Ruffin, Binet, Mercier : le choix du mal-travail

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Quels sont les coûts et les causes de ce mal-travail ? Qui en sont les coupables ? Comment en sortir et obtenir de nouveaux droits pour l’ensemble des salariés au sein de l’entreprise ? Comment faire en sorte que les habitants de ce pays puissent bien vivre de leur travail, et surtout, bien le vivre ? LVSL reçoit Sophie Binet (secrétaire générale de la CGT), Isabelle Mercier (secrétaire nationale de la CFDT en charge du travail) et François Ruffin (député de la Somme) pour un grand débat autour de ces questions, modéré par Léo Rosell (doctorant spécialiste de la sécurité sociale et responsable éditorial LVSL). Retrouvez la captation vidéo de la conférence ci-dessous.

Le retour de l’austérité fera-t-il éclater les contradictions du « modèle allemand » ?

Le 15 Novembre 2023, la Cour constitutionnelle de Karlsruhe a plongé le gouvernement allemand dans une nouvelle crise. Elle a contesté la légalité de l’utilisation de 60 milliards d’euros appartenant à un fonds créé lors de la crise du Covid-19, eu égard à la limite d’endettement fixée à 0,35 % du PIB par la Loi fondamentale allemande depuis 2009. Saisie par le parti chrétien démocrate d’opposition (CDU/CSU), la Cour a statué que cette somme ne pouvait échapper aux règles budgétaires. Une décision lourde de conséquences pour l’Allemagne, contrainte à un tour de vis austéritaire alors que son excédent commercial chute et que le nombre de pauvres atteint des records. En toile de fond, ce sont les contradictions du modèle allemand – qui recourait à des subventions aux exportations – qui s’accroissent. Le parti d’extrême droite Alternative für Deutschland (AFD) apparaît comme le grand gagnant de cette séquence.

Si le gouvernement actuel, composé du Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), des « Verts » allemands (Die Grünen) et du Parti libéral-démocrate (FDP, droite libérale), est appelé à revoir son budget fédéral, ce sont également tous les responsables des régions où figurent tous les partis politiques – hormis l’AFD – qui vont devoir réécrire leur copie. Ce ne sont pas moins de vingt-neuf fonds fédéraux qui représentent 869 milliards d’euros qui ont été utilisés, et qui ont permis à l’Allemagne de maintenir son économie à flots. En 2023, l’utilisation de ces fonds représente 28% du budget ; ainsi, si on les intègre à la dette fédérale, celle-ci passe subitement de 40,5 à 78,5 milliards d’euros pour cette année… Autant dire que si l’Allemagne a pu afficher un taux d’endettement si faible, c’est au prix d’un maquillage comptable.

Derrière la « première économie d’Europe », une crise en gestation ? Longtemps, l’hégémonie allemande sur le continent a reposé sur deux piliers : un excédent commercial permis par le marché commun et une énergie à bas prix, qu’autorisaient notamment les importations de gaz russe. Depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie, ce second pilier a été brutalement renversé.

L’hégémonie allemande menacée ?

Le surplus commercial allemand est quant à lui le produit d’une longue histoire politique et institutionnelle. C’est à la fin du XIXe siècle que l’Allemagne développe son industrie lourde, grâce au protectionnisme et au volontarisme bismarckien. Les avantages comparatifs ainsi acquis, l’Allemagne devait les garder pour les décennies à venir. Avec la fin de la Seconde Guerre mondiale, l’Allemagne conserve ce statut de puissance exportatrice – notamment dans le domaine chimique, automobile et logistique. La réunification (1990) et l’adhésion à la monnaie unique (2002), qui interdit aux pays concurrents de dévaluer – et de se protéger ainsi des exportations allemandes -, ne font que renforcer la domination allemande sur le continent.

Ce cadre institutionnel induit une contrepartie douloureuse pour ses salariés. Libre-échange et concurrence internationale obligent, l’Allemagne est conduite à une politique de compression salariale et de dérégulation du droit du travail. De même, elle se tient longtemps à une restriction budgétaire qui lui permet de respecter les critères de Maastricht. Dans la Loi fondamentale allemande, amendée par un vote de 2009, ce n’est pas la règle des 3% qui prévaut mais celle des… 0,35 %. En d’autres termes, le déficit budgétaire primaire annuel du pays ne doit pas dépasser l’équivalent de 0,35% de son PIB. Pour l’année 2022, cela représenterait un montant maximal de 13,5 milliards d’euros…

La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard.

Le « modèle allemand » connaît ainsi un premier choc avec la crise de 2008. Devant les risques de faillites en chaîne des entreprises, les restrictions budgétaires semblent de moins en moins tenables. L’article 115 de la Loi fondamentale est alors activé : il permet l’utilisation de « fonds spéciaux ». Le Sonderfonds Finanmarktstabilisierung – fonds spécial de stabilisation des marchés financiers – met ainsi à disposition, de 2008 à 2010, une somme de 400 milliards d’euro afin de sauver le système bancaire européen et l’économie allemande, permettant aux exportations de repartir à la hausse. L’article stipule qu’en cas « de catastrophe naturelle ou de situation d’urgence exceptionnelle qui échappent au contrôle de l’État et compromettent considérablement les finances publiques, ces limites supérieures de l’emprunt peuvent être dépassées sur décision de la majorité des membres du Bundestag ».

Cependant, dès 2016, la règle dite de « frein à l’endettement » est respectée, entraînant un sous-investissement chronique dans de nombreux domaines ; sanitaire, scolaire, militaire… Les conséquences sociales ne se font pas attendre. En 2021, ce sont 13,8 millions d’Allemands qui vivent dans la pauvreté. Un triste record depuis la réunification, que les excédents considérables de l’Allemagne ne l’ont pas empêchée d’atteindre.

Austérité, subvention aux exportations et allégeance à l’OTAN : les contradictions du modèle allemand

La pandémie n’épargne pas davantage l’Allemagne que les autres : manque de masques, de personnel hospitalier, de médicaments, etc. La dépendance à l’égard de la Chine la met dans une position inconfortable, tandis que la Chine elle-même s’émancipe peu à peu de l’industrie allemande grâce à la montée en gamme de son secteur industriel. Pour répondre à cette situation, l’article 115 est de nouveau utilisé. Olaf Scholz, ministre social-démocrate des Finances sous le dernier mandat d’Angela Merkel, met à disposition du budget fédéral un fonds de 200 milliards d’euros. Un geste unilatéral, perçu comme une subvention directe aux exportations, qui ne manque pas de faire grand bruit dans les capitales européennes, régulièrement sermonnées par Berlin pour leur manquement à la rigueur budgétaire…

L’arrivée de Donald Trump modifie également la donne dans le domaine commercial et militaire. Tandis qu’il met en oeuvre des mesures protectionnistes, il demande au gouvernement allemand de revoir son budget militaire à la hausse. Celui-ci s’engage alors à l’accroître à hauteur de 2% du PIB – soit 80 milliards d’euros. Un vœu qui entre en contradiction frontale avec le respect de la « règle des 0,35% ». La défaite de Donald Trump et l’intronisation de Joe Biden ne changent pas la donne. Bien au contraire : le prélèvement de nouveaux droits de douane sur les produits européens est mis à l’ordre du jour. Dans le même temps, l’engagement de l’OTAN auprès de l’Ukraine ne fait qu’accroître la pression mise sur Berlin quant au respect de ses objectifs budgétaires dans le domaine militaire.

Nouvelle crise, même solution. Face à l’urgence, le nouveau chancelier Olaf Scholz recourt au même artifice : un nouveau « fonds spécial » de 100 milliards d’euros est mis à disposition d’une Bundeswehr pourtant soumise à la plus stricte austérité dans la période pré-Covid. Lorsque Moscou lance ses chars sur Kiev, c’est toute la politique énergétique de Berlin qui est mise en cause. C’est aussi son modèle commercial : la capacité productive de l’Allemagne reposait en effet sur une énergie peu chère. Olaf Scholz est bientôt contraint de créer un nouveau fonds, de 150 milliards d’euros, surnommé le « double vroumvroum »…

La faillite d’un modèle ?

Rarement un chancelier allemand avait dû faire face à de tels défis. Un temps, Olaf Scholz avait entretenu l’illusion qu’à la tête du SPD, il allait rompre avec les fragilités évidentes du « modèle allemand » et remettre en question les fameuses « lois Hartz IV » de dérégulation salariale. La décision de la Cour met un coup d’arrêt définitif à ces velléités. À présent, tous les budgets des ministères sont revus à la baisse. Seul celui de la Défense est épargné, et l’aide apportée à l’Ukraine a même doublé, passant à 8 milliards d’euros… Dans la perspective d’un nouvel accroissement, Olaf Scholz n’a pas exclu d’utiliser à nouveau l’article 115. Et de créer, ex-nihilo, un énième « fonds »…

Cette fois, les louanges de la presse européenne et des milieux bancaires n’auront pas raison de la réalité. Les réussites en termes d’excédents commerciaux ne parviennent plus à masquer les sacrifices exorbitants imposés à toute une frange de la population. L’arrivée au parlement fédéral du parti d’extrême droite AFD (Alternative für Deutschland) avec 94 députés en 2017 – premier groupe parlementaire d’opposition – a bien provoqué un électrochoc dans la société allemande. Aucune réponse politique n’y a cependant été apportée. La présence du parti libéral FDP dans la coalition actuelle, le plus grand défenseur des politiques austéritaires et de la règle des 0,35%, est la garantie qu’aucun changement d’ampleur ne surviendra – si tant est que le SPD ait une quelconque velléité d’en impulser…

La situation allemande n’était guère reluisante avant même l’arrêt de la Cour de Karlsruhe. Que l’AFD arrive en première position dans toutes les circonscriptions de l’ancienne RDA ne doit rien au hasard. Elle aura donc vraisemblablement le mandat pour former des coalitions au niveau des régions dans toute l’Allemagne de l’est lors des prochaines élections régionales. On voit mal comment l’arrêt de la Cour pourrait ne pas radicaliser cette dynamique.

Réforme des prix de l’électricité : tout changer pour ne rien changer

Nucléaire LVSL Le Vent Se Lève
© Édition LHB pour LVSL

« Nous avons réussi à trouver un équilibre vital entre la compétitivité de notre industrie, la stabilité pour les ménages et le développement d’EDF ». A la mi-novembre 2023, après deux ans de crise sur le marché de l’électricité, Bruno Le Maire était fier d’annoncer un accord entre l’Etat et EDF. A l’entendre, tous les problèmes constatés ces dernières années ont été résolus. Le tout en restant pourtant dans le cadre de marché imposé par l’Union européenne. En somme, la France aurait réussi l’impossible : garantir des prix stables tout en permettant une concurrence… qui implique une fluctuation des prix. 

Alors que la crise énergétique n’est toujours pas vraiment derrière nous et que les investissements pour la maintenance et le renouvellement des centrales électriques dans les années à venir sont considérables, cet accord mérite une attention particulière. Devant la technicité du sujet, la plupart des médias ont pourtant renoncé à se plonger dans les détails de la réforme et se sont contentés de reprendre les déclarations officielles. Cet accord comporte pourtant de grandes zones d’ombre, qui invitent à relativiser les propos optimistes du ministre de l’Économie. Alors qu’en est-il vraiment ?

Une réforme qui n’a que trop tardé

D’abord, il faut rappeler à quel point une réforme des prix de l’électricité était urgente. Depuis l’ouverture à la concurrence du secteur imposée par l’Union Européenne (UE) à la fin des années 90, le système est devenu de plus en plus complexe, EDF s’est retrouvée de plus en plus fragilisée et les prix pour les consommateurs ont explosé, contrairement aux promesses des apôtres du marché. En transformant l’électricité d’un bien public au tarif garanti en un bien de marché échangé sur les places boursières, son prix a été largement corrélé à celui du gaz, correspondant au coût marginal de production, c’est-à-dire au coût pour produire un MWh supplémentaire. Une absurdité alors que nos électrons proviennent largement du nucléaire et des renouvelables, notamment l’hydroélectricité.

Complexification du système électrique français depuis la libéralisation européenne. © Elucid

Dès la fin 2021, l’envolée des prix du gaz entraîne de fortes hausses des prix de marché de l’électricité, qui se répercutent ensuite sur les consommateurs. Pour la plupart des entreprises et les collectivités, qui ne bénéficient pas du tarif réglementé, l’augmentation a été brutale : +21% en 2022 et +84% en 2023 en moyenne selon l’INSEE., soit un doublement des factures en à peine deux ans ! Et cette moyenne cache de fortes disparités : les exemples d’entreprises ou communes ayant vu leur facture tripler ou quadrupler, voire multipliée par 10, sont légion. Les conséquences de telles hausses sont catastrophiques : faillites, délocalisations, gel des investissements, dégradation des services publics, hausse de l’inflation… Pour les particuliers, la hausse a été moins brutale, mais tout de même historique : après +4% en 2022, le tarif réglementé a connu une hausse de 15% en février 2023 et une autre de 10% en août. Soit presque +30% en deux ans, avant une nouvelle hausse de 10% prévue pour cette année.

Face aux effets dévastateurs de cette envolée des prix, l’Etat a bricolé un « bouclier tarifaire»  pour les particuliers et divers amortisseurs et aides ciblées pour les collectivités et les entreprises. Un empilement de dispositifs considéré comme une « usine à gaz » par un rapport sénatorial et qui aura coûté 50 milliards d’euros entre 2021 et 2023 rien que pour l’électricité. L’Etat français a ainsi préféré payer une part des factures lui-même pour acheter la paix sociale plutôt que de taxer les superprofits des spéculateurs ou de reprendre le contrôle sur l’énergie. Privatisation des profits et socialisation des pertes.

Le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

De manière absurde, alors que les prix étaient au plus haut, EDF a enregistré des pertes historiques en 2022 (18 milliards d’euros). Une situation qui s’explique par des erreurs stratégiques et une faible disponibilité du parc nucléaire, qui l’a obligée à racheter à ses concurrents les volumes vendus dans le cadre de l’Accès Régulé à l’Énergie Nucléaire Historique (ARENH). Concession de la France aux fanatiques européens de la concurrence, ce système force EDF à vendre 120 TWh par an, soit environ un tiers de sa production nucléaire, à ses concurrents à un prix trop faible de 42€/MWh. Si la situation de l’énergéticien s’est depuis améliorée, le bilan des deux dernières années est accablant : les factures des ménages et des entreprises ont flambé, l’Etat a dépensé sans compter pour les aider et l’endettement d’EDF a explosé. Les seuls bénéficiaires de cette période sont les spéculateurs du marché, qui ont engrangé des profits indécents.

Un « tarif cible » encore très flou

Après un tel échec du marché et alors que le mécanisme de l’ARENH doit prendre fin au 1er janvier 2026, une réforme devenait indispensable. Suite à des mois de négociations, un accord a finalement été trouvé entre l’Etat et EDF pour la période 2026-2040 pour « garantir un niveau de prix autour de 70€ le MWh pour l’électricité nucléaire » selon Bruno Le Maire. Si certains ont jugé la hausse trop forte par rapport aux 42€/MWh de l’ARENH, il convient de relativiser. D’une part, l’ARENH ne concernait qu’une part de la production nucléaire, le reste étant vendu bien plus cher. D’autre part, le tarif de l’ARENH était devenu trop faible par rapport aux coûts de production du nucléaire, estimés autour de 60€/MWh dans les années à venir, et aux besoins d’investissement d’EDF. Une hausse conséquente était donc inéluctable.

Le nouveau tarif paraît donc élevé, mais pas délirant. Mais voilà : ces 70€/MWh ne sont en fait pas un tarif garanti mais un « tarif cible » que se fixe le gouvernement, « en moyenne sur 15 ans et sur l’ensemble des consommateurs ». Cette cible repose sur des prévisions d’évolution des prix de marché absolument impossibles à valider et sur un mécanisme de taxation progressive des prix de vente d’EDF aux fournisseurs, qui démarre à 78 €/MWh. A partir de ce seuil, les gains supplémentaires seront taxés à 50%, puis à 90% au-delà de 110€/MWh. Rien qui permette de garantir un prix de 70 €/MWh aux fournisseurs… et encore moins aux consommateurs puisque la marge des fournisseurs n’est pas encadrée. Si l’Etat promet que les recettes de ces taxes seront ensuite reversées aux consommateurs, le mécanisme envisagé n’est pas encore connu. S’agira-t-il d’un crédit d’impôt ? D’une remise sur les factures suivantes ? Sans doute les cabinets de conseil se penchent-ils déjà sur la question pour concevoir un nouveau système bureaucratique.

Ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes.

En attendant, une chose est sûre : les factures vont continuer à osciller fortement, pénalisant fortement les ménages, les entreprises et les communes, à l’image de la situation actuelle. On est donc loin de la « stabilité » vantée par le gouvernement. Enfin, ce système bricolé reste vulnérable aux injonctions européennes : si les tarifs français sont plus attractifs que ceux d’autres pays européens – par exemple, ceux d’une Allemagne désormais largement dépendante du gaz américain particulièrement cher – rien ne garantit que ceux-ci ne portent pas plainte auprès de l’UE pour distorsion de concurrence. Quelle nouvelle concession la France fera-t-elle alors aux gourous du marché ?

En revanche, le fait que les fournisseurs et producteurs privés continuent à engranger des superprofits sur le dos des usagers ne semble gêner personne. Imaginons par exemple une nouvelle période de flambée des prix durant laquelle TotalEnergies, Eni, Engie ou d’autres vendent de l’électricité à 100 ou 150€/MWh : si les consommateurs ne percevront pas la différence – le mécanisme de taxation prévoyant une redistribution indépendamment de leur fournisseur – les profits supplémentaires n’iront pas dans les mêmes poches suivant qui les réalisent. Chez EDF, d’éventuels dividendes iront directement dans les caisses de l’Etat, désormais actionnaire à 100%. Chez ses concurrents, ces profits sur un bien public enrichiront des investisseurs privés.

EDF, gagnant de la réforme ?

Pour l’opérateur historique, la réforme ouvre donc une nouvelle ère incertaine. Certes, en apparence, EDF semble plutôt sortir gagnante des négociations. Son PDG Luc Rémont n’a d’ailleurs pas hésité à menacer de démissionner s’il n’obtenait pas un tarif cible suffisant. Une fermeté qui doit moins à son attachement au service public qu’à sa volonté de gouverner EDF comme une multinationale privée, en vendant l’électricité à des prix plus hauts. Or, EDF doit faire face à des défis immenses dans les prochaines décennies : il faut non seulement assurer le prolongement du parc existant, notamment le « grand carénage » des centrales nucléaires vieillissantes, mais également investir pour répondre à une demande amenée à augmenter fortement avec l’électrification de nouveaux usages (procédés industriels et véhicules notamment). Le tout en essayant de rembourser une dette de 65 milliards d’euros, directement causée par les décisions désastreuses prises depuis 20 ans et en essayant de se développer à l’international.

A première vue, le tarif cible de 70€/MWh devrait permettre de remplir ces différents objectifs. D’après la Commission de Régulation de l’Énergie, le coût de production du nucléaire sur la période 2026-2030 devrait être de 60,7€/MWh. La dizaine d’euros supplémentaires ponctionnés sur chaque MWh devrait servir à financer la « politique d’investissement d’EDF, notamment dans le nouveau nucléaire français et à l’export », indique le gouvernement. Selon les calculs d’Alternatives Economiques, cette différence par rapport aux coûts de production permettrait de financer un réacteur EPR tous les deux ans. Que l’on soit pour ou contre la relance du programme nucléaire, cet apport financier supplémentaire pour EDF reste une bonne nouvelle, les énergies renouvelables nécessitant elles aussi de gros investissements.

Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ?

Cependant, l’usage exact de ces milliards par EDF reste entouré d’un grand flou. L’entreprise est en effet le bras armé de la France pour exporter son nucléaire dans le reste du monde. Or, les coûts des centrales atomiques construites à l’étranger ont eu tendance à exploser. C’est notamment le cas au Royaume-Uni, où EDF construit la centrale d’Hinkley Point C. Un projet dont le coût est passé de 18 milliards de livres au début de sa construction en 2016 à presque 33 milliards de livres aujourd’hui. Des surcoûts que le partenaire chinois d’EDF sur ce projet, China General Nuclear Power Group (CGN), refuse d’assumer. EDF risque donc de devoir assumer seule cette facture extrêmement salée, ainsi que celle de la future centrale de Sizewell C, également en « partenariat » avec CGN. Les factures d’électricité des Français serviront-elles à payer les réacteurs EPR britanniques ? Si rien n’est encore décidé, le risque existe bel et bien.

La France osera-t-elle s’opposer à l’Union Européenne ?

Enfin, EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne. Étant donné la position ultra-dominante de l’opérateur national, les technocrates bruxellois cherchent depuis longtemps des moyens d’affaiblir ses parts de marché. Le nucléaire intéresse peu le secteur privé : il pose de trop grands enjeux de sécurité et est trop peu rentable. Les concurrents d’EDF espèrent donc surtout mettre la main sur le reste des activités du groupe, c’est-à-dire les énergies renouvelables et les barrages hydroélectriques, amortis depuis longtemps et qui garantissent une rente confortable. Si un pays européen venait à se plaindre de la concurrence « déloyale » d’EDF, la Commission européenne pourrait alors ressortir des cartons le « projet Hercule », qui prévoit le démembrement de l’entreprise et la vente de ses activités non-nucléaires. Bien qu’ils disent le contraire, les macronistes ne semblent pas avoir renoncé à ce scénario. En témoignent la réorganisation actuelle du groupe EDF, qui ressemble fortement aux plans prévus par Hercule, et leur opposition intense à la proposition de loi du député Philippe Brun (PS) qui vise, entre autres, à garantir l’incessibilité des actifs d’EDF.

EDF fait toujours figure d’ennemi à abattre pour la Commission Européenne.

Etant donné la docilité habituelle de Paris face aux injonctions européennes, le retour de ce « projet Hercule » est donc une possibilité réelle. La France pourrait pourtant faire d’autres choix et désobéir à Bruxelles pour pouvoir appliquer sa propre politique énergétique. L’exemple de l’Espagne et du Portugal montre que des alternatives existent : en dérogeant temporairement aux règles européennes pour plafonner le prix du gaz utilisé pour la production électrique, les deux pays ibériques ont divisé par deux les factures des consommateurs bénéficiant de tarifs réglementés. Quand le Parti Communiste Français et la France Insoumise, inspirés par le travail du syndicat Sud Energie, ont proposé que la France revienne à une gestion publique de l’électricité, les macronistes ont agité la peur d’un « Frexit énergétique », estimant que la sortie de la concurrence reviendrait à cesser tout échange énergétique avec les pays voisins. Un mensonge qui témoigne soit de leur mauvaise foi, soit de leur méconnaissance complète du sujet, les échanges d’électricité ne nécessitant ni la privatisation des centrales, ni la mise en concurrence d’EDF avec des fournisseurs nuisibles.

Si cette réforme s’apparente donc à un vaste bricolage pour faire perdurer l’hérésie du marché, l’insistance sur la « stabilité » des prix dans le discours de Bruno Le Maire s’apparente à une reconnaissance implicite du fait que le marché n’est pas la solution. Les consommateurs, qu’il s’agisse des particuliers, des entreprises ou des collectivités et organismes publics, souhaitent tous de la visibilité sur leurs factures pour ne pas tomber dans le rouge. De l’autre côté, les investissements menés sur le système électrique, tant pour la production que pour le réseau, ne sont amortis que sur le temps long. Ainsi, tout le monde a intérêt à des tarifs réglementés, fixés sur le long terme. Un objectif qui ne peut être atteint que par un retour à un monopole public et une forte planification. Exactement l’inverse du chaos et de la voracité des marchés.

Note : L’auteur remercie la syndicaliste Anne Debrégeas (Sud Energie) pour ses retours précis et ses analyses sur la réforme en cours.

Javier Milei, le dollar et les BRICS : le vrai tournant dans la politique argentine

Javier Milei - Le Vent Se Lève
Le président argentin Javier Milei représenté sur un dollar américain © Marielisa Vargas

Propos outranciers, style débraillé, slogans fantaisistes, propositions délirantes : la presse occidentale a dépeint le président argentin Javier Milei comme un OVNI. Pourtant, par bien des aspects, le « Trump argentin » s’inscrit dans la parfaite continuité de la « caste » qu’il a conspué durant sa campagne. Coupes dans les aides sociales et libéralisation du droit du travail, mais aussi allégeance au dollar et alignement sur les États-Unis contre les BRICS : autant d’orientations programmatiques que réclament une fraction des élites. Derrière sa rhétorique incendiaire et ses provocations multiples, Javier Milei est plus classique qu’il n’y paraît. Moins qu’une plongée dans l’inconnu, sa présidence semble préfigurer un retour aux années 1990…

Javier Milei est un « OVNI politique devenu président », pour France 24. Le président argentin, pouvait-on lire dans le New York Times, se démarque par « un style impétueux et des théories conspirationnistes qui rappellent celles de Donald J. Trump ». Les propos orduriers de Javier Milei ont retenu l’attention de la presse, tout comme sa chevelure : « lorsque la responsable de la communication [de Milei] a conçu sa coupe hétérodoxe, elle avait deux inspirations en tête : Elvis Presley et Wolverine », relatait The Guardian.

Wolverine au World Economic Forum ?

D’une coupe hétérodoxe à une politique hétérodoxe il semble n’y avoir qu’un pas, que de nombreux commentateurs n’ont pas manqué de franchir. Aussi Javier Milei a-t-il été dépeint, à la suite de Donald Trump et de Jair Bolsonaro, comme l’énième avatar d’un « populisme » issu des masses et venu perturber le consensus libéral et démocratique qui prévalait.

Dans le New Stateman, l’historien Quinn Slobodian offre un son de cloche différent : « En 2014, Javier Milei a pris la parole au World Economic Forum, invité par Ricardo Hausmann, professeur à la Kennedy School de Harvard. On l’a introduit en détaillant son CV impeccablement mainstream, étant l’auteur de plus de cinquante articles académiques. Il était présent en tant qu’économiste en chef de Corporación América, l’une des plus importantes multinationales de l’Argentine ».

Si Javier Milei était d’une certaine manière un outsider lors de la campagne présidentielle de 2023, force est de constater qu’il n’était aucunement étranger à la « caste » qu’il dénonçait. De quoi cet enfant maudit de l’establishment est-il le nom ?

Un système d’ancrage strict au dollar (currency board) a été expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous le haut-patronage du FMI. L’option de dollarisation intégrale portée par Milei ne constitue qu’une étape supplémentaire sur cette voie

À y regarder de plus près, on peinerait à voir dans son programme une seule orientation qui n’ait pas d’abord émergé dans les think tanks libéraux, été promue dans la presse et brandie comme un remède miracle par les institutions financières internationales. Effectuer des coupes massives dans les dépenses budgétaires (symbolisées durant sa campagne par une tronçonneuse). Privatiser des entreprises publiques. Libéraliser le droit du travail et restreindre le rôle des syndicats. Ces éléments, continue Quinn Slobodian, sont des « caractéristiques tout à fait ordinaires du consensus de Washginton ».

Pour caricaturale que soit la manière dont Javier Milei défende ces orientations, elles font toutes partie du bréviaire des dirigeants du Fonds monétaire international (FMI) ou de la presse financière. Et elles ont connu un commencement de réalisation sous la présidence du néolibéral Mauricio Macri (2015-2019). Ce même Macri que Javier Milei assimilait un temps à « la caste », qualifiait de « maléfique » (evil) et de « populiste de pacotille »… avant d’accepter, sans sourciller, son soutien électoral au second tour. « Macri voit dans la présidence de Milei une deuxième chance à sa tentative ratée de guérir l’économie argentine », rapporte le directeur d’un groupe de consulting argentin cité par le Financial Times.

Dollariser l’économie : révolution ou business as usual ?

Sur la question du dollar, le programme de Javier Milei semble plus hétérodoxe. Ses propositions en la matière – suppression de la Banque centrale et dollarisation totale de l’économie – ont été soulignées par la presse occidentale comme la marque d’une démagogie destinée à plaire aux masses, en vertu du bon sens économique le plus élémentaires. Mais ici encore, force est de constater que Milei ne fait que s’inscrire dans une dynamique déjà existante – la dollarisation de facto d’une grande partie des économies latino-américaines – et radicaliser des orientations économiques déjà hégémoniques au sein des élites argentines.

L’Amérique latine est l’une des zones les plus dollarisées au monde. Non que le billet vert y ait cours légal – sauf dans trois pays : Équateur, Panama et Salvador -, mais il est présent en abondance sur les marchés noirs. Il constitue une valeur-refuge vers laquelle les habitants se tournent à la moindre crise monétaire, et qu’ils thésaurisent dans cette éventualité. Il est particulièrement prisé de la bourgeoisie latino-américaine, qui s’en sert dans ses activités d’import-export, ou pour le placer dans des titres financiers juteux aux États-Unis.

Face à cet état de fait, certains courants politiques choisissent d’aller à l’encontre des contraintes du dollar, et préconisent d’utiliser leur monnaie nationale à des fins prioritairement internes – au risque d’une dépréciation. D’autres, soutenus par les économistes néolibéraux, préfèrent accepter la domination de la devise américaine, et prônent un ancrage ferme de leur monnaie nationale sur celle-ci.

Cet ancrage monétaire (currency peg) a pour vertu non négligeable de garantir la stabilité de la monnaie, et donc des prix nationaux par rapport aux prix étrangers. En retour, il limite considérablement la souveraineté économique du pays : puisque la valeur de la monnaie nationale doit être indexée sur le dollar, il faut en limiter la circulation sitôt que le risque d’une dépréciation point. Aussi des taux d’intérêt structurellement élevés et l’impossibilité de dévaluer la monnaie sont-ils des caractéristiques fréquentes des économies qui ont fait ce choix.

Certains gouvernements ne se sont pas contentés de cet arrimage informel. Ils l’ont institutionnalisé, en obligeant légalement la Banque centrale à réprimer toute surémission monétaire par une hausse des taux. Ce système de « caisses d’émissions » (currency board) a été précisément expérimenté par l’Argentine dans les années 1990, sous la présidence de Carlos Menem et le haut-patronage du FMI. Les conséquences sociales désastreuses de cet épisode – explosion du chômage et de la pauvreté -, ainsi que la crise financière qu’il a contribué à générer – la stagnation du pays ayant entraîné une difficulté à rembourser la dette – marquent, encore aujourd’hui, l’imaginaire argentin.

L’ampleur de la rupture diplomatique reste à établir. Il est probable que l’Argentine s’aligne sur Washington dans sa guerre économique contre le Venezuela, mais douteux qu’elle bouleverse ses relations avec la Chine, choyée du puissant secteur agro-exportateur argentin

L’option de dollarisation intégrale de l’économie ne constitue que l’étape supplémentaire sur la voie du currency board. Par la radicalité de cette réforme, Javier Milei s’écarte bien de l’orthodoxie néolibérale, qui demeure dubitative face à cette option1. Mais qui pourrait dire qu’il ne prolonge pas des décennies d’activisme en faveur de l’abandon de la souveraineté monétaire, du contrôle gouvernemental sur les Banques centrales et de régulation des taux d’intérêt par le pouvoir politique ?

Rompre avec la Chine et le « communiste enragé » Lula

Le dollar n’est pas seulement un enjeu national. Son rôle dans la limitation de souveraineté qu’elle impose aux pays latino-américains avait conduit de nombreux gouvernements à rallier les BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine et Afrique du Sud) dans leur agenda de dé-dollarisation. Si le Brésil est un membre fondateur de cette organisation, l’Argentine devait la rejoindre en 2024. Et c’est sans surprises que Javier Milei a brutalement mis fin à ce processus.

Le programme international de Javier Milei s’inscrit dans la doxa pro-américaine qui domine la presse et les cercles de réflexion occidentaux – mais d’une manière particulièrement caricaturale. Durant sa campagne, Milei avait ainsi promis, en des termes vagues, de rompre avec la Chine, dirigée par « des assassins », et de prendre ses distances vis-à-vis du « communiste enragé » Luiz Inácio « Lula » da Silva.

Ce dernier changement d’orientation est significatif. Avec le Brésil, ce pays était à la pointe des efforts affichés de dé-dollarisation du continent. Au début de l’année 2023, le président brésilien Lula et son homologue argentin Alberto Fernandez avaient officialisé leur volonté d’instituer une devise commune, le « sur ». Ensemble, ils réactivaient une vieille idée du nationalisme latino-américain, pour qui la prédominance du dollar dans les échanges internationaux est un levier impérialiste aux mains des États-Unis. Les nombreuses difficultés et contradiction de cette démarche rendaient déjà son issue incertaine. Désormais, ce projet est enterré.

L’ampleur réelle de cette rupture avec les membres des BRICS reste à établir. Il est probable que l’Argentine se retire de tous les projets d’intégration régionale portés par le Brésil et s’aligne désormais sur Washington dans sa guerre économique contre Cuba et le Venezuela. Il est en revanche douteux qu’elle bouleverse ses relations commerciales avec la Chine. Le puissant secteur agro-exportateur argentin compte en effet sur celle-ci pour absorber sa production. En 2023, la Chine avait importé pas moins de 93 % du soja argentin. Le président Mauricio Macri (2015-2019), pour soumis aux injonctions de Washington qu’il fut, avait dû se plier aux réquisits des multinationales du blé et du soja qui réclamaient le statu quo avec la Chine.

Et Mauricio Macri tiendra sans doute un rôle important dans la structuration du gouvernement de Milei, selon de nombreux propos rapportés. En l’absence d’une majorité parlementaire et d’une équipe prête à gouverner, celui-ci devra nécessairement se tourner vers les membres les plus conservateurs de la « caste ». Au prix de l’abandon de ses propositions les plus farfelues – suppression de la Banque centrale, rupture des liens diplomatiques avec la Chine -, Milei pourrait gouverner avec le soutien de la haute-administration, des grands médias et de Washington. Les pouvoirs économiques, quant à eux, ne seraient que trop heureux d’appuyer un défenseur si zélé de leurs intérêts.

Note :

1 L’Équateur est le seul pays latino-américain à avoir adopté conféré au dollar le statut d’unique monnaie nationale en 1999. Tandis que cette réforme était réclamée par les élites du pays, en quête d’une stabilité financière face à l’inflation qui rongeait leur épargne, elle était considérée avec peu d’enthousiasme par le gouvernement américain, la FED et le FMI, qui ont fini par l’accepter.

Nick Srniček : « On peut imaginer un agenda radical en matière de nouvelles technologies »

Nick Srniček - Le Vent Se Lève

Peut-on imaginer un agenda radical en matière de nouvelles technologies ? C’est là la ligne de fond du travail de Nick Srniček, co-auteur en 2013 du Manifeste accélérationniste, pamphlet qui avait secoué la gauche radicale, aujourd’hui senior lecturer au King’s College London, essayiste, et l’un des plus fins connaisseurs du capitalisme numérique. Entre économie politique de l’IA, stratégie politique et fin du travail domestique, il renouvelle la critique des technologies numériques et œuvre à formuler un agenda émancipateur. Entretien par Maud Barret Bertelloni.

En 2013, deux doctorants londoniens secouaient la gauche radicale en publiant le Manifeste accélérationniste, texte dans lequel ils incitaient la gauche à sortir de l’impasse politique et écologique en se réappropriant les technologies et les formes d’organisation capitalistes à des fins d’émancipation. Accusés de techno-utopisme par leurs détracteurs, qui lisaient dans le Manifeste une invitation à accélérer le techno-capitalisme global pour en provoquer l’effondrement ; attaqués par les partisans de la décroissance qui ne voyaient dans leur proposition qu’une énième variante du productivisme, Nick Snriček et Alex Williams défendaient que c’est précisément à l’échelle du capitalisme que ce dernier peut être dépassé. Sortant de son passéisme et de son refus des techniques et des organisations, la gauche peut réorienter l’infrastructure matérielle du capitalisme, se réapproprier le progrès scientifique et technologique et doit penser la stratégie et les institutions pour ce faire.

Dix ans après le Manifeste, Nick Srniček compte parmi les plus fins économistes politiques du capitalisme numérique. Capitalisme de plateforme, publié en 2017, conceptualisait les plateformes comme les nouvelles formes d’organisation du capitalisme dont la singularité tient aux moyens sociotechniques d’intermédiation par le biais des données. Par-delà les promesses de l’économie numérique, il insérait ce modèle dans la longue histoire du capitalisme post-fordiste. Il travaille aujourd’hui sur l’économie politique de l’intelligence artificielle et, loin des discours imprégnés de craintes et de promesses, en avance une critique qui souligne l’importance du travail et des infrastructures dans la production de l’IA et en illustre les implications géopolitiques.

Son dernier ouvrage, écrit avec la théoricienne féministe Helen Hester, After Work : A History of the Home and the Fight for Free Time, porte sur les technologies domestiques et leur fausse promesse de libérer du temps de travail. Si, au fil des innovations, la charge de travail domestique n’a pas diminué, c’est qu’il faut interroger la culture domestique et parvenir à transformer l’organisation matérielle de la vie quotidienne. Des plateformes aux technologies domestiques, de l’IA à ses infrastructures, Nick Srniček renouvelle la critique des techniques et œuvre à formuler un agenda émancipateur.

Entretien originellement publié sur AOC média.

LVSL – Après le Manifeste accélérationniste et Inventing the future (Verso, 2015), deux essais politiques et programmatiques sur l’avenir de la gauche, les technologies et la fin du travail, vous avez recentré vos recherches sur l’économie politique du numérique, du capitalisme de plateforme à l’industrie de l’IA. Quel fil relie ces différents travaux ?

N. S. – L’économie politique est arrivée dans mon travail en même temps que le Manifeste. Je m’occupais auparavant de philosophie et j’aurais pu rester un deleuzien si la crise de 2008 n’était pas arrivée. Mais tous les théoriciens critiques que je lisais n’avaient rien à dire de pertinent sur la crise financière, la plus grande crise du capitalisme global depuis la Grande Dépression. C’est alors que je me suis tourné vers l’économie politique. Le Manifeste a eu la même genèse : il est né de la frustration qu’Alex Williams et moi ressentions à l’égard de la gauche de l’époque, incarnée notamment par le mouvement Occupy Wall Street, né en réponse à la crise financière.

Son horizontalisme à tout prix, sa démocratie directe à tout prix, sa peur farouche de tout leadership, tous ces éléments nous semblaient absolument contre-productifs pour la construction d’un mouvement de gauche efficace. Les arguments du Manifeste n’étaient en fait que les réponses aux questions : que devrait faire la gauche ? Quelle est l’alternative à la situation actuelle ? Devrions-nous affirmer de grandes revendications ? Y compris sur la question technologique.

Le discours qui entoure les technologies est aujourd’hui imprégné de craintes au sujet des IA génératives. Dans les années autour de 2008, les craintes se concentraient autour de l’automatisation et de la surveillance. Notre position consistait alors à dire que les technologies ne doivent pas être craintes : elles peuvent souvent être réappropriées et constituer des opportunités émancipatrices. Il en va de même aujourd’hui. La question est de savoir comment il est possible de contrôler le développement technologique et l’orienter vers des possibles libérateurs.

LVSL -L’intelligence artificielle a largement défrayé la chronique ces derniers mois. Le succès de modèles comme ChatGPT ou DALL·E, rendus accessibles au grand public, a suscité d’importantes craintes autour de l’automatisation du travail. Leurs performances impressionnantes ont relancé les débats autour de l’intelligence des machines, ses risques et son éthique. Vous étudiez depuis longtemps l’économie numérique et ses innovations : quelle est votre lecture du phénomène ?

N. S. –Par-delà l’engouement médiatique, ce que je propose est d’opérer un geste marxiste tout à fait classique : plutôt que de se concentrer sur les craintes et les conséquences de l’usage de l’intelligence artificielle, il faut s’intéresser à ses conditions de production. Lorsque l’on s’intéresse à l’IA non pas à partir de ses conséquences, mais de sa production, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une longue chaîne de travail qui peut être décomposée en quatre étapes : (1) la collecte des données, (2) l’étiquetage de ces données et leur nettoyage, (3) la construction du modèle ; ce n’est qu’alors qu’advient (4) le déploiement de l’intelligence artificielle comme produit pour les utilisateurs. Du côté des chercheurs comme des politiciens, toute l’attention critique s’est concentrée ces derniers temps sur les deux premières étapes, notamment sur la collecte massive de données. Elle requiert beaucoup de travail de nettoyage et de vérification des données et engendre d’importants problèmes de surveillance.

Mais cela ne représente qu’une partie de la chaîne de production. Prenez par exemple l’entraînement des modèles : c’est une étape qui requiert énormément de ressources de calcul. L’entraînement d’un seul modèle d’IA requiert un équipement de calcul massif, des dizaines de milliers de cartes graphiques et des ingénieurs très bien formés, qui sont d’ailleurs une ressource très rare pour les entreprises. Une entreprise comme Deep Mind[1] consacre d’ailleurs une très large partie de son budget pour garder ses meilleures têtes, avec des salaires qui se chiffrent en centaines de milliers de dollars. Tant que l’on ne change pas le regard sur l’IA et que l’on ne considère pas toutes les étapes de sa production, on ne pourra prendre en compte que les problèmes de données et de surveillance, alors que de nombreux enjeux de pouvoir, de propriété et de monopole se concentrent autour des équipements de calcul et des infrastructures (énergétiques, hydriques) qui permettent de les approvisionner.

LVSL – Si l’on s’intéresse aux producteurs d’IA, du moins du côté de la production des modèles, on s’aperçoit que les acteurs sont à peu près les mêmes qui, de l’économie du web au capitalisme de plateforme, ont été au cœur du capitalisme numérique : Google, Amazon, Microsoft, Facebook. L’industrie de IA que l’on voit prospérer aujourd’hui est-elle une ramification du capitalisme de plateforme ?

N. S. – Il y a une continuité claire entre le capitalisme de plateforme et l’industrie de production de l’intelligence artificielle. OpenAI, l’entreprise au cœur de l’engouement actuel autour de l’IA, dépend de Microsoft, qui l’a récemment renflouée à la hauteur de 10 milliards de dollars[2] et dépensé plusieurs centaines de millions de dollars pour construire un « superordinateur » pour OpenAI. L’intelligence artificielle est actuellement dominé par Microsoft, Google et Facebook en moindre mesure. Ce sont des entreprises qui ont acquis leur pouvoir comme plateformes, en recueillant les données des utilisateurs, ce qui leur permettait à l’époque de cibler leurs services, mais l’enjeu crucial aujourd’hui est ailleurs. Ce ne sont plus des plateformes au sens strict : ce sont désormais des fournisseurs d’infrastructures de calcul. C’est pour ça qu’Amazon s’emploie à devenir l’un des acteurs les plus importants de l’IA. En matière d’IA, Amazon n’a développé que quelques petits modèles, rien qui puisse concurrencer l’état de l’art ; ce qui importe cependant est qu’elle fournit aujourd’hui la majeure partie des ressources de calcul nécessaires à l’IA via Amazon Web Services, son service cloud. Même Facebook ne possède pas suffisamment de data centers et doit parfois s’appuyer sur Amazon pour entraîner ses modèles.

Les ressources de calcul, le cloud et leur infrastructure sont devenues le nerf de la guerre de l’IA et leur propriété est de plus en plus concentrée. On peut observer une dynamique semblable à celle des chemins de fer au siècle dernier : en raison des investissements massifs à pourvoir en amont, le secteur tech tend au monopole. Un processeur graphique de pointe coûte aujourd’hui autour de 40 000 dollars et il en faut des centaines, voire des milliers, pour entraîner les modèles d’IA. Cela signifie que c’est hors de portée pour la plupart des entreprises et pour la recherche publique.

LVSL – Est-ce cette concentration qui fait le pouvoir des GAFAM ? Paradoxalement, c’est une position que pourraient défendre une théoricienne libérale comme Shoshana Zuboff dans son travail sur le capitalisme de surveillance ou les commissaires européens, lorsqu’ils incitent à démanteler les géants du secteur tech.

N. S. – Il y a deux manières de considérer les monopoles. La première, qui est celle de la Commission européenne, est une approche anti-trust classique, selon laquelle la libre concurrence est le but ultime de la politique économique. L’objectif est donc d’avoir plusieurs Facebook, plusieurs Google, plusieurs de ces entreprises en compétition les unes avec les autres, avec l’idée que quelques bénéfices finiront par émerger d’un système compétitif. Je ne pense pas que ce soit vrai. Au contraire, c’est bien la concurrence qui produit des dommages. Ces entreprises rivalisent déjà pour accaparer les données, les utilisateurs et les financements. Cette concurrence les conduit à renforcer la surveillance, élargir la collecte massive de données, à chercher à affiner le profilage et les techniques pour garder leurs utilisateurs captifs, comme les dark patterns[3]. Ces problèmes n’ont rien à voir avec la taille de ces entreprises. Dans ce contexte, la concurrence n’est en rien une solution : c’est au contraire une partie du problème qui consiste à laisser ces plateformes dans les mains du marché. Ce n’est pas de concurrence dont on a besoin, mais de contrôle démocratique et populaire sur le développement et sur le déploiement de ces technologies. Ce contrôle est aujourd’hui dans les mains d’un type comme Sam Altman, le co-fondateur avec Elon Musk de OpenAI.

LVSL – Certains, comme l’économiste français Cédric Durand, soutiennent que l’essor des plateformes a fondamentalement changé le capitalisme, au point d’en marquer la fin. La captation de valeur par l’accumulation de données et le contrôle des infrastructures par une poignée de puissantes entreprises rapprocheraient l’économie numérique d’un système féodal, ou plus précisément : techno-féodal. Quelle est votre lecture des transformations de l’économie numérique ?

N. S. – Sans être un spécialiste des travaux de Cédric Durand, il me semble que sa thèse s’appuie sur la prémisse selon laquelle la dynamique du système économique serait portée non plus par le profit mais par la rente[4]. Je suis en désaccord avec cette prémisse : la rente n’est pas un phénomène extérieur au capitalisme. Marx n’aurait jamais été d’accord : il y a des centaines de pages dans le volume III du Capital sur la rente, sur les manières dont elle s’intègre à un système capitaliste et s’y trouve transformée. Évidemment, la dynamique d’une entreprise qui dépend de la rente diffère d’une entreprise plus classique qui dépend de l’extraction de profit. Malgré ces différences, toutes deux font partie du système capitaliste.

C’est d’ailleurs l’un de mes principaux arguments au sujet du capitalisme de plateforme. De nombreux auteurs ont voulu voir dans les GAFAM de nouveaux modèles économiques, voire de nouveaux modèles d’ordre social. Les optimistes comme Rifkin, Benkler ou Mayer-Schönberger avaient affirmé que l’on allait vivre dans une nouvelle économie du partage. Les pessimistes, comme McKenzie Wark, que l’on est sortis du capitalisme pour entrer dans une nouvelle techno-dystopie. Ce que j’ai essayé de montrer avec Capitalisme de plateforme, c’est que c’est toujours du capitalisme, mais avec une dynamique propre, gouvernée par la capacité d’intermédiation des plateformes.

Nous sommes toujours en plein capitalisme. La prominence du phénomène de la rente aujourd’hui peut plutôt être comprise comme le résultat d’un ralentissement du capitalisme. L’économie globale ralentit depuis plusieurs décennies, tout particulièrement à son centre. Des pays comme l’Inde et la Chine ont rapidement rattrapé les États Unis, mais ce n’est pas le cas de nombreux autres et la frontière de la croissance ralentit. Avec le ralentissement de la croissance économique, les entreprises se trouvent davantage incitées à capter qu’à créer de la valeur – comme la création devient de plus en plus difficile. Là où la thèse techno-féodale oppose rente et profit, je vois une opposition entre création et captation de valeur – mais cette captation de valeur demeure fondamentalement capitaliste.

Il y a évidemment une composante importante de rente dans l’économie et le capitalisme de plateforme en fait partie, mais ce n’est pas hors capitalisme. Les caractéristiques saillantes du capitalisme, notamment l’accumulation, n’ont pas disparu. On assiste plutôt à une lutte acharnée pour s’emparer d’une mise de plus en plus maigre. Et par-delà la prominence de la rente, je pense que la stagnation a aussi récemment beaucoup influencé les politiques industrielles et déterminé le retour de la concurrence géopolitique.

LVSL – Dans quel sens ?

N. S. – La période néolibérale a été marquée par l’abandon de la politique industrielle et de ses implications géopolitiques. Elle n’a évidemment jamais complètement disparu, mais elle était déconsidérée de manière idéologique et peu discutée. Aux États-Unis, c’est le capital-risque qui a relevé le financement du secteur technologique, au moment du retrait du financement de l’État. C’est devenu le premier canal de financement des entreprises tech, à partir de l’ère « dot.com[5] ». Il s’agissait à l’époque de grands fonds d’investissement qui consacraient leur surplus à des investissements risqués par le biais de angel investors. Aujourd’hui au contraire, le capital-risque est aussi une ramification des plus grandes entreprises technologiques comme Google et Amazon ; il a permis leur essor et elles ont souvent chacune leurs propres fonds.

C’est tout à fait différent en Chine, où l’industrie est massivement soutenue par l’État. La politique industrielle volontariste de la dernière décennie a mené au développement de l’industrie des semi-conducteurs et, de manière significative, d’importantes plateformes domestiques. Huawei est un excellent exemple : c’est un leader mondial en standards technologiques, pour la 5G notamment. On les oublie souvent, mais les standards techniques sont des dispositifs cruciaux, qui permettent d’asseoir une influence géopolitique majeure.

En raison du succès des politiques industrielles chinoises et de la stagnation générale de l’économie, les États-Unis ont dû entrer dans la danse et le Chips Act[6] en est l’exemple le plus flagrant. Les US cherchent explicitement à s’autonomiser à l’égard de la Chine, qui soutient ses entreprises nationales, avec un intérêt géopolitique clair. La première entreprise productrice de semi-conducteurs, TSMC, est basée à Taïwan, qui est actuellement une poudrière géopolitique. Le Chips Act était une tentative de s’assurer une forme d’autonomie sur la chaîne de production, surtout après avoir vu pendant le Covid-19 la fragilité des chaînes d’approvisionnement. Actuellement, la maigre politique industrielle américaine est entièrement portée par la concurrence géopolitique.

LVSL – Et en Europe ?

N. S. – L’Europe voudrait avoir une industrie de l’IA qui puisse concurrencer les États Unis et la Chine. C’est impossible pour plusieurs raisons, parmi lesquelles figurent le manque de plateformes et de fournisseurs cloud d’envergure. Le vieux continent peut se concentrer sur le secteur applicatif, avec différentes start ups, mais du point de vue de la chaîne de valeur, c’est un secteur qui capte très peu de valeur. Si l’on accepte l’hypothèse de la centralité croissante des infrastructures, on peut conclure que les fournisseurs cloud vont en ressortir les plus puissants et aucun n’est en Europe. Cela ne signifie pas qu’aucune application utile ne pourra émerger de l’Europe. Mais contrairement aux promesses, le retard technologique européen ne pourra pas être comblé.

LVSL – En 2013, le Manifeste accélérationniste faisait controverse en prenant à contrepied les positions sociales-démocrates autant que décroissantes en matière de nouvelles technologies, accusées d’être « impuissantes et inefficaces ». Il y avait dans la partie programmatique du Manifeste un passage énigmatique, une invitation à œuvrer pour une « hégémonie sociotechnique de gauche ». Qu’est-ce que cette proposition ?

N. S. – L’hégémonie est le gouvernement par le consentement plutôt que par la coercition. C’est ce qui permet d’inclure les personnes dans un ordre social particulier et de leur faire accepter par différents moyens. Traditionnellement, l’étude de l’hégémonie se concentre sur ses aspects sociaux et discursifs du système, sur l’idéologie et sur tous les systèmes d’incitation qui permettent de convaincre les personnes à demeurer loyales à un système social existant. L’aspect sociotechnique de l’hégémonie concerne au contraire sa dimension matérielle et technique, la manière dont toutes les infrastructures, les outils, les technologies construisent autour de nous un ordre social. Pour donner un exemple très simple : la maison familiale individuelle construit la cellule familiale nucléaire en la naturalisant.

Elle répartit les personnes en petites maisons mono-familiales et les sépare de fait en petits foyers nucléaires. Cela fait partie de l’hégémonie, car l’architecture naturalise le système familial et social. Lorsque Alex Williams et moi invoquions une hégémonie sociotechnique de gauche, c’était pour dire qu’il faut prendre cette infrastructure très au sérieux. Il faut aussi s’intéresser à la conception de ces technologies et à leur déploiement. Tous ces aspects techniques doivent faire partie d’un agenda de gauche, on ne peut pas se limiter à des arguments théoriques ou à de meilleurs programmes de politiques publiques. La gauche doit investir la culture matérielle autant que la sphère des idées. Et cela concerne bien évidemment les nouvelles technologies.

LVSL – En quoi consisterait un agenda émancipateur en matière d’IA ?

N. S. – C’est très difficile de proposer un agenda émancipateur en matière d’IA, telle qu’elle est développée aujourd’hui. Il y a actuellement deux approches dominantes, toutes deux insuffisantes. La première propose de « démocratiser » l’IA en garantissant l’usage à tout le monde : le fait de pouvoir accéder librement à ChatGPT depuis un ordinateur équivaudrait à la démocratisation de ces technologies. Cela n’a évidemment aucun sens du point de vue progressiste, car la propriété et la conception des modèles demeure dans les mains de Microsoft et de OpenAI, qui captent toute la valeur issue de ces systèmes. Le fait que tout le monde puisse y accéder ne change ni le développement des technologies ni les structures de pouvoir desquelles elles sont issues.

L’autre alternative, plus intéressante, est celle du développement en open source de plus petits modèles. La plupart des modèles dits « de fondation » comme GPT4 ou DALL-E [modèles de grande taille de génération de texte ou d’image, qui peuvent être adaptés par la suite à un large éventail de tâches, n.d.r.] sont des modèles propriétaires, au sens où ils sont la propriété des entreprises qui les ont développés. Il existe au contraire d’autres modèles librement accessibles, qui peuvent être librement employés et modifiés. L’architecture des modèles, leurs données d’entraînement, les poids de leurs paramètres, tout est à disposition et utilisable pour quiconque souhaite s’en servir.

Et cela pourrait représenter un vrai changement : les modèles actuels ont coûté des centaines de millions de dollars pour être entraînés. Tant que c’est la seule manière de produire de l’IA de pointe, la recherche publique ne pourra jamais suivre. L’open source montre que l’on pourrait s’en tirer de manière beaucoup plus économique. S’il est possible de ré-entraîner des modèles sur une poignée de processeurs graphiques, s’il est (presque) possible de répliquer ChatGPT pour quelques centaines de dollars, le modèle économique de OpenAI peut être entièrement détruit. L’open source peut en ce sens encore représenter une menace pour le pouvoir de l’industrie technologique.

Le problème, c’est que cet open source dépend à son tour des GAFAM. Dans le domaine de l’IA, il s’appuie sur les gros modèles entraînés par ces entreprises. Une fois qu’ils sont entrainés par les GAFAM, le développement en open source arrive en bout de course pour leur réglage fin [le fine-tuning n.d.r.]. De plus, le travail en open source s’appuie sur les infrastructures possédées par les GAFAM pour entrainer et faire fonctionner ses modèles à l’échelle. Toutes les entreprises qui les développent en open source ont des partenariats avec les GAFAM et continuent d’en être dépendantes. L’open source pourrait permettre de ralentir la concentration de l’IA, mais non de s’autonomiser à l’égard des GAFAM. Difficile de dire, dans les deux cas, quel serait un scénario émancipateur.

LVSL – Ces technologies numériques – et l’IA n’en est qu’un exemple – s’appuient sur la collecte massive de données des utilisateurs, donc sur une forme de surveillance. Plus fondamentalement, elles requièrent une grande quantité de ressources naturelles et énergétiques pour leur fonctionnement. Dans un contexte d’urgence climatique, un agenda technologique de gauche est-il compatible avec le maintien de telles technologies et infrastructures ?

N. S. – Les ressources et l’énergie que l’on peut employer sont évidemment limitées à un temps t. Mais en même temps, le développement technologique peut permettre de repousser ces limites. Notre capacité à employer l’énergie et les ressources de manière soutenable s’améliore, surtout si l’on encourage le développement technologique dans cette direction. Ces limites devraient etre conçues comme fixes à court-terme et variables à long-terme. Un deuxième argument consiste à dire que ce n’est pas parce qu’une technologie exige une quantité importante de ressources qu’il faut automatiquement y renoncer. Les bénéfices d’une infrastructures à haut impact sur l’environnement pourraient consister à limiter l’usage de ressources naturelles dans un autre contexte.

C’est là l’une des questions que devra se poser une société future. Les ressources requises pour le fonctionnement de l’IA valent-elles les bénéfices qu’elle peut fournir ? Je renvoie la question aux générations futures parce que les bienfaits de l’IA vont avant tout les concerner. Il faut évidemment baisser la consommation de ressources naturelles, mais si l’on jugeait raisonnable d’allouer, mettons, 10 % de la consommation énergétique mondiale aux nouvelles technologies, on pourrait alors s’interroger pour savoir si les bénéfices de l’IA sont suffisants pour leur consacrer une part du budget énergétique.

Cette position peut sembler opposée à la plupart des réflexions écosocialistes, mais ce n’est pas mon point de vue. La vraie question – c’est là notre point commun – est de savoir comment on peut acquérir le contrôle collectif sur la direction du développement technologique, comment on peut en contrôler démocratiquement le déploiement et l’usage. Le problème n’est pas celui de la high tech en opposition à la low tech. Il est possible, par exemple, de faire de l’agriculture locale et à petite échelle de manière très high tech.

L’enjeu est à chaque fois de savoir comment choisir les technologies appropriées à un contexte donné et de garantir qu’elles soient efficaces du point de vue des ressources consommées et des objectifs définis collectivement par une société. Dans un monde où l’on essaie simultanément de réduire l’impact environnemental et le temps de travail, il y a toute une série de contraintes complexes qu’il faudra prendre en compte dans l’imagination d’une société future et de ses technologies. L’important est que nous puissions choisir collectivement.

LVSL – Mais de quelles institutions disposons-nous pour décider collectivement sur la culture matérielle et technique ?

N. S. – Les approches dominantes pour gouverner la culture technique sont aujourd’hui celles de la démocratie représentative et de la technocratie. Dans la première des configurations, les politiciens élus lors des élections prennent des décisions en vertu de leur fonction de représentation politique. L’autre approche est celle d’inspiration technocratique, de plus en plus répandue, selon laquelle les experts techniques sont les plus à même d’en gouverner l’usage. Les ingénieurs en machine learning sauraient, en vertu de leurs compétences de calcul, gouverner le développement technique de manière éclairée. Le problème étant qu’ils ne sont pas forcément compétents pour saisir les biais sociaux et économiques de leurs propres systèmes.

Je ne veux pas dire par là que l’expertise technique n’a pas d’importance, le problème n’est d’ailleurs pas là actuellement. Aujourd’hui, les gouvernements laissent les entreprises dicter les grandes lignes de régulation, comme c’est le cas actuellement avec l’IA, ou bien décident de réguler les technologies en faisant fi de toute expertise technique. Les tentatives d’encadrement du chiffrement bout à bout en sont un excellent exemple : les gouvernements cherchent à tout prix à imposer l’insertion de back doors[7], alors que les experts expliquent qu’une porte d’entrée annule tout le principe du chiffrage bout à bout…

LVSL – Il existe cependant de nombreux exemples d’initiatives politiques en matière de culture technique, autant du côté des institutions (conventions citoyennes, autorités indépendantes et de régulation) que du côté des ONG et des mouvements sociaux, où se mélangent expertise technique et savoir-faire politique. Ne peut-on pas s’appuyer sur ce déjà-là pour imaginer les institutions pour gouverner la culture technique ?

N. S. – Je vais devoir botter en touche : je ne sais pas faire du design d’institutions. Je peux donner quelques grands principes qui pourraient guider ce genre d’initiative, mais c’est quelque chose qui va devoir être inventé par-delà le capitalisme. Le problème avec le capitalisme, c’est que tous les problèmes importants sont hors de portée, le changement climatique en premier lieu. Le développement technologique est guidé par des impératifs structurels. On a beau savoir ce qu’il faut faire pour arrêter le changement climatique, le capitalisme ne va pas le permettre.

Peu importe que les PDG eux-mêmes le souhaitent du fond de leur cœur : les actionnaires ne le permettront pas. Il en va de même avec les décisions au sujet du développement technologique : il est porté par la concurrence et par le profit plutôt que par une quelconque réflexion rationnelle.

LVSL – Un raisonnement maximaliste de ce genre ne risque-t-il pas de passer sous silence la pluralité de pratiques qui existent déjà, tant du point de vue de la lutte contre la crise climatique que des pratiques de réappropriation des techniques ?

N. S. – Nous ne sommes évidemment pas dans un moment révolutionnaire. Le mieux que nous puissions faire actuellement est probablement de cultiver ces pratiques et de les institutionnaliser, de sorte à leur garantir une vie par-delà leur immédiateté. C’est ce qu’Alex Williams et moi appelions dans Inventing the Future une « politique anti-localiste » (anti-folk politics). L’idée n’est pas de critiquer le localisme ou l’horizontalisme en soi, mais de rappeler qu’ils sont insuffisants pour soutenir un mouvement sur le long terme.

Chaque mouvement a ses pratiques et ses innovations, mais lorsque l’on refuse de construire des systèmes, comme c’était le cas de Occupy Wall Street en 2009, on risque de perdre tout ce qui a été inventé lorsque la ferveur retombe. J’insiste sur Occupy Wall Street parce que c’était l’un des mouvements les plus importants de la gauche occidentale anglophone de notre siècle et probablement celui où cette limite était la plus flagrante. Mais cela pourrait s’appliquer aux mouvements anti-globalisation des années 2000 et probablement à de nombreux autres mouvements.

LVSL – Vous avez récemment publié un nouveau livre avec Helen Hester, After Work : A History of the Home and the Fight for Free Time, qui revient sur l’histoire des technologies domestiques et la lutte pour la fin du travail.

N. S. – Notre livre part du paradoxe mis en avant par la théoricienne féministe Ruth Schwarz Cowan au sujet du travail domestique. Dans More Work for Mother ?, elle démontrait que malgré la révolution domestique, malgré les lave-linges, les lave-vaisselles, les aspirateurs et tous les autres équipements ménagers, les femmes au foyer accomplissaient toujours autant de travail en 1970 qu’au début des années 1900. La technologie n’a pas beaucoup changé le temps de travail à la maison. La grande question étant : comment est-ce possible ? Dans le livre nous nous intéressons aux structures sociales et matérielles qui continuent de nous faire faire tout ce travail.

Aujourd’hui, il en va de même des objets connectés et tous les gadgets domestiques que nous accumulons dans nos maisons, qui ne font que déplacer la charge de travail domestique qui nous incombe. Je pense fondamentalement que les technologies peuvent nous libérer du travail. Historiquement, elles ont dégagé énormément de temps libre (potentiel). La question est toujours celle de savoir qui contrôle le développement et le déploiement de ces technologies, pourquoi et comment elles ne réduisent pas le temps de travail de production et de reproduction.

LVSL – Et dans le livre, vous mettez en avant un véritable programme politique.

N. S. – Nous essayons de dégager trois grands principes de réorganisation du travail domestique et de ses technologies. Le premier principe est celui de soin communautaire (communal care) : en s’éloignant du modèle de la famille nucléaire comme lieu du soin, on peut mutualiser la charge de travail qui pèse individuellement sur chaque famille. Cela évidemment développer des crèches et des gardes d’enfants publiques, ouvertes sept jours sur sept – et je sais qu’en France c’est un système bien mieux développé que dans nombreux autres pays – ainsi que d’autres efforts pour partager la charge du travail reproductif.

Le second principe est celui du « luxe public » (public luxury), qui consiste à garantir l’accès à des services de luxe, trop chers pour des familles individuelles, mais dont on peut mutualiser les coûts et la dépense énergétique. L’exemple le plus simple est celui d’une piscine : c’est un bien insoutenable de tous points de vue pour une famille individuelle, mais qui peut avoir un sens s’il est partagé. Il en va de même pour les bibliothèques, les ludothèques et tous les espaces récréatifs. Enfin, le troisième principe est celui de la souveraineté temporelle, de prise de décision démocratique en matière de développement de la culture matérielle et technique.

Cela concerne notamment la conception des espaces de vie et de la manière dont ils peuvent permettre la diminution de la charge de travail domestique, mais aussi la constitution d’institutions qui nous permettent de déterminer ce que l’on souhaite faire de notre temps libre.
La plupart de ces initiatives existent déjà, nous proposons de les potentialiser. Souvent, des initiatives locales qui essaiment un peu partout ne se conçoivent pas comme reliées par un projet politique. L’une des manières de leur donner de la force est de leur permettre de se reconnaître dans une lutte plus large. Se battre pour sauver une bibliothèque municipale, est-ce une initiative locale ou une lutte plus large pour garantir le luxe public ? Le nôtre est un travail d’articulation de pratiques, au sens de Ernesto Laclau[8] et c’est ce à quoi nous essayons de participer avec ce livre.

NDLR : parmi les livres traduits en français de Nick Srniček figurent le Manifeste accélérationniste. Accélérer le futur : Post-travail & Post-capitalisme (Cité du design IRDD, 2017) et Capitalisme de plateforme (Lux, 2018).

Notes :

[1] La branche d’intelligence artificielle de Google.

[2] Voir au sujet de OpenAI l’article de Valentin Goujon, « OpenAI, une histoire en trois temps », AOC, 23 mai 2023.

[3] Les dark patterns sont les interfaces conçues pour solliciter les utilisateurs et les faire rester plus longtemps sur un service, par exemple en rendant moins visible les boutons pour refuser les cookies ou la publicité.

[4] La rente est un revenu perçu pour la propriété d’une terre, d’un actif ou d’une infrastructure, en opposition au profit généré par l’exploitation du travail. La proéminence de la rente dans l’économie numérique (brevets, captation de données, contrôle sur les technologies) marquerait ainsi la fin du capitalisme défini par l’exploitation du travail et l’extraction de profit.

[5] Cela correspond au développement de l’économie du web dans les années 1990, porté par Ebay, Google, Amazon, etc.

[6] L’acte américain qui vise à soutenir la production domestique de semi-conducteurs aux États-Unis.

[7] Autrement dit, une « porte dérobée », une clef secrète qui déjoue le chiffrement.

[8] Théoricien néo-marxiste, dont la stratégie politique consiste à articuler différentes luttes, dans une identité politique qui en préserve les singularités.

« L’Équateur est devenu un État failli » – Entretien avec Paola Pabón

Paola Pabon - Le Vent Se Lève
Paola Pabon, préfète équatorienne, représentant la région de Pichincha au salon du chocolat à Paris début novembre 2023.

Un mois avant que les Argentins portent le libertarien Javier Milei au pouvoir, les Équatoriens élisaient le multi-millionnaire Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune dans l’exportation de bananes, partisan de la mise en place de nouvelles mesures d’austérité et de libéralisation. En cela, il s’inscrit dans la continuité des présidences de Lenín Moreno (2017-2021) et de Guillermo Lasso (2021-2023), marquées par une explosion de la pauvreté, des inégalités et de la criminalité, ainsi que par un réalignement sur les États-Unis. Dans plusieurs régions équatoriennes, des bandes armées ont pris la place de l’État. Nous rencontrons Paola Pabón, préfète de la région équatorienne de Pichincha, figure de la « Révolution citoyenne », mouvement politique mené par Rafael Correa qui a gouverné le pays pendant une décennie (2007-2017) avant son tournant néolibéral.

LVSL – Comment expliquez-vous la victoire de Daniel Noboa à l’élection présidentielle équatorienne, malgré son héritage élitaire et son programme néolibéral ?

Paola Pabón – Ce second tour nous offre plusieurs enseignements. Tout d’abord, il est impératif d’élargir la portée de ce que représente la Révolution citoyenne au sein de l’électorat progressiste. Cette démarche est difficile, étant donné que le spectre progressiste semble limité, mais je pense que c’est notre devoir de la mener à bien.

Ensuite, il est essentiel de pouvoir, sans sacrifier le programme et l’idéologie, développer une approche communicationnelle différente pour toucher d’autres segments de la population. C’est l’autre leçon de cette élection. L’influence dominante des réseaux sociaux chez les plus jeunes n’a pas été suffisamment prise en compte – cela peut être un défi pour une organisation centrée sur l’idéologie et le programme.

Revenons sur le contexte, qui reste très difficile. Rappelons que c’est la première élection nationale à laquelle participe la Révolution citoyenne avec son propre parti [NDLR : lors des élections précédentes, les représentants de la Révolution citoyenne, interdits d’avoir une représentation propre, n’ont pu concourir qu’en s’alliant à des partis autorisés]. Après sept ans d’interdiction politique, nous avons réussi à rétablir notre organisation, ce qui n’est pas négligeable : cela a exigé des efforts considérables pour asseoir la marque, rendre claire l’assimilation du mouvement à la Révolution citoyenne et permettre aux gens de nous identifier.

Malgré cela, plusieurs problèmes structurels sont demeurés – qui tendent malheureusement à devenir intrinsèques au pays -, qui nuisent à l’image de notre organisation politique, de notre proposition et de nos dirigeants. Je fais allusion au rôle de la justice, aux organismes de contrôle et aux médias. La machine médiatique, vent debout contre notre projet, notre message et nos dirigeants, crée un plafond de verre pour la Révolution citoyenne. Pour la population, il devient ardu de discerner le vrai du faux au milieu de tant d’accusations, de procédures judiciaires et de fausses nouvelles.

Cette campagne est exceptionnelle : un attentat contre la vie d’un candidat a été perpétré, et de manière opportuniste, on a cherché à lier cet acte terrible à notre cause ! Nous regrettons que certains cherchent à souiller les institutions démocratiques avec le sang de cet assassinat [NDLR : il s’agit de Fernando Villavicencio, assassiné dans les circonstances les plus troubles, avec notamment une violation du protocole de sécurité par ses gardes du corps. Quelques jours plus tard, huit des personnes impliquées dans cet assassinat devaient être massacrées en prison. Lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet pour davantage de détails]. Cela a sans aucun doute eu un impact significatif sur notre offre politique et sur notre candidate Luisa González. Ces éléments minent la confiance d’un secteur actuellement indécis – celui qui ne croit plus en l’État, en la démocratie, en l’institutionnalité, et ne pense pas que le processus électoral puisse changer sa vie.

« À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. »

Que l’on parle du bloc médiatique, de la saturation des réseaux sociaux par les fausses nouvelles ou de la construction d’un récit « anti-corréiste », ce sont des problèmes structurels. Il est important de noter que cet « anti-corréisme » ne repose sur aucune proposition politique : c’est un discours purement oppositionnel. Cette combinaison de facteurs nous laisse malheureusement à quatre points de remporter l’élection présidentielle. Bien que cela constitue une défaite, il faut reconnaître l’importance des résultats électoraux : plus de quatre millions d’Équatoriens ont voté en faveur de la Révolution citoyenne.

LVSL – Ce contexte remonte à la présidence de Lenín Moreno (2017-2021), durant laquelle de nombreux procès ont été intentés contre d’ex-responsables de la « Révolution citoyenne ». Vous-mêmes en avez été victime [NDLR : nous avions déjà interrogé Paola Pabón dans le cadre d’un reportage effectué à Quito en février 2021 ; bien qu’élue, elle avait été placée en situation de liberté conditionnelle]. Depuis l’élection de Guillermo Lasso en 2021, les choses ont-elles changé ?

PP – Ces problèmes structurels sont demeurés au cours des deux années de présidence de Guillermo Lasso. Toutes les entités de contrôle sont des organes dépendantes de l’État. Elles demeurent les actrices de l’offre politique, continuant à jouer le jeu politique de ceux qui maintiennent l’hégémonie et le pouvoir actuellement en place. Par conséquent, la justice représente actuellement une menace pour nous, alors que dans d’autres pays elle est garante de paix et de démocratie. Nous sommes constamment soumis à des examens spéciaux de la Contraloría, et des enquêtes spéciales au ministère Public sont fréquentes, agissant comme un rappel constant de la présence de la justice.

Si l’on entre dans les détails, la situation devient encore plus préoccupante. Des accusations récentes ont été dirigées contre le gouvernement du président Lasso, liés à la mort de nombreuses personnes sur laquelle lumière n’a pas été faite. Elles n’ont pas reçu de réponse satisfaisante de la part de la justice. La mort du dernier candidat à la présidence Fernando Villavicencio n’a pas été élucidée. Ce que je vais vous dire pourra vous sembler incroyable : huit des personnes arrêtées dans l’affaire de la mort de Fernando Villavicencio ont été assassinées en l’espace de deux jours. Cela s’est produit alors qu’on aurait dû les protéger et prendre soin d’elles, car leur vie était cruciale pour résoudre l’affaire.

LVSL – Durant la campagne présidentielle, un référendum a eu lieu quant à l’extraction pétrolière dans la zone de Yasuní, qui a divisée la gauche équatorienne. La gauche héritière de la « Révolution citoyenne », représentée par Luisa Gonzáles, s’est prononcée en faveur de l’extraction, tandis que les votants s’y sont opposés. Daniel Noboa, de manière contre-intuitive, s’est également dit opposé à l’exploitation. Pensez-vous que cela peut constituer un facteur explicatif des résultats électoraux ?

PP – Je pense que d’autres raisons sont en jeu. Cette décision, récemment prise, suscite des préoccupations pour qui veut gouverner le pays. Dans mon cas, à une échelle plus restreinte, j’ai discuté avec plusieurs gouvernements municipaux et paroissiaux d’Amazonie. Très modestes, ils sont inquiets car ils ne bénéficient pas d’une éducation et d’un système de santé de qualité, et ont besoin de ressources pour les financer.

Plus de 70 % du réseau routier national est actuellement en état déplorable, et nous faisons face à des pannes récurrentes de courant en raison du manque d’accès à l’électricité. Il y a également une crise croissante en matière de sécurité. Or, ceux qui sont au pouvoir savent que des ressources sont nécessaires pour investir dans le secteur public et élaborer des politiques publiques.

Cependant, la population a pris une décision courageuse : celle de choisir une voie de développement alternative, malgré ces difficultés. Dans un pays où la pauvreté est massive, opter pour ce nouveau modèle représente un changement de paradigme. Cela implique une co-responsabilité mondiale. Dans ma région, Pichincha, il y a eu des avancées significatives, parvenant à faire déclarer la zone de la biosphère du Chocó Andino par l’UNESCO, et refusant l’extraction minière dans la région actuelle, optant ainsi pour un modèle différent.

Cela représente une responsabilité immense. Ce que vous voyez ici aujourd’hui au Salon du Chocolat de Paris [où l’entretien a été réalisé début novembre, Paola Pabón représentant la région de Pichincha NDLR] témoigne de cette démarche. Dire non à l’exploitation minière est une chose, mais quelles sont les alternatives pour que ces économies puissent perdurer ? La décision de laisser le pétrole sous terre ne se résume pas uniquement à calculer combien de barils de pétrole n’ont pas été vendus, ni à évaluer simplement la perte de ces ressources pour le budget de l’État. Cela concerne également l’économie locale, qui fournit des services liés à l’exploitation minière et pétrolière, comme le transport et l’alimentation, qui pourrait également en faire les frais. C’est une décision courageuse qui doit être assumée avec responsabilité. Nous devons respecter la démocratie, mais il est temps, et nous espérons que le président Noboa, qui a soutenu cette proposition de manière discrète et ambigüe durant la campagne électorale, l’assumera avec responsabilité.

LVSL – Vous évoquez la situation sécuritaire du pays. Les chiffres témoignent d’une dégradation alarmante en la matière [NDLR : pays sûr durant des années, l’Équateur a rejoint le top 10 des pays marqués par la plus forte criminalité]. Comment l’expliquez-vous ?

PP – À l’heure actuelle, l’Équateur est confronté à une défaillance de l’État. C’est devenu un État failli. C’est une déclaration difficile, mais elle reflète la situation actuelle du pays. Cette dégradation découle d’une raison relativement simple : l’absence de l’État pendant sept ans de gouvernance néolibérale. L’État a laissé l’éducation en suspens, n’a pas résolu les problèmes de santé ni investi dans la sécurité. En disparaissant des territoires, il a créé un vide qui n’a pas été comblé par le marché, comme le pensaient les dirigeants de l’époque. En lieu et place de cela, c’est le crime organisé qui l’a occupé.

Nous avions été témoins de l’activité du crime organisé à proximité, en Amérique centrale et en Colombie, mais l’Équateur était relativement à l’écart de cette réalité. À l’heure actuelle, je peux affirmer avec beaucoup de tristesse que nous avons enregistré 6.044 décès dus à des actes de violence. Ce chiffre augmentera pour atteindre probablement plus de 7.000 Équatoriens d’ici la fin de l’année. Ce qui est particulièrement douloureux, c’est que parmi ces 6.000 décès, 80% concernent des Équatoriens de moins de trente ans. Le crime organisé est en train de détruire notre pays, notre jeunesse et l’avenir de la nation.

À l’heure actuelle, certaines provinces sont entièrement sous le contrôle du trafic de drogue. Elles se transforment en zones sans loi, dépourvues de présence des forces de l’ordre, du gouvernement national et des autorités locales. On en sait très peu en raison du blocage médiatique effectué par la presse équatorienne.

Pourquoi ce déclin a-t-il été si rapide ? Parce que le crime organisé a comblé le vide laissé par l’État dans le fonctionnement du système. Il a financé le système judiciaire et le système politique, et en ce moment il s’approprie les territoires. À présent, nous payons cela avec des larmes et du sang.

LVSL – Quelle est la raison de votre présence au salon du chocolat de Paris ?

PP – Si vous parcourez les sites, vous verrez ce sont des entités nationales qui sont principalement représentées. Dans le cas équatorien, la seule entité représentée lors de cet événement crucial pour le cacao et le chocolat est la région de Pichincha.

Nous sommes venus avec dix-huit producteurs de cacao et de chocolat de notre province. Actuellement, nous faisons face à un défi singulier. Le 20 août, de manière démocratique et souveraine, la zone du Chocó Andino a rejeté l’exploitation minière, ce qui requiert maintenant la mise en place d’un modèle de développement économique durable. Cela implique des coûts substantiels. Il est impératif que les petits producteurs aient accès à des installations de transformation des matières premières. Ainsi, il est inexact de considérer que cela ne crée pas de valeur ajoutée. Un exemple concret de cette valeur ajoutée réside dans le chocolat, fabriqué localement dans la région du Chocó Andino.

Dans cette région, nous avons des réussites notables en termes de valeur ajoutée, notamment dans la production de chocolat, la mise en place d’un centre de valorisation pour le café, et un autre centre pour la canne à sucre. L’objectif sous-jacent est d’établir des connexions entre les producteurs locaux et les consommateurs en Europe qui apprécient notre chocolat et notre cacao. Cette initiative dépasse la simple sphère du chocolat, visant à ancrer ces produits sur le marché local. Tel est l’objectif de notre visite et de notre participation au Salon du Chocolat.

LVSL – Que fut le bilan de la « Révolution citoyenne » sur les conditions de travail des producteurs de cacao et de chocolat ?

PP – Nous serons toujours du côté des personnes qui en ont le plus besoin. Quelle est notre logique de travail ? Premièrement, encourager l’associativité. Ensuite, la formation, l’assistance technique et la commercialisation sont les trois axes sur lesquels nous avons travaillé au cours de ces quatre dernières années, suivant en quelque sorte l’héritage de la politique d’économie populaire et solidaire du gouvernement de la Révolution citoyenne.

Obligations indexées sur l’inflation : quand l’Etat se lie les mains par des menottes en or

Le ministère de l’économie et des finances à Bercy. © Fred Romero

Un titre de dette sur dix est rémunéré en fonction de l’inflation. Avec le retour de celle-ci, la facture grimpe : déjà 15 milliards d’euros en 2022. Loin d’être un enjeu purement technique, la question de ces titres mérite d’être mise à l’agenda et discutée dans le débat public compte tenu de leurs coûts pour les finances publiques et des risques spécifiques qu’elles présentent. Alors que l’inflation risque de durer et que les politiques monétaires des banques centrales renchérissent les emprunts, il est urgent de mettre fin à l’émission de ces titres.

15 milliards d’euros. Il s’agit du surcoût en 2022 de la charge de la dette résultant de la décision du gouvernement d’indexer une part des obligations souveraines sur l’inflation. Cette dernière ayant fortement augmenté à partir du printemps 2022, les intérêts de la dette qui y étaient indexés ont également bondi. Une sacrée facture qui représente plus d’un an de budget du ministère de la Justice.

Pour se financer, un État dispose schématiquement de trois options : le recours à la création monétaire par la Banque centrale, la hausse des impôts ou le recours à l’endettement sur les marchés financiers. Néanmoins, en zone euro, la création monétaire pour financer des dépenses publiques par la BCE (ou une banque centrale nationale) est prohibée par l’article 123 du Traité sur le fonctionnement de l’UE. Le principe d’indépendance de la BCE vis-à-vis du pouvoir politique est la matérialisation de ce principe structurant du droit de l’Union européenne. Le recours aux hausses d’impôts est lui souvent écarté, au nom de l’incitation au travail et du pouvoir d’achat des ménages. L’unique option restante est alors l’endettement, en émettant des titres sur les marchés financiers dont la maturité peut aller de 2 à 50 ans.

Depuis la libéralisation des marchés financiers entamée dans les années 1980, les États ont eu de plus en plus recours à ce mode de financement. Pour lever des fonds sur les marchés financiers, la France dispose d’une institution autonome appelée « Agence française du Trésor » (AFT). Celle-ci a pour mission principale d’emprunter au nom et pour le compte de l’Etat français en émettant des obligations assimilables aux trésor (OAT) achetées par de multiples créanciers (banques, fonds de pension, compagnies d’assurance, États étrangers, particuliers…) pour une certaine durée, appelée maturité de l’obligation, et en échange d’une contrepartie financière annuelle, appelée coupon de l’obligation. 

L’objectif des OATi est de protéger les créanciers de l’Etat de potentielles pertes suite à l’inflation.

Les obligations souveraines indexées sur l’inflation (OATI), qui sont une forme d’OAT, ont une spécificité notable : le taux d’intérêt versé par l’Etat à ses créanciers, ainsi que le principal de l’obligation (montant apporté par le créancier) vont augmenter proportionnellement au taux d’inflation. Si, par exemple, le taux d’inflation augmente de 6% alors le principal de l’obligation et le taux d’intérêt versé vont également s’accroître de 6% et inversement si l’inflation reflue.

A première vue, un titre de ce type est une bizarrerie : l’inflation permet en effet de rogner le rendement des créanciers, étant donné que la valeur réelle d’une obligation classique est dépréciée par la hausse des prix. L’objectif des OATi est donc de protéger les créanciers de l’Etat de potentielles pertes suite à l’inflation. Un mécanisme profitable pour les investisseurs donc, mais coûteux pour l’Etat. Dès lors, pourquoi avoir créé un tel système ?

Pourquoi protéger les investisseurs contre l’inflation ?

Les premières OATi ont été émises au Royaume Uni sous l’ère Thatcher, avant d’essaimer dans d’autres pays de l’OCDE (en 1998 pour la France). Au départ, Thatcher s’était opposée à l’émission d’OATi par crainte que les syndicats demandent aussi une telle indexation pour les salaires. Hostiles aux revendications sociales, elle justifiait ce refus par le fait que l’indexation des salaires sur l’inflation entraînait une spirale auto-entretenue de hausse des salaires et des prix, appelée « boucle prix-salaires ». Au nom de la compétitivité-prix, il fallait donc désindexer les salaires afin de casser cette spirale. En France, cette décision fut prise en 1983, dans le cadre du « tournant de la rigueur » pris par le gouvernement socialiste de François Mitterrand

Pour justifier d’accorder aux investisseurs ce que les libéraux refusent aux salariés, à savoir la protection de leurs revenus, les promoteurs des OATi mettent en avant un argument contre-intuitif : cette indexation permettrait de faire baisser le coût de la dette !

Pour justifier d’accorder aux investisseurs ce que les libéraux refusent aux salariés, à savoir la protection de leurs revenus, les promoteurs des OATi mettent en avant un argument contre-intuitif : cette indexation permettrait en réalité de faire baisser le coût de la dette ! Un rapport d’information de l’Assemblée nationale sur cette question évoque ainsi le fait que l’émission de ce type de dette permettrait à l’Etat de bénéficier d’une prime de risque réduite et donc de taux d’intérêt plus bas. En effet, en protégeant les créanciers de l’inflation, ces derniers devraient exiger un taux d’intérêt plus bas que pour les OAT non indexées. Sans cette indexation, il y aurait un risque que les créanciers de l’Etat augmentent le taux d’intérêt et la prime de risque exigés pour prêter à l’État, de crainte que l’inflation ne rogne leur rendement financier sur ces titres.

Qu’en est-il concrètement ? D’après les chiffres de l’AFT, le coupon d’une OATi est autour de 0,10 % tandis que celui d’une OAT non indexée oscille actuellement autour de 3 %. Cette différence de deux à trois points est notable compte tenu du fait qu’une hausse du taux d’emprunt de l’Etat de 1 % (sur un certain nombre d’OAT émises) augmente la charge de la dette de 17 milliards d’euros. Il faut toutefois faire preuve de précaution : cet argument n’est pertinent que si la baisse du taux d’intérêt par les créanciers (taux OAT – taux OATI) induit un gain financier supérieur au coût de l’indexation pour l’Etat. Or, alors qu’elles ne représentent que 10 % des obligations, les OATi ont déjà coûté 15 milliards de plus en 2022 !

Les paradoxes de la dette publique

Par ailleurs, paradoxalement, le taux d’intérêt exigé par les créanciers pour acquérir les OAT françaises non indexées est inférieur au taux d’inflation constaté en France ou en zone euro. Depuis le début de l’année 2023, le taux des OAT sur 10 ans oscille entre 2,45% et 3,24%, alors même que le taux d’inflation annuel en septembre 2023 est de 4,9%. Le même phénomène s’observe aussi sur les OAT émises pour 2 ou 5 ans. Une telle situation est déconcertante : en prêtant à un taux inférieur à celui de l’inflation, les investisseurs récupèrent moins que leur mise de départ !

Pourquoi les créanciers de l’Etat acceptent-ils de perdre de l’argent ? Trois grilles de lecture complémentaires sont envisageables. D’abord, étant donné que les obligations souveraines sont des titres fiables, elles peuvent servir de collatéral aux créanciers de l’État pour réaliser des paris plus risqués et plus rentables sur les marchés financiers. Ensuite, compte tenu de l’obligation légale imposée par les accords de Bâle pour les banques de détenir des actifs sûrs afin de prévenir le risque de crise systémique, ces dernières sont contraintes d’acquérir ce type de titres pour respecter la loi. Enfin, cela pourrait s’expliquer par la volonté des investisseurs de suivre la progression du taux de refinancement de la Banque centrale européenne, qui s’établit aujourd’hui à 4,5%. Un taux supérieur à 4,5% serait supérieur au taux demandé par les autres offreurs de capitaux et pourrait ainsi ne pas trouver preneur.

Ainsi, les investisseurs n’ont pas de mal à accepter de petites pertes sur les obligations d’Etat, tant celles-ci leur apportent un placement sécurisé qui vient utilement compenser les paris très risqués menés sur les marchés financiers. Dès lors, protéger les créanciers de l’inflation apparaît discutable. Mais les défenseurs des OATi ont également d’autres arguments pour défendre cette création étrange.

Des arguments douteux en faveur des OATi

Selon eux, l’indexation des OAT sur l’inflation permet aussi de renvoyer aux marchés financiers et aux autres agents économiques un signal de crédibilité supplémentaire de la politique monétaire de la BCE dans sa lutte contre les pressions inflationnistes. En effet, avec les OATi, l’Etat se lie les mains par des menottes en or : si l’inflation n’est pas stabilisée par la banque centrale, le coût de la dette augmentant aussi pour l’Etat, ce dernier en pâtirait également. Dès lors, l’Etat a tout intérêt à se montrer sérieux et à éviter une envolée de l’inflation. En clair, l’indexation crédibiliserait l’engagement de l’Etat en faveur de la stabilité des prix et indiquerait la confiance qu’il a en la banque centrale pour parvenir à cet objectif. Il est néanmoins surprenant que la France invoque cet argument. En effet, au sein de la zone euro, la banque centrale est unique, décentralisée et indépendante. Dès lors que la BCE a une compétence légale exclusive pour garantir la stabilité des prix au sein de la zone euro, pourquoi l’Etat français aurait-il besoin de renvoyer un signal de crédibilité supplémentaire ?

Avec les OATi, l’Etat se lie les mains par des menottes en or.

Dans la même lignée, l’émission d’OATi peut être un indicateur de l’état d’ancrage des anticipations d’inflation. En effet, en comparant le taux des OAT avec celui des OATi, il est possible d’en inférer – de façon plus ou moins précise – la trajectoire d’inflation anticipée par les marchés financiers. Si la prime de risque est élevée, il est possible d’en déduire que les investisseurs anticipent une future augmentation de l’inflation. Cet indicateur peut être utilisé par la BCE en vue d’améliorer l’efficacité de sa politique monétaire en faveur de la stabilité des prix. 

En outre, les OATi peuvent théoriquement permettre à des pays disposant de fondamentaux économiques fragiles – inflation galopante et volatile, faibles perspectives de croissance et balance des transactions courantes déficitaires – de se financer sur les marchés financiers. En effet, ces multiples fragilités économiques peuvent décourager les marchés financiers à prêter à ces États, ce qui entraverait leur développement. Les promoteurs d’OATi débute d’ailleurs en Amérique latine dans les années 1950-1960, le Chili et le Brésil faisant partie des premiers pays à émettre ce type de dette. Si cela leur a certes permis de lever des fonds, ces pays ont ensuite connu de graves crises de la dette dont certains Etats, comme l’Argentine, ne se sont toujours pas remis.

La fin des taux zéro

Cette petite étude des arguments en faveur de l’indexation des obligations d’Etat sur l’inflation montre donc que ceux-ci sont assez contestables. Qu’en est-il maintenant concrètement pour les finances publiques françaises ? Comme indiqué précédemment, ces OATi ont représenté un surcoût considérable de 15 milliards d’euros l’an dernier, sur un total d’intérêts qui s’élevait en 2022 à 53,2 milliards d’euros, soit deux fois le montant consacré à la recherche et à l’enseignement supérieur. Qui plus est, la charge de la dette n’est pas prête de s’amoindrir dans les années à venir. Elle devrait atteindre 52,2 milliards en 2024 et même 71 milliards en 2027 selon les estimations du dernier projet de loi de finances. 

Deux explications de la hausse de la charge de la dette peuvent être mises en exergue. D’abord, la hausse du montant de l’emprunt public sur les marchés financiers. Mécaniquement, quand la quantité d’argent empruntée augmente, la charge de la dette augmente aussi mais pas toujours proportionnellement. Or, en 2024, la France va emprunter un montant inédit de 285 milliards d’euros. Une autre raison, non moins importante, réside dans la mise en œuvre d’un resserrement monétaire progressif et continu par la BCE. La décennie de taux bas est révolue : alors que le taux de refinancement de la BCE était de 1 % en mai 2009 et frôlait le zéro entre 2013 et 2022, il est fortement remonté depuis un an et demi et est fixé à 4,5 % depuis le 20 septembre 2023. Concomitamment, la BCE a également mis fin à son programme de rachats d’actifs (quantitative easing) qui consistait à faire l’acquisition, en quantité abondante, d’obligations souveraines et d’entreprises détenues par les banques commerciales afin qu’elles prêtent à taux bas aux agents économiques et ainsi qu’elles relancent la consommation et l’investissement. Cette politique avait permis à la BCE de garantir des taux d’intérêt à long terme bas, propices à l’emprunt public. 

La politique monétaire ultra accommodante – conventionnelle comme non conventionnelle – ayant pris fin, les taux auxquels empruntent les États (charge de la dette et prime de risque) sur le marché augmentent et même convergent vers le taux de refinancement de la BCE, ce qui renchérit le coût de la dette pour les États. Cette hausse des taux d’intérêt pourrait être d’autant plus nuisible que le spread gréco-allemand (différentiel de taux d’emprunt entre deux pays) se creuse et avoisine les 3 points de pourcentage. Ce creusement n’est pas à prendre à la légère dans la mesure où, s’il devient trop important, l’Etat grec deviendrait inapte à se financer sur les marchés financiers, faisant ainsi resurgir le spectre de la crise des dettes souveraines. En effet, lorsqu’un État membre de la zone euro perd l’accès aux marchés financiers, il ne peut plus financer ses dépenses de fonctionnement comme la paie des fonctionnaires et ses investissements que par les impôts, ce qui est souvent insuffisant.

S’adapter à une inflation qui risque de durer

Alors que les emprunts sur les marchés financiers deviennent de plus en plus coûteux et menacent d’entraîner une nouvelle crise des dettes souveraines, l’inflation apporte une aide bienvenue pour réduire la dette publique. En effet, si la dette publique française continue certes à s’accroître en valeur nominale et a récemment dépassé la barre symbolique des 3000 milliards d’euros, l’inflation érode la valeur réelle de ce montant et augmente mécaniquement le PIB en valeur, d’où un ratio dette sur PIB qui a baissé depuis deux ans. Or, indexer les OAT sur l’inflation neutralise cet avantage. 

Certes, cette diminution de l’endettement public grâce à l’inflation est à nuancer. Une hausse de l’inflation peut en effet induire une hausse de la charge de la dette exigée par les investisseurs de peur de voir leur rendement rogné, comme expliqué précédemment, et conduire la BCE à augmenter ses taux d’intérêt nominaux, ce qui impacte directement le taux d’intérêt réel exigé pour prêter à un État. A ce titre, la stratégie d’augmentation des taux conduite depuis début 2022 par la BCE (4,5%) est assez critiquable, dans la mesure où l’inflation des années 2020 est principalement d’origine énergétique et alimentaire. L’inflation actuelle ne résulte pas d’une surchauffe de l’économie, c’est-à-dire d’une hausse de la demande globale, mais plutôt de facteurs externes (conflit en Ukraine, effets de catastrophes climatiques sur les récoltes…), d’une hausse des salaires et surtout, pour près de la moitié, de la spéculation pratiquée par les grandes entreprises.

D’ailleurs, malgré la brutale hausse des taux des banques centrales, l’inflation se résorbe peu. S’il est toujours compliqué de faire des pronostics sur l’évolution d’un tel indicateur, le retour à une inflation à 1 ou 2 % semble peu probable. Sur le front de l’énergie, la politique de prix hauts actuellement poursuivie par le cartel de pays producteurs d’hydrocarbures réunis au sein de l’OPEP+ va continuer de peser sur tout le reste de l’économie. Par ailleurs, s’émanciper de ces énergies requiert des investissements considérables dans la transition écologique, qui entraîne elle-même une compétition croissante autour de certaines ressources comme le lithium. Un phénomène qualifié de « greenflation » par la BCE. D’autre part, la multiplication des phénomènes climatiques extrêmes va mécaniquement détruire certaines productions, entraînant une raréfaction de certaines ressources qui va peser sur les prix. On parle ici de « climateflation ».

Plutôt que d’envoyer des signaux aux investisseurs sur une soi-disant confiance en la banque centrale pour contenir l’inflation, les Etats feraient donc mieux d’intégrer au plus vite le fait que l’inflation risque de durer et que la nouvelle conjoncture monétaire aura des conséquences lourdes sur la charge de la dette. Dans ce contexte, et alors que les investissements à réaliser pour la transition écologique sont massifs, la protection des investisseurs contre l’inflation paraît bien trop coûteuse pour la France. On notera d’ailleurs que l’identité des créanciers de la France est inconnue, le Code de commerce autorisant que celle-ci ne soit pas révélée, ce qui pose de vrais enjeux de transparence. Au lieu de protéger ces détenteurs anonymes, il semble que l’argent public serait mieux employé à rebâtir les services publics. Dans leur rapport sur les OATi à l’Assemblée nationale, les députés de la commission des finances ont en tout cas tranché et demandent un « objectif législatif d’extinction, à terme, du programme d’indexation. » Une recommandation à appliquer urgemment.

En Argentine, un vote défensif et sans illusions

Sergio Massa - Le Vent Se Lève
L’actuel ministre de l’économie et candidat à la présidence argentine Sergio Massa © Juanita Nicole

En Argentine, après quatre ans de présidence de centre-gauche, Sergio Massa, le candidat du parti au pouvoir, prône des mesures d’austérité et plaide pour un virage libéral. Si son programme ne suffisait pas, son parcours sinueux (Massa avait soutenu le président néolibéral Mauricio Macri à ses débuts) et sa proximité avec l’ambassadeur des États-Unis attestent du tournant qu’il souhaite prendre. Il fait face à Javier Milei, porteur d’un agenda libertarien. Que son programme soit fantaisiste et imprécis ne l’a pas empêché de recevoir le soutien de nombreuses personnalités de premier plan, dont celle de Mauricio Macri. Au second tour des élections, c’est sur un vote utile et défensif que la gauche se fédère. Par Claudio Katz, professeur d’économie à l’Université de Buenos Aires, traduction Victor Carmé [1].

Les résultats surprenants du premier tour des élections générales en Argentine (le 22 octobre) ont eu des répercussions non négligeables sur les stratégies des classes dirigeantes. La remontée du candidat pro-gouvernemental Sergio Massa, la stagnation du libertarien Javier Milei et l’effondrement de la candidate conservatrice Patricia Bullrich (à la tête de la coalition Juntos por el Cambio) ont entravé les plans des élites visant à l’affaiblissement des syndicats, la destruction des mouvements sociaux et la criminalisation des manifestations.

Face à ces menaces, le parti au pouvoir a adopté une position défensive, incarnant la résistance démocratique face à la réhabilitation de la dictature, la justification du terrorisme d’État et le dénigrement du mouvement féministe. Au travers de leurs votes, les électeurs ont exprimé leur détermination à sauvegarder les retraites et l’éducation publique et faire obstacle à toute réduction drastique des salaires.

Une vague de suffrages a ébranlé la confiance de la droite dans son accession imminente au pouvoir. La même résistance observée auparavant en Espagne, au Chili, au Brésil et en Colombie se matérialise aujourd’hui en Argentine. La mémoire collective s’est réveillée, la sonnette d’alarme a retenti, et les inquiétudes de la société face à la menace que représente Javier Milei a soudainement refait surface.

Une grande partie de la population a su percevoir ce danger – même si l’alternative repose sur un gouvernement plus timide encore que celui d’Alberto Fernández et de Cristina Fernández de Kirchner (dont Sergio Massa est le ministre de l’économie) sur le plan social. Une part significative de la population a gardé en tête qu’un candidat de droite accentuerait les problèmes économiques en y ajoutant le fléau de la répression. Suite à la débacle des élections primaires, le « péronisme » a su reconquérir ses électeurs au soir du permier tour, le 22 octobre dernier, notamment grâce à la victoire éclatante dont l’étoile montante de la gauche du péronisme, Axel Kicillof, a remportée dans la province de Buenos Aires.

[NDLR : le « péronisme » est la doctrine officielle du parti au pouvoir, supposément inspiré par l’action du président Juan Domingo Perón (1946-1955, 1973-1974), caractérisée par de nombreuses avancées en faveur des classes populaires et une diplomatie non alignée sur les États-Unis. À lintérieur de la mouvance « péroniste » cohabitent en réalité des factions que tout opposent, d’une gauche socialisante à une droite en faveur des réformes du FMI].

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili ou de Juan Guaidó au Venezuela

La montée en puissance de Javier Milei parmi les jeunes (en particulier les jeunes hommes) a été pour le moment contenue. Bien qu’il ait réalisé une performance élevée au sein des secteurs les moins politisés, l’impertinence et les interventions erratiques du candidat libertarien ont perdu de leur charme dans les secteurs influencés par le militantisme populaire.

Désarroi de la droite

Lors du vote du premier tour, Sergio Massa a joui d’un score étonnamment élevé et les électeurs ont finalement décidé de sanctionner la droite. Les analystes médiatiques n’ont pas manqué de faire part de leur surprise, et de leur mécontentement – interprétant ces résultats comme la confirmation définitive que l’Argentine est « un pays de merde », pour reprendre l’expression vulgaire formulée précédemment par l’un d’entre eux. De telles attaques ont en réalité pu renforcer le parti au pouvoir, et conduire les masses populaires à défendre une fierté nationale attaquée.

Selon les journalistes de La Nación, la défaite de la droite est imputable à la manipulation « populiste » organisée par le leader de gauche Axel Kicillof dans l’agglomération de Buenos Aires, qu’ils opposent à la « liberté civique » observée dans la capitale. En réalité, des loyautés de longue date perdurent dans les deux districts, déterminées par des intérêts sociaux – loin vertus civiques attribuées à la classe moyenne et à l’ignorance prêtée aux classes populaires.

Les plus libéraux ont également prétendu que le parti au pouvoir avait remporté ce premier tour grâce aux ressources de l’appareil d’État. Ils oublient cependant que lors des élections précédentes, ces mécanismes ont abouti à des résultats opposés. La même incohérence se manifeste dans l’analyse des résultats des candidats : ils attribuent le triomphe de Massa à son talent de manipulateur, oubliant que, malgré ces mêmes artifices, ce vétéran de la politique a essuyé d’innombrables échecs.

Les représentants de l’establishment sont perplexes face aux résultats du 22 octobre. Leurs analyses ne prennent pas en considération un élément fondamental : l’émergence d’une réaction démocratique face à la menace réactionnaire. Au lieu de cela, ils préfèrent plutôt constater lucidement que les électeurs ont rejeté les attaques contre leurs droits sociaux – et disqualifier une telle réaction, en raison de la nécessité d’une politique d’ajustement.

Une grande partie de l’électorat résiste à l’aggravation de sa condition sociale. La population argentine est habituée, depuis de nombreuses années, à devoir faire face à des taux d’inflation élevés, mais elle n’accepte pas de devoir se résigner à tolérer de nouvelles difficultés liées à une récession. Entre se confronter à l’adversité et risquer de perdre leur emploi, ils optent pour la première solution. Le choix de faire face à l’adversité s’est façonné à travers les enseignements tirés des gouvernements de droite, lesquels ont la tendance à cumuler tous les fléaux. Si Massa est synonyme d’inflation, Milei et Bullrich aggraveraient la situation. Ainsi, une grande partie de la population a opté pour un mal connu, face à la perspective de répéter les difficultés rencontrées sous les gouvernements de Carlos Menem, Fernando De la Rúa et bien sûr Mauricio Macri.

Sergio Massa entretient des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne

Une autre explication commune du résultat des élections réside dans le fait que le parti au pouvoir a profité de la division de l’opposition. Mais cette évidence nexplique pas pour autant les raisons de cette fracture. Elle ne tient pas compte du fait que l’aile droite a elle-même favorisé sa propre division en désignant Javier Milei comme le promoteur des politiques d’ajustement. Elle a créé un monstre qui a pris son essor et a fini par enterrer Patricia Bullrich, candidate libérale plus modérée. Les porte-parole du pouvoir oublient également que cette division n’est pas un choix délibéré, mais le résultat de la déception générée par Mauricio Macri. Cette déception a conduit l’électorat à chercher un sauveur en-dehors de la « caste » politique. La scission au sein de l’opposition est davantage causée par des tensions internes que par une volonté émanant du parti au pouvoir.

On observe en Argentine une réaction similaire à celle qui a conduit à la défaite de Jair Bolsonaro au Brésil, de Fernando Camacho en Bolivie, de Donald Trump aux États-Unis, d’Antonio Kast au Chili, de Juan Guaidó au Venezuela et de Rodolfo Hernández en Colombie. Le recul de l’extrême droite n’est pas une particularité nationale. Mais ce facteur est totalement négligé par les commentateurs médiatiques…

Le profil de Massa

Le vainqueur des élections est à la tête de l’aile conservatrice du parti au pouvoir, qui promeut des idées très différentes de celles du « kirchnerisme ». Après l’élection, il s’est notamment présenté seul lors de son allocation télévisée, soulignant ainsi son nouveau statut de leader. Il a annoncé la « fin de la division » et a réaffirmé son désir de gouverner avec le soutien de l’opposition de droite. Il met en avant les valeurs traditionnelles, rassure l’establishment et évite toute allusion à Cristina Kirchner, sujette à un procès – à l’inverse du gouverneur réélu de la province de Buenos Aires, Axel Kicillof.

Toute sa trajectoire confirme cette tendance. Il a tout d’abord rompu avec le « kirchnérisme » pour converger avec la droite, puis a soutenu Mauricio Macri ses débuts. Par la suite, il a donné son aval à la politique autoritaire du ministre de la sécurité de Buenos Aires, Sergio Berni, et à fermé les yeux sur les répressions de son collègue Gerardo Morales dans la province de Jujuy. Il entretient également des relations étroites avec l’ambassade des États-Unis et fait l’éloge de l’opposition vénézuélienne. Enfin, lors du débat présidentiel, il s’est distingué en soutenant sans faille les crimes commis par Israël contre la population palestinienne.

Mais le plus grand succès de Sergio Massa réside dans le fait d’avoir réussi à faire oublier qu’il est l’actuel ministre de l’économie, et qu’il a contribué à l’appauvrissement de la population argentine. Le taux de pauvreté dépasse à présent les 40%, tandis que les dévaluations convenues avec le FMI exacerbent les pressions inflationnistes. Le ministre a imposé à sa population cette lourde dégradation afin d’obtenir des crédits accordés par les créanciers. Et les compensations, annoncées hebdomadairement pour atténuer la baisse des revenus des classes populaires, ont été rapidement absorbées par l’inflation. Aucune prime ne vient contrecarrer les hausses de prix quasi quotidiennes pratiquées par les grandes entreprises, sur laquelle le ministère de l’Économie a pudiquement fermé les yeux. Personne ne respecte la légitimité d’un accord sur les prix, et le secrétariat au Commerce se dispense de tout contrôle.

Par des improvisations quotidiennes, Massa profite de la trêve qu’il a conclue avec le FMI jusqu’à la fin du cycle électoral pour contenir l’emballement du taux de change. Il profère des menaces contre les employés « fantoches » des bureaux de change, sans intervenir dans les vastes opérations bancaires. Il négocie avec la Chine une aide en yuans pour soutenir des réserves déjà dans le rouge et préfère différer toute décision cruciale jusqu’aux résultats des élections de novembre. Mais lui-même doute de sa capacité à contenir le désordre résultant de la course effrénée entre inflation et dévaluation…

Pour le moment, le ministre-candidat ne tient pas ses engagements, mais il affirme que tout changera une fois qu’il assumera la présidence. Et il se garde bien de clarifier les raisons pour lesquelles il ne se montre pas aussi affirmatif vis-à-vis de sa gestion actuelle de l’économie… Les millions d’électeurs qui ont choisi de voter pour lui n’ignorent pas la responsabilité de Massa dans le désastre économique du pays. Bien qu’ils subissent directement les conséquences des mesures d’ajustement orchestrées par le ministre, ils craignent malgré tout que l’aile droite puisse aggraver encore plus la situation actuelle, en imposant des mesures répressives supplémentaires.

Les enjeux du second tour

Étant donné que la somme des voix obtenues par Javier Milei, Patricia Bullrich et le quatrième candidat Juan Schiaretti dépasse de loin celles obtenues par Sergio Massa, plusieurs spécialistes considèrent que le libertarien a plus de chances d’atteindre la Casa Rosada. Dans ce cas, il réitérerait les événements qui se sont déroulés au second tour des élections équatoriennes, confirmant que le succès d’une élection n’anticipe aucunement la victoire dans la suivante et que la volatilité des votes est devenue la norme dans toutes les élections récentes. Mais il est tout aussi vrai que Sergio Massa était mieux placé que son rival lors du dernier scrutin. On peut observer cette différence dans l’état d’esprit des deux candidats.

La brusque conversion du lion Milei au « chaton câlin » érode sa crédibilité.

Massa a mobilisé tout le Parti justicialiste, négocie des postes avec les gouverneurs et l’Union Civique Radicale, et s’attaque au parti Juntos por el cambio, dont l’unité reste précaire dans un contexte polarisé, en proposant des nominations attrayantes.

En revanche, Javier Milei doit panser les plaies qu’il a infligées au parti Proposition républicaine en négociant avec des personnalités discréditées (Mauricio Macri) ou démoralisées (Patricia Bullrich). Il se trouve à présent en contradiction avec l’image d’outsider qu’il s’est forgée. En effet, après avoir obtenu des soutiens grâce à des prises de position provocantes, condamnant la « caste » des dirigeants et avançant des idées fantaisistes, il mendie aujourd’hui le soutien de la droite traditionnelle, en se soumettant aux alliances auxquelles il s’opposait auparavant avec véhémence.

Cette brusque conversion du lion au « chaton câlin » (pour reprendre l’expression de Myriam Bregman lors du débat présidentiel) érode sa crédibilité. L’establishment et les médias qui ont favorisé sa notoriété ont pris leurs distances avec ses élucubrations. Bien qu’il bénéficie du large bloc anti-péroniste, le libertarien a perdu le privilège de proférer des discours irresponsables. Ses propositions de dollarisation de l’économie, de vente d’organes, de port d’armes et de rupture avec la Chine ne séduisent plus grand monde. De plus, les dernières absurdités de son entourage (suspension des relations avec le Vatican, dénonciation de fraudes électorales non prouvées, suppression de l’aide alimentaire aux parents séparés) l’ont sérieusement affecté.

À ce stade, il est difficile de faire des prédictions fiables pour le second tour des élections. Les erreurs répétées des sondeurs rivalisent avec le comportement inattendu des électeurs. Personne n’avait imaginé l’issue des trois tours précédents. Cependant, peu importe la précision de nos calculs, l’essentiel est d’adopter une attitude forte face au scrutin.

Les luttes des travailleurs dans cette nouvelle donne

Un paysage politique façonné par l’émergence de plusieurs cygnes noirs a commencé à se dessiner, remettant en question les plans élaborés par les classes dirigeantes. La première surprise, pour l’establishment, a consisté dans la déroute du parti Juntos por el Cambio et de sa candidate Patricia Bullrich. Ses principales figures sont hors-course et le plan économique détaillé élaboré par la Fundación Mediterránea, sous la supervision de l’ex-président de la Banque centrale argentine Carlos Melconian, a fait long feu.

Les élites ont dû se résigner à un scénario qui aurait paru impensable quelques mois plus tôt : un nouveau gouvernement péroniste. Personne n’aurait pu anticiper qu’une administration aussi désastreuse que celle d’Alberto Fernández puisse être remplacée par un successeur du même acabit. Si cette continuité se confirme, les grands propriétaires argentins reconsidèreront leurs alliances avec le justicialisme. Ces décisions devront prendre en compte la nécessité de reconsidérer leur objectif ultime, qui consiste à assujettir les majorités populaires en altérant de force les rapports sociaux.

Le ministre Sergio Massa a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale. Cette approche rend envisageable un dialogue avec les syndicats, totalement impensable avec Javier Milei.

Le nouveau Congrès initiera ce changement de scénario. La perspective pour la droite de transformer radicalement la composition du Parlement pour instaurer des ajustements profonds est désormais plus incertaine. Alors que de nouveaux élus libertariens feront leur entrée à l’assemblée, Juntos por el Cambio a perdu les siens et le parti au pouvoir converse ses bataillons. Dans ce nouveau Congrès, aucun membre ne disposera de son propre quorum, et la création d’un contexte favorable à la discussion, en totale adéquation face aux critiques suscitées par les mesures d’austérité, demeure incertaine.

Les spéculations sur les tensions qui opposeront Massa au kirchnerisme sont pour le moment prématurées. Le vote massif en faveur d’Axel Kicillof ajoute un nouveau paramètre qui va influencer les dynamiques au sein du péronisme. Cristina Kirchner a réussi à établir son bastion dans la province de Buenos Aires, et Sergio Massa devra réévaluer sa position. Cette complexité se reflète également dans la lutte sociale contre les mesures d’ajustement. Il est indéniable que cette résistance constitue la seule manière de protéger les droits des plus démunis, indépendamment du prochain président. Dans le cas de Milei, l’affrontement serait direct, tandis que l’opposition sous Massa revêtirait de nombreuses formes.

Au cours de son dernier mandat, le ministre a concilié ajustements inflationnistes et démagogie électorale, mettant en place des mesures susceptibles de convenir au plus grand nombre. De fait, il a accordé de nouveaux privilèges pour les exportateurs d’hydrocarbures avec la mesure Dólar Vaca Muerta, très similaire à celle octroyée aux producteurs de soja. Il a également annoncé un blanchiment fiscal, encore plus favorable aux fraudeurs que celui précédemment offert par Mauricio Macri… Enfin, le ministre a également multiplié ses apparitions dans les médias, sans justification apparente, pour tenter de maintenir le niveau de consommation jusqu’à novembre, malgré les pénuries.

Malgré tout, plusieurs acquis en faveur des salariés, tels que la réduction de l’impôt sur le revenu par une loi du Congrès, ainsi la réduction du temps de travail, ont été intégrés à ces mesures. Cette initiative est fortement combattue par les lobbies du capital et promue par les syndicats. L’ouverture d’un débat autour de ces réformes est envisageable avec Massa, mais serait totalement impensable avec Milei. Le même contraste peut être observé avec la proposition de financer l’octroi d’une prime aux travailleurs informels par le biais d’une taxe extraordinaire sur les grands contribuables.

En définitive, de telles mesures mettent en lumière la complexité du contexte argentin actuel, où la lutte sociale s’entremêle de plus en plus avec les tensions politiques. S’adapter intelligemment à ce scénario représente aujourd’hui le défi majeur des militants de gauche.

Note :

[1] Article originellement publié par l’édition latino-américaine de notre partenaire Jacobin sous le titre « Los efectos imprevistos de un voto defensivo ».

Le point aveugle de Jean-Marc Jancovici

Jancovici - capitalisme - Le Vent Se Lève
« Je pense que le capitalisme est consubstantiel [à] la démocratie » – Jean-Marc Jancovici, entretien à Thinkerview du 05/09/2023, 2:10:25 (https://www.youtube.com/watch?v=UZX6KKin6m4&ab) © Joseph Édouard pour LVSL

Vulgarisateur de grand talent, Jean-Marc Jancovici dispose d’une expertise notable en matière d’énergie – quoique discutable sur certains points – dont on ne peut qu’apprécier la technicité. Sous couvert d’objectivité scientifique, il s’aventure sur le terrain politique, multipliant les affirmations toutes plus contestables les une que les autres. Dans le monde de Jean-Marc Jancovici, les rapports sociaux n’existent pas. C’est la pénurie énergétique – et non le néolibéralisme – qui explique la récession, la hausse des inégalités et de la pauvreté. Le mode de production capitaliste est un horizon indépassable. Refusant de l’incriminer pour expliquer le désastre environnemental, Jean-Marc Jancovici lui trouve un autre responsable : le striatum, cette partie de notre cerveau influencée par la dopamine et associée à la prise de décisions… Recension de sa bande dessinée Un monde sans fin et analyse de ses dernières prises de position médiatiques.

NDLR : Cette analyse est publiée en deux parties. Celle-ci traite des aspects socio-économiques et politiques, tandis que la précédente examinait les aspects purement techniques des interventions de Jean-Marc Jancovici – laissant volontairement de côté la question du nucléaire.

Jean-Marc Jancovici n’a pas tort lorsqu’il souligne l’importance de l’énergie, impensé majeur de la science économique néoclassique. Mais il tend à tomber dans le travers inverse en voulant tout expliquer par un prisme énergétique (fossile). Page 88 de sa bande dessinée, il fait intervenir un économiste pour énoncer, graphique à l’appui, que « les humains sont devenus secondaires dans l’Histoire aujourd’hui ! La production économique varie exactement comme l’énergie ».

Découplage des émissions et tropisme énergétique

Pourtant, corrélation ne veut pas dire causalité, en particulier en sciences sociales. Est-ce la variation de la consommation d’énergie qui explique la croissance du PIB, l’inverse, ou la relation est-elle plus complexe ? Sur cette question, la littérature économique est abondante et non conclusive.

Pour Jean-Marc Jancovici, les chocs pétroliers de 1973 et 1979 marquent « l’arrêt d’un monde en expansion rapide » (page 41), bien que le PIB mondial ait continué de s’accroître à un rythme soutenu. Depuis 1973, la consommation de pétrole mondial a augmenté de 70 %. Les chocs pétroliers, expliqués exclusivement par des données géologiques dans la bande dessinée, découlent également de choix géopolitiques.

En particulier, la montée en puissance de l’OPEP, qui s’inscrit dans la prolongation du mouvement de décolonisation, signe la fin progressive de la mainmise des investisseurs étrangers sur le niveau de production et les prix. Le premier choc résulte d’un embargo de l’OPEP contre les pays soutenant Israël dans la guerre avec l’Égypte et de la hausse du posted price du baril pour compenser dix ans d’érosion du prix par l’inflation et la dévaluation du dollar. Le second « choc » éclate avec la révolution iranienne qui provoque une chute modeste de la production (-4 %) et un doublement du prix. Les tensions vont se prolonger avec le début de la guerre Iran-Irak.

Le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs démarre réellement après les chocs pétroliers et ce que Jean-Marc Jancovici nomme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Si ces chocs pétroliers et le pic de production de pétrole conventionnel états-unien survenu quelques années auparavant expliquent en partie la fin des Trente glorieuses, il ne faudrait pas faire l’impasse sur d’autres facteurs. La science économique classique et orthodoxe pointe du doigt la fin des accords de Bretton-Woods et la dévaluation du dollar suite à l’abandon de la convertibilité en or en 1971. Cette décision découle de l’effondrement de la balance commerciale américaine, en grande partie causé par la compétitivité accrue des économies européennes et asiatiques. Le changement de politique monétaire des banques centrales, dont la hausse brutale des taux d’intérêt de la FED, explique également la récession.

Plus fondamentalement, pour les économistes hétérodoxes, la fin des Trente glorieuses découle des contradictions internes du mode de gestion capitaliste hérité de l’après-guerre, qui a fini par provoquer une forte inflation et l’érosion des marges des entreprises. C’est pour restaurer le taux de profit du capital qu’on va voir apparaître le mode de gestion néolibéral de l’économie, avec une politique de compression des salaires, de délocalisation de la production, de la privatisation de pans entiers du secteur public, de la financiarisation de l’économie et de la dérégulation des marchés. Autrement dit, le prisme énergétique n’explique pas tout. La mondialisation avec ses porte-conteneurs de 400 mètres de long démarre réellement après les chocs pétroliers, et ce que Jean-Marc Jancovici identifie comme « l’arrêt d’un monde en expansion rapide ».

Le polytechnicien attribue la crise des subprimes à la chute de la consommation de pétrole par habitant survenue en 2006 (page 90). Mais cette année marque également le retournement du marché immobilier américain provoqué, en grande partie, par le relèvement brutal des taux d’intérêt de la FED. Les répercussions massives de cette crise s’expliquent avant tout par la titrisation de la finance et la dérégulation bancaire.

Son tropisme énergétique conduit le président du Shift Project à produire deux discours problématiques. Le premier consiste à affirmer l’impossibilité du découplage entre les émissions de gaz à effet de serre et le PIB. S’il estime que la croissance verte est une contradiction dans les termes, force est de constater que la consommation d’énergie n’est pas intégralement corrélée aux émissions de gaz à effets de serre. Réduire les émissions de méthane des champs de gaz serait par exemple bénéfique pour la croissance, mais mauvais pour les profits des exploitants.

Empiriquement, on observe un découplage significatif des émissions de gaz à effet de serre avec le PIB dans de nombreux pays développés, même en prenant en compte les émissions importées. C’est ce qu’affirme une étude de Carbone 4, le cabinet de conseil fondé par Jean-Marc Jancovici. Le problème est que ce découplage ne concerne que les émissions de gaz à effet de serre (pas les autres pressions sur la nature et l’environnement), qu’il reste partiel et s’effectue trop lentement.

Tenir un discours nuancé reconnaissant l’existence d’un découplage limité permet d’éviter d’entretenir un fatalisme décourageant. Avec ses simplifications (compréhensibles dans le cadre d’une bande dessinée de vulgarisation), Jancovici risque d’imposer l’idée que les ENR représentent une perte de temps et la décarbonation de l’économie une entreprise vaine. Or, en matière de climat, chaque tonne de CO2 évitée compte.

Seconde conséquence de son monodéterminisme énergétique : les autres facteurs permettant de comprendre – et résoudre – la crise climatique sont éludés. Parmi eux, les rapports sociaux.

Un monde sans rapports sociaux 

L’énergie permettrait de tout expliquer ou presque : de l’apparition de la démocratie à l’instauration de notre modèle social en passant par l’accroissement des divorces (page 75).

Page 48, on apprend « qu’au début de la révolution industrielle, en 1800, l’espérance de vie est d’un peu moins de trente ans ». Le chiffre est plus proche de quarante ans, la France ayant connu un premier gain de près dix ans entre 1780 et 1805, malgré les récoltes difficiles et les guerres, grâce à la généralisation de certains vaccins.

En 1801 « La Grande-Bretagne, avec une population presque trois fois inférieure, a une production trois fois supérieure à celle de la France » (page 85). Jancovici semble attribuer cette différence à des facteurs énergétiques. En réalité, la meilleure productivité britannique s’explique d’abord par un régime de propriété agraire différent – et ce depuis le XIIIe siècle. En Grande-Bretagne, les lords ne prélevaient pas directement l’impôt sur leurs domaines, mais louaient leurs parcelles aux paysans. Ce système incitait les agriculteurs à produire davantage de surplus qu’un régime à la française, puisque le loyer ne dépendait pas directement de la production. Les baux étaient fréquemment renouvelés et soumis aux offres sur un marché, ce qui contraignait les paysans à accroître sans cesse leur productivité. Le mouvement des enclosures élargit peu à peu le système de rente concurrentielle établi par les beaux, tandis que des lois comme le Vagrancy Act criminalisent le braconnage ou le fait de « refuser de travailler pour un salaire d’usage ».

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un raccourci curieux (…) Les États-Unis n’ont pas de congés payés obligatoires alors que le pays a baigné plus que tout autre dans le pétrole bon marché.

Ce capitalisme agraire, qui se développe principalement entre le XVe et XVIIIe siècle non sans de nombreuses violences et luttes sociales, va permettre des gains de productivité majeurs. Ce qui va générer un accroissement de la population et le développement d’une classe ouvrière susceptible de venir remplir les usines textiles qui vont apparaître dans les grandes villes avec le début de la révolution industrielle. L’exception anglaise découle des rapports sociaux et du régime de propriété, qui expliquent l’apparition du capitalisme et de la révolution industrielle en Angleterre plutôt qu’en Chine où en Europe continentale, comme le détaille l’historien Alain Bihr.

Jancovici aime rappeler que l’homme n’a pas transité des énergies renouvelables (bois, moulin à vent,…) vers les énergies fossiles par hasard, mais parce qu’elles sont stockables, transportables et très denses. Il faudrait nuancer cette affirmation : comme le montre l’ouvrage d’Andreas Malm Fossil Capital : the Rise of Steam Power and the Roots of Global Warming, les détenteurs de capitaux ont abandonné l’énergie hydraulique alors abondante pour le charbon, plus cher et rare au XVIIIe siècle, parce qu’il permettait d’obtenir un meilleur rapport de force contre leurs travailleurs.

Implanter les usines en bord de rivière et à la campagne impliquait de recruter une main-d’œuvre rare (et qui ne dépendait pas des propriétaires d’usines pour survivre), en position de force pour négocier de bonnes conditions de travail. À l’inverse, le charbon permettait d’installer les usines en ville, où l’on trouvait une main-d’œuvre abondante et corvéable. De même, il est plus facile de privatiser une mine qu’une rivière, dont l’exploitation requiert une gestion en commun. Autrement dit, le charbon permettait d’extraire un profit supplémentaire – élément moteur du capitalisme.

Faisant l’impasse sur ces facteurs, Jean-Marc Jancovici attribue à l’abondance énergétique toute une série de développements historiques : les congés payés (page 76), la baisse des inégalités (page 77), la promesse de l’Université pour tous (page 82), un système de santé performant (page 82), la pérennisation du système de retraites (pages 77, 83, 87). Lorsque Christophe Blain lui fait remarquer « qu’il y a eu des luttes aussi », Jancovici balaye cette remarque d’un simple « elles ont débouché sur un gain de confort pour l’ensemble de la société lorsque l’énergie abondante est entrée dans la danse ». Pour lui, « pendant les Trente glorieuses, au moment où l’approvisionnement énergétique, surtout fossile, a explosé, tous les pays occidentaux ont mis en place un État-providence ». L’idée que les acquis sociaux ont été permis par l’abondance énergétique est répétée dans des interviews très récentes. Pour fastidieux que cela puisse paraître, revenir sur ces affirmations est nécessaire.

L’histoire humaine est scandée par des luttes plus ou moins victorieuses – des révoltes d’esclaves de l’Antiquité aux jacqueries paysannes du Moyen-Âge, des guerres de décolonisation modernes aux grèves contemporaines. Souvent, ces luttes ont cours en des temps de pénurie. C’est le cas de l’après-guerre : en Europe contrairement aux États-Unis, le mouvement ouvrier arrache des concessions majeures au patronat. En Angleterre, Churchill perd les élections et les travaillistes mettent en place le National Health System (NHS).

En France, le Parti communiste épaulé par la CGT met en place, contre le Général de Gaulle, les aspects les plus révolutionnaires du programme du Conseil National de la Résistance dès 1946. Parmi eux, on trouve la Sécurité sociale et ses caisses autogérées par les syndicats. Il y a loin du mythe du « compromis gaullien », entretenu par certains, à la réalité : le Général de Gaulle s’est empressé de supprimer l’aspect autogéré de la « sécu » dès 1958. Les ministres communistes n’ont tenu que dix-huit mois au gouvernement, profitant de cette courte fenêtre de tir pour réformer en profondeur le modèle social français. Contrairement à ce qu’écrit Jean-Marc Jancovici, la création « d’États-providence » précède donc les Trente glorieuses. 

De même, les inégalités n’ont pas constamment baissé avec la révolution industrielle et l’abondance énergétique. Pour Thomas Piketty, les principales causes de leur réduction au cours du XXe siècle sont les deux guerres mondiales (destructrices de patrimoines) et les politiques économiques (le fameux compromis social-démocrate hérité de l’après-guerre). Le graphique présenté page 77 ferait bondir des économistes comme Branco Milanovic (auteur de la fameuse courbe en éléphant qui établit un appauvrissement des classes moyennes et une explosion des très hauts revenus à partir de 1988). Si la France a mieux résisté à la hausse des inégalités, c’est grâce à son modèle social plus solide, hérité du gouvernement communiste de 1946-47. Malgré un moins bon accès à l’énergie que les États-Unis.

L’apparition du chômage et de la précarisation du travail, tout comme la baisse des emplois industriels et l’automatisation des tâches, sont présentées comme des conséquences naturelles à la raréfaction du pétrole (page 64). Ces phénomènes n’ont pourtant pas été de même ampleur partout et précèdent souvent le premier pic pétrolier. Ils découlent d’une volonté concertée de délocaliser la production dans les pays à bas coûts et faibles protections environnementales, dans le but de restaurer les marges des entreprises et la rentabilité du capital. Ils se sont principalement développés dans les années 1985-2000, période où le prix du pétrole était retombé à des niveaux historiquement bas.

Avec succès. Les marges sont passées de 25 % pendant les Trente glorieuses à 30 % après les années 2000, loin du creux de 15 % observé entre les deux chocs pétroliers. Le livre Le choix du chômage démontre bien, documents historiques à l’appui, que ce développement répondait à un choix conscient de sacrifier l’emploi pour préserver le rendement du capital. C’est également cet arbitrage, ainsi que le changement de politique monétaire et la priorité donnée à la lutte contre l’inflation, qui explique l’apparition d’une dette publique importante – mais pas nécessairement problématique. « Après les chocs pétroliers », cette dette ne vient pas « maintenir le niveau de la redistribution et de la protection sociale » (page 89) qui s’effondre en réalité un peu partout dans le monde, mais rétablir les marges des entreprises.

Attribuer les congés payés à l’abondance énergétique constitue un autre raccourci curieux. En France, ils ont été institués suite à un vaste mouvement de grève générale apparu suite à la victoire du Front populaire (1936), dont l’accès au pouvoir résulte de la crise économique de 1929. Les États-Unis, eux, n’ont pas de congés payés obligatoires (en moyenne, les entreprises accordent quinze jours de par an) alors que le pays a baigné plus que tout autre dans l’abondance énergétique et le pétrole bon marché. On pourrait bien sûr élargir la réflexion en notant que les sociétés de chasseurs-cueilleurs, entre autres civilisations égalitaires, jouissaient d’un temps d’oisiveté supérieur à celui des sociétés agricoles et féodales. Si l’abondance permet le temps libre, son partage découle des rapports sociaux. 

Pour expliquer l’incapacité à prendre en compte les limites planétaires, Jancovici se fonde sur l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre cerveau ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs. Ses hypothèses ont fait l’objet de réfutations détaillées.

Il en va de même pour la qualité du système de santé (que l’on songe simplement à l’écart entre le système américain et de nombreux pays moins riches, mais mieux lotis) et l’accès à l’Université. En France, l’instauration d’une sélection à l’entrée de l’enseignement supérieur date de Parcoursup, mis en place explicitement dans ce but par le gouvernement d’Édouard Philippe, qui se vantait d’avoir brisé une vieille promesse socialiste. En parallèle, ce même gouvernement se privait de recettes fiscales en supprimant l’ISF et l’Exit Tax sans que celaaméliore l’emploi ou l’investissement.

Aux États-Unis, l’abandon de l’Université pour tous débute en 1966, en réaction à la contestation étudiante sur les campus américains, foyers de lutte contre la guerre du Viet Nam. L’économiste Roger Freeman, qui conseillera Reagan pendant des années, déclare textuellement « on risque de produire un prolétariat éduqué. C’est de la dynamite ! ». Sur ses conseils, Reagan coupera les subventions publiques dès 1970, lorsqu’il sera réélu gouverneur de Californie, avant de poursuivre cette politique une fois à la Maison-Blanche. Mais c’est avec l’austérité budgétaire qui suit la crise des subprimes que les États américains, qui ne bénéficient pas du Quantitative Easing de la Fed, sapent les budgets dédiés à l’enseignement supérieur et font exploser les frais d’inscriptions.

Sur la même période, les États-Unis augmentent leur budget militaire. Dire que l’accès à l’enseignement supérieur a été compromis par la fin de l’énergie abondante est faux. Jancovici estime que ce phénomène découle d’une prise de conscience de la pénurie de débouchés dans le secteur tertiaire qui serait, selon lui, plus énergivore que l’industrie – soit l’opposé du point de vue de l’Agence internationale de l’Énergie (AIE), qui explique précisément le découplage C02/PIB par la tertiarisation de l’économie.

À s’obstiner à ignorer les rapports sociaux, on en vient à dégager des conclusions particulièrement curieuses.

Si Jean-Marc Jancovici attribue très justement les problèmes d’EDF, de la SNCF et du marché de l’électricité en France au dogme concurrentiel et néolibéral de la Commission européenne, il ne semble pas comprendre que cette idéologie sert des intérêts bien précis et ne découle pas simplement de l’aveuglement de bureaucrates n’ayant pas été formés aux réalités de la Physique. Pourtant, du propre aveu de ses multiples architectes et défenseurs, la construction européenne s’est faite précisément dans le but de casser le modèle social hérité de l’après-guerre afin de servir des intérêts privés. 

Mentionnons simplement les mots de Bernard Arnault rapportés par Yves Messarovitch, journaliste au Figaro, à propos du Traité de Maastricht : « Là où la fiscalité pénalise l’économie, la concurrence intraeuropéenne exercera une pression telle que nos futurs gouvernements devront renoncer à quelques aberrations qui alimentent d’importantes sorties de capitaux. Citons-en trois : l’ISF, l’impôt sur les bénéfices des entreprises et les tranches supérieures de l’impôt sur le revenu ».

Cet angle mort conduit Jancovici à expliquer l’incapacité chronique à isoler les bâtiments comme un problème collectif « de compétence, de formation, de financement ». Il est muet quant à ses causes plus profondes : le fait que ces investissements sont peu rentables en système capitaliste, que l’État préfère verser 160 milliards par an de subvention sans condition aux entreprises et supprimer l’ISF plutôt que de subventionner et planifier correctement ces travaux – et que ce même prisme libéral l’empêche de former en masse la main-d’œuvre nécessaire pour les réaliser. Le gouvernement refuse de faire interdire la publicité pour les SUV (seconde cause d’augmentation des émissions en France), et préfère financer des campagnes publicitaires pour le SNU et l’armée de Terre que pour les métiers de la rénovation des bâtiments.

Démocratie et abondance énergétique 

La démocratie est-elle un système efficace pour résoudre la crise écologique ? Survivra-t-elle à la fin de l’abondance énergétique ? À ces questions qu’il évoque souvent, Jancovici tend à répondre par la négative, en s’appuyant sur un postulat problématique selon lequel la démocratie découlerait de l’abondance énergétique.

Ce pessimisme s’inscrit dans une vision négative de l’homme. Le Monde sans fin décrit systématiquement les sociétés préindustrielles comme misérables et violentes. Les hommes « s’effondrent sur une paillasse parmi leurs enfants après une journée de labeur à ramasser des patates » (page 45). Sans énergie « tu meurs de froid, de faim, tu t’entretues avec tes semblables » (page 26).

La vie en société n’a pourtant pas débuté avec la révolution industrielle. Et de nombreux travaux anthropologiques établissent que les comportements altruistes ou coopératifs la précèdent. Les effondrements soudains d’approvisionnement énergétique conduisent plus souvent à des comportements d’entraides que de scénarios à la Mad Max.

Si elle n’est pas une condition suffisante au maintien de la démocratie (les monarchies du Golfe sont là pour l’établir), l’abondance énergétique en est-elle une condition nécessaire ?

Face à cette question, un clivage majeur apparaît. Certains estiment que nous sommes collectivement fautifs et responsables ; d’autres, que les problèmes découlent du système économique et de la classe dirigeante. Jean-Marc Jancovici semble appartenir à la première catégorie. Pour lui, « nous sommes des animaux opportunistes et accumulatifs » incapables de renoncer à nos « 200 esclaves énergétiques par personne », car nous sommes mus par notre striatum.

Striatum vs capitalisme : quelles causes à la crise écologique ?

La bande dessinée ne fait aucune référence aux inégalités économiques et leur corollaire en matière d’empreinte carbone. De Bernard Arnault à l’auxiliaire de vie sociale, de Bill Gates à un ouvrier somalien, nous serions tous coupables. Les bureaucrates de la Commission européenne, un peu plus que nous, mais ils agiraient par incompétence et idéologie. Pas par intérêt.

Si Jean-Marci Jancovici critique fréquemment les responsables politiques et les médias, il le fait de manière très superficielle. La presse suivrait essentiellement des logiques commerciales en parlant de ce qui fait l’actualité et favorise l’audience, sous la contrainte imposée par les formats courts. On ne trouvera pas d’analyse sociologique de l’espace médiatique : les questions du champ social des journalistes, de l’identité des patrons de presse, du modèle économique (la nécessité de plaire aux annonceurs, par exemple) et des connivences entre cadres de l’audiovisuel public et pouvoir politique (et économique) ne sont pas traitées. Autrement dit, il n’y aurait aucun rapport social expliquant les choix éditoriaux de la presse. Et Vincent Bolloré serait en train de constituer un empire médiatique promouvant les discours climato-sceptiques par ignorance ou intérêt commercial, pas pour servir les intérêts financiers de sa classe et sa croisade idéologique.

Quant aux politiques, ils ne feraient que suivre l’opinion publique pour se faire élire en « promettant du rab de sucette ». Pour le polytechnicien, « un régime est démocratique à partir du moment où les gens votent », « la compétition électorale se ramène le plus souvent à une surenchère de promesses corporatistes ou sectorielles balayant aussi large que possible » et « la démocratie correspond de fait au système qui permet aux plus nombreux d’exiger la plus grosse part du gâteau, puisqu’ils prennent le pouvoir ». À croire que la Russie et l’Iran sont des démocraties, que le vote contre le traité constitutionnel européen de 2005 a été respecté et qu’on n’assiste pas, depuis les années 1980 et dans toutes les démocraties occidentales, à une concentration des richesses chez les 1 % les plus aisés et une paupérisation des classes moyennes et laborieuses. 

La question des retraites est éclairante : aucun président ayant réformé le système n’avait été élu sur cette promesse ou ne l’a réalisé avec le soutien de l’opinion. François Hollande a fait l’exact opposé de la politique pour laquelle il avait été élu (« mon ennemi, c’est la finance ») au point de ne pas pouvoir se représenter. Si les dirigeants politiques ne prennent pas la question écologique au sérieux, c’est parce qu’elle s’oppose aux intérêts financiers qu’ils représentent. Intérêts qui n’hésitent pas à leur demander des comptes, comme l’établit le recadrage des ministres Gabriel Attal et Clément Beaume par la famille Arnault – qui exerce une influence manifeste sur la classe politique française…

Jancovici n’explique pas l’inaction climatique par les armées de lobbyistes qui achètent les dirigeants et les médias, ni par une dynamique de lutte de classe qui expliquerait à la fois l’idéologie de la Commission européenne, le dogme des gouvernements néolibéraux qui se succèdent au pouvoir depuis les années 1980 et le refus des pays riches de dédommager les pays du Sud. À la place, il invoque le concept de Striatum, partie de notre cerveau associée à la prise de décision émotive influencée par des décharges de dopamine.

Jancovici reprend l’analyse du journaliste Sébastien Bohler, auteur de l’ouvrage de vulgarisation Le bug humain. Selon ce dernier, notre striatum ferait de nous des individus égoïstes et court-termistes, motivés par la réalisation de désirs primitifs en lien avec notre évolution, que Bohler analyse uniquement par le prisme de la compétition. Ses hypothèses, parfois contradictoires, ont fait l’objet de réfutations détaillées. En plus de partir d’un postulat ethnocentré qui ne cadre pas avec la réalité (nous serions tous incapables de prendre soin de notre environnement), les idées de Bohler font l’impasse sur des pans entiers de la théorie de l’évolution tout en reposant sur des interprétations erronées des études neurologiques citées. On doit au média Bon pote une critique détaillée de l’ouvrage Le bug humain, qui permet de mesurer le peu de fiabilité que l’on peut lui accorder.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert.

On comprend pourquoi cette hypothèse conceptuelle, qui occupe les dix dernières pages de la bande dessinée, a séduit l’auteur d’Un monde sans fin. Elle cadre avec sa vision pessimiste – réactionnaire, diront certains – de l’homme, permet d’évacuer les approches sociologiques et évite de remettre en cause le système économique dominant.

Dépolitisation massive

Invité sur France Inter le 30/05/2023, Jean-Marc Jancovici a montré les limites de son approche dépolitisante. Avant de regretter que Total, poussé par son actionnariat, maintienne son projet climaticide d’exploitation pétrolière en Ouganda, il s’est retrouvé confronté à la question d’un auditeur :

Auditeur : « la lutte contre le réchauffement climatique est-elle compatible avec le capitalisme ? »

JMJ : « Il y a eu des sociétés qui n’étaient pas organisées de manière capitaliste, qui ont été très productivistes et ont exercé une très forte pression sur l’environnement, il y a au moins deux exemples intéressants à avoir en tête, c’est la Chine et l’URSS (…) je ne sais pas si le fait de transformer mon boulanger en fonctionnaire va supprimer les problèmes ».

Face à ce genre d’interrogation, Jancovici invoque systématiquement des arguments dignes du café du commerce pour caricaturer les alternatives au capitalisme ou insister sur son caractère immuable et naturel. Dans C’est maintenant ! Trois ans pour sauver le monde (Seuil, 2009, p. 49), il écrivait : 

« Le capitalisme se définit comme la propriété privée des moyens de production. Historiquement, il existe depuis toujours : un agriculteur qui détenait ses terres ou tel commerçant qui détenait son commerce étaient des capitalistes. »

Comme pour la démocratie, il se base sur une définition extrêmement large reposant sur une condition nécessaire, mais pas suffisante. Si l’on définit le capitalisme par la propriété privée des moyens de production et leur utilisation dans une visée lucrative, il a en réalité débuté en Angleterre, au XVIe siècle (et non « depuis toujours »). Les historiens du capitalisme ajoutent un autre critère : l’organisation des échanges sur un marché soumis à la concurrence. 

Contrairement à ce que semble penser Jancovici, la propriété privée n’a pas toujours existé. Et inversement, elle a existé dans des sociétés qui n’étaient pas capitalistes. Le capitalisme lui-même peut être analysé comme un accident de l’histoire qui n’avait rien d’inéluctable ou de naturel.

Si Jean-Marc Jancovici affirme que la croissance verte est une contradiction dans les termes, il se refuse à dire la même chose du capitalisme vert. Or, il n’est pas nécessaire d’invoquer Marx pour comprendre que la recherche impérative du profit nécessite une croissance perpétuelle. Une entreprise capitaliste qui réduit son activité durablement finit par déposer le bilan, victime de ses concurrents et du poids de ses dettes. De même, lorsqu’une économie capitaliste connaît une période de décroissance, on parle bien de récession.

Le capitalisme ne peut pas organiser la décroissance que Jancovici appelle de ses vœux, mais il ne semble pas davantage capable de réaliser une transition vers les énergies propres dans les délais nécessaires. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les déclarations du patron de Shell, qui conditionnait l’investissement dans les ENR par un taux de rentabilité de 8 à 12 %. L’électricité renouvelable est désormais moins chère que le gaz et le charbon. Mais tant que les ENR ne produiront pas les gigantesques marges générées par les énergies fossiles, les grandes compagnies pétrolières qui se sont pourtant engagées à atteindre la neutralité carbone dès 2050 (émissions de leurs clients comprises) continueront de consacrer 95 % de leurs investissements dans le pétrole et le gaz. Et l’essentiel de leurs profits dans le rachat de leurs propres actions. 

Cet état de fait n’est pas propre aux pétroliers. Une étude de 2022 a montré que BlackRock et Vanguard, les deux premiers gestionnaires d’actif au monde, poursuivent la même stratégie (tout en s’engageant à respecter les accords de Paris). Dit autrement, même quand c’est rentable, le capitalisme refuse de se verdir si cela conduit à réduire son taux de profit. Le climatologue Jean Jouzel, qui côtoie Jean-Marc Jancovici au Haut Conseil pour le Climat, a tiré les conclusions qui s’imposaient suite à « l’accueil glacial » qu’il a reçu au MEDEF. Face aux acclamations de la salle qui ont suivi les propos du patron de Total assumant de se projeter dans un monde à 3 degré C de réchauffement, il a déclaré à France Inter :

« Je constate que cette transition nécessaire n’imprime pas suffisamment chez les patrons d’entreprise. On a un problème de capitalisme. Le capitalisme tel qu’on le vit actuellement n’est pas compatible avec la lutte contre le réchauffement climatique. »

On pourrait multiplier les exemples. Un article candide du journal Le Monde liste les principales raisons derrière les difficultés rencontrées par le secteur ferroviaire pour concurrencer l’avion. Elles peuvent se résumer à une cause unique : la logique de mise en concurrence et l’exigence de rentabilité propre au régime capitaliste. Idem pour l’explosion des ventes de SUV, permise par le succès des lobbyistes qui ont empêché la convention citoyenne sur le climat d’obtenir l’interdiction de la publicité pour ces voitures. Les constructeurs pourraient vendre de petites voitures électriques, mais les marges sont plus élevées avec des 4×4 de deux tonnes cinq consommant 14 litres au cent.

Alors, faut-il transformer le boulanger de Jancovici en fonctionnaire ?

L’auteur américain Danny Katch définit le socialisme comme un système visant à garantir les besoins de base de tous les citoyens (santé, logement, nourriture, éducation, culture…), par opposition au capitalisme, qui le fait à condition que cela permette de dégager du profit.

La question de l’approvisionnement de l’électricité, à titre d’exemple, est passible de deux approches. Il est possible d’opter pour une organisation du secteur en marché concurrentiel, où le prix est défini par le coût marginal de production et fluctue chaque seconde en fonction des équilibres d’offre et de demande. C’est le système imposé par la Commission européenne que Jancovici dénonce très justement, mais qui permet à de nombreux acteurs de réaliser des profits faramineux.

Ou bien, on peut considérer que l’électricité est un service public et un bien commun, dont le prix doit être défini par le coût moyen de production. Dans ce système, il est concevable d’installer les panneaux solaires (un peu plus coûteux) sur le toit des maisons plutôt que de raser des forêts. Et de ne pas annuler le déploiement de gigantesques parcs d’éoliennes offshore à la dernière minute à cause de la fluctuation des prix. On notera par ailleurs que la baisse spectaculaire des coûts de production de l’éolien, des panneaux solaires et des batteries a été rendue possible par les investissements colossaux de la puissance publique (chinoise, en partie) et les subventions massives octroyées au secteur. La main invisible du marché n’y est pour rien.

Une définition plus complète du socialisme inclurait ainsi la démarchandisation des besoins essentiels (assurés par des services publics) et la propriété non lucrative des moyens de production détenus par les producteurs, gérés démocratiquement. Comme dans le modèle de la fédération des coopératives de type Mandragone (au Pays-Basque) qui emploie plus de 75 000 personnes et génère plus de 12 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

Jean-Marc Jancovici a-t-il raison de mettre la question démographique sur la table et de postuler que nous serions trop nombreux sur terre ? (…) Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient quant à eux 52 % des émissions.

Contrairement aux forces de l’ordre, pompiers, corps médical et enseignant aujourd’hui, le boulanger de Jean-Marc Jancovici ne serait pas réduit au statut péjoratif de fonctionnaire, mais il profiterait d’un prix de l’électricité fixe au lieu d’être menacé de faillite par les fluctuations du marché. Et cela, sans retourner en URSS.

Si un système alternatif reste certainement à inventer, encore faut-il commencer par reconnaître que la transition écologique passe par la sortie du capitalisme – a minima dans les secteurs clés de l’énergie et des services publics.

Des solutions « conservatrices et réactionnaires » ?

Ainsi, les solutions proposées par Jean-Marc Jancovici doivent être examinées avec soin. Dans Le Monde sans fin, l’accent est mis sur le développement du nucléaire et la sobriété énergétique, aux dépens des énergies renouvelables et d’une meilleure répartition des richesses. Comment faire pour atteindre cette sobriété sans en passer par un système dictatorial ? Jancovici n’esquive pas la question : « un système de type chinois est-il un bon compromis ? Il n’est pas exclu que la réponse soit oui ».

Dans une interview accordée à Socialter en 2019, il explicitait davantage sa vision de la transition écologique.

« Le premier point est de limiter dès que nous pouvons la croissance démographique. Dans l’aide au développement, tout ce qui permet aux pays de maîtriser leur démographie est une bonne idée, car cela amortit les efforts à fournir sur tous les autres plans. Trois leviers : l’éducation des femmes, l’accès aux moyens de contraception, et les systèmes de retraite. Dans les pays occidentaux, il y a un premier moyen de réguler la population de façon raisonnablement indolore : ne pas mettre tout en œuvre pour faire survivre les personnes âgées malades, à l’image du système anglais qui ne pratique, par exemple, plus de greffe d’organes pour des personnes de plus de 65 ou 70 ans. (…) C’est un peu brutal, mais ça me paraît être un moindre mal par rapport aux autres modes de régulation que nous avons connu : la famine et la maladie. Après viennent les mesures techniques. Il faut d’abord supprimer le charbon dans l’électricité le plus vite possible… ».

Passons sur le fait qu’il n’y a, bien entendu, aucune limite d’âge pour recevoir des greffes d’organes en Angleterre. Les lecteurs du Monde sans fin seront surpris d’apprendre que la priorité du polytechnicien, avant les mesures techniques, demeure la réduction de la population. Solution qu’il évacue à regret dans la bande dessinée en la qualifiant de « sujet délicat », « bâton merdique » (page 123) car « tu te mets tous les courants religieux à dos » (page 125).

La question démographique, souvent introduite à l’aide de l’équation de Kaya (une tautologie critiquée par de nombreux experts), revient dans nombre de ses interventions. En mai 2022, Jancovici expliquait à France Info : « la planète n’acceptera pas d’avoir 10 milliards d’habitants sur Terre ad vitam æternam vivant comme aujourd’hui (…) La seule question c’est comment va se faire la régulation. Ou bien on essaie de la gérer au moins mal nous-mêmes, ou bien ça se fera de manière spontanée par des pandémies, des famines et des conflits ». En mars 2021, il tenait les mêmes propos pour Marianne. À chaque fois, Jancovici évoque « un débat difficile » qui toucherait à une forme de tabou (bien que cette question soit régulièrement évoquée par des personnalités de premier plan, relayées sans filtres dans les médias).

L’établissement d’un choix binaire (le contrôle des naissances ou la famine) évacue l’option de la sobriété et postule que nous serions déjà trop nombreux sur Terre, idée qui ne fait aucunement consensus chez les démographes. Pour autant, a-t-il raison de mettre ce sujet sur la table ? 

Il faut rappeler que la croissance de la population mondiale ralentit et que dans les pays ayant effectué leur transition démographique, la population diminue globalement. Surtout, chaque individu n’est pas égal aux autres face aux limites de la planète. Selon l’AIE, les 1 % les plus riches émettent (directement) 1000 fois plus de gaz à effet de serre que les 1 % les moins riches. Les 10 % les plus riches causeraient 52 % des émissions. Pour Oxfam, les 1 % les plus riches sont indirectement responsables de deux fois plus d’émission que la moitié la plus pauvre de l’humanité. Or, c’est de cette moitié qu’on parle en priorité lorsqu’on évoque le contrôle des naissances. L’Afrique représente 3 % des émissions mondiales et 2.75 % des émissions passées. Tandis qu’à niveau de vie et population équivalents, les États-Unis émettent deux fois plus de GES que l’UE.

Du fait des effets-rebonds et des inégalités, réduire de moitié la population mondiale n’aurait pas nécessairement l’effet escompté sur les émissions, si tant est qu’une telle option soit envisageable. Par exemple – et dans le meilleur des cas – imposer la politique de l’enfant unique en Europe ne réduirait les émissions « que » de 18 %, soit l’équivalent de la fermeture des centrales à charbon du continent. Pour un adepte des ordres de grandeur, Jancovici vise à côté. À la question « faut-il arrêter de faire des enfants pour sauver la planète », l’auteur Emmanuel Pont répond par la négative, dans un ouvrage précis et documenté.

En conclusion, si l’on met la question démographique de côté (ainsi que l’arbitrage nucléaire vs renouvelables), les solutions techniques présentées par Jancovici font globalement consensus auprès des partisans de la transition écologique. La question plus importante porte sur leur mise en œuvre. Dans la dernière page de sa bande dessinée, Jancovici suggère que le succès de la transition nécessite de convaincre une masse suffisamment importante. Que cette masse intègre des analyses souvent inexactes serait déjà problématique. Une telle perspective est surtout illusoire. Nos dirigeants, qui ont apprécié le livre de Pablo Servigne sur « l’effondrement », savent très bien ce qu’ils font. Comme les lobbyistes d’Exxon, les membres du MEDEF et les PDG de Shell et Total. 

Le problème n’est pas technique mais politique. Et sur ce plan, Jancovici déploie une énergie surprenante pour nier (ou invisibiliser) les causes. Ce faisant, il fait perdre un temps précieux aux forces luttant pour accélérer la transition.

D’aucuns répondront que son discours « apolitique » lui permet de toucher le plus grand nombre. Il est indéniable que son apport a été considérable. Mais sa vision se limite à affirmer que la transition écologique nécessite nécessairement une baisse importante du niveau de vie et n’adviendra qu’en éduquant les individus les uns après les autres. Or, tandis que le premier point est loin de faire consensus, le second permet d’éviter une remise en cause du système économique, condition pourtant nécessaire à une transition écologique réussie dans le temps qui nous est imparti.

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic : l’Équateur au bord du gouffre ?

Équateur - Le Vent Se Lève
Le palais présidentiel équatorien © Vincent Ortiz pour LVSL

Comme les précédentes, l’élection présidentielle équatorienne du dimanche 15 octobre confronte deux candidats que tout oppose. Luisa Gonzáles, arrivée en tête du premier tour, capitalise sur le rejet de la présidence du banquier conservateur Guillermo Lasso (2021-2023), dont la politique a accru les inégalités et l’insécurité dans des proportions alarmantes. En face d’elle, l’héritier multi-millionnaire Daniel Noboa promeut le statu quo en matière économique et sociale. L’extrême tension du climat politique singularise cependant cette élection entre toutes. Tandis que le narcotrafic étend son emprise sur le pays, un candidat à la présidence et deux responsables politiques ont été assassinés durant la campagne, propageant les rumeurs les plus folles quant à leurs commanditaires. Alors que les conflits sociaux se multiplient et que les Équatoriens rejettent une politique imposée par le Fonds monétaire international (FMI), le clivage autour de l’extractivisme empêche la gauche de marcher unie.

Agustin Intriago, Maire de la ville de Manta ; Fernando Villavicencio, candidat à l’élection présidentielle ; Pedro Briones, dirigeant local du mouvement de la « Révolution citoyenne », qui revendique l’héritage de la présidence de Rafael Correa (2007-2017) et soutient Luisa Gonzáles. Tels sont les noms des trois responsables politiques assassinés en moins d’un mois en Équateur, pourtant encore classé parmi les pays les plus sûrs du continent sud-américain il y a sept ans. C’est dans ce climat que s’est tenu le 20 août dernier le premier tour d’un scrutin présidentiel convoqué de manière anticipée par le président conservateur sortant Guillermo Lasso alors sous le coup d’une procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale.

Celle-ci fait suite à la formulation d’accusations à son encontre de la part du procureur général selon lesquelles il serait intervenu en vue d’étouffer une enquête visant à établir les liens entre le banquier Danilo Carrera, qui n’est autre que son beau-frère, et l’entrepreneur Rubén Cherres. Celui-ci est suspecté d’avoir obtenu de manière irrégulière des parts de marché avec leur aide, tout en entretenant par ailleurs des relations avec un réseau de narcotrafiquants (surnommé la « mafia albanaise »)…

Un scandale qui vient s’ajouter à un bilan marqué par une insécurité et des inégalités croissantes, lourdement sanctionné par la population équatorienne. Celle-ci a décidé de placer en tête de ce premier tour Luisa González, soutenue par le mouvement de la Révolution citoyenne, suivie par la grande fortune Gustavo Noboa. Ce dernier, porteur d’un projet s’inscrivant dans la continuité de la politique actuelle, est parvenu à incarner une forme de nouveauté en prenant soigneusement ses distances vis-à-vis de la polarisation exacerbée du pays, alimentée par la plupart des autres candidats soucieux de manifester leur opposition frontale au « corréisme » [de l’ancien président Rafael Correa, opposé au néolibéralisme NDLR].

« Les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État »

Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR)

Ce second tour a un goût de remake : Luisa Gonzáles revendique l’héritage du président Rafael Correa élu en 2006, tandis que son adversaire Gustavo Noboa n’est autre que le fils du candidat malheureux qui avait alors perdu face à ce dernier.

« Délit d’assassinat par omission volontaire »

La question sécuritaire a été propulsée au premier plan de cette campagne présidentielle par le meurtre, à la sortie d’un meeting en plein coeur de Quito le 9 août dernier, du candidat de centre-droit Fernando Villavicencio. Sous les couleurs du mouvement Construye, cet ex-syndicaliste du secteur pétrolier avait fait de la lutte contre la corruption et le narcotrafic ses priorités. Des coordonnées qui rappellent l’assassinat, dans les mêmes conditions, de Luis Carlos Galan lors de la campagne présidentielle colombienne de 1989.

Si le bourreau de Villavicencio a été neutralisé – contrairement à son homologue colombien -, tout comme les sept individus suspectés de lui avoir prêté main-forte, ceux-ci viennent à leur tour d’être assassinés, ce samedi 7 octobre, au sein des prisons de Guayaquil et de Quito. Les soupçons se sont tournés vers Adolfo Macias, représentant du gang des Choneros : bien que ces derniers n’aient pas revendiqué l’assassinat du candidat, ils entretiennent d’étroites relations avec le narcotrafic colombien, de même que Los Aguilas, la bande qui contrôle le quartier n°7 de la prison de Guayas 1 dans laquelle viennent d’être assassinés six des sept suspects interrogés…

En l’absence de preuves tangibles, les allégations de collusion entre gangs et responsables politiques vont bon train. Et dans la sphère médiatique, elles sont généralement à sens unique. Il n’a fallu que vingt-quatre heures pour que Guillermo Lasso attribuer la responsabilité de cet assassinat aux partisans de Rafael Correa, affirmant qu’il ne permettra pas de « livrer le pouvoir et les institutions démocratiques au crime organisé, bien qu’il soit déguisé en parti politique ». Une prise de position alimentée par l’opposition notoire entre Correa et Villavicencio, qui s’est notamment réfugié à Washington en 2013 après avoir accusé l’ex-président équatorien d’avoir commandité une excursion armée au sein d’un hôpital… La surmédiatisation de cette opposition a conduit Rafael Correa à affirmer que cet assassinat résulte d’un « complot de la droite » destiné à discréditer Luisa González.

Ces accusations reposent sur la mise en lumière de dysfonctionnements manifestes dans le dispositif de sécurité octroyé par l’Etat au défunt candidat, à la suite des menaces répétées dont il a fait l’objet ces derniers temps. En effet, le véhicule à bord duquel il est monté juste avant d’être assassiné n’était pas blindé, contrairement aux préconisations qu’aurait dû suivre un processus de sécurité à la hauteur des risques auxquels il se voyait exposé. Par ailleurs, aucun garde du corps ne se trouvait du côté gauche de la voiture, d’où sont provenus les tirs mortels. Des observations également relayées par la famille de Fernando Villavicencio qui a décidé, le 18 août dernier, de déposer une plainte à l’encontre du ministre de l’Intérieur Juan Zapata, du directeur du renseignement policier Manuel Samaniego, de son homologue chargé de l’opération de sécurité et protection du candidat, ainsi que du général de la Police Fausto Salinas, récemment limogé par Lasso en réaction à la tuerie survenue au sein de la prison de Guayas 1.

Cependant, cela n’empêche pas ce dernier d’être également traîné devant la justice par la famille du défunt candidat pour « délit d’assassinat par omission volontaire ». Mark Weisbrot, directeur du Center of Economic and Policy Research (CEPR), ajoute : « les nombreux liens entre des figures du crime organisé et des responsables gouvernementaux, jusqu’au plus haut niveau, donnent du crédit aux allégations selon lesquelles le meurtre de Villavicencio aurait pu être un crime d’État ».

Néolibéralisme autoritaire et narcotrafic

Si les responsables de ce crime demeurent encore inconnus, les causes de l’explosion de l’insécurité, elles, sont plus aisées à établir. Le virage néolibéral impulsé par Lenín Moreno (2017-2021) à la suite de son élection à la présidence de l’Équateur, puis approfondi par son successeur Guillermo Lasso, a généré une dégradation alarmante de nombreux indicateurs : le nombre d’homicides a été multiplié par cinq en seulement six ans, passant de 5,8 pour 100.000 habitants au terme de la présidence Correa à… 25,9 l’année dernière – avant d’augmenter de plus de 55 % depuis le mois de janvier1.

Cette évolution découle du démantèlement d’une partie des institutions étatiques entamée par Moreno dès 2017, avec la suppression de six ministères de coordination créés par Rafael Correa en vue de planifier les modalités de gestion des différentes aires d’action de l’État. La suppression plus spécifique du Ministère de coordination de la Sécurité avait alors privé le gouvernement des marges de manœuvre susceptibles de lui permettre de faire face aux implications de l’accord de paix conclu en 2016 entre son homologue colombien et la guérilla des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC)…

Ce groupe imposait jusqu’alors une forme de contrôle sur l’ensemble de la frontière entre l’Équateur et la Colombie, en vue d’éviter qu’un gang colombien commette sur le territoire équatorien des actes susceptibles d’encourager un renforcement de la coopération entre les armées de ces deux États. Le retrait des FARC laisse libre cours aux gangs qui profitent de l’affaiblissement de l’Etat équatorien pour s’implanter au sein de son territoire…

Cette hausse de l’insécurité a par ailleurs été favorisée par la précarisation d’une part importante de la population équatorienne, découlant de différentes mesures successivement adoptées par les gouvernements de Lenín Moreno et de Guillermo Lasso en vue de réduire les dépenses publiques, conformément aux préconisations du FMI. Celui-ci avait accordé en 2019 un prêt de 10,2 milliards de dollars à l’Équateur en contrepartie de l’adoption de mesures visant à « assouplir la fiscalité », pour citer Anna Ivanova, alors cheffe de mission du FMI en Équateur. C’est ainsi que Lasso décide notamment de diminuer l’impôt sur les sorties de devises, initialement mis en place en vue de garantir un équilibre des dollars en circulation au sein d’un Etat qui ne dispose pas du pouvoir de création monétaire… puisque sa monnaie est directement imprimée par la Federal Reserve (Fed) des États-Unis.

Les seules forces politiques qui sortent renforcées des scrutins précédents sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme

En bout de course, l’État manque de fonds susceptibles de lui permettre d’assumer des mécanismes de redistribution sociale à la hauteur des besoins sociaux, et la pauvreté explose. Si au cours de la présidence Correa, le taux de pauvreté avait chuté de quinze points, passant de 37 % en 2007 à 21,5 % en 2017, elle s’élève à 25 % au terme de l’année dernière, après avoir atteint un pic de 33 % en 20202. Ce facteur contribue sans nul doute à comprendre comment un nombre croissant d’Équatoriens marginalisés se sont tournés vers les gangs, qui prétendent se substituer à un État perçu comme incapable d’améliorer leurs conditions de vie.

Refusant malgré tout de revenir sur des orientations économiques ayant précipité cette hausse de la criminalité, le gouvernement Lasso avait alors décidé se cantonner à une stratégie répressive fondée sur l’adoption répétée d’états d’urgence et de couvre-feux face à la multiplication des mutineries dans les prisons ainsi que des mobilisations sociales. Cette stratégie revenait à placer sur un pied d’égalité des responsables d’actes criminels et des manifestants exerçant leurs droits constitutionnels – comme en témoigne l’arrestation, le 14 juin 2022, de Leonidas Iza, président de la Confédération des Nationalités indigènes de l’Équateur (CONAIE), qui était alors aux avant-postes d’une importante mobilisation convoquée suite à l’explosion des prix des produits de première nécessité.

Le gouvernement sortant avait ainsi poussé la logique néolibérale à son paroxysme, en systématisant une approche répressive des conflits sociaux. C’est ainsi que l’Équateur a intégré en 2023 le sinistre podium des dix États les moins respectueux des droits des travailleurs, selon l’Indice global des droits établi par l’Organisation internationale du travail (OIT). Celle-ci avait épinglé le gouvernement de Guillermo Lasso sur deux points en particulier : l’adoption de lois régressives en termes de droit du travail, couplée à d’importantes violences policières à l’encontre de grévistes3.

Fractures internes à la gauche équatorienne

Ces coups portés aux mobilisations sociales n’empêchent pas la population équatorienne de sanctionner le bilan du gouvernement Lasso dans les urnes. Le score de Luisa Gonzáles, en tête du premier tour des élections, vient ainsi confirmer la tendance observée lors des élections municipales et régionales qui se sont tenues au mois de février 2023. Les deux seules forces politiques qui sortent renforcées de ce scrutin sont porteuses de projets alternatifs au néolibéralisme, à savoir le mouvement de la Révolution citoyenne et le parti indigène Pachakutik, qui passent respectivement d’1,1 et 0,5 millions de voix en 2019 à 1,9 et 0,8 millions de suffrages cette année

Le fait qu’un candidat « corréiste » soit élu à la tête de la mairie de Guayaquil après plus de trente ans de domination sans partage du Parti Social-Chrétien (PSC) – l’un des principaux représentants de la droite équatorienne qui soutient notamment Lasso lors de l’élection présidentielle de 2021 – traduit l’ampleur de la déconvenue subie par les tenants de la voie néolibérale.

Si cette dynamique est confirmée par le fait que le PSC ne termine qu’à la 4e place de ce scrutin présidentiel, ainsi que par les 33,6 % des suffrages grâce auxquels Luisa González termine près de 10 points devant son challenger Daniel Noboa, force est de constater que le Pachakutik s’effondre. Son candidat Yaku Pérez n’obtient en effet que 4 % des suffrages contre 19 % lors du scrutin présidentiel de 2021. Cette perte de quinze points en deux ans est cependant moins due à un affaiblissement du mouvement indigène qu’à des divisions internes à cette mouvance.

Daniel Noboa, dont la famille a fait fortune grâce au modèle extractiviste équatorien, a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière

La CONAIE avait notamment refusé, sous l’impulsion de son dirigeant Leonidas Iza, d’appeler à voter pour le candidat Yaku Pérez, accusé de proximité avec les élites néolibérales, dans son programme comme dans sa démarche. Il est vrai que celui-ci avait appuyé le banquier conservateur Guillermo Lasso face au candidat « corréiste » en 2017. Quatre ans plus tard, il avait ensuite refusé de choisir entre Lasso et Andrés Arauz, qui défendait l’héritage de Rafael Correa – au motif qu’un État fort et centralisé, défendu par ces derniers, serait antinomique avec les droits des populations indigènes. Son soutien au renversement d’Evo Morales en Bolivie en 2019 vient renforcer son inimitié avec des figures de premier plan de la CONAIE telles qu’Iza ou son prédécesseur Jaime Vargas.

Ceux-ci s’étaient rendus à La Paz au mois de novembre 2020 en vue de manifester leur proximité avec l’ex-président bolivien. Pachakutik paie enfin ses divisions internes en ce qui concerne la position à adopter à l’égard de la procédure de destitution engagée par l’Assemblée nationale à l’égard de Lasso, la moitié des 24 parlementaires élus avec le soutien de ce parti n’ayant pas pris part à ce vote. Ce choix avait lui aussi suscité l’ire de la CONAIE, aux avant-postes de la mobilisation face au gouvernement de Guillermo Lasso.

Alliance de circonstances entre anti-extractivistes et néolibéraux

Cette débâcle de Yaku Pérez bénéficie notamment à Daniel Noboa, dans la mesure où l’entrepreneur termine en tête dans six des treize provinces amazoniennes dans lesquelles le candidat du Pachakutik avait obtenu ses meilleurs scores en 2021.

Comment expliquer cette montée en puissance d’un candidat dont la famille s’est pourtant enrichie grâce au modèle extractiviste équatorien – le père de Daniel Noboa contrôlant notamment le marché de la banane, qui représente la deuxième source de revenus de l’Etat équatorien après le pétrole ? Noboa s’est notamment affiché ouvertement favorable à l’arrêt de l’exploitation des ressources pétrolières situées au sein de la réserve naturelle du Yasuni.

Cette question, qui représente l’une des principales lignes de fracture traversant la gauche équatorienne, a fait l’objet d’un référendum convoqué en parallèle de ce scrutin présidentiel qui s’est soldé par une importante victoire des opposants à l’exploitation de ces ressources, le « Oui » à la préservation de la réserve du Yasuni obtenant 59 % des suffrages exprimés. Dans ce contexte, Noboa a su attirer à lui une part importante des voix issues de la gauche critique vis-à-vis de l’extraction pétrolière et ce, d’autant plus que Luisa González s’est par ailleurs affichée ouvertement favorable au maintien de l’exploitation pétrolière dans cette zone.

Contrairement aux leaders de la CONAIE, favorables à une rupture radicale avec l’extraction pétrolière, les « corréistes » comptent sur l’or noir, qui représente la première source de revenus de l’État – fût-ce pour les réinvestir dans des programmes de diversification de la structure productive équatorienne sur le plus long terme. C’est ainsi que si González a su mobiliser l’électorat « corréiste » lors de ce premier tour, elle pourrait – de même qu’Arauz en 2021 – rencontrer des difficultés à élargir cette base à l’occasion du second tour en raison d’une alliance de circonstance entre anti-extractivistes et néolibéraux.

« Noboa, c’est Lasso rechargé »

Le soutien de Noboa à l’arrêt de l’exploitation pétrolière au sein du Yasuni jure avec ses autres propositions économiques susceptibles de renforcer la dépendance de l’Etat équatorien à l’extraction de telles ressources. Dans la droite ligne des orientations adoptées par Lasso, il se veut porteur d’un « environnement entrepreneurial attractif » destiné à favoriser les investissements privés4. Or, ce sont justement de telles politiques économiques qui ont conduit au développement, au cours des années 1980 et 1990, d’un processus de « reprimarisation extractive » fondé sur l’installation tous azimuts d’entreprises privées sur les principaux gisements pétroliers du pays, mues par une logique court-termiste de maximisation du profit5.

À l’instar de « l’environnement attractif » prôné par Noboa, ce processus a largement reposé sur des avantages fiscaux privant l’Etat d’une manne financière conséquente – celle-là même qui aurait été et serait nécessaire pour sortir l’Équateur de sa dépendance à ces ressources. Cette priorité donnée aux investissements privés place Daniel Noboa dans la continuité de Guillermo Lasso. Mais ce n’est pas leur seul point commun.

Le journal brésilien Folha révèle en effet que le nom du candidat libéral apparaît aux côtés de celui du président Lasso dans les Pandora Papers6. On apprend notamment qu’il a officié comme responsable du compte bancaire de la société Festil Investments S.A., basée au Panama. Or, il se trouve que la Constitution équatorienne interdit à tout individu détenteur de parts dans des paradis fiscaux de concourir à une élection présidentielle, ce qui rend, de fait, sa candidature illégale. Pour couronner le tout, il se trouve que cette société possède des parts au sein du groupe Banisi, qui n’appartient à nul autre que… Guillermo Lasso. On comprend que le hashtag « Noboa est Lasso Rechargé » soit devenu si populaire sur les réseaux sociaux…

L’élection de Noboa, à qui la quasi-totalité des candidats restés aux portes du second tour ont apporté leur soutien au nom de l’opposition au corréisme, est-elle désormais actée ? Rien n’est moins sûr. La marge de dix points que lui prêtaient les sondages publiés à la fin du mois d’août ne cesse de se restreindre à l’approche du second tour.

Toujours est-il que, quel que soit le vainqueur proclamé dimanche soir, ses marges de manœuvre devraient être limitées par une Assemblée nationale renouvelée, en parallèle du premier tour de ce scrutin présidentiel. Avec ses cinquante sièges, le mouvement de la Révolution citoyenne y dispose du premier groupe parlementaire, mais n’atteint pas les soixante-neuf élus nécessaires en vue de s’assurer la majorité absolue des votes au sein de cette assemblée.

Cependant, la diversité des autres groupes politiques rend tout aussi complexe la perspective de constitution d ’une large majorité au profit de Noboa. C’est donc en composant avec un certain nombre de contraintes institutionnelles que la nouvelle administration qui découlera de ce scrutin devra répondre à la crise sécuritaire, ainsi qu’à la polarisation exacerbée autour de laquelle s’effrite chaque jour davantage le consentement autour d’un pacte démocratique commun.

Notes :

1 Johnston Jake, Vasic-Lalovic Ivana, « Ecuador : A Decade of Progress, Undone », Center for Economic and Policy Research, August 15, 2023 ; https://cepr.net/report/ecuador-a-decade-of-progress-undone-full-html/

2 https://donnees.banquemondiale.org/indicator/SI.POV.NAHC?locations=XP-EC

3 www.globalrightsindex.org

4 CNN, « Las 5 propuestas claves de Daniel Noboa para ser presidente de Ecuador », 11/10/2023; https://cnnespanol.cnn.com/2023/10/11/5-propuestas-clave-daniel-noboa-elecciones-ecuador-orix/

5 Prévôt-Schapira Marie-France, 2008, « Amérique latine : conflits et environnement, “quelque chose de plus” », Problèmes d’Amérique latine, no 70, p. 5-11.

6 JARDIM Claudia, « Equador: Candidato tem empresa em paraiso fiscal », Folha, 12/10/2023 ; https://www1.folha.uol.com.br/mundo/2023/10/candidato-presidencial-do-equador-e-dono-de-empresas-em-paraiso-fiscal.shtml