Comment Ursula von der Leyen accompagne le glissement vers la droite de l’Union européenne

Ursula von der Leyen, présidente de la Commission européenne. © European Parliament

Le récent discours sur « l’état de l’Union » d’Ursula von der Leyen montre combien la Présidente de la Commission européenne concentre toujours davantage de pouvoir entre ses mains – y compris au-delà de ce que prévoient les traités. Alors que sa gestion fait l’objet de nombreuses critiques, elle prépare activement sa réélection l’an prochain, en misant sur une alliance entre le PPE et une partie de l’extrême-droite européenne. Par Francesca de Benedetti, traduction Jean-Yves Cotté [1].

Les dirigeants européens de droite ou d’extrême-droite ont souvent eu la tentation de s’octroyer des pouvoirs illimités. Il y a dix ans, le Premier ministre hongrois Viktor Orban théorisa le premier la « démocratie illibérale », un nouveau modèle politique, où la séparation des pouvoirs s’efface peu à peu. Matteo Salvini, dirigeant de la Lega Nord, lui emboîta le pas en exigeant les « pleins pouvoirs » pour transformer l’Italie. 

Cette tendance va-t-elle s’étendre à la présidente de la Commission européenne ? La question du déficit démocratique de l’Union n’est toujours pas réglée ; au contraire, celui-ci ne fait que s’aggraver sous les coups de boutoir des violations présumées de l’État de droit, tant dans les pays membres qu’au sommet de l’Europe.

Si le standard démocratique dont se vante en permanence l’UE est ainsi remis en question, sa prétendue vocation sociale l’est également, à un moment où des dizaines de millions de gens sont frappés par la hausse du coût de la vie. Dans un tel contexte, les actions de von der Leyen sont à la fois la conséquence du néolibéralisme à marche forcée imposé par l’UE et l’annonce d’un futur plus « illibéral ».

Ursula von der Leyen a débuté son discours sur l’État de l’Union en vantant en termes élogieux la vitalité démocratique de l’UE, déclarant que « dans un peu moins de 300 jours, les Européens se rendront aux urnes dans notre démocratie unique et remarquable. »

Cette pratique du discours sur l’État de l’Union est une importation américaine : le premier discours de ce type remonte à George Washington en 1790. Depuis l’avènement des médias de masse, ce moment symbolise, du moins officiellement, un élément fédérateur. L’UE a repris cette idée en 2010 instaurant un discours annuel délivré par le président ou la présidente de la Commission. Censé annoncer le programme législatif, et engager ainsi la responsabilité de la tête de l’exécutif européen, ce discours traduit également le capital dont jouit cette dernière.

Ursula von der Leyen, dont le mandat est presque achevé, vise à l’évidence sa réélection. Raison pour laquelle elle a fait de ce discours sur l’état de l’Union un discours de campagne en vue des élections européennes de juin prochain, comme en témoigne l’introduction citée précédemment.

Il est tout aussi évident qu’elle opère un glissement à droite que l’on peut qualifier de « mélonisation » [en référence à Giorgia Meloni, ndlr]. Von der Leyen, qui a été plusieurs fois ministre dans les gouvernements d’Angela Merkel, est membre du Parti populaire européen (PPE), dont le président est Manfred Weber. Traditionnellement allié aux socio-démocrates dans une « grande coalition », le PPE hésite désormais sur la coalition à bâtir à partir de l’année prochaine. Il a ainsi intensifié ses discussions avec les Conservateurs et réformistes européens (CRE), présidés alors par l’Italienne d’extrême-droite Giorgia Meloni. Ce dialogue a débouché sur une alliance tactique qui commence à porter ses fruits.

Avant de devenir présidente du Conseil italien en octobre dernier, Meloni, issue du parti post-fasciste Fratelli d’Italia, avait refusé de promouvoir la formation d’une alliance d’extrême-droite au niveau européen comme l’envisageaient Matteo Salvini, Viktor Orban et Marine Le Pen. En contrepartie, et étant donné son discours très pro-européen et atlantiste, elle est devenue une interlocutrice à part entière de la droite au pouvoir dans l’UE, à savoir le PPE. Si Weber n’avait pas rendu fréquentable la dirigeante post-fasciste italienne, celle-ci aurait eu plus de mal à gouverner. Mais c’est exactement ce contre quoi elle s’était prémunie.

L’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance droite/extrême-droite.

En janvier 2022, l’élection de Roberta Metsola, membre du PPE, à la présidence du Parlement européen a marqué la première étape de cette alliance. Le groupe CRE, qui comprend également le parti espagnol Vox et le parti polonais Droit et Justice, au pouvoir depuis 2015, a gagné une vice-présidence à cette occasion. De facto, il s’agit donc de la fin du « cordon sanitaire » contre l’extrême droite qui avait prévalu jusque-là. Depuis, les élections en Suède et en Finlande, où chaque nouveau premier ministre appartient au PPE et gouverne actuellement avec le soutien de l’extrême-droite, ont renforcé l’attrait de cette option. Weber, le président du PPE, a ouvert la porte à de tels accords : en matière d’alliances gouvernementales, post-fascistes et post-nazis ne représentent plus un tabou pour le PPE.

Dépassant les luttes intestines qui les opposent, Manfred Weber et Ursula von der Leyen sont parvenus à s’entendre. Alors que la présidente de la Commission songe à un deuxième mandat, elle opère un net virage à droite. 

D’une manière similaire à la pratique du pouvoir par Emmanuel Macron, la méthode de travail de Von der Leyen est de toujours tirer la couverture à elle. Cette concentration du pouvoir qui va parfois jusqu’à exclure les commissaires européens de la prise de décision. Durant la pandémie, son ambition de se voir accorder les « pleins pouvoirs » est apparue au grand jour quand le New York Times a dévoilé qu’elle avait négocié la livraison des vaccins Pfizer en échangeant directement par SMS avec le PDG du géant pharmaceutique. Plusieurs mois plus tôt, des eurodéputés avaient déjà dénoncé le manque de transparence de la Commission, comme en témoignait le « cabinet noir » où seuls quelques-uns d’entre eux, pendant quelques minutes à peine, ont eu accès aux contrats des vaccins, mais dont certaines parties étaient censurées.

Après la révélation de « l’affaire des SMS », la médiatrice de l’UE est arrivée à la conclusion que « la Commission aurait dû rechercher les documents demandés, y compris ceux qui n’avaient pas été enregistrés. En la matière, la Commission a fait preuve de mauvaise gestion administrative. » Le Parquet européen enquête sur cette affaire et sa procureure en chef a dénoncé le « manque de transparence » de la Commission.

L’alliance tactique avec Meloni exacerbe l’attitude de Von der Leyen. En plusieurs occasions, la présidente de la Commission européenne a apporté son soutien à la présidente du Conseil italien : à chaque fois que Meloni l’invite, Von der Leyen accepte. Elle s’est rendue en Émilie-Romagne après les inondations qui ont touché le nord de l’Italie, puis, plus récemment, sur l’île de Lampedusa après que Meloni ait dénoncé la pression migratoire que subissait l’Italie.

Mais c’est surtout leur déplacement conjoint à Tunis l’été dernier qui est le plus parlant en termes de manque de transparence de l’UE. Von der Leyen y a offert à Meloni une tribune pour développer sa propagande et promouvoir l’idée d’un accord avec Kaïs Saïed, le président autoritaire de la Tunisie, pour la gestion des flux migratoires, en enrayant les traversées de la Méditerranée. Alors que Saïed est un avocat de la théorie du « grand remplacement » et a miné la démocratie dans son pays, la Commission européenne a rapidement signé un mémorandum d’entente avec la Tunisie.

Sophie in’t Veld, eurodéputée libérale, a aussitôt souligné que ce mémorandum avait « le statut juridique d’un sous-bock », avant de demander : « Pourquoi Mark Rutte et Giorgia Meloni étaient-ils présents lors de la signature de ce mémorandum ? Quel est le statut juridique de cette prétendue ’Team Europe’ ? C’est un fantasme ! » Von der Leyen « respecte de moins en moins l’équilibre des pouvoirs ; elle brouille le principe de séparation des pouvoirs. Il en résulte un manque de contrôle démocratique : Qui devons-nous tenir pour responsable de ce mémorandum ? »

L’inconsistance de cet accord UE-Tunisie est apparue en septembre : Dans une lettre du 7 septembre, Josep Borrell, le haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité, a signalé que « plusieurs États membres ont exprimé leur incompréhension face à l’action unilatérale de la Commission. » Cela n’a pas empêché Von der Leyen d’affirmer une semaine plus tard, dans son discours sur l’état de l’Union de l’an dernier que « nous avons signé avec la Tunisie un partenariat […] et nous voulons maintenant travailler sur des accords similaires avec d’autres pays. » 

« Nous, l’Europe » est de plus en plus « Moi, Von der Leyen ». À cet égard, le discours sur l’État de l’Union 2023 est emblématique. Le regard tourné vers les élections de 2024, la présidente de la Commission a annoncé de nouveaux rôles, de nouvelles procédures et de nouveaux rendez-vous, dont elle est l’unique gardienne.

Passant en permanence du « nous » au « moi », elle a notamment annoncé : « Nous désignerons un représentant de l’UE pour les PME placé sous mon autorité directe et pour chaque nouveau texte législatif, nous procédons à un contrôle de compétitivité, confié à un comité indépendant. » Dans la même ligne, elle a également déclaré avoir « demandé à Mario Draghi […] d’établir un rapport sur l’avenir de la compétitivité européenne. »

L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG.

Or, la procédure législative de l’UE prévoit déjà des consultations publiques. Le choix d’inventer un nouveau rôle pour représenter les intérêts des entreprises doit être interprété comme un clin d’œil à la base du PPE ; mais Von der Leyen ne fait là qu’accroître le déficit démocratique béant de l’UE. Les entreprises et les lobbys jouissent déjà d’un accès privilégié à l’élaboration des politiques de la Commission, contrairement aux ONG et aux organisations de la société civile que Von der Leyen et ses acolytes refusent généralement de recevoir. L’alliance tactique entre le PPE et Meloni se manifeste également dans leurs attaques conjointes envers les ONG. L’extrême-droite italienne a commencé à s’en prendre aux ONG qui viennent en aide aux migrants, alors que de son côté Weber instrumentalise le scandale du « Qatargate » (des mallettes de billets retrouvés dans les domiciles de plusieurs personnalités éminentes du Parlement européen, ndlr) pour essayer de limiter les possibilités d’action des ONG à Bruxelles.

Marc Botenga, eurodéputé belge du PTB, rappelle aussi les angles morts du discours de von der Leyen : « La Commission européenne n’écoute pas les représentants syndicaux, et la présidente a complètement exclu les travailleurs de son discours annuel : elle n’a pas trouvé la place de parler des prix inabordables ni des droits des travailleurs. »

Si le PPE respecte de moins en moins le cordon sanitaire contre l’extrême-droite, parallèlement il en érige un contre la gauche, qu’il s’agisse des partis de gauche ou des militants écologistes. Pour Botenga, « le but est de déligitimer et marginaliser toute contestation ».

La mainmise sur le pouvoir d’Ursula von der Leyen et de Giorgia Meloni vise à étouffer toute contestation. Il convient d’appréhender conjointement la vulnérabilité de la gouvernance démocratique européenne avec la pression en faveur des politiques néolibérales. Bruxelles n’a pas le moins du monde renoncé à l’austérité : malgré le plan de relance européen « Next Generation EU » qui a permis une réponse commune à la pandémie, le débat sur la réforme du Pacte de stabilité et de croissance reste dominé par le principe du contrôle étroit des dépenses publiques. La centralisation des pouvoirs entre les mains des dirigeants néolibéraux ne peut qu’aggraver l’absence de dimension sociale de l’UE et son déficit démocratique.

En 2021, le Parlement européen a fait pression sur von der Leyen parce qu’elle avait tardé à déclencher le mécanisme de conditionnalité des fonds européens au respect de l’État de droit, un nouvel outil qui permet à Bruxelles de suspendre les différentes aides financières à un État coupable de violations de l’État de droit. En raison d’un accord tacite entre Angela Merkel et Viktor Orban, la présidente de la Commission a en effet attendu les élections hongroises d’avril 2022 avant de déclencher ce mécanisme, favorisant de facto, la position d’Orban.

Depuis l’alliance tactique entre le PPE et le CRE de Meloni, l’Italie et la Grèce ont multiplié les menaces contre l’État de droit. Malgré cela, Von der Leyen passe ses vacances au bord de la mer dans la maison du Premier ministre grec Kyriakos Mitsotakis et se prête à la propagande de Meloni. Alors que von der Leyen promet dans son discours sur l’État de l’Union, de débuter par les rapports sur l’État de droit aux pays en voie d’adhésion, la présidente ne fait aucune mention de la Hongrie, de la Pologne, de la Grèce, de l’Italie et des gouvernements de droite dure qui ne cessent de saper la démocratie en Europe.

Notes :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre « Ursula von der Leyen Is Taking Europe to the Right ».

Comprendre l’hégémonie d’Orban, en tirer des leçons

© Kay Nietfeld

Viktor Orbán est en voie d’être réélumalgré douze années à la tête du pays, une politique de démantèlement de l’État de droit, d’accroissement des inégalités, de détournement de pans entiers de l’économie à la faveur des proches du pouvoir. Comprendre cette hégémonie importe d’autant plus que le régime mis en place par le Fidesz fait figure de laboratoire des extrêmes droites européennes, inspirant des figures comme Éric Zemmour et Marine Le Pen[1]. Pour appréhender l’hégémonie du Fidesz, il faut cependant s’extraire de l’actualité et plonger dans le temps long de l’histoire hongroise, où l’échec des révolutions a conduit à une polarisation du champ politique opposant nationalisme conservateur et progressisme cosmopolite. Avec, à la clé, un avertissement pour la gauche : lorsque celle-ci se laisse dissocier de la nation, le péril guette.

Nationalisme démocratique et antidémocratique

Les travaux du politologue hongrois István Bibó (1911-1979) constituent un outil précieux pour saisir cette évolution. La déconnexion entre nationalisme[2] et démocratie que celui-ci observe en Hongrie dès la seconde moitié du 19ème siècle n’a rien perdu de son actualité. Bibó conçoit la nation comme une construction politique et historique, au sens où celle-ci n’a pas de substance en elle-même, mais résulte d’une « entreprise commune[3] » qui s’échelonne dans la durée et à l’intérieur d’un territoire circonscrit. Et ce n’est qu’à travers un long processus de construction nationale que des liens d’appartenance reliant les membres d’une communauté politique rendent possible sa démocratisation[4]. Bibó établit ainsi un lien étroit entre nation et démocratie. Il voit dans les révolutions dites « bourgeoises » d’Europe occidentale un processus par lequel les masses populaires arrachent la nation des mains de l’aristocratie pour les refonder démocratiquement[5], donnant ainsi naissance à un « nationalisme démocratique[6] ».

Toutefois, la géopolitique hongroise n’est pas la même que celle de l’Europe occidentale, débouchant sur une histoire bien différente. Soumise à plus de 150 années d’occupation ottomane (1526-1699) puis à la domination de l’empire des Habsbourg (1699-1918), la Hongrie a vu son processus de construction étatique et national considérablement ralenti[7]. L’assimilation des minorités linguistiques à la majorité magyare a stagné, conduisant à une segmentation toujours plus grande du pays sur des bases ethniques, phénomène renforcé par sa forte hiérarchisation féodale[8]. À la veille de la Révolution hongroise de 1848, la proportion de Magyars en Hongrie est de seulement 41,5%[9]. Certes, cette révolution voit la cristallisation d’un nationalisme démocratique, des demandes de démocratisation y étant articulées avec une lutte de libération nationale contre la domination autrichienne. Cependant, le mouvement ne peut s’appuyer sur le même genre d’identification nationale par-delà les différences linguistiques qui avait caractérisé la Révolution française[10].

Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Si la noblesse hongroise révolutionnaire[11] prône majoritairement une conception politique et unitaire de la nation calquée sur le modèle français, les minorités linguistiques construisent leurs propres nationalismes et portent des demandes démocratiques et culturelles spécifiques. La guerre d’indépendance contre les Habsbourgs se double rapidement d’affrontements avec des insurgés des nationalismes minoritaires (les seconds sont d’ailleurs soutenus par les premiers). Lorsque les révolutionnaires hongrois réalisent que le succès de leur entreprise exige de prendre en compte les demandes des minorités, il est déjà trop tard. Quelques semaines après l’adoption de lois linguistiques avant-gardistes, la révolution est brisée par l’intervention de l’armée impériale russe, venue prêter main forte aux Habsbourgs.

Les peuples paient leurs défaites comme ils tirent profit de leurs victoires. L’échec de 1848 a, observe Bibó, des conséquences tragiques sur la politique hongroise jusqu’au 20ème siècle, et, peut-on ajouter, jusqu’à aujourd’hui. L’une d’entre elles est la déconnexion qui s’opère progressivement entre nationalisme et démocratie[12]. En effet, les élites hongroises craignent que l’octroi de plus en plus de droits aux minorités linguistiques ne conduise au démantèlement du pays. Durant les années 1903-1906, un grand schisme traverse le nationalisme hongrois, opposant d’un côté les partisans de la démocratisation et des droits des minorités et de l’autre les défenseurs de la nation d’abord. Les premiers, nourris des idées libérales et socialistes et fascinés par le modèle occidental[13], se détournent de la lutte de libération nationale, car synonyme selon eux d’arriération et considérée comme l’apanage des élites au pouvoir. En parallèle, les seconds se cabrent dans une conception de plus en plus conservatrice et ethnicisante de la nation et dans la défense des privilèges des élites, convaincus que la démocratie est une menace pour la survie du pays.

Durant l’entre-deux-guerres, le régime nationaliste et ultraconservateur de l’amiral Horthy radicalise cette opposition en désignant comme adversaire principal les partis des gauches libérales et marxistes. Ceux-ci sont faussement tenus responsables du Traité de Trianon (1920) qui a rendu très concrète la fragilité de la nation. En effet, l’indépendance du pays y est entérinée au prix de la perte des 2/3 de son territoire[14] et de 3,5 millions de locuteurs hongrois désormais citoyens des états voisins[15]. Bien qu’il soit dans les faits responsable de la signature du fameux traité, le régime Horthy passe les 20 années subséquentes à réclamer le retour des territoires perdus, ce qui le conduit à faire alliance avec l’Allemagne nazie et à collaborer à l’extermination des Hongrois d’origine juive. La déconnexion entre nationalisme et démocratie ne pouvait être plus totale.

Le nationalisme démocratique renaît lors d’un événement auquel Bibó prend une part active. La Révolution de 1956 est un authentique mouvement national-populaire, s’opposant à la dictature stalinienne, à la domination soviétique et articulant lutte de libération nationale et demandes de démocratisation. Toutefois, tel un écho de ce qui s’est passé en 1848, la révolution est brisée par l’intervention de l’Armée rouge, empêchant encore une fois la nation de se refonder sur des bases démocratiques. Par la suite, la sortie du communisme (1988-1990), 10 ans après la mort de Bibó, se passe dans des conditions bien différentes.

En effet, le processus se déroule sans l’implication active des masses populaires. La mise en place de la démocratie libérale et de l’économie de marché – avec son lot de privatisations, de concentration des richesses et de chômage, comme dans tous les pays de l’ancien bloc de l’Est – est le fruit de concertations entre les politiciens au pouvoir et ceux de l’opposition démocratique, sous la houlette du FMI et de l’Union européenne. Comme décongelé par la fonte du glacier communiste, le vieux clivage politique hérité des années 1930 refait surface. Une droite conservatrice et nationaliste affronte une gauche libérale et cosmopolite. Les deux camps partagent cependant peu ou prou la même vision économique néolibérale et une politique internationale résolument tournée vers l’Occident (adhésion à l’OTAN en 1999 et à l’UE en 2004).

Comment le Fidesz a construit son hégémonie

Tout au long de son histoire, la société hongroise a donc été incapable de se démocratiser en profondeur, étant de multiples manières privée de sa souveraineté. Cela a conduit à une opposition contreproductive entre nationalisme et démocratie, que la sortie du communisme a été incapable de surmonter. C’est dans ce contexte qu’émerge le Fidesz et qu’il construit patiemment son hégémonie. Pour ce faire, il s’appuie sur les héritages politiques du passé et profite des espaces laissés vacants par ses adversaires. À terme, il s’ancre résolument dans la tradition du nationalisme antidémocratique tout en se revendiquant, du moins dans sa rhétorique, du nationalisme démocratique. Cette évolution peut être résumée en quatre étapes.

1- D’abord, à la fin du régime communiste, le Fidesz est un mouvement de la jeunesse à la fois nationaliste et (néo)libéral se réclamant des révolutions de 1848 et 1956. Il a quelque chose du parti générationnel, nombre de ses électeurs d’aujourd’hui l’accompagnant depuis ses débuts fougueux et contestataires.

2- Ensuite, les élections de 1994 marquent l’effondrement du Forum démocratique hongrois (MDF, le parti de la droite nationaliste arrivé au pouvoir lors des premières élections libres en 1990) et l’alliance gouvernementale du Parti socialiste hongrois (MSZP, héritier du parti unique) avec les libéraux (SZDSZ). Cela ouvre un espace à la droite de l’échiquier, qu’Orbán et ses troupes s’empressent d’occuper pour en devenir la principale force politique. Pour ce faire, le Fidesz a revêtu les habits du nationalisme conservateur et développe un discours critique de la mondialisation et du libéralisme, s’adressant principalement à la classe moyenne.

Après une victoire électorale et quatre années passées au pouvoir (1998-2002), Orbán est battu dans les urnes par la coalition socialiste-libérale. Cette défaite électorale prend cependant a posteriori des allures de victoire culturelle. En effet, le Fidesz est parvenu à souder son électorat et à incarner le « camp de la nation », là où ses adversaires incarnent celui de la démocratie et du progrès social. Aux termes de cette élection, des symboles autrefois consensuels comme le drapeau hongrois, la cocarde tricolore ou encore le slogan sportif « hajrá magyarok ! » (« aller les hongrois » !) deviennent des signes d’appartenance à la droite nationaliste, et Orbán peut clamer que, mêmes vaincus, ses électeurs ne sont pas minoritaires, car « la nation ne peut être dans l’opposition[16] ».

3- Ensuite, les années qui suivent voient le Fidesz s’employer à dissocier le camp socialiste-libéral de la démocratie et du progrès social, tout en cherchant les articuler à son propre projet politique. Le parti d’Orbán opère un tournant populiste, opposant « les gens » au « gouvernement de banquiers » de la gauche libérale. Il soutient aussi le référendum d’initiative populaire qui, en 2004, parvient à bloquer la privatisation des hôpitaux lancée par la coalition au pouvoir. Ce virage n’empêche pas une nouvelle défaite électorale, au printemps 2006, face au nouveau premier ministre socialiste, Ferenc Gyurcsány, qui promet une « nouvelle Hongrie » et un train de mesures sociales.

La montée au pouvoir du Fidesz n’a donc rien d’irréversible, la population restant sensible au projet associé à la gauche libérale. Un événement inattendu vient cependant brasser les cartes. À l’automne 2006 fuite dans la presse un enregistrement secret dans lequel, quelques semaines après la campagne électorale, Gyurcsány s’adresse à son caucus et admet avoir menti sur la situation économique réelle du pays afin d’être reporté au gouvernement.

Il justifie ainsi le renoncement – acté au cours de l’été – à ses engagements sociaux-démocrates au profit d’une sévère cure d’austérité commandée par Bruxelles. En quelques phrases, le premier ministre a rompu avec ce qui était au cœur de l’identité politique de son camp : la démocratie et le progrès social. Au cours de l’automne, le Fidesz soutient les manifestations, sévèrement réprimées, qui embrasent la capitale et qui semblent vouloir rejouer, à exactement cinquante ans d’écart, la Révolution de 1956.

Le parti d’Orbán a beau jeu d’associer la gauche libérale au régime communiste et de se poser en héritier des luttes de libération nationale. En affirmant, depuis Londres, que les révolutionnaires de 1956 ne luttaient pas pour la démocratie, mais bien pour une Europe unie[17], Gyurcsány ne fait que renforcer un clivage qui oppose désormais son camp à celui de la nation et de la démocratie. L’équilibre politique de la Hongrie postcommuniste, qui opposait deux camps au poids électoral comparable, est rompu, et le Fidesz peut désormais se revendiquer du nationalisme démocratique.

4- Finalement, la crise de 2008 et la cure d’austérité qu’elle entraine achèvent de briser la popularité des partis de la gauche libérale. Le Fidesz a le champ libre, d’autant plus que l’émergence d’un parti populiste d’extrême droite, le Jobbik, élargit son espace politique et lui permet de se poser comme la force centrale de la politique hongroise[18].

Malgré un programme aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale.

En 2010, le parti d’Orbán est élu avec 53% des voix. Le virage nationaliste est manifeste. Le Fidesz rompt avec le FMI et ses prêts assortis de mesures d’austérité, renvoie aux calendes grecques l’entrée de la Hongrie dans l’euro pour conserver sa souveraineté monétaire, procède à une forte régulation du secteur financier, met fin à l’indépendance de la Banque centrale et nationalise le secteur de l’énergie. Les conflits qui en résultent avec les multinationales, les banques et Bruxelles contribuent à sa réélection en 2014, Orbán construisant un clivage entre les partis d’oppositions présentés comme à la solde des puissances étrangères et sa propre vision d’une économie qui serait au service du peuple et sous contrôle démocratique.

Les contradictions du Fidesz et la faiblesse des alternatives

Dans les faits, l’alliage entre nationalisme et démocratie opéré par le Fidesz se révèle superficiel. En témoigne la réécriture de la constitution, sans référendum ni participation des citoyens et des partis d’opposition, et ce grâce à la majorité de 2/3 détenue par le parti à l’Assemblée nationale. De même, le gouvernement modifie le mode de scrutin afin de faciliter, aux élections subséquentes, l’obtention de telles majorités. Celles-ci sont rendues nécessaires dans la nouvelle constitution pour le vote des « lois cardinales » qui couvrent un grand nombre de domaines (dont la politique fiscale). Le verrouillage du système politique est complété par la dégradation des contre-pouvoirs et la diffusion par les médias publics de la propagande gouvernementale.

Au niveau économique, la politique d’Orbán est néolibérale, même si elle peut être qualifiée d’hétérodoxe[19]. En effet, le Fidesz poursuit la déconstruction de l’État social, qu’il considère comme insoutenable du point de vue de la compétitivité économique, s’en remettant plutôt à la théorie du ruissellement pour lutter contre les inégalités. Disant vouloir constituer une « bourgeoisie nationale », il délègue de larges pans de l’économie aux amis du régime, à l’image de Lőrincz Mészáros, ami d’enfance d’Orbán devenu milliardaire en quelques années. Le Fidesz s’emploie en outre à mettre le marché de l’emploi au service des intérêts des industriels de l’automobile allemande en maintenant le bas niveau des salaires et en affaiblissant le Code du travail[20].

Néanmoins, l’opposition ne parvient pas à exploiter les contradictions du Fidesz et à y proposer une alternative. Le sort des deux partis antisystèmes qui ont émergé lors de l’élection de 2010 en est révélateur. À l’extrême droite, le Jobbik mêlait discours anti-rom, antisémitisme, ultraconservatisme, et critique radicale de la mondialisation, élargissant un espace politico-culturel qui renforçait l’hégémonie du Fidesz[21]. Il s’est ensuite lancé dans un long processus de dédiabolisation qui l’a amené à rejoindre l’alliance des partis d’opposition visant à déloger Orbán, aux côtés de ce qui reste du MSZP et du nouveau parti libéral (Coalition démocratique – DK) de Gyurcsány.

À gauche, le LMP (Lehet más a politika – La politique peut être autrement), de tendance écologiste et altermondialiste, s’est fracturé sur la question de l’alliance avec les autres partis d’opposition. Le chef de l’aile parlementaire András Schiffer, un souverainiste de gauche, était partisan d’une ligne autonome, alors que Gergely Karácsony, un écologiste social-démocrate (aujourd’hui maire de Budapest), militait activement pour une stratégie de rassemblement. À terme, c’est ce dernier qui remporte la mise, et le petit parti qu’il a créé entre temps (Párbeszéd – Dialogue) tout comme le LMP moribond se sont joint à l’alliance de l’opposition.

De manière inattendue, celle-ci a désigné comme candidat au poste de premier ministre Péter Márki-Zay, le maire de Hódmezővásárhely, une ville du sud-est du pays. Les principaux observateurs s’attendaient pourtant à ce que la primaire mette en scène un duel entre Karácsony, le candidat de l’aile gauche de l’alliance, et Klara Dobrev, la candidate de la DK (et épouse de Gyurcsány). Márki-Zay, outre de n’être affilié à aucun parti politique (ce qui a probablement contribué à sa victoire), n’a cependant rien d’une figure antisystème. Conservateur, néolibéral et européiste, il déclare dans un entretien[22] avec le média de gauche Pártizán que la meilleure manière de vaincre Orbán est de ne rien changer à sa politique fiscale régressive, tout en promettant de livrer une lutte sans merci à la corruption.

Dans le même temps, malgré un programme commun aux accents sociaux-démocrates, l’opposition prône une entrée dans la zone euro sur un horizon de 5 ans. Plus largement, son orientation fait écho à celui de la gauche hongroise du début du 20ème siècle, éblouie par le modèle de l’Europe occidentale. Alors que le Fidesz a repris à son compte la vieille politique d’équilibre entre Orient et Occident[23] (pratiquée par le roi István à l’an mil comme par le communiste János Kádár), le programme commun annonce une politique étrangère recentrée sur l’Union européenne et l’Alliance atlantique. L’électorat de l’opposition est un miroir de ce positionnement : il est principalement urbain, jeune et aisé, là où celui du Fidesz est rural, âgé et pauvre[24].

L’on peut penser que, même si elle devait être victorieuse dans les urnes, l’opposition resterait « minoritaire » dans la société, faute d’avoir brisé l’hégémonie du national-populisme de droite et de proposer un projet global de refondation nationale et démocratique. Ainsi, 12 ans après son arrivée au pouvoir, le Fidesz peut continuer attribuer à son adversaire le rôle auquel ce dernier est associé depuis 2006 : celui d’un occidentalisme/européisme mettant en péril les intérêts nationaux et populaires. L’alliance avec le parti de Gyurcsány – dont le nom agit toujours comme repoussoir pour une large partie de la population – vient renforcer cette impression. Qu’il passe quelques années hors du gouvernement ou qu’il remporte de nouveau les élections, le Fidesz pourra continuer à se revendiquer de la nation et de la démocratie, malgré le traitement qu’il inflige à la première et le peu de cas qu’il fait de la seconde.

Pour ce faire, il continuera à inventer de nouveaux ennemis menaçant le pays (Soros et ses ONG, les réfugiés du Moyen-Orient ou la théorie du genre) et des slogans (de la démocratie illibérale à la démocratie chrétienne) oblitérant ses propres contradictions. Il y a pourtant de l’espace, dans l’échiquier politique hongrois, pour une alternative susceptible de tirer profit des faiblesses bien réelles du parti d’Orbán. Il faudrait pour cela une renaissance de ce nationalisme démocratique qui traverse l’histoire hongroise depuis le 19ème siècle, mais qui aujourd’hui n’a pas de véhicule politique.

Notes :

[1] Max-Erwann Gastineau et Pierre Lann, «Pèlerinage en Hongrie : “Eric Zemmour est plus proche de Viktor Orban que ne l’est Marine Le Pen”», (Marianne, 2021), https://www.marianne.net/politique/le-pen/eric-zemmour-est-plus-proche-de-viktor-orban-que-ne-lest-marine-le-pen

[2] Chez Bibó, le terme « nationalisme » n’a pas la connotation négative qu’il peut avoir en France ou Europe occidentale. Il correspond plus simplement à une entreprise de construction de la nation, ce qui est proche de la définition proposée par Michael Billig dans son ouvrage canonique Banal Nationalism (1995).

[3] István Bibó, Misère des petits États d’Europe de l’Est, (Paris : Albin Michel, 1993), 423.

[4] Ibid., 133.

[5] Ibid., 132-133.

[6] Ibid., 159. Le nationalisme démocratique de Bibó est ainsi très proche de ce que Gramsci appelait le « national-populaire » et de ce que Laclau et Mouffe désigneront comme la « révolution démocratique ».

[7] Ibid., 134.

[8] Ibid., 139 ; 402-403.

[9] Le pays compte 24,4% de minorités de langue slave (Slovaques, Serbes, Croates, Ukrainiens, etc.), 19,3% de Roumains, 11,6% d’Allemands et 4% de Juifs. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, (Paris : Hatier, 1996), 241.

[10] István Bibó, Op. cit., 150.

[11] La bourgeoisie hongroise était à cette époque extrêmement faible numériquement, de sorte que c’est une petite et moyenne noblesse au poids disproportionnée qui a pris en charge les tâches politiques nationales et révolutionnaires, à l’inverse de ce qui s’est passé en Europe occidentale. Cela a eu des conséquences politiques importantes, les convictions nationalistes, démocratiques et libérales côtoyant, au sein même de ces élites, de vieux réflexes de domination typiques de leur caste. Miklós Molnár, Histoire de la Hongrie, Nations d’Europe (Paris : Hatier, 1996), 214-216.

[12] István Bibó, Op. cit., 156-158.

[13] Une des grandes revues progressistes de l’époque s’appelle d’ailleurs Nyugat, qu’on peut traduire par « Ouest » ou « Occident ». Il y a tout de même, au sein de la gauche, quelques figures qui tentent de concilier progrès social, démocratisation et émancipation nationale, à l’image du politologue Oszkár Jászi et du poète Endre Ady. Cette tentative de renouveler le nationalisme démocratique ne parviendra cependant pas à s’imposer, broyée par la bipolarisation politique qui se met alors en place.

[14] La « Grande Hongrie », un territoire en partie mythique dont les contours n’ont cessé d’être déplacés au fil des siècles comprenait, dans le cadre de l’empire austro-hongrois, en plus de la Hongrie actuelle, la Transylvanie, le sud de la Slovaquie, le nord de la Serbie, etc.

[15] Miklós Molnár, Op. cit., 339-341.

[16] András Bozóki, «Consolidation or Second Revolution? The Emergence of the New Right in Hungary», Journal of Communist Studies and Transition Politics 24, no. 2 (2008): 226.

[17] Melinda Kovács, Magyars and Political Discourses in the New Millennium: Changing Meanings in Hungary at the Start of the Twenty-First Century, (London : Lexington Books, 2015), 6.

[18] Kristóf Szombati, The Revolt of the Provinces : Anti-Gypsyism and Right-Wing Politics in Hungary, (New York, Oxford : Berghahn Books, 2018), 116.

[19] János Mátyás Kovács, «The Right Hand Thinks : On the Sources of György Matolcsy’s Economic Vision», dans Brave New Hungary : Mapping the “System of National Cooperation”, sous la dir. de János Mátyás Kovács et B. Trencsényi (Londres : Lexington Books, 2020).

[20] András Simonyi, «Hungary is Germany’s ‘China problem’ — and Biden should take note», (The Hill 2021), https://thehill.com/opinion/international/532747-hungary-is-germanys-china-problem-and-biden-should-take-note

[21] Le parti d’Orbán a d’ailleurs adopté plusieurs propositions puisées dans le programme du Jobbik, afin de lui couper l’herbe sous les pieds.

[22] Partizán, «Karácsony visszalép Márki-Zay javára | Exkluzív páros interjú», (2021), https://www.youtube.com/watch?v=gGgLg86Iu98

[23] Notons que dans l’histoire de la Hongrie, la rupture de cette politique d’équilibre a à plusieurs reprises signifié la perte ou l’absence de souveraineté pour le pays.

[24] Reuters, Op. cit.

« Un lanceur d’alerte doit être protégé quel que soit le canal qu’il choisit pour lancer l’alerte » – Entretien avec Virginie Rozière

Virginie Rozière au Parlement Européen, photo © Parti Radical de Gauche

Une directive européenne sur la protection des lanceurs d’alerte est actuellement en discussion au niveau européen, où interagissent le Conseil européen, le Parlement et la Commission. La France agit méthodiquement pour affaiblir la protection des lanceurs d’alerte. Virginie Rozière, députée européenne PRG, a récemment dénoncé dans Libération l’attitude du gouvernement français qui tente de s’allier aux pays illibéraux pour bloquer des avancées. Entretien réalisé par Pierre Gilbert et Edern Hirstein.


LVSL – Vous avez récemment dénoncé l’attitude de certains pays du Conseil dans une tribune publiée dans Libération. Pouvez-vous revenir sur les principaux éléments de blocage dans les négociations sur ce dossier ?

Virginie Rozière – Nous considérons au Parlement qu’un lanceur d’alerte doit être protégé quel que soit le canal qu’il choisit pour lancer l’alerte. Une protection des lanceurs d’alerte est avant tout une protection de la personne contre les représailles potentielles de son employeur. Or, aujourd’hui, certains États membres, dont la France, veulent obliger le lanceur d’alerte à d’abord signaler les atteintes à l’intérêt général à l’employeur avant de pouvoir alerter les autorités compétentes dans un second temps. S’il ne fait pas ça, le lanceur d’alerte se verra privé du bénéfice de la protection que cette directive européenne entend mettre en place. Pour moi il y a une réelle hypocrisie, parce qu’on ne peut pas dire d’un côté qu’on veut protéger le lanceur d’alerte des représailles de l’employeur et conditionner cette protection en exposant celui-ci aux représailles. La position de la France, de la Hongrie et de l’Autriche prétend protéger le lanceur d’alerte, mais crée les conditions qui, par construction, font que la protection qu’on veut mettre en place devient inopérante.

LVSL – Cette semaine, le président Emmanuel Macron a écrit une lettre sur sa vision de l’Europe qui marque le début de sa campagne européenne. Pourtant, selon la présidence roumaine, la France pourrait former potentiellement une minorité de blocage sur les lanceurs d’alerte, avec notamment la Hongrie et l’Autriche, gouvernés par la droite radicale. Est-ce que cela vous étonne ?

VR – Ça me déçoit et ça me désole. Quand on se prétend le « grand progressiste européen », c’est assez étrange de faire alliance avec des régimes comme celui d’Orban en Hongrie et de Kurz en Autriche, qui ne sont pas du tout des exemples en matière de libertés publiques, en plus sur un texte aussi central pour le fonctionnement de la démocratie. Cela montre une volonté de maintenir des freins, des intimidations pour entraver la parole des lanceurs d’alerte. C’est désolant. Ceci dit, entre la France, l’Autriche et la Hongrie, il n’y a pour l’instant pas de minorité de blocage. Nous avons aussi l’impression que des États membres qui pouvaient être hésitants finissent par se dire, grâce à la pression des ONG, des lanceurs et de l’opinion publique, qu’il serait peut-être bon d’être un peu plus souple dans les conditions de signalement afin d’élargir la protection des lanceurs d’alerte. J’espère donc qu’en définitive la France se retrouvera en minorité sans pouvoir bloquer le texte.

LVSL – Le gouvernement français est rétif à l’idée de laisser la possibilité aux lanceurs d’alerte de choisir quel est leur meilleur canal de signalement. Comment expliquez-vous cette position, que doit par ailleurs défendre la ministre Nicole Belloubet ? Est-ce qu’il s’agit d’une simple défense du système mis en place avec la loi Sapin II ? 

VR – Effectivement, c’est pour défendre la loi Sapin II. Mais il faut se pencher sur les arguments qui sont avancés pour mettre en place cette obligation. L’idée est de dire qu’on est pour la mise en place de canaux de signalement internes au sein des entreprises, parce que c’est vertueux, ça permet une meilleure gestion, plus de probité à l’intérieur de l’entreprise – ce qui est vrai. Mais pour être certain que ces canaux internes soient utilisés, on veut mettre une obligation de les utiliser en premier. C’est là que le raisonnement ne fonctionne plus. Si on prend ne serait-ce que l’étude d’impact de la Commission européenne – qui n’est pas réputée pour être la plus libertaire qui soit, celle-ci montre que quand a des canaux de signalement internes disponibles, sans pour autant qu’il y ait d’obligation de les utiliser en premier, ils sont utilisés dans 90% des cas de lanceurs d’alerte. Quand vous êtes en face d’un dysfonctionnement, vous n’avez pas forcément envie de vous lancer dans des procédures judiciaires ou administratives lourdes. Vous n’avez pas forcément envie d’être exposé, ni de vous mettre en danger. Si vous avez la conviction que le problème peut être résolu à l’intérieur de l’organisation, et si vous avez confiance dans les mécanismes qui sont mis à votre disposition, vous les utilisez.

Restent les 10% de cas où il y a un signalement direct auprès d’une autorité et non dans l’organisation. Dans ces cas-là, c’est généralement parce que vous n’avez pas confiance dans l’organisation sur sa capacité à traiter l’alerte, parce que vous pensez que le cas est tellement grave qu’il nécessite d’être traité et d’entraîner des conséquences qui ne peuvent être mises en œuvre que par une autorité externe. Cette idée de dire que, si vous obligez les gens à utiliser le canal interne, ils l’utiliseront, et que si vous ne les obligez pas, ils iront systématiquement à l’extérieur, est complètement fausse. Elle montre aussi l’idée que le gouvernement se fait de la conscience citoyenne. Ça veut dire qu’on considère que les citoyens sont par construction irresponsables et vont agir selon des motivations irrationnelles ou uniquement dans un esprit de nuisance, ce qui est loin d’être le cas de la majorité des citoyens.

Le gouvernement défend le canal externe, mais uniquement à la condition qu’il soit impossible d’avoir traité le problème en interne. Cela signifie que si on arrive à démontrer que vous avez pu effectuer le signalement dans votre organisation avant, il est possible de lever le bénéfice de la protection. C’est donc une insécurité juridique supplémentaire qu’on fait peser sur la tête d’un lanceur d’alerte. Encore une fois, c’est contradictoire avec l’idée d’une protection qui libère la parole. Cette insécurité juridique est faite pour dissuader les lanceurs d’alerte de parler, en leur laissant une alternative où il n’y a que deux mauvais choix. Pour ces 10% de cas qui nécessiteraient un traitement externe ; soit ils iront en interne en s’exposant à des représailles, des destructions de preuves, des dissimulations de preuves et des réactions négatives de l’organisation ; soit ils iront directement en externe en sachant que l’organisation peut les attaquer et tenter de prouver qu’ils auraient dû passer par le canal interne et ce afin de vous retirer le bénéfice de la protection.

LVSL – Pourriez-vous rapidement revenir sur la loi Sapin II ? Comment est-il possible d’articuler la défense des lanceurs d’alerte avec le secret stratégique et la défense de l’intérêt national ? 

VR – La loi Sapin II date de 2016. Elle a le mérite d’exister car il n’y avait pas grand chose d’horizontal, seulement quelques mesures sectorielles, mais pas de texte horizontal sur la protection des lanceurs d’alerte en France. Son point faible est sur la hiérarchie des canaux. Le but affiché est d’encourager les entreprises à mettre en place ces canaux de signalement internes. La loi Sapin II a donc été une avancée, mais nous avons désormais l’occasion d’améliorer le texte par le bais de la directive européenne. On aurait tort de s’en priver. La France pense souvent qu’elle a le meilleur texte d’Europe, mais ce n’est pas le cas. On a plusieurs pays qui protègent les lanceurs d’alerte, en Europe et dans le monde et qui ont une protection qui s’approche plus de ce que nous défendons au Parlement avec cette souplesse entre le canal interne et le canal externe. Et ce n’est pas pour autant qu’on a vu déferler des quantités de nouveaux lanceurs d’alerte qui viendraient prendre d’assaut les autorités administratives. L’expérience des faits montre que les craintes de la France ne sont pas fondées. Elle pourrait vraiment s’inspirer de ce qui existe pour améliorer la loi.

C’est un des points qu’on a en débat en ce moment. Le Conseil voudrait qu’on exclue du champ tout ce qui relève de la sécurité nationale. C’est une notion beaucoup trop floue, beaucoup trop large, dont on connaît les abus dans l’utilisation qui pourrait en être faite, y compris pour des lois de restriction de libertés qui ont pu être passées ces dernières années en France. Dans le compromis qui doit être trouvé, on doit bien évidemment protéger des choses comme le secret de la défense nationale par exemple, qui ont toujours fait l’objet de régimes particuliers, mais qui ont des définitions bien précises, bien cadrées et bien arrêtées sur le plan légal. Cependant, on ne peut pas se laisser enfermer dans des limitations aussi larges et aussi floues que celles des questions de sécurité nationale.

LVSL – Vous avez été en contact régulier avec des lanceurs d’alerte dont Irène Frachon, qui a révélé le scandale du Mediator. À cette occasion, vous avez été confrontée à leur expérience, à leur parcours singulier et in fine aux souffrances que ça implique de s’engager pour défendre l’intérêt général au prix de son emploi, de sa santé pour certains, de sa liberté parfois. Cela a-t-il eu une incidence sur votre travail en tant que rapporteuse ?

VR – Bien sûr. Et on a aussi le cas LuxLeaks. Le Parlement européen a quand même remis le prix du citoyen européen à Antoine Deltour en 2015. Et en 2016, il était sur le banc des accusés de la justice luxembourgeoise, donc on a une responsabilité. On ne peut pas considérer que quelqu’un qui joue un rôle éminent pour défendre et faire avancer la démocratie européenne se retrouve devant la justice pour les mêmes agissements. Forcément, on est touché, imprégné de cette réalité humaine, parce que c’est à chaque fois des parcours ubuesques : une personne seule, très courageuse, qui par refus de l’injustice souvent prend cette décision de parler. J’ai aussi échangé avec Raphael Halet, l’autre lanceur d’alerte de LuxLeaks, qui nous a raconté la semaine qui avait précédé sa décision de s’exprimer. Il disait qu’il n’en dormait pas. Il s’agit d’un dilemme intérieur. C’est toujours une situation personnelle, avant l’alerte et encore plus après l’alerte. Ces situations sont dures et lourdes. Ce qui en ressort, c’est la solitude du lanceur d’alerte, d’abord dans son dilemme intérieur, et puis ensuite face à une machine qui se met en route : la mobilisation des moyens par les grandes entreprises, la machine judiciaire, médiatique, et souvent l’impression d’être dépassé par les événements, d’être complètement submergé par tout ce qui peut arriver. Donc oui forcément ça joue, mais c’est quelque chose qu’on a essayé de prendre en compte dans les protections qu’on a imaginées. On ne peut pas rééquilibrer totalement un rapport de force qui, par nature, est complètement inégal, mais on peut essayer de mettre en place des mécanismes pour amortir, compenser et limiter l’impact de ce que vont subir les lanceurs d’alerte. Les ONG nous ont aussi beaucoup aidés. Elles permettent d’avoir le recul, car elles ne sont pas directement impliquées, mais ont cette expérience d’accompagnement quotidien des lanceurs d’alerte. Cela permet de sortir des situations individuelles, d’avoir un panel de situations et d’identifier des schémas qui se répètent. Ensuite, on peut agir de manière efficace pour résoudre le maximum de situation.

À propos d’Irène Frachon et du scandale du Mediator… C’est un scandale d’une ampleur que je n’imaginais pas avant de la rencontrer et d’en discuter avec elle. On est a près de 4000 victimes pour 5 millions de personnes exposées, sur plus de 30 voire 40 ans. Il s’agit d’une personne qui a d’abord sollicité l’agence du médicament en pensant que ça allait se résoudre. Puis face à l’inaction et à la collusion de l’agence du médicament française avec le laboratoire Servier, elle a voulu porter ça publiquement, avec une censure de son livre, une censure des articles et des journaux, une condamnation des magazines qui avaient relayé l’information, pour finalement avoir gain de cause devant les tribunaux. C’est d’autant plus saisissant que derrière, c’est un crime avec des victimes, avec une dimension humaine particulièrement forte. J’ai pu rencontrer des familles des victimes du Mediator et j’ai constaté qu’il s’agit de vies brisées par la cupidité d’un laboratoire pharmaceutique.

LVSL – Vous évoquiez dans votre tribune la violence des corrupteurs et le fait que les lanceurs d’alerte aient révélé, au cours des dix dernières années, un chapelet de scandales de plus en plus éclairants sur le fonctionnement du capitalisme financier. À la lumière de votre expérience, et en tant que députée européenne, pensez-vous que l’Union européenne soit en mesure de réguler cette violence, cette corruption, qui semble être inhérente au fonctionnement du capitalisme financier ?

VR – J’ai l’impression que la lutte contre la corruption est une lutte perpétuelle. Le phénomène se réinvente au fur et à mesure qu’on met en place des mécanismes pour le contrer. Cela nous exonère pas de la responsabilité d’essayer de tout faire et de le limiter, mais c’est vrai que c’est une forme de course à l’armement. La capacité à témoigner, à lever le voile, est essentielle. Elle permet d’aller toucher et saisir des situations qui, s’il n’y avait pas les lanceurs d’alerte, resteraient dissimulées, parce qu’on sait aussi la capacité qu’a le capitalisme financier et corrupteur à se réinventer et à toujours mettre en place les mécanismes de dissimulation. La figure du lanceur d’alerte est donc essentielle car elle reste celle qui permet de plonger au cœur de ces agissements, même quand tout est organisé pour dissimuler les choses. Il est aussi de notre devoir de prendre en compte le risque individuel qui est pris. On a parlé des représailles juridiques et économiques, du harcèlement judiciaire. Ce sont des choses que la protection qu’on veut mettre en place au niveau européen vise à compenser ; à d’une part interdire les représailles, à les pénaliser, à obliger à les condamner, à obliger à la compensation intégrale du préjudice subi par le lanceur d’alerte en cas de représailles ; à affirmer d’autre part la légalité, la légitimité juridique de la divulgation de l’alerte par rapport à d’autres secrets qui pourraient exister. On pense évidemment au secret des affaires, à des obligations de confidentialité, mais aussi à empêcher des incriminations, comme le vol, le recel, qui sont régulièrement utilisées pour attaquer les lanceurs d’alerte. Cette protection est celle qu’on essaie de mettre en place. Les États auront eux aussi une responsabilité : il faut que la sanction soit exemplaire, qu’elle ait une valeur plus dissuasive qu’elle ne l’a aujourd’hui, à l’endroit de puissances économiques qui sont capables de mobiliser des moyens colossaux. C’est là que réside le principal ressort de la violence. Tant que l’autorité publique ne s’érigera pas véritablement en protecteur, y compris sur le plan de la sanction financière, la course à l’armement entre le corrupteur et les pouvoirs publics reste déséquilibrée.

Le populisme est-il devenu une norme en Europe ?

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De gauche à droite Jorge Lago, Boris Vallaud, Antoine Cargoet, Elsa Faucillon et Samuele Mazzolini.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur le populisme comme phénomène majeur en Europe. Nous recevions pour l’occasion Boris Vallaud (PS), Elsa Faucillon (PCF), Jorge Lago (Podemos) et Samuele Mazzolini (Senso Comune).

 

https://www.youtube.com/watch?v=Dso1Bfh36C4

Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

2019, vers un big bang du panorama politique européen ?

©European Union

L’élection surprise de 5 députés de Podemos au Parlement européen en mai 2014 a, en quelque sorte, ouvert la voie a une profonde recomposition du champ politique européen. Depuis lors, l’ovni Macron a gagné la présidentielle française, l’Alternative für Deutschland (AfD) est le premier parti d’opposition en Allemagne, le Mouvement 5 étoiles est arrivé à la première place des législatives italiennes, etc. Si pour l’instant ces changements ont profondément remanié le jeu politique au niveau national, l’élection européenne de mai 2019 va précipiter les unions et désunions à l’échelon européen. Passage en revue des mouvements déjà amorcés et des reconfigurations possibles.

 

La crise économique mondiale débutée en 2008 a durablement affaibli les bases des différents systèmes politiques européens. L’absence de croissance économique, couplé à l’accroissement de la précarité et au démantèlement des systèmes de protection sociale ont coupé les partis sociaux-démocrates de leur base électorale. Les promesses d’un système plus égalitaire et d’une Europe sociale ont perdu toute crédibilité aux yeux de bon nombre d’électeurs traditionnels des partis socialistes. Ce mouvement s’est amorcé avec le Pasok en Grèce en 2012[1] suivi ensuite notamment par le PvdA aux Pays-Bas, le Parti Socialiste en France ou le Parti Démocrate en Italie.

Dans le camp libéral, l’échec évident des politiques économiques néolibérales a provoqué une panne idéologique, privant ces partis d’un horizon triomphant. Pour les conservateurs, la partie est plus complexe. Plus à même de jouer, en fonction de la situation, avec une certaine dose de protectionnisme et d’interventionnisme étatique, leur logiciel n’est pas profondément remis en cause mais la croissance de partis d’extrême droite réduit leur espace politique et électoral. C’est le cas notamment des Républicains en France, de la CDU/CSU en Allemagne ou du CD&V en Belgique.

L’affaiblissement, parfois très conséquent, des partis structurant traditionnellement les systèmes politiques européens a conduit dans de nombreux pays à la fin du bipartisme et à l’émergence de nouvelles forces. Lors des élections européennes du 25 mai 2014, cette tendance lourde n’en était qu’à ses prémisses. Mais depuis lors, les choses se sont accélérées et les élections européennes de mai 2019 vont très certainement donner une autre dimension à ces évolutions. D’autant plus que face aux difficultés que rencontrent l’Union européenne, au premier rang desquelles le Brexit, les réponses à apporter ne font pas forcément consensus entre les élites – plus ou moins d’intégration européenne, mettre un frein aux politiques d’austérité ou les approfondir, etc.

Au Parlement européen, point de salut en dehors d’un groupe

Au Parlement européen, les partis nationaux sont regroupés au sein de groupes politiques[2]. L’appartenance à un groupe conditionne grandement l’accès aux ressources, au financement, au temps de parole et à la distribution des dossiers. Pour un parti, ne pas être membre d’un groupe le relègue à la marginalité. Il est donc capital de faire partie d’un groupe et de surcroit, si possible, d’un groupe influent. Si l’appartenance à un groupe ne préfigure pas le type de relations entre partis (par exemple, le Mouvement 5 étoiles partage le même groupe que UKIP, mais cette alliance est principalement « technique »), elle détermine dans l’ensemble le degré de proximité et de coopération entre différentes forces, au-delà de la contrainte parlementaire.

Aux groupes au sein du Parlement, s’ajoutent les partis politiques européens qui reprennent généralement les mêmes contours. En temps normal, leur influence est limitée mais lors de la campagne pour les élections européennes, ce sont eux qui désignent les candidats à la présidence de la Commission européenne, les spitzenkandidaten.

Les élections européennes, un cocktail explosif. ©Claire Cordel pour LVSL

En 2014, le Parti populaire européen (PPE, dont sont membres Les Républicains) avait désigné Jean-Claude Juncker, l’ancien premier ministre luxembourgeois comme candidat. Le PPE ayant obtenu le plus de voix lors du scrutin, Juncker fut nommé président de la Commission. Les partis interviennent aussi dans la répartition des sièges au sien de la Commission. Malgré des cas de corruption et de conflit d’intérêt, le PPE avait fait bloc derrière l’espagnol Miguel Arias Cañete pour que celui-ci obtienne le poste de Commissaire à l’énergie et à l’action pour le climat. En échange, le PPE a accepté la nomination du socialiste français Pierre Moscovici aux affaires économiques et financières, malgré le fait que la France ne respectait pas les critères de déficit public.

L’élection de mai 2019 risque fort de mettre un pied dans la fourmilière européenne. La modification des équilibres politiques nationaux va modifier en profondeur la composition de l’hémicycle et compliquer la distribution des postes au sein de la Commission. Avec en toile de fond, des divergences importantes sur les différents scénarii possibles de sortie de crise.

L’extrême droite, une menace en forte croissance

L’extrême droite est sans conteste la grande bénéficiaire de l’affaiblissement des partis traditionnels. Dans de nombreux pays européens, elle a réalisé des scores très élevés. En Allemagne, l’AfD a remporté 12,64% des voix, et est entrée pour la première fois au Bundestag, devenant la première force d’opposition devant Die Linke. En France, le Front national s’est hissé au second tour de l’élection présidentielle. En Italie, la Lega est devenue le premier parti à droite et aspire à gouverner. En Autriche le FPÖ a remporté 25,97% des voix et est entré au gouvernement. Enfin, en Hongrie, le Jobbik a obtenu 19,61 % des suffrages le 8 avril dernier, devenant le principal parti d’opposition… face à Viktor Orban.

Pour l’instant marginal dans l’hémicycle – le groupe d’extrême droite Europe des Nations et des Libertés (ENL) est le plus petit du Parlement européen et ne compte que 34 députés -, l’extrême droite risque fort de devenir beaucoup plus influente lors de la prochaine législature. Au-delà de la menace directe sur les libertés publiques et de la propagation des idées xénophobes, il est probable qu’elle arrive à conditionner encore plus l’agenda politique. En outre, et c’est déjà le cas notamment avec la CSU, l’allié bavarois d’Angela Merkel, on note une porosité toujours plus grande entre les idées défendues par l’extrême droite et les discours des conservateurs. Une menace tout aussi importante que l’accession au pouvoir de partis d’extrême droite.

Que va faire Macron ? Les spéculations de la bulle bruxelloise

Même si Emmanuel Macron est un pur produit du système, celui-ci s’est construit en dehors des partis traditionnels. En ardent défenseur du projet européen porté par les élites du vieux continent, il a les faveurs de la bulle bruxelloise (le microcosme qui entoure les institutions et les lobbys). Toutefois, comme il l’a fait en France, Macron n’entent pas s’inséré dans un groupe déjà existant mais plutôt construire quelque chose de nouveau. Ce qui ne manque pas d’alimenter les spéculations de la bulle bruxelloise. Pour cela, il a lancé en grande pompe début avril « La Grande Marche pour l’Europe », un tour des principales villes européennes pour officiellement prendre le pouls des citoyens et servir de base pour un futur programme.   .

Pour l’instant, seul le jeune parti espagnol Ciudadanos qui surfe dans les sondages et qui met en avant une image (usurpée) de régénération se présente comme un allié qui répond aux vues du Président français. Le Parti Démocrate de Matteo Renzi, depuis sa défaite aux législatives italiennes, n’est plus dans les petits papiers de Macron et il se murmure même un rapprochement avec le Mouvement 5 Etoiles, ce qui serait une alliance contre-nature et un parcours semé d’embuches. Dernièrement plusieurs échanges ont eu lieu entre les directions de LREM et de Ciudadanos, le parti d’Albert Rivera.

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Albert Rivera, président de Ciudadanos ©Carlos Delgado

Toutefois, les marges de manœuvres de Macron ne sont pas si larges que ça. Il est plus difficile de créer des scissions au sein de groupes européens que d’obtenir des démarchages individuels au sein de partis français. Macron le sait et l’option d’un simple élargissement du groupe libéral (l’Alliance des démocrates et des libéraux pour l’Europe, ALDE, quatrième groupe actuellement) est également sur la table. En cas de démarche gagnante de Macron, la création d’un nouveau groupe peut avoir des conséquences non négligeables sur la cartographie politique et la répartition des postes. De plus, sans changer fondamentalement de cap politique, ce serait un point d’appui important pour Macron pour mettre en œuvre son projet d’intégration de l’Union.

A droite, la nécessité de rester la première force et d’être conciliant avec l’extrême droite

Pour le PPE, premier groupe du Parlement européen mais également à la tête de la Commission et du Conseil européen (le polonais Donald Tusk du parti PO exerce actuellement la présidence), l’enjeu principal est de rester le premier parti de l’Union pour garder la main sur les politiques décidées à Bruxelles. Mais pour cela ils doivent faire face d’un côté aux manœuvres de Macron et de l’autre au grignotage de leur espace électoral par l’extrême droite. Cependant, comme nous l’avons vu plus haut, l’attitude du PPE vis-à-vis de l’extrême droite est ambivalente. Alors qu’au Parlement européen, le groupe d’extrême droite ENL est habituellement mis en marge des négociations et qu’Angela Merkel, pour des raisons historiques, refuse toute sorte de collaboration avec l’AfD, le nouveau chancelier autrichien Sebastian Kurz de l’OVP (PPE) gouverne en coalition avec le FPO (ENL). De même, en Italie le parti de Silvio Berlusconi, Forza Italia membre du PPE, a fait alliance dernièrement avec la Lega de Matteo Salvini, allié traditionnel du FN.

L’attitude du PPE est également ambivalente vis-à-vis du Fidesz, le parti de Viktor Orbán le premier ministre hongrois. Ce dernier s’est fait connaitre pour ses propos complotistes aux relents antisémites et sa politique migratoire xénophobe. Pourtant, il est encore membre du PPE et il bénéficie du soutien de celui-ci pour le scrutin de l’année prochaine[3]. Il semble que le PPE navigue à vue entre la nécessité de maintenir ses éléments les plus radicalisés au sein du groupe pour rester à la première place, de faire alliance avec l’extrême droite pour accéder au pouvoir au niveau national et de se démarquer de cette dernière pour éviter de se faire dépasser. Il n’est pas sûr que cette ligne de crête stratégique soit une option payante sur le long terme.

Effondrement et dispersion de la famille socialiste

Si une chose est certaine c’est, comme nous l’avons vu, l’effondrement des partis sociaux-démocrates. Mis à part au Portugal et au Royaume-Uni[4], l’immense majorité des partis socialistes européens ont vu fuir leurs électeurs. Encore deuxième force du Parlement européen (groupe de l’Alliance Progressiste des Socialistes et Démocrates, S&D), la famille socialiste compte dans ses rangs le néerlandais Frans Timmermans, premier vice-président de la Commission, l’italienne Federica Mogherini, Haute représentante pour les affaires étrangères et le portugais Mário Centeno, président de l’Eurogroupe. Trois postes clefs, symboles de la grande coalition européenne. Toutefois, il est fort peu probable que le Parti socialiste européen (PSE) puisse conserver une telle influence et continuer de se partager les postes importants de l’Union avec le PPE après le scrutin de 2019.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Le soutien et la promotion des politiques austéritaires et liberticides, conjointement avec les forces libérales et conservatrices, a conduit les sociaux-démocrates dans le mur. Cette perte de boussole va très probablement avoir pour conséquence l’effondrement et la dispersion de ce qui constitue encore la deuxième force politique européenne. Un revers électoral très probable risque de conduire à une diminution importante du nombre d’eurodéputés socialistes. De plus, suivant le mouvement de nombreux responsables du Parti socialiste français, les nouveaux élus pourraient être tentés de rejoindre le groupe de Macron – s’il arrive à en créer un. L’effondrement probable du PSE n’est pas forcément une bonne nouvelle pour le PPE puisqu’il le prive de son allié traditionnel, laissant planer le doute sur l’assise parlementaire dont disposeront les forces pro-européennes pour mettre en œuvre leur agenda.

Pour la gauche socialiste, la recherche d’une voie étroite

Sentant venir la catastrophe, certains socialistes, à l’image de Benoît Hamon en France, ont rompu avec leur parti d’origine, sans toutefois remettre en cause la vision social-démocrate traditionnelle de la construction européenne. Cherchant des alliés potentiels, ils se sont tournés du coté des forces écologistes – elles aussi assez mal en point – et des forces anciennement issues de la gauche radicale comme Syriza en Grèce. C’est le sens de l’initiative « Progressive Caucus »[5] lancée au Parlement européen qui regroupe des députés de trois groupes politiques différents : S&D, Verts et GUE/NGL (Gauche unitaire européenne/Gauche verte nordique).

Benoit Hamon s’est aussi rapproché de Yanis Varoufakis, l’ancien ministre grec des finances et fondateur de DiEM25, avec lequel il a lancé mi-mars à Naples, un appel pour une liste transnationale. Si l’idée de manque pas d’audace, tant le parti d’Hamon que celui nouvellement crée de Varoufakis n’ont pas de base électorale solide et ils n’ont obtenu le soutien d’aucun autre parti européen de poids. Néanmoins, ils ont obtenu l’appui de Razem, un jeune parti polonais qui, malgré des résultats électoraux limités, se présente comme le renouveau des forces progressistes en Europe de l’Est. Enfin, la volonté de ne pas envisager une possible rupture avec les traités européens les place sur une voie stratégique très étroite.

Les tenants de la désobéissance

L’échec du gouvernement Tsipras en Grèce a profondément redistribué les cartes à gauche de l’échiquier. Pour faire simple, au sein du groupe de la GUE/NGL cohabitent les tenants du Plan B (la possibilité de désobéir aux traités en cas d’échec des négociations inscrites dans le plan A), comme le parti espagnol Podemos, la France Insoumise (FI) ou le Bloco de Esquerda portugais, et ceux, à l’instar de Die Linke en Allemagne et du PCF en France, qui défendent une réorientation radicale des politiques européennes, mais sans prévoir de possibles ruptures.

A cela, se rajoute la mise en avant de la stratégie populiste. Podemos, suivi par la FI, a ouvert la voie à une refonte de la stratégie de conquête du pouvoir, en donnant une place prépondérante au discours et en laissant de côté les marqueurs traditionnels de la gauche. Cette stratégie entre parfois en opposition avec la culture communiste qui prévaut encore au sein de la GUE/NGL.

Pablo Iglesias, Catarina Martins et Jean-Luc Mélenchon lors de la signature d’une déclaration commune à Lisbonne.

Podemos, la France insoumise – qui ont obtenu chacun environ 20% des voix lors des dernières élections nationales – et le Bloco de Esquerda ont signé très récemment une déclaration commune (rejoints depuis par le nouveau mouvement italien Potere al popolo) qui appelle à la création d’un « nouveau projet d’organisation pour l’Europe ». Cette déclaration, relativement généraliste sur le fond, est la préfiguration d’un dépassement du Parti de la gauche européenne (PGE) ou peut-être même d’un nouveau parti, concurrent du PGE. Le Parti de Gauche, membre de la France insoumise, a demandé en janvier dernier l’exclusion de Syriza du PGE en argumentant que le parti de Tsipras suivait les « diktats » de la Commission européenne, une demande rejetée par le PGE. En se refusant d’aborder frontalement la question des traités et de la stratégie, le PGE se place dans une situation de statu quo qui, dans un contexte de polarisation politique, risque de le laisser sur le bord de la route. Dans la même optique, se pose la question d’une refonte ou d’un élargissement de la GUE/NGL. Face à la poussée de l’extrême droite, cette dernière pourrait intégrer notamment certains éléments écologistes qui ont évolué sur leur approche de l’Europe.

Penser et repenser l’Europe, sans prendre comme préalable le cadre institutionnel établi, est une nécessité pressante au regard des bouleversements que connait le vieux continent. L’année qui vient ouvre des possibilités de reconfiguration du champ politique européen intéressantes. Des opportunités à saisir pour donner espoir sans décevoir.

[1] Suite aux différents plans de sauvetage du pays, le Pasok est passé de 43,9 % des voix en 2009 à 13,2 % en 2012. https://www.latribune.fr/economie/union-europeenne/le-ps-francais-menace-de-pasokisation-620756.html

[2] Actuellement l’hémicycle est composé de 8 groupes allant de l’extrême droite à la gauche radicale en passant par les conservateurs, les socialistes, les Verts, etc. Pour en savoir plus : http://www.europarl.europa.eu/meps/fr/hemicycle.html

[3] D’ailleurs, le républicain français Joseph Daul, président du PPE, a récemment réitéré son soutien à Orban, en contradiction avec la ligne de Laurent Wauquiez sur le FN : http://www.lemonde.fr/europe/article/2018/03/22/en-hongrie-viktor-orban-radicalise-son-discours-tout-en-restant-au-parti-populaire-europeen_5274764_3214.html

[4] Le Labour de Jérémy Corbyn présente un exemple singulier de changement radical de doctrine et de résultats couronnés de succès. Toutefois, la rupture idéologique avec la social-démocratie dominante, la position historique « un pied dedans, un pied dehors » du Royaume-Uni au sein de l’UE et sa future sortie, font que de possibles bons scores du Labour ne viendront pas contrecarrer les défaites des autres partis socialistes.

[5] Pour en savoir plus : http://www.progressivecaucus.eu/

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