent importantes, la mutation de l’orientation des politiques de protection sociale est vraiment problématique. Nous avons vu les conséquences des projets de privatisation de La Poste et de France Télécom, et de la gestion de l’hôpital public comme d’une entreprise. Dans le cadre actuel – avec ces règles européennes, cette banque centrale européenne et ces réformes structurelles comme réduction du périmètre de la protection sociale – il est difficile d’imaginer comment faire des politiques économiques différentes. La consolation est de dire : « Le social est suffisamment fort pour amortir » et que l’on va faire de la formation. La formation est toujours présentée à la solution à tout, dans un cadre ultra contraint, alors qu’en réalité, elle ne règle les problèmes qu’à la marge.

On se retrouve avec la même situation pour le plan de relance Castex de 100 milliards d’euros. Vous ne pouvez pas envisager un plan de plus en plus fort car l’outil monétaire pour créer la monnaie qui va avec n’existe pas. Même Bruno Le Maire a avoué le Fake State ! Il dit : « Si je vais voir les emprunteurs, les financiers et que je leur dis que je ne les rembourse pas, ils ne voudront jamais me prêter ». Dans l’actuel cadre européen, si l’on ne change pas, on ne peut pas faire autre chose que ce qu’ont fait Hollande et Sarkozy, c’est à dire des exonérations de cotisations sociales, fiscalisation de la protection sociale et ainsi de suite… On nourrit l’impuissance.

Pablo Porlan pour Le Vent Se Lève ©

LVSL – Il y a un point généralement peu abordé concernant le démantèlement de l’État. Les étapes de la décentralisation en France suivent la logique des étapes européennes en matière de décentralisation, soit d’un renforcement des collectivités territoriales. On parle aujourd’hui de différenciation avec le projet de loi 3D. Selon vous, et en rapport avec ce que vous disiez sur les services publics et l’intérêt général, est-ce que ce semblant de proximité des territoires (sic) avec les citoyens peut renforcer/accélérer la destruction de l’État au profit de logiques concurrentielles dans les territoires ou est-ce une fausse piste ?

F.F. – De mon avis, la construction européenne d’après-guerre s’est fondée sur une erreur, qui a été l’antinationisme, c’est-à-dire l’idée selon laquelle la Nation est égale à la guerre. Elle a cru que l’hitlérisme était un nationalisme alors que l’hitlérisme était un racialisme. Bien sûr que la nation peut conduire au nationalisme, mais au nom de la Nation on peut défendre une forme de patriotisme. La construction européenne s’est plutôt tournée vers le régionalisme, vers « les Grandes Régions ». Une manière de subvertir les nations assimilées à la guerre a été d’imaginer progressivement la possibilité de regroupements régionaux. Ces dernières années, des fusions et des regroupements de communes ont été présentées comme étant « la modernité ». Or, à l’époque où il existait 36 600 communes – ce qui n’est plus le cas – la plupart étaient de petite taille, il y avait une proximité réelle entre le maire et les habitants. Le maire était un inconnu sans étiquette politique. On pouvait lui parler. C’était un médecin, un instituteur, ce n’était pas un professionnel de la politique. Or, en fusionnant, on s’est éloignés les uns des autres au nom d’une certaine « modernité » et de la « proximité ».

D’autre part, comme s’est développé une idéologie concurrentielle de plus en plus forte, cela a modifié la nature de la première et de la deuxième DATAR. La première est celle habitée par l’ouvrage de Gravier Paris et le désert français. L’obsession à l’époque est l’égalité entre les territoires, réduire les écarts entre les régions, avec l’élément clef de la République : le département providence. N’oublions pas que la fonction première du train est l’aménagement du territoire, avec le plan de 1879 qui était de mettre dans chaque préfecture une gare. C’est l’esprit de la première DATAR. La deuxième DATAR dans les années 1990-2000 est tiraillée entre la logique d’attractivité et la logique d’égalité. Or comment maintenir l’égalité quand il faut favoriser le concurrentiel, être attractif et attirer des investissements ?

Aujourd’hui, et c’était déjà à l’œuvre en 1982, avec le délitement et la désertion des services publics de l’État, on recrée un niveau régional/local. Derrière cette décentralisation se cache un risque de mettre fin au keynésianisme territorial entre les différentes régions. Cette logique de plus en plus concurrentielle aboutira à des régions dynamiques tandis que d’autres se retrouveront à la traîne, avec des services publics et des moyens de l’État qui vont se déliter progressivement.

Je crois que c’est aussi une source d’inquiétude au moment même où la Nation civique et républicaine française traverse une période de troubles considérable. Même si elle n’a jamais été idéale, les principes qui l’ont guidée – une Nation ouverte, contractuelle, qui a le souci d’égalité, et qui ne reconnaît qu’une seule communauté, la communauté nationale au travers du lien politique – sont en plein affaissement.

Cela fait ressortir toutes sortes de revendications féodalistes. Je ne ferai pas de parallèles imprudents mais je viens du Liban. Bien sûr que les histoires sont différentes et ne se comparent pas, mais dans ce pays l’on n’a jamais réussi à former une conscience nationale. C’est un pouvoir de partis, de milices, qui distribuent des services contre la vie politique, sociale de ce pays. Aujourd’hui les citoyens appellent à un véritable État impartial, soucieux de l’intérêt général, qui ne soit pas un État confessionnel se mettant au service d’intérêts privés. Cette histoire libanaise est très différente, mais elle doit rester dans notre esprit pour nous dire de faire attention à la disparition de l’élite soucieuse de l’intérêt général et à la féodalisation. Il faut bien le garder à l’esprit.

LVSL – Il semble que malgré tout, après la crise de 2008, il y a eu dans les consciences une forme de victoire du vocabulaire propre au « Fake state » sur la dette, les rigueurs, les réformes structurelles et à ce qu’il véhicule chez bon nombre de concitoyens. Vous dites rapidement que parmi les solutions il faut recréer une forme d’hégémonie, regagner une influence culturelle et politique, mais plus concrètement comment cela se diffuse ? Est-ce qu’il faut faire comme dans les années 1960/1970, à savoir recréer des éléments permettant de mettre fin à cette parenthèse ?

F.F. – C’est une source d’inquiétude énorme. Il y a de la contestation, les gens sont préoccupés, mais comment faire coaguler tout cela ? Comment faire en sorte que ces préoccupations se rejoignent pour clôturer ce cycle d’inspiration libérale ? La vraie victoire doit être intellectuelle et culturelle, c’est-à-dire essayer à la fois de former les gens autrement, et en même temps développer d’autres récits que ceux que l’on entend depuis 40 ans. Comment faire pour que tout cela opère comme d’autres idées ont opéré dans les années 1960/1970 ? J’avoue être très inquiet car nous vivons dans une époque où il y a d’autres tentations qui compliquent cela.

Ce que j’aime dans le travail du Vent Se Lève c’est qu’il y a un mouvement de sérieux intellectuel, de réflexion, de construction, de prendre les choses à bras le corps. Mais je vois parfois s’affirmer dans l’espace public, et cela m’inquiète, des courants apocalyptiques qui attendent l’effondrement et qui reçoivent de plus en plus d’audience. Il y a des versions mal pensées de la décroissance, de l’écologie qui prennent de plus en plus de place dans le monde médiatique.

Une voie construite et raisonnable ne pourrait-elle pas exister ? Comment trouver les voies du changement ? Cela fait depuis 2008 et la crise sanitaire renforce cet état d’esprit, que nous ne voulons plus de ce moment libéral. Plus on avance, même vers le mur libéral dans lequel on vit, plus j’ai peur qu’il n’y ait pas des hommes et des femmes qui aient les outils et la réflexion nécessaires pour faire ce à quoi j’appelle de mes vœux : repenser l’État, la formation dans les grandes écoles, resocialiser l’économie, limiter la circulation des capitaux, etc. On ne pense même plus à réfléchir à la nationalisation… Je suis inquiet de la disparation d’un cadre commun de pensée. Je ne dis pas qu’il faut restaurer le passé, mais on a tellement intégré le monde dans lequel on vit que je ne vois pas comment sortir de l’hégémonie actuelle. Quarante ans c’est très court dans l’histoire de l’humanité, mais à hauteur d’homme ou de femme, c’est énorme.

On a créé Sciences Po en 1871 après la guerre contre la Prusse. On a créé l’ENA au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. S’il n’y a pas une réforme de ce genre, nous n’y arriverons pas. Quand je vois la réforme de l’université, les réformes Blanquer à l’école, je suis très inquiet parce que ce sont des machines à tuer les imaginaires, à tuer la réflexion et au contraire à perpétuer le même système. Je ne sais pas si ceux qui sont aujourd’hui lycéens et jeunes étudiants auront les cadres intellectuels à penser. Ce livre est justement le témoignage de ma propre impuissance dans un ouvrage qui dénonce l’impuissance. Je reste attaché à l’humanisme.

LVSL – Enfin, est-ce volontaire et est-ce qu’il y a une logique derrière votre utilisation du « Fake State » qui est un anglicisme ? L’emploi du « Fake State » est à dessein ou cela sonnait-il juste bien ?

F.F. – J’ai choisi ce terme parce qu’il sonnait bien avec les expressions actuelles de « fake news », et parce que j’ai voulu aussi subvertir à la fois par la dérision, et en même temps en construisant un concept, cette langue néomanagériale qui nous habite. J’ai voulu subvertir cette langue insupportable. J’ai ramené l’État-Nation à l’image de ce qu’il est aujourd’hui, un truc bidon. Et comme aujourd’hui on pense qu’on lui donne de la qualité en le mettant en anglais je me suis dit que j’allais dénoncer cet État. C’est un État fake, et cela leur va bien à ces gens-là. Au-delà même du « ça sonne bien », choisir le nom de Fake State était une manière d’exprimer mon dégoût. L’État comme il fonctionne actuellement me dégoûte.

Fake State, de Frédéric Farah, aux éditions H&O, 2020 – 17€

Le grand procès économique et politique de l’après-Covid19

Allégorie de la Justice.

Après plus d’un mois de confinement, un nombre croissant de voix se font entendre qui exigent un retour le plus rapide possible au vieux monde, celui du monde mondialisé, de la croissance comme horizon de vie et de l’effacement des frontières. Les arguments sont toujours les mêmes : on affecte, d’abord, une empathie envers ceux que la dépression de l’économie frappe durement, sans oublier les familles du peuple en souffrance dans leur enfermement, pour ensuite faire remarquer qu’il serait « irrationnel » de céder à une « psychose » qui s’est développée à partir de 100 000 à 200 000 morts seulement, pourcentage infime de la population mondiale. La conclusion s’impose : assumons de faire jouer à plein l’immunité de groupe, et que les affaires reprennent au plus vite pour le plus grand bonheur du plus grand nombre possible. Par Jérôme Maucourant, maître de conférences en économie à l’Université Jean-Monnet de Saint-Étienne.


La psychiatrisation des adversaires rappelle certes de bien mauvais souvenirs : l’esprit du totalitarisme à l’ancienne reprend du service, paré des beaux atours de l’utile, du rationnel et du nécessaire. Il s’agira donc de remettre à sa place ce point de vue instillé de plus en plus efficacement par les intérêts établis et leurs serviteurs. Mais, démonter ces raisonnements fallacieux n’est pas suffisant. Il convient aussi de réfléchir aux conditions politiques d’un monde réellement nouveau qui est attendu par beaucoup : seule une bonne politique pourra réparer les mauvaises qui nous accablent depuis des décennies. Enfin, la meilleur des politiques ne pourra rien si elle néglige l’économie, c’est-à-dire les contraintes matérielles permettant la perpétuation de la société. Là encore, contre les idées dominantes qui préparent le retour au statu quo ante, il apparaîtra que la mondialisation n’exprime aucune nécessité propre à quelconque loi économique et cette crise sanitaire oblige à repenser le sens même du mot économie.

On aura reconnu derrière le masque compatissant décrit plus haut, l’argumentaire utilitariste des milieux économiques et d’un certain nombre de politiques, serviteurs zélés de ce milieu. On comprend leur dépit. Que sert maintenant d’avoir financé l’idéologie de la mondialisation et tous ces économistes à gage ? D’avoir tant œuvré à briser les organisations du monde du travail en lui substituant les luttes racialistes et en promouvant des demi-intellectuels vecteurs de haine ? D’avoir organisé ce dérèglement du monde, certes profitable, mais menacés à ce jour du retour du refoulé ? Voici de retour ces archaïsmes peu favorables au business as usual : protectionnisme économique et social et mise en valeur de ces gens dont l’actuel président (de l’ancienne république de France) nous assurait, pourtant, qu’ils n’étaient rien. Horresco referens. Et Quatremer, Le Boucher, ainsi que toute la petite armée des intérêts établis, de crier : immunité collective !

Pourtant, ces biologistes d’un jour, ces Lyssenko du capital global, ne savent rien. Les véritables savants, en effet, sont partagés quant à la nature et la portée de l’immunité que suscite ce virus. Même les taux que l’on avance pour assurer telle ou telle thèse sont sujet à caution car les bases fiables d’une évaluation manquent encore. On se dispute même, à la mi-avril, quant aux modalités de la transmission … sans compter l’ampleur de la variabilité de ce virus. Nous éprouvons la dureté d’une incertitude radicale. Dans ces conditions, seule l’aptitude de notre organisation sociale à traiter l’épidémie doit être prise en considération. L’exemple des Britanniques est intéressant : d’abord englués dans leurs a priori utilitaristes conduisant au glorieux sacrifice d’un petite minorité (vieillie, « improductive »), ils reculèrent devant le bilan du demi-million de victimes qui se dessinait et l’effondrement du système sanitaire.

À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé Qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Il est d’ailleurs curieux que les avocats de la reprise la plus rapide possible des activités économiques fassent comme si le confinement décrié n’était justement pas ce qui a empêché une tragédie. Que les paralogismes de ces mauvais journalistes et vrais idéologues aient pu circuler à l’envie en dit long sur notre dérive collective. Le grotesque de cette mauvaise foi et le scandaleux de ces mercenaires du productivisme peuvent toutefois contribuer à faire sortir notre raison du sommeil et nous conduire à mettre leur vieux monde en procès, ce vieux monde qui ne peut plus raisonnablement faire face à la réalité. Car le réel est ce qui fait retour, ce qui ne peut plus être ajourné en fonction de nos fantaisies. À l’épreuve du réel, la mondialisation a révélé qu’elle n’était que la globalisation de l’immonde.

Voilà les faits : quarante ans de politiques visant à soumettre la France à la logique de la mondialisation l’ont désarmé au niveau industriel et sanitaire. La Corée du Sud, exemple de « nouveau pays industriel », il y a quarante ans, fait en terme de production de masques, de respirateurs, tests, etc. des choses que nous sommes incapables de faire maintenant. Livrés aux sirènes du mondialisme économique, nous avons abandonné ou négligé les productions et services indispensables à la simple reproduction matérielle de notre société. Il n’y a pas manqué de rapports ou d’alertes sur notre vulnérabilité, mais prendre au sérieux cet état de chose aurait été trop coûteux du point de l’élite dirigeante.

C’est la raison d’être du premier procès de ce vieux monde : l’échec de quatre décennies d’une politique adoptée au moment de la célèbre « pause » de Jacques Delors durant l’été 1982, dont la finalité fut la fuite en avant dans la désintégration européenne, véritable laboratoire de la mondialisation. Ce procès intellectuel doit s’accompagner d’un procès politique : on pense à Pasolini1 mettant la démocratie chrétienne en procès pour une série de fautes et de crimes qui, à bien les considérer, n’ont pas la même ampleur que le désastre actuel. On évitera donc soigneusement de crier à la guillotine, invoquer « les heures les plus sombres de notre histoire », etc., dès lors qu’est évoquée la responsabilité politique, voire pénale, des membres des équipes dirigeantes successives. Ils sont au gouvernement, certes, mais ils ne sont pas l’État et doivent se soumettre à l’État. Tous les dires et les actes ayant contribué à exposer, par négligence ou calcul, la vie des gouvernés, implique un règlement de la question, en terme moral et de politique bien sûr, mais aussi judiciaire.

Faute de quoi, le contrat social se délitera et l’aventure est possible. Qui osera nier que la justice est le ciment de la société ? Sauf pour préserver des intérêts acquis au sein du système de pouvoir et d’influence. Que cette crise soit le moment de comprendre qu’on n’aspire pas impunément au pouvoir, que seul le souci du bien public et non les arrangements avec l’argent-roi doivent guider les dirigeants. Orwell, l’antitotalitaire par excellence, insistait sur le fait qu’une bonne société doit renvoyer à ses affaires privées, le travail accompli, tout leader. Chose d’autant plus évidente dès lors que le travail ne fut pas très bien accompli. Ajoutons qu’on ne peut invoquer le fait que les pratiques dangereuses de certains membres de l’élite régnante ne font que refléter le « système », dit-on souvent de façon à diluer les responsabilités. Le délinquant ordinaire ou le gilet jaune éborgné n’a évidemment pas droit à une telle mansuétude. Enfin, personne n’a contraint ces gouvernants, si soucieux pour les autres de l’éthique de la responsabilité individuelle, à vouloir gouverner et jouir des privilèges que notre quasi-défunte république octroie si généreusement. De qui se moque-t-on ?

Un gouvernement d’union nationale s’impose comme la solution : il le faut composé de femmes ou d’hommes de tempérament démocratique, de toutes tendances, exempts de conflits d’intérêts, et ayant montré une distance critique vis-à-vis de la mondialisation et de la destruction de l’État social. On objectera que cela affaiblirait la République. Or, nos maîtres en l’affaire, les Romains, avait précisément compris que les situations inédites imposent des pratiques exceptionnelles, faute de quoi l’État se disloque et la société se défait. L’article 16 de notre constitution est l’écho de cette vieille nécessité remise au jour par les jacobins2. Cette forme extrême de la légalité n’est pas évidemment souhaitable à ce jour, sauf si une forte légitimité n’investit le pouvoir souverain.

Que ceux qui s’accrochent à leurs privilèges, ne s’imaginent donc pas que leurs faux fuyants feront oublier les enseignements élémentaires de la logique et de l’histoire. Ils se souviendront alors que les « administrés » de la vie courante sont, avant tout, en démocratie, des cosouverains3 qui ont, pour un temps seulement et sous certaines conditions, délégué leur puissance. Le président Macron, élu prétendument pour sauver la République, n’a jamais cessé en réalité de mettre en œuvre des mesures partisanes : il s’honorera à constituer enfin ce gouvernement.

Nos mondialisateurs en tous genres ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen.

Mais, si un procès politique est la condition du sursaut, il reste à préciser les conditions économiques de son action. Les partisans de la mondialisation ont fréquemment allégués que celle-ci accroissait le bien-être des consommateurs des pays autrefois développés, comme la France, et que les seules difficultés étaient d’ordre interne : de par notre culture et nos institutions, nous n’aurions pas su nous adapter à la nécessité historique du monde global. Et de citer toujours le même exemple, l’Allemagne.

Il n’est pas possible, néanmoins, de citer comme preuve appuyant une telle démonstration un pays pratiquant une politique mercantiliste affichée, loin des dogmes libéraux, et qui a démontré, durant la présente crise, sa propension au « repli nationaliste »4… Nos mondialisateurs en toute genre ne sont pas gênés par les affreux égoïsmes nationaux, à condition qu’ils soient les dominants du système européen. C’est d’ailleurs à cela que l’on peut reconnaître leur statut de serviteur ou de conformiste. Mais, il y a plus grave. Les gains apparents produits par le libre-échange reposent sur l’occultation de coûts sociaux et écologiques dus au fonctionnement du système industriel mondialisé. La chose était un argument connue des partisans de la démondialisation5 : elle prend à ce jour une dimension essentielle. Ce fait est d’autant plus à remarquer que les gains du libre-échange, qui ont certes contribué à un rattrapage de certains États, ont été captés à l’Ouest par un frange très mince de la population.

La crise de 2008 fut une crise de l’endettement qui s’est généralisée à des couches insolvables, rappelons-le. Mais, cet endettement fut le seul moyen inventé par l’élite pour ne pas remettre en cause la répartition inégalitaire que leur offrait la nouvelle économie des années 1990. La croissance s’est heurtée au mur de la dette. Ainsi, au dérèglement des rapports des hommes entre eux, traduction de cette crise financière, on a rajouté un dérèglement du rapport entre l’homme et la nature, ce qui ne fait qu’exprimer une fuite en avant de l’hybris du capital. Les néolibéraux mettent en cause le régime chinois, mais, auparavant, ils étaient d’un silence assourdissant dans l’écrasement des règles écologiques impliqué par le libre-échange. Ils étaient même d’un mépris étonnant envers le seul système d’échange international viable, le juste-échange, qui inclut la nécessité d’un protectionnisme raisonné pour éviter toute compétition sur les règles.

Il est donc acquis qu’il n’est nulle loi économique ou nécessité historique impliquant un retour au monde d’avant. Toutefois, on doit bien noter ici un fait marquant : la volonté de la caste dirigeante d’en revenir à l’état précédent des choses par le biais de la liquidation des avantages sociaux. Il s’agit, pour elle, de se libérer des entraves réglementaires qui empêcheraient une surcroissance de la production permettant de compenser les pertes présentes. Cela nous conduit à faire retour sur les sens multiples du mot économie et du refus de l’interventionnisme dans les faits.

En effet, comme toujours dans ce quinquennat, les choses ne cessent de faire violence aux mots. On parle de d’indépendance, de souveraineté etc., alors que, dès que se pose la question de nationaliser une seule entreprise stratégique en temps d’épidémie – la production de masque laissée en déshérence par la financiarisation et la mondialisation –, rien ne se fait. Sauf de préparer le renflouement de fleuron du transport aérien en danger… Pour le redonner totalement au privé dès que possible ! C’est qu’il s’agit pour le pouvoir de ne pas habituer le public à l’idée que l’interventionnisme est possible voire nécessaire et efficace : il ne faut pas constituer un précédent qui permettrait de remettre en cause le dogme du marché comme fondement absolu de l’économie. À la faute morale de mettre en danger la vie d’autrui par une telle inaction, s’ajoute donc un inquiétant fanatisme du marché, pourtant incroyable depuis 2008. Or, le recours au marché n’est pas une modalité possible de satisfaction des besoins sociaux, ce n’est pas une fin en soi en dépit de ce que répètent ad nauseam les prêtres européistes de la fameuse « concurrence libre et non faussée ».

La nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production.

C’est ici que se pose la question du sens du mot économie. Selon l’économiste-historien Karl Polanyi6, le sens « formel » de ce mot peut se référer à la question du meilleur choix possible dans des conditions données. Ceci renvoie au fait courant de la solution « économique » que pose nombre de problèmes de la vie courante. La majorité des économistes ont d’ailleurs fait ce choix de l’économie comme « science des choix », précisant, de facto, que l’institution moderne la plus à même de mettre en œuvre des choix rationnels guidant l’activité de production et d’échange n’est autre que le système de marché. Les prix de marchés indiquent en effet aux agents économiques ce qu’il en coûte de toute décision économique. Or, si Polanyi pense que ce type de théorie est utile, il manque un élément évident : il n’est pas vrai qu’on puisse toujours choisir, surtout ce qui est le plus important.

Cela nous conduit au sens matériel du mot économie : pour satisfaire les simples exigences de la survie matérielle du groupe et aussi de sa culture, il n’y a pas forcément des choix possibles mais des nécessités dues à l’urgence ou à la tradition (ou les mœurs, disons). Le sens du mot économie se réfère ici à l’organisation sociale de l’activité de production et d’échange, à l’économie humaine en fait : l’homme veut (sur)vivre et exister symboliquement. Lorsque l’on parle de l’économie nationale, l’on se réfère ainsi à des productions et des institutions empiriquement repérables dans un espace concret. Les marchés constituent une pièce de ce complexe social. Ils ne sont pas une fin en soi, ils constituent des moyens concrets d’organiser la vie bonne, rien de plus. En certains cas, les logiques de rivalité et d’exclusion qu’ils impliquent imposent même de leur substituer d’autres mécanismes.

Il n’y donc pas de « souveraineté » du consommateur que tenterait d’illustrer la « science des choix » de bien des économistes : il faut s’extraire de cette mentalité infantile de l’insatisfaction permanente et réfléchir collectivement à ce qui précisément ne relève pas de nos désirs matériels changeants. Il en résulte que la nature et l’humain ne peuvent être traités comme s’ils étaient des marchandises. Cette opération de soustraction du marché doit se faire en même temps que la hiérarchisation démocratique des fins de la production. Tout ne peut plus être produit et surtout pas à n’importe quel prix. Dès lors que les injonctions du capital et de la recherche du profit ne guident plus la société, nous entrons dans un post-capitalisme. Fasse qu’il soit socialiste, car une économie dirigée peut bien évidemment se faire au profit d’une caste : c’est une définition du fascisme. Rien n’est écrit.

Réduits que nous sommes à l’état de termites par le dérèglement du monde que nous avons suscité, par l’obéissance aveugle à une couches de dirigeants économiques et politiques dont nous avons pas eu le courage de contester les mythes, il nous reste à penser l’après-Covid. Conscients que cette crise peut permettre à cette même couche sociale de nous asservir encore plus par un usage monstrueux de la technique. Si nous ne sortons pas maintenant de ce singulier sommeil dogmatique, si nous n’organisons pas le grand procès pour établir les conditions du monde d’après, si nous ne pensons pas à mettre en place une économie humaine et durable, nous n’aurons aucune excuse pour les retour des drames humains et de l’insignifiance qui accablera périodiquement nos vies futures.

Mais rien n’est écrit…

Notes :

1 Pier Paolo Pasolini, Lettres luthériennes : petit traité pédagogique, Seuil, 2002.

2 Fabrizio Tribuzio, « Tous sauf l’Etat », Le cercle des patriotes disparus, le lundi 20 avril. Lire ici.

3 Claude Nicolet, Histoire, nation et république, Odile Jacob, 2000. 

4 Edouard Husson, « Allemagne: les nôtres avant les autres – Merkel: tellement efficace dans la lutte contre le Covid-19, mais tellement peu européenne », Causeur.fr, lire ici.

5 Jacques Sapir, La démondialisation, Seuil, 2011 et Arnaud Montebourg, Votez pour la démondialisation !, Flammarion, 2011

6 Essais de Karl Polanyi, Seuil, 2008. Lire ici.

David Djaiz : « La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale »

©Guillaume Caignaert

David Djaiz est haut-fonctionnaire. Il vient de publier Slow Démocratie, un essai dans lequel il essaie de réhabiliter le cadre national comme cadre essentiel de la démocratie et levier fondamental pour maîtriser la mondialisation. Il y décrit avec minutie les effets de la mondialisation sur la cohésion territoriale, l’urgence climatique et les processus démocratiques. Entretien par Lenny Benbara. Retranscription par Brigitte Ago et Dany Meyniel.


LVSL – Votre ouvrage explique comment la mondialisation a fracturé les nations et mis en péril le fondement des démocraties. Pouvez-vous revenir sur les logiques qui conduisent à l’affaiblissement du cadre national ?

David Djaiz – Ce que l’on appelle un peu improprement mondialisation est en réalité un mot-valise qui sert à désigner tout un faisceau de transformations économiques et sociales qui depuis 40 ans ont fracturé les nations en plusieurs étapes. Cela a été un processus continu, que les nations elles-mêmes ont enclenché.

La première phase débute dès les années 70, et consiste en une augmentation très forte des échanges économiques transnationaux, notamment des échanges de biens, et dans un second temps des flux financiers. J’appelle cette première phase la mondialisation réglementaire. Mondialisation réglementaire, parce qu’elle a pour acteurs principaux les États-nations qui se sont en quelque sorte mis d’accord pour accélérer les flux et les échanges entre eux, parce que l’économie keynésienne auto-centrée qui avait prévalu durant les Trente Glorieuses commençait à montrer des signes d’essoufflement.

Il faut se départir de cette idée selon laquelle la mondialisation serait le produit d’hydres transnationales ou de complots oligarchiques. Ce sont des décisions politiques qui en sont à l’origine, prises par les gouvernements nationaux, et qui sont favorisées par un certain nombre de succès politiques. C’est le cas de l’élection de Margaret Thatcher en 1979, par exemple ; elle survient après ce que l’on a nommé « l’hiver du mécontentement », c’est-à-dire une grève déclenchée dans un certain nombre de secteurs de la société britannique dirigée contre les mesures d’austérité imposées par le FMI au gouvernement Callaghan, qui avait vu sa politique de relance keynésienne – dans un seul pays – échouer.

Les socialistes français en 1983 sont confrontés au même problème ; ils arrivent au pouvoir en 1981 avec un programme keynésien qui ne fonctionne pas dans cet environnement d’économie internationale, puisque les mesures de relance prises entre 1981 et 1983 dopent les marchés étrangers. Les socialistes sont donc condamnés soit à la défaite, ce qui est le cas au Royaume-Uni, soit à épouser ce que l’on appelle à l’époque le tournant de la rigueur, qui consiste en réalité dans une politique de désinflation compétitive.

On a donc là une première étape et durant ces années 1980, on assiste à un précipité de mondialisation réglementaire en Europe. On va mettre en place à partir de 1986, sous l’égide de Jacques Delors, ce que l’on appelle l’Acte unique, qui consiste en une intégration au niveau européen des différents marchés (biens, services, capitaux). Les Tables de la Loi de cet Acte unique sont les quatre libertés fondamentales : la liberté de circulation des marchandises, des services, des capitaux, et des personnes.

Cette politique d’approfondissement continu du marché intérieur est garantie et même accélérée par un organe administratif : la Commission Européenne, et par un organe judiciaire : la Cour de Justice de l’Union Européenne dont le siège est à Luxembourg. Le point commun entre l’organe administratif et l’organe juridictionnel, c’est qu’ils ont assez peu de comptes démocratiques à rendre. Ils sont en relative autonomie normative par rapport au principe démocratique du gouvernement représentatif qui est en vigueur dans les différents États-nations.

On assiste donc à une sorte de décollement entre le gouvernement représentatif, clef de voûte de la démocratie depuis la fin du XVIIIème siècle, et tout un ordre politique et normatif foisonnant que j’appellerais, à la suite de Yascha Mounk un ordre libéral non démocratique, dans lequel on retrouve des autorités administratives indépendantes et des juridictions qui ont un véritable pouvoir constitutionnel – puisque les traités européens prennent la valeur d’une Constitution de fait, et que le juge de Luxembourg, en tant que gardien des traités, a un pouvoir quasi-constitutionnel. Celui-ci peut donner des interprétations parfois extensives des libertés qui sont affirmées dans ces traités ; en ce sens, il surpasse le législateur national.

Petit à petit, on prend goût à cet ordre politique et normatif sensiblement décorrélé du principe du gouvernement représentatif, ce qui entraîne un désenchantement démocratique dans la société qui n’est pas étranger à ce qui nous arrive aujourd’hui. On avait à l’époque coutume de dire que l’on fabriquait le cadre normatif d’un marché unique, pensant que cela permettrait d’accélérer la réalisation effective d’une Europe sociale et d’une véritable démocratie transnationale. Dans la réalité, ces deux idées sont un peu comme Godot ou comme l’Arlésienne : elles ne sont jamais venues.

On peut dater le début d’une seconde phase de la mondialisation quelque part autour de 1989. Cette date est intéressante, car d’une part elle marque la chute du mur de Berlin, et donc l’effondrement de ce projet politique qu’était le communisme (en réalité une forme de capitalisme d’État) ; elle crée les conditions de l’entrée dans le monde capitaliste de centaines de millions de travailleurs à bas salaires : en Europe de l’Est, en ex-Russie soviétique, en Chine, où cela avait déjà commencé dans de petites enclaves comme Shenzen dès 1978… À côté de la chute du communisme mondial, on assiste à une révolution technologique avec le développement des technologies de l’information et de la communication. Conjuguée à la révolution de la conteneurisation dans le transport maritime, cette rupture technologique va faire drastiquement baisser les coûts de coordination entre entreprises.

Des chaînes de valeur globalisées se mettent en place, avec des centres de conception, de décision et de R&D qui restent dans les pays occidentaux ou au Japon, et des lignes de production ou d’assemblage qui sont délocalisées dans des pays à bas salaires.

L’iPhone est l’exemple le plus significatif de ces chaînes de valeur éparpillées aux quatre coins du monde : la direction générale d’Apple se trouve dans la Silicon Valley, la gigantesque usine d’assemblage des iPhones exploitée par Foxconn se situe à Shenzhen.  Les composants de l’iPhone sont indifféremment japonais, coréens, et même français (la caméra de reconnaissance faciale est fabriquée en France par l’entreprise STMicroelectronics.)

La coordination de l’ensemble et donc la logistique, au sens très large – au sens du transport, de la coordination ainsi que du commerce des symboles – deviennent primordiales dans le fonctionnement optimal des chaînes de valeur. Rappelons à ce titre que Tim Cook, l’actuel PDG d’Apple, est un logisticien ; ce n’est pas un hasard…

Il faut bien comprendre que ce que l’on appelle mondialisation, au sens étroit, c’est-à-dire une simple augmentation du volume des échanges économiques internationaux, accélère l’automatisation, qui elle-même accélère en retour la mondialisation.

LVSL – Pourquoi ? 

DD – Prenons l’exemple d’une entreprise américaine, en concurrence avec des entreprises localisées dans des pays à bas salaires qui fabriquent le même produit. Elle a besoin, pour rester compétitive, de faire des gains de productivité ; elle a donc tendance à remplacer ses travailleurs par des automates. Ces automates, souvent, sont à un prix accessible pour elle, parce qu’ils ont été fabriqués dans des pays à bas salaires. La mondialisation fragilise le travail intermédiaire, et donc la classe moyenne dans les pays industrialisés, mais en même temps elle offre des machines peu chères qui permettent aux industriels de remplacer les travailleurs par des machines.

“La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur.”

Il y a là tout un faisceau de facteurs difficiles à désenchevêtrer, dont la conjonction provoque la compression de la classe moyenne dans les sociétés occidentales – sauf dans les pays qui ont réussi à garder une industrie extrêmement compétitive, comme l’Allemagne. Quand on observe les chiffres de Branko Milanovic, on constate que les classes moyennes ont été assez sévèrement affectées aux Etats-Unis et au Royaume-Uni, et beaucoup moins en Allemagne par exemple. Ce résultat est dû à des différences de politique de compétitivité assez évidentes.

LVSL – À l’euro, aussi…

DD – Ce n’est pas, à mon sens, le facteur le plus significatif. On assiste à une compression de la classe moyenne et à une montée des inégalités qui est d’autant plus forte dans les pays qui mettent en place des politiques fiscales résolument inégalitaires – comme le Royaume-Uni ou les Etats-Unis depuis les années 1980. Récemment, les chiffres de Zucman et Saez ont montré que le taux d’imposition marginal des 1% des foyers américains les plus riches avait considérablement chuté depuis les années 80 et qu’il est aujourd’hui presque inférieur ou égal au taux marginal des 50% des foyers les moins riches.

La troisième phase de la mondialisation se caractérise par une aggravation des fractures territoriales qui est précisément liée à cette recomposition des chaînes de valeur. L’économie de la connaissance, les manipulateurs de symboles, les centres de conception se concentrent dans les grandes métropoles, profitant au maximum des effets de rente d’agglomération. De puissants effets d’aménagement du territoire étaient possibles dans la société industrielle grâce au maillage territorial de sous-traitance des grands champions industriels. La régie Renault est un bon exemple de ce maillage ; en 1975, Renault avait 1 800 sous-traitants dont les ¾ étaient sur le territoire français, et pas seulement en banlieue parisienne (Michelin à Clermont Ferrand, GM&S à La Souterraine, d’autres étaient en Normandie, ou dans l’Est de la France…). Maintenant, on trouve plutôt des centres de création et de manipulation de symboles concentrés dans les grandes métropoles, connectés entre eux en un réseau mondial, mais assez peu reliés au reste du territoire national.

Les fractures territoriales se creusent, parce que dans les zones métropolitaines, que ce soit New-York, Paris, Londres, Tokyo… les salaires sont toujours plus élevés. L’économie de la connaissance est moins pourvoyeuse d’emplois mais rémunère bien, et même très bien : les gens qu’on embauche sur ces métiers sont de plus en plus diplômés, et la rareté est récompensée. Les prix de l’immobilier suivent ce schéma et explosent. Des phénomènes de rente d’agglomération se constituent. Les propriétaires de biens immobiliers acquis dans les années 70 à Londres, Paris ou New-York sont aujourd’hui millionnaires. Ils profitent de ces rentes d’agglomération.

Ces fractures territoriales sont gérables tant que les richesses sont redistribuées de manière silencieuse entre toutes les parties du territoire : durant les Trente Glorieuses une zone très productive sur le plan industriel payait beaucoup d’impôts et contribuait ainsi à la solidarité interterritoriale. Cette solidarité invisible dont a parlé Laurent Davezies redistribue les richesses dans des zones où il y a moins de nœuds de production parce que les administrations publiques, les services publics, les salaires des fonctionnaires, les pensions de retraite, et même les visiteurs (les touristes qui viennent dépenser de l’argent dans l’économie locale) assurent à des territoires parfois peu productifs un réel niveau de développement et de convergence. Cependant la crise des finances publiques de 2010, qui arrive après la crise de 2008, a mis à mal cette solidarité invisible : les ressources publiques étant désormais sous contrainte, la solidarité naguère invisible devient de plus en plus visible et de moins en moins acceptée.

“Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990.”

Comprenons-nous bien. Je ne cherche pas à jeter le bébé avec l’eau du bain. Si l’on reparcourt ces quarante dernières années, il est possible de dire que la mondialisation a eu un effet positif dans l’absolu, au sens où elle a fait sortir de la pauvreté absolue des centaines de millions voire des milliards de personnes et qu’elle a réduit les inégalités entre nations. Elle a notamment permis un rattrapage spectaculaire des Indiens, des Chinois, et d’un certain nombre de pays émergents. Mais il y a un énorme caillou dans la chaussure qu’on a un peu trop négligé : elle a eu tendance, surtout dans les pays occidentaux, à creuser les inégalités domestiques. On ne s’en rend compte que tardivement.

Les clivages internes (sociaux, territoriaux…) sont donc de plus en plus importants. À terme, si une politique courageuse n’est pas mise en place pour les traiter, ces sociétés deviendront ingouvernables. L’incompréhension, la violence et la défiance remplaceront l’amitié civique au fondement du projet républicain.

LVSL – Certains considèrent que la nation est une forme politique obsolète et qu’elle ne constitue pas l’échelle pertinente pour agir sur la mondialisation. D’autres formes d’États, régionaux ou continentaux, pourraient-ils être envisagées ?

DD – On a beaucoup parlé dans les années 1980 d’un gouvernement mondial ou d’une fédération européenne ; on constate aujourd’hui que ces projets sont à l’arrêt. Aujourd’hui, moins de 20% des Européens se disent en accord avec le moindre transfert de souveraineté nationale au profit d’un échelon supra-national. C’est pour une raison très simple : le processus de socialisation et de constitution d’une nation est beaucoup plus lent que celui d’un État. Aujourd’hui, il est possible de dire que nous sommes en possession des prodromes d’un État européen : la Banque Centrale, qui possède la prérogative régalienne de battre monnaie ; la Commission européenne, qui décide de politiques cruciales dans le domaine du commerce, de la concurrence et de la lutte contre les concentrations ; une Cour de justice européenne – la justice est une prérogative régalienne, c’est le roi qui rendait la justice dans l’Ancien Régime. Simplement, nous n’avons pas de nation européenne car il y a une persistance de l’attachement des gens aux matrices nationales habituelles. J’ai été surpris en regardant les enquêtes « World Values Survey », de constater que cet attachement était uniformément partagé partout dans le monde : 90 % des sondés dans soixante pays du monde environ se disent attachés à l’idée nationale – ce qui n’est pas surprenant en soi. La vraie surprise pour moi fut de découvrir qu’ils étaient plus attachés à leur identité nationale qu’à leur identité locale, y compris dans des pays fortement décentralisés voir fédéraux comme l’Inde… Il y a donc effectivement un fait national massif qui a été complètement sous-estimé par les technocrates et les gouvernants qui ont mis en place ces processus de transnationalisation politique dès les années 1980 et 1990. Il faut donc que les progressistes prennent en charge ce sentiment national ; s’ils ne le font pas, il sera récupéré – c’est déjà le cas – par les nationaux populistes qui, eux, n’ont pas le même projet que ceux qui sont attachés à la République ou à l’État-nation démocratique. Leur projet est xénophobe, identitaire, ethniciste, régressif, anti-démocratique, inégalitaire ; ce n’est absolument pas le projet d’un État-nation démocratique, c’est un projet d’exaltation de l’identité, dans lequel la nation devient en quelque sorte le prétexte, le véhicule pour affirmer un projet étroitement ethniciste. Une des faillites de tout le camp progressiste – des écologistes aux centristes humanistes ou aux républicains, en passant par les socialistes, les sociaux-démocrates etc. – réside dans cette incapacité à voir que le sentiment national est une socialisation qui se construit sur plusieurs siècles, fondée sur un substrat structurel : une langue, une culture, des valeurs partagées. Ce n’est qu’ensuite qu’il se donne un projet politique – en l’espèce le projet républicain. Tout cela ne peut pas être effacé en un clic de souris ou en un coup de baguette magique en décidant que l’on va mettre en place un certain nombre d’institutions ou de fonctions économiques à un niveau fédéral. On assiste donc à un désajustement entre l’échelle politique et l’échelle économique.

On trouve deux discours qui dominent aujourd’hui pour traiter ce désajustement : le discours libéral habituel qui consiste à dire qu’au fond, la mondialisation est un phénomène inéluctable et uniment positif, et qu’il faut ce faisant remettre l’échelon de la démocratie en phase avec l’échelon du marché et donc fabriquer une démocratie fédérale, transnationale, mondiale. Le paradoxe est que nous avons fait cette tentative en Europe dès les années 1980, mais loin d’avoir la convergence heureuse des peuples vers une « fédération européenne », nous avons à l’arrivée une montée sans précédent du nationalisme autoritaire… Cette montée du nationalisme autoritaire a bien sûr été provoquée par des politiques qui n’ont pas su prendre en charge la montée des inégalités, des fractures dans les sociétés, bref des politiques néolibérales qui ont généré contre elles du ressentiment. Mais je crois également qu’il ne faut pas sous-estimer cet attachement en quelque sorte viscéral des populations à l’échelon national, en particulier parmi les classes populaires.

Face à ce discours, on trouve un discours consistant à dire que ce désajustement entre l’échelle économique et l’échelle démocratique doit être résorbé, mais par le bas, par une annulation de la mondialisation ou un retour à une économie étroitement nationale, du protectionnisme etc. La plupart du temps, cela demeure un discours de façade pour les nationaux-populistes, qui participent allègrement aux chaînes de valeur mondiales – il suffit de regarder en direction de la Hongrie de Viktor Orban, qui est un sous-traitant de l’industrie automobile allemande ; Orban déclare publiquement que la libre concurrence et la liberté de circulation des capitaux, des marchandises et des services est bénéfique, et que ce qui lui pose problème est simplement la liberté de circulation des êtres humains.

Cette tentation protectionniste s’exprime aujourd’hui partout dans le monde. Trump, par exemple, est en train de raviver des guerres commerciales avec la Chine en mettant en place des mesures protectionnistes maladroites, qui vont surtout frapper les producteurs américains, mais qui font plaisir à ses électeurs parce qu’ils ont le sentiment qu’ils reprennent le contrôle (Take back control).

Il est urgent de construire un discours beaucoup plus raisonnable qui ne serait pas basé sur l’antagonisme entre la mondialisation et la démocratie, qui accepterait le fait national mais inventerait une nouvelle phase de la mondialisation en accord avec les enjeux du présent que sont la montée des inégalités domestiques (sociales et territoriales) ainsi que la crise environnementale. Les États deviendraient les écluses de la mondialisation, seraient capables de décider démocratiquement dans quelles circonstances une intégration économique plus approfondie est bonne, dans quelles circonstances elle ne l’est pas, etc. Ils seraient également capables de mettre en balance l’intégration des marchés avec d’autres intérêts : la santé, la solidarité sociale, la lutte contre le réchauffement climatique ; cela impliquerait qu’une nation ou qu’un groupe de nations puisse décider de mettre des barrières au commerce international sous la forme d’un ajustement carbone aux frontières par exemple, ou en renégociant assez durement les traités de libre-échange quand ils considèrent que la circulation des marchandises peut mettre à mal des équilibres sociaux ou territoriaux.

On peut se réjouir qu’aujourd’hui il y ait une prise de conscience assez large de la nécessité de re-politiser l’Europe, y compris sur ces questions de commerce international ; c’est la crise climatique qui nous en offre l’opportunité, mais il n’y a pas que la question climatique derrière le défi du libre-échange, il y a aussi la question sociale – celle de la moins-disance en tout genre – et également la question sanitaire : a-t-on envie d’avoir dans nos assiettes du bœuf dopé aux hormones de croissance ou aux antibiotiques qui a traversé toutes les mers et tous les océans, par exemple ?

LVSL – Dans l’ouvrage, vous mettez en lumière le séparatisme social et fiscal des régions riches, que ce soit le nord de l’Italie, le cas de Londres, la Catalogne, et vous évoquez la perspective d’un meilleur partage des tâches entre l’Etat-nation qui assumerait les politiques de solidarité et les collectivités territoriales qui monteraient en puissance sur l’aménagement local et la transition écologique. Pouvez-vous détailler ?

DD – La fracture territoriale est un des effets de cette polarisation générale des activités qui est induite à la fois par la mondialisation et par le changement technologique – les services à haute valeur ajoutée, comme l’audiovisuel ou la publicité, se concentrant dans les régions métropolitaines.

On assiste donc à un déséquilibre territorial qui est beaucoup plus important qu’à l’époque des Trente Glorieuses. Il suffit de voir l’évolution différentielle des prix de l’immobilier ces dernières années selon les territoires pour s’en convaincre. La société « Meilleurs Agents », qui possède une base de données de grande qualité sur l’immobilier, a produit un graphique que je trouve très parlant ; on peut y voir que si l’on fixe l’ensemble des prix des ventes immobilières dans toutes les zones du territoire français à un indice 100 en 2007, c’est-à-dire l’année avant la crise, douze ans plus tard, en 2019, on est à 149 pour Paris, 117 pour les dix plus grandes métropoles françaises (hors Paris)… et 86 pour ce que « Meilleurs Agents » appelle les zones rurales, en réalité toutes les zones en dehors des cinquante plus grandes villes françaises. On voit là qu’il y a une sorte de grande divergence qui est attestée par les prix de l’immobilier, lesquels suivent la dynamique des salaires ; on voit donc que dans les grandes métropoles où il y a des rémunérations toujours plus élevées, il y a une sorte de course-poursuite qui s’instaure entre le niveau des rémunérations et les prix de l’immobilier. Cette course est potentiellement sans fin parce que les grandes entreprises qui ont besoin d’attirer des cadres sur-qualifiés qui sont rares sur le marché du travail, sont obligées de les payer toujours plus pour qu’ils puissent faire face aux charges immobilières, les prix de l’immobilier augmentent à leur tour en conséquence, et ainsi de suite.

Dans les zones plus déprimées, c’est en quelque sorte l’inverse : on assiste à une stagnation des salaires et à une déflation de l’immobilier. J’effectue ce détour immobilier pour en venir au fait suivant : les libéraux avancent qu’il faut faire du fédéralisme fiscal pour traiter les problèmes, au motif que cela permettrait de responsabiliser les acteurs de premier niveau, les plus proches du terrain, et qu’il faut leur permettre de fixer librement le niveau de toutes leurs recettes et dépenses – c’est la théorie de Charles Tiebout, « les électeurs votent avec leurs pieds ». En réalité, cela ne fonctionne pas ; regardez ce qui s’est passé au Royaume-Uni en 2016. Une des explications les plus convaincantes, à mon sens, du vote en faveur du Brexit, réside dans le fait que David Cameron a pris en 2010 deux décisions concomitantes dont la conjonction a été catastrophique et a provoqué l’engrenage du Brexit. La première fut le choix de la rigueur budgétaire ; comme dans la plupart des pays européens, il engage le Royaume-Uni dans une consolidation budgétaire qui implique la réduction des dépenses, notamment dans le domaine de la santé et dans l’éducation. En parallèle, il renforce l’autonomie fiscale à la fois de Londres et de l’Écosse ; il le fait pour des raisons différentes : il satisfait une revendication autonomiste de l’Écosse, et il fait droit aux demandes d’amélioration de la compétitivité de la place londonienne. La conjugaison de ces deux décisions a fait que les régions déjà désindustrialisées et en crise du Nord de l’Angleterre se sont retrouvées en plus grave difficulté encore. Le ressentiment a augmenté à la fois contre Londres – accusée d’être la nouvelle Babylone, la ville qui aspire à elle tous les talents et toutes les richesses sans les redistribuer – et contre l’Union européenne, cette espèce de technocratie invisible complice sinon responsable de ces fractures, contre la mondialisation en général, contre les migrants, etc. Je pense que cette question territoriale, liée à l’austérité, a été l’un des facteurs explicatifs du Brexit et qu’on la sous-estime énormément. Je suis donc pour le moins étonné en lisant, sous la plume d’économistes respectables par exemple, que la résolution, en France, de la crise des Gilets jaunes, passerait par un fédéralisme fiscal total.

“Plutôt que d’un « Green new deal » surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de « New deal territorial ».”

Je ne suis pas en faveur d’une centralisation jacobine en revanche ; je pense simplement qu’il faut prendre acte du fait que les défis territoriaux et immobiliers rendent nécessaire une instance qui fasse prévaloir un intérêt général au-dessus des situations locales, qui soit capable de redistribuer des richesses entre des territoires qui ont tendance à les concentrer et des territoires plus en difficulté. Cette instance, c’est l’Etat-nation, parce qu’elle est la plus légitime aujourd’hui pour mener à bien cette tâche ; cela peut être également l’Europe, dans une certaine mesure, mais alors qu’on y parle beaucoup de cohésion territoriale, le budget alloué à ces questions n’est que de 50 milliards d’euros par an, c’est-à-dire 0,3% du PIB européen. En France, 56 % du PIB est alloué à des dépenses publiques ; tout ne concerne pas la cohésion territoriale, mais beaucoup y concourt.

LVSL – À quel point est-ce que l’on recentralise, et selon quels découpages ?

DD – Ce qui doit rester dans la main de l’État-nation, ce sont toutes les dépenses de redistribution et de solidarité à la fois entre les individus et entre les territoires. On entre dans l’âge des polarisations, et il n’y a pas de raison que ces fractures sociales et territoriales ne continuent pas de se creuser. Une décentralisation trop forte de la politique de solidarité conduirait les régions qui ont le plus besoin de dépenses de solidarité, parce qu’elles sont les plus sinistrées, à se retrouver avec les recettes les plus faibles…

En revanche, je suis favorable à l’idée de donner davantage d’autonomie aux autorités locales et aux territoires sur le plan des projets d’aménagement, sur le plan de ce que l’on appelle en économie des dépenses d’allocation (par opposition aux dépenses de solidarité qui relèvent de la redistribution) : un pouvoir local sait mieux que l’État central ce qui est bon en termes de projets locaux d’aménagement parce qu’il y a une proximité avec les problèmes des habitants qui est réelle.

Plutôt que d’un Green new deal surplombant et vertical, financé par création monétaire de plusieurs milliers de milliards d’euros, je préfère parler de New deal territorial, qui consisterait à inviter les pouvoirs locaux à investir davantage dans ce que Pierre-Noël Giraud appelle l’économie sédentaire, à savoir l’ensemble des acteurs économiques – majoritaires dans l’économie – qui ne sont pas concernés par les chaînes de valeur globalisées et qui pourtant rendent des services éminents aux territoires. Les agriculteurs, par exemple, non seulement produisent des aliments frais qui peuvent être consommés sur le territoire, mais en plus rendent des services environnementaux à la population locale : ils peuvent replanter des haies, sont responsables de la beauté des paysages, de leur diversité, font de l’agroforesterie, etc. Autre exemple : l’artisanat. On dit aujourd’hui que des dizaines de millions de logements sont des passoires thermiques en Europe : la rénovation thermique ne peut être faite que par l’artisanat. Il faut des plombiers, des zingueurs, des menuisiers, toutes sortes d’artisans bien formés pour rénover les logements – autant d’acteurs qui appartiennent à l’économie sédentaire, c’est-à-dire un tissu d’emplois non délocalisables, qui ne sont pas en concurrence internationale.

LVSL – Quid de l’entité communale, centrale en France ?

DD – Mon livre n’est pas centré sur la France, il porte sur tout le « monde industrialisé », mais je crois personnellement beaucoup au fait communal et inter-communal. Les communes ont un rôle majeur à jouer parce qu’elles sont le maillon essentiel de la démocratie de proximité et parce qu’elles peuvent encourager des politiques de territoire vertueuses, comme les circuits courts qui rapprochent producteurs et consommateurs.

Il y a de nombreux domaines dans lesquels on peut arriver à re-dynamiser un tissu économique sédentaire tout en favorisant la compétitivité des firmes qui sont positionnées sur le marché mondial. L’économie politique qu’il faut inventer est un système dans lequel l’État et les collectivités locales prennent leurs responsabilités en matière de dynamisation de l’économie sédentaire avec le concours des acteurs privés aussi, créent des synergies public-privé pour favoriser et vivifier l’artisanat, l’agriculture, les services à la personne tout en se battant pour la compétitivité des secteurs économiques nomades, dans un environnement très concurrentiel.

LVSL – Dans votre ouvrage, il est assez difficile de distinguer votre vision de l’Union européenne et des modalités de l’intégration française dans le projet continental. Vous semblez à la fois plaider pour une Europe des nations et dans le même temps vous n’écartez pas l’hypothèse fédéraliste. Concrètement que faut-il garder et que faut-il démanteler s’il faut démanteler des choses ?

DD – Je suis satisfait de votre perplexité, parce que j’essaie de tenir sur l’Union européenne un discours qui sorte des caricatures faciles et des alternatives simplistes auxquelles le débat public s’est habitué. Je pense que l’Union européenne ne gagnera rien en continuant à fonctionner de manière hors-sol par rapport au fonctionnement de la démocratie nationale. Il faut donc re-politiser l’Europe, mieux connecter toutes ces institutions européennes à la vie démocratique qui, aujourd’hui, se fait largement sur une base nationale dans les différents pays européens ; dans le même temps, il faut être capable de comprendre que la production d’un certain nombre de biens publics suppose un passage à l’échelle : on ne luttera pas efficacement contre le réchauffement climatique tout seul dans son coin. On ne réalisera pas des investissements publics dans la recherche, l’enseignement supérieur, l’intelligence artificielle, les bio-technologies, les batteries électriques tout seul dans son coin.

“La nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu.”

Je ne peux me contenter d’un système où l’on devrait choisir entre la vitalité démocratique et l’efficacité économique. Aujourd’hui en Europe, on a plutôt favorisé l’efficacité économique ; l’économiste Thomas Philippon fait remarquer qu’au fond la politique européenne anti-concentration, par exemple, a beaucoup mieux marché ces vingt ou trente dernières années que la politique américaine de concurrence. Pourquoi ? Précisément parce qu’elle a été éloignée du chaudron des intérêts gouvernementaux et industriels nationaux grâce à l’indépendance farouche de la Commission européenne et de toutes ces autorités administratives de régulation. Aux États-Unis, l’anti-trust a été capturé par des lobbys et des intérêts industriels divers, qui ont petit à petit affaibli toutes ses défenses immunitaires et ont mené à la constitution de gigantesques oligopoles dans tous les domaines : les télécoms, le secteur aérien, les fournisseurs d’accès à internet, les entreprises pharmaceutiques etc. Je suis tout à fait d’accord avec Thomas Philippon : la politique anti-concentration européenne ne mérite pas l’excès d’indignité qu’on lui oppose parfois, en revanche je n’arrive pas à me satisfaire d’un système où le citoyen n’a pas son mot à dire et où il n’y a presque pas de fonctionnement démocratique. Il faut donc arriver à inventer un système doublement efficace, tant sur le plan économique que démocratique…

LVSL – Ce dilemme peut-il être résolu dans un contexte d’intégration économique ?

DD – C’est exactement le dilemme qu’il faut arriver à résoudre. Mon but est de parvenir à concevoir un système constitué par plusieurs niveaux de régulation : un niveau de régulation territoriale qui s’occupe du New Deal territorial – plutôt qu’un Green New Deal surplombant – au-plus près des habitudes et des comportements ; le niveau central de l’État-nation, central car il contient une forme politique – la nation démocratique – qui selon moi mérite une place spécifique. En réalité, la nation est la seule forme politique qui permette de réunir la liberté civile, la démocratie et la solidarité sociale, ce que ne permettent ni l’empire ni la tribu. L’empire peut permettre une liberté minimale par les marchés, au prix d’un pur pouvoir vertical, et d’une absence de solidarité car trop de kilomètres et trop d’hétérogénéité séparent les populations qui l’habitent. La tribu entretient des liens « chauds » de solidarité, qui unissent ses membres mais ne permettent pas pour autant l’épanouissement de la démocratie et des libertés civiles : tout est soumis au glaive du chef de la tribu. La nation est donc la forme politique la plus moderne qui soit. La seule qui puisse concurrencer la nation, c’est la Cité – je le précise car nombre d’intellectuels progressistes ont rêvé d’un monde de Cités à l’orée des années 2000 –, mais le problème de la Cité réside dans son étroitesse territoriale, en conséquence de quoi le ticket d’entrée pour vivre dans la Cité est élevé, et celle-ci finit par connaître un processus de « singapourisation », où une petite caste de travailleurs nomades règne sur la cité et un arrière-ban de travailleurs sédentaires, souvent immigrés (c’est le paradoxe : les travailleurs sédentaires sont souvent des individus nomades et vice-versa !) œuvrent dans les services à la personne et toutes sortes d’activités économiques mises au service de ces nomades hyper-qualifiés. Cela fonctionne à peu près dans de petits territoires comme Singapour ou le Qatar, alors que dans de grands pays comme la France, c’est impossible. La nation reste donc un échelon et une forme politique incontournables. Je n’ai en revanche aucune hostilité à ce que l’on construise une Europe-puissance, une Europe des biens publics, etc. car il est nécessaire de passer à l’échelle dans un certain nombre de domaines. Il faut simplement qu’elle soit mieux connectée au fait national.

LVSL – Est-il réellement possible de faire de l’Europe une nation ? L’hypothèse fédéraliste réside dans la possibilité de déplacer la démocratie à l’échelle européenne ; est-ce réellement possible ?

DD – Je vais répondre par étapes à cette question. Il n’est pas possible de faire une Europe fédérale autrement que sous la forme d’une nation européenne. En revanche, les processus de socialisation d’une nation sont pluriséculaires, donc on ne fera pas l’Europe fédérale en quelques années, ni même en quelques décennies.

“Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens.”

Nous avons impérativement besoin d’une Europe-puissance dans un monde multipolaire dangereux où l’on voit bien qu’émergent tout de même un pôle chinois et un pôle américain qui sont en choc frontal ; à ces deux pôles correspondent des modèles de société qui ne sont pas exactement celui de l’Europe. Le modèle de société ouest-européen est articulé autour de la liberté civile, de la démocratie mais aussi de l’État-providence, ce qui est beaucoup moins le cas aux États-Unis. Il faut donc arriver à mieux articuler le fait national au fait européen, et cela passe par la co-production des biens publics.

Nous sommes aujourd’hui face à une Europe de la règle qui fonctionne avec des instances technocratiques souvent hors-sol et élitaires, déconnectées de la décision démocratique des citoyens. Pour éviter la montée du nationalisme autoritaire et la dislocation de toute l’idée européenne, il faut donc permettre à l’Europe de produire des biens publics. L’idée d’une assemblée européenne qui serait composée essentiellement de députés issus des parlements nationaux et qui voteraient sur une ressource fiscale pour financer une politique publique comme l’investissement dans les filières vertes ou dans la recherche en intelligence artificielle, est une façon de ne pas couper le cordon ombilical entre le principe représentatif-démocratique qui existe dans les nations et cette Europe-puissance qui a vocation à produire des biens publics. En tout cas, on ne pourra pas faire l’économie à moyen terme d’une réflexion très profonde sur l’architecture institutionnelle de l’Union européenne.

LVSL – On peut tout à fait repenser l’architecture de l’Union européenne, mais que fait-on des projets existants ici et maintenant, comme l’intention de développer une Europe de la défense – autre prérogative régalienne ?

DD – Je ne suis pas favorable à une armée européenne parce que les options géo-stratégiques sont très différentes d’un État à l’autre. La France est très soucieuse de son indépendance, alors que nombre de pays d’Europe centrale ou orientale sont beaucoup plus alignés sur les États-Unis. Si l’on voulait construire une armée européenne, il faudrait aligner les intérêts géo-stratégiques des différents pays et s’assurer qu’il n’y a pas de passager clandestin, ce qui est aujourd’hui le cas des « petits pays ».

LVSL – Un paradoxe parcourt votre livre. D’une part vous décrivez la manière dont les sociétés se sont fracturées : la crise de 2008, l’arrivée au pouvoir de Donald Trump et la réactivation de logiques protectionnistes, le défi écologique. Cependant, quand il s’agit d’en venir à la partie propositionnelle, vous vous contentez de parler de « maîtrise de la mondialisation », rengaine que l’on entend depuis trente ans. Pourquoi ne pas parler de démondialisation, quand toute la logique de l’ouvrage semble y conduire ?

DD – C’est pour les raisons que j’indiquais tout à l’heure : qu’est-ce qu’on entend par démondialisation ? Je préfère parler de décélération sélective. Un certain nombre de filières économiques ont vocation à se soustraire totalement aux chaînes de valeur globalisées… Les circuits courts alimentaires par exemple ou encore la rénovation thermique des logements. En revanche, si démondialiser ça veut dire re-nationaliser intégralement les économies, nous sommes face à une impossibilité, qui découle de l’incompatibilité de cette proposition avec une économie de la connaissance hyper-liquide, hyper-fluide, et en même temps hyper-industrielle avec des chaînes de valeur éclatées.

Cela dit, il y a un ralentissement assez net de la croissance du commerce international depuis quelques années (autour de 3% annuels désormais, contre 8% dans les années d’avant-crise) qui me fait penser que l’on se dirige en réalité vers une régionalisation des chaînes de valeur, parce que les coûts de l’énergie et donc les coûts de transport vont fatalement augmenter à un moment, parce qu’il y a une prise de conscience écologique de la part des opinions publiques qui va obliger les États à taxer le transport maritime ou à ralentir sa vitesse, parce que le libre-échange à tout crin, dans son fonctionnement classique, est de plus en plus contesté par les peuples. Les tensions protectionnistes ne sont que la partie émergée de l’iceberg.

Cette régionalisation des chaînes de valeur fait que les nations et l’Union européenne devront être moins naïves aussi dans les relations avec leurs partenaires économiques que sont la Chine et les États-Unis. Il y a une perspective que je trouve intéressante dans les textes de Pierre-Noël Giraud, selon laquelle il faudrait passer des accords de réciprocité : on peut très bien accepter que des produits chinois soient commercialisés sur le marché européen à condition qu’une partie, à déterminer, de la valeur ajoutée de ces produits ait été produite localement en Europe. C’est plus ou moins ce que font les Chinois vis-à-vis de l’Europe et c’est beaucoup plus intelligent que des barrières tarifaires indiscriminées qui frappent tout le monde et qui pénalisent d’abord les producteurs locaux qui dépendent pour leur produit fini de l’importation d’un certain nombre de composants fabriqués à l’étranger.

LVSL – Dans l’ouvrage, un des risques mentionnés en cas de non prise en compte de l’importance du fait national dans la réflexion politique est qualifié de  national-populiste. Le populisme est assimilé dans l’ouvrage à un courant de droite radicale, alors que ce phénomène peut prendre différents aspects. Il traduit justement ce désajustement entre les lieux de la prise de décision et les lieux d’élaboration démocratique avec cette volonté de Take back control. Est-ce-que la solution ne résiderait justement pas dans une forme de populisme républicain ?

DD – C’est une excellente question : le populisme n’est pas une idéologie, c’est un style caractérisé par la valorisation du bon peuple face à des élites corrompues, un recours assumé à la violence verbale, une exaltation de la force physique, une méfiance vis-à-vis de toutes les médiations comme les partis politiques, une désintermédiation entre le leader « hyperincarné » et la masse, etc.

“La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire.”

C’est un style transversal, et il existe un populisme de gauche comme un populisme d’extrême-droite et un populisme du centre… Ce que je pointe comme un danger, c’est le national-populisme, à savoir le style populiste adossé à une plateforme d’extrême-droite identitaire qui elle, en revanche, constitue une idéologie. Steve Bannon, dans le Figaro Magazine en avril dernier résume ses principaux traits : la remise du fait national au cœur de l’équation politique, non pas pour défendre la nation civique ou la nation démocratique telle que l’avaient thématisée les révolutionnaires français ou américains à la fin du XVIIIème siècle, mais pour exalter les desiderata d’une majorité sociale homogène souvent de couleur blanche et de foi chrétienne. On le voit en Hongrie ou avec le Tea Party aux États-Unis qui n’était pas seulement une révolte contre le renflouement des grandes banques de Wall Street, mais aussi une révolte raciale, le cri de colère de l’homme blanc… On le voit avec la Lega en Italie – Salvini est un pur opportuniste, qui vient d’un parti régionaliste demandant l’autonomie de la Padanie qui ne supportait plus de payer pour le Mezzogiorno ; il a compris qu’il avait un plus grand électorat à capturer, en invoquant l’identité nationale face à toutes les inquiétudes qui sont générées par la mondialisation. Il a donc transformé la Ligue du Nord en Lega, et on voit bien ici que la nation n’est pas la nation démocratique de la république italienne, c’est un moyen d’exalter une majorité sociale dans le meilleur des cas, ethnique dans le pire, et de légitimer un gouvernement autoritaire qui n’a rien du gouvernement représentatif-démocratique. Les premières victimes en sont les minorités, ceux qui ne peuvent pas se défendre, qui ont le moins voix au chapitre : les migrants, les minorités ethniques, etc. C’est ce que l’on a vu en Hongrie par exemple, où l’on assiste à ce processus de régression générale des libertés civiles. Ce n’est pas le modèle de la nation démocratique, c’est le modèle de la nation tribale qui est ici appliqué.

Le national-populisme est donc extrêmement dangereux parce qu’il a compris la force de mobilisation de la rhétorique nationale du fait de l’attachement très fort à l’idée nationale, à l’idée d’une nation civique – qui est détournée, d’où le fait que je parle de piraterie sémantique, dans un sens étroitement ethniciste et identitaire… La logique de la nation démocratique est une logique affinitaire davantage qu’identitaire ; l’identité c’est la tautologie du « A = A », ou pour le dire plus poétiquement à la manière de Hegel, c’est « la nuit où toutes les vaches sont noires » ; il n’y a ni progrès ni émancipation dans l’identité puisque, au fond, tout est toujours égal à soi-même… L’affinité, en revanche, c’est l’idée selon laquelle on trouve des personnes d’horizons divers, de cultures diverses, de religions diverses, d’appartenances diverses mais qui se rassemblent en un projet commun et dont le ciment réside dans l’État-providence et un sentiment d’obligation réciproque.

Je ne suis pas vraiment favorable à la mobilisation du style populiste dans la vie politique. On a vu en France à quel point il pouvait générer de la violence verbale, de l’hystérie, de la tension ; je suis inquiet du délitement du débat public, du climat d’intolérance qui règne et dont les réseaux sociaux ne sont pas la cause mais une simple caisse de résonance. Il n’y a plus de possibilité de trouver des compromis : aujourd’hui, les débats publics sont polarisés autour de positions absolues et irréconciliables. Le vivere civile républicain évoqué par Machiavel reposait au contraire sur l’existence de contradictions dans la société mais cette conflictualité pouvait toujours être surmontée et canalisée par les lois, des institutions, l’action politique, etc.

LVSL – Ne trouve-t-on pas dans votre essai la tentation de nier cette conflictualité?

DD – Je ne nie pas la contradiction ; je pense qu’elle est inhérente et bonne en démocratie, mais aujourd’hui nous ne sommes pas face à des contradictions mais à des oppositions de principes insurmontables et absolues. Si le populisme, comme on a pu le voir avec certaines dérives extrémistes, mène à des contradictions insurmontables, à de la violence verbale, je n’y suis pas favorable. En revanche, à la question « certains éléments du populisme sont-ils parfois positifs pour re-dynamiser un peuple politique ou re-politiser une action ? », je réponds pourquoi pas. Mais encore faut-il être très prudent vis-à-vis de ces catégories et à cette pensée binaire d’opposition du peuple forcément bon face aux élites forcément corrompues.

“Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels.”

La pensée républicaine, en ce sens, ne peut pas être populiste au sens de l’opposition du peuple et des élites parce que la pensée républicaine réside dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen ; celle-ci repose sur la circulation des charges entre tous les citoyens : il n’y a donc pas d’élite de sang ou de caste par nature. Il y a simplement une élite du mérite et cette élite du mérite il faut qu’elle circule le plus largement possible par les mérites des individus. Le procès que l’on pourrait faire à l’élitisme républicain aujourd’hui c’est effectivement une insuffisante circulation des charges, une absence de mobilité sociale ou intergénérationnelle qui est évidente. Mais plutôt que de condamner les élites et les stigmatiser, je préfère imaginer un système dans lequel tout le monde peut accéder par ses mérites propres à l’élite.

LVSL – La République s’est affirmée dans un moment de conflictualité aiguë contre les monarchistes et le parti de l’étranger. C’est ce qui a permis l’affirmation des principes républicains contre ce qui leur était extérieur…

DD – Oui, mais cette lecture me semble oblitérer ce qui constitue l’essentiel de la dynamique républicaine : sa capacité à convertir la dynamique des conflits sociaux en une énergie positive qui prend chair dans des lois, dans des institutions. La question sociale est, à ce titre, instructive. Juste après avoir accompli la Révolution de 1789, et proclamé aux frontispices de tous les édifices publics « Liberté-Egalité-Fraternité », on accouche dans les trente premières années du XIXème siècle d’une France de propriétaires très bien documentée par Thomas Piketty. L’idéologie propriétariste bat son plein, le droit civil qui est particulièrement bien décrit par Balzac dans Le Colonel Chabert, fait que ce qui jadis constituait les biens de l’Église est accaparé par une nouvelle classe émergente, que Marx appelle l’aristocratie financière dans son livre sur les luttes de classe en France. Les inégalités de patrimoine se creusent au XIXème siècle et la révolution industrielle accouche d’un sous-prolétariat des usines qui vit dans une misère absolue. On a fait la révolution pour proclamer la liberté et l’égalité et on se retrouve dans une situation où la moitié de l’humanité vit dans des conditions de misère qu’on n’aurait même pas imaginées sous l’Ancien Régime ! La dynamique républicaine consiste, petit à petit, dans l’institutionnalisation des conflits sociaux, dans la proclamation de libertés, comme le droit de grève ou les libertés syndicales, dans le façonnage d’un État-providence – qui d’ailleurs emprunte beaucoup aux caractères nationaux de chaque peuple ; je vous renvoie aux travaux d’Esping-Andersen sur les trois mondes de l’État-providence, selon lequel la France est caractérisée par un monde conservateur-corporatiste parce que l’État-providence qui se consolide après 1945 est un État-providence qui reprend des caisses d’assurance ouvrière pré-existantes. Le conflit est intéressant en République, mais il n’est pas pure violence ou force de destruction ; il accouche d’une dynamique positive d’institutionnalisation, de législation et de construction d’un cadre de vie commun, d’une société plus vivable et plus habitable.

Le populisme verbal auquel on assiste aujourd’hui donne une prime à celui qui va crier le plus fort et ne donne pas les clefs pour s’emparer des problèmes réels. J’éprouve une certaine méfiance à l’égard du style populiste qui s’apparente pour moi à du verbalisme incantatoire, et je m’attriste déjà suffisamment chaque jour de voir à quel point l’esprit public s’est dégradé et du fait que l’on ne puisse avoir aucun débat politique, échanger des arguments sans tomber dans la violence et des oppositions irréconciliables. Cette dégradation de l’esprit public est terrible à l’heure où justement nous avons profondément besoin de réhabiliter cette idée autour de la question écologique, du défi des inégalités, mais aussi de la menace terroriste, etc. On a besoin de puissance publique, on a besoin de biens communs, en conséquence de quoi on a besoin de débats publics parce qu’il ne viendrait à l’esprit de personne de dire que seule une petite minorité est détentrice de la définition du bien commun. Le bien commun est le résultat d’une délibération, mais qu’elle puisse se faire sereinement exclut un style politique empreint d’une trop grande violence.

Quel modèle de souveraineté populaire pour une politique d’émancipation ?

Tout le monde parle aujourd’hui de « souveraineté du peuple ». Du Rassemblement National à la France Insoumise, chacun invoque le retour au peuple souverain comme remède aux crises politiques que traversent les nations européennes. Marine le Pen avait pour slogan « au nom du peuple » et Jean-Luc Mélenchon « la force du peuple ». Tandis que le populisme de droite se veut être « le cri des peuples européens qui ne veulent pas mourir » et se constitue de manière identitaire et xénophobe, le populisme de gauche construit sa frontière en faisant jouer le « peuple » contre les « élites » et en revendiquant les principes démocratiques d’égalité et de souveraineté du peuple.

Force est de constater que populisme de droite et populisme de gauche charrient un même présupposé : l’évidence que les crises démocratiques trouvent leur solution au moins partielle dans le retour à un sujet, le peuple souverain. Ce retour à la souveraineté populaire serait une condition nécessaire, quoique non forcément suffisante, pour dépasser cet état de marasme politique. Il est toujours bon d’interroger ses préjugés. Quelle est, précisément, cette souveraineté du peuple que nous invoquons incessamment ?

Souveraineté orthodoxe, souveraineté hétérodoxe : rappel de l’histoire des idées

Les historiens de la philosophie et du droit s’accordent en général pour considérer les Six livres de la république de Jean Bodin comme la première théorie moderne de la souveraineté. Le concept de souveraineté a trois racines théoriques : la tradition politique juive, le droit romain et le droit médiéval.

D’un point de vue historique le concept de souveraineté se développe en accompagnant le processus de construction de l’État. D’un point de vue politique, il sert à légitimer l’indépendance du roi de France par rapport à l’autorité papale (souveraineté externe) ainsi qu’à lui procurer juridiquement un pouvoir absolu et suprême sur l’ensemble du territoire du royaume de France (souveraineté interne). Publiés quatre ans après la Saint-Barthélemy, les Six livres de la République (1576) ont vocation à définir le meilleur régime politique possible et à poser les conditions formelles d’une société stable afin de conjurer le spectre des guerres civiles. La souveraineté y est définie par la capacité qu’a le prince de « faire et casser la loy ».

De Jean Bodin à Carl Schmitt en passant par Thomas Hobbes et Jean-Jacques Rousseau, le concept de souveraineté gardera sa dimension volontariste et le prisme d’un pouvoir surplombant et extérieur à la société. Bien qu’il existe de profondes différences entre Bodin, Hobbes et Rousseau, et que l’interprétation que Carl Schmitt a de ces auteurs pour formuler sa propre théorie de la souveraineté est hautement contestable et contestée, nous pouvons considérer ces différentes conceptions comme participant du courant classique de la théorie politique. Selon la célèbre formule schmittienne, le souverain est « celui qui décide de l’état d’exception ». C’est une ré-interprétation propre au contexte politique turbulent de la République de Weimar. Si Carl Schmitt, avant et pendant son débat avec le grand juriste Hans Kelsen, théorise la souveraineté en exacerbant sa dimension décisionniste pour la détacher de sa filiation évidente avec le positivisme juridique, l’élément principal du volontarisme demeure — la souveraineté s’incarne dans la capacité à faire et suspendre la loi. C’est ce que nous appellerons la « souveraineté orthodoxe ».

Il existe pourtant une autre conception de la souveraineté que nous qualifierons d’ « hétérodoxe », dans la mesure où elle n’a pas ou très peu retenu l’attention des théoriciens postérieurs. Elle a été élaborée dans la Politica methodice digesta, ouvrage du philosophe et juriste Johannes Althusius, rédigé dans le contexte politique du Saint Empire romain germanique en 1603, soit un peu moins de trois décennies après la parution des Six livres de la République. Johannes Althusius soutient que Jean Bodin confond définition politique et définition juridique de la souveraineté et répond de la même manière à deux questions différentes : 1) De quels droits le souverain dispose-t-il (légalité) ? 2) De quel droit le souverain oblige-t-il (légitimité) ?

Pour Althusius, le droit s’occupe de la première question, la politique de la seconde. Jean Bodin donne la définition suivante : « République est un droit gouvernement de plusieurs ménages, et de ce qui leur est commun, avec puissance souveraine ».  La question juridique ou formelle du « droit gouvernement » prime la question politique de la nature réelle de la République. Dans les Six livres de la République, la question politique est dérivée d’une théorie juridique de la puissance souveraine. La souveraineté chez Jean Bodin est d’abord et avant tout une souveraineté législative. Jean Bodin part du droit pour arriver à la politique ; tandis que la démarche d’Althusius est inverse : il part de la politique pour ensuite arriver au droit.

Soutenant que la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir », Althusius soutient que la souveraineté revient au peuple et non au prince. En partant de la vie sociale comme objet propre de la politique, Althusius va localiser le principe de souveraineté dans le peuple organisé, c’est-à-dire dans une collectivité déjà stratifiée socialement en divers échelons. La politique doit s’attacher à chercher la nature réelle, et non formelle, de la république, ce qui fait sa vitalité : tels sont les droits de souveraineté, qui reviennent non au prince mais aux différents groupes sociaux qui constituent le peuple et sans lesquels il n’y aurait de vie commune. Si la souveraineté est entièrement détenue par le prince, note Althusius, la république dépérit et meurt ; car le principe de sa vitalité réside dans le peuple et non dans le prince, qui est son obligé.

Voilà pourquoi la souveraineté doit être distribuée au peuple sous forme de droits politiques à l’auto-organisation. La science juridique s’occupe non pas de localiser ces droits de souveraineté, qui doivent résider dans les diverses corporations, mais d’organiser leur distribution conformément au contrat entre le prince et le peuple. Contre l’absolutisme monarchiste de Jean Bodin, pour qui le peuple et la société sont des instances passives qui ne tirent leur existence et leur unité que de l’unicité d’un pouvoir  juridique suprême, Johannes Althusius redéfinit la souveraineté comme droits des différents groupes sociaux à l’autogestion. Deux logiques opposées donc :  celle d’un pouvoir transcendant — le prince à l’image de Dieu — où l’Etat surplombe la société ; celle d’un pouvoir immanent — la société sécrétant elle-même le pouvoir qui la gouverne en retour. Transposée abruptement aujourd’hui, la divergence théorique entre Jean Bodin et Johannes Althusius peut laisser présager deux manières antagoniques de penser la souveraineté du peuple.

Trois principes de souveraineté : retour sur le débat contemporain

Le débat contemporain sur la place et la fonction de la souveraineté du peuple est complexe en cela qu’il réunit différents plans d’analyse. Essayons de distinguer trois éléments principaux afin de mieux pouvoir les ré-articuler. En simplifiant, on peut discerner :
1) Le principe juridique de souveraineté nationale, comme participant des fondements du droit public, du droit international et de l’organisation des pouvoirs.
2) Le principe politique (ou idéologique) de souveraineté populaire comme mode de légitimation du pouvoir.
3) Le principe sociologique de souveraineté étatique, comme mode d’organisation des rapports économico-sociaux sur le territoire de l’État-Nation.

Cette distinction est bien sûr schématique. De manière concrète, les choses ne sont évidement pas si simples. Il est toutefois bon de garder en tête cette distinction pour ne pas tomber dans des paralogismes dus à des glissements sémantiques. Historiquement, la notion de « souveraineté nationale » a été invoquée contre le principe monarchique qui fait fusionner le corps de la Nation et le corps du Roi. Dans un discours célèbre du 3 mars 1766 au Parlement de Paris, Louis XV déclarait :

«  Les droits et les intérêts de la Nation, dont on ose faire un corps séparé du monarque, sont nécessairement unis avec les miens et ne reposent qu’en mes mains ; je ne souffrirai pas qu’il s’introduise un corps imaginaire qui ne pourrait qu’en troubler l’harmonie ».

Quelques décennies plus tard, les révolutionnaires ont osé. Ils ont fait jouer contre le corps du roi, censé incarner la Nation, le principe de souveraineté nationale. Ils ont brandi l’autonomie du corps de la Nation contre le corps du roi. De manière similaire, contre l’idée que le pouvoir du monarque proviendrait de Dieu, le principe politique de souveraineté populaire affirme que tout pouvoir provient du peuple et se trouve donc soumis aux exigences de la communauté politique.

Ces deux principes là débouchaient sur une réorganisation de l’ensemble des pouvoirs politiques et  du système juridique. Réorganisation qui avait pour infrastructure le processus historique de mutation des rapports de classes, le passage d’un régime de production de type féodal à un autre de type capitaliste et la consolidation de l’État-Nation. On voit qu’historiquement ces trois principes sont inextricablement liés. Mais les trois souverainetés distinguées ne se déterminent pas de la même manière. C’est d’abord l’infrastructure qui détermine la superstructure. Il y a bien sûr une autonomie de la superstructure qui permet à celle-ci de peser en retour sur l’infrastructure (contre un déterminisme vulgaire). C’est la relative indépendance de la politique. Mais il est évident d’un point de vue historique que c’est d’abord parce qu’il y a des transformations sociales et économiques qu’il y a une mutation du système politique, afin que ce dernier soit de nouveau apte à les mieux encadrer. Le principe juridique de souveraineté nationale qui participe de la théorie de l’organisation des pouvoirs a donc pour base le principe sociologique de l’État-Nation. Le principe de souveraineté populaire vient quant à lui justifier l’autorité des pouvoirs, produire de la légitimité politique, soit, pour ceux qui subissent le pouvoir plus qu’ils ne l’exercent, du consentement. Il vient, en quelque sorte, « envelopper » le principe sociologique de souveraineté étatique et le principe juridique de souveraineté nationale d’un voile idéologique.

On voit donc la limite de cantonner l’expression « souveraineté du peuple » au seul plan idéologique ou politique, sans faire référence ni à des études sociologiques ni à des travaux juridiques. Sans s’engager, a fortiori, dans une analyse structurelle du capitalisme contemporain. C’est en cela que pèchent les théories populistes. Sans une alliance entre d’une part une analyse juridique du système formel de l’organisation du pouvoir et des institutions, et d’autre part une analyse socio-économique des mutations des rapports de classes et des possibilités de ré-appropriation de la production par le salariat dans les sociétés modernes, revendiquer la souveraineté du peuple ne saurait être qu’un flatus vocis, un simple bruit de la bouche. Car en effet, faute de ces analyses scientifiques, la souveraineté du peuple ne saurait être qu’une notion drastiquement sous-déterminée, qu’un signifiant sans signifié. L’appel à la souveraineté populaire ne ferait qu’invoquer une idée sans nous dire comment peut s’organiser de manière institutionnelle cette souveraineté et quelles classes sociales sont susceptibles de se l’accaparer et d’en détourner l’usage. Si les idées sont certes importantes en politique, une véritable hégémonie idéologique ne peut s’établir et se pérenniser qu’en ayant pour base des structures sociales solides. Parler de souveraineté populaire d’un point de vue exclusivement politique ou philosophique, c’est sombrer dans l’idéalisme.

Critique de la souveraineté orthodoxe

Revenons-en maintenant à ce que nous avions distingué comme la souveraineté « orthodoxe ». Celle-ci contient deux présupposés problématiques.

Premièrement une conception pauvre de la décision collective. La décision collective y est pensée sous un modèle simpliste de la volonté individuelle : un pur « je veux » alors que depuis Freud nous savons que la volonté individuelle est travaillée par différentes forces et qu’elle est loin d’être simple. Mais de toute manière penser la volonté collective avec pour modèle la volonté individuelle constitue une faute méthodologique. Reste que la souveraineté orthodoxe du peuple ne s’embarrasse aucunement du mode de production de la décision collective. C’est pourquoi elle se satisfait volontiers du référendum, censé représenter exemplairement la volonté du peuple. Force est de constater que le peuple n’a pas son mot à dire dans la formulation même de la question à laquelle il se voit sommé de répondre. Cela contribue à une production de la décision collective très limitée. Le référendum est soit une acclamation soit un rejet, mais dans chaque cas il ne s’inscrit pas dans une véritable réflexion d’un meilleur mode de production de la décision collective.
De plus, les citoyens qui y participent sont généralement dépourvus de la signification politique accordée à leur vote. Une décision politique qui ne saurait être le fruit d’une authentique délibération collective est démocratiquement pauvre. Contre cela pourtant certaines alternatives se font jours : tirages au sort, assemblées sociales délibératives, etc.

Deuxièmement, la souveraineté orthodoxe suppose un sujet politique donné, le « Peuple ».
Il est difficile de voir ce que pourrait précisément dénoter l’actuelle « souveraineté du Peuple » du point de vue sociologique, étant donné que le « Peuple » contemporain est une entité abstraite. Il n’est en effet ni l’ensemble des votants (quid, en fonction des lieux et des époques, des femmes et des mineurs, des personnes privés de droit et aujourd’hui des abstentionnistes), ni l’ensemble des citoyens (quid des sans-papiers qui se voient exclus de la politique) ni même la masse indifférenciée de personnes qui vivent sur un même territoire (quid de nos concitoyens d’outre-mer et des nombreux citoyens français vivant à l’étranger qui votent, et par là, expriment la « souveraineté » du peuple). On s’en doute bien, le « Peuple » devient vite une notion fourre-tout voire attrape-nigaud, malléable à souhait et pouvant épouser n’importe quel paralogisme, ce dont de nombreux historiens nous ont alerté. Comme l’avait vu Hans Kelsen, l’unité du peuple n’est pas réelle, elle est nominale : « le peuple n’apparaît un, en un sens quelque peu précis, que du seul point de vue juridique : son unité – normative – résulte au fond d’une donnée juridique : la soumission de tous ses membres au même ordre étatique »

Dans une veine critique, qu’elle soit d’inspiration marxienne, foucaldienne ou bourdieusienne, l’exercice du pouvoir est toujours accaparé par un particulier (leader, bourgeoisie, bureaucratie), est transversal à l’Etat et constitue un rapport de domination. L’asymétrie principielle entre ceux qui exercent le pouvoir et ceux qui le subissent fait apparaître alors le mythe démocratique de l’auto-législation et de la souveraineté du peuple sous un nouveau jour : comme un mensonge idéologique. Un mensonge destiné à accréditer ceux qui nous gouvernent en les dotant d’une caution de légitimité qu’ils ne devraient avoir sous aucun prétexte — tout particulièrement lorsque le faste symbolique de la fonction tombe et que se révèle leur nature toujours plus avérée de larbin du Capital.

Déconstruire le mythe de la délégation de la souveraineté du peuple que véhicule la souveraineté orthodoxe, d’une souveraineté nationale exclusivement exercée, et ainsi captée, par des représentants en vue d’un « bien commun » — alors que le pouvoir est essentiellement dirigé par des intérêts particuliers —, loin d’inaugurer un pessimisme ambiant ouvre une lucidité politique accrue. C’est là que pourrait se développer une authentique souveraineté populaire, non au sens du peuple abstrait, mais du menu peuple, des « gens de peu ». Une souveraineté populaire arrachée au mode de production orthodoxe du consentement politique. Cette souveraineté nouvelle n’est donc pas une chose déjà-là qui serait la condition de résolution de la crise économique et politique que les sociétés néolibérales traversent. Cette souveraineté hétérodoxe du peuple constitue moins une solution qu’un problème. Car elle est tout le problème politique actuel. Le problème des sociétés démocratiques contemporaines rongées de l’intérieur par la logique néolibérale et cédant de plus en plus à une pente autoritaire. En fonction de quoi, cette souveraineté nouvelle n’est aucunement acquise, elle doit au contraire être conquise, puisqu’elle est indissociable de la lutte des différents groupes sociaux contre l’hégémonie du capital. En somme, il s’agit moins de souhaiter changer la société que de vouloir changer de société.

Un tel programme ne peut s’amorcer d’aucune façon avec les forces répertoriées de droite. Leur souveraineté gouvernementale, jamais séparée du mythe paternaliste du « grand homme » ou du « chef », ne vise qu’à redonner aux gouvernants des marges de manoeuvre accrues sans remettre en question les causes de notre crise actuelle, qui sont à chercher dans les structures socio-économiques et politiques du capitalisme contemporain. La droite, extrême ou non, n’a jamais eu pour ennemi réel, pour adversaire principal le Capital. C’est pourtant lui au premier chef qui bride les virtualités plus égalitaires de la démocratie. Tout rêve d’union entre « souverainistes » de droite et de gauche en vue de sortir de la crise actuelle est une fiction ; mais une fiction aux conséquences dangereuses sur la réalité qu’elle prétend éclairer.

Pour aller plus loin

Gérard Mairet, Le principe de souveraineté, Folio essais, Gallimard.
Gaëlle Demelemestre, Les deux souverainetés et leur destin, Cerf.
Jacques Sapir, Souveraineté Démocratie Laïcité, Michalon.
Frédéric Lordon,  Imperium, La Fabrique.
Catherine Colliot-Hélène, La démocratie sans « démos », PUF.
Dominique Rousseau, Radicaliser la démocratie, Essais, Points.
Pierre Rosanvallon, La démocratie inachevée, Folio histoire.
Bernard Friot, Puissances du salariat, La dispute.
Bruno Amable et Stefano Palombarini, L’illusion du bloc bourgeois, Raisons d’agir.

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

« Macron est un caudillo néolibéral » – Entretien avec Íñigo Errejón

L’Histoire recommence, avec Íñigo Errejón / © Léo Prévitali pour Le Vent Se Lève

Íñigo Errejón a longtemps été le numéro 2 de Podemos et l’intellectuel de référence du mouvement. Il est le principal artisan de la “stratégie populiste”, inspirée des thèses post-marxistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, qui nourrit aujourd’hui les débats des gauches européennes. Nous avons eu la chance de pouvoir le rencontrer et de réaliser un entretien lors d’un voyage de la rédaction à Madrid. De nombreux thèmes y sont abordés : le populisme comme méthode de construction des identités politiques ; la façon dont Podemos s’est approprié le patriotisme ; la France Insoumise ; le populisme néolibéral d’Emmanuel Macron et la centralité politique de la notion d’ordre.


LVSL – Lorsque l’on parle de populisme en France, on est confronté à plusieurs difficultés. D’abord, malgré l’essor de la France Insoumise, qui a adopté à bien des égards une stratégie populiste au cours de la campagne présidentielle, de nombreux secteurs de la gauche française n’entendent pas se défaire de l’axe gauche/droite. Pourquoi selon vous les métaphores gauche et droite ne sont plus la clé de compréhension du moment politique actuel ?

Íñigo Errejón – Je commencerais par dire que c’est difficile en Espagne aussi. La bataille intellectuelle pour faire comprendre cette idée simple n’a pas encore été menée. Néanmoins, en 2014 et en 2015, une bonne partie des analystes et de nos camarades ont accepté l’idée que gauche et droite n’étaient plus les métaphores les plus aptes pour penser la transformation politique, tout simplement parce que nous en étions la preuve vivante. Beaucoup se méfiaient encore de la stratégie populiste, mais nous avons montré dans la pratique que cela fonctionnait, il leur était donc plus difficile de la contester. Dans un sens, nous avons donc plus avancé sur le terrain électoral que sur le terrain intellectuel.

Pourquoi l’axe métaphorique gauche/droite n’est pas le plus utile aujourd’hui pour comprendre comment se construisent les identités politiques en Europe ? La première réponse que j’apporterais est davantage politique que théorique. Dans la pratique, toutes les forces qui ont fait irruption dans les systèmes politiques européens, et qui ont été capables de les transformer, rejettent cet axe gauche/droite. Certains le font depuis des positions réactionnaires, d’autres depuis des positions progressistes. Le succès de Jeremy Corbyn a parfois été perçu comme un retour en force de la gauche. Mais même Corbyn a fait l’effort de traduire le langage du travaillisme afin de s’adresser aux classes populaires et aux classes moyennes britanniques, bien plus qu’il n’a cherché à revenir à l’essence de la gauche.  Dans la pratique, empiriquement, tous les phénomènes politiques qui apportent une quelconque nouveauté dans le paysage politique européen naissent à partir d’une rhétorique qui tente d’identifier une majorité non-représentée plutôt qu’à partir d’un appel à se regrouper derrière les valeurs et la phraséologie de la gauche.

Pendant le long cycle néolibéral européen, gauche et droite ont trop longtemps signifié sociaux-démocrates et conservateurs. Cette idée s’est profondément installée dans l’imaginaire collectif. Je ne crois pas du tout que lorsque les gens ont investi les places publiques, en Espagne, pour dire « nous ne sommes ni de droite, ni de gauche, mais nous sommes ceux d’en bas contre ceux d’en haut », ils aient voulu explicitement contester les catégories politiques caractéristiques de la modernité. Non, ils disaient « nous ne sommes ni le PSOE ni le PP », car gauche et droite ont fini par être assimilées aux partis sociaux-démocrates et conservateurs. Mais pour beaucoup de gens, et je crois qu’on l’observe bien dans les politiques publiques, la principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates et les conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société, reste de la société qui souffre du consensus néolibéral, des politiques technocratiques et des coupes budgétaires, appliquées tantôt par la gauche, tantôt par la droite.

“La principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates des conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société qui souffre du consensus néolibéral.”

De sorte que la “gauche” n’est plus une expression valide, un rempart discursif utile, pour contester les politiques néolibérales et la prise en otage de la souveraineté populaire, car ceux qui ont hégémonisé le terme « gauche » ont été les principaux complices de ces politiques. Face à cette situation, une certaine gauche communiste ou post-communiste se contente de dire « oui, mais c’est parce qu’ils n’étaient pas vraiment de gauche ». Mais nous entrons alors dans un jeu de poupées russes où la gauche s’enferme dans une sorte de grand concours pour déterminer qui s’arrogera le monopole de l’étiquette : « je suis de gauche mais toi tu ne l’es pas. Moi oui, mais celui-là non ». Cette histoire relève du religieux bien plus que du politique.

Enfin, ce qui est en jeu dans nos sociétés européennes n’est pas tant de savoir si les politiques de nos gouvernements vont s’orienter un peu plus à gauche ou à droite. Il s’agit d’un combat fondamental entre démocratie et oligarchie. Et ce combat peut rassembler beaucoup de gens qui s’associent traditionnellement aux valeurs de la droite, ou à des valeurs conservatrices, mais qui commencent à percevoir qu’il n’y a rien à espérer des élites traditionnelles de leurs pays. L’idée de méritocratie, par exemple, était traditionnellement hégémonisée par la droite. Aujourd’hui en Espagne, l’idée de méritocratie est anti-oligarchique : avec le Parti Populaire au gouvernement, il est impossible de considérer que nous sommes dans une situation où les meilleurs professionnels obtiennent les meilleurs postes. Cette idée était autrefois conservatrice. De même que l’idée de souveraineté nationale. Or, il est aujourd’hui évident que la souveraineté nationale est menacée par un gouvernement qui a placé la politique économique du pays au service de Mme Merkel. Cette idée était de droite, et pourtant elle est aujourd’hui anti-oligarchique. C’est la raison pour laquelle je crois qu’actuellement, la frontière fondamentale entre démocratie et oligarchie est une frontière plus radicale, qui laisse par ailleurs entrevoir la possibilité d’une majorité bien plus large que celle de la seule gauche.

LVSL – L’idée de disputer les signifiants hégémonisés par l’adversaire est intéressante, elle est même probablement la clé d’une stratégie politique efficace. Il y a un débat entre ceux qui, comme Chantal Mouffe, en appellent à la construction d’un populisme de gauche, tandis que d’autres, comme vous, revendiquent un populisme « démocratique » ou « transversal ». Qu’entendez-vous par ce concept ? Est-ce que cela signifie que vous êtes inspiré par le Movimento Cinque Stelle italien, qui semble être le mouvement populiste le plus transversal en Europe ?

ÍE – Nous avons vu le M5S adopter des comportements erratiques et contradictoires, notamment lorsqu’ils ont préféré former un groupe au Parlement européen avec des formations politiques parfois racistes, plutôt qu’avec des forces de transformation sociale. Sur de nombreux aspects, nous ne nous reconnaissons pas dans ce mouvement, mais je n’ai pas étudié le phénomène et je le dis donc avec prudence et avec respect.

Dans Construire un peuple, Nous discutons précisément de ce sujet avec Chantal Mouffe. Elle avance le concept de populisme de gauche. Je crois qu’elle le fait en partie car elle réfléchit depuis un contexte national, plus précisément le contexte national français, dans lequel il est nécessaire d’affirmer une différence morale vis-à-vis du FN. De ce fait, le populisme doit être accompagné d’un complément rassurant : « nous sommes populistes, mais ne vous en faites pas, nous sommes de gauche ». Pour ma part, je milite au sein d’un projet politique, dans un pays qui, certainement grâce au 15-M et grâce à notre irruption, n’est pas concerné par une menace fasciste. Il n’est donc pas nécessaire en Espagne de parler d’un populisme « de gauche ».

“La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs.”

Nous n’avons pas besoin d’avoir ce geste rassurant qui, à mon avis, et j’en parle beaucoup avec Chantal, est avant tout destiné au vieux progressisme européen : « nous parlons de souveraineté, de patrie, de reconstruire une idée de peuple, nous parlons de la centralité de l’Etat dans l’organisation de la vie collective, mais pas de panique, ce n’est pas le retour aux années 30 ». Du fait de la situation espagnole, et de la génération à laquelle j’appartiens, nous ne sommes pas contraints d’apporter cette nuance. Ça ne me fait pas peur. Souvent, la gauche aime exagérer le risque fasciste en Europe, mais les pires atrocités en Europe sont aujourd’hui commises par des élites subordonnées au projet financier européen. La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs. Voilà la véritable menace de dérive autoritaire qui pèse sur l’Union européenne.

En termes analytiques, la distinction entre populisme de gauche et populisme de droite est-elle utile ? Il me semble que c’est avant tout une distinction morale, qui fait moins sens d’un point de vue théorique. Le problème, c’est que la perspective théorique que nous partageons peut parfois conduire à des conclusions effrayantes: « Si le Front national est une force populiste, cela signifie-t-il que j’ai quelque chose à voir avec eux ? Peut-on être apparentés dans notre manière d’envisager la politique avec des forces que nous détestons et qui nous sont antagonistes ? ».  Je pense qu’il est possible de partager une même approche théorique tout en ayant des visions antagonistes quant à la société que nous souhaitons construire. Je crois donc que le populisme « de gauche » reste un complément tranquillisant. Il ne me dérange pas, mais je ne sais pas s’il apporte grand-chose.

LVSL – Où se situe dès lors la distinction entre le populisme démocratique et le populisme du Front national, par exemple ?

ÍE – Si l’on veut différencier le populisme démocratique du populisme réactionnaire, il y a selon moi deux grandes distinctions à opérer. La première réside dans la conception du peuple. D’un côté, le peuple est considéré comme une unité organique, qui préexiste à la volonté générale. De l’autre, il est envisagé comme un construit culturel permanent.

Pour les réactionnaires, le peuple est, car il en a toujours été ainsi, depuis leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents. Le peuple existe de manière organique, en tant qu’essence, indépendamment de la volonté qu’ont les citoyens qui habitent un pays à un moment donné. Ainsi, la vision selon laquelle le peuple de France est immortel, et selon laquelle il est directement relié à Jeanne d’Arc. Non pas tant par la volonté des Français d’aujourd’hui de reproduire l’héroïsme de Jeanne d’Arc, mais par le sang, et par la terre. C’est ce lien de filiation essentialiste qui débouche facilement sur une vision réactionnaire et raciste du peuple.

Dans la version démocratique du populisme, le peuple n’existe pas, mais il est dans le même temps indispensable. Il n’y a pas un lieu dans lequel se rendre pour trouver le peuple mythique, pas ici ni même dans les villages indigènes des Andes. Il n’y a pas de lieu mythique dans lequel il suffirait de soulever le rideau pour découvrir le peuple dans toute sa splendeur. Le peuple est une volonté générale qui résulte d’une construction culturelle. Il dote un ensemble de citoyens fragmenté et dispersé d’un horizon qui leur permet de regrouper leurs volontés, leurs désirs, leurs attentes, leurs craintes, et d’avancer dans le même sens. Mais cette unité n’est pas organique, elle n’est pas donnée une fois pour toutes. C’est d’ailleurs cette dernière idée que l’on retrouve dans les vieux concepts de nation pour les fascistes et de classe dans le marxisme : quelque chose qui existerait avant le politique, et que nous devrions ensuite découvrir. Je ne crois pas que ce soit le cas, le peuple est une construction culturelle qui doit se reproduire chaque jour.

De ce fait, je n’accepte pas la critique des libéraux selon laquelle tout populisme serait totalitaire, car ils croient que le peuple est un et que la représentation est une. Ils nous ont mal lus. Nous pensons que le peuple est une construction quotidienne de l’intérêt général. Mais cet intérêt général ne préexiste pas dans l’attente d’être découvert, c’est un travail de tous les jours. Le peuple n’existe pas, et en même temps le peuple est inévitable, car sans le peuple il n’y a pas de possibilité d’envisager des fins collectives au politique.

LVSL – Quelle est la deuxième distinction ?

ÍE – La seconde distinction découle de la première, elle tient à la désignation d’un ennemi ou d’un adversaire. Pour les populistes réactionnaires, les ennemis sont les travailleurs immigrés, les populations les plus démunies : c’est la logique de la haine de l’avant-dernier contre le dernier. Pour nous, l’ennemi ou l’adversaire contre lequel nous construisons le peuple, ce sont les oligarchies qui n’ont cessé de séquestrer nos institutions et nos Etats de droit en Europe. C’est ce qui me semble faire la différence.

LVSL – En 2012, dans un débat avec Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, Jean-Luc Mélenchon expliquait qu’il lui était difficile d’utiliser le concept de populisme car il était connoté négativement (assimilé à l’extrême droite, aux “bas instincts” du peuple). Selon Ernesto Laclau, en revanche, “il faut faire avec le populisme ce que les chrétiens ont fait avec la croix : transformer un symbole d’ignominie en un symbole positif”…

ÍE – Je n’étais pas d’accord avec Ernesto Laclau lorsqu’il disait que le populisme est un terme que l’on peut disputer et resignifier pour l’utiliser à des fins de communication politique. Je ne le crois pas, je pense que le terme est trop chargé négativement dans les sociétés européennes. Dans ma pratique politique et médiatique quotidienne, il ne me sert à rien. Il m’est utile dans ma pratique intellectuelle et analytique. Dans un entretien à tête reposée, plus théorique, je peux reconnaître que le populisme m’apparaît comme la meilleure grille d’analyse pour comprendre la naissance et le développement de Podemos. Et nous-même nous sommes largement abreuvés d’expériences populistes ou national-populaires, en Amérique latine notamment.  Lorsqu’il s’agit de communiquer, le concept de populisme ne me sert pas. Je nous identifie comme une force démocratique confrontée à des forces représentant les intérêts de minorités de privilégiés.

LVSL – Quel rôle a pu jouer la spectaculaire vague de mobilisations sociales qui a secoué l’Espagne ces dernières années, et tout particulièrement le mouvement des Indignés, dans le processus de construction du peuple ?

ÍE – Un processus radical de transformation, une révolution démocratique, suppose que les « sans-titres », comme le dirait Jacques Rancière, aient la capacité de rééquilibrer la répartition des pouvoirs dans leur société d’une manière plus juste, plus favorable aux gens ordinaires, à ceux d’en bas. Et pour cela, il est nécessaire de produire une certaine idée de transcendance, de mystique et d’épique, afin d’assurer que nous ne représentons pas seulement des intérêts corporatistes. C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, « ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité » : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.

Dans la sémantique politique espagnole, normalement, « peuple » est un terme que les gens n’osent pas utiliser sauf dans les manifestations de grande ampleur. Personne ne chante « El pueblo unido jamás será vencido » dans un rassemblement de 2000 personnes. Mais si ce sont 200 000 personnes qui se regroupent, tout le monde le chante, comme s’il s’agissait d’un terme réservé aux grandes occasions, un mot que nous utilisons uniquement lorsque que nous croyons représenter légitimement une majorité au-delà de la rue. En 2011, les Indignés manifestaient cette ambition de représenter la véritable volonté populaire. Une dirigeante du PP disait à l’époque « ceux qui sont sur les places sont 500 000 au maximum. Ils n’ont pas le droit de dire qu’ils représentent le peuple alors que moi j’ai été élue par 11 millions de personnes ».

“C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.”

Je crois que, sans même le savoir, elle touchait du doigt le nerf central du débat politique : qui peut parler au nom du peuple ? Et ce n’est pas une question purement statistique. Elle avait raison, 11 millions de personnes avaient voté pour le PP. Sur les places, nous n’étions pas aussi nombreux. En termes mathématiques, elle pouvait compter sur plus de citoyens que nous. Mais le peuple n’est pas une somme de citoyens, il n’est pas même la majorité absolue des citoyens. C’est une idée qui transcende la somme des individualités. On peut très bien représenter le peuple tout en étant en minorité numériquement, dès lors que nous sommes une majorité culturelle. C’est-à-dire lorsqu’existe la sensation qu’un groupe, plus ou moins grand, représente à un moment donné les grandes espérances de la communauté, et sa volonté d’avancer. De ce fait, le groupe a la capacité de parler au nom de tous, de proposer des grands objectifs collectifs.

Si le 15-M a eu cette capacité de construction populaire, ce n’est pas parce qu’une majorité des Espagnols étaient rassemblés sur les places. Il y a une vision gauchiste qui consiste à expliquer nos succès électoraux comme le résultat mécanique de l’ampleur des mobilisations sociales. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que ces mobilisations sociales ont avant tout bousculé le sens commun de l’époque, à tel point que les enquêtes sociologiques indiquaient que 75% de la population espagnole était d’accord avec les revendications portées par le mouvement des Indignés. Cela signifie qu’il y avait dans le lot de nombreux électeurs de droite, du centre, de la gauche, des abstentionnistes. C’est pourquoi nous qui étions sur les places pouvions parler au nom d’un peuple espagnol oublié et non représenté. Non pas par le nombre de personnes présentes, mais du fait de la résonance que rencontrait notre propos dans tout le pays.

LVSL – C’est donc cette capacité à créer de la transcendance, à produire un discours englobant et inclusif qui permet de construire une majorité politique capable de prendre le pouvoir ? Dans Construire un peuple, vous insistez tout particulièrement sur la nécessité pour les forces de progrès social d’ « hégémoniser l’identification nationale ». Quelle importance accorder à la notion de patrie ? 

ÍE – Pour que les protestations puissent déboucher sur la possibilité d’une majorité, et par la suite conquérir l’Etat, il faut un certain horizon transcendant. Tout au long de l’histoire de la modernité européenne, cet horizon transcendant s’est incarné dans trois grandes références : la patrie, la religion, la classe. Ce sont les trois grandes idées pour lesquelles les gens sont morts, en considérant que cela en valait la peine. Aujourd’hui, nous sommes en quelque sorte une force politique laïque, dans le sens où nous estimons que le paradis ne peut se construire, mais que si quelque chose de semblable peut être construit, il faudrait le faire ici et maintenant. Donc nous écartons la religion. Par ailleurs, je doute que quiconque défende aujourd’hui que la classe sociale constitue à elle seule un élément susceptible de regrouper une majorité sociale. En Espagne, les gens ont participé à la contestation davantage en tant que citoyens qu’en tant que travailleurs. Car sur les lieux de travail se sont avant tout installées la peur et la précarité, au détriment d’une identité salariale forte.

Aujourd’hui, je crois que même ceux qui continuent à se définir « communistes », ou qui se reconnaissent dans les mythes de la gauche, ne soutiennent plus qu’il soit possible de construire une majorité sociale capable de représenter le renouveau en faisant de la classe sociale l’identité politique centrale. Ils le disent peut-être encore dans les fêtes du parti, à travers les rites, mais tous ont ajouté à leurs discours des notions telles que « majorité sociale », « secteurs populaires ». C’est-à-dire qu’ils ont dû s’ouvrir.

Nous avons appris en Amérique latine, mais plus généralement en étudiant tous les processus de transformation politique, que les révolutions s’opèrent au sein de pays dans lesquels les manuels les déclarent impossibles. Les leaders qui les ont conduits, ou les intellectuels qui les ont guidés, ont toujours fait le contraire de ce que dictait l’orthodoxie marxiste-léniniste dans leurs pays. Dans l’immense majorité des cas, à l’exception peut-être de la révolution russe, ce sont fondamentalement des révolutions de type national-populaire, au cours desquelles l’identification des masses à la révolution tenait davantage à l’idée qu’il était nécessaire d’émanciper la nation, de la libérer et de faire coïncider ses intérêts avec ceux des plus démunis. Bien sûr, une fois au pouvoir, les leaders adoptent une rhétorique différente, plus proche de celle qu’apprécie la gauche. Mais la révolution menée par Fidel Castro, celle de Mao, ou toutes les transformations politiques progressistes qui ont eu lieu en Amérique latine, ont toujours été le fruit d’un mariage entre la nation et le peuple bien plus que de la récupération d’une rhétorique “de gauche” : la patrie, ce sont les pauvres, les “descamisados” dans le cas du péronisme.

LVSL – Dans le cas de Podemos en Espagne, comment vous êtes-vous réappropriés le concept de patrie ?

ÍE – Nous avons commencé par le faire sur le plan intellectuel dans un premier temps, sans le revendiquer sur le plan politique. Nous avons commencé à dire qu’une gauche – on parlait encore de la gauche à ce moment-là – incapable de se montrer fière de son pays ne pouvait que difficilement représenter les aspirations générales de ses concitoyens. Nous avons commencé à l’évoquer, et c’est important, lorsque l’Espagne a gagné la Coupe du monde de football contre les Pays-Bas, en 2010. Moi j’aime le football, ce n’est pas le cas de tous mes camarades. Mais dans notre pays, la victoire de la sélection nationale au mondial a été un véritable événement. Evidemment, au Pays Basque ou en Catalogne, les gauches indépendantistes avaient une solution, puisqu’il leur suffisait de dire que c’était à leurs yeux la victoire d’un pays étranger et qu’il ne valait donc pas la peine de la célébrer. Mais pour nous, il était évident que c’était notre pays qui avait gagné. Et il faut bien voir que le drapeau officiel de l’Espagne, les symboles nationaux espagnols se sont généralisés depuis qu’une bonne partie des immigrés équatoriens, subsahariens ou marocains se les sont appropriés.

Il est vrai que ces symboles restent encore associés au camp qui a gagné la guerre civile, puisque les vainqueurs de la guerre ont changé l’hymne, le drapeau, et ont patrimonialisé l’idée même d’Espagne. La Transition à la démocratie n’a pas résolu ce problème. La plupart des forces démocratiques qui avaient lutté contre la dictature ne considéraient pas l’idée d’Espagne et les mythes nationaux comme les leurs. La victoire de la sélection nous a fait prendre conscience que les secteurs révolutionnaires et progressistes, ou la gauche plus généralement, ne pouvaient construire l’hégémonie dans un pays dont ils ne voulaient pas prononcer le nom. Une gauche qui disait en permanence « l’Etat espagnol », ou « notre pays ». Non, l’Espagne ! Il s’agit là clairement d’un signifiant relativement vide à disputer.

“On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici.”

Nous avons donc commencé à en discuter d’un point de vue intellectuel. Et le lancement de Podemos nous a permis d’expérimenter dans la pratique nos discussions théoriques. Dans un premier temps, nous n’affirmions pas la patrie en termes positifs mais en termes négatifs, en désignant les ennemis de la patrie, ou plutôt ceux qui n’étaient pas patriotes. Nous avons utilisé des métaphores très simples : n’est pas patriote celui qui porte un bracelet aux couleurs de l’Espagne au poignet mais qui cache son argent sur des comptes en Suisse. Nous avons commencé par employer ce type d’images sans même encore nous revendiquer comme patriotes, en affirmant qui ne l’était pas. Et cela fonctionnait : pendant nos meetings, toute une partie du public qui ne provenait pas du militantisme se mettait à vibrer lorsqu’on parlait de patrie. On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici, que la patrie, c’est ne pas permettre qu’il puisse y avoir des contrats à 4 euros de l’heure. Nous avons mis en avant une conception radicalement démocratique et égalitaire de la patrie. La patrie, c’est une communauté dont on prend soin.

LVSL – Et cette stratégie a-t-elle réellement fonctionné dans la durée ?

ÍE – Cette stratégie a commencé à fonctionner. Je vous conseille de regarder le meeting que nous avons fait le 2 mai dernier, à l’occasion de la célébration du soulèvement national du 2 mai 1808 contre l’armée française. Cette date a longtemps été revendiquée par la droite, car l’invasion française a coupé en deux le camp progressiste. Une partie des intellectuels libéraux de l’époque a considéré qu’il s’agissait certes d’une invasion étrangère, mais qu’elle donnait aussi l’opportunité de moderniser le pays contre l’influence du clergé et de la monarchie. De l’autre côté, il y a eu un soulèvement populaire contre l’invasion bonapartiste et contre le roi qui avait livré le pays à l’armée française. On peut donc dire qu’il y a dès cette époque une première idée nationale-populaire qui combine éléments conservateurs et éléments progressistes, qui ne se contente pas de se soulever contre l’invasion étrangère, mais qui pointe également du doigt les classes dominantes espagnoles qui ont vendu le pays.

On l’a observé à de nombreuses reprises au cours de notre histoire, y compris pendant la guerre civile. Même l’anarchisme, qui a été la principale force politique au sein du mouvement ouvrier espagnol, a mis en avant l’idée qu’il fallait libérer l’Espagne des armées allemandes et italiennes, le fascisme étant appréhendé comme une force d’invasion étrangère. Le mouvement ouvrier présenté comme la meilleure expression de la défense de la patrie. Ce sont des épisodes qui sont assez peu racontés. Ils s’inscrivent dans la narration d’une histoire du national-populaire en Espagne que nous avons cherché à reprendre. Qu’une force politique comme la nôtre organise un rassemblement le 2 mai, date traditionnellement prisée par les conservateurs, est significatif. Mais nous ne le faisons pas pour revendiquer une essence raciale ou pour dire que nous descendons de nos ancêtres par le sang. Non, nous le faisons pour revendiquer une histoire au cours de laquelle à chaque fois que l’Espagne a été en danger, ce sont les gens humbles qui ont porté la patrie sur leurs épaules. Chaque fois que la souveraineté nationale s’est retrouvé menacée, ce sont les plus pauvres, les plus opprimés qui se sont levés pour défendre leur pays. Nous avons mis en avant cette idée, et cela a marché, cela marche toujours. Beaucoup de gens en sont émus et y trouvent un sens.

Nous avons toujours reçu des critiques féroces de la part d’une gauche qui confond souvent ses propres préférences esthétiques avec celles de notre pays. Comme la revendication de l’idée de patrie ne leur plaisait pas, ils disaient toujours que cela n’allait pas fonctionner. De fait, à chaque fois que nous avons eu une baisse de régime ou que nous avons essuyé des échecs, on nous a expliqué que nous n’avions pas été suffisamment de gauche et que nous avions été trop patriotes. Ils le soutiennent sans la moindre preuve empirique, mais il existe en Espagne une gauche persuadée que les choses vont revenir à la normale, que la politique va de nouveau se déterminer par rapport à l’axe gauche/droite et que l’avenir leur donnera raison. Ils s’agrippent au moindre signal : Corbyn a gagné ? C’est le retour de la gauche ! Podemos trébuche ? C’est que le discours sur la patrie ne marche pas ! Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que cela nous a permis d’occuper une position plus centrale que celle que nos biographies militantes – nous venons tous des mouvements sociaux et de l’extrême gauche – ne nous auraient jamais permis d’atteindre. Que les choses soient bien claires, il ne s’agit pas d’une manœuvre de marketing électoral mais d’une tentative de reconstruction d’une identité politique qui puisse être majoritaire en Espagne.

Iñigo Errejón lors du meeting de Podemos à Madrid le 2 mai 2017. Crédit photo : © Mariano Neymar

LVSL – Comment conjuguez-vous cette réappropriation de la patrie au concept de plurinationalité également avancé par Podemos dans le but de repenser l’organisation territoriale de l’Etat espagnol ?

ÍE – C’est extrêmement difficile. Nous sommes une force politique qui gouverne la ville de Madrid, et nous faisons non seulement des meetings en catalan et en euskara en Catalogne et au Pays Basque, mais nous reconnaissons également qu’il s’agit de nations. Non pas pour des raisons archéologiques ou biologiques, mais ce sont des nations car il y a un désir majoritaire d’être nation, une dimension constituante. Et en tant que nation, nous reconnaissons qu’elles ont la possibilité d’exercer leur droit à l’autodétermination. Notre position consiste à affirmer que nous sommes une patrie plurinationale, une patrie composée de plusieurs nations. Ce qui nous unit n’est en aucun cas une essence nationale, mais une volonté d’être ensemble pour nous protéger de la finance, de la corruption et de l’austérité. Cette volonté d’être ensemble pour nous protéger, je l’emprunte au kirchnérisme et à Hebe de Bonafini, qui affirme que la patrie, c’est l’autre : la patrie est l’identification à l’autre. Si l’autre souffre, s’il n’a pas de quoi se nourrir ou s’il n’a pas de travail, cela te fait mal à toi aussi. Là encore, la patrie est une communauté solidaire, une communauté qui prend soin d’elle-même et de ses membres, indépendamment de leurs noms et de leur couleur de peau. Nous prenons soin les uns des autres, nous sommes une communauté qui se protège.

Il nous faut combiner cette idée avec le fait que l’Espagne est constituée de plusieurs nations. Et le ciment qui permet de faire tenir ces nations ensemble, c’est la construction de la souveraineté populaire et la liberté de décision. Nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous.

“Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination.”

Une partie de l’indépendantisme catalan, qui est tout à fait légitime, d’autant plus qu’il incline à gauche, est né avec l’idée que l’Espagne était irréformable. Il leur apparaît dès lors plus facile de construire leur propre Etat en Catalogne plutôt que de transformer l’Espagne. Nous, nous aspirons à apporter une réponse à cela. Mais la réponse ne serait pas complète si on ne répétait pas que rien ne construit plus la patrie que la définition d’un ennemi. Par conséquent, au-delà de constructions plus élaborées, le plus important est de savoir qui va pouvoir définir qui est la patrie et qui en sont les ennemis. Pour le PP, les ennemis de la patrie sont les Catalans. Mais lorsque nous construisons la patrie, les ennemis sont les dirigeants du PP qui sont en train de livrer notre pays à Merkel et à l’Union européenne allemande. La lutte pour définir qui construit la patrie est la lutte pour définir qui construit l’ennemi de la patrie.

Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. C’est certainement la réussite intellectuelle et politique dont je suis le plus fier. Faire les deux à la fois implique de nombreuses contradictions, mais il me semble que c’est la seule manière de résoudre en même temps le problème de la souveraineté populaire en Espagne et le problème de la relation démocratique entre les différents peuples d’Espagne. Quand je donne une réponse théorique, cela semble simple, dans le quotidien politique et médiatique, c’est beaucoup plus compliqué.

LVSL – Il semblerait qu’en France aussi l’idée qu’il est nécessaire de se réapproprier le concept de patrie ait fait son chemin. Le Front national l’a déjà entrepris depuis longtemps, mais on l’observe également d’une certaine manière à gauche avec la France Insoumise. Emmanuel Macron l’a très bien compris lui aussi.

ÍE – Bien sûr. Il est vrai que l’idée de patrie s’est positionnée au centre du débat politique. Vous en savez plus que moi, mais je crois qu’en France, l’idée de patrie n’a jamais été véritablement absente. Vos symboles nationaux sont plus facilement appropriables à travers un discours progressiste. J’adorerais avoir un hymne national comme la Marseillaise, je n’arrêterais pas de le chanter si c’était le cas ! L’hymne national, le drapeau, jusqu’au fait que l’indépendance nationale ait été retrouvée face à l’invasion fasciste, tout cela favorise la construction d’une idée de patrie radicalement progressiste et démocratique.

Je crois que c’est plus difficile pour nous en Espagne, car le sédiment historique est plus complexe. Nous n’avons pas vécu la Seconde guerre mondiale. Nous avions le mouvement ouvrier le plus puissant d’Europe et c’est pourquoi le fascisme a dû livrer avec difficulté une guerre civile de trois ans et demi avec l’appui de deux puissances étrangères. Mais nous l’avons payé par une dictature de quarante ans et une Transition semblable à celle du Chili, qui amplifie fondamentalement les droits civils et sociaux mais laisse intactes une grande partie des bases matérielles de l’oligarchie qui avait gouverné pendant la dictature et qui s’est perpétuée sous la démocratie.

L’idée de patrie retrouve une certaine centralité en France, mais elle n’avait jamais vraiment disparu donc. La Résistance comportait une dimension clairement patriotique. Même le PCF, tout comme le PCI, bien qu’il maniait la faucille et le marteau lorsqu’il fallait discuter avec les autres partis communistes, pratiquait à la maison une politique de type national-populaire. Les plus grandes avancées du PCI, que je connais mieux que le PCF, ont eu lieu lorsque le parti a mis en pratique une politique plus nationale-populaire que communiste.

Le livre de Lucio Magri à propos du PCI, El sastre de Ulm, est très intéressant. Il raconte comment les délégués du PCI auprès de la Troisième Internationale promettaient à Moscou de mener une politique de « classe contre classe » en conformité avec les recettes inscrites dans les manuels. Mais lorsqu’ils rentraient en Italie, ils théorisaient la voie italienne vers le socialisme. Ils parlaient d’ailleurs davantage d’une République populaire italienne que de socialisme. En Italie, deux grands partis se disputaient le peuple : la démocratie chrétienne et le PCI.

LVSL – Mais pourquoi avons-nous assisté à un tel retour en force du concept de patrie ?

ÍE – En France, il semble que cette idée revienne sur le devant de la scène. Comme si seul quelqu’un qui revendiquait une idée forte de patrie pouvait remporter l’élection présidentielle. Pourquoi cela ? Je crois que beaucoup de citoyens français ressentent un profond malaise, qui s’est exprimé au moment des élections, qui provient du fait que la mondialisation néolibérale a provoqué l’érosion des droits et des sécurités quotidiennes, qu’elle a ébranlé les certitudes des gens ordinaires.

“L’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et d’une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.”

Le récit a basculé : « avant, je savais qu’en tant que travailleur ou qu’en tant que citoyen français, je disposais d’un certain nombre de droits. Mais aujourd’hui, j’ai peur de ce qu’il va m’arriver dans les mois qui viennent. Pour vous, les élites qui voyagez en permanence à Bruxelles, qui prenez l’avion vers les quatre coins du monde, vous qui parlez quatre langues et qui envoyez vos enfants étudier à l’étranger, pour vous, la mondialisation et l’Union européenne sont un conte enchanté ». Personnellement, je crois que l’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.

Ce que les élites sociales-démocrates et libérales qualifient d’ « euroscepticisme » n’est rien d’autre que la question que se posent un grand nombre de Français, d’Italiens, d’Espagnols, de Grecs, d’Irlandais : « Et moi, qu’est-ce que j’ai à gagner dans tout ça ? Qu’on m’explique en quoi mes conditions de vie se sont améliorées ces vingt dernières années alors que tout ce que je vois, c’est qu’elles ont constamment empiré ». On nous raconte que l’UE est géniale grâce au programme Erasmus, parce qu’on organise des sommets ensemble, mais le projet européen attire de moins en moins de gens. Moi j’ai été en Erasmus, mais cela concerne là aussi de moins en moins de monde. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui en Espagne, l’accès à l’université est de plus en plus inégalitaire, et qu’obtenir un travail qui te permette de vivre sereinement les fins de mois est plus difficile qu’il y a vingt ans.

L’idée fondamentale est la suivante : « et moi, qui me protège ? ». Je crois que les élites culturelles européennes ont voulu voir dans ce questionnement une sorte de repli identitaire et réactionnaire. C’est comme s’ils disaient « quels imbéciles, quels sauvages que ces perdants de la mondialisation qui veulent en revenir à quelque chose d’aussi repoussant et archaïque que la nation, alors que nous l’avons déjà dépassée et que nous vivons heureux dans un monde sans frontières ». Ce récit est celui des gagnants, mais l’immense majorité des perdants aspire à se sentir de nouveau appartenir à une communauté qui les protège.

Quelle peut être cette communauté ? Comme il ne peut s’agir de la classe sociale, car nos identités ne découlent pas de notre lieu de travail, ni de la position que nous occupons dans le système de production, on observe un retour vers la dernière communauté qui nous a protégé, la communauté nationale. Il y a toujours des camarades qui soutiennent que les Etats-nations sont condamnés à disparaître. Je ne le sais pas. Je ne sais pas dans combien d’années. Pour le moment, ils constituent l’unique instance démocratique capable de protéger les perdants de la mondialisation néolibérale. Il est donc normal que tant de gens se tournent vers la communauté nationale et en appellent à l’Etat.

L’Etat n’a jamais disparu, le néolibéralisme ne l’a pas affaibli, il l’a simplement mis au service de ceux d’en haut. La machine étatique n’a pas été réduite, elle a été mise au service d’une économie de prédation et d’une redistribution des richesses du bas de la pyramide vers le haut de la pyramide. C’est pourquoi l’idée de patrie et d’un Etat fort en vient à occuper de nouveau une position centrale.

LVSL – Nous vivons en France une période de recomposition politique accélérée. L’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, encore inattendue il y a quelques mois, et l’essor d’une nouvelle force néolibérale, En Marche, ont profondément bouleversé le système partisan français. Comment interprétez-vous la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle ? On parle parfois à son propos d’une forme de “populisme néolibéral”, qu’il conjugue avec une forme d’incarnation gaullienne de la nation. Qu’en pensez-vous ?

ÍE – Je crois que Macron incarne, d’une certaine manière, une prise de conscience des élites en France : il leur est désormais nécessaire pour gagner de développer une énergie et un récit similaires à ceux de leurs adversaires populistes, dont elles souhaitent freiner l’avancée. C’est-à-dire qu’il n’est plus possible de l’emporter en employant exclusivement un langage gestionnaire, en s’adressant uniquement à des citoyens envisagés comme des individus rationnels qui votent comme ils font leurs courses au supermarché. Il faut éveiller une idée de transcendance et mobiliser de nouveau l’horizon d’une communauté nationale. Dans le cas de Macron, ce n’est pas tant une communauté nationale qui protège, mais plutôt une communauté qui innove, qui avance. C’est ce que traduit son idée de « start-up nation ».

Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes. En ce qui concerne la mobilisation de la jeunesse présentée comme l’avenir de la nation, ou encore la projection d’un leader en relation directe avec la nation, sans intermédiaire, un leader qui marche seul, comme il l’a lui-même mis en scène le soir de sa victoire. Un leader sans parti, sans organisation territoriale, comme une sorte d’entrepreneur innovant et audacieux qui entre en contact avec une nation de consommateurs et d’entrepreneurs.

“Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes (…) Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.”

C’est une forme d’hybridation que nous ne connaissions pas en Europe, mais elle n’est pas nouvelle. Nous l’avons déjà connue. Nous l’avons déjà connue en Amérique latine. Alberto Fujimori au Pérou, c’était un peu cela. De même que Carlos Menem en Argentine. En Amérique latine, on a vu émerger dans les années 1990 plusieurs caudillos populistes néolibéraux – je sais que cela peut sembler contradictoire – qui portaient en étendard l’idée d’une nation qui progresse, en se libérant des corsets de l’Etat qui limitent les possibilités d’entreprendre. Des caudillos qui éclairent l’avenir et ouvrent le pays à la modernité, au marché, à l’innovation. La manière dont se produit l’hybridation, ici en Europe, est nouvelle. Je ne dis pas qu’il s’agit exactement de la même chose, mais j’identifie plusieurs éléments qui me permettent de le relier à ces phénomènes. Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.

LVSL – Les élections présidentielles ont également vu émerger dans le paysage politique français la France Insoumise, qui manifeste une certaine proximité avec la stratégie de Podemos. A votre avis, quelle direction devraient emprunter les forces progressistes telles que la France Insoumise pour continuer de croître, pour convaincre « ceux qui manquent », notamment les classes populaires tentées par le FN et les classes moyennes qui ont voté Macron ?

ÍE – Je ne connais pas tous les détails de la situation française, et je dois dire que je ne me permettrais pas de recommander une stratégie aux camarades de la France Insoumise. Je dirais que lorsque l’on expérimente de nouvelles pratiques politiques et qu’elles n’aboutissent pas du premier coup, on peut en conclure trop vite que tout est terminé. Mais s’il vous plaît, ne revenez pas à la rhétorique traditionnelle de la gauche. Nous n’avons pas besoin d’un autre front de gauche, les réponses ne se trouvent pas dans cette direction. Il serait extrêmement dangereux de faire cadeau de l’idée de communauté nationale à nos adversaires, d’interrompre la tentative d’être le parti du peuple français pour devenir le parti de la gauche française. Ce serait un danger, car cela reviendrait à laisser l’espace de l’universel et le droit de parler au nom du peuple français au caudillo néolibéral Macron et à la politique réactionnaire du Front national. Ce serait là un grand danger.

Nous n’avons pas pu éviter l’affrontement au second tour entre Macron et Le Pen, c’est vrai, mais il s’en est fallu de peu. Nous sommes passés tout près d’une transformation historique qui est en réalité déjà en marche et qu’on peut d’ores et déjà observer. Il n’est pas nécessaire de se proclamer populiste en permanence, ce qu’il faut faire, c’est comprendre le populisme et le mettre en pratique. Ensuite, chacun se dénomme comme il l’entend. En Grèce, Syriza continue de se présenter comme une coalition de gauche radicale, mais en réalité, ils ont remporté les élections en arborant le drapeau grec et en défendant l’intérêt national de tous les Grecs face aux politiques d’appauvrissement et de mise à sac du pays imposées par la Troïka. S’ils veulent continuer de se définir comme le parti de la gauche radicale, cela n’a pas vraiment d’importance.

Il y a une scène qui m’a particulièrement marqué en Grèce, lorsqu’une femme s’exprimait en direct dans un programme de télévision pour expliquer qu’elle avait toujours voté à droite, pour le parti Nouvelle Démocratie, mais qu’elle allait cette fois-ci voter pour Alexis Tsipras, car il était le seul à faire face aux corrompus, il était le seul qui défendait la Grèce contre ceux qui voulaient détruire le pays et le piller pour le bénéfice des banques allemandes. C’est cela l’hégémonie. Car cette femme n’est pas devenue « de gauche », elle ne s’est pas réveillée un matin en se disant « mais oui bien sûr, ça fait 200 ans que la gauche a raison, comment se fait-il que je ne m’en sois pas rendue compte plus tôt ? ». Non, c’était simplement une femme qui avait de l’estime pour son pays, du respect pour l’Etat de droit et les institutions, et qui aspirait à vivre dans la tranquillité. Mais à un moment donné, elle a compris que la force politique qui pouvait le mieux représenter les intérêts nationaux de la Grèce, c’était Syriza. Voilà la clé de la victoire, je crois qu’il faut persévérer dans ce sens.

Mais en France, les camarades de la France Insoumise sont confrontés à une difficulté supplémentaire : le Front national est arrivé avant, et des gens susceptibles de s’identifier au discours de la France Insoumise s’identifient déjà à celui du FN.

LVSL – Mais le FN pourrait bien traverser une crise dans les mois qui viennent.

ÍE – Oui, j’ai lu qu’il y avait en ce moment une crise du fait que certaines franges du FN estiment que le parti a trop dévié à gauche. C’est un peu comme si on revivait ce vieux combat de la Nuit des longs couteaux, entre les SS et les SA, au cours de laquelle le fascisme de droite, aristocratique et conservateur, a affronté le fascisme plébéien de gauche. Pourvu que cette bataille ait lieu au sein du FN, et pourvu qu’elle se termine comme s’est achevée la Nuit des longs couteaux, par la victoire des chemises noires sur les chemises brunes. Ce serait une bonne nouvelle, puisque cela laisserait le champ libre pour une force nationale-populaire démocratique et progressiste en France.

En Espagne, nous avons nous aussi dû faire face à une difficulté : on nous accuse d’avoir des liens avec le Venezuela. Je ne sais pas si c’est aussi le cas en France, ni dans quelle mesure cela a pu affecter la France Insoumise.

LVSL – Dans les dernières semaines de la campagne de premier tour, Jean-Luc Mélenchon s’est vu reprocher sa proximité avec Hugo Chávez et sa volonté d’intégrer la France au sein de l’ALBA.

ÍE – Ah oui, l’ALBA… Ici en Espagne, cela nous a beaucoup affectés. Aux élections générales, nous sommes parvenus à convaincre la majorité des Espagnols qu’il s’agissait d’une élection à caractère quasi-plébiscitaire, opposant le PP comme représentant du vieux monde et nous-mêmes en tant que représentants du nouveau. Nous avons gagné ce premier round. Nous avons aussi remporté une victoire en démontrant que le PP est un parti abject, un regroupement de bandes mafieuses coalisées entre elles pour piller le pays et patrimonialiser l’Etat. Mais là où nous n’avons pas gagné, cela tient au fait qu’une bonne partie des Espagnols craint davantage le Venezuela que la corruption.

Beaucoup de gens, y compris des électeurs du PP, reconnaissent volontiers que le PP est une mafia, mais certains d’entre eux préfèrent la mafia au Venezuela. Il nous faut réfléchir là-dessus. Je crois que nous devons mener une bataille culturelle et travailler à notre enracinement dans la vie quotidienne de manière plus méticuleuse. Au cours de la guerre éclair, de la guerre de mouvement que nous avons livrée depuis notre création jusqu’aux élections générales de 2015, nous avons été capables de mobiliser 5 millions de voix. C’est historique, car nous n’existions pas deux ans auparavant. Mais je crois que cette phase a atteint un plafond. Si nous n’avions pas pratiqué cette politique nous ne serions pas arrivés aussi loin. Mais il nous faut aujourd’hui l’abandonner pour nous tourner vers une politique de guerre de position. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour moi, cela implique que nous puissions représenter l’ordre en Espagne.

LVSL – Vous évoquez régulièrement cette notion d’ordre. S’agit-il d’une manière de démontrer que Podemos n’incarne pas le chaos mais propose à l’inverse un ordre alternatif au néolibéralisme ? D’une façon de répondre à une demande d’autorité présente dans la société, dans les milieux populaires ?

ÍE – Je dirais les deux, mais pour une raison spécifique à l’Espagne. La crise politique, économique, sociale et territoriale que nous traversons n’est pas due à une contestation déstituante provenant des secteurs populaires. Les gens ne se sont pas levés contre l’ordre constitutionnel de 1978, ce sont les élites qui l’ont détruit. Et ce n’est pas là seulement une ressource rhétorique, c’est crucial. En Espagne, nous avons subi une sorte d’offensive oligarchique contre l’Etat de droit et l’Etat social. Ce n’est pas comme lors du long moment 68 européen, au cours duquel il y a bien eu une contestation à l’offensive de l’ordre existant. Aujourd’hui en Espagne, on assiste à une démolition depuis le haut de l’Etat social et de l’Etat de droit. De sorte que la réaction populaire est une réaction de type conservatrice, non pas tant dans un sens idéologique, mais dans l’idée qu’il faut revenir à un pacte social et légal qui nous évite de sombrer dans la loi du plus fort, par laquelle seuls les privilégiés s’en sortent. Notre tâche n’est donc pas de contester l’ordre existant. L’ordre existant n’existe pas, nous avons atteint une situation d’effondrement moral et politique. Il résiste comme il peut, les choses se sont stabilisées, mais sans offrir le moindre renouvellement de la confiance parmi les Espagnols. Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux. Ce sont eux, les privilégiés, qui ont détruit les bases matérielles du pacte social en Espagne, les services publics, l’emploi en tant que source de droits sociaux, l’égalité de tous les citoyens devant la loi.

“Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux.”

Ainsi, le plus révolutionnaire que nous puissions faire n’est pas de dénoncer ceux d’en haut ou de mettre le pays sens dessus dessous : il l’est déjà. Nous devons leur nier la possibilité de la restauration, la possibilité de conserver les positions qu’ils détiennent. Et nous n’y parviendrons pas en démontrant qu’ils sont des voyous. L’immense majorité des Espagnols sait déjà que nous sommes gouvernés par des canailles. Je crois que ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, une alternative qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu. Une grande partie du pays nous trouve déjà sympathiques et reconnaît que nous avons transformé le paysage politique espagnol. Désormais, il faut qu’ils nous reconnaissent la capacité de prendre les rênes de notre pays en bon ordre. Quel en est le meilleur exemple ? Les mairies du changement.

LVSL – En effet, c’était d’ailleurs l’objet de votre intervention à l’université d’été de Podemos en juillet dernier : le rôle des institutions conquises dans le récit du changement. En quoi les mairies remportées par Podemos et les coalitions soutenues par Podemos en mai 2015 sont-elles un atout dans votre stratégie d’accession au pouvoir ?

ÍE – Depuis deux ans, nous gouvernons Madrid, Barcelone, Cadix, La Corogne, et plusieurs autres grandes villes du pays. Quand nous sommes arrivés aux responsabilités, tous nos adversaires ont expliqué que ces villes allaient sombrer, que les investissements étrangers allaient partir, qu’il n’y aurait plus d’ordre public, plus de sécurité, que les services municipaux ne viendraient plus récupérer les poubelles, etc. Aujourd’hui, deux ans plus tard, quel est notre principal patrimoine ? Je sais que cela peut sembler paradoxal aux yeux des révolutionnaires : le fait qu’il ne se soit rien passé. Quelle est la plus grande avancée du processus de changement politique en Espagne ? Le fait qu’à Madrid, il ne se soit rien passé. Aujourd’hui, à la cafétéria, une vieille dame m’a insulté. Elle m’a dit « quel mal vous faites à notre pays ! Si vous gouvernez, ce sera comme le Venezuela, c’est terrible ! ». Et je lui ai répondu « Madame, et ici à Madrid ? Nous gouvernons déjà la ville. Vous a-t-on déjà retiré le moindre droit depuis que Manuela Carmena est à la tête de la mairie ? Avez-vous perdu la moindre parcelle de votre qualité de vie ? ».

Les mairies sont devenues notre principal point d’appui, car elles ont été capables de construire une quotidienneté différente. Une idée de Madrid différente, une manière de mettre en valeur les fêtes populaires dans les quartiers, de retrouver l’identité de Madrid et de valoriser les espaces en commun à l’intérieur de la ville avec une nouvelle façon de l’habiter. Mais le plus radical dans tout cela, ce n’est pas que nous ayons affiché une banderole « Refugees Welcome » sur le fronton de la mairie, c’est que la ville ne s’est absolument pas effondrée. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous pouvons construire et représenter la normalité, tandis que les politiques néolibérales ont construit l’exception.

“Ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu (…) Nous devons être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut.”

Il y aura probablement des élections générales en 2020. Mais notre date fatidique, c’est 2019 : les élections municipales et régionales. Car en Espagne, ce sont les villes et les communautés autonomes [les régions] qui gèrent l’Etat social, la santé, l’éducation, la dépendance. Tout ce qui importe le plus, à l’exception des retraites. L’Etat-providence, ou du moins ce qu’il en reste, est géré par les régions et non par l’Etat central. Il est fondamental que nous soyons capables de nous présenter aux prochaines élections nationales en démontrant aux Espagnols que nous pouvons prendre les rênes de notre pays avec un réel projet. C’est cela l’hégémonie : un projet qui soit capable d’offrir quelque chose y compris à ceux qui n’ont pas voté pour nous. Nous devons pouvoir dire aux Madrilènes, aux habitants de la région de Valence, de Navarre ou d’Aragon que leurs villes et leurs régions sont gouvernées en faveur d’un intérêt général qui se rapproche le plus des intérêts des gens ordinaires. Et leur démontrer que nous ne porterons préjudice à personne.

Même s’il est vrai que certains vont devoir payer des impôts alors qu’ils n’en paient pas aujourd’hui, que nous allons en finir avec les cadeaux et la spéculation immobilière. Oui : la loi sera appliquée. Mais nous devons assurer qu’il y a dans notre projet national de la place pour les gens qui ne voteront jamais pour nous, mais dont nous sommes prêts à prendre en charge les besoins. Je crois que c’en est fini de la phase où l’on se contentait de proclamer tout cela. Aujourd’hui débute la phase où nous devons le prouver au jour le jour, depuis les responsabilités que nous occupons déjà. En résumé, une phase dans laquelle nous devons être des dirigeants avant de devenir des gouvernants, être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, même si nous n’avons pas encore la majorité des suffrages pour réaliser notre projet. Nous devons être les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut. C’est très difficile, mais c’est pour nous la clé d’une véritable avancée politique en Espagne.

Propos recueillis par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara

Traduction réalisée par Vincent Dain et Laura Chazel

Entretien avec Djordje Kuzmanovic (FI) : Macron sacrifie la Défense française sur l’autel de l’atlantisme

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Entre les coupes budgétaires dans le secteur de l’armée (850 millions d’économies), l’alignement sur la géopolitique des Etats-Unis et la volonté de construire une “Europe de la défense”, Emmanuel Macron semble décidé à saper l’indépendance de la Défense française au nom du dogme de l’atlantisme et du néolibéralisme. C’est l’analyse que défend Djordje Kuzmanovic, porte-parole de Jean-Luc Mélenchon durant la campagne présidentielle et membre du Bureau National du Parti de Gauche. Il plaide pour la fin des coupes budgétaires, la mise en place d’une géopolitique indépendante des Etats-Unis au service de la paix et pour la construction d’une armée du Peuple dans la lignée de la Révolution Française.

LVSL Au dernier sommet européen, Macron s’est engagé dans la construction d’une “défense européenne”. Celle-ci est présentée comme une compensation face aux coupes budgétaires effectuées dans le secteur de l’armée. Que pensez-vous de ce projet ?

Djordje Kuzmanovic – L’Europe de la Défense est systématiquement pensée dans le cadre de l’OTAN. Il faut d’abord rappeler que depuis 1991, l’entrée des pays d’Europe de l’Est dans l’Union Européenne a été précédée par leur entrée préalable dans l’OTAN. Il n’existe aucun texte portant sur l’Europe de la Défense qui ne mentionne pas l’OTAN, d’une manière ou d’une autre.

Trump a provoqué un émoi chez les dirigeants européens lorsqu’il annonçait qu’il faudrait dissoudre l’OTAN. Cet émoi relevait surtout de la communication politique. Cela n’a aucun sens : Donald Trump ne dissoudra pas l’OTAN, cela irait à l’encontre des intérêts profonds des Etats-Unis. Ce qui est réel, c’est le concept de “smart defence” développé par l’OTAN, c’est-à-dire la mutualisation, la mise en commun à échelle européenne des moyens et des industries de défense. Cette mutualisation capacitaire de la Défense européenne se ferait dans le cadre de l’OTAN… et retirerait à chacun des pays les moyens de se défendre ! On est en train de retirer à la France sa capacité à se défendre par la sur-spécialisation de ses outils de défense dans le cadre d’une mutualisation européenne.

Tout cela masque le problème de base de toute Europe de la Défense : il faut avoir une diplomatie commune, et l’Europe n’en a pas. Il ne faut pas penser le budget de la Défense de manière comptable, mais selon les buts politiques et géopolitiques que l’on se fixe. Il n’y a aucun but géopolitique commun entre les nations européennes; il n’y en a déjà pas entre la France et l’Allemagne, il y en a encore moins entre la Pologne et le Portugal ! Il y a une réelle incapacité de la part des pays européens à mettre en oeuvre une diplomatie commune… ce qui n’est pas le cas des Etats-Unis d’Amérique, qui, eux, ont une véritable diplomatie et une armée corrélée à leur diplomatie !

LVSL Le Chef d’Etat-Major des Armées Pierre de Villiers a démissionné suite aux menaces qu’Emmanuel Macron lui adressait. Celui-ci lui reprochait “d’étaler certains débats [politiques] sur la place publique”. Comment jugez-vous ce geste, qui clôt la polémique entre le chef d’Etat-major des armées et le Président ?

Macron, lors de son intervention du 13 juillet, a frôlé l’insulte à l’égard du premier des militaires. Il savait qu’il s’exposait à ce que son chef d’Etat-major des armées (CEMA) démissionne. C’était assez probable, compte tenu des remarques qu’il avait déjà faites par rapport aux questions budgétaires. Macron n’étant pas un imbécile, on peut se demander si ce n’était pas une volonté de sa part de continuer à nettoyer cet aspect du pouvoir régalien et d’en enlever les têtes principales. Macron avait déjà retiré à Jean-Yves Le Drian son directeur de cabinet, et s’était donc approprié le Ministère de la Défense. À présent, c’est le CEMA qui est visé.

Il y avait une sorte d’alliance entre le Ministre de la Défense, qui voulait défendre son ministère, et le CEMA qui souhaitait limiter les coupes budgétaires face à la volonté de Bercy. À présent, le ministère de la Défense est totalement affaibli. On y a placé des gens totalement incompétents ; Sylvie Goulard en était l’illustration, elle qui voulait la fusion de l’armée française avec la défense européenne… Le CEMA se retrouve donc seul à défendre le budget de l’armée, qui a pris l’addition la plus salée de la baisse de 5 milliards demandée par Darmanin (850 millions pour le Ministère de la Défense). Pour ceux qui suivent l’affaire de près, tout cela était assez cousu de fil blanc.

Maintenant, cette bourde politique reste étonnante de la part d’Emmanuel Macron. A-t-il voulu jouer au chef ? Dans ce cas, il a perdu beaucoup de sa légitimité auprès des militaires et s’expose à des retours de flamme assez conséquents. Ce n’était pas rien d’avoir un CEMA respecté par les troupes et portant leurs revendications auprès des instances dirigeantes. Si le CEMA perd sa fonction, c’est la porte ouverte à l’autorité des hommes de troupe, des généraux à la retraite… Ou alors, l’objectif final de Macron est-il de sabrer l’armée française afin de mieux l’intégrer à une défense européenne et otanienne ? Dans ce cas, comment mieux le faire qu’en donnant un coup de pied dans la fourmilière ?

LVSL Le général Pierre de Villiers reprochait à Emmanuel Macron les économies budgétaires de l’année 2017 réalisées aux dépens de l’armée française. Quel est l’impact des restrictions budgétaires et, plus largement, des politiques économiques néolibérales sur l’armée française ?

En réalité, le CEMA n’a rien reproché à Macron, contrairement à ce qu’ont suggéré les médias. Le CEMA a fait son devoir en répondant à huis clos à des députés qui lui posaient des questions, comme c’est la prérogative des CEMA, leur droit et leur devoir (voir à ce sujet, la tribune publiée dans Marianne le 20 juillet). Quand des députés appellent quelqu’un en commission, à huis clos, c’est pour recevoir une réponse ! Au cours de cette audience, Pierre de Villiers a pu faire des commentaires déplaisants vis-à-vis de Macron, mais ce n’est pas lui qui était à l’origine de cette audience.

“Les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.”

Il y a depuis deux décennies en France des politiques d’austérité qui sont menées pour respecter les “critères de convergence” définis par Maastricht et aggravés par les nouveaux traités européens ; les gouvernements sont liés par ces traités et doivent “rembourser” une dette qui ne fait que croître, mais qui sert toujours d’argument pour baisser toutes les dépenses de l’Etat… Dans ce contexte, le ministère de la Défense est celui qui a subi les purges austéritaires les plus drastiques. Sous Nicolas Sarkozy, ce sont 54.000 postes, militaires et civils, qui ont été supprimés. Sous François Hollande, ce sont entre 18.000 et 20.000 postes qui ont été supprimés (et encore, leur suppression a été freinée par les attentats !). En conséquence, l’armée possède moins de troupes ; alors qu’elle s’engage dans de plus en plus d’opérations extérieures, le gouvernement la déploie dans le cadre d’une opération intérieure inutile, l’opération “sentinelle”, qui implique de mettre à disposition beaucoup de moyens. En conséquence, la moitié des véhicules à volant, par exemple, ne fonctionne plus ! Pour certains véhicules blindés… le plancher n’est pas blindé ! Ces matériels sont d’autant plus affectés qu’ils sont utilisés dans des zones difficiles, comme le Sahel malien. Le gros de nos pertes au Mali vient de soldats qui sautent sur des mines avec des véhicules censés êtres blindés, mais qui ne le sont pas !

Il faut également se rendre compte que tous les ans, tous les ans (et c’est pour coller aux critères de Maastricht), le budget des opérations est sous-évalué de 600 millions d’euros ! Dans ce contexte, annoncer qu’on va faire 850 millions d’économies budgétaires n’est juste pas tenable. Le CEMA a simplement fait son travail en expliquant qu’on ne peut pas mener les opérations que demande le pouvoir politique.

Tous les candidats à l’exception de Jean-Luc Mélenchon déclarent qu’il faut ramener à 2% le budget de la défense. Cela correspond à une exigence de l’OTAN, dont les dirigeants souhaitent qu’il y ait une spécialisation des armées des pays-membres de l’UE en vue de leur mutualisation dans l’OTAN.

Cette mesure est donc une copie conforme des exigences otaniennes ; elle n’est accompagnée d’aucune réflexion. Et sur ces 2%, Macron veut faire des réductions… Etant totalement européen et atlantiste, il a annoncé que ce serait 2% pour… 2025.

Donc oui : les armées, comme tous les autres services d’Etat, subissent des coupes budgétaires destinées à rembourser des dettes qui ne le seront jamais. Il y a quelques jours, 7.000 hectares de forêt sont partis en fumée ; 10.000 personnes ont été déplacées ; les maires des municipalités touchées par l’incendie se plaignent du fait que les secours n’arrivent pas à temps. Comment le pourraient-ils ? Il y a au moins quatre Canadairs sur vingt-six qui sont au sol pour les mêmes raisons : il n’y a pas assez de pièces et trop peu de moyens déployés pour permettre une maintenance correcte. Les secours ne peuvent donc pas faire leur travail parce qu’ils n’ont pas suffisamment de matériel. C’est un exemple parlant de ce que provoquent ces “économies” budgétaires. On devrait comparer les économies faites sur le budget avec les pertes causées par ces milliers d’hectares de forêt brûlés, cette saison touristique perdue, les problèmes de reboisement écologiques sans fin que posent les incendies.. Bien sûr, les coûts sont largement supérieurs aux économies ! Il faut donc faire des calculs qui ne rendent pas compte d’une vision strictement comptable de l’Etat. Les militaires, à cause des ces coupes, ne peuvent pas mener à bien les missions qui sont les leurs.

LVSL – Quelles solutions proposez-vous aux problèmes actuels de l’armée ?

Je voudrais revenir sur un élément important par rapport à la crise qui vient de se dérouler. Il faut tout d’abord se rendre compte que la démission du CEMA est une première dans l’Histoire de la Cinquième République. Cela montre la pente très autoritaire que prend Macron, et sa réelle incapacité à gouverner avec les institutions du pays qu’il préside. Ce qu’il reproche au CEMA, c’est d’avoir fait son travail dans le cadre d’un Parlement qui a lui aussi fait son travail. Or, comme Nicolas Sarkozy et François Hollande avant lui, Macron semble avoir un problème avec la connaissance de la Constitution française. L’article 35 de la Constitution stipule clairement que toute opération extérieure doit, au bout de quatre mois, conduire à un vote du Parlement pour savoir s’il est maintenu ou pas. Parfois il a été convoqué au bout des quatre mois, et jamais reconduit. Cela veut dire que Hollande, Sarkozy et Chirac ont mené 13 ans de guerre dans l’illégalité la plus totale. Les parlementaires sont les représentants de la nation, et le fait qu’on ne les fasse pas participer à ces questions centrales écarte la nation de ces questions militaires, qui finissent pas se retrouver exclusivement entre les mains du Président et de ses quelques conseillers…

Emmanuel Macron parle et agit comme s’il était Président des Etats-Unis, c’est-à-dire un chef des armées au sens strict, qui possède les prérogatives militaires. En France, le Président n’a ce pouvoir-là que dans un seul cas : la riposte nucléaire. C’est le seul domaine de l’armée dans lequel il possède une autorité propre. Avec la France Insoumise, nous travaillons pour trouver les 62 députés nécessaires pour pouvoir poser une question de constitutionnalité au Conseil Constitutionnel. Plus largement, nous souhaitons mettre fin aux économies budgétaires et rouvrir les dizaines de milliers de postes supprimés par les gouvernements précédents.

“Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle.”

Nous souhaitons également le retour à une armée du peuple, qui ne soit plus simplement professionnelle, et ce pour plusieurs raisons. La première raison est politique. C’est le peuple qui, comme cela a été pensé par les acteurs de la Révolution Française, est le garant de ses institutions et de la démocratie : tout corps militaire constitué est une menace pour la démocratie. Deuxièmement, l’armée est un fort liant national ; de la même manière que les enfants de la République reçoivent une éducation qui leur permettront de devenir des citoyens conscients, ils donnent à la République une partie de leur temps. C’est pourquoi nous défendons la mise en place d’un service militaire et civil national, qui s’effectuera dans les armées, ou bien dans la police, le corps des pompiers, ou encore dans des associations, bref, dans tout ce qui est d’utilité publique. Cela revient à se mettre un an au service de sa patrie, chose dont, d’expérience, tout le monde (ou presque) est fier. Nous souhaitons que cela devienne un moment d’intégration à la communauté nationale, mais aussi au marché du travail. Il permettrait de contrebalancer la tendance à enchaîner les stages qui existe aujourd’hui. À l’époque de la suppression du service militaire, il y avait 150.000 stagiaires. Il y en a aujourd’hui 1.500.000. Le privé emploie des jeunes, souvent très compétents pour de bas salaires ; avec le rétablissement d’un service militaire et civil, le talent des jeunes serait mis au service de la nation et non plus du privé ; ils seraient rémunérés à minima au SMIC pendant un an plutôt que d’enchaîner les stages.

LVSL – Vous êtes ancien officier, membre du Bureau National du Parti de Gauche. Dans le discours contemporain, les concepts de “gauche” et d'”armée” sont souvent considérés comme contradictoires, voire antinomiques. Vous défendez une vision de l’armée basée sur l’idéal du citoyen-soldat décrit par Jaurès dans son livre “L’Armée Nouvelle” et qu’on peut faire remonter jusqu’à l’héritage de Robespierre qui a théorisé la nation en armes…

Je reprends l’idée qu’au moment de la Révolution Française, le citoyen acquiert deux droits : le droit de vote et le droit de porter des armes (cela peut sembler étrange à une époque où l’hédonisme règne en maître), dont il reste une trace dans notre hymne national. Sans les conscrits de l’an II, sans les batailles de Valmy, Jemappes, Fleurus, gagnées par les citoyens face à l’Europe coalisée contre la nation française, il n’y aurait tout simplement pas eu de Révolution Française. La bataille de Valmy, militairement, n’est pas extraordinaire ; mais elle possède une signification politique considérable : à Valmy, l’armée du peuple sert les intérêts de la nation, ceux de tous, et pas ceux d’une oligarchie.

Ce qui est intéressant, c’est qu’à partir de 1815, les dirigeants n’ont eu de cesse de détruire l’institution du service national et l’idée du conscrit de l’an II. Ils créent une armée de répression intérieure, où le recrutement des officiers ne se fait plus sur le talent, mais au sein d’une population très restreinte et socialement marquée. L’armée se professionnalise de facto, et a surtout été utilisée pour mener des guerres coloniales et réprimer les ouvriers français à l’intérieur. Cela montre assez les dangers d’une armée exclusivement professionnelle. Il suffit d’écouter certains membres des rangs socialistes (Manuel Valls, Ségolène Royal, qui avaient demandé que l’armée vienne mater les troubles de Marseille) pour constater à quel point la tentation d’utiliser l’armée à des fins de répression intérieure est encore présente.

LVSL – La France Insoumise défend, en politique étrangère, un “nouvel indépendantisme français”. Qu’est-ce que cela signifie ?

Selon nous, la Défense n’est pas dé-corrélée des objectifs politiques de la France. Il est important de déterminer la vision géopolitique de la France et sa place dans le monde. Nos objectifs géopolitiques sont de n’être présents dans aucune alliance militaire pérenne ; c’est pourquoi il faut sortir de l’OTAN ; c’est pourquoi nous ne devons évidemment pas nous engager dans une quelconque alliance militaire pérenne avec la Russie, la Chine, le Venezuela, comme le suggèrent les délires de nos opposants. Nous voulons au contraire œuvrer au renforcement de l’ONU, car nous pensons que ses mandats peuvent aider au développement de la paix. Il faut renforcer le commandement intégré de l’ONU, pas celui de l’OTAN. Nous voulons que la France soit au service d’une alter-diplomatie. Nous plaidons par exemple pour la mise en place de partenariats égalitaires avec les pays pauvres, pour l’annulation de leurs dettes. Nous voulons donc que la France mette ses armées au service de la défense de son territoire et des mandats de l’ONU, et non pas au service d’une diplomatie belliqueuse alignée sur celle des Etats-Unis.

Propos recueillis par Antoine Cargoet et Vincent Ortiz pour LVSL.

Crédits :  ©France Insoumise ©Avenir En Commun – https://avenirencommun.fr/livret-garde-nationale-defense/

Rhétorique identitaire et souveraineté au XXe siècle

La notion d’identité est devenue omniprésente. Beaucoup y trouvent un substitut commode à la souveraineté. Un substitut parfaitement soluble dans le projet européen : qu’il s’agisse des rengaines civilisationnelles (une civilisation européenne à défendre) ou des régionalismes antinationaux. Mais le substitut identitaire semble aussi soluble dans le projet national lui-même. Il est nécessaire, pour le comprendre, de replonger dans l’histoire du XXe siècle.

Jacques Benoist-Méchin, ancien collaborationniste, s’est beaucoup intéressé au Moyen-Orient. Intérêt qui le pousse à écrire deux ouvrages biographiques en prison : l’un sur Mustapha Kemal et l’autre sur Ibn Saoud. Il s’agit de Mustapha Kemal, la mort d’un Empire[1] et d’Ibn Séoud, la naissance d’un royaume[2]. La thèse du premier est somme toute assez répandue et admise : une volonté de renoncer aux ambitions impériales ottomanes pour construire un véritable territoire turc (bien que certains nationalistes turcs fussent aussi des nostalgiques de l’Empire ottoman). Un patriotisme turc bâti sur la mort de l’Empire ottoman. Le général de Gaulle, qui avait une certaine admiration pour Benoist-Méchin (il fit réimprimer son Histoire de l’armée allemande malgré l’opprobre de la Collaboration), aurait lu ce livre. Après son retour au pouvoir en 1958, un certain nombre de missions dans le monde arabe auraient été confiées à Benoist-Méchin. Parmi ceux qui ont affirmé l’intérêt du général pour les travaux de Benoist-Méchin, citons le journaliste Gilbert Comte.

La décolonisation gaulliste contiendrait donc des éléments kémalistes : une construction nationale qui passe par une sorte de délestage. Il s’agit de se débarrasser du poids des anciennes colonies, tout comme la Turquie s’est débarrassée de celui des anciens territoires ottomans. Il est possible de citer le général de Gaulle lui-même et ses Mémoires d’espoir : l’idée d’un retour aux affaires en 1958 avec la ferme intention de délivrer la France de son empire. Le général l’exprimait dans ces termes : « En reprenant la direction de la France, j’étais résolu à la dégager des astreintes désormais sans contrepartie que lui imposait son Empire […] Bref, quelque mélancolie que l’on pût en ressentir, le maintien de notre domination sur des pays qui n’y consentaient plus devenait une gageure où, pour ne rien gagner, nous avions tout à perdre. »[3]

On peut parler ici d’un principe territorial qui coïncide avec un principe identitaire. Si l’État territorial s’est construit contre les considérations identitaires à l’époque moderne (contre les principes civilisationnels et religieux –avec un catholicisme aux prétentions universelles–) et s’il préfère la maîtrise territoriale à l’invocation identitaire, le recours à la nation est lui-même en partie identitaire. Et c’est pour cette raison que la sortie de l’empire (comme dans le cas français) ne coïncide pas seulement avec une réorganisation de la maîtrise territoriale (une question de souveraineté), mais aussi avec une redéfinition –« définition » pouvant être pris au sens photographique aussi– du caractère d’une population (une question d’identité).

L’historien américain Todd Shepard[4], qui s’est beaucoup intéressé à la question franco-algérienne, utilise le verbe « blanchir ». La nation française aurait été blanchie par la décolonisation. La Ve République n’est pas qu’une affaire de nouvelles institutions, mais aussi d’une nouvelle population, d’une nouvelle identité : une France spectaculairement plus européenne émerge. Une France « libérée » du poids de son empire colonial, une France au nouveau visage. Pour reprendre une opposition déjà opérée par Jean Gottmann[5], le territoire platonicien (refuge) prend le dessus sur le territoire aristotélicien (plateforme d’expansion). Seulement, et c’est toute l’ironie de l’histoire, si la décolonisation a européanisé la population française avec le détachement de l’Algérie, une importante immigration s’est chargée d’empêcher le « blanchiment » évoqué par Shepard.

Les liens qu’entretiennent les notions de souveraineté et d’identité sont ambivalents. Il ne faudrait pas les associer ou les dissocier trop hâtivement. La souveraineté est une notion éminemment territoriale. Malgré son héritage religieux, analysé par Jacques Derrida qui rappelle que « pour Hobbes, le Léviathan imite l’art naturel de Dieu »[6], c’est une notion qui invite à la maîtrise profane plutôt qu’à la référence identitaire. Le territoire exige une présence dans un espace circonscrit et une action. L’identité est une référence. L’édit de Nantes d’Henri IV en 1598 (édit de tolérance) est déjà le signe d’une première territorialisation (ici une pacification) face à la référence religieuse (et aux conflits religieux).

Jean Baudrillard distingue très bien les deux notions dans un précieux livre de 1999 : « On rêve d’être soi-même quand on n’a rien de mieux à faire. On rêve de soi et de la reconnaissance de soi quand on a perdu toute singularité. Aujourd’hui, nous ne nous battons plus pour la souveraineté ou pour la gloire, nous nous battons pour l’identité. La souveraineté était une maîtrise, l’identité n’est qu’une référence. La souveraineté était aventureuse, l’identité est liée à la sécurité […] L’identité est cette obsession d’appropriation de l’être libéré, mais libéré sous vide, et qui ne sait plus ce qu’il est. »[7] Baudrillard, théoricien de la mort du réel, souligne ici une évolution importante : l’action, le contrôle et la maîtrise deviennent obsession de soi. Pour bien comprendre le rapport de force entre ces deux notions (et l’évolution de l’une à l’autre), intéressons-nous aux exemples québécois et algérien.

Avant la « Révolution tranquille » et l’émergence d’un souverainisme québécois dans les années 1960 et 1970, on parlait de « Canadiens français » (qui allaient, avec la demande de souveraineté, devenir des Québécois). Le substantif (« Canadiens ») désignait le territoire et l’adjectif (« français ») l’identité. Autrement dit, une identité française dans un Canada souverain. Petit à petit, le Québec a émergé à travers une revendication proprement territoriale : le combat pour un Québec souverain. Contrairement au Canadien français, le Québécois ne se définissait plus par son identité, par un adjectif, mais par une volonté de contrôle sur son territoire. D’y voir sa langue et son travail respectés. Pour le dire encore autrement, c’était une affaire de domination sur un territoire (l’indépendantisme québécois ressemblait beaucoup aux luttes anticoloniales) bien plus qu’une affaire d’identité.

Il est intéressant d’observer une évolution semblable en Algérie. La décolonisation, ce processus de « blanchiment » et d’européanisation de la France, a transformé des « Français musulmans » en Algériens. Là encore, on passe d’une identité (« musulmans » dans un territoire français) à une souveraineté (Algériens dans un territoire indépendant). D’une référence à un contrôle territorial. Ce processus est d’ailleurs aussi valable pour les Palestiniens qui connaissent, en même temps que les Québécois et les Algériens (dans les années 1960), un même réveil (cette fois encouragé par la défaite des armées arabes lors de la guerre de 1967) : la notion de « peuple palestinien » prend le dessus sur le panarabisme.

Nous avons là des combats pour la souveraineté. Et nous assistons aujourd’hui, comme l’écrivait Baudrillard en 1999, à un processus inverse. L’identité est devenue un paradigme incontournable. Dans le cas québécois, les débats identitaires jouent le rôle d’ersatz (un ersatz de souveraineté) : ils tournent notamment autour de la question de la laïcité et de la place de l’islam. En Algérie, où l’indépendance a pourtant bien été réalisée, les crispations identitaires ont largement pris le dessus sur l’exercice réel de la souveraineté : un islam omniprésent.

[1] Jacques Benoist-Méchin, Mustapha Kemal, la mort d’un Empire, Paris, Albin Michel, 1954.

[2] Jacques Benoist-Méchin, Ibn Séoud, la naissance d’un royaume, Paris, Albin Michel, 1955.

[3] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Tome 1, Paris, Plon, 1970, p. 41.

[4] Todd Shepard, 1962 : Comment l’indépendance algérienne a transformé la France, Paris, Payot, 2008.

[5] Jean Gottmann, The Significance of Territory,  Charlottesville, The University Press of Virginia, 1973.

[6] Jacques Derrida, Séminaire. La bête et le souverain : volume 1 [2001-2002], Paris, Galilée, 2008, p. 78.

[7] Jean Baudrillard, L’Échange impossible, Paris, Galilée, 1999, p. 72.