Diminuer les salaires mirobolants versés par l’ONU : une solution au sous-financement de l’aide humanitaire

La communauté humanitaire internationale s’est réunie en 2016 pour résoudre les problèmes de sous-financement qui existent depuis de nombreuses années. Plusieurs réformes structurelles du système ont été évoquées, qui ont connu des succès divers et mitigés. Une chose est cependant restée absente des débats : un examen minutieux de l’aspect non-lucratif du travail humanitaire.


Le système humanitaire international est en crise de sous-financement

Le système humanitaire d’urgence est en crise. En effet, entre 2005 et 2017, le nombre de crises nécessitant une réponse humanitaire internationale a presque doublé (de 16 à 30). La durée moyenne de chaque crise a aussi beaucoup augmenté [1]. Notamment à cause du réchauffement climatique, les catastrophes naturelles sont de plus en plus fréquentes. Les conflits armés se multiplient et/ou ne trouvent pas de fin. En 2020, l’ONU cherche ainsi à venir en aide à plus de 167 millions de personnes.

La conséquence de tout cela est que l’aide humanitaire coûte, chaque année, de plus en plus cher. En 2007, l’ONU estimait qu’il faudrait 5 milliards de dollars pour mettre en œuvre ses programmes humanitaires internationaux. Pour 2020, elle estimait qu’il faudrait désormais trouver 28,8 milliards[2], tandis que les plans se chiffrent déjà à plus de 30 milliards[3].

Si la tendance continue, on estime que l’appel prévisionnel de l’ONU pourrait atteindre 50 milliards pour l’année 2030[4]. De son côté, le financement humanitaire public n’a pas suffisamment augmenté : seulement 59% des besoins humanitaires ont été couverts en 2019.

Il y a donc un déficit du financement humanitaire, estimé en 2016 à environ 15 milliards de dollars. Ce déficit signifie que des millions de personnes ne peuvent pas du tout être aidées dans le cadre des besoins évalués par l’ONU. Elles ne reçoivent pas assez d’aides alimentaires, d’abris pour se protéger ou d’argent pour survivre.

Le Sommet humanitaire mondial devait résoudre ce problème

Notamment pour répondre à ce problème, l’ancien Secrétaire général des Nations unies avait convié en 2016 un Sommet humanitaire mondial à Istanbul. Pendant quelques jours, la quasi-totalité de la communauté humanitaire mondiale s’y était réunie. Les acteurs humanitaires (pays donateurs, agences des Nations unies, ONGs) se sont engagés à effectuer dix réformes structurelles du système humanitaire, devant être terminées en 2020.

Un bon exemple de ces réformes est la localisation, qui consiste à augmenter le rôle joué par les acteurs locaux dans la réponse humanitaire, pour entraîner des économies d’échelle (les acteurs locaux étant moins coûteux); ou encore l’augmentation de programmes basés sur des transferts monétaires, qui pourrait amener à la réduction du nombre de personnels humanitaires nécessaires sur chaque crise en réduisant le nombre de projets nécessaires.

Ces réformes ont pour le moment eu des succès très mitigés et hétéroclites. Il faudrait donc appeler à renouveler leur calendrier jusqu’en 2030, mais ce n’est pas le sujet de l’article.

Le principe de non-lucrativité n’a pas été abordé

Un élément essentiel n’a pas été abordé pendant le Sommet humanitaire mondial, et est absent de toutes les discussions.

Si le système humanitaire est censé être caractérisé notamment par son aspect non-lucratif, ce principe n’a jamais eu de standards internationaux. Les différents acteurs humanitaires ont donc des pratiques très différentes en la matière.

Formaliser le principe de non-lucrativité au niveau international pourrait-il résorber la crise de sous-financement ?

Il n’est pas question que ce principe affirme que les personnes travaillant dans l’humanitaire devraient être pauvres. Tout le monde a le droit de pouvoir épargner ou de subvenir aux besoins de sa famille. Dans des sociétés capitalistes, il serait trop facile d’avoir des exigences démesurées vis-à-vis des personnes qui décident de s’engager.

Ce secteur est déjà suffisamment difficile et dangereux[5] pour ne pas lui faire porter toute la responsabilité de l’avarice des pays développés. En effet, les 15 milliards manquants ne constituent même pas 0,01% du PIB mondial.

Cependant, le principe de non-lucrativité devrait permettre de pouvoir combattre les excès. Y a-t-il des excès dans les agences humanitaires des Nations unies ?

Présentation du système des Nations unies

9 agences de l’ONU* [voir fin de l’article pour la liste complète] jouent un rôle prépondérant dans le système humanitaire. Elles sont à ce titre membres du Comité permanent interorganisation (institution coordonnant les plus grandes agences de l’aide humanitaire internationale).

Prises ensemble, elles emploient plusieurs dizaines de milliers de personnes dans le monde. Ces personnels ne sont pas tous logés à la même enseigne, et sont divisés en deux grands types : professionnels et généraux.

Les fonctionnaires généraux s’occupent des tâches administratives. Ils ont des contrats basés sur le principe de flemming : leurs conditions d’emploi sont les meilleures que l’on puisse trouver dans leur localité.

Les salaires des professionnels n’obéissent pas du tout aux même règles. Le principe du noblemaire postule que le fonctionnariat international doit être capable de recruter notamment les fonctionnaires les mieux payés au monde[6].

Les professionnels jouissent donc de salaires fixés en référence à ceux des fonctionnaires fédéraux des États-Unis. Et ce, quelle que soit leur nationalité, ou les coûts réels auxquels ils font face dans leur vie. Ils sont même plus élevés, puisque la tradition veut que les fonctionnaires internationaux soient mieux payés que les fonctionnaires nationaux (pour la raison qu’ils ne travaillent pas dans leur propre pays)[7].

Ainsi, les fonctionnaires professionnels internationaux disposent tous d’un salaire de base équivalent (equal work, equal pay). Cependant, ce principe d’égalité est problématique dans un monde d’inégalités économiques, où certains pays ont un coût de la vie bien plus élevé que d’autres.

Y compris lorsqu’ils vivent dans des pays à revenus intermédiaires ou faibles, plus de la moitié des professionnels gagnent près de 10 000 dollars par mois.

En plus de leur salaire de base, les fonctionnaires professionnels touchent une somme supplémentaire dite d’ajustement de poste. C’est une somme additionnelle, pouvant constituer de 11% à 106% du salaire de base, indexée sur le coût de la vie de leur zone d’affectation[8]. Cet ajustement de poste est tout de même de l’ordre de 35% du salaire de base au Bangladesh, et 45% en Afghanistan.

Y compris lorsqu’ils sont déployés dans des pays à revenus faibles ou moyens, et qu’ils ne payent pas de loyers, les professionnels gagnent donc presque tous au minimum 5 000 dollars net par mois. Plus de la moitié gagne près de 10 000 dollars net par mois, ou plus (jusque 14 364 dollars net mensuels au Niger, par exemple).

Les principes éthiques des Nations unies sont peu éthiques

Depuis le jugement de 1987 de l’Organisation internationale du travail, le principe de noblemaire a fait jurisprudence pour devenir un principe coutumier de droit international. Il est donc obligatoire pour toutes les organisations appartenant au système des Nations unies[9]. Selon le jugement, il ne serait pas une façon de privilégier le fonctionnariat international, mais une manière d’y attirer les plus qualifiés.

Ce principe peut paraître légitime à certains. De toute évidence, il repose sur une logique incitative purement économique: celle de l’homo economicus. Comme tous les principes ayant trait à des questions de justice sociale, il peut aussi ne pas être compris. Par exemple, cela présupposerait-il que les personnes travaillant pour des ONGs (généralement moins bien payées) seraient moins compétentes que les personnels des Nations unies ?

De plus, la logique purement économique du principe de noblemaire peut rebuter les personnes attirées par l’altruisme humanitaire. Ayant effectué un stage dans une agence humanitaire de l’ONU, c’est ce qui m’est arrivé. Je n’étais pas le seul stagiaire à subir cette désillusion.

On voit bien ici les limites d’un raisonnement purement économique – ou économiciste –  lorsqu’il est appliqué au domaine humanitaire. L’homo humanitarus n’est pas seulement un homo economicus. Comme dans certaines autres professions, il se doit d’attacher plus d’importance aux gratifications morales, symboliques et sociales.

Les citoyens ne sont pas toujours au courant de cet état de fait, notamment lorsqu’ils font des dons au PAM ou à l’UNICEF. Romuald Sciorra, spécialiste de l’ONU, admet dans son dernier livre qu’il est regrettable que certains personnels onusiens aient une mentalité assez éloignée des préoccupations humanitaires. Il relève aussi que leur travail est probablement loin d’être toujours absolument indispensable[10].

Dans un contexte humanitaire, le principe de non-lucrativité équitable devrait remplacer ou guider le principe de noblemaire. Ce dernier entre en contradiction directe avec le principe éthique de non-lucrativité, souvent associé au domaine humanitaire.

Discuter d’un tel changement de principe serait un grand défi pour les Nations unies, et pourrait permettre d’économiser au moins 650 millions de dollars par an (comme nous le verrons plus loin).

Formaliser le principe de non-lucrativité pour combattre les excès

Dans la situation actuelle de pénurie générale, il semble qu’il est temps de changer de principe.

Prises ensemble, les agences humanitaires de l’ONU membres du Comité Permanent Inter-Organisations emploient près de 18 000 professionnels (en prenant en compte les 820 professionnels d’OCHA, et ceux d’UNOPS). Parmi ceux-ci, plus de 10 000 sont au moins au niveau P-4, jouissant ainsi des plus hauts salaires de l’ONU (à près de 10 000 dollars nets par mois, ou plus) [11]. Une baisse mesurée des salaires des professionnels permettrait donc de faire des économies d’échelle importantes.

Dans toutes ces agences, environ 4 600 employés proviennent des Etats-Unis, d’Europe du Nord, ou d’autres pays où le coût de la vie est notoirement élevé (Suisse, Luxembourg, Corée, Japon, Israël…)[12]. Cela ne fait pas de distinction entre les différentes catégories de personnel, et comprend donc une partie importante d’employés généraux. Notamment puisque les sièges des organisations sont à Genève et New York.

Le reste des professionnels n’a aucune raison de toucher des salaires basés sur la norme américaine. De plus, si les personnels de l’ONU basés à New York ou à Genève acceptaient d’avoir des salaires moins élevés que ceux des cadres supérieurs du public, au nom de principes humanitaires, des économies substantielles pourraient être réalisées.

Des mathématiques de base montrent qu’une baisse moyenne de 3 000 dollars par mois sur les salaires de 18 000 professionnels engendrerait des économies de 650 millions de dollars par an. Cette somme correspond à quasiment une année entière d’aide humanitaire au Tchad, pays en crise profonde (l’appel de l’ONU pour 2020 y demande 672 millions de dollars)[13]. Un effort plus important que 3 000 dollars par mois, qui reste a priori possible, pourrait avoir plus d’impact.

Discuter et organiser un changement de principe

Le principe de non-lucrativité équitable ne plaide pas pour la pauvreté des travailleurs humanitaires. D’ailleurs, certaines caractéristiques propres au métier humanitaire peuvent y expliquer des salaires plus élevés que la moyenne, comme par exemple la dangerosité. Simplement, ce principe doit permettre de combattre les excès de rémunération.

Discuter de la possibilité d’un tel changement de principe et en identifier les modalités pratiques d’application serait un grand défi pour l’Organisation des Nations unies. Cela pourrait également montrer la voie à d’autres organismes non-lucratifs (par exemple certaines ONGs américaines) qui peuvent aussi parfois pratiquer des salaires très élevés.

Un Sommet organisé par le Secrétaire Général ou Sous-secrétaire Général de l’ONU aux affaires humanitaires pourrait, par exemple, permettre de discuter de ce changement. Les économies d’au moins 650 millions de dollars pourraient par exemple être allouées aux différents fonds humanitaires communs gérés par OCHA au niveau de chaque pays.

Le principe de non-lucrativité équitable ne suffirait pas à lui seul à anéantir le sous-financement de l’aide humanitaire, loin de là. Au même titre que les autres réformes  identifiées lors du Sommet humanitaire mondial de 2016, il peut le réduire.

On voit tout de même son importance lorsque certains acteurs, probablement peu optimistes, pensent que tous les engagements issus de la Grande Négociation n’aboutiraient qu’à 1 milliard d’économies par an[14].

Ce type de changement pourrait entraîner un effet de levier, favorisant l’augmentation nécessaire des financements humanitaires internationaux.

Pour une renaissance de l’idéologie humanitaire

Le grand public apparaît souvent méfiant vis-à-vis des organismes humanitaires, émettant des doutes quant à la destination réelle des dons qu’il pourrait consentir. De plus, la majorité des citoyens ne connaissent pas l’ONU et ses objectifs. Combien ignorent le nom du Secrétaire Général, ou ce que sont les Objectifs de Développement Durable ?

Formaliser le principe de non-lucrativité pourrait renouveler la légitimité du secteur. Cela pourrait aussi dans le même temps motiver le public à consentir plus d’efforts pour aider les plus pauvres à travers les organismes internationaux ou non-gouvernementaux. Cet effet levier, qu’il est impossible de mesurer précisément, ne devrait pas être sous-estimé.

L’ONU apparaît aujourd’hui affaiblie, minée par les nationalistes. Souvent mal perçue pour son caractère inaccessible et son inefficacité à résoudre les conflits. Divers scandales ne font qu’aggraver cela: non-rémunération des stagiaires, crimes de casques bleus… A sa création, elle représentait pourtant l’idéal de coopération universelle et d’abolition de la misère.

Faire renaître cette flamme pourrait encourager plus d’efforts et d’engagements pour réduire les souffrances humaines. D’autres voies identifiées par Romuald Sciorra dans son dernier livre (référence en fin d’article) sont encore plus importantes. Par exemple, l’idée de mettre les institutions financières internationales sous le contrôle du Conseil Economique et Social de l’ONU.

Dans un monde marqué par les futurs risques climatiques, les défis se multiplieront et le monde humanitaire pourrait les relever notamment en recréant un lien de confiance avec les citoyens.

 

* Programme alimentaire mondial (PAM, ou WFP)
Fonds des Nations unies pour l’enfance (UNICEF)
Organisation des Nations unies pour l’agriculture et l’alimentation (FAO)
Organisation internationale des migrations (OIM)
Haut commissariat aux réfugiés (HCR)
Bureau de coordination des affaires humanitaires (OCHA)
Organisation mondiale de la santé (OMS)
Fonds des Nations unies pour la population (FNUAP)
Fondation des Nations unies pour l’habitat (UN Habitat)

Le PAM, le HCR et l’UNICEF sont de loin les plus grandes.

 

[1] Global Humanitarian Overview 2019, OCHA

[2] Global Humanitarian Overview 2020, OCHA

[3] https://fts.unocha.org/appeals/overview/2020/plans

[4] Too important to fail – addressing the humanitarian financing gap, High-Level Panel on Humanitarian Financing Report to the Secretary General, January 2016

[5] Professional Humanitarianism and Violence against Aid Workers, Abby Stoddard, 3 janvier 2020

[6] United Nations website : Compensation and Classification Section, UN salaries

[7] Judgment No. 825, International Labour Organization (ILO), 5 juin 1987

[8] Consolidated Post Adjustment Circular, ICSC/CIRC/PAC/541, 15 janvier 2020

[9] Judgment No. 986, International Labour Organization (ILO), 1989

[10] Qui veut la mort de l’ONU ? Romuald Sciorra, novembre 2018

[11] https://www.unsystem.org/content/hr-category

[12] https://www.unsystem.org/content/hr-nationality

[13] Plan de Réponse Humanitaire pour la République Centrafricaine, OCHA, décembre 2019

[14] http://www.thenewhumanitarian.org/analysis/2016/05/24/grand-bargain-big-deal

Lutte anti-lobbys en France : où en est-on ?

Une manifestation contre les lobbies durant le mouvement Occupy Wall Street en 2011. © Carwil Bjork-James via Flickr.

Le poids des lobbys est un sujet d’inquiétude récurrent dans notre pays. La seule analyse du registre mis en place auprès de la Haute autorité de la vie politique, malgré des limites et des insuffisances patentes, permet d’en approcher l’ampleur et d’identifier les entreprises particulièrement actives auprès des pouvoirs publics.


L’influence des grandes entreprises auprès des pouvoirs publics ne se limite pas au seul chantage à l’emploi. Depuis plusieurs années, et selon le modèle anglo-saxon, les entreprises se mobilisent pour influencer le plus en amont possible les évolutions législatives. Jusqu’à récemment l’ampleur de cette activité restait encore mal cernée, ne pouvant s’appuyer que sur quelques témoignages d’élus concernant les invitations, les amendements pré-rédigés et la veille des ONG. Or la loi du 9 décembre 2016 a souhaité imposer à toute entreprise ou organisation ayant au moins un salarié engagé dans des actions de représentation (dirigeant compris) la déclaration des montants engagés et du nombre de personnes impliquées dans ces actions.

Qui dépense le plus en lobbying ?

À ce titre, l’analyse des données déclaratives du CAC40 est éloquente : ces entreprises ont dépensé au moins 15,7 M€ pour des actions de lobbying, soit 462 500€ en moyenne par entreprise. Cette moyenne doit en effet tenir compte du fait qu’à la lecture du registre quatre entreprises, et non des moindres, n’ont fait aucune déclaration : deux entreprises de conseil, dont les missions auprès du gouvernement et celui de la Défense en particulier, laissent peu de doute sur leur besoin de proximité avec les pouvoirs publics, et deux entreprises industrielles dont Hermès. Au global cette activité a mobilisé pas moins de 178 collaborateurs au sein de ces entreprises, dont 22 uniquement pour Sanofi, qui précise être intervenu pour favoriser certains de ces produits, notamment des vaccins, ou pour renforcer la sécurisation des boîtes de médicaments. Bien que le texte précise que le personnel dédié doit intégrer le dirigeant, deux entreprises ne déclarent aucun salarié, à savoir Kering, dont le dirigeant est François-Henri Pinault, ou bien Vinci, ce qui reflète mal a priori les efforts de l’entreprise pour obtenir marchés et concessions publiques.

En 2018 les entreprises du CAC40 ont consacré au moins 15,7 M€ aux actions de lobbying, 462 000€ en moyenne par entreprise.

Ce registre permet également de mesurer la place prise par les GAFAM dans la vie politique française dans la start-up nation et auprès d’un gouvernement pro-business. Ce n’est pas seulement leur capacité d’innovation ou encore le contexte de la loi sur les fake-news qui expliquent leur exposition, mais également des dépenses de représentation qui ont dépassé les 2,6 M€ en 2018. En ajoutant les sommes consacrées par Twitter, Uber et Airbnb, les principales entreprises américaines du numérique ont déclaré plus de 3 M€ de dépenses pour l’année 2018.

 

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Sans surprise, le secteur bancaire fait partie des secteurs les plus dépensiers, du fait de la présence en France de plusieurs grands groupes d’envergure européenne. En retenant ces principaux établissements, les montants déployés auprès des politiques ont atteint 5,4 M€, et 57 salariés sont recensés. Et si ces montants s’avéraient encore insuffisants pour influencer la réglementation bancaire, la Fédération française bancaire, association de représentation du secteur auprès des pouvoirs publics, a ajouté au moins 1,25 M€. Ces données révèlent également les efforts, aussi financiers réalisés par le seul Crédit Mutuel Arkea, 900 K€ investis, principalement pour soutenir son projet d’indépendance vis-à-vis de la fédération nationale, une somme qui a échappé aux sociétaires de la Caisse de Bretagne

Plus embarrassant, dans un contexte de pression continue sur les coûts des entreprises publiques, les principales participations de l’État ont elles dépensé 2,75 M€ pour influencer leur propre actionnaire, activité confiée à 38 salariés, et sans succès s’il s’agissait de revenir sur les velléités de privatisations du gouvernement.

Source : Répertoire des représentants d’intérêts – Haute autorité pour la transparence de la vie publique – année 2018

Une transparence encore opaque

Cet aperçu permet d’estimer dans l’ensemble les montants mobilisés par les grandes entreprises pour obtenir des décisions publiques favorables. Pourtant, l’analyse plus précise du registre fait apparaître des limites béantes dans ce grand exercice de transparence. Tout d’abord, le caractère public de la base de données incite les entreprises à imputer ces montants au nom de filiales moins connues. La seule recherche de Carrefour, l’enseigne de grande distribution, fait apparaître un montant de 50 K€. Mais il faut ajouter à cela les sommes déclarées par ses filiales Carrefour France ou Carrefour management pour avoir une vision des dépenses véritables du groupe : entre 250 K€ et 475 K€.

À l’inverse, dans le cas de filiales spécialisées, il peut s’avérer opportun de regrouper les sommes dépensées par les filiales d’un groupe afin de ne pas pouvoir les associer à une seule activité, peut-être jugée plus sensible. Ainsi la répartition des dépenses au sein du groupe Bouygues apparaît surprenante, puisque si Bouygues Immobilier a déclaré plus de 100 K€ de frais de représentation, la filiale Bouygues Construction aurait engagé moins de 10 K€ alors que les activités sont proches, ce qui pose la question du véritable bénéficiaire des activités déclarées.

Le registre tel qu’il est constitué ne permet pas non plus de disposer de l’intégralité des thèmes abordés par une entreprise auprès des décideurs. Ainsi, à la question de savoir quel usage a fait EDF du million d’euros dépensé en représentation, celui-ci invoque exclusivement le fait de « favoriser le développement de la production solaire photovoltaïque par l’aménagement de son cadre réglementaire » et d’autres thème en lien avec l’environnement alors que d’autres sources d’énergies ont certainement dû être évoquées lors des échanges.

Pour prendre la pleine mesure de l’influence d’une entreprise, il faut également tenir compte des dépenses engagées par les associations et fédérations d’entreprises. En parallèle de la Fédération bancaire française, évoquée précédemment, la Fédération française de l’assurance (FFA) a dépensé plus de 1,25 M€ pour défendre les intérêts de ses membres. Dans le même esprit, Vinci, indique seulement une dépense en représentation inférieure à 10 K€ en 2018 malgré le rôle qui lui est imputé, et aucun salarié ne défendant ses intérêts, mais dans le même temps l’Association professionnelle des Sociétés françaises concessionnaires ou exploitantes d’autoroutes (ASFA) représentant les intérêts des exploitants a mobilisé au moins 100 K€ pour « proposer des solutions autoroutières en faveur des mobilités du quotidien ». Pour illustrer, on peut citer les dépenses cumulées par les organisations patronales généralistes, qui s’élèvent à elles seules à 3,5 M€ pour l’année 2018.

Le lobbying s’effectue également de manière indirecte, par l’intermédiaire de cabinets spécialisés. Certes, la législation intègre ce cas et les cabinets de relations publiques et d’avocats sont soumis à cette obligation, mais le répertoire n’impose pas à ces cabinets de dévoiler quels sont leurs clients ce qui limite la connaissance de la réalité du lobbying.

Enfin, le registre contient des données génériques qui ne permettent pas d’appréhender, pour une même entreprise, l’usage exact des dépenses réalisées. En effet, la production d’une étude juridique ou technique n’a pas le même impact que les dîners organisés en compagnie d’élus ou la commande de sondage pour influencer l’opinion. De la même façon, le rapport de force d’une entreprise du CAC40 avec un parlementaire ne sont pas de même nature qu’avec des élus locaux concernés par un projet.

Une autorité qui manque de hauteur

La mise en place de la Haute autorité de la vie politique constitue certes une avancée dans le contrôle des comportements du personnel politique, mais encore insuffisante pour garantir la « moralisation de la vie politique ». Ainsi, alors qu’en 2017 la Haute autorité prenait la charge de la surveillance des activités de représentation, ses moyens paraissent encore très limités : les effectifs sont passés de 40 collaborateurs à 52 en 2018, tandis que le périmètre à contrôler s’est nettement étendu avec 6 362 déclarations nouvelles déposées par 1 769 organisations. Ceci explique, avec la nouveauté de cet outil, la faiblesse des contrôles effectifs.

Le contenu du registre des activités de lobbying lui-même n’est pas exempt de critiques. Sa portée principale reste incontestablement de pouvoir approcher l’ampleur de ce phénomène et de le mettre en débat, au moment où tant de citoyens ont le sentiment de ne pas être entendus. Mais le débat ressort affaibli des lacunes évoquées : dispersion des informations pour un groupe, défaut de précision sur la nature des thèmes abordés, absence d’informations sur l’emploi des dépenses réalisées, absence de vision sur le périmètre exact des dépenses incluses (déjeuners, mécénats…). Pour contrecarrer cette activité qui a atteint un niveau susceptible de compromettre un fonctionnement sain de notre démocratie et rétablir la confiance, c’est l’intégralité de la documentation remise aux pouvoirs publics qui devrait être disponible et discutable.

Le législateur a instauré une limite au financement des campagnes électorales, il pourrait aussi plafonner les dépenses de lobbying.

Enfin, si le législateur a instauré une limite aux dépenses de campagne afin de limiter la capacité des plus grandes fortunes à s’offrir une élection, il apparaît plus que jamais nécessaire de plafonner les dépenses de lobbying afin d’éviter un phénomène comparable une fois l’élection passée. Enfin, il faut prendre garde à ce que la publication de ces informations ne devienne pas contre-productive en décourageant les activistes par l’ampleur des moyens de leurs adversaires et contribue à banaliser ce phénomène.

Alors que des moyens de contrôles publics sont insuffisants, la multiplication d’outils de contrôle (Commission nationale des comptes de campagne, validation des comptes par le Conseil constitutionnel, Haute autorité pour la transparence de la vie politique, Parquet national financier) semble conçue pour diluer l’effort de transparence. En l’absence d’efficacité des outils de détection des mauvaises pratiques et d’une culture de la probité, qui empêche par exemple les élus mis en cause de retrouver leur mandat même après des excès avérés, les comportements sont peu amenés à changer comme le montre plusieurs exemples récents.

Qu’est devenu l’intérêt général ?

Alors qu’un grand nombre de citoyens a récemment appelé à une démocratie active, en opposition à la captation de la puissance publique par les intérêts privés, cette exigence se heurte aux moyens mobilisés par les entreprises et leurs représentants pour dicter l’agenda de la majorité, comme le montre le cas emblématique de la suppression de l’ISF mis au jour par France Culture. C’est dans ce contexte que les associations environnementales et caritatives sont contraintes d’aligner leur pratiques sur celles des grandes entreprises pour espérer faire entendre leurs voix auprès des décideurs, ce qui les prive de ressources importantes. C’est le cas notamment de France Nature Environnement qui y a consacré plus de 3,5 M€ ou du Secours Catholique.

C’est contre ce mur de l’argent et ses conséquences sur le quotidien et la santé des populations que se dressent de plus en plus de mouvements citoyens de résistance contre le pouvoir des grandes entreprises, en parallèle des traditionnelles associations de consommateurs : associations de victimes des laboratoires pharmaceutiques, lutte contre le projet d’Auchan dans le triangle de Gonesse… Cette conception heurte frontalement le mythe libéral selon lequel le citoyen, par ses comportements d’achats, finit nécessairement par transformer l’entreprise de l’extérieur. Et, implicitement, que les mauvais comportements des entreprises sont donc validés par ceux qui continuent d’acheter leurs produits, empêchant l’émergence de toute alternative.

Cette vision semble reléguer l’intérêt général à une notion du « vieux monde » pour livrer la puissance publique au plus offrant. Cette étape incarne l’évolution dans son développement ultime de la « grande transformation » décrite par Karl Polanyi dès 1944 qui voyait le désencastrement de la sphère économique du cadre de régulation imposé par l’État pour imposer ses règles à la société. Désormais, la sphère économique, et en particulier les grandes entreprises, ont fini d’assujettir l’État et ses moyens. Bien que ce phénomène dépasse largement le cadre français, il s’appuie dans notre pays sur un régime politique qui conduit à concentrer les leviers du pouvoir dans les mains d’un nombre réduit d’individus, particulièrement vulnérables à la centralisation des décisions et à une conception verticale du pouvoir. Ainsi, les lobbys les plus influents maîtrisent parfaitement le processus de fabrication de la loi et s’y intègrent pleinement, en s’appuyant sur une connaissance fine des réseaux de pouvoir, comme l’a illustré l’affaire du registre tenu par Monsanto sur les décideurs publics.

Dans le cadre institutionnel actuel et avec l’arrivée au pouvoir, dans le sillage d’Emmanuel Macron, d’une élite technocratique familière du privé, la vigilance des citoyens et la contribution de spécialistes engagés pour l’intérêt général est plus nécessaire que jamais. Ainsi, outre l’existence de situations de conflits d’intérêt manifestes jusqu’à l’Élysée même, les grands débats de société finissent par être réduits à des arbitrages entre intérêts commerciaux concurrents et ceci dans la plus grande opacité. L’avenir dira si l’intérêt général est une notion définitivement démodée dans le nouveau monde.

Pour aller plus loin : « Académie Notre Europe » : Quand les lobbys tentent de former des journalistes, par Cyprien Caddeo.

Climat : la société civile n’est malheureusement pas la solution

Les appels à sauver le climat se multiplient ces derniers jours, à grand renfort de personnalités et de grands médias. Le succès des Marches pour le Climat du 8 septembre est inédit. Alors qu’un sondage, réalisé après le départ de Nicolas Hulot, témoigne encore une fois de l’importance grandissante de la question climatique en France (76% des Français interrogés veulent que l’écologie soit une priorité du gouvernement), on observe néanmoins un fait : pas d’évolution notoire en termes de politique climatique, relativement à l’urgence d’agir. Ce constat évident amène pourtant beaucoup des acteurs historiques de l’écologie à persister dans une erreur. Celle de dire que la solution à l’inaction politique réside dans la seule « société civile». Si cette dernière peut jouer un rôle en matière d’écologie, c’est surtout lorsque ses actions préparent la prise du pouvoir. En effet, seul l’État peut opérer une transition écologique profonde et surtout rapide.


 

Les Marches sur le climat du samedi 8 septembre ont rassemblé beaucoup plus de monde que sur les actions similaires précédentes, soit plus de 100 000 personnes partout en France[1]. Les nombreux « appels à sauver la planète »[2] parus ces derniers jours ont certainement contribué à cet élan. Mais c’est surtout la démission de Nicolas Hulot qui semble avoir été le catalyseur principal de l’émergence de l’alerte climatique sur la place publique (via une multiplication des sujets liés à l’écologie dans les médias et sur les réseaux sociaux). Au sortir d’un été particulièrement chaud et sec pour l’Europe occidentale, rendant la question du climat concrète, la fenêtre est idéale pour une large sensibilisation de l’opinion publique sur le sujet.

L’hégémonie culturelle que commence à acquérir l’écologie reste néanmoins canalisée médiatiquement par ceux qui s’en réclament depuis toujours. Tel un totem, les médias font la part belle à Europe Écologie Les Verts. Cette exposition médiatique produit des effets dans les sondages relatifs aux intentions de vote pour les élections européennes : EELV est à 7% dans les sondages. L’inertie des habitudes du monde médiatique empêche néanmoins de donner plus d’espace aux écologistes radicaux, qui ont compris que néolibéralisme et écologie sont des opposés.

Or traditionnellement, le discours porté par les Verts est lié à celui porté par les grandes ONG écologistes, et globalement sur le même champ lexical que les « appels à sauver la planète».

Ce discours consiste généralement en deux moments : un appel à nos dirigeants à faire plus, puis un appel à la société civile « qui peut d’ores et déjà agir », à l’échelle individuelle. Si cette axiologie semble être à la hauteur du fameux adage « penser global, agir local », il n’en est rien, et cette posture représente un danger politique vis-à-vis du climat.

 

« Nos dirigeants doivent faire plus » : naïveté parfois feinte, perte de temps réel

Premièrement un appel à nos dirigeants pour qu’ils fassent plus. Ce premier axe représente un progrès dans l’identification du politique comme levier d’action principal, là où, il y a quelques années, l’ensemble du discours était centré sur l’individu.

Cependant, cette posture démontre une naïveté, sincère ou ironique, quant à la réalité de la nature du pouvoir. Pour beaucoup, le pouvoir (dans le sens de « l’État ») est une somme d’individus animés par des volontés personnelles qu’il est possible de faire évoluer par la conviction. La réalité des rapports de classes qui commande l’action politique est généralement niée. Ce fait tient pour partie de la méconnaissance de la théorie marxiste, et du rejet (souvent compréhensible) de la gauche qui s’en réclame ostensiblement (mais qui n’a pas forcement renouveler son logiciel en fonction de l’urgence écologique). Dès lors, quand bien même de plus en plus d’écologistes remettent en cause directement le système capitaliste[3], la reconnaissance d’une conflictualité naturelle entre tenant du système et ses détracteurs reste difficile.

Cette naïveté est presque organique des classes moyennes éduquées, qui sont celles qui se radicalisent le plus vite sur le sujet et animent généralement les structures de l’écologie politique. La peur du non-consensus, du clivage, de la conflictualité, empêche de pousser la cohérence écologique jusqu’au bout. Cette cohérence voudrait pourtant que les ONG et autres tenants de l’écologie prennent des positions politiques claires.

De fait, le constat que l’écologie et le libéralisme ne sont pas compatibles devrait appeler à une confrontation directe avec tout gouvernement libéral. Les organisations qui se revendiquent de l’écologie devraient par exemple s’opposer frontalement au gouvernement d’Emmanuel Macron. Compte tenu de l’urgence à opérer la transition, le fait de laisser finir son mandat à un gouvernement LREM doit poser question. Or, les ONG ont cette liberté de discours que n’ont pas les opposants politiques. Ces derniers, dans la tradition républicaine française basée sur le suffrage universel, ne peuvent pas se prononcer directement pour une insurrection. Les organismes privés oui.

 

 L’individualisme et le “société-civilisme” satisfont les consciences, mais pas le climat

 

Ensuite, nous notons souvent un appel à la société civile « qui peut d’ores et déjà agir », à l’échelle individuelle, dans le discours des tenants de l’écologie. C’est un discours à la fois hypocrite, car les actions que peuvent conduire des individus à leur échelle, ou à l’échelle d’une collectivité territoriale, ne pourra jamais produire une bifurcation écologique à la hauteur de l’urgence. « Et en même temps », c’est un discours nécessaire pour préparer la transition, expérimenter et faire évoluer des consciences vers le politique. Le problème réside surtout dans le fait de s’en contenter, car en plus d’être hypocrite, un discours centré sur l’individu-militant est fondamentalement inégalitaire.

Lorsqu’une ONG ou une formation politique porte ce genre de discours, elle provoque de fait un sentiment d’exclusion chez toute une partie de la population, et surtout les plus précaires. Les classes populaires sont ainsi mises en face de leur incapacité à œuvrer pour la collectivité. Ils ne peuvent en effet pas « militer en consommant », puisque les produits vertueux sont généralement chers. Il est de plus difficile de « conduire des actions » lorsqu’on vit au jour le jour, en proie aux pressions sociales et à la peur du lendemain.

Ce discours est donc un facteur d’éloignement des plus modestes à la res publica, la chose commune, à l’heure où tout le monde se sent néanmoins concerné[4]. D’ailleurs, les classes populaires souffrent souvent davantage des canicules estivales et des poisons de l’agro-industrie. Un discours basé sur l’action individuelle est donc aussi un discours d’exclusion de fait. Il participe, en réaction, à la construction d’un discours qui consiste à dénoncer l’écologie comme un combat « bobo ». Et dire qu’ « un pauvre n’a qu’à vivre sobrement » pour faire sa part dénoterait, d’une part d’un profond mépris de classe, de l’autre, d’un grand besoin de cours de rattrapage en sociologie. L’individu est en effet déterminé par son milieu social.

Le discours de l’écologie individualiste est d’ailleurs tout à fait compatible avec le récit libéral du self-made-man (car une personne pourrait, au même titre qu’un businessman self-made, obtenir par ses actions une influence sur le climat) et du business angel (individu puissant qui décide de protéger les plus faibles, dans un rapport de domination symbolique conservé).

Enfin, le discours société-civiliste est basé sur un postulat biaisé : la conscience écologique ne peut qu’avancer et finira par faire masse dans la société. Outre le fait que cette conscience n’avance pas si vite dans les classes supérieures, il y a un double mouvement dans la société française (et globalement en Occident) qu’il ne faut pas sous-estimer : les classes moyennes éduquées se radicalisent sur la question, et « en même temps », la précarité grandissante provoquée par les réformes libérales éloigne les classes populaires de l’écologie d’action. Le rouleau compresseur libéral atomise la société plus vite que l’écologie l’unifie devant l’urgence.

De l’hégémonie culturelle de l’écologie vers l’hégémonie culturelle d’un modèle de société compatible avec l’écologie. Sortir d’un rapport esthétique à l’action climatique.

 

Ce discours en deux axes est le même depuis des années chez les ONG. Le risque politique est réel : les société-civilistes canalisent les jeunes et les classes moyennes éduquées dans l’inaction par rapport à la politique. Ou du moins, par rapport à la seule forme de politique qui permet de prendre le pouvoir, celle avec un petit « p ». Il se produit d’ailleurs généralement un cercle vicieux : les classes moyennes éduquées s’attachent aux formes d’action individualiste et en deviennent organiquement défenseuses. Ces formes d’action sont de fait souvent un moyen de construire un rapport esthétique à soi et à la société, loin de la conflictualité peu sexy de la real-politique.

Si l’écologie est en passe de devenir une thématique hégémonique en France, elle se heurte à un plafond de verre social à cause du discours tenu par beaucoup des porte-voix de l’écologie. Les classes populaires ne s’emparent pas de cette thématique. La conquête de l’hégémonie culturelle en la matière est donc encore loin. Elle passera d’une part par une systématisation de la critique du libéralisme par les écologistes, et par un élargissement du discours à la critique de l’ensemble des méfaits de ce libéralisme. C’est par cette voix que l’écologie peut devenir populaire, mais c’est également la seule qui peut la faire devenir réalité.

En effet, l’urgence écologique nous impose une prise du pouvoir rapide, et donc la mobilisation électorale de l’ensemble des victimes du libéralisme, à savoir le peuple dans sa globalité (puisque nous partageons tous un écosystème commun). Le peuple entier doit pouvoir s’identifier au combat pour la planète, car ce combat participe également à définir le peuple.

Les grandes organisations de l’écologie ont d’ailleurs presque toutes intégrées la nécessité du lien avec le social. Les ONG écologistes, lorsqu’elles ne portent pas directement des revendications sociales, organisent des évènements ou des actions avec des ONG sociales. Le problème, c’est que cette intégration se fait sur un rapport humanitaire au social. Plus rarement pour des revendications politiques qui imposent la solidarité comme la sécurité sociale, les services publics, etc.

Que les ONG se positionnent concrètement en politique serait donc la prochaine étape sur la voie de la cohérence. C’est évidemment un coût important pour ces dernières, puisqu’il s’agit de déranger des habitudes, d’imposer de la conflictualité aux citoyens qui les soutiennent et garantissent leur “business model”, mais c’est le coût de la cohérence. Au même titre que la Charte d’Amiens[5] devrait être abandonnée (car obsolète dans un contexte où le syndicalisme n’a plus les moyens de faire changer la société, alors que le politique le peut), les « syndicalistes de la nature » devraient également descendre dans l’arène de la realpolitik.

Il n’y a que la prise du pouvoir qui compte pour la planète, car seul l’État dispose de la puissance nécessaire à la mise en œuvre d’une transition de l’ensemble de l’appareil productif rapidement (via la nationalisation de tous les secteurs stratégique à cette transition). Cela suppose de se poser les bonnes questions : quelle force de l’échiquier politique est la mieux placée pour appliquer un programme de transition radicale ?

Bref, il faut sortir du dogme du pouvoir citoyen. Des citoyens “qui se bougent” n’obtiennent que des victoires marginales, certes importantes sur le plan symbolique, mais rien de plus.

 

[1] https://actu.orange.fr/societe/environnement/mobilisation-inedite-pour-le-climat-a-travers-la-france-CNT0000016nrf6/photos/manifestants-pour-la-lutte-contre-le-changement-climatique-a-paris-le-8-septembre-2018-2d276242df6b2a5e3c82f0ada6bbc167.html

[2] Appel des 700 scientifiques français (07/09/2018) : https://www.lemonde.fr/politique/article/2018/09/08/climat-700-scientifiques-francais-lancent-un-appel_5351987_823448.html

Appel des 200 célébrités françaises (03/09/2018) :

https://www.nouvelobs.com/planete/20180903.OBS1701/climat-200-personnalites-lancent-un-appel-face-au-plus-grand-defi-de-l-humanite.html

Appel des 15 000 scientifiques (13/11/2017) : https://www.lemonde.fr/planete/article/2017/11/13/le-cri-d-alarme-de-quinze-mille-scientifiques-sur-l-etat-de-la-planete_5214185_3244.html

[3] http://lvsl.fr/demission-de-hulot-la-faillite-de-lecologie-neoliberale

[4] http://www.notreterre.org/2018/09/les-francais-veulent-que-l-ecologie-soit-la-priorite-du-gouvernement.html

[5] Charte adoptée en octobre 1906 sanctuarisant l’autonomie des syndicats par rapport aux partis politiques.