Pourquoi Benjamin Netanyahou n’a plus d’avenir politique

Benjamin Netanyahou. © World Economic Forum

Loin de renforcer Benjamin Netanyahou par un effet de « ralliement au drapeau », la séquence ouverte depuis l’attaque du 7 octobre contre Israël a détruit sa côte de popularité auprès des électeurs. La carrière politique de celui qui a fondamentalement remodelé la société israélienne pourrait bien se terminer dès la fin de la guerre en cours. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Alexandra Knez et éditée par William Bouchardon.

À première vue, on aurait pu s’attendre à ce que l’attaque du Hamas contre Israël, le 7 octobre, renforce le soutien au Premier ministre de longue date, Benjamin Netanyahou. Or, les sondages semblent indiquer que les Israéliens tiennent majoritairement son gouvernement pour responsable et qu’ils voteraient pour l’opposition si des élections avaient lieu aujourd’hui.

Tel est du moins l’avis de l’auteur du récent billet intitulé « Life After Netanyahu », publié sous le pseudonyme substack d’Ettingermentum, interrogé par le magazine Jacobin. Il revient sur les origines politiques du consensus actuel en Israël, les raisons pour lesquelles les violences commises par le Hamas représentent une menace existentielle pour l’ensemble de la marque politique de Netanyahou, et la manière dont la nouvelle dynamique politique en Israël pourrait avoir un impact sur les Palestiniens.

Luke Savage : Le point de départ de votre récente analyse a été le rôle central de Benjamin Netanyahou dans la mise en place et la pérennisation du consensus politique israélien – un consensus qui, selon vous, a été brisé par l’attaque du Hamas le 7 octobre dernier. Avant d’en venir aux événements les plus récents, comment qualifieriez-vous l’importance de M. Netanyahou dans l’histoire politique de son pays ? Et quels sont, selon vous, les principes fondamentaux de ce consensus ?

Ettingermentum : Benjamin Netanyahou est actif et influent sur la scène politique israélienne depuis longtemps. Il est premier ministre d’Israël quasiment sans interruption depuis 2009-2010. Et ce n’était pas sa première expérience en tant que premier ministre, puisqu’il a été élu pour la première fois en 1995, et qu’il dirige le Likoud, le parti conservateur de droite, depuis 1993. Lorsqu’il est arrivé au pouvoir, Israël avait un système à deux partis très compétitif entre le parti travailliste de centre-gauche, traditionnellement dominant, et le Likoud, essentiellement composé, avant l’arrivée de Netanyahou, d’anciens membres des forces paramilitaires comme Menachem Begin et Yitzhak Shamir.

Shamir est un personnage intéressant. Il faisait partie d’un mouvement qui a reconnu être un groupe terroriste et il était activement recherché par le gouvernement britannique avant la création d’Israël. Begin, quant à lui, n’a longtemps pas pu se rendre dans certains pays pour de similaires raisons, alors qu’il était un homme politique israélien majeur.

Telle était donc la situation au sein du Likoud avant Netanyahou : ils étaient très rigides et violemment opposés non seulement à la présence des Arabes en Israël, mais aussi à la position des sionistes travaillistes plus modérés qui jouissaient traditionnellement d’une position de force depuis la création de l’État. Les travaillistes étaient eux soutenus par la communauté des immigrants ashkénazes d’Europe et, plus timidement, par la communauté Mizrahi, des gens qui avaient vécu dans les territoires palestiniens avant la création d’Israël et dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Le Likoud prend le pouvoir pour la première fois en 1977, en grande partie à la suite de l’échec israélien lors de la guerre du Kippour, puis Netanyahou succède à Shamir et devient le chef du Likoud en 1993. Il est une personnalité d’un genre différent. Il a reçu une éducation américaine et a vécu aux États-Unis pendant une grande partie de sa vie. Il a grandi à Philadelphie et a travaillé au Boston Consulting Group (cabinet de conseil, ndlr) avec Mitt Romney (milliardaire et candidat républicain à la présidence des USA face à Barack Obama en 2012,  ndlr); il a commencé sa carrière en tant que spécialiste des affaires étrangères aux Nations unies.

Netanyahou devient Premier ministre au lendemain des accords d’Oslo en 1995 et commence immédiatement à bloquer le processus de paix.

Netanyahou n’est pas moins radical que ses prédécesseurs. Son début de carrière est marqué par son opposition virulente aux accords d’Oslo. Il est même approché par les services de renseignement israéliens qui lui disent de modérer sa rhétorique qui commence à représenter un risque sécuritaire. Bien sûr, il les a complètement ignorés et Rabin a été assassiné par un extrémiste de droite en 1995, ce qui a conduit à des élections. À cette époque, Israël élisait ses premiers ministres au scrutin direct (et non indirectement par un vote du Parlement, ndlr) et Netanyahou bat, avec un point d’avance, le successeur et rival de longue date de Rabin, le travailliste Shimon Peres. Il devient Premier ministre au lendemain des accords d’Oslo en 1995 et commence immédiatement à bloquer le processus de paix. Voilà ce qui fera sa renommée.

Il est également l’un des principaux partisans du libéralisme économique dans le pays. Or, Israël a longtemps connu une économie très réglementée, voire de gauche. Une fois au pouvoir, Netanyahou prône la privatisation, la déréglementation et le néolibéralisme. En 1999, il est battu par Ehud Barak, un ancien général membre du parti travailliste.

Passons à 2009 : le parti centriste Kadima remporte plus de sièges, mais Netanyahou et sa coalition obtiennent la majorité. Il revient donc au pouvoir et on observe immédiatement une évolution. Le processus de construction du mur autour de la Cisjordanie et de Gaza, après la deuxième Intifada (le soulèvement palestinien qui a débuté en 2000, ndlr) a constitué un changement majeur dans l’état d’esprit d’Israël en matière de sécurité. Puis, sous Netanyahou, on assiste à une véritable poussée en faveur de la construction du Dôme de fer (le système antimissile israélien, censé intercepter les roquettes du Hamas, ndlr), avec des fonds et des équipements américains, ainsi qu’à l’arrêt total des négociations de paix officielles qui étaient pourtant toujours en cours, même sous l’administration de George W. Bush.

Tout cela prend fin avec le second mandat de Netanyahou. Son gouvernement est instable et il doit organiser plusieurs élections en 2013 et 2015. Des problèmes persistent entre lui et ses alliés de droite. L’aile d’extrême-droite du parti, très militariste, ne voit pas d’un bon œil les partis ultra-religieux, car ces derniers ne servent pas dans l’armée. Mais Netanyahou gagne en 2013, puis en 2015, et continue à saboter le processus de paix. Barack Obama tente certes de relancer des pourparlers encadrés, mais Netanyahou le met au pied du mur en lui disant « Vous n’êtes pas prêt à exercer une quelconque pression sur nous », ce qu’Obama lui concède.

Et donc lui et son parti continuent à renforcer la sécurité du pays. Israël se dote d’un armement de plus en plus performant, construit des murs censés les protéger d’une invasion terrestre, le Dôme de fer… Tout cela est perçu comme un moyen d’endiguer le problème : « Vous n’avez plus à vous soucier des Palestiniens qui entrent et bombardent les bus parce que nous avons une barrière géante. Vous n’avez plus à vous inquiéter des tirs de roquettes puisqu’il y a le Dôme de fer ».

Quel est donc le problème, du point de vue israélien, et en particulier du point de vue de Netanyahou, si on laisse l’occupation se poursuivre ? Que Gaza meurt de faim ? Que la Cisjordanie soit sous occupation militaire directe ? Netanyahou s’en fiche. Les États-Unis pourraient éventuellement se fâcher parce qu’Israël ne cherche pas à trouver une solution permanente, mais voilà que Trump est élu et qu’il est accompagné d’une administration furieusement sioniste qui est sur la même longueur d’onde que Netanyahou. Ils ne se soucient pas d’une solution à deux États, même nominalement, et promettent une aide inconditionnelle pour soutenir toutes les revendications du Likoud.

Lorsque Trump est élu, il est accompagné d’une administration furieusement sioniste qui est sur la même longueur d’onde que Netanyahou.

Netanyahou développe tout de suite un partenariat très étroit avec Trump. Cela tue l’idée d’un règlement à long terme. Et, à ce stade, cela fait dix ans que Netanyahou est premier ministre, et les pays arabes commencent eux aussi à considérer cette situation comme réglée. C’est ainsi que sont nés les accords d’Abraham, avec des pays comme les Émirats arabes unis, le Bahreïn, le Maroc, le Soudan…

Luke Savage : Peut-être même avec l’Arabie Saoudite, avant les événements récents…

Ettingermentum : Oui, ce devait être le point culminant du processus. En substance, l’idée de faire accepter aux pays arabes d’abandonner la question palestinienne car les avantages qu’ils pourraient tirer d’une alliance avec Israël sont plus importants que toute possibilité d’autodétermination palestinienne.

Cette affaire est considérée comme réglée lorsque Joe Biden est élu président, alors même qu’il dispose de la même équipe diplomatique que celle d’Obama, qui était ostensiblement en faveur d’une solution à deux États. Pour Biden, initialement, il n’est même pas question de revenir à une solution à deux États.

Pendant ce temps, Netanyahou suscite cependant une incroyable controverse en Israël en raison de son inculpation pour corruption en 2018. Lors des élections en 2019, Netanyahou est si critiqué et si détesté que beaucoup de ses alliés traditionnels commencent à se retourner contre lui : Avigdor Lieberman du parti Yisrael Beiteinu, qui a été son vice-premier ministre pendant plusieurs années, Naftali Bennett, qui était un autre de ses partenaires de coalition, et même certains de ses anciens officiers d’armée, comme Benny Gantz, qui a créé son propre parti.

À ce stade, le parti travailliste et la gauche israélienne ne sont plus que des coquilles vides, considérés comme des causes perdues. L’opposition à Netanyahou se présente donc sous la forme de ces partis centristes qui acceptent fondamentalement son consensus. Ils partent également du principe qu’il a résolu la question palestinienne et que les négociations de paix n’ont aucune raison d’être.

L’opposition anti-Netanyahou est menée par des personnalités comme Benny Gantz, l’ancien chef d’état-major des Forces de défense israéliennes, qui annonce sa campagne de 2019 par une publicité racontant comment il a bombardé les Palestiniens jusqu’à les ramener à l’âge de pierre. Au lieu d’une solution à deux États, il se dit favorable à une « solution à deux entités », ce qui n’est pas la même chose.

L’opposition à Netanyahou se présente sous la forme de partis centristes qui acceptent son consensus. Ils partent du principe qu’il a résolu la question palestinienne et que les négociations de paix n’ont aucune raison d’être.

L’opposition se compromet donc pour capter les électeurs de droite déçus par Netanyahou. Malgré cela, elle ne parvient pas à obtenir une majorité lors de plusieurs élections successives. Un bref projet de rapprochement entre Benny Gantz et Netanyahou a été envisagé durant le COVID, Gantz devenant Premier ministre suppléant au bout de six mois. Finalement, l’accord tombe à l’eau avant que Netanyahou ne quitte ses fonctions, probablement car il ne pouvait pas abandonner l’immunité judiciaire que lui confère son mandat de Premier ministre, faute de se retrouver en prison.

En 2021, de nouvelles élections sont organisées et l’opposition parvient à créer une coalition incroyablement fragile, composée de tous les éléments politiques du pays à l’exception de ceux de Netanyahou. Elle est conduite par Naftali Bennett, un colon israélo-américain, et est soutenue par des responsables militaires, des politiciens centristes, des islamistes arabes, des sociaux-démocrates et des socialistes. Netanyahou est alors le chef de l’opposition et cherche à revenir au pouvoir au plus vite pour échapper à la prise. C’est pour cela qu’il envisage alors une réforme profonde du pouvoir du système judiciaire pour le soumettre au pouvoir politique, qui a été fortement critiquée durant les premiers mois de 2023.

Luke Savage : Cet épisode était très surprenant, c’était par exemple la première fois qu’un journal comme le New York Times exprimait ouvertement son inquiétude face à l’action du gouvernement Netanyahou…

Ettingermentum : Les questions de gouvernance préoccupent sans doute plus la classe supérieure que celle de la Palestine. Mais toujours est-il que cette réforme devient une thématique polarisante, ce qui témoigne d’ailleurs de la centralité de Netanyahou dans le jeu politique.

Cette coalition d’opposition s’effondre à peine un an après le début de son mandat de cinq ans et de nouvelles élections sont organisées en 2022, c’est-à-dire juste avant les élections américaines de mi-mandat de l’année dernière. M. Netanyahou se présente sur le thème « Ne m’envoyez pas en prison » et remporte la majorité absolue. Il franchit le seuil avec une marge de manœuvre suffisante, ce qui lui permet de former ce que tout le monde appelle – y compris sa propre coalition – le gouvernement le plus à droite de l’histoire d’Israël.

On y trouve des forces d’extrême-droite incroyables – qui dépassent tout ce que l’on pouvait imaginer dans ce pays. C’est un moment décisif pour Israël : Netanyahou est alors au sommet de son pouvoir. Il dispose d’une majorité très solide et sa première priorité est d’adopter une réforme judiciaire, ce qui suscite une énorme indignation au sein de la population, y compris au sein de l’establishment militaire. Des manifestations massives ont lieu durant des mois. Selon certains observateurs, il s’agirait même de la plus grande fracture jamais observée dans la société israélienne. Les médias ont également rapporté que des réservistes menaçaient de déserter si la réforme était adoptée.

Les sondages de la coalition au pouvoir commencent alors à être mauvais et à passer sous les 50 % cumulés. La population commence à avoir une image vraiment négative de Netanyahou. Puis l’attaque du Hamas se produit. Le fondement même des treize dernières années de gouvernement de Netanyahou, qui ont transformé la politique et les relations extérieures du pays, est complètement anéanti en une seule journée. Cela ouvre une nouvelle phase très incertaine, dans laquelle nous sommes à présent.

Luke Savage : Généralement, les guerres profitent aux gouvernements en place, du moins au début. On peut penser par exemple au climat de chauvinisme qui a prévalu après le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis, avec un ralliement fébrile non seulement autour du drapeau, mais aussi autour de la figure de George W. Bush. Vous suggérez que ce n’est pas ce qui s’est passé en Israël depuis le début du conflit. Quelle a été la réaction générale des citoyens israéliens – juifs et non juifs -, et quelle est la situation actuelle de la coalition de droite de M. Netanyahou ?

Ettingermentum : Netanyahou est détesté. Sa perception est comparable à celle d’Herbert Hoover (ancien président américain, complètement dépassé par la crise de 1929, ndlr) au début de la Grande Dépression, et non pas à celle d’un chef de guerre.

Car il ne s’agit pas simplement d’un problème militaire que personne n’a vu venir. Il s’agit d’un problème connu depuis des décennies et d’une question politique explicite depuis des décennies. C’est précisément ce type d’incident, qui est le pire massacre de Juifs sur le territoire israélien depuis l’Holocauste, que tout l’arsenal déployé par Netanyahou au fil des années était censé empêcher. C’était l’unique objectif de chaque aspect de la politique palestinienne du pays ! La seule question qui se posait était de savoir s’il était préférable d’y parvenir via un accord bilatéral ou par la répression par la force militaire ?

C’est précisément ce type d’incident, qui est le pire massacre de Juifs sur le territoire israélien depuis l’Holocauste, que tout l’arsenal déployé par Netanyahou au fil des années était censé empêcher.

Tout au long de sa carrière, Netanyahou a affirmé que les accords négociés étaient naïfs, contre-productifs, irréalistes et utopiques, et qu’ils avaient davantage nui à Israël qu’ils ne l’avaient aidé. C’est la seule ligne de conduite qu’il a suivie tout au long de sa vie, et il s’avère que toute sa vision du monde était erronée. Il a demandé aux gens de le juger sur sa capacité à apporter la sécurité au pays – il suffit de voir les publicités où il se présente comme une baby-sitter ou un garde-côte veillant à la sécurité de tout le monde. Il était le protecteur indispensable du pays. Ce genre d’attaque ne devait jamais se produire.

Aujourd’hui, les gens ne se disent plus « Oh, il faut le soutenir », mais bien « Le type qui a promis pendant des décennies qu’il pourrait garantir la sécurité grâce à sa politique, à qui nous avons donné un blanc-seing pour faire tout ce qu’il voulait ces dix dernières années, a prouvé qu’il avait tort. » Ce n’est rien d’autre qu’un enfoiré corrompu.

Sa réputation politique dans le pays s’est effondrée. 94 % des habitants du pays estiment que le gouvernement a une part de responsabilité dans les attaques du 7 octobre. Une majorité de personnes souhaite qu’il démissionne une fois la guerre terminée. Ils veulent aussi que son ministre de la Défense, auparavant très populaire dans les sondages, démissionne. Son parti, le Likoud, est historiquement bas dans les sondages. Benny Gantz – le général de centre-droit qui fait actuellement partie du gouvernement d’unité nationale, mais qui est historiquement une figure très anti-Netanyahou – bénéficie d’un niveau de soutien presque sans précédent dans les sondages. Il pourrait très facilement former une coalition avec les chiffres qu’il obtient actuellement.

Certes, la fin de Netanyahou a déjà été annoncée à maintes reprises et il est revenu d’entre les morts plusieurs fois. Mais là, c’est différent. Il ne s’agit pas d’un simple scandale ou d’un problème mineur. C’est toute sa raison d’être en tant que personnalité politique qui est complètement remise en cause.

Et il n’a pas bien su répondre à la crise. Il n’a toujours pas admis sa responsabilité. Il ne veut parler à personne. Il a l’air décharné et terrifié. Il a dû s’accrocher à Biden pour obtenir un semblant de légitimité, qui, en se rendant sur place, a fait preuve d’une grande générosité alors qu’il aurait sans doute pu obtenir davantage de concessions de la part de Netanyahou en échange.

Mais c’est la fin d’une époque, et je pense que cela va définir son héritage. Il ne peut pas promettre d’alternative. Il a obtenu tout ce qu’il voulait, et il ne peut pas dire que ce qu’il fait fonctionnera un jour.

Et cette attaque date d’à peine plus d’un mois. Historiquement, la chute des hommes politiques israéliens est due à leur enlisement dans des conflits longs et sanglants. C’est ce qui a entraîné la chute de Begin, initialement très populaire, après la guerre du Liban. L’Intifada a mis fin à la carrière d’Ehud Barak, car elle était considérée comme un désastre sur le plan de la sécurité, et elle a conduit à l’ascension de Netanyahou. Que la prochaine élection ait lieu l’année prochaine ou dans cinq ans, Netanyahou n’a plus d’objectif. Et je ne vois pas comment on peut survivre politiquement sans but.

Luke Savage : Si la dynamique politique israélienne est en train de changer considérablement, il est en revanche peu probable que cette évolution du consensus entraîne des changements positifs pour les Palestiniens.

Ettingermentum : C’est délicat, parce que tout cela se passe en plein conflit, et que certains effets du « ralliement au drapeau » peuvent encore jouer. Même s’il n’y a pas de mobilisation autour de Netanyahou, l’État sécuritaire, la répression et la réponse militaire bénéficient d’un soutien généralisé dans la population. J’ai vu un sondage selon lequel 65 % des Israéliens sont favorables à une invasion terrestre de Gaza. La réaction immédiate à l’attaque du Hamas empêche probablement les gens d’examiner la situation dans une optique plus large et de se demander s’ils ont commis une erreur en abandonnant le processus de paix ou en croyant à tort que tout cela allait être résolu grâce à des gadgets high tech. Je ne pense pas que ce soit le genre de discussion que l’on puisse avoir en ce moment.

Biden veut revenir à un monde unipolaire et à une atmosphère post-11 septembre, où tout le monde est uni autour du gouvernement Il a essayé de le faire avec l’Ukraine et désormais avec Israël.

Plus tard, surtout si l’opération est un désastre et prouve que le statu quo est lui-même un désastre, il pourrait y avoir une occasion – si les gens sont prêts à l’entendre – de renouer avec l’idée qu’il faut une solution plus permanente, le tout étant la conséquence bien ironique d’une attaque majeure de ce type. Et pourtant une solution paraît impossible. Mais, du point de vue d’un Israélien qui se soucie rationnellement de sa propre sécurité, quelle autre solution voyez-vous ?

Luke Savage : Pour terminer, je voudrais vous poser une question sur les États-Unis. Depuis mi-octobre, la rébellion gronde parmi les membres du Congrès, dont plus de 400 ont signé une lettre appelant à un cessez-le-feu, et on assiste à une sorte de mutinerie parmi les fonctionnaires du département d’État au sujet de la politique de M. Biden, avec une démission très médiatisée. Que peut-on dire, à ce stade, de l’opinion publique américaine par rapport au conflit ?

Ettingermentum: Un sondage récent a donné des résultats assez inattendus : une étroite majorité d’Américains s’opposent aux transferts d’armes et aux livraisons d’armes à Israël, tandis qu’une majorité soutient l’aide humanitaire aux deux parties du conflit. Beaucoup de gens ne s’attendaient pas à ce résultat, compte tenu des sondages antérieurs et du fait que le climat politique général en Amérique a toujours été résolument pro-israélien.

Biden veut revenir à un monde unipolaire et à une atmosphère post-11 septembre, où tout le monde est uni autour du gouvernement et où le Président en exercice peut renforcer sa position politique. Il a essayé de le faire avec l’Ukraine et désormais avec Israël. Mais il apparaît clairement que l’on ne peut pas revenir à ce moment-là, car nous en avons déjà vécu les conséquences. Tout le monde se souvient des guerres d’Irak et d’Afghanistan dont chacun s’accorde à dire qu’elles ont été des erreurs.

Et lorsque les gens arrivent à cette conclusion, cela détermine la façon dont ils comprennent les conflits partout ailleurs. Ils ne vont pas simplement revenir à la situation de 2001 et dire immédiatement : « L’Amérique est le phare du leadership mondial, nous devons nous impliquer partout pour sauver le monde ». Ils verront ces conflits, se souviendront de ce qui s’est passé il y a vingt ans, et se demanderont pourquoi le résultat serait différent cette fois-ci.

Cette volonté des gens à Washington de se servir de chaque éruption de violence à l’étranger comme d’une occasion pour rétablir l’interventionnisme et le chauvinisme est clairement d’un autre temps. C’est aussi lié au personnage de Biden lui-même : il est très âgé et ses collaborateurs sont là depuis l’administration de Bill Clinton. Il n’arrive pas à s’adapter à la situation actuelle.

Je ne m’attends donc pas à ce qu’ils soient en mesure de répondre à l’évolution des opinions à ce sujet. Quelqu’un plus tard pourrait le faire, mais ce sera délicat étant donné le gâchis que Biden risque de laisser. C’est là tout l’intérêt de l’engagement politique.

Likoud et Hamas : histoire d’un renforcement mutuel

Netanyahu-Hamas--Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

Dans le conflit israélo-palestinien, les forces maximalistes, articulant proclamations belliqueuses et eschatologie religieuse, ont acquis un ascendant sans précédent. À Gaza, l’opposition non islamiste à la colonisation est réduite à la marginalité par l’hégémonie du Hamas. Celui-ci a bénéficié d’un soutien discret mais actif de la part du Likoud, convaincu d’y trouver une assurance-vie pour demeurer au pouvoir. Si le Hamas dispose de solides appuis régionaux, il est concurrencé, au sein de sa base, par des groupes jihadistes plus radicaux. En Israël, les mouvements d’extrême droite prônant officiellement un apartheid et appelant au massacre de civils palestiniens n’ont jamais été aussi influents ; ils capitalisent sur les atrocités commises par le Hamas. La coalition dirigée par Benjamin Netanyahou dans laquelle ils sont intégrés bénéficie, aujourd’hui comme hier, du soutien constant des États occidentaux. Retour sur un processus de sabotage des issues pacifiques.

Si la nature terroriste du Hamas est à juste titre régulièrement soulignée par les médias occidentaux, son histoire est moins linéaire qu’il n’y paraît. Il est fondé en 1987 par le cheikh Yassine, un imam adepte du courant des Frères musulmans, afin de mener une lutte armée contre l’État d’Israël. Ce choix constitue un tournant pour le courant palestinien d’obédience frériste qui avait jusqu’alors rejeté l’option militaire. Ce dernier aspirait surtout à réislamiser la société palestinienne, dont il déplorait le trop fort degré de sécularité. L’opposition à l’occupation israélienne demeurait secondaire.

À mesure que la colonisation s’intensifiait, les Frères musulmans voyaient leur popularité chuter en Palestine. En leur proposant de rallier la cause nationaliste, le cheikh Yassine leur offrait un second souffle. Et en optant pour un mode opératoire terroriste, il fournissait un nouvel horizon aux déçus de l’Organisation de libération de la Palestine (OLP) de Yasser Arafat.

Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Amos Oz ajoutait que le Hamas était « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ».

Tandis que celle-ci s’ouvre aux négociations avec Israël, le Hamas multiplie les attentats – et prend délibérément pour cible les civils israéliens. Alors qu’en 1988 l’OLP reconnaît à Israël le droit à vivre « en paix et en sécurité », le Hamas, fondé un an plus tôt, fait de son éradication l’objectif final. Et tandis que l’OLP, qui rassemble plusieurs organisations laïques (dont le Fatah dirigé par Arafat), souhaite dépasser les clivages confessionnels, le Hamas manifeste un antisémitisme virulent.

« Cauchemar dans le cauchemar » à Gaza

Les accords d’Oslo (1993-1995) marquent un tournant pour le Hamas. Autorités israéliennes et palestiniennes s’accordent alors sur le respect de frontières mutuelles. Mais tandis que leur application patine, que l’armée israélienne demeure dans les territoires occupés, le Hamas intensifie ses attaques pour torpiller les accords. Il bénéficie d’une base sociale qui ne fera que croître, à mesure que les engagements d’Oslo seront piétinés et que les affrontements avec Israël reprendront. Les bons scores électoraux du Hamas se succéderont, jusqu’à sa victoire aux élections législatives de 2006.

Côté israélien, la progression du Hamas donne du grain à moudre à la droite (dominée par le Likoud), prompte à qualifier de « terroriste » toute forme d’opposition à la colonisation. Déjà fragile, la confiance de la population à l’égard des processus de pacification s’érode davantage. Il faut dire que la stratégie israélienne n’était pas totalement étrangère à cette montée en puissance du Hamas. En 2006, le reporter Charles Enderlin en résumait la teneur dans Le Monde : « depuis trente ans, les dirigeants israéliens ont misé sur les islamistes pour détruire le Fatah » [NDLR : le principal mouvement de l’OLP].

Depuis les années 1970 en effet, les gouvernements successifs avaient fait le pari de soutenir les Frères musulmans palestiniens pour affaiblir l’OLP. Les premiers étaient tolérés, voire encouragés, tandis que la seconde était prohibée et réprimée. Dans un premier temps, ce choix pouvait s’expliquer par une mésestimation du danger représenté par la mouvance islamiste1. Mais cette orientation stratégique a perduré bien au-delà de la création du Hamas.

Wikileaks, câble 07TELAVIV1733_a du 13/06/07

En 2007, alors qu’une guerre civile sanglante déchirait le Hamas et le Fatah à Gaza, le chef des services secrets israéliens Amos Yadlin se déclarait « heureux » de la perspective d’une « conquête par le Hamas de la Bande de Gaza », qui « [permettrait] de la traiter comme un État hostile », ainsi que le rapporte Wikileaks. Durant les mandatures de Benjamin Netanyahou (au pouvoir de 2009 à 2019 puis à partir de 2022), ce soutien tacite au Hamas a continué, soulevant l’indignation répétée de la gauche israélienne.

Le Premier ministre a notamment autorisé, sans aucun contrôle, des transferts de fonds qataris et iraniens vers Gaza – autrement soumise à un blocus – qui ont directement alimenté la branche militaire du Hamas. Benjamin Netanyahou a défendu cette politique lors d’une entrevue à la Knesset, en des termes rapportée par plusieurs médias israéliens, dont Haaretz et The Times of Israël : « Quiconque s’oppose à la création d’un État palestinien devrait soutenir l’afflux de fonds vers Gaza, car la séparation entre l’Autorité palestinienne en Cisjordanie et le Hamas à Gaza empêchera l’établissement d’un État palestinien. »

Au-delà de ces manoeuvres, la politique menée par le premier ministre israélien a contribué à empêcher tout rapprochement entre le Hamas (hégémonique à Gaza) et le Fatah (au pouvoir en Cisjordanie). En 2006, ce dernier refusait de reconnaître la victoire de son concurrent aux élections législatives. De violents affrontements s’en sont suivis : le Fatah a été évincé de la Bande de Gaza, tandis qu’il est demeuré au pouvoir en Cisjordanie (sous l’appellation « d’Autorité palestinienne »).

Le Hamas, maître à Gaza, est resté ouvert à une réunification des institutions palestiniennes, tant et si bien qu’en 2014 un pacte est entériné : l’Autorité palestinienne est rétablie dans ses fonctions sur la Bande, tandis qu’un gouvernement unitaire est instauré. Cet accord ne survit pas aux bombardements commandités par Netanyahou en juin, qui accuse le Hamas de la mort de trois adolescents israéliens enlevés dans la zone d’Hébron.

Cette nouvelle période de tueries signe la fin du rapprochement intra-palestinien. Ainsi que l’écrit le chercheur Jean-Pierre Filiu : « En cet automne 2014, le Hamas peut être reconnaissant à Netanyahou de l’avoir sorti d’une impasse qui aurait pu lui coûter son pouvoir sans partage dans la bande de Gaza. Les pilonnages féroces de l’armée israélienne ont en effet rendu sa légitimité à la “résistance islamique”2. »

Plus largement, ajoute-t-il, la sévérité du blocus imposé à Gaza accroît l’emprise de l’organisation islamiste sur la Bande : « le refus israélien de desserrer significativement l’étau du siège fait aussi le jeu du Hamas. Le contrôle sourcilleux des points de passage par Israël permet en effet au Hamas d’affecter prioritairement les secours ainsi chichement admis à sa propre clientèle de sympathisants3. » Le « cauchemar dans le cauchemar », ainsi que le qualifie un manifeste gazaoui en 2010, était amené à durer.

Le Likoud : conquête d’hégémonie et concessions à l’extrême droite

Quelques mois avant son assassinat, en novembre 1995, le Premier ministre Yitzhak Rabin déclarait que le Likoud était « le meilleur collaborateur dont le Hamas puisse rêver ». Dans le New York Times, le poète israélien Amos Oz ajoutait que le Hamas était quant à lui « le meilleur instrument que les faucons extrémistes d’Israël avaient à disposition ». La progression conjointe du Hamas et du Likoud n’ont en effet rien de fortuit.

Ce phénomène découle pour partie des échecs de la gauche israélienne, dont les deux principaux partis – le Parti travailliste et le Meretz – avaient fait de la réalisation des accords de paix une promesse phare. En 1992, ils obtenaient ensemble une majorité, légitimant le Premier ministre Yitzhak Rabin dans sa démarche. Le Parti travailliste, qui avait abandonné son programme social dans les années 1980, voulait y trouver un nouveau projet de société 4. À mesure que le processus traînait en longueur, les espoirs initiaux ont pourtant été douchés.

Les attentats du Hamas n’y sont pas étrangers. Dans le même temps, loin de mener à bien la démilitarisation des territoires occupés, Yitzhak Rabin demeure passif face au développement de nouvelles colonies en Palestine, tout comme les puissances occidentales impliquées dans le processus de paix. Une inaction interprétée depuis lors comme un blanc-seing pour les forces israéliennes favorables à l’intensification de la colonisation. Un cercle vicieux s’engage alors, renforçant le fatalisme de Palestiniens désabusés, ainsi que la sensation de vivre dans une citadelle assiégée côté israélien. L’assassinat d’Yitzhak Rabin par un ultranationaliste israélien ne fait que radicaliser une dynamique déjà en cours.

Un nouveau paradigme porté par la droite s’installe alors dans l’opinion publique : la paix n’apporte pas la sécurité. Il est confirmé par les élections législatives de 2006. Le Parti travailliste et le Meretz, sanctionnés pour leur campagne pacifiste, essuient une sévère défaite5. Deux ans plus tard, ni le Parti travailliste ni le Meretz ne dénoncent l’opération Plomb durci qui se traduit par des centaines de morts à Gaza… Le Parti travailliste, au pouvoir sans discontinuer jusqu’à la fin des années 1970 – puis à quelques reprises par la suite -, qui n’a gagné aucune élection législative depuis 2001, est alors condamné à une marginalité croissante. C’est désormais le Likoud qui donne le ton, parti traditionnel de la droite.

Dans un premier temps, Netanyahou parvient à canaliser ses alliés d’extrême droite, cherchant à maintenir un statu quo législatif tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse. Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive à leurs revendications.

Dans son sillage, des partis d’extrême droite, laïcs ou religieux, fleurissent de toutes parts. La mandature de Benjamin Netanyahou est l’occasion de leur accession à des postes ministériels. Dans les années 2010, ils n’étaient que des partenaires de peu d’importance, dont Netanyahou parvenait à canaliser les projets les plus radicaux. L’annexion des territoires palestiniens et l’instauration d’un régime officiel d’apartheid sans égalité juridique entre Palestiniens et Juifs étaient réclamées par plusieurs d’entre eux, mais n’aboutissaient pas. Dans un premier temps, Netanyahou cherchait à maintenir un statu quo législatif, tout en laissant la colonisation progresser de manière officieuse.

Par la suite, il a prêté une oreille plus attentive aux revendications des partis d’extrême droite, dont il nécessitait le soutien – et graduellement affaibli les garanties d’égalité juridique entre Juifs et Palestiniens. En témoigne la « Loi sur le peuple juif », qui accorde à la majorité juive le droit exclusif de propriété sur l’État d’Israël. Le texte de loi dispose que « l’État considère le développement d’implantations juives comme une valeur nationale et fera en sorte de l’encourager et de le promouvoir ». L’extrême fragilité des droits de propriété des Palestiniens, que ces évolutions législatives n’ont fait que restreindre, a consacré l’impunité systématique des colons et intensifié la brutalité des expulsions.

Entre janvier et octobre 2022, plus de 650 structures où vivaient environ 750 Palestiniens ont été démolies par Israël, en Cisjordanie et à Jérusalem. Les autorités israéliennes, qui régissent juridiquement la Cisjordanie, ont mis en place un système de permis de construire. Toute propriété palestinienne qui n’en dispose pas peut légalement être détruite. Et dans de nombreuses zones, il est de toutes manières impossible d’obtenir un permis de construire pour les Palestiniens.

Quand le Parti sioniste-religieux impose son agenda

Le retour de Netanyahou fin 2022 marque le point d’orgue de cet alignement du Likoud sur l’extrême droite. Évincé en 2021 par une coalition hétéroclite, il a formé en décembre 2022 un nouveau gouvernement avec trois partis juifs orthodoxes, le Parti sioniste-religieux, le Judaïsme unifié de la Torah et le Shas. Malgré leurs différences, ils partagent une vision suprémaciste et fustigent le sécularisme de l’État et de la Cour Suprême, à rebours des principes de l’État de droit – séparation des pouvoirs et limitation du religieux – sur lesquels Israël a été fondé. Pour la première fois, le concours de ces trois partis de l’ultra-droite religieuse a suffit au Likoud pour constituer une coalition. Et leur premier acte a consisté à soutenir un projet de loi restreignant les pouvoirs de la Cour Suprême, dernière institution à pouvoir garantir, en dernier recours, le respect du droit et des libertés fondamentales.

Les manifestations massives qui se sont constituées en opposition à ce projet témoignent de l’attachement d’une partie importante de la société israélienne à l’État de droit. Ainsi, le 21 janvier 2023, 130 000 personnes défilaient contre le projet à Tel-Aviv, pour le troisième acte d’un mouvement d’une ampleur rarement vue dans le pays. La contestation s’est étendue jusqu’au sommet de l’appareil d’État : des hauts fonctionnaires, d’ordinaire sur la réserve, se sont prononcés contre la réforme, à l’image d’une centaine de diplomates. Au terme de cette mobilisation, l’entrée en vigueur du projet de loi est toujours retardée, bien que certaines de ses clauses aient été adoptées par le Parlement durant l’été.

Dans le même temps, la situation se détériorait en Cisjordanie. Si les réformes illibérales de Netanyahou ont suscité une vive opposition au sein de la société israélienne, il n’en a pas été de même pour la question palestinienne. Pourtant, la nouvelle coalition atteignait – sur cette question également – un degré inédit de radicalité. Deux des trois partenaires du Likoud adhèrent notamment au courant « sioniste religieux » (et notamment le parti éponyme) qui, contrairement à l’orthodoxie traditionnelle, associe sa pratique confessionnelle à l’horizon d’une conquête territoriale pour le seul « peuple juif ».

Différentes représentants du Parti sioniste-religieux se sont illustrés par des propos suprémacistes et des appels au massacre. Fin 2021, alors qu’il n’était pas encore ministre de la Sécurité nationale, Iatmar Ben Gvir brandissait un pistolet dans le quartier de Cheikh Jarrah (Jérusalem-Est), à majorité palestinienne, et sommait la police de faire feu sur des lanceurs de pierres.

Belazel Smotrich, président du Parti sioniste religieux et actuel ministre des Finances, préconisait quant à lui de permettre aux militaires israéliens d’abattre des enfants palestiniens qui leur lanceraient des pierres. Commentant un incendie criminel qui avait conduit à la mort de trois Palestiniens dans le village de Douma, Smotrich a également déclaré que qualifier de tels actes de « terroristes » causerait une « atteinte mortelle et injustifiée aux droits humains et civils ».

Sur le plan législatif, le Parti sioniste-religieux a conditionné sa participation par le vote de mesures visant l’annexion des territoires occupés à moyen terme – et un durcissement des relations avec les autorités palestiniennes. En réponse à une résolution de l’ONU (votée le 30 décembre 2022) exigeant une enquête de la Cour internationale de justice quant à la légalité de l’occupation israélienne, le Parti sioniste-religieux a requis des mesures visant à asphyxier financièrement la Cisjordanie. Israël a ainsi ponctionné une partie des revenus sur les taxes qu’il prélève pour le compte de l’Autorité palestinienne – celle-ci n’ayant pas le contrôle de sa fiscalité.

Cette opération intervient à un moment critique pour une Autorité palestinienne désavouée par sa population, au bord de la révolte. D’ordinaire, le gouvernement israélien renfloue l’Autorité palestinienne lorsqu’il craint un effondrement social ; cette fois, il a au contraire effectué un tour de vis supplémentaire.

Le Hamas et la surenchère jihadiste

Le processus de réconciliation entre le Hamas et le Fatah n’ayant abouti, la Palestine ne dispose d’aucune représentation unifiée. L’Autorité palestinienne présidée par Mahmoud Abbas demeure en théorie l’organe politique chargé d’administrer les territoires, mais elle souffre d’un manque cruel de légitimé. Et pour cause : aucune élection, ni de son président, ni de son assemblée, ne s’est tenue depuis 2009 pour le premier et 2006 pour la seconde.

Le Hamas est concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux qui ont désapprouvé ses tentatives d’institutionnalisation au début des années 2000.

Contrairement au Hamas, l’Autorité palestinienne (instaurée par les accords d’Oslo I et II, en 1993 et 1995) est largement reconnue par les instances internationales. Depuis 2013, elle siège à l’ONU comme observateur non-membre de l’institution. Elle mise sur des efforts diplomatiques et les ressources du droit international. À son actif, elle compte de nombreuses résolutions onusiennes en sa faveur, votées par une écrasante majorité d’États – bien peu respectées par Israël.

L’impuissance de l’ONU est martelée par le Hamas comme justification à son mode opératoire. Lui-même est cependant concurrencé par des groupes jihadistes plus radicaux. Ses tentatives d’institutionnalisation, au début des années 2000, ont été désapprouvées par les différents groupes islamistes de Gaza6. À partir de 2007, cette défiance dégénère en affrontements armés. Malgré la répression qu’il exerce sur ces ces groupes, le Hamas ne parvient pas à les empêcher de mener leurs propres actions contre Israël.

À l’encontre de la médiatisation occidentale du Hamas comme un mouvement terroriste parmi d’autres, il se trouve au cœur de conflits multiples avec des groupes islamistes hétéroclites. Certains lui reprochent une défense timorée de la cause palestinienne, tandis que d’autres, au contraire, s’en prennent à son discours nationaliste et à son caractère insuffisamment islamiste. Ainsi, en mai 2015, le groupe État islamique à Jérusalem revendique la destruction du siège du Hamas à Gaza7.

Parmi les différents groupes terroristes opérant dans la Bande, il en est un qui se distingue : le Jihad islamique. Son discours radical trouve un écho auprès d’une jeunesse gazaouie désabusée par l’échec des négociations successives. À sa création en 1981, il poursuivait l’objectif de dépasser les clivages intra-palestiniens en réalisant une synthèse entre l’OLP, trop séculière à ses yeux, et les Frères musulmans, auxquels l’engagement nationaliste faisait défaut8. Un objectif proche de celui du Hamas – mais contrairement à celui-ci, le Jihad islamique déserte les élections et refuse par principe toute négociation avec l’État d’Israël. Présentant la voie armée comme seule valable, il capitalise sur l’institutionnalisation de son concurrent.

Le Hamas demeure en effet clivé entre une aile pragmatique et une autre, radicale. La première, qui ne refuse le dialogue ni avec Israël, ni avec le Fatah, souhaite mener à bien la réunification institutionnelle de la Palestine. C’est ainsi que le Hamas avait accepté le principe d’un gouvernement de coalition avec le Fatah en 2014 – que la reprise des affrontements avec Israël avait compromis. La concurrence représentée par le Jihad islamique a constitué un aiguillon qui a conduit le Hamas à renouer avec une ligne plus radicale. En Cisjordanie, le Jihad islamique tient un rôle similaire. Il a mené au printemps 2023 d’intenses combats contre Israël, tandis que le Hamas retenait ses troupes.

Comme le Likoud en Israël, le Hamas demeure le maître du jeu à Gaza. Mais comme le Likoud vis-à-vis de ses alliés de droite, il est conduit à faire des concessions permanentes à des mouvements plus radicaux – dans la méthode, la haine du camp adverse et la surenchère dans l’intégrisme religieux.

Cette montée en puissance du Hamas, du Likoud et de leurs alliés ne s’expliquerait pas sans prendre en compte la désécularisation de la politique régionale et des relations internationales. Les années 1980 constituent une période de confessionnalisation des mouvements nationalistes dans le monde arabo-musulman, comme en témoignent les rapprochements de la République islamique d’Iran et du Hezbollah libanais auprès du Hamas, perçu comme un allié naturel. Au tournant des années 2000, le Parti républicain des États-Unis devait faire du « choc des civilisations » un prisme d’analyse géopolitique, permettant de considérer Israël comme une enclave judéo-chrétienne dans une région islamique hostile. Un paradigme destiné à connaître un succès durable au sein d’une partie des élites européennes.

Notes :

1 Voir Charles Enderlin (2009), Le grand aveuglement : Israël et l’irrésistible ascension de l’islam radical, Paris, Albin Michel. L’auteur cite les rapports alarmistes des services secrets israéliens, et fait état de la manière dont ils ont été ignorés par les autorités.

2 Jean-Pierre Filiu (2014), « Gaza : la victoire en trompe l’œil du Hamas », Le Débat, 5, 182.

3 Ibid.

4 Denis Charbit (2023), « La gauche israélienne est-elle morte ? », La vie des idées (https://laviedesidees.fr/La-gauche-israelienne-est-elle-morte.html).

5 Samy Cohen (2013), « La « dégauchisation » d’Israël ? Les paradoxes d’une société en conflit », Politique étrangère, 1.

6 Leïla Seurat (2016), « Le Hamas et les djihadistes à Gaza : contrôle impossible, trêve improbable », Politique étrangère, 3.

7 Ibid.

8 Khaled Hroub (2009), « Aux racines du Hamas, les Frères musulmans », Outre-Terre, 2, 22.

Crise de régime en Israël

La Knesset, parlement d’Israël. © James Emery

Israël retourne aux urnes le 17 septembre. Le pays fait un véritable saut dans l’inconnu, trois mois et demi seulement après une première campagne électorale chaotique. L’échiquier politique israélien penche aujourd’hui à droite, très à droite, mais l’échec de Netanyahou à constituer un gouvernement met en péril son avenir politique et judiciaire. Une analyse d’une des plus graves crises politiques connues par Israël. 


Un contexte politique délétère

En novembre dernier, le Premier ministre Benjamin Netanyahou avait dû convoquer des élections anticipées pour le 9 avril. En cause, la démission de son ministre de la Défense Avigdor Lieberman après qu’Israël ait conclu un cessez-le-feu à Gaza.

L’équilibre des pouvoirs s’est beaucoup dégradé en Israël ces dernières années. Le dernier contre-pouvoir sérieux à l’exécutif est la Cour suprême, qui censure les lois qu’elle juge contraires aux lois fondamentales, Israël n’ayant pas de Constitution. La coalition de droite au pouvoir cherche à lui retirer cette capacité. Cela serait une atteinte vitale à la démocratie israélienne, déjà sérieusement menacée à l’heure actuelle.

La lutte entre la gauche et la droite est incroyablement déséquilibrée en faveur de la droite. Les problématiques sociales et économiques sont marginalisées dans le débat public. Seules comptent les questions de sécurité et d’identité.

La gauche occidentale est en crise, mais sa descente aux enfers en Israël est encore plus douloureuse si on se rappelle que l’État juif a des racines socialistes.

Le clivage fondamental en Israël est structuré autour de la question palestinienne. Tous les partis qui ne soutiennent pas la politique colonialiste du gouvernement sont considérés comme de gauche. Sont donc associés à la gauche des partis centristes, voire de centre-droit. La droite – au sens israélien du terme – est majoritaire dans le pays d’élection en élection. Elle a récemment voté la loi fondamentale sur l’État-nation juif, que ses détracteurs jugent contraire aux valeurs de la Déclaration d’indépendance.

Signature de la Déclaration d’indépendance en 1948. Debout au centre, Ben Gourion. © Ministère israélien des Affaires étrangères

La gauche occidentale est en crise, mais sa descente aux enfers en Israël est encore plus douloureuse si on se rappelle que l’État juif a des racines socialistes. Le sionisme était originellement une forme de socialisme utopique, concrétisé par et dans les kibboutzim. Le projet a progressivement été redéfini par la droite. Le sionisme révisionniste, par opposition au sionisme travailliste, prend les traits d’un nationalisme illibéral et annexionniste.

Les travaillistes ont eu le pouvoir de manière ininterrompue de l’indépendance en 1948 jusqu’à 1977. Leur dernier Premier ministre, Ehud Barak, l’a perdu en 2001. Autre signe des temps, Netanyahou devrait battre en juillet le record de longévité à la tête du gouvernement détenu par le travailliste David Ben Gourion, fondateur de l’État d’Israël.

Une première campagne survoltée

La campagne électorale d’avril s’est muée en plébiscite pour ou contre le roi Bibi. Le Premier ministre a subi un revers en décembre lorsque le procureur général de l’État Avichai Mandelblit l’a inculpé dans plusieurs affaires de corruption. Netanyahou est accusé des chefs de pots-de-vin, de conflits d’intérêts dans la nomination de magistrats et d’ingérence dans la ligne éditoriale du journal populaire Israel Hayom. Il en a profité pour se poser en victime de la police, de la justice et des médias.

L’opposition centriste s’est rassemblée derrière le panache blanc de Benny Gantz, ancien chef d’état-major de Tsahal. Bien que novice en politique, il s’est imposé dès le départ comme l’alternative évidente à Netanyahou. Gantz a d’abord fondé le Parti de la résilience d’Israël, puis s’est associé aux libéraux de Yesh Atid dans la coalition Bleu et Blanc.

Gantz n’a pas convaincu sur sa personne mais s’est présenté avec succès comme le seul en capacité à stopper Netanyahou.

Benny Gantz, gauche, et Yaïr Lapid, le chef de Yesh Atid, droite, lors d’un évènement de Bleu et Blanc. © Amirosan

Bleu et Blanc ne compte pas moins de trois anciens généraux, ce qui n’a pas empêché le Likoud de les dépeindre en « gauchistes faibles ». Cependant, la coalition reste encore très floue sur son programme. Un clip de campagne vantait que Gantz avait « renvoyé Gaza à l’âge de pierre ». L’ex-général s’est toutefois déclaré favorable à la paix, sans expliquer comment il comptait concrètement y parvenir. Au final, Gantz n’a pas convaincu sur sa personne mais s’est présenté avec succès comme le seul en capacité à stopper Netanyahou.

La campagne s’est terminée dans une atmosphère viciée, électrique, avec des sondages de sortie d’urnes contradictoires. Gantz et Netanyahou ont tous les deux crié victoire avant que les résultats définitifs soient connus. Lorsqu’il est apparu que le bloc de la droite avait remporté une majorité claire contre le bloc du centre et de la gauche, Gantz a été tourné en ridicule.

Lieberman le régicide

Pourtant, le discours de victoire de Netanyahou était lui aussi prématuré. Bien que 65 membres de la Knesset sur 120 l’aient recommandé au Président Reuven Rivlin, le Premier ministre n’a pas réussi à négocier un accord de coalition avant le 29 mai à minuit.

En vertu des lois fondamentales, un aspirant Premier ministre dispose d’un temps limité pour obtenir l’investiture de la Knesset. Faute de quoi, le Président a l’autorité pour désigner un autre parlementaire afin de mener les négociations.

Le vent de la discorde soufflait entre les partis religieux Shas et Judaïsme unifié de la Torah et le parti ultranationaliste laïc Yisrael Beytenou. Ce dernier, représentant de la minorité conservatrice russophone, est mené par Lieberman. Lequel souhaitait que le gouvernement fasse passer une loi obligeant les élèves des écoles talmudiques, actuellement exemptés, à effectuer le service militaire.

Avigdor Libermann, alors ministre de la Défense, avec le secrétaire de la Défense des États-Unis James Mattis, au Pentagone. © U.S. Air Force Tech. Sgt. Brigitte N. Brantley

Lieberman en a fait un point d’honneur et s’est heurté à l’opposition frontale des ultra-orthodoxes. Ces derniers jouissent depuis plusieurs années d’une influence considérable dans la vie politique israélienne. Par exemple, il n’y a pas de transports publics le jour de Sabbat.

Quand il est devenu clair que ni Lieberman ni les ultra-orthodoxes ne céderaient sur leurs revendications, privant le Likoud de sa majorité, Netanyahou s’est lancé dans des tentatives frénétiques de débauchages dans les rangs de l’opposition. Le leader arabo-israélien Ayman Odeh en a fait ses choux gras en raillant, à l’hilarité de la Knesset, que Netanyahou était disposé à reconnaître les frontières de 1967 en échange de son soutien.

La nouvelle némésis de Bibi est un faucon de guerre qui ferait passer le Likoud pour uN PARTI de Bisounours.

Après l’effondrement des négociations, c’est un Netanyahou visiblement furieux qui a déclaré, suprême insulte, que Lieberman « fait désormais partie de la gauche ». Le procès en gauchisme a pu marcher pour Gantz. Mais la nouvelle némésis de Bibi est un faucon de guerre qui ferait passer le Likoud pour un parti de Bisounours. Il n’hésite d’ailleurs pas à rappeler qu’il est issu d’une famille de colons, à la différence de Netanyahou.

Lieberman profite de la situation pour se poser à la fois comme une alternative de droite au Likoud et comme le défenseur des valeurs laïques contre le lobby ultra-orthodoxe. Il espère ainsi devenir le faiseur de roi à l’issue des nouvelles élections.

La dernière chance de Netanyahou

Les Israéliens aiment dire que les élections sont disputées par une trentaine de partis, « et à la fin c’est Netanyahou qui gagne ». Lorsque les heures d’incertitude de la nuit du 9 avril ont laissé place à la victoire de la droite, les soutiens du Likoud ont chanté « c’est un magicien » sous le sourire carnassier du roi Bibi.

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou lors d’un voyage diplomatique à Moscou en février. © Présidence de la Fédération de Russie

Lorsqu’il est apparu le 29 mai au soir que les pourparlers n’allaient pas aboutir, Netanyahou a préféré faire tapis. Il a convoqué de nouvelles élections anticipées pour le 17 septembre plutôt que d’abandonner le pouvoir et rendre des comptes à la justice.

Netanyahou est un animal politique de premier acabit, qui arrive toujours à se faufiler entre les coups en négociant son maintien au pouvoir quelques minutes de plus. Mais le Premier ministre, en difficulté jusqu’au sein du Likoud, est à court d’options. S’il n’emporte pas les nouvelles élections, il aura tout perdu. Et même s’il y arrive, il y a toujours l’épée de Damoclès de son audition judiciaire prévue en octobre.

Bibi comptait en effet sur sa réélection en avril pour faire passer une loi fondamentale qui garantirait l’immunité pénale au Premier ministre. En aparté, les Israéliens lui donnent le sobriquet de loi française en allusion à l’immunité de notre président de la République. Passons.

L’instabilité est la norme du parlementarisme israélien mais c’est un nouveau record qui est établi aujourd’hui.

La Knesset a finalement commis un étrange suicide, la dissolution étant votée par la majorité (soutenue par les partis arabes) et rejetée par l’opposition. C’est la première fois depuis l’indépendance qu’il y aura deux élections législatives la même année. L’instabilité est la norme du parlementarisme israélien mais c’est un nouveau record qui est établi aujourd’hui.

L’horizon bouché de la gauche

Les travaillistes du Labor traversent la pire crise de leur histoire. Le 9 avril, ils n’ont recueilli que 6 sièges et 4,04% des voix, un score abyssal en comparaison des 24 sièges et 18,67% obtenus en 2015 par leur ancienne coalition l’Union sioniste. La gauche pacifiste de Meretz ne fait pas mieux avec 4 sièges et 3,63% des voix, à peine au-dessus du seuil électoral de 3,25%.

Quant aux partis arabes, ils payent le prix de la division. La Liste unifiée avait obtenu un score historiquement haut en 2015. Elle est cette fois-ci partie sous les couleurs de Hadash-Ta’al et de Ra’am-Balad, lequel a failli perdre sa représentation. La Liste unifiée devrait cependant se reformer en vue des élections de septembre.

Une affiche de campagne du Labor. © YoavRabi

Il y a eu des déceptions à droite aussi. Le parti Nouvelle Droite de la ministre de la Justice Ayelet Shaked a échoué à passer le seuil électoral. Elle s’était faite remarquer pour s’être parfumée au fascisme dans un clip de campagne. Netanyahou l’a remerciée le 2 juin.

Ces défaites s’expliquent partiellement par le fait que Gantz comme Netanyahou ont mobilisé le vote utile de leur camp. Bleu et Blanc et le Likoud ont chacun obtenu 35 députés. C’est la première fois depuis 1996 que les deux principaux partis rassemblent la majorité à la Knesset.

La raison profonde de la marginalisation de la gauche reste toutefois son association à un processus de paix largement considéré comme un échec. Elle est également victime de ses compromissions : le leader travailliste Avi Gabbay est un ancien ministre de Netanyahou. Il avait participé à la fondation du parti Kulanu, aujourd’hui fusionné au Likoud.

Le travaillisme israélien doit faire face à un choix existentiel.

Gabbay s’est décrédibilisé en participant à des négociations secrètes de dernière heure avec Netanyahou. Bibi promettait aux travaillistes le ministère des Finances et même la présidence d’Israël. Gabbay n’est probablement pas rentré dans le gouvernement qu’à cause de la levée de boucliers provoquée au sein du Labor par l’éventement des pourparlers. Il avait pourtant martelé pendant la campagne qu’il ne s’allierait jamais avec Netanyahou. Gabbay a donc démissionné et décidé de quitter la vie politique. Une guerre de succession s’est engagée entre les éléphants du parti.

De son côté, Meretz a appelé publiquement le Labor à s’allier à eux. La députée travailliste Shelly Yachimovich, candidate aux primaires, a déclaré que Meretz représentait comme eux « la gauche sioniste, sociale-démocrate, libérale, libre ». Toutefois, Gabbay a laissé entendre avant de partir que le Labor pourrait s’allier à Bleu et Blanc. Le travaillisme israélien doit faire face à un choix existentiel.

Vers un réveil des laïques ?

La politique israélienne est devenue une foire d’empoigne. Au milieu du chaos, Netanyahou joue ses dernières cartes avant l’éventuel atterrissage sur la case prison. Ses soutiens s’effritent, mais les premiers sondages donnent le Likoud légèrement en tête. La campagne est si peu favorable que des fuites ont laissé croire que Netanyahou voudrait annuler le scrutin, un scénario improbable puisqu’illlégal en l’absence d’une majorité des deux tiers de la Knesset pour amender la loi fondamentale.

Ce serait téméraire que se lancer dans de la prospective électorale. La volatilité politique est très forte. À l’heure actuelle, le séisme est la rupture de Lieberman avec le bloc de droite. La recomposition probable de la Liste unifiée pose la question de la force des partis arabes dans la future Knesset. La bascule du Labor à gauche ou au centre aura aussi un rôle important. Il faudra enfin voir si le bloc du centre et de la gauche arrive à égaliser le rapport de forces avec le bloc de droite. Cela dépend de la capacité du Likoud et de ses alliés ultranationalistes religieux à obtenir seuls la majorité absolue.

La campagne pourrait brouiller les lignes tribales entre gauche et droite, en désaxant la question religieuse de la question nationale.

Une urne israélienne. © Hedva Sanderovitz

Mais l’enjeu principal des élections est sans doute l’opposition entre laïques et cléricaux. Les partis ultra-orthodoxes ont rassemblé le 9 avril 16 sièges et environ 12 % des suffrages. Ils ne sont donc influents que parce qu’ils sont nécessaires à la formation de coalitions de droite. Il y a aussi en Israël des juifs libéraux, des musulmans, des chrétiens, des druzes et des athées. La campagne pourrait brouiller les lignes tribales entre gauche et droite, en désaxant la question religieuse de la question nationale.

Les Israéliens sont nombreux à considérer que les nouvelles élections sont une perte de temps et d’argent. Mais la recomposition politique pourrait les mobiliser. On saura le 17 septembre qui aura gagné le vote populaire. Mais quelques mois d’attente seront sans doute nécessaires pour connaître le vrai vainqueur.

Contre l’atlantisme, il faut sauver l’accord iranien !

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.

Tribune de Théophile Malo, chargé des relations avec l’Afrique du Nord et le Moyen Orient dans une administration publique.

Les enjeux de la sortie des États-Unis de l’Accord de Vienne – ou Plan d’action global commun – sur le nucléaire iranien signé le 14 juillet 2015 par les cinq membres permanents du conseil de sécurité de l’ONU, l’Allemagne, l’Union européenne et l’Iran, dépassent le seul Proche Orient. Par la gravité des enjeux et l’importance des acteurs impliqués, cette crise ouvre un moment d’accélération des transformations en cours de l’ordre – ou plutôt du désordre – international. La France doit en tirer toutes les conclusions.

L’annonce de Donald Trump redonne la main aux radicaux de tous bords. La conséquence la plus immédiate de la rupture de l’accord réside dans l’escalade sans précédent à laquelle on assiste entre Israël et l’Iran. Benyamin Netanyahou, qui a fait de « sa » guerre contre l’Iran et ses alliés régionaux une question de survie politique, a ordonné dès mardi soir de nouvelles frappes qui ont tué huit soldats iraniens en Syrie. Mais pour la première fois l’Iran a riposté, en direction du Golan – territoire annexé en 1981 par Israël mais toujours syrien au regard du droit international -, sans faire de victime.

« Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. »

La riposte iranienne, suivie d’une nouvelle série de frappes israéliennes d’une ampleur jamais vue, a été orchestrée par les « ennemis complémentaires » des faucons israéliens, les Gardiens de la révolution. Piliers de l’aile dure du régime iranien, ils n’ont jamais cru en la volonté des Etats-Unis de respecter l’Accord. La crise déclenchée par Donald Trump vient renforcer, outre leur propension à répondre à l’escalade initiée par Israël, leur campagne interne aux côtés du Guide suprême Ali Khamenei pour une relance du programme nucléaire militaire.

Pour parer à une telle éventualité, aux conséquences incommensurables, il est indispensable de sauver l’accord contre la volonté des États-Unis. Mais peut-être est-il déjà trop tard. Benyamin Netanyahou pourrait pousser à terme pour l’emploi de mesures encore plus belligènes, tel un raid en territoire iranien, des agressions en territoire libanais contre le Hezbollah etc., tant il se sent enhardi par la caution donnée par les Etats-Unis à ses positions, et le soutien d’une Arabie Saoudite elle-même obnubilée par l’Iran.

Au-delà de ces conséquences régionales gravissimes, c’est toute l’architecture de la sécurité collective qui a été piétinée avec enthousiasme par le président étasunien, tant au niveau des règles qui sous-tendent la non-prolifération que des mécanismes de négociation et, in fine, des principes même d’un droit international ramené à un gadget soumis aux caprices du plus fort. Pour justifier la dénonciation étasunienne d’un Accord entériné en 2015 à l’unanimité par le Conseil de Sécurité de l’ONU, Donald Trump a endossé les mensonges sur la soi-disant relance du programme nucléaire militaire iranien.

Il s’inscrit dans la droite ligne de la sinistre farce qui avait précédé l’invasion de l’Irak par les États-Unis en 2003. Le tout au mépris de l’Agence Internationale pour l’Énergie Atomique dont le directeur a toujours affirmé que l’Iran respecte scrupuleusement ses engagements. En ne faisant même pas mine de proposer un nouveau cadre de négociation, et en annonçant le rétablissement immédiat des sanctions contre l’Iran, Donald Trump a choisi la ligne la plus dure parmi les possibilités qui s’offraient à lui.

« Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde »

Sauf à ce que les trois puissances européennes signataires de l’accord se cantonnent au registre du témoignage verbal sans effet concret – possibilité qu’on ne saurait écarter -, une position aussi tranchée ne laisse plus de place aux timides réponses alambiquées auxquelles nous avons été habitués. Nous n’avons pas affaire à un simple accident de parcours, n’en déplaise à ceux qui, par fainéantise intellectuel ou pour sauver leurs illusions atlantistes, voient en Donald Trump un illuminé en rupture avec une politique étrangère étasunienne antérieure dépeinte comme multilatérale et bienveillante avec ses « alliés », pour ne pas dire vassaux.

Au contraire, Donald Trump est en cohérence avec l’objectif, endossé par-delà les présidences, de maintenir la suprématie de ce qui demeure la première puissance du monde malgré le déclin d’une hégémonie effritée par la montée en puissance de la Chine et le retour de la Russie. Un des outils pour ce faire est l’application extraterritoriale de la souveraineté nationale, enjeu central ici, sous tendue par une prééminence militaire indiscutable et la permanence du statut de monnaie mondiale qu’est celui du dollar.

Que cela passe par le chaos ne semble pas perturber le président étasunien. Il faut admettre ici que l’agressivité systémique d’un Donald Trump reflète, par-delà le style du président actuel, la politique étrangère étasunienne des dernières décennies. C’est au contraire la capacité d’un Barack Obama à négocier sur le dossier iranien, quelles que soient par ailleurs les limites de « sa » politique étrangère liées à ses convictions ou aux pressions exercées sur lui, qui a marqué à cet égard une exception.

Une telle opération intellectuelle serait un immense progrès pour des dirigeants européens qui depuis trop longtemps ont, au mieux, fait mine de se démarquer des États-Unis sans envisager de remise en cause de leur alliance stratégique avec un empire dont la politique étrangère constitue une menace essentielle pour la paix.

Mais désormais les dirigeant(e)s de la France, de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne sont au pied du mur. La mise en application de leur déclaration commune[1] suite au discours de Donald Trump, relativement ambitieuse en dépit de ses ambiguïtés, suppose des ruptures claires dans leur politique étrangère. Cette déclaration affirme la volonté du trio européen d’« assurer la mise en œuvre de l’accord […] y compris en assurant le maintien des bénéfices économiques liés à l’accord au profit de l’économie et la population iraniennes », et exhorte les « États-Unis à éviter toute mesure qui empêcherait la pleine mise en œuvre [de l’accord] par les autres parties ». Dans la foulée de cette déclaration Emmanuel Macron a d’ailleurs convenu avec son homologue iranien Hassan Rohani de travailler « à la mise en œuvre continue de l’accord nucléaire ».

« L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme »

Mais le chemin est long des intentions à leur mise en œuvre. La référence aux « bénéfices économiques liés à l’accord » doit être prise très au sérieux, car elle renvoie directement à l’architecture sur laquelle repose l’accord de 2015. La question est de savoir si une entreprise désireuse de maintenir ou de développer ses activités économiques en Iran s’expose à subir un sort analogue à celui, entre autres exemples, connu par la BNP qui en 2014 a payé une amende de 9 milliards de dollars au Trésor étasunien pour avoir facilité des transactions avec le Soudan, l’Iran et Cuba.

La réponse ne fait guère de doute. Le nouvel ambassadeur des États-Unis en Allemagne, un des principaux partenaires commerciaux de l’Iran, a ainsi sommé dès mardi sur twitter, le jour même de sa prise de fonction, les entreprises allemandes à cesser leurs activités en Iran. L’application concrète de cette déclaration supposerait donc à terme une véritable rupture dans l’histoire de la soumission européenne à l’atlantisme, marquée par un volet qu’on nommera ici juridico-économique tout aussi important que son volet militaire.

Autant il a été difficile à Washington par le passé de faire appliquer les sanctions par la Chine ou la Russie, autant les banques européennes, et plus spécifiquement françaises, par leur imbrication avec le marché étasunien, sont tétanisées à l’idée de contourner les sanctions. En définitive, seul un rapport de force d’État à État pourrait libérer de cette pression les acteurs économiques européens souhaitant investir en Iran. Il s’agit bien là d’un choix politique. Cette déclaration n’est donc qu’un point de départ. Deux trajectoires opposées sont désormais possibles.

Soit la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne reviennent dans le giron dès que les États-Unis menaceront de s’en prendre à toute entité qui parmi leurs « alliés » dérogera aux sanctions étasuniennes. Cette hypothèse est d’autant plus à craindre que le plan de repli saute aux yeux dans leur déclaration qui précise : « d’autres sujets majeurs de préoccupation doivent être pris en compte. Un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran après l’expiration de certaines des dispositions du JCPoA [Joint Comprehensive Plan of Action], à partir de 2025, devra être défini. Alors que notre engagement en faveur de la sécurité de nos alliés et partenaires dans la région est indéfectible, nous devons également traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices, en particulier en Syrie, en Irak et au Yémen ».

On retrouve ici les principaux griefs initiaux des États-Unis, d’Israël et de l’Arabie Saoudite contre l’Accord. Les signataires européens n’en tirent pas à ce stade les mêmes conclusions que cette coalition belliciste. Mais il est permis de penser, au regard de leur alignement systématique des dernières années, que tout incident grave pouvant être attribué à l’Iran, et de manière plus générale toute difficulté dans les nouvelles négociations qu’ils appellent de leurs vœux pourra servir d’excuse à un réalignement officiel – une sortie de l’Accord – ou déguisé – une réticence à contourner les sanctions – sur la position étasunienne. Échaudé, le Guide suprême iranien Ali Khamenei a d’ailleurs d’ores et déjà déclaré qu’il ne fait pas confiance aux européens pour donner des « garanties réelles » qu’ils ne prendront pas demain les mêmes positions que les États-Unis, poussant Hassan Rohani à exiger des européens ces mêmes garanties.

Soit ce trio, ou à défaut un de ses membres, se donne les moyens de contourner les sanctions étasuniennes, comme l’ont par exemple fait par le passé les banques chinoises ou indiennes dans le cadre des importations de pétrole iranien. Mais à défaut d’être conditionné à une remise en cause – par ailleurs plus que souhaitable – du volet militaire de l’atlantisme, qu’on imagine mal de la part de Theresa May, Angela Merkel et Emmanuel Macron, un tel choix implique au minimum une rupture claire avec son volet juridico-économique.

« Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, […] l’heure est venue de faire des choix courageux. »

Dans un accès d’utopisme on pourrait par exemple rêver que l’euro soit enfin utilisé pour contribuer à éroder le statut exorbitant du dollar, sur lequel repose en partie la capacité des États-Unis à punir ceux qui refusent d’appliquer leurs sanctions contre un pays tiers. Conscient de ce qui se joue, le président du parlement iranien a d’ailleurs de son côté estimé que les européens ont une occasion de montrer qu’ils ont le « poids nécessaire pour régler les problèmes internationaux ».

Il a raison sur ce point. Face aux transformations en cours de l’équilibre des puissances, et devant la dangereuse fuite en avant belliciste des États-Unis, l’heure est venue de faire des choix courageux. Emmanuel Macron, prompt à se poser en « leader » européen et à endosser une posture « gaullo-mitterrandienne » jusqu’à ce jour démentie par une orthodoxie atlantiste sans faille, a une occasion historique de remettre la politique étrangère de la France dans le sens de l’indépendance et au service de la paix. Espérons qu’il saura la saisir.

 

[1] http://www.elysee.fr/communiques-de-presse/article/declaration-conjointe-du-president-de-la-republique-emmanuel-macron-de-la-premiere-ministre-theresa-may-et-de-la-chanceliere-angela-merkel/

Crédits photos : 

©US Embassy France. La photo est dans le domaine public.