Face à Erdoğan, une opposition néolibérale et incohérente

Recep Tayyip Erdoğan, président de la Turquie. © Geralt

La victoire d’Erdoğan à la présidentielle turque a été analysée en Europe comme une simple conséquence de l’autoritarisme du régime, qui aurait emprisonné ses opposants, bâillonné les médias et bourré les urnes. Or, si Erdoğan est incontestablement un autocrate, une telle lecture omet de pointer l’incohérence du programme de l’opposition. Celle-ci ne proposait en effet aucune solution à la question kurde et se contentait de promettre un retour au néolibéralisme le plus traditionnel. Article du journaliste turc Cihan Tuğal, publié par la New Left Review et traduit par Piera Simon-Chaix.

La Turquie n’en a pas fini avec les difficultés. Le 28 mai dernier, Recep Tayyip Erdoğan a été réélu pour un troisième mandat avec 52 % des voix au second tour des élections, tandis que le candidat de l’opposition, Kemal Kılıçdaroğlu, obtient 48 % des votes. Alors que la plupart des sondages avaient anticipé un retournement de la majorité parlementaire, la coalition gouvernementale nationale-islamiste a conservé sa majorité avec 320 sièges sur 600 (contre 344 lors de la précédente législature). Et même si Kılıçdaroğlu a obtenu davantage de suffrages que les précédents concurrents d’Erdoğan lors de l’élection présidentielle, son parti n’a pas été à la hauteur des attentes puisqu’il n’a obtenu que 25 % des voix aux législatives, contre 30 % des suffrages lors des municipales de 2019. L’opposition était convaincue que la hausse brutale de l’inflation et le fiasco des opérations de secours après le tremblement de terre lui offrait une occasion inédite de battre Erdoğan. Pourquoi ces espoirs se sont-ils révélés infondés ?

L’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme.

Il existe tout d’abord des raisons institutionnelles évidentes qui expliquent la résilience de l’erdoğanisme. Le gouvernement monopolise les médias de grande écoute et le pouvoir judiciaire depuis des années. Les prisons débordent de militants d’opposition, de journalistes et de politiciens. L’opposition kurde, la seule force organisée du pays à ne pas pencher à droite, a vu ses maires démocratiquement élus remplacés par des agents nommés par l’État, qui ont consolidé l’emprise du gouvernement sur les provinces de l’Est et du Sud-Est. Il ne s’agit cependant que de la partie visible de l’iceberg : l’endurance du régime ne tient pas uniquement à son autoritarisme. Sa popularité est bien plus profonde. Pour le comprendre, il faut tenir compte de trois facteurs majeurs que la plupart des commentateurs et des politiques refusent d’envisager.

Le premier facteur est économique. En plus de recourir aux programmes d’aide sociale pour s’arroger la confiance des fractions les plus pauvres de la population, l’administration d’Erdoğan a intégré des outils de capitalisme d’État dans son programme néolibéral. Cette combinaison a permis de maintenir la Turquie sur un chemin certes peu conventionnel, mais toujours praticable malgré les aléas rencontrés. Le régime a ainsi mobilisé des fonds souverains, mis en place des substitutions aux importations et opté pour des incitations ciblées dans certains secteurs, tels que la sécurité et la défense. Il a également abaissé les taux d’intérêt et soutenu la production des industries low tech comme la construction. Si ces mesures ont rebuté les économistes orthodoxes et la classe managériale, elles ont renforcé l’emprise de l’AKP sur les petites et moyennes entreprises et les capitalistes dépendants de l’État, ainsi que sur leurs travailleurs.

Le deuxième facteur est géopolitique. La politique étrangère du gouvernement, qui vise à établir la Turquie comme une grande puissance et un médiateur indépendant entre l’Orient et l’Occident, vient compléter son nationalisme économique. Bien sûr, la Turquie est en réalité dépourvue de la base matérielle nécessaire pour changer l’équilibre mondial des forces. Malgré tout, les partisans d’Erdoğan le présentent comme un puissant faiseur de rois, tandis que les adeptes les plus fous le voient comme le prophète d’un empire islamique en gestation. Une telle illusion participe du maintien de l’aura du président, et permet d’étayer sa légitimité, en particulier parmi les franges les plus à droite de l’AKP.

Le troisième pilier de la puissance du régime est sociopolitique : il repose sur sa capacité à l’organisation de masse. L’AKP dispose d’une forte implantation locale et chapeaute une grande variété d’associations civiles : organismes de bienfaisance, associations professionnelles, clubs de jeunesse, syndicats… Le parti tire également profit de son alliance avec le parti d’extrême droite MHP (Parti d’action nationaliste), dont l’aile paramilitaire, les Loups gris, peut compter sur ses ancrages dans l’armée, l’éducation supérieure et les quartiers sunnites de classe moyenne. Pour les classes populaires, ces groupes sont synonymes d’un sentiment de puissance, de stabilité, de force et souvent d’avantages matériels, même en périodes de difficultés économiques. La seule mobilisation capable de les égaler est celle des organisations de masse kurdes (soutenues par leurs alliés socialistes dans les régions non-kurdes). Cependant, la prévalence du sentiment anti-kurde a pour l’instant entravé la formation d’un bloc contre-hégémonique rassemblant à la fois Turcs et Kurdes.

Pendant plus d’un an, la campagne électorale turque a occulté, voire exacerbé, les problèmes les plus urgents auxquels est confronté le pays. L’opposition traditionnelle, communément surnommée la Table des six, est composée de partis laïcs et de centre-droite. Elle est dirigée par le Parti républicain du peuple (CHP) de Kılıçdaroğlu, le parti fondateur de la République turque. Si le CHP penchait plutôt à gauche dans les années soixante, il a viré à droite à partir du milieu des années 1990, à la fois en matière de politique économique et sur la question kurde. Le deuxième parti le plus important de la coalition est İyip, une ramification laïque du MHP, qui s’enorgueillit d’être tout aussi nationaliste sans néanmoins recourir de la même façon à la violence politique. Deux des partis moins importants de la coalition sont des dissidents de l’AKP, menés par l’ancien vice-Premier ministre Ali Babacan et l’ancien Premier ministre Amet Davutoğlu. Malgré leur base électorale minuscule, ces partis ont pesé d’un poids significatif dans le programme de l’opposition.

Le programme peu enthousiasmant de l’opposition

Durant la campagne, la Table des six a refusé de débattre des conséquences sociales et écologiques des réformes libérales de la Turquie des quarante dernières années ; elle a mis sous le tapis le coût de la dépendance à l’égard des puissances occidentales (qui n’a guère changé malgré la proximité croissante d’Erdoğan avec la Russie) et ne s’est pas prononcée sur la question kurde. Escamotant tous les enjeux les plus saillants du jeu politique, l’opposition a promis de conduire une grande « réhabilitation » supposée guérir tous les maux de la Turquie. Les parties les plus explicites de son programme consistait à rétablir l’État de droit et à réhabiliter les institutions étatiques en engageant des administrateurs compétents pour remplacer les fidèles d’Erdoğan.

Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

L’objectif implicite de l’opposition, cependant, consistait à revenir aux stratégies de développement national antérieures à 2010 et à rétablir des relations positives avec l’Occident. Le modèle économique des années 2000, élaboré par Babacan alors qu’il était une figure majeure de l’AKP, reposait sur une privatisation rapide, des afflux de capitaux étrangers et d’énormes déficits de la dette publique. Même si Kılıçdaroğlu a saupoudré ses discours de vagues promesses de redistribution, cette approche néolibérale constituait le cœur de son programme de politique intérieure.

La politique étrangère proposée par l’opposition était tout aussi faible. La Table des six a en effet adopté une ligne largement pro-occidentale et anti-russe qui revenait en pratique à approuver l’hégémonie états-unienne au Moyen-Orient. Dans un même mouvement, l’opposition laissait de côté les problèmes régionaux les plus urgents, tels que les incursions de la Turquie en Irak et en Syrie. Questionné sur ces enjeux, Kılıçdaroğlu a affirmé que les institutions étatiques, telles que l’armée, étaient entièrement indépendantes, et qu’il était donc impossible de faire des promesses en leur nom. La coalition nationale-islamiste d’Erdoğan a, en revanche, laissé le champ libre aux sentiments anti-occidentaux et s’est engagée à affermir l’influence turque sur la scène mondiale, avec une campagne reposant sur l’entretien d’un fantasme national de renaissance ottomane.

L’opposition espérait que la flambée de l’inflation et la mauvaise gestion publique, notamment du tremblement de terre, allaient mettre à mal la crédibilité du gouvernement. Mais le mécontentement soulevé par ces problèmes n’a finalement pas suffi à renverser le pouvoir en place. Il fallait une autre vision, substantielle, populaire, concrète. La Table des six n’en avait aucune. Son programme bancal et médiocre a scellé son destin.

La question kurde

L’opposition était également confrontée à une autre difficulté : le mouvement kurde. Les Kurdes étaient exclus de la Table des six depuis les débuts de l’alliance, même s’il était évident que Kılıçdaroğlu ne pouvait pas l’emporter sans leur soutien. En dépit du soutien du CHP et de ses alliés aux incursions militaires d’Erdoğan en Syrie et en Irak, la majorité des Kurdes considérait qu’il s’agissait d’un moindre mal et le parti kurde YSP et ses alliés socialistes ont apporté leur soutien à Kılıçdaroğlu quelques semaines avant les élections. Mais les négociations avec les Kurdes ont entraîné une fracture au sein de l’opposition. Le dirigeant du İyip, Meral Akşener, a ainsi quitté la Table des six juste avant l’annonce du YSP et n’est rentré dans le jeu que quelques jours plus tard. Lorsque les résultats du premier tour sont tombés — Erdoğan en tête avec une marge de 5 % —, de nombreux commentateurs ont fait remarquer que la tentative de Kılıçdaroğlu de conquérir les Kurdes lui avait coûté la base électorale nationaliste. De fait, les données suggéraient qu’un grand nombre de votants d’İyip avaient soutenu leur parti pour les élections législatives, mais sans donner leur voix à Kılıçdaroğlu pour les présidentielles.

L’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan.

En réaction, l’opposition a entamé un virage vers l’extrême droite durant l’entre deux tours, dans l’espoir d’attirer les votes anti-syriens et anti-kurdes tout en espérant pouvoir garder les votes kurdes motivés par l’opposition à Erdoğan. Cette stratégie ambitionnait de récupérer les 5 % de voix du candidat radical anti-immigration Sinan Oğan, un ancien membre du MHP et seul autre candidat à la présidence au premier tour. Ayant échoué à obtenir le soutien d’Oğan lui-même, Kılıçdaroğlu a signé un pacte avec son partisan le plus en vue, Ümit Özdağ, en promettant d’expulser tous les migrants indésirables — Kılıçdaroğlu a avancé le chiffre de 10 millions — et de reprendre les politiques anti-kurdes d’Erdoğan. Les libéraux ont affirmé qu’il s’agissait d’une tactique électorale, et non d’un véritable engagement. Quoi qu’il en soit, la tentative a échoué. Seule la moitié des électeurs d’extrême-droite ont reporté leurs votes sur Kılıçdaroğlu au deuxième tour, tandis que ses appels du pied vers l’extrême-droite ont démobilisé les Kurdes, avec une participation en baisse dans les provinces de l’Est et du Sud-Est.

À présent, suite à sa défaite, l’opposition traditionnelle est prise entre un libéralisme impossible à perpétuer et un nationalisme hors de contrôle. Le premier repose sur un certain nombre de perspectives illusoires : adhésion de la Turquie à l’UE, Pax Americana au Moyen-Orient et modèle économique domestique dépendant de la faiblesse du crédit. La décennie la plus prospère de la Turquie, les années 2000, reposait sur l’argent frais de l’Occident et sur des niveaux élevés de dette publique et privée. Ce modèle est devenu impossible à cause du considérable essoufflement des flux monétaires mondiaux suite aux augmentations des taux d’intérêt en Occident. Le tournant nationaliste de l’AKP des années 2010 a eu lieu en réaction à cette évolution. Son industrie militaire et ses politiques de substitution des importations ont fourni la base matérielle de ses invectives contre l’Occident d’une part et les Kurdes d’autre part. À défaut d’un soubassement matériel équivalent, les franges nationalistes les plus à droite de l’opposition classique sont creuses. Avant le deuxième tour, il est devenu clair que l’opposition ne pouvait pas égaler la rhétorique anti-kurde du gouvernement et elle a alors tenté de faire son beurre des sentiments anti-syriens. Sans les soubassements nationalistes dont jouit le régime, ce pari était cependant voué à l’échec. Il a simplement eu pour effet de rendre l’extrême-droite encore plus légitime et de renforcer les fondations idéologiques de l’erdoğanisme.

La question qui se pose désormais à la Turquie est de savoir s’il existe la moindre chance de prendre un autre chemin non-libéral, non-nationaliste, tourné vers l’avenir plutôt que vers le passé. Au cours de son troisième mandat d’Erdoğan, le nationalisme économique orienté vers l’exportation dépendra de l’exploitation accrue du travail bon marché. En théorie, cela ouvre des possibilités d’organisation des classes subalternes, grandes oubliées de tous les partis traditionnels. Plutôt que d’imiter les politiques d’exclusion du gouvernement, les forces anti-Erdoğan pourraient consacrer leur lutte à l’inclusion des travailleurs et des Kurdes dans leur coalition. L’opposition, après avoir constaté son incapacité à égaler le président en exercice en matière de nationalisme, pourrait plutôt tenter d’introduire le mouvement kurde dans le champ de la politique « acceptable ». Elle s’est pour l’instant trop reposée sur les classes moyennes, les bureaucrates et les « experts » dans sa lutte contre le populisme autoritaire d’Erdoğan. La défaite historique de 2023 est le signe qu’une opposition viable doit avant tout élargir sa base de soutien.

Nationalisme en Ukraine : mythe et réalité

Marche aux flambeaux à Kiev, le 1er janvier 2015. On y voit les drapeaux du Secteur Droit, du parti Svoboda, et, au premier plan, un drapeau à l’effigie de Stepan Bandera © Ioulia Arsich

L’actuel conflit en Ukraine est également une bataille pour l’information. Les appareils de propagande et de contre-propagande des belligérants ne se contentent pas de dérouler un récit des affrontements mais s’emploient à les légitimer en les replaçant dans un contexte (culturel, géopolitique, voire économique) plus large. Dans le cas russe, la narration du pouvoir repose sur plusieurs idées clés : élargissement agressif de l’OTAN menaçant l’intérêt national, appartenance de diverses nations à la sphère d’influence historique russe, et persécutions des populations russophones par des forces hostiles. Le Kremlin appuie sur ce dernier point en agitant la menace d’un retour du fascisme en Europe : la Russie serait alors la garante des libertés, prête à « dénazifier » l’Ukraine – comme lors de la Seconde guerre mondiale. Il est vrai que diverses organisations nationalistes sont particulièrement actives en Ukraine, et ont entretenu des rapports ambigus avec l’Occident. Leur influence réelle est pourtant sans commune mesure avec celle que leur prête le Kremlin.

L’Ukraine est un pays ayant connu de courtes périodes d’indépendance dans son histoire. Elle apparaît sous sa forme moderne il y a un siècle, passant dans la sphère soviétique. L’indépendance nationale de 1991 laisse le pays à la croisée des chemins, entre une partie orientale concentrant les populations russophones et les ressources agraires et industrielles du pays, et une partie occidentale plus pauvre, plus homogène, et tournée vers l’Europe centrale. Diverses minorités nationales cohabitent en sus des populations russophones – Hongrois, Roumains, ou Tatars jusqu’à l’annexion de la Crimée.

Souveraineté bafouée et consensus libéral : un terreau favorable au nationalisme

La principale tension traversant le pays porte sur son orientation internationale : après la « révolution orange » de 2004-2005 portant au pouvoir les pro-européens Viktor Iouchtchenko et Ioulia Tymochenko (oligarque ayant fait fortune dans le gaz), l’Ukraine repasse en 2010 sous un gouvernement favorable à Moscou. La « révolution de Maïdan » de 2013-2014 (appelée simplement Euromaïdan en Ukraine) renverse ensuite le président pro-russe Viktor Ianoukovytch et conduit à l’élection de Petro Porochenko, europhile. Les deux hommes proviennent pourtant du même parti, et leur programme économique libéral ne diffère que peu. Il est vrai que si Viktor Ianoukovytch était un magnat des communications avant son exil en Russie, Petro Porochenko est un oligarque milliardaire connu sous le nom de « roi du chocolat ».

Les clivages politiques ukrainiens sont principalement liés aux questions internationales, le programme social et économique des principaux candidats ne variant guère

La domination des oligarques dans la politique nationale est donc totale, comme dans la Russie des années 1990. Le parlement monocaméral du pays, la Rada, est constitué de 450 députés élus selon un système mixte (mi-scrutin uninominal majoritaire, mi-scrutin proportionnel plurinominal), favorisant dans l’ensemble la force majoritaire. Il est aujourd’hui dominé par le parti Serviteur du peuple. Cette structure lancée en 2016 vient directement de la série télévisée humoristique éponyme, dans laquelle un petit professeur (Volodymyr Zelenski) se fait élire président. L’Histoire rattrape ici la fiction : Zelensky est effectivement élu en 2019 suite à une campagne marquée par la lutte anticorruption. Ironiquement, son nom apparaît en 2021 dans les Pandora Papers : on y apprend qu’il dirige avec certains de ses proches (dont le chef du service de la sécurité nationale Ivan Bakanov) un réseau des sociétés offshore rétribuant la famille Zelensky.

Dans une période post-soviétique marquée par une méfiance vis-à-vis de toute forme d’État social, la libéralisation à outrance et la constitution subséquente de monopoles oligarchiques, les clivages politiques au sein du parlement sont principalement liés aux questions internationales, et secondement à des conflits pour le partage des richesses du pays. Ainsi, le programme social et économique des principaux candidats ne varie guère. Il s’agit de différentes variantes de libéralisme, avec un consensus conservateur dominant laissant peu d’espace aux mouvements progressistes que l’on retrouve dans les pays occidentaux. Le soulèvement de Maïdan a cependant mis en lumière l’existence d’autres courants politiques, renforcés par le changement de personnel à la tête du régime.

Maïdan, prélude à une flambée nationaliste

Le départ de l’ancien président Porochenko s’accompagne d’une liquidation politique des forces « pro-russes », accélérée par le conflit à l’est du pays dans les régions séparatistes de Donetsk et de Louhansk. La disparition de facto du Parti des régions entraîne la marginalisation d’autres forces accusées de complaisance vis-à-vis des séparatistes – et, derrière eux, de la Russie de Poutine. Le Parti communiste s’effondre électoralement au cours des années 2000 (passant de 20% des scrutins à 4% en 2014). Sans être officiellement dissout, il est ensuite interdit de se présenter aux élections. L’Association Lutte (Боротьба), organisation de la gauche révolutionnaire, est quasiment liquidée dans l’ouest du pays au cours des années suivantes suite à des prises de position accusées d’être favorables aux « républiques populaires » faisant sécession.

La première organisation à apparaître dans le sillage de la révolution Maïdan est le Secteur droit (Пра́вий се́ктор), coalition de petits groupes activistes allant des nationaux-conservateurs aux néonazis.

On juge alors la légitimité de chaque parti à l’aune de sa loyauté à la nation ukrainienne. Le clivage national devient ainsi prédominant, au point de fracturer jusqu’aux courants politiques marginaux : il n’est pas jusqu’au mouvement anarchiste ukrainien, historiquement significatif dans les années 1920, qui ne scissionne après 2014 sur la question de la position à adopter par rapport aux évènements de Maïdan et à la guerre.

Manifestants nationalistes brandissant un portrait de Stepan Bendera © Ioulia Arsich

Mais ce sont surtout les organisations nationalistes qui tirent leur épingle du jeu. Comme en Hongrie ou en Pologne, l’anticommunisme est un marqueur politique important, régulièrement réactivé  dans un contexte d’expansionnisme russe associé à son prédécesseur soviétique. L’existence relativement récente de l’Ukraine est propice au développement d’un récit national s’appuyant sur d’autres éléments : références positives au Rus de Kiev et à l’Hetmanat cosaque… mais aussi, plus récemment, à la période de la collaboration et à l’UPA, l’Armée insurrectionnelle ukrainienne de Stepan Bandera. Ce révisionnisme historique présente sous un jour héroïque les collaborateurs ukrainiens du régime nazi, ayant participé à la Shoah et commis de nombreux crimes, mais considérés comme des héros nationaux face aux soviétiques[1]. Il se manifeste par le biais d’hommages (jusqu’à des noms de rues), de manifestations publiques, et par la reprise du slogan « gloire à l’Ukraine, gloire aux héros » (Слава Україні! Героям слава!), particulièrement populaire. La bannière rouge et noire de l’UPA se diffuse aussi très largement comme un simple symbole patriote.

Le principal vecteur de l’extrême droite « banderiste » durant les évènements de Maïdan est le parti Liberté (Свобода), lancé dès 1991. Celui-ci rassemble des tendances allant de la droite à l’extrême droite néonazie. Le champ conservateur étant déjà occupé par un panel de partis politiques, ses résultats restent modestes jusqu’à une percée électorale en 2012. Il se trouve donc en position de force lors du soulèvement place Maïdan, au point que le premier gouvernement issu de la révolution incorpore quatre ministres issus du parti Liberté. Mais loin de tirer parti des événements, il subit rapidement une marginalisation électorale – passant rapidement sous la barre des 2 % [2]. Le contexte profite à des forces bien plus radicales, mais aussi plus groupusculaires.

Panorama des forces nationalistes

La répression des manifestations de la place Maïdan, les violents affrontements avec les forces pro-russes puis le basculement dans la guerre et l’annexion de la Crimée ont ouvert la voie à des forces irrédentistes souhaitant reconquérir les territoires perdus. Il faut comprendre que le nationalisme ukrainien, boosté par le révisionnisme historique largement diffusé depuis plusieurs décennies, bénéficie ainsi d’une sociologie bien particulière. Comme dans les pays voisins, ses réseaux s’appuient sur différentes contre-cultures urbaines, recrutant largement dans les tribunes des stades de football de Lviv (Banderstadt Ultras – du nom de Stepan Bandera), Kharkiv (Ultras Metalist) ou Kiev (Ultras Dynamo). Mais l’expérience de la lutte contre le gouvernement puis du conflit armé a formé des générations de jeunes vétérans, phénomène unique rappelant la composition du fascisme italien fondé sur les arditi (ex-combattants des troupes d’assaut).

Membres du bataillon Azov, arborant le wolfsangel. Ce symbole, qui remonte au XVème siècle, a été abondamment brandi par les forces pro-nazies durant la Seconde guerre mondiale du fait de sa similitude avec la svastika © Milena Melnik

La première organisation à apparaître dans le sillage de Maïdan est le Secteur droit (Пра́вий се́ктор) dirigé par Dmitro Yarosh (aujourd’hui conseiller auprès du commandement en chef des forces armées). Il s’agit d’une coalition de petits groupes activistes allant des nationaux-conservateurs aux néonazis. Le Secteur droit se positionne comme le service d’ordre du mouvement et gagne ainsi en popularité tout en écartant les forces de gauche souhaitant participer (les anarchistes ukrainiens sont ainsi interdits de s’organiser sur la place). Recrutant plusieurs milliers de membres, l’organisation se structure. Elle participe aux élections tout en formant sa propre unité militaire dans le Donbass, le Corps des volontaires ukrainiens.

La propagande russe associe l’intégralité du peuple ukrainien à une minorité ultranationaliste bien réelle (…) Les médias occidentaux ont malheureusement tendance à adopter des positions tout aussi campistes en présentant l’Ukraine comme une nation homogène et démocratique, jusqu’à nier le poids des forces néofascistes

Cette période de conflit voit la naissance dès 2014 de la plus connue des forces combattantes d’extrême droite, le régiment Azov (Азов), commandé par l’ex lieutenant-colonel de police Andriy Biletsky, ancien dirigeant des organisations néonazies Patriotes d’Ukraine et Assemblée sociale-nationale. On estime ses forces à 4000 hommes et son armement inclut armes lourdes et blindés [3]. De telles forces opèrent théoriquement dans le cadre et sous le commandement de la garde nationale. Leur autonomie est cependant importante, et elles bénéficient d’une grande marge de manœuvre pour développer un discours politique. Le régiment Azov emploie publiquement une imagerie inspirée du nazisme (soleil noir et wolfsangel) et incorpore des groupes diffusant une propagande terroriste (Misanthropic Division). L’ensemble des combattants n’adhèrent pas nécessairement à cette idéologie mais la direction et l’identité politique d’Azov sont claires. Ses rapports avec le gouvernement ukrainien et avec l’OTAN sont complexes et conflictuels, entre défense de l’indépendance nationale et pragmatisme politique. De riches mécènes tels que le politicien conservateur Oleg Liachko et l’oligarque Igor Kolomoïsky ont d’ailleurs participé au financement de l’unité. Azov a déployé en 2016 son propre parti, le Corps national. Cette dynamique politico-militaire en a fait un exemple pour de nombreux néofascistes européens venant chercher une expérience combattante ou voyageant à Kiev pour tisser des liens avec leurs homologues de l’est.

D’autres organisations de moindre importance se sont développées dans la même période [4]. Parmi les plus structurées, on peut citer le réseau fasciste Revanche (Реванш) de Bohdan Khodakovskyi, devenu en 2016 Ordre et Tradition (Традиція і порядок). Son objectif est de former une génération de jeunes cadres aux idées national-conservatrices. La participation du réseau à de violentes manifestations anti-LGBT témoigne cependant de la persistance d’un activisme radical. A l’opposé et à contre-courant de la tendance de fond, l’organisation Résistance autonome (автономний опір) évolue du nationalisme-révolutionnaire vers des positions presque libertaires au cours des années 2010. Enfin, d’autres forces plus récentes comme C14 (Карпатська Січ), Centurie (Центурія) ou Freikorps (Фрайкор) dont les références idéologiques vont du nationalisme conservateur au fascisme explicite. Leur point commun est leur dimension paramilitaire, organisant des camps d’entraînement sous l’égide de vétérans et participant aux bataillons de volontaires de l’armée ukrainienne.

Les guerres ne sont pas des périodes propices aux réflexions nuancées. Seules les positions tranchées et caricaturales y sont audibles. En associant l’intégralité du peuple ukrainien à une minorité ultranationaliste bien réelle, la propagande russe a pu présenter l’agression militaire en cours comme une simple opération de dénazification, voire de libération. Le parallèle avec la Seconde guerre mondiale est utilisé en retour par les nationalistes ukrainiens, glorifiant tout ce qui a pu s’opposer aux ambitions soviétiques dans leur histoire – collaborateurs des nazis compris. Et les médias occidentaux ont malheureusement tendance à adopter des positions tout aussi campistes en présentant l’Ukraine comme une nation homogène, démocratique et héroïque, jusqu’à nier le poids des oligarques ou l’activité militaire des forces néofascistes. Le violent affrontement inter-impérialiste actuel ne déroge pas à la règle : selon l’adage, la vérité est la première victime d’une guerre.

Notes :

[1] Les bandéristes observent que Stepan Bandera, après avoir approuvé l’invasion allemande de l’Ukraine par anti-communisme, s’est ensuite retourné contre l’envahisseur nazi. Il n’a cependant jamais abjuré le caractère antisémite et ethniciste de son nationalisme.

[2] Paul Moreira avait couvert pour Canal + les soulèvements de la place Maïdan, et mis en évidence l’influence du mouvement Liberté dans un documentaire intitulé Ukraine, les masques de la Révolution (mai 2014).

[3] Dès 2014, un article publié dans le Guardian faisait état de l’influence du bataillon Azov.

[4] On renverra à l’étude « Far-right group made its home in Ukraine’s major Western military training hub », menée dans le cadre de l’Institut pour les études européennes, russes et eurasiennes de la George Washington University (2021), sur le groupe Centurie.

« Les États jouent le rôle de mécènes du capital » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Joe Biden et Boris Johnson au G7 de Carbis Bay (UK). © Number 10

Les poussées populistes des années 2010 et la crise du COVID ont-elles sonné la fin du néolibéralisme ? S’il reste prudent, le sociologue Paolo Gerbaudo constate un retour en force de l’État, des plans de relance aux mesures sanitaires en passant par le retour de la planification. Mais au bénéfice de qui ? À l’aide d’une vaste littérature de théorie politique, son essai The Great Recoil. Politics after populism and pandemic (Verso Books, 2021) décrit finement la recomposition politique en cours et les visions antagonistes du rôle de l’État de la gauche socialiste et de la droite nationaliste. Selon lui, si la gauche souhaite parvenir au pouvoir, elle doit renouer avec le patriotisme inhérent à son histoire et ne pas avoir peur du protectionnisme économique. Entretien réalisé, traduit et édité par William Bouchardon.

LVSL – Votre livre s’articule autour de ce que vous appelez un « Grand recul » du néolibéralisme et de la mondialisation, qui ont été hégémoniques depuis les années 1980. A sa place, vous affirmez qu’un nouveau Zeitgeist (« esprit du temps » en allemand, ndlr) est en train d’émerger, vous parlez de « néo-étatisme ». Quelles sont les raisons qui expliquent ce changement d’hégémonie ? 

Paolo Gerbaudo – Le « Grand recul » est le moment où le capitalisme néolibéral atteint ses limites ultimes, tant économiques que politiques et écologiques. Ce rebondissement est le résultat net du succès même du projet néolibéral et de la manière dont il a intégré toujours plus de marchés et de pays dans son giron. Cependant, comme toute ère idéologique, le néolibéralisme tend à un moment donné à épuiser son élan initial et à se heurter à ses propres contradictions. Cela ouvre à son tour la voie à l’émergence d’un nouveau consensus, qui englobe l’ensemble de l’espace politique et imprègne tous les acteurs politiques, qui doivent se positionner par rapport à ce discours dominant.

Ce « Grand recul » est une réponse de la société au stress produit par la mondialisation néolibérale, sous la forme d’une exposition à des forces économiques incontrôlables, de l’agoraphobie, de la peur de l’ouverture, de cette peur d’être à découvert, sans défenses contre des forces qui échappent visiblement à tout contrôle politique. En bref, il s’agit du sentiment d’être l’objet de la politique plutôt que le sujet de la politique. Cela conduit à un réajustement du sens commun qui est le plus visible au sein du mainstream

« Les représentants du capitalisme mondial abandonnent certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. »

Même les défenseurs du néolibéralisme et de l’austérité font aujourd’hui des concessions sur la nécessité d’équilibrer les excès de l’économie de marché, et font une embardée dans la direction opposée. On peut citer l’exemple de Joe Biden, qui a eu une longue carrière de démocrate centriste et modéré, mais qui a lancé un important programme d’investissements publics. Mario Draghi (Premier ministre italien non élu, à la tête d’un gouvernement technocratique, ancien président de la BCE, passé par Goldman Sachs, ndlr) est un autre exemple, il parle maintenant de « bonne dette ». Les représentants du capitalisme mondial abandonnent donc certains dogmes du néolibéralisme et s’approprient certaines formes d’interventions étatiques. Mais leur objectif est plus de sauver le capital de lui-même que de changer le système économique. 

LVSL – Cette fin du néolibéralisme a si souvent été annoncée, notamment après la crise de 2008, que beaucoup de gens peuvent être assez sceptiques. Vous nous avez donné quelques exemples de ce retour de l’État, mais le cas de Biden semble également montrer les limites de cette nouvelle ère idéologique : il a signé un grand plan d’investissements dans les infrastructures de 1000 milliards de dollars, mais le « Reconciliation Bill », qui est plus axé sur les dépenses sociales, est toujours bloqué par le Sénat américain. Finalement, n’assistons-nous pas à une intervention plus forte de l’Etat dans certains secteurs de l’économie, afin de soutenir le capital – ou des sections du capital – mais pas à un retour d’un Etat-providence qui protège les travailleurs ?

P. G. – La théorie marxiste de l’État et les travaux de Louis Althusser, Ralph Miliband ou Nikos Poulantzas nous apprennent que l’État que nous connaissons est un État capitaliste. C’est donc un État qui vise à reproduire les mécanismes de l’économie capitaliste. Plus précisément, nous sommes entrés depuis un certain temps dans un capitalisme monopolistique, par opposition à un capitalisme plus concurrentiel qui existait en partie au début de la mondialisation. Aujourd’hui, il existe d’énormes concentrations de pouvoir et d’argent dans de nombreuses industries : Big pharma, Big tech, les médias, la fabrication de microprocesseurs… Les secteurs stratégiques de notre économie sont marqués par d’énormes niveaux de concentration. Il suffit de penser à Jeff Bezos et Elon Musk, qui se battent pour être l’homme le plus riche du monde et sont des démonstrations des concentrations grotesques de ressources qui existent dans nos sociétés. Dans ce contexte, le rôle de l’État est de soutenir le capital, et en particulier le capital monopolistique, c’est-à-dire de protéger le butin des vagues précédentes d’accumulation capitaliste qui ont constitué les empires d’aujourd’hui.

Comme vous le dites, ce néo-étatisme capitaliste permet certaines choses et en interdit d’autres. Le projet de loi sur les infrastructures a été approuvé parce qu’il était dans l’intérêt des grandes entreprises, puisqu’il signifie des profits pour les entreprises de construction. Au contraire, les mesures sociales n’ont pas d’utilité directe pour le capital. Par exemple, les congés maternité et les congés maladie, que nous considérons comme acquis dans des États-providence comme la France, l’Italie ou le Royaume-Uni, ne sont pas des droits statutaires nationaux aux États-Unis ! Cette composante de dépenses sociales du programme de Biden a jusqu’à présent été entravée par des centristes tels que Joe Manchin et Kyrsten Sinema, qui sont financés par de grandes entreprises et se sont opposés aux mesures qui réduiraient le coût des produits pharmaceutiques.

Pour en savoir plus sur les combats internes au parti démocrate sur le projet de Reconciliation Bill promis par Biden, lire sur LVSL l’article de Théo Laubry : « L’aile gauche démocrate, dernière chance pour le plan d’investissements ? »

Les mesures qui étaient bénéfiques pour le capital – et qui créent également des emplois, il ne faut pas le nier – ont été approuvées, tandis que celles qui visaient plutôt une sorte de redistribution douce sont bloquées. Un grand nombre des mesures les plus radicales promises par Biden vont être sévèrement édulcorées. Il semble maintenant que ce soi-disant « nouveau cadre » des dépenses sociales et du pacte climatique sera approuvé, mais que le chiffre initial de 3 000 milliards de dollars sera ramené à 1 750 milliards de dollars. Ce sera toujours une amélioration des conditions de vie pour des millions d’Américains, mais sa réduction révèle les nouveaux défis de l’ère néo-étatiste, les nouveaux dilemmes politiques qui émergent dans l’ère post-néolibérale. 

Fondamentalement, toute politique de redistribution est aujourd’hui un jeu à somme nulle, ce qui signifie que vous devez aller chercher l’argent qui est déjà là. Or, il y en a beaucoup, et pas seulement dans l’expansion de l’offre monétaire. Par exemple, Apple a 500 milliards de dollars en réserve ! Mais les propositions de Biden sont loin des taux d’imposition élevés de l’après-guerre, que l’on a connus sous Eisenhower ou Lyndon Johnson. Les riches refusent furieusement de tels taux d’imposition, ils ne veulent même pas céder une petite partie de leur richesse. Si cette résistance gagne la bataille, nous risquons d’avoir un autre Donald Trump, car les petites mesures redistributives de Biden ne suffiront pas à calmer le mécontentement de la classe ouvrière américaine. La nouveauté de Biden est qu’il a réalisé, avec d’autres membres de l’establishment néolibéral, que Trump ne vient pas de nulle part, mais qu’il émerge des effets de la mondialisation, de la douleur subie par les travailleurs laissés pour compte. Ainsi, il comprend la nécessité de politiques pragmatiques pour résoudre ces problèmes. Sauf que si celles-ci sont édulcorées, elles risquent de ne pas être suffisantes pour affronter les forces qui ont conduit à l’élection de Donald Trump.

LVSL – Vous avez parlé de l’agoraphobie et du mécontentement des travailleurs, mais l’émergence de la Chine, et les rivalités géopolitiques que cela entraîne, ne sont-elles pas une autre raison de ce changement de paradigme vers le « néo-étatisme » ?

P. G. – Oui, sans aucun doute. La montée en puissance de la Chine et le succès de l’économie chinoise, certes temporairement obscurci par l’affaire Evergrande, sont l’un des principaux moteurs de ce réajustement du mainstream. Cela conduit à abandonner certains principes du néolibéralisme, tels que les politiques monétaristes, et au retour à une gestion keynésienne de la demande avec des dépenses de relance sous forme d’investissements publics. Certains piliers du néolibéralisme tiennent toujours, mais ceux qui ont été le plus affaiblis sont la vénération fanatique des budgets serrés et de la prudence fiscale, d’où le retour d’une gestion keynésienne de la demande. 

Le capitalisme d’État chinois a obtenu de bien meilleurs résultats, en termes de productivité, d’innovation ou de prospérité, que le modèle néolibéral de capitalisme. Sous la direction de Xi Jinping, la Chine, après avoir brièvement poursuivi les politiques d’ouverture mises en place par Deng Xiaoping, est revenue à des politiques plus étatistes. D’une certaine manière, la Chine a déjà fait marche arrière face au néolibéralisme. 60 % de l’économie chinoise est directement ou indirectement contrôlée par l’État. Il semble donc que les États-Unis souhaitent ressembler davantage à la Chine, qu’ils veulent un « État activiste », pour reprendre les termes de Boris Johnson. Le Royaume-Uni et les États-Unis sont les deux pays où ces changements sont les plus visibles.

« Contrairement à la Chine, l’État américain ne contrôle pas les entreprises les plus stratégiques de l’économie. Cela signifie que le “néo-étatisme” aux États-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un “État sous-traitant”. »

En même temps, il existe des différences significatives entre l’État américain et l’État chinois : l’État américain ne contrôle pas le coeur névralgique de l’économie, c’est-à-dire les entreprises les plus stratégiques, celles qui sont fondamentales pour l’efficacité et la compétitivité du système dans son ensemble, comme les réseaux, l’énergie, la construction… Cela signifie que le néo-étatisme aux Etats-Unis ou dans d’autres pays équivaut à un « État sous-traitant ».  Certes, l’État recommence à dépenser et à investir par rapport à l’austérité des années 2010, mais ces dépenses alimentent le marché privé. Les projets financés sont réalisés par des entreprises privées, aux conditions des entreprises privées et à leur profit. Ainsi, cette expansion de l’État ne s’accompagne pas d’une expansion du contrôle politique et démocratique réel sur l’économie comme on pourrait s’y attendre.

LVSL – Une des évolutions contemporaines de l’État que vous avez peut-être moins étudié dans votre livre est le renforcement de la surveillance, notamment depuis la guerre contre le terrorisme et la pandémie de COVID. Ne s’agit-il pas là aussi d’une autre évolution de l’État qui favorise les intérêts des grandes entreprises plutôt que ceux du peuple ?

P. G. – L’État comprend différents appareils. Comme nous le savons depuis Althusser (philosophe marxiste français, connu notamment pour son ouvrage Idéologie et appareils idéologiques d’État, publié en 1970, ndlr), il y a les appareils répressifs, les appareils idéologiques, et le grand phénomène du 20e siècle a été le développement de l’appareil économique de l’État. Historiquement, une part importante de l’appareil répressif est tournée vers la surveillance des activistes et des mouvements de protestation. Il est tout à fait évident que la pandémie a introduit, dans l’urgence, des mesures de surveillance et de contrôle généralisées, par le biais de l’endiguement de la contagion, du contact tracing, de l’État qui dit aux gens ce qu’ils sont autorisés à faire, s’ils peuvent voyager ou non, de la nécessité de se faire tester en permanence, de se faire vacciner… 

C’est un élément de l’État qui est assez peu familier à beaucoup de gens, surtout pour ceux d’entre nous qui n’ont jamais traversé de cataclysme majeur ou de conflit guerrier, ou qui n’ont même pas eu à servir dans l’armée pendant un an comme c’était le cas pour nos pères ou nos grands-parents. Dès lors, il est évident que ces formes de surveillance suscitent des réactions de colère. Elles sont en effet perçues par beaucoup comme un intrusion de l’État dans leur vie quotidienne, alors même que l’État a essentiellement renoncé à de nombreuses autres interventions qui auraient été bien plus positives. Ainsi, à mesure que l’appareil économique de l’État reculait sous le néolibéralisme, les structures répressives de l’État étaient renforcées, tandis que, dans le même temps, l’appareil idéologique de l’État s’effaçait ou devenait confus à cause de l’idée de la centralité du marché. Je pense que cela risque de créer un discours de suspicion culturelle à l’égard de l’autorité, sous quelque forme que ce soit, comme on peut le voir dans le mouvement antivax ou anti-masque, qui exprime de la suspicion et de la colère à l’égard de mesures qui, en fait, affectent surtout matériellement certaines personnes, tels que les travailleurs de la restauration ou du tourisme, où les dommages ont été considérables.

Paolo Gerbaudo, sociologue au King’s College London. © Paolo Gerbaudo

Dans ce contexte, je pense que l’attitude stratégique de la gauche devrait être la même qu’après la Seconde Guerre mondiale, lorsque les travailleurs se sont tournés vers l’État qui leur avait demandé tant de sacrifices et ont dit en gros « maintenant, il est temps que nous soyons récompensés pour nos efforts ». Il était temps que l’État assume financièrement le coût des sacrifices et les difficultés que les gens ordinaires ont subi. Par exemple, à l’automne dernier, Andy Burnham, le maire de Manchester, s’est exprimé très fermement, en demandant à l’État une véritable protection sociale qui vienne compenser les effets économiques néfastes des mesures de distanciation sociale. Telle devrait être l’attitude de la gauche selon moi : au lieu de considérer le contrôle de l’État comme quelque chose à dénoncer pour des raisons éthiques ou juridiques, la gauche devrait le considérer comme quelque chose qui ne peut être accepté que dans la mesure où, en même temps, l’État apporte un soulagement économique. En bref, pas de contrôle étatique sans protection sociale. 

LVSL – Voilà qui nous mène aux concepts clés de votre livre : les notions de contrôle et de protection. Dans votre livre, vous affirmez que ces concepts, ainsi que celui de la souveraineté, forment le nouveau sens commun politique actuel. Pourtant, la signification réelle de ces mots fait l’objet d’une lutte entre la gauche et la droite. Comment la gauche et la droite définissent-elles ces concepts ?

P. G. – Ce que je veux dire, c’est que, dans les discours politiques, vous rencontrez des signifiants maîtres, c’est-à-dire des mots qui sont répétés de manière obsessionnelle et sont partagés à travers tout le spectre politique, de la gauche à la droite. Le néolibéralisme s’est accompagné de termes familiers, tels que opportunité, entrepreneuriat, modernisation, ouverture et ainsi de suite. Dans les discours contemporains, les termes sont très différents. Les nouveaux slogans et mots clés sont nombreux, mais les plus importants, selon moi, sont la protection, le contrôle et la souveraineté.

La souveraineté soulève la question de la suprématie de l’État, un principe érodé pendant la mondialisation néolibérale, au cours de laquelle le pouvoir de l’État s’est estompé et celui des entreprises a augmenté. Mais les événements récents ont démontré qu’en réalité l’un et l’autre ne sont pas si distincts : les États sont toujours décisifs lorsqu’il s’agit de jouer le rôle de mécènes du capital, comme nous l’avons vu lors du sauvetage des banques après 2008 ou lorsqu’il s’agit de prendre des mesures pour fournir des produits de première nécessité comme nous l’avons vu lors de la pandémie. La droite présente la notion de souveraineté comme quelque chose d’exclusif qui peut s’exprimer par la souveraineté nationale ou la souveraineté territoriale. Pour la gauche, la suprématie de l’État n’est quelque chose de positif que dans la mesure où celui-ci est l’instrument de la volonté populaire, de la souveraineté populaire. Ainsi, pour la gauche, la souveraineté est une expression de la démocratie plutôt que de l’identité et de l’exclusion.

Paolo Gerbaudo, The Great Recoil. Politics after populism and pandemic, Verso Books, 2021.

La protection est peut-être le terme le plus significatif de tous, car c’est celui qui est devenu iconique pendant la pandémie, pensons au slogan « protégez-vous et protégez les autres ». La protection est partout : dans les politiques climatiques (contre les événements météorologiques extrêmes, en plantant des arbres dans les villes ou en protégeant les plages de l’érosion…) dans la protection sociale etc. Pour moi, ce signifiant maître est un champ de bataille à part entière. Quel est le sens de la protection ? Quel type de sécurité les différentes forces veulent-elles mettre en place ? Là encore, vous avez deux récits très différents : l’un est le « protectionnisme propriétaire » de la droite, qui vise à protéger le capital, la richesse et le statu quo. Comme le capital n’a pas beaucoup d’espoir de trouver de nouvelles voies de profits de nos jours, la protection de ce qui est déjà là devient décisive. En parallèle, pour la gauche, la protection consiste à rétablir les formes de protection de base, longtemps considérées comme allant de soi mais qui ont disparu, ainsi qu’à établir de nouvelles formes de protection : de nouvelles mesures contre la pauvreté, face au changement climatique, à établir un nouveau paradigme de Sécurité sociale…

« L’un des risques de ce “néo-étatisme” est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. »

Enfin, le contrôle a trait à la manière dont l’État se rapporte aux citoyens. L’État est synonyme de contrôle : contrôle des impôts, contrôle du travail, contrôle de la contagion pendant la pandémie… En fait, le contrôle vient de l’invention même de l’art de gouverner au Moyen Âge. Là encore, il y a différents paradigmes : pour la droite, le contrôle est lié au contrôle territorial, à l’exclusion, au maintien de certains flux à l’extérieur, notamment les migrants. Pour la gauche, le contrôle consiste à planifier, à déterminer l’avenir après des années où l’on vous a dit qu’il n’y avait pas besoin de plan car le marché déciderait. Mais la planification ne peut être progressiste que si elle est démocratique. En effet, le retour de la planification a également vu le retour de la technocratie. L’un des risques de ce « néo-étatisme » est l’exacerbation des tendances technocratiques dans la société. Ainsi, pour éviter de nouvelles formes de suspicion envers l’État, il est indispensable de créer de nouvelles formes de participation démocratique qui permettent aux gens de prendre des décisions collectivement. Ce pouvoir ne doit pas être laissé aux experts, qui peuvent aider tel ou tel intérêt.

LVSL – Lors du référendum sur le Brexit, le slogan de la campagne Leave était « Take back control ». À l’époque, la gauche avait une position défensive, puisqu’elle faisait campagne pour rester dans l’UE. Dans votre chapitre sur la notion de souveraineté, vous affirmez que même si la gauche promeut parfois des concepts comme la souveraineté alimentaire ou la souveraineté énergétique, lorsqu’il s’agit de libre-échange et de mondialisation, elle semble beaucoup plus modérée. Plus largement, il semble parfois que la droite ait davantage embrassé le protectionnisme que la gauche. Comment l’expliquez-vous ?

P. G. – D’abord, parce qu’il y a longtemps eu un débat très confus sur le protectionnisme au sein de la gauche, pour savoir si elle devait tactiquement se ranger du côté du libre-échange ou du protectionnisme. Dans un discours très célèbre en 1848, Karl Marx disait en substance : « Je suis pour le libre-échange parce qu’il va accélérer la chute du capitalisme ». En d’autres termes, le libre-échange amènera le capitalisme à ses contradictions et créera donc les conditions d’une révolution. 

D’autre part, il ne s’agissait pas seulement d’une question de doctrine pour la gauche, mais aussi du fait que les travailleurs européens étaient souvent plus favorables au libre-échange qu’au protectionnisme pour des raisons très matérielles : comme nous le savons, le protectionnisme a tendance à affecter la consommation en augmentant les prix des produits de base. Par conséquent, pour les travailleurs, il s’agit d’une perte immédiate de pouvoir d’achat, qui était déjà maigre. En ce sens, le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche, alors que pour la droite, il pouvait correspondre à leur agenda nationaliste, ou aux intérêts des industries protégées. Les entreprises protégées par des droits de douane, des quotas et des barrières réglementaires ont en effet un intérêt direct au protectionnisme. 

« Le protectionnisme a toujours été une question difficile pour la gauche. »

Personnellement, j’ai un regard pragmatique : oui le libre-échange peut être bénéfique pour certaines choses, il est indéniable qu’il peut apporter des avantages aux producteurs et aux consommateurs, mais le commerce sans droits de douane que nous connaissons actuellement, qui est sans précédent dans l’histoire, a des effets extrêmement perturbateurs. Cette perturbation est surtout ressentie par les secteurs les plus fragiles de l’économie, en particulier dans les zones périphériques ou rurales, où se trouve aujourd’hui l’essentiel de l’industrie manufacturière. En revanche, la plupart des services ne sont pas autant exposés à la concurrence internationale que l’industrie manufacturière, car tout ne peut pas être délocalisé et produit à l’étranger.

Je pense que la gauche socialiste devrait récupérer certaines formes légères de protectionnisme commercial, tant en termes d’application de droits de douane qu’en termes de réglementation, afin d’empêcher le nivellement par le bas que nous avons sous les yeux. Comme nous le savons tous aujourd’hui, de nombreux biens sont produits avec d’énormes dommages environnementaux et par des personnes ayant des salaires extrêmement bas. L’idée de « protectionnisme solidaire » promue par Mélenchon est un pas dans la bonne direction, puisqu’elle préconise de redéfinir les limites et les critères du commerce mondial.

LVSL – Vous avez dit que deux des raisons qui peuvent expliquer pourquoi la gauche craint le protectionnisme sont la doctrine héritée du marxisme et le fait que le libre-échange sert parfois les intérêts consuméristes de la classe ouvrière. Mais ne pensez-vous pas qu’il y a aussi une sorte de cosmopolitisme superficiel au sein de la gauche qui l’amène à considérer que le protectionnisme est mauvais parce qu’il est associé à la volonté de la droite de fermer les frontières par exemple ? On a l’impression que la gauche rejette le protectionnisme car elle se concentre sur les aspects culturels du protectionnisme plutôt que sur son aspect économique. Qu’en pensez-vous ?

P. G. – Avec le référendum sur le Brexit, la gauche s’est retrouvée divisée : la grande majorité du parti travailliste soutenait le maintien dans l’Union européenne, même s’il y avait aussi une composante Lexit (raccourci pour « left exit », c’est-à-dire pour une sortie de l’Union européenne autour d’objectifs de gauche, ndlr) assez minoritaire. Dans l’électorat travailliste cependant la division était plus prononcée : quelque chose comme 30/70 (en 2016, environ un tiers des électeurs travaillistes ont voté pour le Brexit, ndlr). C’était un scénario cauchemardesque pour la gauche, car nous étions alors dans une période de fortes critiques à l’encontre de l’Union européenne, suite à l’austérité imposée dans de nombreux pays. N’oublions pas que le référendum grec de juillet 2015, un énorme moment de confrontation entre un gouvernement de gauche et l’Union européenne, avait eu lieu juste un an auparavant. Par conséquent, pendant la campagne du Brexit, la gauche s’est retrouvée à défendre l’ordre établi sous la bannière du « Remain and reform », même si la seconde partie du slogan n’a jamais été claire. Je pense que cet épisode illustre plus généralement une certaine difficulté de la gauche à formuler des demandes claires vis-à-vis de l’Union européenne. Pourtant, à cette époque, il y avait un groupe de partis de gauche autour de gens comme Varoufakis et Mélenchon, qui disaient en gros « nous devons réformer radicalement l’Union européenne, et si cela ne se produit pas, alors la sortie de l’Union européenne sera légitime ».

À lire également sur LVSL, l’article de William Bouchardon : « À Liverpool, le Labour déchiré par le Brexit »

La gauche a eu du mal à se rassembler autour d’un plan consensuel, à s’unir autour de ce qui devrait être entrepris pour rendre l’Union européenne plus acceptable. Dans le livre, lorsque je parle de l’Union européenne, je n’adopte ni une position pro-sortie, ni la défense de l’Union européenne actuelle. À certains égards, l’Union européenne joue certaines fonctions de coordination entre les États membres, qui, dans la phase historique actuelle, sont peut-être inévitables. Mais, dans le même temps, elle est une source majeure d’illégitimité politique, d’absence de contrôle démocratique. L’Union européenne a été le moyen par lequel les élites nationales ont imposé à leurs citoyens des mesures très impopulaires sous prétexte qu’elles étaient recommandées par Bruxelles. Cette question, en fin de compte, a hanté la gauche britannique et a été la principale cause de la chute de Corbyn : s’il y avait eu un débat ouvert sur l’Union européenne, les choses seraient probablement très différentes aujourd’hui.

LVSL – La campagne du Brexit nous a aussi montré que la droite invoque souvent les notions de nation et d’État et parle de patriotisme et de nationalisme comme si c’était des synonymes. Mais, comme vous le rappelez dans votre livre, ce ne sont pas des synonymes et l’idéal du patriotisme vient historiquement de la gauche. Pourtant, la gauche ne semble plus très disposée à invoquer ce concept. Pourquoi ?

P. G. – L’approche de la gauche vis-à-vis de la nation est une question stratégique clé, car c’est un enjeu sur lequel elle a constamment adopté une position défensive. Même lorsque la gauche n’a pas une vision cosmopolite et élitiste de la nation, elle ne parvient souvent pas à articuler positivement ce que sont la nation et son identité. De nos jours, la gauche a souvent cette croyance erronée que les États-nations sont en quelque sorte un phénomène anachronique ou résiduel. En d’autres termes, les États seraient toujours là et ce pour encore un certain temps, mais ils auraient de moins en moins d’importance. Nous avons pourtant assisté à un renouveau des identités nationales à tous les niveaux ces dernières années : durant les mouvements de protestation contre l’austérité, dans le retour de l’interventionnisme étatique… Pendant la pandémie, nous avons vu une explosion des sentiments patriotiques, sous la forme d’un patriotisme isolationniste, lorsque les citoyens ont senti que leur nation était en difficulté et qu’ils devaient tous se plier aux règles.

En fait, l’histoire de la gauche commence avec les luttes de libération nationale. Le patriotisme était alors compris dans le sens suivant : le peuple définit la communauté politique, qui doit s’émanciper et s’auto-gouverner. C’est quelque chose que les marxistes et les républicains avaient en commun. En définitive, l’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. Il est donc surprenant que la gauche ait tant de mal à traiter cette question de la nation. J’estime que bâtir un sentiment d’identité, un sentiment d’appartenance est fondamental pour articuler une vision progressiste. Car, en fin de compte, lorsque la gauche promeut un idéal de ce qui serait l’avenir d’une communauté, cela se joue invariablement au niveau de l’État. Cela ne signifie pas qu’il n’y a pas d’intérêts de classe, ou que tout le monde est d’accord et s’unit, mais que la gauche doit toujours articuler différents intérêts autour de l’idée d’une société commune. 

« L’idée moderne de la nation vient des Jacobins, qui sont en quelque sorte les pères fondateurs de la gauche. »

Je pense aussi qu’il y a beaucoup de confusion au sein de la gauche entre internationalisme et globalisme. La position standard de la gauche, comme Marx et Engels l’ont dit dans le Manifeste du Parti communiste, était la fraternité entre tous les peuples du monde. Mais si la classe ouvrière est internationale, elle doit d’abord mener des luttes au sein de chaque nation. J’invite donc la gauche à être moins hystérique lorsqu’il s’agit de l’identité et de la question nationale, parce que cette attitude est exploitée par la droite pour dire que les gauchistes sont des citoyens de nulle part, sans ancrage, sans fondement, qu’ils ne sont pas responsables devant un peuple.

LVSL – Tout à l’heure, lorsque nous avons parlé de la souveraineté, vous avez dit que la gauche a perdu la plupart de ses soutiens parmi les ouvriers de l’industrie en raison de sa position sur le libre-échange. Dans votre livre, vous consacrez un chapitre entier aux nouvelles coalitions de classe de la gauche et de la droite. Vous semblez être d’accord avec Piketty, qui décrit ce qu’il appelle une « droite marchande » et une « gauche brahmane ». Pouvez-vous expliquer ce que signifient ces concepts ?

P. G. – J’essaie de clarifier cette question avec mon schéma du soutien des classes aux différents partis politiques, car il existe une perception erronée selon laquelle les allégeances de classe se sont inversées. Selon certains, la gauche représentait auparavant la classe ouvrière et la droite la classe moyenne et que maintenant, ce serait l’inverse. Cette analyse est trop simpliste. Ce que je montre avec ce schéma, c’est que la classe ouvrière et la classe moyenne sont divisées en deux parts, qui, dans une large mesure, peuvent s’expliquer par le clivage rural/urbain. Chez une partie de la classe ouvrière, principalement les travailleurs pauvres dans les services qui sont très exposés à l’exploitation (agents de nettoyage, livreurs, transporteurs, soignants…), la gauche a marqué des points ces dernières années. C’est l’une des rares bonnes nouvelles concernant le rapport de la gauche avec la classe ouvrière.

Schéma des alignements électoraux selon les blocs sociaux selon Paolo Gerbaudo.

Mais dans le même temps, de nombreux travailleurs dans les emplois manufacturiers se sont éloignés de la gauche. Je ne suis pas d’accord avec l’argument courant selon lequel ces personnes ont cessé de soutenir la gauche pour des raisons culturelles, parce qu’elles sont préoccupées par l’immigration, parce qu’elles veulent protéger la famille traditionnelle, ou je ne sais quoi. Au contraire, ces personnes ont tourné le dos à la gauche, parce que, comme l’a également dit Piketty, elles ne se sentent plus protégées par elle. Ils ont le sentiment que la gauche les a sacrifiés sur l’autel du libre-échange et de la mondialisation parce que cela convenait aux classes moyennes urbaines. Le seul moyen de récupérer cette partie de la classe ouvrière est de concevoir des politiques publiques autour du développement régional, du rééquilibrage territorial, de bonnes rémunérations pour les emplois manuels bien rémunérés, que l’État offre des emplois manuels qualifiés et sécurisés, etc. Sinon, il est évident que ces travailleurs iront voter à droite pour des raisons matérielles, en raison de ses postures contre la mondialisation. 

LVSL – En effet. Le magazine Jacobin a récemment publié un sondage réalisé par Yougov dans lequel était étudiée la réaction de la classe ouvrière vis-à-vis de différents messages politiques. Selon cette étude, le programme que vous avez décrit (développement régional, création de nouveaux emplois…) avait beaucoup plus de chances de remporter leurs votes qu’un discours axé autour des guerres culturelles et identitaires.

P. G. – Je pense que nous avons malheureusement tendance à tout interpréter par le prisme des identity politics de nos jours. Cela a conduit à des conflits très vicieux entre ceux qui seraient prétendument « culturellement progressistes » et ceux qui seraient « culturellement conservateurs ». Mais, cette guerre n’implique pas vraiment la classe ouvrière, elle occupe surtout les classes moyennes. Il est vrai que les travailleurs vivant en dehors des grandes villes peuvent avoir une vision plus conservatrice, et cela a toujours été le cas. Mais dans le passé, la gauche avait une offre économique suffisamment séduisante pour que ces personnes mettent de côté leurs préoccupations culturelles ou sociétales. En votant pour la gauche, ils pouvaient obtenir quelque chose que la droite ne pouvait leur donner. Quelque part, c’est ce qu’il nous faut aujourd’hui. Il n’y a aucun espoir de reconquérir ces personnes en attaquant les immigrants ou en adoptant un patriotisme très superficiel, sans aucun fond en matière économique, comme c’est par exemple le cas de Keir Starmer (leader de l’opposition travailliste, ndlr) ici au Royaume-Uni.

Aux origines de l’autonomisme kurde

Dispersées dans quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie), les populations kurdes occupent régulièrement le devant de la scène médiatique en raison de leur volonté autonomiste persistante. Celle-ci, issue d’une histoire qui s’étale sur plusieurs siècles, est souvent laissée de côté en raison de sa complexité. Cependant, seule la prise en compte de la profondeur historique de leur conscience nationale permet de comprendre à quel point le facteur kurde est devenu déterminant dans les enjeux géopolitiques moyen-orientaux.


Au cœur du Moyen-Orient médiéval, les Kurdes occupent une position charnière entre des Empires hostiles. Au XIIIème siècle après la disparition du Sultanat ayyoubide fondé par le prince kurde Saladin, le Kurdistan est majoritairement dominé par l’immense Empire mongol qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’à l’est Anatolien. Plus au Sud, on retrouve le Sultanat mamelouk comprenant l’Égypte ainsi que la Cisjordanie et une grande partie de la Syrie actuelles. Entre ces deux Empires, les Kurdes jouent un rôle stratégique en s’alliant à l’un ou l’autre. Ce rôle de pivot est de nouveau occupé par les Kurdes au milieu du XVIème siècle lorsque le sultan ottoman Soliman le Magnifique fait de ceux-ci ses alliés dans sa lutte contre la Perse. Bien que les Kurdes conservent une « irrépressible tendance à la sédition » (Boris James), ils sont intégrés à la stratégie ottomane en raison de leurs remarquables qualités guerrières.

Cependant à la fin du XVIème siècle, l’idée d’une nation kurde indépendante commence à faire son chemin et est théorisée dans le Charafnameh dès 1596. Cette conscience nationale repose sur la singularité historico-culturelle des Kurdes. Les origines de ces derniers sont difficiles à établir car ce peuple est mentionné dès 400 avant Jésus-Christ. On sait cependant que les Kurdes descendent des tribus iraniennes qui ont progressivement migré de l’Asie mineure vers des régions plus au Sud au début du second millénaire avant Jésus-Christ. En matière religieuse, les Kurdes sont d’abord zoroastriens avant la conquête arabe qui leur impose l’islam au IXème siècle. 80% des Kurdes sont aujourd’hui sunnites et 12% d’entre eux sont chiites. Il existe également des minorités yézidie, chrétienne et juive, principalement émigrée en Israël. Davantage que la religion, c’est donc surtout la langue qui cimente la conscience nationale kurde. Appartenant au groupe linguistique iranien, les langues kurdes comportent pourtant de nombreuses différences avec le persan. L’importance des persécutions visant ce peuple a également contribué à créer une communauté de destins entre les Kurdes peuplant aujourd’hui quatre Etats (Iran, Irak, Syrie, Turquie) mais qui demeurent comme le relève Camille Bordenet « le plus grand peuple apatride du monde. »

Les Kurdes et le Sultanat ottoman

En cette fin du XIXème siècle depuis son palais de Topkapı, le sultan-calife turc Abdülhamid II (1876-1909) sent que son autorité vacille. Son Empire, presque continuellement grignoté par ses puissants voisins depuis le XVIIème siècle, est également ébranlé par l’essor des revendications des minorités arabe et arménienne notamment. Aussi conscient de la nécessité de réorganiser son territoire, un de ses prédécesseurs, le sultan Mahmoud II (1808-1839) avait engagé dès 1839 des réformes modernisatrices appelées Tanzimat (réorganisation en turc). Pourtant, celles-ci ne semblent pas en mesure d’enrayer les difficultés structurelles qui menacent la survie même de “l’homme malade de l’Europe”. Aussi, confrontées à l’évolution rapide de la donne géopolitique, les relations entre le pouvoir impérial déclinant et les Kurdes suivent une trajectoire particulière et connaissent plusieurs revirements. Au milieu du XIXème siècle, craignant l’émergence d’autorités rivales sur son territoire, Istanbul achève d’abord de mettre au pas les principautés kurdes auxquelles le sultan Sélim Ier (1512-1520) avait accordé l’autonomie durant son règne. Cette réaffirmation de l’autorité impériale doit cependant affronter des révoltes princières qui parviennent parfois à ébranler l’assise ottomane dans la région. Mais, invariablement, la domination turque finit par y être rétablie plus ou moins rapidement. À la fin de ce siècle, Abdülhamid II tente de se concilier la faveur des Kurdes en s’appuyant sur des unités auxiliaires issues de leur rang pour protéger les frontières impériales ainsi que pour réprimer le nationalisme arménien : les hamidiyeh. En outre, le sultan insiste sur son statut de calife, symbolique de son autorité religieuse du monde musulman, et joue la carte du panislamisme pour obtenir le soutien des musulmans non-turcs de l’Empire. Ces politiques ont comme conséquence notable la marginalisation des minorités chrétiennes notamment arménienne. Elles renforcent un sentiment anti-arménien déjà présent au sein de plusieurs tribus kurdes qui participent aux massacres des Arméniens et des Chaldéens connus sous le nom de “massacres hamidiens” à la fin du XIXème siècle.

La révolution jeune-turque

Devant l’incapacité du sultan à enrayer le délitement ottoman, une révolution éclate et aboutit à la restauration du Parlement ottoman en 1908. À l’origine de ce mouvement, on trouve le Comité Union et Progrès (CUP), structure politique d’un mouvement révolutionnaire et nationaliste très populaire dans les rangs des officiers : le mouvement Jeune-Turc. De nombreux Kurdes soutiennent cette organisation et deux d’entre eux Abdullah Cevdet et Ishak Sükuti figurent parmi les principaux fondateurs du mouvement. Après l’échec d’une contre-révolution monarchiste l’année suivante, Abdülhamid II est déposé et remplacé par son demi-frère Mehmed V (1909 – 1918). L’objectif des Jeunes-Turcs est ni plus ni moins de sauver l’Empire. Afin d’y parvenir, le mouvement tente ce que Philippe Boulanger décrit comme “une synthèse entre le califat, la modernité et l’islam”. Différents courants s’opposent alors au sein du CUP concernant le rôle que doivent jouer les minorités constitutives de l’Empire et le courant ethniciste finit par l’emporter. La défaite ottomane de Sarikamis face aux Russes en 1915 lors de la Première Guerre mondiale fournit au triumvirat jeune-turc au pouvoir le prétexte pour planifier le génocide des Arméniens cette même année. Rendues responsables de la défaite, les populations chrétiennes de l’Empire sont massacrées et là encore plusieurs tribus kurdes y participent. Parmi ces dernières, il faut cependant noter que les Kurdes alévis de la région de Dersim protègent les persécutés. L’ampleur de l’implication kurde dans le génocide arménien est encore aujourd’hui un sujet de débat historique. Remarquons néanmoins que contrairement à l’État turc, plusieurs organisations kurdes ont reconnu la responsabilité kurde dans ces massacres.

Du traité de Sèvres au traité de Lausanne

À la sortie du premier conflit mondial, les astres semblent alignés pour permettre la réalisation des revendications autonomistes voire indépendantistes des Kurdes. D’abord, l’Empire Ottoman, obstacle à l’émancipation d’une large partie du Kurdistan figure au rang des vaincus de la Grande Guerre et est promis au démembrement. Ensuite, le principe d’autodétermination des nationalités affirmé dans les fameux 14 points du président américain Woodrow Wilson légitime la création d’un État kurde. Enfin, les Kurdes apparaissent à cette époque comme les meilleurs alliés des Occidentaux au centre d’un espace instable en pleine réorganisation géopolitique. La conjugaison de ces trois facteurs explique que le traité de Sèvres, acte de démantèlement de la Sublime Porte, prévoit la mise en place d’États arménien et kurde indépendants dans l’Est anatolien. Signé le 10 août 1920, ce traité qui cantonne globalement le territoire turc à l’Anatolie est immédiatement rejeté avec virulence par le nouvel homme fort d’Istanbul : Mustafa Kemal. Ce dernier reprend rapidement les combats contre les Alliés et rallie de nombreux Kurdes à sa cause. Ce soutien a priori étonnant au pouvoir kémaliste s’explique par la stratégie jeune-turque de l’époque. En effet, Kemal prône alors l’unité turco-kurde face aux puissances occidentales et se montre conciliant en promettant l’autonomie au Kurdistan turc. En outre, le discours kémaliste d’alors associe pleinement les Kurdes à son projet d’édification d’une Turquie moderne. C’est donc par milliers que les Kurdes viennent renforcer les troupes kémalistes qui remportent la victoire en 1923. Dans la foulée, celles-ci obtiennent la révision du traité de Sèvres par le traité de Lausanne ratifié le 21 septembre de la même année. La Turquie agrandit alors son territoire et Kemal exulte. Une fois son objectif atteint, ce dernier opère une complète volte-face en enterrant les promesses faites aux Kurdes et débute alors une politique brutale de négation de l’identité de ceux-ci. Désormais lâchés par les Occidentaux, trahis par le nouveau pouvoir turc et victimes de leurs divisions internes, les Kurdes viennent de subir un terrible revers dans leur quête d’un État. Cependant, cet échec ne suffit pas à éteindre leurs aspirations nationales qui se manifestent à nouveau dès les années suivantes.

 

Les Kurdes face au kémalisme

Comme le rappelle Philippe Boulanger, les Kurdes “ne sont pas des éléments extérieurs, étrangers aux dynamiques nationales” de leurs pays respectifs. Pour autant, leurs revendications autonomistes voire indépendantistes se heurtent à des États centralisateurs porteurs de nationalismes souvent opposés aux revendications kurdes. Le rapport conflictuel entre les Kurdes et Ankara – nouvelle capitale turque – est ainsi entériné par le traité de Lausanne et le nouveau tournant ethniciste du nationalisme jeune-turc. Une fois les Grecs et les Arméniens repoussés en dehors du pays, les Kurdes apparaissent comme le dernier obstacle à l’homogénéité ethnique de la jeune et très centralisatrice République turque. Aussi, cette dernière refuse la reconnaissance même de l’identité kurde et fait interdire l’usage de leur langue à l’école et dans l’Administration. Le mot même de “Kurdes” est banni du vocabulaire des nouvelles autorités qui le remplacent par l’expression “Turcs des montagnes”. Cette politique violente entraîne plusieurs soulèvements kurdes dans les années suivantes.

Les Kurdes face au nationalisme arabe

Hors de Turquie, les Kurdes traversent également d’autres évolutions géopolitiques lorsque l’Irak et la Syrie accèdent véritablement à l’indépendance après-guerre. C’est le cas de la Syrie en 1946 et de l’Irak qui devient vraiment souveraine lors du coup d’État nationaliste du général Kassem en 1958. Echaudés par les difficultés rencontrées durant leurs décennies de combat politique, les nationalistes arabes sont déterminés à ne pas céder un pouce de leur pays durement gagné aux nationalistes kurdes, si bien que le conflit entre les Kurdes et Bagdad commence dès l’immédiat d’après-guerre. Fondé en 1946 par Moustafa Barzani, le Parti Démocratique du Kurdistan s’oppose d’abord à Kassem avant d’affronter dix ans et un coup d’État plus tard le régime impitoyable de Saddam Hussein. Dans le même temps, les services secrets américains s’appuient sur les mouvements autonomistes kurde dans lesquels ils voient un instrument destiné à briser la construction nationale irakienne et brider la souveraineté de Bagdad. La répression du mouvement kurde par Saddam Hussein atteint son paroxysme en 1988 avec l’opération Anfal supervisée par le cousin du dirigeant irakien : Ali Hassan al-Majid surnommé “Ali le chimique” en raison de son utilisation des gaz chimiques pour massacrer les populations kurdes notamment dans la ville d’Halabja. Les bombardements des États-Unis et de leurs alliés contre l’Irak après l’invasion par celle-ci du Koweït en 1991 a pour débouché la mise en place d’une protection onusienne sur une grande partie du Kurdistan irakien. Celle-ci préserve les régions concernées des velléités génocidaires de Saddam Hussein. Elle entérine des décennies d’alliance entre les principaux mouvements kurdes et les États-Unis, et préfigure les nouvelles convergences entre la volonté autonomiste kurde et la vision géostratégique américaine qui apparaissent après l’invasion de 2003.

Les Kurdes face au centralisme du Shah puis de la République islamique

Enfin, les mouvements kurdes s’expriment également à l’Est du Moyen-Orient : au sein d’un Empire Perse qui en ce début du XXème siècle est vieillissant. En 1925, le jeune officier Reza Pahlavi (1925 – 1941) renverse le pouvoir qadjar pour lui substituer sa dynastie soutenue par les Britanniques. Dans le même temps, les Kurdes iraniens se soulèvent à plusieurs reprises dans les années 1920-1930. D’abord contre les autorités britanniques puis contre le régime du Shah en raison de sa politique violente de négation de la langue et de l’identité kurdes. L’année 1946 marque un nouvel épisode de la rébellion kurde contre Téhéran avec le soulèvement puis la création dans l’extrême Nord-Ouest du pays de la République de Mahabad. Établie par le Parti Démocratique du Kurdistan et soutenue par l’Union Soviétique, cette République est rapidement détruite par les troupes iraniennes en décembre suivant. Éphémère, cet État kurde de Mahabad occupe cependant une place importante dans l’historiographie kurde. Trois décennies plus tard, l’Iran et la géopolitique régionale sont profondément bouleversés par la révolution de 1979. Avant de devenir exclusivement islamiste, celle-ci est aussi bien soutenue par les partisans de l’ayatollah Khomeiny que par les libéraux, les communistes ainsi que les Kurdes en butte au centralisme autoritaire du Shah. Mieux organisés hiérarchiquement et idéologiquement, les mollahs partisans de Khomeiny imposent leurs vues et leur concept de République islamique. L’ayatollah Khomeyni, futur Guide Suprême de la Révolution avait feint de vouloir accorder aux Kurdes l’autonomie désirée mais retourne sa veste dès sa victoire entérinée. Une fois encore, les revendications autonomistes et démocratiques des Kurdes sont foulées au pied.

L’influence des mouvements marxistes

Le dernier quart du XXème siècle voit se produire une évolution majeure dans le nationalisme kurde avec la création en 1978 du PKK : le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Fondée notamment par son charismatique leader Abdullah Öcalan en Turquie, cette organisation a ceci d’inédit que sa matrice idéologique et d’abord marxiste et issue des mouvements révolutionnaires turcs. À l’instar de nombreuses organisations d’extrême-gauches et d’extrême-droites de la période, le PKK s’engage dans la lutte armée contre l’État turc et organise des attentats dès la fin des années 1970. Isolée par rapport aux autres organisations kurdes en raison de sa radicalité, la formation d’Öcalan est engagée dans la guerre civile kurde de 1992 au cours de laquelle elle affronte les organisations kurdes irakiennes soutenues par Ankara. Cependant, l’aura indéniable de la formation marxiste conduit les autres partis kurdes à coopérer avec elle. Ainsi, au milieu des années 1990, le PKK se mue en un parti national kurde désormais intégré dans le mouvement nationaliste. Un autre tournant idéologique du parti intervient avec la théorisation par Öcalan du confédéralisme démocratique en 2005. Plutôt qu’un État kurde indépendant, ce principe politique cherche à établir un auto-gouvernement multiethnique “qui prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités” (Mireille Court et Chris Den Hond). Reprise par le Parti de l’Union Démocratique syrien (PYD), cette idée est expérimentée dans le Rojava à partir de 2014. Cet héritage idéologique met en lumière l’importante influence exercée par cette formation au sein des mouvements kurdes.

Le GRK irakien et la marche vers l’autonomie

Plus à l’Est en Irak, la fin du XXème siècle voit aussi la donne évoluer avec l’émergence du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est parfois considéré comme de facto un État kurde au sein de l’Irak tant son autonomie est large. Citons comme exemples la maîtrise par le GRK de son commerce et même l’existence d’une armée propre à la région : les peshmergas. L’établissement et la stabilisation d’une autonomie kurde en Irak étaient pourtant loin d’être acquis tant l’hostilité de Saddam Hussein fut violente vis-à-vis des revendications kurdes. Cependant, la protection onusienne permet au Kurdistan irakien de bénéficier d’une autonomie très importante à partir de 1991. Celle-ci est pérennisée lors de la chute d’Hussein en 2003 par l’union des clans de Barzani et de Talabani – ce dernier étant le fondateur de l’Union Patriotique du Kurdistan – qui cette fois sont parvenus à surmonter leurs divisions. Ces principaux mouvements soutiennent l’invasion menée par les Etats-Unis et leurs alliés, qui s’appuient sur les Kurdes pour saper l’autorité du régime de Bagdad. L’autonomie du Kurdistan irakien, perçue comme le produit de l’ingérence américaine, constitue depuis un sujet de tensions pour le gouvernement central irakien.

Les Kurdes face à Daech et l’expérience du Rojava

Né toujours en Irak à la fin des années 2000, le groupe État islamique connaît un essor considérable et international durant les années 2010 qui lui permet d’auto-proclamer son califat en 2014. Sa dimension profondément obscurantiste et la multiplication de ses attentats sur toute la surface du globe en font l’ennemi numéro un dans la région. Les grandes nations occidentales refusent cependant d’utiliser des troupes au sol et les rapports conflictuels qu’elles entretiennent avec le régime syrien de Bachar el-Assad vont les amener à trouver des alliés en se tournant vers les Kurdes. Ces derniers bénéficient également du soutien des Russes qui leur procurent de l’armement. Les peshmergas irakiens comme les YPG/YPG syriens se révèlent ensuite particulièrement efficaces dans la lutte contre les djihadistes. Les premiers l’emportent à Mossoul quand les seconds reprennent Kobané. Le prix payé est lourd : 36 000 Kurdes meurent au cours du conflit. Le 17 mars 2016, fort de ses succès militaires dans le Nord syrien, le PYD proclame la création d’une fédération démocratique (existante de facto depuis 2014) au Rojava. Cette dernière constitue une enclave féministe, démocratique et laïque au milieu des dictatures et des groupes djihadistes qui ensanglantent la région ; érigée en modèle exportable à l’ensemble des zones kurdes de la région, elle doit pourtant en grande partie son existence au soutien logistique des États-Unis…

Plus d’un siècle de combats nationalistes et autonomistes n’ont pas suffi à établir un Kurdistan indépendant. L’opposition de régimes autoritaires, l’inconstance des alliances occidentales – nouées avec les nationalistes kurdes ou leurs ennemis selon qu’ils se trouvent en Irak ou en Turquie – et les divisions internes des Kurdes ont constitué autant d’obstacles à l’accomplissement de cet objectif. À la question de l’autonomie kurde vis-à-vis des États-nations se pose celle de l’indépendance à l’égard des empires – américain et russe, qui n’ont jamais hésité à appuyer la cause kurde lorsqu’elle convergeait avec leurs intérêts géostratégiques. Le mouvement kurde compte plusieurs succès fragiles à son actif, comme la quasi-indépendance du Kurdistan irakien et l’autonomie du Rojava ; ces victoires contre les puissances régionales n’ont cependant été acquises qu’au prix d’un pacte conclu avec les puissances globales dont les termes sont incertains et fluctuants. Ces accès régionaux à l’autonomie mettent aussi au jour l’importante faculté d’évolution idéologique des nationalistes kurdes qui pour certains d’entre eux s’orientent vers l’autonomie dans un cadre confédéral (Syrie) bien que l’idée d’indépendance demeure un horizon souhaité notamment en Irak comme l’ont montré les référendums de 2005 et de 2017. Célébrés en raison de leur lutte contre le djihadisme, les Kurdes s’ils en ont été bien mal récompensés par le président américain Donald Trump, en ont néanmoins retiré une large sympathie auprès de l’opinion internationale et une attention nouvelle portée sur leurs aspirations. Notamment sur l’expérience démocratique et confédérale du Kurdistan syrien. Acteurs toujours centraux de la géopolitique du Moyen-Orient, les Kurdes demeurent toujours en butte à des États peu disposés à leur accorder l’autonomie. Pour autant, ces premiers n’ont pas renoncé à leurs revendications autonomistes dont l’épilogue risque de s’étirer encore pendant plusieurs décennies.

Covid-19 : les impasses d’une solution individualiste

Étagères vides d’un supermarché à la suite de la panique provoquée par la pandémie de Covid-19. @borisdunand

La mondialisation nous a tous rendus interdépendants et la pandémie de coronavirus n’épargne personne. Pour y répondre, nous devons être solidaires et bâtir une société où la santé de tous prime sur les profits de quelques-uns. Texte originel de Jedediah Britton-Purdy, pour notre partenaire américain Jacobin, traduit et édité par Rémy Choury et William Bouchardon.


Une pandémie donne tout son sens au slogan de la solidarité : un pour tous, tous pour un. C’est pour cette raison qu’un tel événement réveille aussi le désir effréné de se retirer de l’interconnexion sociale et de faire cavalier seul.

Le Covid-19 met en lumière la logique d’un monde combinant une profonde interdépendance et un système politique et moral qui abandonne les personnes à leur propre sort. Nos relations constantes – au travail, dans les transports, à l’école, au supermarché, via les systèmes de livraison à domicile – nous rendent contagieux, et vulnérables. Comme la doxa dominante invite à l’isolement et nous prie de prendre soin de nous et de nos proches, nous tendons à devenir un à un des survivalistes : nous stockons juste assez de conserves et de surgelés, assez de médicaments et de désinfectant pour couper tout lien social et survivre seul.

Cette ruée vers les supermarchés révèle un système de classe dans lequel la capacité d’isolement est une marque de statut social. Si vous avez assez de patrimoine ou que votre employeur vous paie un salaire décent, si vous avez assez de place chez vous, vous devriez alors être en mesure d’accomplir ce défi assez absurde de vous isoler quelques mois en vous appuyant sur le réseau mondial de produits proposés par Carrefour ou Auchan. Mais pour les 50% du pays qui ne peuvent épargner plus de cinquante euros par mois, qui galèrent à chaque fin de mois, qui vivent dans des petits logements sans espace de stockage et qui tentent tous les jours de traverser la rue sans pour autant trouver d’emploi, c’est tout bonnement impossible. Ces gens se retrouveront dehors quotidiennement, dans le métro, à la station essence, à choisir entre la prudence épidémiologique et la survie économique, parce qu’il n’ont pas le choix.

Tant que cela est vrai – tant que nombre d’entre nous sont poussés hors de chez eux, pour tenter de joindre les deux bouts – il y a toutes les raisons de penser que seule une infime minorité sera en sécurité. Même si on connaît encore peu le virus, on sait que le nombre de porteurs de la maladie va continuer d’augmenter. Tant que notre isolement moral et politique nous ramène vers le marché, notre interdépendance matérielle nous rend tous vulnérables.

« Lavez-vous les mains » est un bon conseil mais aussi un sérieux rappel que nous n’avons pas affaire à un problème qui sera résolu par la responsabilité individuelle. L’épidémiologie est un problème politique. Il n’est pas compliqué d’imaginer les décisions qui mettraient fin à notre cruelle situation : l’arrêt du travail, un soutien massif des revenus (des allocations chômages, voire une forme de revenu de base universel) et un moratoire sur les saisies hypothécaires et les expulsions. Quiconque est atteint du coronavirus et des symptômes liés devrait avoir droit à un traitement gratuit et complet, sans conditions (sur le statut migratoire, par exemple), afin que personne ne se passe d’un traitement par peur ou par pauvreté. Ce n’est que du bon sens. C’est par ces mesures que l’on permet aux gens de prendre en considération et de prendre soin des besoins et vulnérabilités des autres : lorsqu’ils voient le problème d’autrui comme le leur.

Le survivalisme apparaît tellement désespéré et réservé à une élite qu’une pandémie révèle la nécessité de l’État si nous voulons survivre. Aux États-Unis, les déclarations absurdes de Trump – « Tout va bien ! C’est un truc étranger ! Nous prenons des décisions fortes ! » – montrent à nouveau qu’il n’a aucune idée de comment utiliser l’État, excepté pour se donner en spectacle ou s’enrichir personnellement. La classe d’oligarques décadents d’un capitalisme mourant auquel appartient Trump est démunie de tout instinct permettant de surmonter cette crise. Des esprits plus vifs, aux États-Unis comme en France, sauront cependant avancer bien des idées, dont beaucoup ne feraient qu’aggraver le malheur des gens.

Cette crise – ainsi que les suivantes, encore plus violentes – peut se dérouler de trois façons. Le premier scénario est celui que suit actuellement les États-Unis, avec un système de santé privé, et une faible part de santé publique en matière de tests et de consignes à respecter. Les riches se retirent, la classe moyenne s’isole tant bien que mal mais reste vulnérable, tandis que les classes populaires tombent malades et meurent. En France, malgré notre système de santé historique nous sauvant du scénario catastrophe des États-Unis et garantissant les soins aux plus précaires, la destruction du service public par l’austérité nous fragilise dans notre réponse, et les riches ont déjà commencé à se retirer du système public.  

Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les Etats

Vu combien la société américaine est cruelle, cela a toutes les chances d’engendrer une réaction politique violente, d’où une seconde possibilité : une réponse nationaliste à la catastrophe. Parce qu’il souligne notre vulnérabilité et notre interdépendance, le coronavirus s’apparente à une version accélérée de la crise climatique, offrant ainsi un avantage à ceux qui peuvent nous protéger, enfin au moins quelques-uns d’entre nous. Cette épidémie de « virus étranger », comme l’appelle Trump, a toutes les chances de rendre ce nationalisme très concret via des mesures pour protéger « notre » peuple en excluant, en déplaçant, ou en se débarrassant du reste. Dans un monde inquiétant et instable où la plupart des pouvoirs se concentrent au niveau national, nos réflexes politiques de base nous invitent en effet constamment à l’ethno-nationalisme.

Le troisième scénario est solidaire : « un pour tous, tous pour un » serait alors bien plus qu’un slogan. Même les réponses nationales à des crises écologiques et épidémiologiques ne constituent que des mesures d’atténuation et d’endiguement. Mettre en place un système énergétique, des infrastructures écologiques et une économie centrée sur la santé et la redistribution plutôt que sur une course infinie au profit suppose une coopération entre tous les États. Nous avons besoin d’armées d’infirmières et d’ouvriers de l’infrastructure verte plus que nous n’avons besoin de nos armées actuelles. La leçon de la crise climatique – que nous pouvons nous permettre une abondance publique mais que la tentative d’une abondance privée universelle nous tuera – fonctionne également pour les pandémies : nous pouvons nous permettre un système de santé entièrement public, mais si nous sommes incités à rester en bonne santé seuls, nombre d’entre nous vont mourir.

Est-ce impossible, est-ce trop demander ? Rappelons-nous que notre société, où nous sommes seuls plongés dans l’immensité du monde, où règne une philosophie individualiste et une interdépendance matérielle, n’a rien dinné. Les autoroutes, les crédits financiers, le commerce mondial… Tout notre système repose sur une vaste et complexe infrastructure dans laquelle nous avons tous besoin des services d’un autre, le tout organisé autour d’un objectif ultime : le profit. Voir ce système paniquer dans les marchés financiers mondiaux à la seule idée que les gens restent chez eux plusieurs mois plutôt que de réaliser frénétiquement des échanges monétaires montre combien celui-ci est finement calibré pour générer du profit et complètement incapable de s’adapter aux changements des besoins humains.   

Les mains et les esprits qui ont construit cet ordre peuvent en créer un, résilient, qui priorise la santé à tous les niveaux : celle des individus, des communautés, des territoires, et de la planète. Mais pour cela, il nous faut mener un combat politique sur la valeur de la vie elle-même : sommes-nous ici pour faire des profits ou pour vivre en nous entraidant ?

La montée de l’islamo-nationalisme en Turquie

Recep Tayyip Erdogan, le président turque en visite à Moscou. ©Kremlin

Lors des élections turques, la victoire d’Erdogan a retenu les attentions. Un autre élément n’a pas été assez noté : la montée de l’extrême droite turque « classique » et sa fusion progressive avec les islamistes. Par Augustin Herbet.


En effet, les élections de juin 2015 s’étaient traduites par une défaite pour les islamistes de l’AKP qui n’ont obtenu que 40 % des voix, un score bien en dessous de ceux des élections précédentes. Le HDP de gauche et pro-kurde avait franchi le seuil de représentativité des 10% nécessaires pour entrer au Parlement. Enfin, le CHP social-démocrate et kémaliste avait stagné alors que le MHP représentant l’extrême-droite nationaliste non-islamiste avait atteint 16%. Cependant, une coalition de l’opposition était impossible, le MHP étant viscéralement opposé à toute ouverture sur la question kurde (et trouvant déjà Erdogan pro-kurde). Une nouvelle élection eut donc lieu en novembre

Celle-ci intervint dans un climat de guerre entre l’Etat turc et le PKK. L’élection fut également marquée par une répression massive du HDP. L’AKP obtint la majorité des suffrages. Ahmet Davutoğlu devint premier ministre avant d’être déchu de son poste par Erdogan. En effet, celui-ci souhaite présidentialiser le régime turque. Pour cela, il lui faut une “super majorité” pour entreprendre une révision constitutionnelle. Il l’obtint en faisant alliance avec le MHP rassuré par la répression massive qui s’est abattue sur les régions kurdes depuis la reprise de la guerre avec le PKK. Les changements constitutionnels ont donc eu lieu. Le MHP s’est publiquement déchiré sur la question. Les votes « oui » lors du référendum n’ont représenté que 51,40% des votes montrant ainsi que la Turquie est totalement divisée entre une moitié pro-Erdogan et une moitié s’opposant à lui. C’est dans ce contexte que la répression massive contre l’opposition en Turquie s’est intensifiée après le coup d’État manqué imputé aux kémalistes.

Les nouvelles élections de 2018 ont donc été mises en place dans une logique plébiscitaire pour réassurer le pouvoir d’Erdogan. Ce dernier a construit une coalition électorale avec le MHP. Les dissidents du MHP ont lancé un nouveau parti appelé le Bon Parti (IYI Party). Libéral-conservateur, ce parti considère que la priorité est de lutter contre Erdogan. Aux élections de 2018, le MHP qui concoure dans l’alliance dirigée par l’AKP et, d’autre part, le IYI Party allié au CHP, obtiennent 20% en cumulant leurs scores. De plus, si Erdogan est élu dès le premier tour avec 52.59% des voix, l’AKP n’obtient que 42% des voix et n’a plus la majorité absolue. Il gouverne depuis avec le soutien du MHP.

Que peut–on en déduire ? Le MHP soutient désormais clairement Erdogan après le départ de son aile anti-islamiste. Cela est permis par la convergence politique entre AKP et MHP autour de l’islamo-nationalisme. Celui-ci a été construit par le fondateur du MHP Alparslan Türkeş avec la définition suivante : « le corps de notre politique est le nationalisme turc, et son âme est l’Islam ». Il s’appuie sur le fait que l’ethnogénèse de la nation turque opérée par les kémalistes repose sur une définition de « turcs » rassemblant tous les musulmans non arabes résidant sur le territoire turc. Elle repose aussi sur l’extermination ou l’épuration des minorités religieuses chrétiennes (arménienne, assyrienne ou grecques).

Cette vision est islamiste car elle veut « réislamiser » une Turquie perçue comme trop « laïque ». Elle considère la Turquie comme le phare de l’islam et se montre répressive envers les ethnies non-turques résidant en Turquie (essentiellement les kurdes). Enfin, elle déploie un soutien panturquiste aux autres populations turques (notamment turkmènes en Syrie) avec une volonté expansionniste affirmée dans les discours (et matérialisée par l’occupation de territoires en Syrie par les troupes turques).

Enfin, on peut considérer qu’un tel logiciel idéologique garde des fragilités. En effet, s’il a permis à Erdogan de fracturer l’opposition et de rester majoritaire, sa majorité reste étroite. De plus, l’islamo-nationalisme signifie une répression accrue des minorités religieuses internes à l’islam comme les alévis qui, à terme, pourrait fragiliser la Turquie. Le fait que l’AKP dépende du MHP le prive de toute possibilité d’une solution politique avec les indépendantistes kurdes. L’exaltation du nationalisme pourrait accroître les tensions réelles entre la population turque et les réfugiés syriens.

Enfin et surtout, ce logiciel a des conséquences géopolitiques. Non seulement, il pousse la Turquie à organiser sa diaspora sur ce modèle, attisant les tensions avec l’UE, mais surtout il ne propose pas de solutions diplomatiques alternatives pour la Turquie.

En effet, l’affaire du pasteur Bronson, arrêté sous de fausses accusations a provoqué une crise majeure entre les Etats-Unis et la Turquie. Cela a « révélé » aux Etats-Unis non seulement que la Turquie était un pays sans liberté religieuse mais aussi que, dans le cadre des multiples tensions entre les États-Unis et la Turquie, celle-ci n’hésitait pas à kidnapper de facto un citoyen américain pour s’en servir comme monnaie d’échange. Les Etats-Unis ont donc imposé des sanctions commerciales faisant plonger la lire turque. En face, cette affaire est vue comme le symbole du retour d’une Turquie forte et islamo-nationaliste face à des Etats-Unis vus comme chrétiens et colonialistes. Cependant, la Turquie risque d’avoir du mal à réorienter sa diplomatie du fait de l’islamo-nationalisme. En effet, les tentatives de nouer des liens avec la Russie ou la Chine sont peu compatibles avec le soutien exacerbé aux Ouighours voulant un Turkestan ou avec l’insistance sur une Turquie musulmane conquise contre les orthodoxes. En outre, l’islamo-nationalisme lié aux frères musulmans turcs leur laisse peu de points d’appui au Moyen-Orient en dehors du Qatar.

La Turquie voit donc se développer une hégémonie de la nouvelle ligne islamo-nationaliste qui combine exaltation identitaire de la turcité et islamisme, loups gris et références à Erbakan. Cependant, si cela a permis à Erdogan de bâtir un bloc majoritaire, on peut se demander si, à moyen terme, cette vision ne risque pas plutôt de faire imploser la Turquie et la conduire à la guerre civile.

Le Front national ou l’Etat social chauvin

Dans cet article traduit de l’espagnol (revue CTXT), Guillermo Fernández Vázquez revient sur la mue opérée par plusieurs partis d’extrême-droite européens ces dernières années, à travers les métaphores qui structurent leur discours. Les droites nationalistes, au premier rang desquelles le Front National de Marine Le Pen, ont ainsi adopté une rhétorique axée sur la patrie en tant que communauté de protection face aux incertitudes engendrées par la mondialisation néolibérale. Au point de chasser sur les terres des partis de gauche en revendiquant la sauvegarde de l’Etat-Providence et la défense des services publics. 

 

Droites nationalistes, patrie et “Welfare chauvinism”

 « Dans un monde où les peuples désirent être protégés, le patriotisme n’est pas une politique du passé, mais une politique d’avenir », signalait Marine Le Pen dans un meeting tenu en présence des principaux leaders de l’extrême droite européenne dans la ville allemande de Coblence, en janvier dernier. « Nous vivons l’effondrement d’un monde et l’avènement d’un autre : c’est le retour au monde des Etats-Nations que la mondialisation a tenté de faire disparaître » poursuivait ainsi la leader du Front National devant le regard attentif et l’approbation de ses compagnons du même bord politique tels que Frauke Petry (Alternative pour l’Allemagne), Mateo Salvini (Ligue du Nord) et Geert Wilders (Parti de la Liberté).

Au-delà de l’attirail idéologique de l’extrême-droite classique et d’un certain regain de confiance suite à la victoire de Trump et du Brexit, qu’y a-t-il dans ce discours qui attire l’attention ? Que nous disent ces paroles de la stratégie de la droite radicale européenne ? Les liens établis entre patriotisme et protection, entre nation et refuge, entre Etat-Providence et Etat-Nation en sont les éléments les plus marquants. Comme en attestent les mots de Marine Le Pen, la patrie, c’est ce qui protège.

“La droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain pour s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget de l’Etat-Providence.”

Dans un monde où la crise a rendu les existences, les droits et les perspectives fragiles, l’idée de protection est une assurance-vie. La perspicacité de la droite radicale européenne consiste à savoir mêler le vocabulaire de la protection avec la terminologie propre au nationalisme identitaire. Elle a progressivement amélioré sa manière de conjuguer ces deux rhétoriques tout en laissant au placard les propositions de type néolibérales. Le résultat de cette synthèse est le Welfare Chauvinism ou « l’Etat social chauviniste » ; c’est-à-dire la revendication d’un Etat qui intervienne dans l’économie et redistribue les richesses parmi les individus nationaux. De cette manière, la droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain, pour  s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget dédié à l’Etat-Providence.

Toute l’extrême-droite européenne n’a pas opéré cette transition, mais c’est le cas d’une part significative de celle-ci, notamment en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Scandinavie. Une autre frange de l’extrême-droite est restée fidèle aux postulats de type néonazis tandis qu’une troisième a continué à miser sur un profil néoconservateur. En Espagne, Vox s’inscrit dans cette troisième ligne politique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le parti n’a pas décollé électoralement durant les années les plus difficiles de la crise. Il existait pourtant dans notre pays les conditions d’émergence d’un parti suivant le modèle du Welfare Chauvinism, mais Vox n’a pas su interpréter correctement les tenants et les aboutissants de cette possibilité. Le parti a renoncé à mener des incursions dans le champ sémantique de la gauche, il s’est privé de la référence à la « protection ». C’est ce qui l’a condamné à n’être qu’un instrument de pression sur le Parti Populaire autour d’un axe thématique avortement-euthanasie-religion. De ce point de vue, Vox a été davantage un lobby qu’un parti attrape-tout.

Frauke Petry de l’AfD, Marine Le Pen du FN, Matteo Salvini de la Ligue du Nord italienne, Geert Wilders du Parti de la liberté néerlandais, réunis à Coblence le 21 janvier 2017.

En revanche, le Front National de Marine Le Pen a quant à lui pris le tournant du Welfare Chauvinism (du moins jusqu’à maintenant). Et cela jusqu’au point d’être considéré comme un exemple paradigmatique de l’évolution de l’extrême-droite : des « partis de niche », dédiés presque exclusivement au développement discursif de la triade sécurité-identité-immigration, à des formations qui incarnent un discours plus élaboré embrassant de plus en plus de thématiques.

L’objectif de cette droite radicale rénovée est de prendre la tête d’une alternative nationaliste pour le pays. Dans cette optique, elle englobe de nouveaux sujets tout en adoptant sur ces derniers une perspective renouvelée. Et ce bien souvent aux dépends de la gauche, à qui elle dérobe une partie de son discours : tant sur le plan de la dénonciation des injustices que sur une facette plus novatrice, par l’adoption de mesures parrainées par des intellectuels (économistes, historiens, philosophes) appartenant à ce spectre idéologique.

La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle « vole » ses propositions et sa légitimité. C’est le cas pour des thèmes comme l’écologie, l’industrie, les retraites ou les aides au développement, mais aussi pour d’autres sujets moins fortement politisés tels que la critique de la société de consommation et de l’isolement que provoquent les nouvelles technologies, ou encore les défis posés par la crise du travail. C’est ce que nous appelons la transversalité. Elle consiste à croître aux dépends de la gauche et de la droite, c’est-à-dire à les absorber pour mieux les annuler. Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent ainsi une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.

“La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle “vole” ses propositions et sa légitimité (…) Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.”

Dans cet état d’esprit, la protection est le nouveau leit-motiv de la nouvelle droite radicale et la nation constitue l’échelon pertinent pour garantir cette protection. Elle présente la patrie comme le rempart qui protège de la tempête provoquée par la crise financière. La nation est alors un garde-fou, un pare-feu, un abri, une toiture, un foyer. La patrie représente quant à elle le bien-être, un périmètre de défense, un point d’appui et un radeau en pleine mer. « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », disait Jean Jaurès, dirigeant historique du Parti Socialiste français. Marine Le Pen ne se prive pas d’utiliser à plusieurs reprises cette citation et d’y ajouter : « les vieux socialistes, les vrais socialistes, avaient raison : la patrie est la seule chose qu’il reste au démuni car c’est le lieu de l’affection, l’espace dans lequel il peut encore se sentir en sécurité et où il lui est permis de se souvenir ».

Cette extrême-droite « protectionniste » dessine la patrie comme un refuge à l’atmosphère bucolique de l’enfance. De fait, elle attribue à la patrie les traits de la relation mère-enfant : une « matrie », pourrait-on dire. Cette patrie dont parle Marine Le Pen fournit reconnaissance et soutien, à l’inverse de la froide impassibilité du marché et de la guerre de tous contre tous, à l’opposé de la désorientation et du cosmopolitisme. Elle apporte un vague sentiment d’espoir : le retour à ce qui a été perdu, à la chaleur humaine, à l’unité. Le retour à un minimum de solidarité. La « matrie » du Welfare Chauvinism dessine un périmètre de sécurité d’où l’on peut respirer un bon coup et prendre de l’élan pour se lancer vers l’accomplissement de nouvelles tâches et de nouveaux exploits collectifs. Le terme « matrie » a ainsi quelque chose d’illusoirement beau, de collectif et, je dirais même plus, de prométhéen.

L’extrême-droite « protectionniste » n’a pas manqué l’occasion de s’emparer politiquement de cette idée de « matrie » au cours des affrontements électoraux qui ont éclaté cette année en Europe. Elle est devenue la pierre angulaire de sa stratégie politique, ce qui d’un côté lui donnait un aspect novateur et adapté aux temps actuels, et qui d’un autre côté la séparait de ses ancêtres politiques des années 80, 90 et 2000. Néanmoins, la question centrale demeurait : comment condenser cette idée politique en images ? Quelle métaphore choisir ?

 

 

Quand le pays devient une maison

Le Front National de Marine Le Pen n’a pas hésité à choisir la maison comme symbole de cette « matrie » reconstruite qui offre à nouveau un abri. Dans l’émission 15 minutes pour convaincre, au cœur de la campagne électorale, David Pujadas demandait à chaque candidat « quel objet installeriez-vous sur votre bureau à l’Elysée si vous étiez élue Président(e) de la République ? ». Marine Le Pen, dans un geste éloquent, a choisi des clés pour symboliser son programme : « elles m’ont été données par un chef d’entreprise de la région de Moselle [région industrielle du nord-ouest du pays qui a particulièrement souffert des effets de la crise économique], et il me semble qu’elles sont très symboliques car mon projet est de rendre aux Français les clés de la maison France ». Une semaine auparavant, lors d’un meeting organisé à Perpignan le 15 avril, la candidate du FN avait résumé son programme électoral à un seul souhait : « que les Français cessent de vivre comme des locataires dans leur propre pays et qu’ils en redeviennent les propriétaires ».

Mentionner les « locataires », à l’époque d’Airbnb, c’est nous rappeler que « récupérer les clés de la maison France » signifie avant tout sortir d’une situation d’injustice. « Ils m’ont enlevé ce qui m’appartenait, je vis aujourd’hui moins bien que je ne vivais auparavant », disent les militants du FN. La métaphore de la maison fait donc allusion au malheur de la dépossession, au sentiment de sortir perdant de la situation, de subir un préjudice. La rhétorique du FN exprime ce sentiment à travers la prolifération dans son discours de verbes évoquant l’humiliation. Apparaissent ainsi en cascade des termes comme dominer, abuser, intimider, agenouiller, soumettre, assujettir, asservir, se rendre ou capituler.

“Récupérer les clés de la maison France signifie aussi retrouver le contrôle de sa propre vie et de son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation.”

Dans cette rhétorique, la mondialisation est présentée comme responsable de la maltraitance. Elle implique toujours l’idée d’agression, de vol, d’aliénation. Les « mondialistes » sont les assaillants de la « maison France » : des voleurs qui laissent les citoyens à la rue avec seulement ce qu’ils ont sur le dos. Dépourvus et vulnérables. Avec cette étrange sensation mêlant indignation et désespoir que ressent celui que l’on vient de dépouiller. Dans de tels cas, la victime doit s’en remettre à quelqu’un de « plus grand » (la police, par exemple) pour qu’il l’aide à se sortir du pétrin. Ce « big brother » est le Front National qui agit à travers la « mère protectrice », Marine Le Pen. Le second clip de campagne du FN pour les élections présidentielles a été, en ce sens, très explicite : il s’intitulait « J’ai besoin de Marine » et la candidate frontiste y accusait ses adversaires de « vouloir mettre à sac le patrimoine matériel et immatériel des Français ». Face à eux, Marine Le Pen était celle qui venait rétablir l’équilibre de la souveraineté.

Pour cette raison, « récupérer les clés de la maison France », signifie aussi retrouver le contrôle sur sa propre vie et son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose et que les décisions de chacun comptent. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation. Avec la métaphore des clés de la maison, il adresse au citoyen français un message du type : « il est temps que tu réalises ce qui t’arrive et que tes décisions soient à nouveau prises en compte ». Comme vous pouvez l’imaginer, cette rhétorique ouvre un espace pour parler du pouvoir du peuple, de démocratie et de la nécessité d’établir des mécanismes de participation citoyenne. C’est aussi l’opportunité de valoriser l’échelle micro : les relations de proximité, le petit commerce, les relations de quartier.

« Récupérer les clés de la maison France » c’est, en somme, récupérer les clés d’une vie communautaire idéalisée, révolue mais non moins attractive pour autant. Un espace non transformé par tout ce que l’extrême-droite associe au processus de mondialisation : le chômage de masse, l’immigration, la perte des valeurs et l’insécurité à tous les niveaux. Le Welfare Chauvinism se lit donc comme la protection de la communauté du passé dans ses aspects présents : droits sociaux, durcissement du code pénal pour la poursuite des criminels, emphase sur les aspects identitaires de l’éducation (apprentissage de l’histoire, de la langue et de ladite « culture française ») et sauvegarde du rôle de la France sur la scène internationale.

Par Guillermo Fernández Vázquez, traduit de l’espagnol par Sarah Mallah. 

 

 

Crédit photos : 

http://ctxt.es/es/20170913/Politica/14941/francia-le-pen-frente-nacional-derecha-radical-proteccionismo.htm

http://www.lavoixdunord.fr/106891/article/2017-01-21/pour-marine-le-pen-apres-le-brexit-et-trump-l-europe-va-se-reveiller

http://photo.gala.fr/le-changement-de-look-de-marine-le-pen-22993

 

Marine Le Pen et les mots : les dessous de la “dédiabolisation”

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Comment un parti historiquement d’extrême droite, xénophobe, héritier de Vichy et de l’Algérie française a-t-il pu se convertir en une force politique structurant l’une des plus vieilles démocraties d’Europe ? La marque de fabrique de la famille Le Pen a-t-elle vraiment changé ?

On entend souvent dire que le Front national n’a pas changé, qu’il continue à représenter et à diffuser les mêmes idées pesantes d’il y a dix ou vingt ans. La thèse est défendue dans l’une des meilleures études de cas publiée sur le Front national de Marine Le Pen intitulée Les faux semblants du Front National : sociologie d’un parti politique, un ouvrage collectif dirigé par Sylvain Crépon, Nonna Mayer et Alexandre Dézé. Les auteurs du livre considèrent qu’à quelques nuances près, comme par exemple l’évolution de la relation du parti avec la communauté juive ou ses timides ouvertures vers le libéralisme moral, le FN porte encore les mêmes idées xénophobes, et la même vision essentialiste de la nation et de la culture française. Dans les faits, ils ont raison : qui serait convaincu de la transformation du FN en parti de droite, simplement influencé par une rhétorique propre à son passé radical, se tromperait assurément. Un fil rouge relie le programme du Front national de Jean-Marie Le Pen et celui de Marine Le Pen, qui fait le lien entre la préférence nationale du père et la priorité nationale de la fille.

Si Marine Le Pen a appris quelque chose de son père c’est bien, qu’en politique, l’usage des mots est fondamental. Tout d’abord, quand il s’agit de provoquer les esprits et l’attention des gens, et de gagner ainsi en présence médiatique, mais aussi quand il s’agit de s’approprier les concepts qui structurent le consensus républicain français. La grande différence entre le Front national du père et celui de la fille réside dans le fait que l’équipe de Marine Le Pen ne va pas à l’encontre du consensus républicain. Au contraire, elle souhaite s’établir comme le fer de lance de ce consensus. Autrement dit, aujourd’hui, la question pour l’extrême-droite française n’est plus d’essayer de se constituer comme force alternative rejetant les consensus dominants en opposant la nation à la république, la religion à la laïcité, l’individu à la société civile ou la communauté au multiculturalisme, mais bien de réussir à retourner ces consensus dominants en sa faveur. Le grand succès de Marine Le Pen a été de lancer une forme d’offre publique sémantique aux concepts clés qui structurent aujourd’hui en France le sens commun républicain. La présidente du FN a ainsi pu mettre ses compétiteurs politiques dans une position défensive. « Les mots comptent », disait Marine à son père, « mais pour les voler à l’adversaire ».

Pour bien comprendre le tournant copernicien entrepris par Marine Le Pen dans la stratégie de communication du FN, il faut, dans un premier temps, revoir comment son père parlait et comment un vide s’est créé, depuis, dans l’offre médiatique française.

Le parler de Jean-Marie Le Pen : succès et limites

Jean-Marie Le Pen était un inconnu pour la grande majorité des Français avant son apparition, le 13 février 1984, dans l’émission télévisée L’Heure de vérité, un programme de grande audience. Le contexte politique de l’époque est marqué par les attentes et les rejets générés par la coalition gouvernementale dirigée par François Mitterrand, entre socialistes et communistes. Face à un présentateur et un public perplexes,  Jean-Marie Le Pen met subitement fin à l’interview, se lève de sa chaise et, en position militaire, demande une minute de silence pour les victimes du communisme international. Ces quelques secondes de silence gêné en prime time, qui ont interrompu la normalité télévisuelle, ont produit un profond effet sur l’audience et ont propulsé la figure de Jean-Marie Le Pen dans les hautes sphères médiatiques. Quelques jours plus tard, alors qu’il était jusque-là très minoritaire, le parti d’extrême-droite français atteint des résultats historiques. C’était le début d’une nouvelle relation entre le FN et les médias, encore entretenue aujourd’hui. Le Pen réussit en une nuit une ascension impossible en dix ans de carrière politique.

Cette relation, ensuite, est toujours restée très ambivalente et marquée par le registre de la provocation à travers l’usage de phrases à double sens, des jeux de mots et des insinuations vaseuses. Ses sujets préférés : la communauté juive, l’histoire de la Seconde Guerre mondiale, le continent africain, les malades touchés par des MST et les homosexuels. Dire sans dire, s’avancer masqué, mais avant tout, provoquer le scandale et la condamnation morale de l’opinion publique. Il s’agit  pour Jean-Marie Le Pen de manier le mot avant le silence, d’apprendre la technique et le rythme du coup de théâtre. A force de scandales, de procès et de condamnations, Jean-Marie Le Pen finit par devenir, au milieu des années 1990, l’enfant terrible de la politique française. Une figure recherchée par les médias parce qu’elle fait les gros titres, adopte un parler différent, fait parfois éclater des bombes médiatiques et provoque des réactions en chaîne du reste des acteurs politiques.

D’un point de vue politique, la fabrication médiatique du personnage Le Pen fut un succès qui permit de consolider le FN comme troisième force politique du pays, dépassant de loin le Parti Communiste Français. Elle réussit également à articuler le mécontentement d’une partie de la société française par rapport aux consensus dominants sur les thèmes de l’immigration, de l’identité nationale, du travail et de la sécurité ; par rapport aussi à des questions sociétales comme celles de l’avortement, de l’homosexualité ou de l’euthanasie, sans jamais s’en prendre à l’histoire complexe du passé colonial français. De cette façon, le FN se convertît en outsider puissant de la politique française (avec des résultats électoraux stables, jamais en dessous de 10%) et réussît à établir des forts bastions dans le sud et l’est du pays.

Cependant, cette stratégie avait une limite, qui a conduit 82% des électeurs à voter contre Jean-Marie Le Pen au deuxième tour de l’élection présidentielle de 2002. On assistait, en parallèle, à une mobilisation sans précédents dans tout le pays. En tant qu’outsider du système politique français, le FN a suscité la peur chez une immense majorité des Français, inquiets d’assister au démantèlement d’un système de valeurs, de mythes et de consensus auxquels ils se sentaient liés. Ceci explique le ton moralisateur mobilisé par le reste des acteurs politiques, entre le 22 avril et le 7 mai 2002, expliquant qu’un mode de vie était alors en jeu. Le Front national représentait un danger et une menace pour tout le système de règles, de normes, de croyances et de conciliation qui avait gouverné la France depuis, au moins, 1958 et l’instauration de la Vème République. On assistait alors, dans la presse, à un foisonnement de métaphores biologisantes qui comparaient le Front National à une maladie, les articles réclamant l’établissement d’un cordon sanitaire pour l’isoler et le mettre en quarantaine.

Le FN s’était constitué comme un puissant pôle d’opposition à ce qui existe que les autres acteurs politiques pouvaient, cependant, facilement qualifier d’antidémocratique, d’anti-système, d’homophobe, de raciste, de réactionnaire, tout en continuant à susciter l’adhésion de l’immense majorité des citoyens. Le Front national était un acteur puissant, mais isolé, et enfermé à l’intérieur d’un « mur républicain d’isolement » impossible à franchir. Le FN avait beau être un lion puissant, il était un lion que tout le monde voulait voir en cage.

L’année 2002 a été comme un trompe-l’œil. Le succès du FN n’a pu s’interpréter comme une défaite qu’une fois qu’on a pu l’observer de plus près, et percevoir clairement la silhouette d’un canular, d’une victoire fictive, enfin : une sorte de mirage. Passé l’enchantement de voir Jean-Marie Le Pen au second tour de l’élection présidentielle, peu à peu une question s’imposa au parti : comment sortir de la prison ? Comment surmonter les limites de la digue républicaine ? La réponse progressivement imposée, particulièrement après l’arrivée de Marine Le Pen à la présidence du parti en 2011, fut la suivante : la digue ne pourra être surmontée qu’en devenant républicains, ou, pour dire vrai, qu’en paraissant républicains.

La rhétorique de l’ordre républicain

Aujourd’hui, dans ses interventions médiatiques, Marine Le Pen s’auto-présente comme la principale défenseure de l’égalité entre les hommes et les femmes, des services publics, des droits sociaux, de l’État, de la laïcité, de la souveraineté nationale, du patrimoine ou même de l’environnement et de la protection des animaux.

Quand vos adversaires se battent avec des armes destructrices, plutôt que leur tendre un bouclier, mieux vaudrait les priver de leurs armes. Et même leur voler pour ensuite les abattre ! C’est exactement ce que fait le nouveau Front National, dirigé par Marine Le Pen et Florian Philippot. Il ne faut donc pas s’étonner d’entendre la présidente du FN se présenter comme la principale protectrice de la démocratie face à l’autoritarisme de marché, des maîtres, des politiques. De la voir s’établir comme celle qui conservera les équipements hospitaliers menacés par les réductions budgétaires, qui défendra, envers et contre tous, les produits français et les habitants des zones rurales qui voient les postes fermer. De l’entendre valoriser les services de santé, les centres sportifs, les jeunes qui ont peur de la précarité du marché du travail, et de finir par apparaître comme la porte-parole de tous ceux qui se sentent oubliés et abandonnés par les administrations publiques.

Si un jour son parti a été accusé d’apporter le désordre et le conflit au sein de la communauté politique, elle se présente aujourd’hui comme la défenseure de l’ordre républicain, la seule capable d’apporter la paix à une communauté menacée. Menacée par qui ? Les réponses données par le FN sont les suivantes : par le terrorisme islamique, par « l’ultralibéralisme » d’un marché sans contrôle et par l’immigration clandestine.

Ainsi, depuis un an et demi, le FN s’auto-présente comme la meilleure solution pour réinstaurer l’ordre républicain. Une nouvelle étape est donc franchie. Loin de se présenter comme un acteur qui apporte discorde et conflit, la formation lepéniste prétend  aujourd’hui être un parti venant apaiser un climat de crise. Dans cette optique, les mots clés qui structurent son discours sont : l’ordre, toujours conjugué avec le vocabulaire de la protection, de la souveraineté et des droits, et l’État, terme toujours accompagné des adjectifs « stratégie » et « planificateur ». En quelque sorte, le FN deviendrait une synthèse entre la droite et la gauche, entre les Lumières et la tradition réactionnaire, entre le nationalisme et le républicanisme. Ses incursions dans les champs symboliques de la droite et de la gauche sont fréquentes. Alors qu’un jour, ils font l’éloge de la figure du général de Gaulle, chef de la résistance pendant la Seconde Guerre mondiale, père intellectuel de la droite conservatrice et ancienne bête noire de l’extrême-droite – qui avait planifié de l’assassiner – le lendemain, ils revendiquent l’héritage de Jean Jaurès, véritable mythe de la gauche française fortement lié au Parti Socialiste. Le Front national va même jusqu’à se référer au Front populaire français, comme pour incarner le progrès social.

Cette plasticité discursive peut surprendre mais elle doit être comprise comme la tentative de récupérer le patrimoine symbolique du pays, qui emprunte à gauche et à droite. Pour cela, le parti veut dépasser les vieilles divisions idéologiques. C’est ainsi qu’il faut comprendre le choix de son slogan de campagne (« Au nom du peuple ») et du logo qui l’accompagne (une rose bleue). Interrogée sur l’absence de toute référence à l’acronyme du Front national dans sa communication, et sur le remplacement du logo traditionnel du parti (une flamme aux couleurs du drapeau français) par une rose bleue, Marine Le Pen a expliqué de la manière suivante sa décision de campagne : « [J’ai choisi la rose comme symbole de campagne] parce ce qu’elle est d’abord symbole de féminité dans une élection où je serai une des seules femmes candidate à la fonction suprême  […] Mais surtout parce que la rose bleue, dans le langage des fleurs, c’est rendre possible l’impossible. C’est l’expression de la confiance dans l’avènement d’un événement présenté comme inaccessible », avant d’ajouter : « Bien sûr, certains auront une lecture plus politique et verront dans la rose le symbole de la gauche et dans la couleur bleue celui de la droite. Cette vision des choses n’est pas pour me déplaire car c’est bien le rassemblement de tous les Français au-dessus des clivages dépassés, trop souvent stériles, que je recherche. Un rassemblement des meilleures volontés, au-delà de l’ancienne gauche, de l’ancienne droite, pour servir la France et la remettre debout »[1]. Nous sommes devant une nouvelle identité politique qui, au-delà de la gauche et de la droite, parle « au nom du peuple » en essayant de condenser les aspirations à l’ordre, à la protection et à la souveraineté nationale. Une version raffinée de l’autoritarisme qui prospère sur la patrimonalisation et de la transformation simultanée des valeurs républicaines. Marine veut franchir le Rubicon.

À propos de l’auteur: 

Guillermo Fernández Vázquez, diplômé en philosophie et en science politique de l’Université Complutense de Madrid, a travaillé et collaboré, entre novembre 2015 et septembre 2016, pour Podemos. D’abord, dans le cadre de la campagne électorale pour les élections législatives de décembre 2015, puis comme assistant parlementaire. Il réalise en ce moment sa thèse de doctorat sur la construction des identités politiques à travers le discours chez Podemos et le Front National (FN) de Marine Le Pen et se concentre sur les mythes, les métaphores, les sujets de prédilection et les figures rhétoriques qu’ils utilisent. À ce titre, il a collaboré avec l’hebdomadaire espagnol CTXT en écrivant sur le discours du FN et ses tentatives de constitution d’une nouvelle identité politique. Avec l’autorisation de la revue CTXT, nous avons traduit l’un de ses articles, « Marine Le Pen et les mots ». Son analyse discursive – presque « podemiste » pourrait-on dire – de l’ascension du FN nous montre comment la stratégie de dédiabolisation opérée par Marine Le Pen s’est nourrie du sens commun républicain et lui a permis de combattre les étiquettes négatives qui pèsent sur son identité. Nous avons pensé qu’il serait intéressant de diffuser un tel article pour voir comment un Espagnol, spécialiste du FN, comprend les succès de ce dernier. Le point de vue de Guillermo Fernández Vázquez est particulièrement intéressant du fait qu’il applique à son analyse la vision que Podemos tient de la politique comme lutte pour l’hégémonie et pour la conquête du sens et des signifiants.

Traduction : Laura Chazel, Christophe Barret, Clotilde Alfsen.

http://ctxt.es/es/20161221/Politica/10142/Marine-Le-Pen-Francia-Frente-Nacional-politica-retorica.htm

[1]Présentation du logo de campagne par Marine Le Pen, www.frontnational.com, 16 novembre 2016. Disponible en ligne : http://www.frontnational.com/videos/marine-le-pen-vous-presente-son-logo-de-campagne/.

Crédit photo : Luis Grañena, CTXT