Noam Chomsky : « Les savants-experts remplacent les intellectuels libres »

L’un des textes essentiels du linguiste Noam Chomsky, La responsabilité des intellectuels (1967), vient de paraître aux éditions Agone. Enrichi d’une préface de l’auteur et d’une partie complémentaire (2017), cet inédit en français, traduit par Laure Mistral, est rédigé pendant la guerre du Viêt Nam. Il dénonce notamment l’impérialisme américain, à travers une critique des intellectuels qui n’ont pas hésité à soutenir et à justifier la politique anticommuniste des États-Unis. Toutefois, plus qu’une pièce de circonstance, c’est aussi l’occasion pour Noam Chomsky de diagnostiquer la mise au pas progressive des intellectuels, qui n’ont guère plus d’intérêts à la « transformation radicale de la société ». Au contraire, c’est désormais l’adaptation à l’ordre existant qui légitime la parole des nouveaux savants-experts, dont les discours se confondent avec la langue du pouvoir. Extraits.

Qu’est-ce qu’un intellectuel ?

Extrait de la préface (2017)

C’est lors de l’affaire Dreyfus qu’est apparu le concept d’« intellectuel », au sens contemporain du terme, et qui renvoie à des catégories devenues aujourd’hui des classiques. La figure de proue des dreyfusards, Émile Zola, fut condamné à un an de prison pour l’infamie d’avoir demandé justice pour le colonel Alfred Dreyfus accusé à tort de trahison. Zola dut même s’enfuir en Angleterre pour échapper à une nouvelle sanction, et il subit les foudres des « Immortels » de l’Académie française. C’est que les dreyfusards étaient de véritables « forcenés en coulisses », coupables d’« une des plus ridicules excentricités de notre temps », selon les termes de l’académicien Ferdinand Brunetière : « La prétention d’élever des écrivains, des savants, des professeurs et des philologues au rang de surhommes », qui osent « qualifier nos généraux d’idiots, nos institutions d’absurdes et nos traditions de malsaines ». Ils prétendaient s’immiscer dans des affaires judicieusement laissées aux « experts », aux « hommes responsables », aux « intellectuels technocrates et politiques » – selon la terminologie du discours libéral contemporain.

Alors, quelle est la responsabilité des intellectuels ? Ils ont toujours le choix entre deux rôles. Dans les États ennemis des États-Unis, c’est être commissaires du peuple ou dissidents. Dans les États clients des États-Unis, il peut se révéler d’une difficulté écrasante. Au pays, c’est être des « experts responsables » ou des « forcenés en coulisses ».

Et puis, il y a toujours le choix de suivre le bon conseil de [Dwight] Macdonald : « C’est une grande chose que d’arriver à voir ce qu’on a sous le nez » – et d’avoir la simple honnêteté de dire les choses telles qu’elles sont.

Extrait de la Partie I. De la responsabilité des intellectuels (1967)

En 1945, Dwight Macdonald publia dans Politics une série d’articles sur la responsabilité des populations et, plus précisément, sur celle des intellectuels. Je les ai lus quand j’étais étudiant, dans les années d’après-guerre, et j’ai eu l’occasion de les relire vingt ans plus tard. Ils me semblaient n’avoir rien perdu de leur puissance ni de leur force de persuasion. Macdonald s’intéresse à la culpabilité de la guerre. Il pose la question suivante : dans quelle mesure les peuples allemand ou japonais étaient-ils responsables des atrocités commises par leurs gouvernements ? Et, à bon droit, il nous renvoie la question : dans quelle mesure les peuples britannique ou américain sont-ils responsables des odieux bombardements terroristes de civils, une technique de guerre développée par les démocraties occidentales qui atteignit son summum avec Hiroshima et Nagasaki, certainement un des crimes les plus abominables de l’histoire. Pour un étudiant de premier cycle en 1945-1946 – pour quiconque dont la conscience politique et morale s’était forgée face aux horreurs des années 1930 : la guerre en Éthiopie, les purges soviétiques, l’« incident du pont de Lugou »1, la guerre civile espagnole ou les atrocités nazies, la réaction de l’Occident à ces événements et sa complicité active dans certains cas –, ces questions se posaient avec une force et une intensité particulières.

La démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés.

Concernant la responsabilité des intellectuels, il y a d’autres questions, tout aussi dérangeantes. Les intellectuels sont en position de dénoncer les mensonges des gouvernements, d’analyser les actes à partir de leurs causes, de leurs motivations, et des intentions, souvent occultes, de leurs auteurs. Dans le monde occidental, du moins, ils ont le pouvoir qui découle de la liberté politique, de l’accès à l’information et de la liberté d’expression. À cette minorité privilégiée, la démocratie occidentale offre le loisir, les infrastructures et la formation nécessaires pour rechercher la vérité qui se cache derrière le voile de distorsion et d’altération, d’idéologie et d’intérêt de classe à travers lequel les événements de l’histoire en cours nous sont présentés. Étant donné les privilèges uniques dont jouissent les intellectuels, leurs responsabilités sont bien plus étendues que ce que Macdonald appelle la « responsabilité de la population ».

Les questions posées par Macdonald sont aussi pertinentes aujourd’hui qu’elles l’étaient à la fin de la Seconde Guerre mondiale. On peut difficilement éviter de se demander dans quelle mesure le peuple américain est responsable de l’impitoyable attaque américaine contre la population rurale, pratiquement sans défense, du Viêt Nam – une autre atrocité de ce que les Asiatiques appellent l’« Ère Vasco da Gama »2 de l’histoire mondiale. Quant à ceux d’entre nous qui sont restés silencieux et apathiques alors que cette catastrophe prenait lentement forme au fil des ans, dans quelle page de l’histoire trouveront-ils leur place ? Seuls les plus indifférents peuvent faire la sourde oreille à ces questions. J’y reviendrai plus tard, après quelques remarques rapides sur la responsabilité des intellectuels et la manière dont ils l’ont assumée au milieu des années 1960.

Les intellectuels face à la guerre du Viêt Nam 

Revenons toutefois à la guerre du Viêt Nam et à la réaction qu’elle a suscitée chez les intellectuels américains. Une des caractéristiques frappantes du débat sur la politique de l’Asie du Sud-Est dans les années 1960, c’est la distinction communément établie entre, d’une part la « critique responsable » et, d’autre part la critique « sentimentale », « à fleur de peau » ou « hystérique ». Il est particulièrement instructif d’étudier les termes dans lesquels cette distinction est établie. Apparemment, on reconnaît les « critiques hystériques » à leur refus irrationnel d’accepter un axiome politique fondamental, à savoir que les États-Unis ont le droit d’étendre leur pouvoir et leur contrôle dans les seules limites du possible. Une critique responsable ne remet pas en cause ce postulat, et elle estimera éventuellement que nous ne pouvons sans doute pas « nous en tirer » à un moment et en un lieu donnés.

C’est ce genre de distinction qu’un Irving Kristol semble avoir à l’esprit quand il analyse la contestation de la politique vietnamienne. Il oppose les critiques responsables comme le Times, le sénateur Fulbright et Walter Lippmann au « mouvement des teach-in »3. « Contrairement aux contestataires des universités, souligne-t-il, M. Lippmann ne s’engage pas dans des spéculations présomptueuses sur “ce que le peuple vietnamien veut vraiment” [visiblement, il s’en moque], ni dans une exégèse légaliste pour savoir si, ou dans quelle mesure, il y a “agression” ou “révolution” au Sud-Viêt Nam. Il adopte le point de vue de la realpolitik. Et il va apparemment jusqu’à envisager la possibilité d’une guerre nucléaire contre la Chine dans des circonstances extrêmes. »

Voilà qui est digne d’éloges, contrairement aux discours des « idéologues inconséquents » du mouvement des teach-in qui, au nom d’un « “anti-impérialisme” sobre et vertueux » et autres absurdités, se lancent dans des « diatribes contre “la structure du pouvoir” » et s’abaissent même, parfois, au point de lire « des articles et des comptes rendus de la presse étrangère sur la présence américaine au Viêt Nam ». De plus, ces sales types sont souvent des psychologues, des mathématiciens, des chimistes ou des philosophes – tout comme, d’ailleurs, ceux qui protestent le plus en Union soviétique sont dans l’ensemble des physiciens, des écrivains et autres personnes éloignées de l’exercice du pouvoir –, et non des citoyens bien introduits à Washington, qui naturellement ont tout à fait conscience que, « s’ils avaient une nouvelle idée géniale sur le Viêt Nam, ils trouveraient aussitôt une oreille attentive » auprès du gouvernement.

[…]

Il pourrait être utile d’étudier de près les « nouvelles idées géniales sur le Viêt Nam » auxquelles Washington a « aussitôt prêté une oreille attentive ». L’U.S. Government Printing Office est une mine d’informations sur le haut degré de moralité et de discernement de ces avis d’experts. On peut lire dans une de ses publications une communication du professeur David N. Rowe, directeur des études supérieures en relations internationales à Yale University, devant la Commission des affaires étrangères de la Chambre des représentants. Le professeur Rowe a proposé que les États-Unis achètent tous les excédents de blé canadien et australien afin de provoquer une famine massive en Chine. Selon ses mots : « Attention, il ne s’agit pas d’en faire une arme dont le peuple chinois aurait à pâtir. De fait, ce sera le cas, mais c’est secondaire. Ce sera avant tout une arme contre un gouvernement autoritaire, qui ne pourra maintenir la stabilité du pays face à une famine généralisée. »

On ne trouvera pas trace chez le professeur Rowe de ce moralisme sentimental qui pourrait appeler une comparaison avec, par exemple, l’Ostpolitik de l’Allemagne hitlérienne4. Il ne craint pas non plus les répercussions de telles mesures sur d’autres pays asiatiques comme le Japon. Sa « très longue fréquentation des questions japonaises » lui permet d’affirmer que « les Japonais sont avant tout des gens qui respectent le pouvoir et la fermeté ». Par conséquent, « ils ne vont pas trop s’effaroucher d’une politique américaine au Viêt Nam qui, partant d’une position de force, vise une solution consistant à soumettre par notre puissance militaire des populations locales avec lesquelles nous sommes en désaccord ». Ce qui troublerait les Japonais, c’est « une politique indécise, une politique qui refuserait de s’attaquer aux problèmes [en Chine et au Viêt Nam] et d’assumer nos responsabilités là-bas d’une manière qui soit constructive » – comme celle que nous venons de citer. Ce qui pourrait « vivement inquiéter le peuple japonais et remettre en cause la bonne intelligence entre nos deux pays », ce serait d’« hésiter à faire usage d’un pouvoir qu’ils savent entre nos mains ». En réalité, un déploiement de toute notre puissance militaire serait même éminemment rassurant pour eux, dans la mesure où ils ont eu la démonstration « de la formidable force de frappe des États-Unis, […] et en ont fait eux-mêmes l’expérience ». Voilà sûrement un parfait exemple du salutaire « point de vue de la realpolitik » qu’Irving Kristol admire tant.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher.

Mais, pourrait-on se demander, pourquoi se limiter à des moyens aussi indirects que la famine de masse ? Autant bombarder ! À n’en pas douter, c’est le message qu’a tenté de faire passer à la même commission le révérend Raymond J. de Jaegher, membre du conseil d’administration de l’Institut d’études extrême-orientales à la Seton Hall University. Selon lui, comme tous les peuples qui ont vécu sous le communisme, les Nord-Vietnamiens « seraient tout à fait ravis qu’on les bombarde pour les libérer ».

Évidemment, il doit bien y avoir des Vietnamiens qui soutiennent les communistes. Mais c’est là une question vraiment secondaire, comme le souligne l’honorable Walter Robertson, qui fut secrétaire d’État adjoint pour l’Extrême-Orient de 1953 à 1959. Si l’on en croit ses déclarations devant la même commission, « le régime de Peiping5 […] représente quelque chose comme moins de 3 % de la population ».

C’est dire si les dirigeants communistes chinois ont de la chance ! Selon Arthur Goldberg, les dirigeants du Vietcong, eux, ne représentent qu’environ « 0,5 % de la population du Sud-Viêt Nam », soit à peu près la moitié des nouvelles recrues du Sud pour le Vietcong en 1965, si l’on se fie aux statistiques du Pentagone. Goldberg poursuit en affirmant que les États-Unis ne sont pas certains que tous ces gens-là soient des adhérents volontaires. Ce ne serait pas la première démonstration de la duplicité communiste. Un autre exemple a été observé en 1962, lorsque, selon des sources du gouvernement américain, 15 000 guérilleros ont subi 30 000 pertes. Face à des experts comme ceux-là, les scientifiques et les philosophes dont parle Kristol feraient bien de continuer à tracer leurs cercles dans le sable.

Ayant réglé la question de la non-pertinence politique du mouvement de contestation, Kristol se tourne vers celle de ses motivations – plus généralement, ce qui a poussé, selon lui, des étudiants et de jeunes professeurs d’université à « virer à gauche » dans un contexte de prospérité générale et un régime politique libéral de type État-providence. C’est là, note-t-il, « une énigme à laquelle aucun sociologue n’a encore trouvé de réponse ». Puisque ces jeunes gens ont de l’argent, un bel avenir devant eux, etc., leur contestation est forcément irrationnelle. Ce doit être le résultat de l’ennui, d’une trop grande sécurité, ou quelque chose dans ce goût-là.

D’autres hypothèses viennent à l’esprit. Il se pourrait, par exemple, qu’en toute honnêteté ces étudiants et ces jeunes professeurs cherchent à découvrir la vérité par eux-mêmes plutôt que de déléguer toute la responsabilité aux « experts » ou au gouvernement ; et il se pourrait qu’ils réagissent avec indignation à ce qu’ils découvrent.

De l’intellectuel au « savant-expert »

Ce qui doit nous importer au premier chef dans cette réflexion sur la responsabilité des intellectuels, c’est leur rôle dans la production et l’analyse de l’idéologie. Et, de fait, l’opposition que Kristol établit entre les idéologues déraisonnables et les experts responsables est formulée en des termes qui font aussitôt penser à l’intéressant essai de Daniel Bell, La Fin de l’idéologie, aussi important pour ce qu’il ne dit pas que pour son contenu proprement dit6.

Bell présente et examine l’analyse marxiste qui voit dans l’idéologie un moyen de masquer l’intérêt de classe, selon la célèbre formule de Marx : la bourgeoisie est persuadée que « les conditions particulières de son émancipation sont les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée et la lutte des classes évitée ». Bell soutient ensuite que l’ère de l’idéologie est terminée, supplantée – du moins en Occident – par un consensus selon lequel chaque question doit être réglée selon les modalités qui lui sont propres, dans le cadre d’un État-providence où les experts en conduite des affaires publiques sont voués à jouer un rôle prépondérant. Bell prend soin, cependant, de préciser le sens d’« idéologie » dans ce qu’il appelle l’« épuisement des idéologies ». Il ne se réfère à l’idéologie qu’au sens de « conversion d’idées en leviers sociaux », d’« ensemble de croyances, animé par la passion, et [qui] cherche à transformer la totalité d’un mode de vie ». Les termes clés sont « transformer » et « convertir en leviers sociaux ». Selon lui, les intellectuels occidentaux se sont désintéressés de la conversion des idées en leviers sociaux en vue d’une transformation radicale de la société. Maintenant que nous avons atteint la société pluraliste de l’État-providence, ils ne voient plus la nécessité d’une transformation radicale de la société ; nous pouvons sans doute aménager de-ci, de-là notre mode de vie, mais ce serait une erreur que d’essayer de le modifier en profondeur. C’est ce consensus des intellectuels qui fait que l’idéologie est morte.

[Bell] ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts.

Il y a plusieurs points qui interrogent dans l’essai de Bell. Tout d’abord, il ne mentionne pas à quel point ce consensus des intellectuels sert leurs propres intérêts. Il n’établit pas de lien entre son observation – selon laquelle, dans l’ensemble, les intellectuels n’ont plus à cœur de « transformer l’ensemble d’un mode de vie » – et le fait qu’ils jouent un rôle de plus en plus important dans la gestion de l’État-providence. Il n’établit pas non plus de lien entre leur acceptation de ce type d’État et le fait que, comme il l’observe ailleurs, « l’Amérique est devenue une société d’abondance, offrant position […] et prestige […] aux anciens radicaux ». Ensuite, il n’apporte aucun argument sérieux montrant que les intellectuels ont « raison » ou « objectivement le droit » de rechercher ce consensus hostile à l’idée d’une transformation de la société. En effet, bien que Bell n’ait pas de mots assez durs sur la rhétorique vide de la « Nouvelle Gauche »7, il semble avoir une confiance bien utopique dans la capacité des experts techniques à régler les quelques petits problèmes qui continuent de se poser. Ainsi, le fait de traiter le travail comme une marchandise ou les problèmes d’« aliénation ».

Il semble assez évident que les problèmes classiques sont encore et toujours d’actualité. On pourrait même affirmer sans prendre trop de risques qu’ils ont gagné en ampleur et en gravité. Par exemple, le paradoxe ancestral de la pauvreté au sein de l’abondance prend des dimensions de plus en plus alarmantes à l’échelle internationale. Mais l’inconvénient du consensus intellectuel décrit par Bell est que, s’il semble possible, du moins en théorie, d’envisager une solution au niveau national, il n’y a guère de chances de voir un jour émerger un projet cohérent de transformation de la société au niveau mondial pour faire face à l’accroissement de la misère. Cela nous conduit tout naturellement à décrire le consensus des intellectuels selon Bell en des termes quelque peu différents des siens.

En reprenant la terminologie de la première partie de son essai, on pourrait dire que le technicien de l’État-providence trouve la justification de son statut social particulier et privilégié dans sa « science », plus précisément dans l’affirmation que les sciences sociales peuvent soutenir une technologie de bricolage social à l’échelle nationale ou internationale. Il passe ensuite à l’étape suivante, qui est d’attribuer une validité universelle à ce qui n’est qu’un intérêt de classe : il affirme que les conditions particulières sur lesquelles se fonde la prétention au pouvoir et à l’autorité de l’intellectuel sont, en fait, les conditions générales en dehors desquelles la société moderne ne peut être sauvée ; que le bricolage social dans le cadre de l’État-providence doit remplacer l’engagement dans les « idéologies totales » du passé, idéologies qui visaient la transformation de la société. Parvenu à une position de pouvoir qui offre à ses intellectuels aisance et sécurité, l’État-providence n’a plus besoin d’idéologies qui prétendent à un changement radical. Le savant-expert remplace l’« intellectuel libre », pour qui « les mauvaises valeurs étaient à l’honneur, qui rejetait la société » et qui a perdu son rôle politique – maintenant que les bonnes valeurs sont à l’honneur.

[…]

On serait tenté de conclure qu’il y a une sorte de consensus au sein des intellectuels qui ont pu accéder à l’aisance et au pouvoir – ou se croient en passe d’y accéder – en « acceptant la société » telle qu’elle est et en défendant ses valeurs. C’est encore plus vrai des savants-experts qui remplacent les intellectuels libres de jadis.

Pour lire la suite et commander le livre, rendez-vous sur le site des éditions Agone.

[1] Cet affrontement, près de Pékin, entre soldats japonais et chinois, marque le début de la seconde guerre sino-japonaise (1937-1945). [ndt]

[2] Les auteurs de cette formule considèrent les voyages de Vasco de Gama, ainsi que ceux de Fernand de Magellan et de Christophe Colomb, comme le début de cinq cents ans d’ascendant de l’Occident sur l’Orient. [ndt]

[3] Ces teach-in sont des forums constitués de débats, conférences, projections de films et concerts organisés à partir de 1965 par les étudiants pour protester contre l’intervention américaine au Viêt Nam. Sur Walter Lippmann (1889-1974), lire infra. [ndt]

[4] Bien que, par souci des proportions, il faut avoir à l’esprit que, dans ses pires moments de folie, le théoricien et ministre du Reich nazi Alfred Rosenberg parlait d’éliminer trente millions de Slaves et non d’imposer une famine de masse à un quart de la population mondiale. Soit dit en passant, l’analogie établie ici est hautement « irresponsable », au sens technique de ce néologisme discuté précédemment, parce qu’elle est fondée sur l’hypothèse que les déclarations et les actions des Américains sont soumises aux mêmes normes et ouvertes aux mêmes interprétations que celles de n’importe qui.

[5] En 1928, le généralissime nationaliste et anticommuniste Tchang Kai-chek changea le nom de Beijing (Pékin) en Peiping. Cette appellation se maintint durant l’occupation japonaise (1937-1945). La ville reprit officiellement le nom de Beijing lorsque la République populaire de Chine fut proclamée, le 27 septembre 1949. [ndt]

[6] Je n’ai pas l’intention d’aborder ici toutes les questions soulevées depuis douze ans dans le débat sur la « fin de l’idéologie ». Une personne douée de raison pourrait difficilement contester nombre des thèses avancées : par exemple, qu’à un certain moment de l’histoire une « politique de la civilité » peut se montrer judicieuse et même efficace ; que celui qui préconise l’action (ou l’inaction) a la responsabilité d’en évaluer le coût social ; que le fanatisme dogmatique et les « religions séculaires » devraient être combattus (ou, si possible, ignorés) ; qu’il faudrait appliquer des solutions techniques là où c’est possible ; que « le dogmatisme idéologique devait disparaître pour que les idées reprissent vie* » (Raymond Aron) ; et ainsi de suite. Comme tout cela est parfois considéré comme l’expression d’une position « antimarxiste », il convient de garder à l’esprit que ces opinions-là n’ont aucun rapport avec le marxisme non bolchevique, tel qu’il est représenté, par exemple, par des personnalités comme Rosa Luxemburg, Anton Pannekoek, Karl Korsch, Arthur Rosenberg, etc.

[7] Née de la révolte étudiante des années 1960 aux États-Unis, la New Left rejetait les principes de la « vieille gauche » des années 1930, notamment dominée par le parti communiste. Les activistes s’organisaient autour des libertés (politiques) des étudiants, des droits civiques des Noirs et de la paix en Asie, valorisaient la spontanéité et voulaient donner le pouvoir à la « base ». « Le “radicalisme” n’est pas l’affaire d’une élite chargée de diriger la conscience politique du peuple mais le problème des masses qui mènent elles-mêmes la lutte contre l’oppression. » On substituait l’action directe (violente et non violente) à la stratégie parlementaire 1. [ndt]

Système médiatique et lutte des classes

Un mouvement agite de nombreux milieux militants, souvent très à gauche ou très à droite, qui vise à s’emparer de divers canaux de diffusion – au milieu desquels trônent les réseaux sociaux – et créer des médias autonomes pour contrecarrer une information dominante perçue comme trompeuse, voire manipulatrice.


A droite, on appelle ça volontiers de la « réinformation ». Sans être dupe quant à la haine historique d’une certaine droite et de l’extrême-droite vis-à-vis de la pluralité de la presse, il convient de s’interroger sur les causes profondes de ce malaise qui traverse toutes les couches d’une société de plus en plus polarisée. Les sondages divers le montrent bien : la confiance en la parole officielle s’érode, l’indépendance des médias est a priori remise en cause par des gens de bonne foi, qui se demandent avec impuissance : à qui accorder sa confiance ?

Le règne de l’extrême-centre

Il est devenu banal de renvoyer les divers mouvements de contestation dos à dos sur le mode d’une prétendue « union des extrêmes ». Extrême-droite et extrême-gauche (souvent mal définie, au demeurant) sont les lieux communs d’un discours dominant bienséant, bien-pensant même, puisque fixant lui-même les limites de ce qui est « bien » et ce qui ne l’est plus. C’est le fameux « cercle de la raison » théorisé par Alain Minc, qui rassemble, à des degrés variés, tous les tenants du néolibéralisme. Divisés durant de nombreuses années entre le PS et son rival de droite au nom fluctuant – RPR, UMP, Les Républicains–, élus et militants se refilaient le pouvoir au gré des alternances et approfondissaient leurs réformes respectives (de Rocard à Juppé, de DSK à Fillon, de Moscovici à Bruno Le Maire). Le triomphe d’Emmanuel Macron, en faisant tomber les frontières artificielles qui séparaient, pour le spectacle, cette caste de gens d’accord sur (à peu près) tout, a ainsi consacré un état de fait central de la vie politique française : la toute-puissance d’un extrême-centre qui gouverne, peu ou prou, depuis que la contre-révolution néolibérale est entamée.

Au pouvoir autour d’Emmanuel Macron, et pesant de tout son poids dans les médias principaux et les chaînes du service public de l’information, le « cercle de la raison » gouverne et communique, plus qu’il n’informe, sans partage, dans une haine viscérale de la démocratie et la crainte d’un réveil du peuple qui s’exprimèrent, notamment, lors du référendum de 2005 ou vers la fin de l’élection présidentielle de 2017, quand Jean-Luc Mélenchon risquait de se qualifier pour le second tour et qu’on usa pour le désigner de toutes sortes de sobriquets renvoyant, tour à tour, aux têtes tranchées de la Révolution de 1789, à l’URSS ou aux gauches sud-américaines – inlassablement présentées sous un jour chaotique, voire dictatorial. Chaque mouvement social, en outre, suscite les commentaires acerbes de ces éditorialistes cramponnés-à-leurs-sièges qui exècrent toute expression discordante qui viendrait ralentir la grande marche du monde vers toujours moins d’État, de protections, de solidarité – de verrous, diraient-ils…

« Dans tout le monde capitaliste industriel, les groupes dirigeants ont besoin d’un système de croyances qui justifie leur domination. »

Toute pensée politique un tant soit peu différente est dorénavant affublée du qualificatif de « populiste », un concept qui servait jadis à caractériser une idéologie précise mais n’est plus de nos jours qu’un paresseux paravent permettant de clore tout débat de fond avant même de l’avoir commencé. Les militants les plus récalcitrants, qui ne se satisfont pas d’une seule vision de l’économie, des institutions, de la démocratie, et revendiquent le droit à une information pluraliste, eux, s’exposent à l’accusation infamante, mais si tendance, de « complotisme ». À noter que « le cercle de la raison » ne connaît pas de frontières, et utilise partout dans le monde des procédés voisins : si vous êtes français ou espagnol et que vous appartenez à la gauche radicale, c’est le Venezuela qui servira à vous décrédibiliser ; si vous êtes anglais et que vous soutenez Corbyn, on vous traitera soit d’antisémite, soit d’agent de Poutine ; si vous êtes italien et que vous vomissez l’union-zombie qui se profile entre Renzi et Berlusconi, l’on vous accusera de faire le jeu des extrêmes et d’être anti-européen. Comme l’explique Chomsky, « dans tout le monde capitaliste industriel, les groupes dirigeants ont besoin d’un système de croyances qui justifie leur domination. »[1] Lorsque des décennies de politiques antisociales, sur fond d’inconséquence écologique, d’orgie financière et de corruption généralisée, ont jeté les peuples dans la misère et la colère, la seule solution pour continuer de les dresser en masse contre leurs intérêts objectifs est de décrédibiliser vigoureusement et violemment tout ce qui pourrait prendre la forme d’une alternative, jusqu’à ce que l’alternance s’impose d’elle-même, souvent dans le fracas, comme l’élection italienne récente l’a démontré, après le Brexit et le resurgissement, partout en Europe, des extrême-droites les plus féroces.

L’information barricadée

Le risque est qu’à force de se calfeutrer bien à l’abri de leur « cercle », – comme ces ultrariches qui vivent enfermés dans des ghettos dorés –, depuis lequel ils nous décochent hargneusement leurs flèches empoisonnées, les encastés qui font l’opinion à coups de sondages précommandés et de bourrage de crâne ininterrompu (la dette ! la dette ! la dette !), finissent par se couper totalement de la population. En soi, cela ne me poserait pas de problème ; j’aurais même tendance à m’exclamer : bon débarras ! Mais, nous l’avons dit, face à leurs tricheries et cette façon somme toute assez martiale qu’ils ont de nous appeler aux urnes pour nous obliger, nous, à faire leur sale boulot, et maintenir en place l’édifice qu’ils n’ont de cesse de démolir le reste du temps, de plus en plus de militants s’enferment dans des médias dits « de niche » ou dans des cercles hermétiquement fermés, où se mijote le pire comme le meilleur. Le corps social de la nation se délite et le sentiment d’appartenir à une communauté qui partage les mêmes intérêts, dans laquelle peuvent s’exercer la solidarité et le partage, se rabougrit.

« Il est tout de même problématique qu’on ne puisse plus allumer sa télévision et se poser devant le journal ou une émission qui traite de l’actualité en toute confiance, dans l’idée d’entendre et de voir des choses qui nourriront notre réflexion plutôt que de l’ankyloser. »

Que ces niches existent est heureux, et ce foisonnement de sites, de chaînes YouTube, de bons vieux journaux papiers qu’on se refile durant les manifs, témoignent d’un appétit certain et d’une vie démocratique encore vigoureuse, mais qui s’est déplacée et peut-être même retranchée. Chacun s’enferme dans son couloir et devient sourd à une partie du reste du monde, ce que les algorithmes de réseaux comme Facebook viennent aggraver en nous noyant sous des publications conçues pour aller dans notre sens, pour notre confort intellectuel. Comment organiser un débat collectif et citoyen sur les grands enjeux qui nous font face si nous n’avons plus de terrain commun ? J’aurais du mal à faire lire Fakir à mon pote un peu facho, comme il aura du mal à me convaincre de m’infliger la dernière chronique de Goldnadel sur La France Libre. Surtout, il est tout de même problématique qu’on ne puisse plus allumer sa télévision et se poser devant le journal ou une émission qui traite de l’actualité en toute confiance, dans l’idée d’entendre et de voir des choses qui nourriront notre réflexion plutôt que de l’ankyloser. Pour cela, il faudrait que les émissions tous publics, diffusées aux heures de grande écoute, nous proposent des interlocuteurs de bonne foi et loyaux, et non plus tous ces petits lobbyistes qui cirent les pompes de leurs commanditaires tout en nous déniant la possibilité même d’appréhender la complexité des sujets qu’ils prétendent traiter – laissez-nous entre grandes personnes, on s’occupe de tout !

Ce constat ne signifie évidemment pas qu’il y aurait un « complot » des journalistes visant à s’octroyer et se répartir le pouvoir entre gens de bonne compagnie, mais est révélateur d’un fait social majeur qui détermine les options choisies par les différentes écuries médiatiques : de par leur niveau de vie très élevé (trop élevé), les présentateurs vedettes, les éditorialistes migrateurs qui vont de chaîne publique en radio privée, les économistes en chef et autres responsables de services politiques, sortent de leur rôle de passeurs d’idées et de vérificateurs de faits pour se poser avant tout dans la défense acharnée de leurs intérêts de classe. C’est une évidence ! Il n’y a pas de complot, mais bien des stratégies communes mises en place qui sont dues, non pas à une concertation préalable, mais à une uniformité des conceptions du monde qui découlent d’intérêts particuliers. Qu’on révèle le salaire[2] d’un Christophe Barbier, d’un Patrick Cohen, d’une Nathalie Saint-Cricq, d’un Dominique Seux, d’un David Pujadas, d’une Ruth Elkrief, d’un Laurent Joffrin, d’une Léa Salamé, d’un Franz-Olivier Gisbert, d’un Jean-Michel Aphatie, d’un Yves Calvi ou d’un Nicolas Demorand, et voyons si l’on peut en tirer quelques enseignements. On me traitera de populiste (soit), de démago (ça reste à prouver) ou de complotiste (puisque c’est la mode) ; mais la vérité est là : le journalisme dominant – l’éditocratie – est gouverné par une petite bourgeoisie qui défend son bout de gras avec âpreté.

Une critique politique du système médiatique

La question des salaires, révélatrice mais pas centrale, devient cependant réellement significative lorsqu’on met en regard les rémunérations du gratin médiacratique avec les salaires de ceux qui font réellement vivre les rédactions – journalistes, reporters, pigistes, documentaristes – et qui sont si nombreux à redouter les fins de mois. Mais, fondamentalement, cette bourgeoisie se repaît plus de pouvoir, de prestige et d’influence que d’argent. Disons que c’est la cerise sur un gâteau déjà bien garni. Ainsi, il est crucial de ne pas se tromper de cible lorsque l’on prétend formuler une critique politique du système médiatique : en occulter les phénomènes de reproduction et de domination sociales pour ne pointer que les symptômes les plus criants de cette défaite collective qu’est notre presse, tels que les comportements individuels de certains parvenus, ne nous mènerait qu’à un placebo d’analyse. L’hégémonie culturelle, exercée par cette caste dominante et arrogante qui tient l’argent et l’information, est un enjeu fondamental de la lutte de classe, comme l’a analysé Gramsci, et c’est bien la bataille à laquelle nous devons nous employer.

« Que des états généraux du journalisme se tiennent, inspirés, par exemple, des travaux d’Acrimed. »

C’est pour cela que si je partage et soutiens la contestation militante du système médiatique, ce n’est pas par vengeance, ou pour inviter mes amis ou mes lecteurs à rejoindre les médias de ma niche ; c’est pour inviter la profession à un électrochoc salutaire. Que des états généraux du journalisme se tiennent, inspirés, par exemple, des travaux d’Acrimed, que l’on reparte sur des bases saines en traitant frontalement les grandes problématiques : la façon dont on enseigne le journalisme, les nominations dans le service public et au CSA, le financement des médias, l’influence des actionnaires sur les rédactions, la course au clic vulgaire et malsaine, les manquements à la déontologie que jamais rien ne sanctionne, l’indigence des micros-trottoirs qui tiennent lieu pour certains de travail d’enquête, les experts qui camouflent leurs activités privées pour mieux asséner leur catéchisme antisocial, l’uniformité des chefferies et de leurs options politiques…

Il est absolument urgent de ressusciter une véritable culture démocratique, riche et pluraliste, dans nos médias vampirisés par cette ribambelle de milliardaires aux intentions limpides (influence politique, marketing) qui peuvent compter sur leur armée de chefs de services politiques, de présentateurs vedettes, d’experts en café du commerçologie aux discrètes activités privées, de décodeurs drapés dans la croyance un rien arrogante et corporatiste – qui exècre toute forme de critique, fût-elle énoncée par des pairs – de toujours appartenir à un contre-pouvoir, ces chiens de garde du système qui s’emploient à faire taire, en les ridiculisant, les bestialisant, les traitant sous l’angle people et psychologique, ou tout simplement en les ignorant, les voix dérangeantes, et dominent de leur aigre superbe la grande masse des journalistes, sérieux, appliqués à la tâche, conscients de l’importance majeure de leur travail et pour qui la déontologie n’est pas qu’un concept mou dénué de sens.

A l’heure où la France et l’Europe sont traversées par tant d’ébullitions sociales et citoyennes, il est grand temps que notre système médiatique réapprenne à se faire l’écho, sereinement et respectueusement, des aspirations des peuples, dans toute leur diversité.


[1] N. Chomsky, « La restructuration idéologique aux Etats-Unis », Le Monde Diplomatique, mars 1979.

[2] À titre d’exemple, le salaire de N. Polony, du temps où elle travaillait pour la matinale d’Europe 1, avait fuité : 27 000€ par mois. Cela donne donc une petite idée du niveau de vie et des préoccupations de ceux qui « font » l’opinion.

Noam Chomsky : un cri lumineux dans l’obscurité démocratique

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©jeanbaptisteparis

Né en 1928, Noam Chomsky est probablement l’intellectuel américain le plus connu et reconnu encore vivant. D’abord reconnu dans le milieu universitaire pour ses travaux dans la linguistique, il se fait ensuite connaître du grand public pour son travail d’intellectuel. En effet, ses nombreux ouvrages sur le rapport entre la démocratie et les médias, les crimes de guerres perpétrés par les États-Unis ou encore sur les limites du capitalisme, ont fait de lui l’intellectuel américain le plus influent de tous les temps. Si son travail de linguistique innéiste sur la nature humaine est des plus intéressants, l’article n’aura pas vocation d’exposer ces travaux, pour se concentrer plutôt sur sa dimension sociétale.

Du jeune Juif exclu au titre d’Institute Professor au MIT

Le père de Noam Chomsky quitte la Russie en 1913 pour rejoindre les États-Unis et éviter d’être embrigadé dans l’armée du tsar. Spécialiste de la grammaire hébraïque, il trouve un poste à l’école élémentaire hébraïque de Baltimore. En 1928 naît Noam Chomsky. Il fréquente jusqu’à ses douze ans une école expérimentale inspirée par la philosophie deweyienne. Passionné par les grands auteurs (Austen, Dostoïevsky, Hugo), il grandit aussi avec la littérature hébraïque et dans un milieu culturel très riche. Sa famille est la seule famille juive du quartier populaire et le petit Chomsky doit apprendre à vivre avec l’antisémitisme. Lequel est exacerbé au moment de la Seconde Guerre mondiale et de la chute de Paris, évènement célébré dans tout le quartier. Il grandit donc en apprenant à éviter les enfants catholiques, surtout ceux venant de l’école jésuite.

À 13 ans, il se familiarise avec les librairies anarchistes et se passionne pour un auteur : George Orwell. À dix-sept ans, en 1945, il entre à l’Université de Pennsylvanie où il étudie la philosophie et la linguistique. En 1953, Noam Chomsky passe six semaines dans un kibboutz en Israël. Il apprécie le fonctionnement organisationnel, mais honnit l’atmosphère stalinienne et le racisme institutionnalisé du lieu. À ce moment là, il plaide pour une solution pacifique à deux États, ressentie comme anti-sioniste à l’époque.

Deux ans plus tard, en 1955, il rejoint le Massachusetts Institute of Technology (MIT) en tant que chercheur. Il se distancie vite de l’intelligentsia américaine qu’il côtoie quotidiennement au MIT. De fait, il condamne leurs objectifs que de vouloir contrôler les phénomènes sociaux par des moyens scientifiques. Enfin nommé professeur en 1961, Noam Chomsky a plus de libertés et plus de temps. C’est en 1967, par la publication de l’essai La responsabilité des intellectuels dans la New York Post Review of Books qu’il entre définitivement dans la sphère des intellectuels. Cet essai est très critique envers la guerre du Vietnam. La même année, Chomsky est arrêté lors d’une marche vers le Pentagone, contestant l’engagement américain au Vietnam. Lorsque les États-Unis se retirent du Vietnam, les poursuites judiciaires sont abandonnées contre Chomsky.

Le Massachusetts Institute of Technology
Le Massachusetts Institute of Technology ©John Phelan

Dans les années suivantes, parallèlement à pléthore d’essais de linguistique, s’ensuivent nombre d’essais et d’articles très polémiques. C’est finalement en 1976, qu’il obtient le titre rare et prestigieux d’Institute Professor au MIT. En 2001, il publie 9-11, en réaction aux attentats, son écrit le plus lu et le plus traduit. Il est souvent invité dans les forums sociaux mondiaux et est docteur honoris causa de nombre d’universités de renommée mondiale.

Aujourd’hui âgé de 89 ans, ses sorties politiques se font plus rares.

 

« L’intellectuel n’est pas au service de ceux qui font l’Histoire, mais au service de ceux qui la subissent. » (A. Camus)

Dans son discours de réception du prix Nobel en 1957, Albert Camus détaille le devoir de l’intellectuel. La sublime phrase « L’intellectuel n’est pas au service de ceux qui font l’Histoire mais au service de ceux qui la subissent » trouve un écho dans l’œuvre de Noam Chomsky. Lui-même définit l’intellectuel comme « au service d’une dénonciation de l’injustice commise contre les droits de l’homme au nom de la raison d’État ».

Reprenant Isaiah Berlin, Noam Chomsky distingue deux types d’intellectuels. Le premier est l’intellectuel « commissaire ». Celui-ci provient d’un héritage historique ancien. Il appartient à une caste de lettrés et d’ecclésiastiques qui ont la fonction sociale de diffuser les dogmes et doctrines favorables à la préservation du pouvoir de l’État. Le second, en revanche, est l’intellectuel « dissident » ou « anti-intellectuel », ainsi que se définit Noam Chomsky. L’intellectuel dissident a, au contraire, la mission de déconstruire le discours de l’intellectuel commissaire et de donner aux citoyens les clés de compréhension pour qu’il juge lui-même rationnellement les faits, tels qu’ils sont. L’intellectuel dissident est diamétralement opposé, en ce sens qu’il n’affirme pas de vérités, il propose seulement des outils pour aller les chercher soi-même.

De nos jours, pourtant, on range indissociablement ces deux figures antagoniques sous la même étiquette d’intellectuel. Autant « l’expert en légitimation » (comme disait Gramsci) qui sert les gouvernants, que l’anti-intellectuel qui aide les gouvernés.

 

Selon Chomsky, l’État suppose que le peuple ne sait pas ce qui est bon pour lui. De fait, il doit donc lui mentir pour le maintenir dans un « état de minorité ». À ceci, Chomsky oppose à l’État le « rationalisme éclairé », hérité des Lumières. Ceci signifie « penser par soi-même », donc contourner l’État.

Prenons un cas concret : la guerre. Pour le citoyen rationnel, la guerre est mal et il lui préfère toujours la paix. Il faut réussir à lui faire croire que l’État, en temps de guerre, la mène pour la paix, qu’il en est le garant. C’est donc à « l’expert en légitimation » de “légitimer“ cette prise de position de l’État auprès du public. Le rôle de l’anti-intellectuel n’est pas de dire au public que la paix est préférable à la guerre, seulement de lui demander de juger l’État qui mène la guerre. Le citoyen jugera seul s’il préfère la paix ou s’il veut continuer dans le sens de l’État. L’anti-intellectuel est contre l’hypocrisie et les double-discours : il doit tendre à dire la vérité. Après, les citoyens qui préfèreront la guerre le feront en connaissance de cause, même si c’est contraire à la raison, car « aucune personne rationnelle ne peut approuver la violence et la terreur ». (Language and Freedom, 1970)

La petite fille au Napalm, 8 juin 1972, Nick Ut Cong Huynh
La petite fille au Napalm, 8 juin 1972, Nick Ut Cong Huynh

La guerre du Vietnam fut affreuse. Pourtant les protestations furent tardives, car les gens n’étaient simplement pas informés, ils n’en connurent l’existence qu’en 1961 seulement. Le mouvement pacifiste prit de l’importance entre 1964 et 1967. Pour autant, les États-Unis continuaient la guerre. Qu’est-ce qui les a poussés à l’arrêter? Les mouvements sociaux vietnamiens d’une ampleur inégalée dans l’Histoire nécessitaient d’énormes moyens financiers pour mater cette révolution. Or, les responsables financiers américains ne les avaient pas, ce qui acheva de les convaincre d’arrêter ce massacre. Pourquoi n’avaient-ils pas ces fonds? Car les mouvements pacifistes américains avaient mis à mal l’économie du pays. Et une mobilisation militaire nationale aurait été impossible à cause des trop nombreuses dissidences.

Ce qui est intéressant dans cette guerre, c’est de la voir du point de vue des médias. Pendant toute la durée de la guerre, le New York Times n’a émis aucune critique négative. Anthony Lewis, le plus grand critique du journal, n’a finalement accepté qu’à partir de mi-1969 d’écrire des critiques, et encore étaient-elles modérées.  Le monde des médias s’est donc retourné contre la guerre un an et demi après la fin de celle-ci. Quel rôle tiennent les médias dans la démocratie?

 

Médias et démocratie : la « fabrique du consentement »

Le philosophe politique David Hume, dans son essai Les premiers principes de gouvernement, explique comment un petit nombre de personnes peut en gouverner des millions.

« Cela n’est pas la force ; les sujets sont toujours les plus forts. ce ne peut donc être que l’opinion. C’est sur l’opinion que tout gouvernement est fondé, le plus despotique et le plus militaire aussi bien que le plus populaire et le plus libre. » (Premiers principes de gouvernement, David Hume)

Ce que David Hume explique, c’est que les gouvernants doivent tout faire pour dissimuler aux gouvernés que le pouvoir n’est pas dans leurs mains. Pour cela, ils comptent sur le consentement de la population qu’ils fabriquent, grâce aux médias notamment. Dans les faits, on se rend compte que cette « fabrique du consentement » est surtout utilisée dans les régimes les plus démocratiques. Les régimes autoritaires n’ont pas besoin de convaincre par les médias puisqu’ils le font par les armes et les poteaux d’exécution. Cet argument peut sembler discutable dans la mesure où les régimes autoritaires s’appuient aussi sur un très large consensus. Il n’y a qu’à voir la Russie de Poutine. Ce dernier est très populaire et s’appuie sur des médias qui lui sont fidèles, ce qui lui permet d’appliquer une politique autoritaire.

Noam Chomsky considère que plus les masses populaires acquièrent des droits, plus les gouvernants ont intérêt à trouver des moyens sophistiqués de propagande. Par exemple, abrutir le peuple par du “divertissement“ comme les émissions de télé-réalité, est un des moyens de propagande. Celui-ci a un double-intérêt : détourner « l’attention du peuple vers les choses superficielles de la vie telles que la consommation à la mode ». Puis de lui priver ce temps à l’exercice de la pensée et de la réflexion, de la culture. D’une pierre deux coups : le citoyen ne pense pas aux problèmes de la démocratie et en plus il y  pensera de moins en moins car le programme le rend bête.

Pour mieux comprendre cette « fabrique du consentement » est-il aussi nécessaire d’expliquer les structures et les objectifs d’un journal. Premièrement, un journal informe. Bon, c’est acquis de tout le monde. Mais surtout, devenant une structure économique importante, il devient aussi un espace publicitaire. C’est à dire qu’il vend des lecteurs à des entreprises. Plus le journal tire d’exemplaires, plus il a de lecteurs, plus la publicité sera vue. Comme les autres sociétés, le journal a un produit à vendre et un marché. Le produit, ce sont les lecteurs. Et le marché, ce sont les annonceurs. D’ailleurs, on se rend compte que les « Grands Journaux » font souvent partie de conglomérats. Par exemple, Le Monde appartient à Pierre Bergé, Xavier Niel (Free Mobile, Deezer) et Matthieu Pigasse (Huffington Post, Radio Nova, Inrockuptibles, Vice France).

Affiche des Nouveaux chiens de garde
Affiche des Nouveaux chiens de garde

Ces journaux qui sont des « mégasociétés », selon Noam Chomsky, fixent eux-mêmes l’ordre du jour aux autres médias. Ils décident de quoi l’on parlera aujourd’hui dans le pays. Par exemple, on remarque qu’un journal comme Le Figaro, contrairement au journal gratuit Direct Matin, a les moyens d’envoyer des correspondants au Soudan. Donc Direct Matin ne pourra que relayer les informations du Figaro. Pour mieux comprendre l’empire des médias français, le documentaire Les nouveaux chiens de garde, adapté du livre de Serge Halimi, est disponible sur Dailymotion (lien ci-bas).

Noam Chomsky s’intéresse par ailleurs à la figure de Walter Lippman, doyen des journalistes américains. Lippman définissait le peuple comme un « troupeau désorienté ». Selon lui, il fallait que la « minorité intelligente » s’en protège. Et, puisqu’ils ne pouvaient le faire par la force, pouvaient-ils le faire par le consentement, évoqué plus haut. Le « modèle de propagande » a beaucoup de défenseurs parmi les penseurs démocratiques occidentaux. Ce modèle a même un manifeste, écrit en 1928 par Edward Bernays, neveu de Sigmund Freud, sous le nom de Propaganda (« les gens étaient déjà plus honnêtes en ces temps-là », ironise Chomsky).

« La manipulation consciente et intelligente des habitudes organisées et des opinions des masses est une caractéristique centrale d’un système démocratique […] La tâche des « minorités intelligentes » est de réaliser cette manipulation des attitudes et des opinions des masses » (Propaganda, Edward Bernays)

Peut-être que le pire dans ce « modèle de la propagande » est que le grand public tend à l’accepter. Selon les sondages d’opinion, les citoyens trouvent que les médias sont trop serviles à l’égard du pouvoir. C’est bien différent de l’image que les médias se font d’eux-mêmes : ils ne sont pas au service de la classe dominante, ils sont la classe dominante.

 

L’anarcho-syndicalisme ou la nécessité d’une utopie pour y tendre ?

L’engagement politique de Noam Chomsky se réclame de l’anarcho-syndicalisme. Qu’est-ce que l’anarcho-syndicalisme? Le politiste Philippe Braud le définit comme tel :

« [L’anarcho-syndicalisme] pose le primat de la logique syndicale face à l’action politique ou partisane dans le développement du mouvement ouvrier et l’émergence d’une société décentralisée, libre de toute forme de coercition étatique et fondée avant tout sur l’autogestion des unités de production. » (Dictionnaire de la science politique et des institutions politiques, Philippe Braud)

Mikhaïl Bakounine
Mikhaïl Bakounine

La fin du XIXème siècle a éteint les derniers anarchistes, prouvant que la violence ne résolvait rien et ne faisait, qu’au contraire, accroître les problèmes pré-existants. En revanche, dans les années 1920, se développe le mouvement de l’anarcho-syndicalisme. Issu de la pensée de Mikhaïl Bakounine et de Piotr Kropotkine, ce mouvement se structure et devient important au sein de la CGT en France, ou encore dans le Conseil national du travail espagnol où les anarcho-syndicalistes dominent les communistes et les socialistes. Pour autant, si ce mouvement a connu une diffusion idéologique mondiale, ce n’est qu’en Espagne qu’une application pratique a vu le jour. Pendant la guerre civile espagnole (1936-1938), les anarcho-syndicalistes mettent en place leur programme dans les usines barcelonaises, les exploitations agricoles catalanes, et dans les régions de l’Aragon et de Valence.

Concrètement, l’anarcho-syndicalisme met les syndicats au centre même de l’action politique, qu’ils structurent en organismes indépendants. Ces mêmes syndicats, appuyés par les masses populaires, opèrent les transformations sociales. Ce mouvement se veut donc une organisation de la vie en société et promeut une nouvelle éthique. Contrairement à leurs grands frères anarchistes, ils souhaitent l’ordre social et non pas le « désordre social ». Ils veulent l’abolition de l’État et du capitalisme mais, au lieu de supprimer simplement la propriété privée, souhaitent-ils la remplacer par ce qu’ils appellent la « possession individuelle ».  Cette possession garantit des droits sur ce que l’on possède mais pas ce qui nous est inutile et empêche donc la concentration de richesse.

Pour Noam Chomsky, ce mouvement est aussi « décentraliste ». Cela signifie que la prise de décision n’est pas concentrée, centralisée dans les mains d’un petit groupe de personnes. Mais qu’elle s’opère du bas vers le haut et, utopiquement, à l’horizontale. Cette prise de position s’appuie sur des collectifs et non pas une structure hiérarchique. Finalement, l’anarcho-syndicalisme est fédéralisme, démocratie directe et autogestion.

Mais qu’apporte Noam Chomsky à cette doctrine centenaire? Il prend en compte les évolutions technologiques. Selon lui, l’innovation technologiquee permet aux travailleurs d’éviter les travaux ingrats, de les émanciper de ces besognes.

« La technologie a le pouvoir de nous libérer. » (Noam Chomsky)

De même, la décentralisation permet aux travailleurs de s’organiser en collectifs et d’y incorporer des institutions économiques. Cela a pour conséquence de briser la chaine de production, les individus ne sont plus des rouages de la machine capitaliste. Ils deviennent libres de travailler, de s’organiser, de décider, de créer.

En revanche, une société décentralisée, à l’heure de la globalisation, risque d’être inégale. En effet, certaines régions sont plus riches que d’autres. Et certaines décisions doivent être nécessairement prises à une échelle mondiale. Par exemple, pour distribuer efficacement l’aide sociale, une institution centralisée sera bien plus efficace. Pour répondre à ce problème, Noam Chomsky affirme que l’homme, naturellement solidaire, sera à même de réduire ces inégalités structurelles par lui-même. C’est peut-être un argument un peu léger.

Congrès du CNT espagnol, majoritairement contrôlé par des anarcho-syndicalistes
Congrès de la Confédération Nationale du Travail (CNT) espagnole

Pour Noam Chomsky, l’anarchisme est le résultat d’une réflexion philosophique : penser rationnellement à la politique mène forcément à l’anarchisme.

« Le rationalisme éthique, hérité des Lumières, conduit donc naturellement à l’anarchisme, qui n’est pas une préférence politique parmi d’autres, une opinion arbitraire, mais une conséquence du choix de la raison contre l’injustice et la violence » (Noam Chomsky)

Il n’a pas peur de qualifier ce modèle d’utopique. Mais pourquoi n’aurait-on pas le droit d’en rêver et de tout faire pour s’en approcher? Qu’importe si nous y arrivions ? L’important c’est d’y tendre ! On peut ne pas être d’accord avec Noam Chomsky sur le modèle choisi mais pas sur son élan progressiste.


Le film « Les nouveaux chiens de garde » :

Pour aller plus loin, je vous recommande fortement le livre suivant qui résume tout le travail de Noam Chomsky avec érudition et pédagogie, tant son travail de linguiste que d’intellectuel :

  • Les cahiers de l’Herne : Noam Chomsky, collectif, ed. Champs classiques

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