Elle est décrite par le magazine Forbes comme la « femme la plus puissante du monde » depuis deux ans. Elle occupe la première place de la catégorie Dreamers du média Politico. Elle bénéficie de portraits tous plus hagiographiques les uns que les autres dans la grande presse. La carrière de la présidente de la Commission européenne Ursula Von der Leyen est pourtant entachée de nombreux scandales. Intronisée par les conservateurs pour mener un second mandat, elle concentre à elle seule les raisons du rejet populaire des institutions européennes.
Reproduction sociale et scandales politiques
Née dans une grande famille aristocratique, fille de l’ancien fonctionnaire européen et président du Conseil fédéral Allemand Ernst Albrecht, Ursula Von der Leyen fréquente dès l’âge de six ans l’École européenne. Cet établissement (il en existe quatorze dans le continent européen) est réservé aux enfants de fonctionnaires européens, d’institutions intergouvernementales (parmi lesquelles l’OTAN), ou de certaines sociétés privées. Ce privilège lui permet de devenir trilingue (allemand-français-anglais). Elle étudie ensuite les mathématiques, puis les sciences économiques, avant de se rediriger vers des études de médecine, pour passer sa thèse d’exercice – dans laquelle sont relevés pas moins d’un plagiat toutes les deux pages – en 1991.
Encartée depuis 1990 au sein de l’Union chrétienne-démocrate d’Allemagne, parti libéral-conservateur ayant également abrité son père (en tant que vice-président fédéral), puis l’ex-chancelière Angela Merkel, Ursula Von der Leyen se lance officiellement en politique en 2001, en remportant un mandat d’élue locale dans la région d’Hanovre. Elle est élue députée en 2003 au Landtag de Basse-Saxe. S’ensuivent plusieurs passages dans les ministères fédéraux : Ursula Von der Leyen est nommée en 2005, par Angela Merkel, ministre fédérale de la Famille, des Personnes âgées, des Femmes et de la Jeunesse ; en 2009, ministre fédérale du Travail ; puis, en 2013, ministre fédérale de la Défense, où elle sera la première femme à occuper le poste.
Son passage au ministère de la Défense est marqué par plusieurs scandales : entre accumulation de mauvaises décisions de gestion, procédures contractuelles non respectées et gaspillage d’argent public (plusieurs dizaines de millions d’euros ont été dilapidés sans aucun contrôle pour payer des consultants, conseillers et autres sous-traitants privés), l’image d’Ursula Von der Leyen pâtit de son exercice de la fonction.
À son départ du ministère, sa popularité est évaluée à moins de 30% (elle est considérée comme la 2ᵉ personne la moins compétente du gouvernement), et sa compétence pour diriger la Commission européenne est appuyée par un tiers de la population. Peu importe, l’enquête parlementaire diligentée par l’opposition a été rendue impossible ; les traces ont toutes été rigoureusement effacées des deux téléphones professionnels de l’ex-ministre de la Défense.
Mais alors, pourquoi proposer une ministre très impopulaire, couverte de nombreuses affaires, à la tête de la Commission européenne ? Ce n’est nul autre qu’Emmanuel Macron, qui propose son nom à la chancelière de l’époque Angela Merkel en juillet 2019, la décrivant comme « l’avion de combat du futur », et saluant « son efficacité, sa capacité à faire ». Tenons-nous le pour dit.
Scandale Pfizer et revirements en chaîne
Élue en 2019 d’une courte majorité (51,7% des voix), Ursula Von der Leyen douche rapidement les espoirs du centre-gauche réformiste, en appliquant quasi-immédiatement une politique dans la continuité de Jean-Claude Juncker. Jusqu’ici, rien d’étonnant. Mais rapidement, une affaire éclate. En avril 2021, en pleine période de crise sanitaire, un article du New York Times révélait des SMS échangés entre la présidente de la Commission européenne et Albert Bourla, PDG de la société pharmaceutique Pfizer.
Ces messages, échangés pendant plus d’un mois, portaient sur les négociations sur un contrat d’achat de 1,8 milliard de doses du vaccin Pfizer/BioNTech contre le COVID-19. Ces doses se révéleront plus onéreuses que prévu : 19,50€ par vaccin au lieu des 15,50€ prévus. Trois ans plus tard, la situation est toujours bloquée ; Ursula Von der Leyen refuse de divulguer les échanges, malgré les demandes répétées de la médiatrice européenne Émilie O’Reilly. Malgré un surcoût de pas moins de 7,2 milliards d’euros d’argent public…
Ursula Von der Leyen, c’est aussi une idée particulière de la tenue des promesses. Récemment, nous pouvions apprendre qu’elle commençait à revenir sur certaines mesures qu’elle souhaitait mettre en œuvre : le Pacte vert pour l’Europe, qui a pour objectif de rendre l’Europe climatiquement neutre en 2050. Même son de cloche pour l’élargissement de l’Union européenne à l’Ukraine, qu’elle défend ardemment depuis l’invasion du pays par la Russie. La perspective d’une réélection (ou d’une éjection) ne se comptant plus qu’en mois, la fait donc gouverner en fonction des différents sondages d’opinion sur les échéances électorales. Et tant pis si l’Europe entière en pâtit.
Celle qui voulait pourtant faire de l’Europe « le premier continent neutre pour le climat » commence à lentement, méticuleusement, détricoter ce Pacte vert pour l’Europe, qu’elle a pourtant érigé au rang de priorité lors de son premier mandat. À l’instar d’Emmanuel Macron, qui réclame désormais une « pause » dans les politiques climatiques (ont-elles seulement commencé ?), ou du Parti Populaire Européen (dans lequel siègent la CDU, les Républicains, ou encore Forza Italia) qui le fustige, la présidente de la Commission européenne s’accommode sans mal aux jérémiades de ses semblables libéraux-conservateurs.
Reine du dumping social et de la concurrence effrénée
Comme nous l’analysions ici, l’élargissement de l’UE vers l’Ukraine et d’autres pays d’Europe de l’Est, pose des problèmes majeurs. Outre le soutien légitime au pays agressé, l’intégration de celle-ci au sein de l’UE aurait de lourdes conséquences économiques et géopolitiques. Le détricotage progressif des États-providence européens, ainsi que du droit du travail et des acquis sociaux, risque d’être brutalement accéléré, comme les élargissements de 2004 (entrée de dix pays d’Europe centrale) et 2007 (entrée de la Bulgarie et de la Roumanie) l’ont démontré.
Suivant les « quatre libertés » du marché unique européen – libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes -, les grandes entreprises ont ainsi pu délocaliser à tour de bras leur production vers l’Europe de l’Est, afin de bénéficier d’un coût du travail nettement plus faible. Le salaire minimum est fixé, en Ukraine, à 168€ par mois – un montant bien inférieur aux 400€ des travailleurs bulgares, pour l’heure les plus mal lotis du continent. Et dans un contexte où les régressions sociales (suspensions massives du droit de grève entre autres) ainsi que les attaques contre les syndicats sont légion, et où le président Zelensky continue à mener une politique de séduction des investisseurs occidentaux, on peut prévoir une nouvelle baisse du « coût du travail » ukrainien.
L’entrée de l’Ukraine dans l’UE pourrait également avoir des effets délétères sur le plan agricole. Bénéficiant d’immenses productions de céréales, l’Ukraine a pu être le témoin privilégié du scénario (et de ses conséquences) selon lequel le pays entrerait dans l’UE. Quelques mois après l’entrée de ce système de vente, le prix du blé a ainsi chuté en Hongrie de 31%, et celui du maïs de 28%. Les bénéficiaires d’une telle éventualité sont bien connus. Profitant de la possibilité de recourir aux travailleurs détachés (c’est-à-dire de la main d’œuvre moins chère), les grandes multinationales salivent déjà à l’idée de délocaliser leurs usines encore plus à l’Est.
Fuite en avant militariste
L’élargissement de l’UE vers les pays baltes et l’Europe de l’Est révèle également un alignement de l’Europe sur les positions américaines. Le directeur de l’Institut de relations internationales et stratégiques (IRIS) Pascal Boniface précise qu’une entrée de l’Ukraine dans l’UE conduira le pays à être « un relais des positions des États-Unis », « estimant qu’il doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». De fait, il n’est pas difficile de voir que les précédentes extensions de l’Union européenne à l’Est ont accru son alignement sur les positions américaines…
Autre sujet qui a valu de nombreuses critiques à Ursula Von der Leyen, la question palestinienne. Se rendant à Tel Aviv en octobre dernier, sans en avertir le Conseil européen (avec qui elle entretient de mauvaises relations), et sans avoir la compétence en matière de politique étrangère, elle exprimait son soutien au « droit d’Israël à se défendre ». Aucune déclaration sur le fait que le droit international devait être respecté ; pire, aucun mot de compassion ni de soutien pour la population de Gaza, sous les bombardements depuis maintenant près de cinq mois. Cette position, pour le moins unilatérale, a été pointée du doigt par de nombreux pays européens (Portugal, Espagne, Luxembourg, Irlande, Belgique…), dont les ministres des Affaires étrangères avaient adopté des positions nettement plus équilibrées.
Moins commentées, ses bonnes relations avec le régime azéri d’Ilham Aliev soulèvent elles aussi de nombreuses questions. En juillet 2022, elle rencontrait le chef d’État d’Azerbaïdjan à Bakou et signait un accord gazier visant à pallier les pénuries énergétiques de l’Union européenne. Résultat : un affaiblissement conséquent de l’Union européenne, placée de facto en situation de dépendance envers un gouvernement aux aspirations belliqueuses. La présidente de la Commission européenne n’ignorait vraisemblablement pas qu’Ilham Aliev n’avait pas hésité, lors de la guerre des quarante-quatre jours de l’automne 2020 contre l’Arménie, à contourner les conventions internationales en utilisant bombes au phosphore, torture de prisonniers de guerre et l’emploi de mercenaires syriens recrutés dans les mouvements djihadistes. Puis, qu’il a récidivé en septembre 2023, en déclenchant tout bonnement une guerre contre la république auto-proclamée du Haut-Karabagh.
Ursula Von der Leyen, c’est enfin une autre idée de la diplomatie. Après avoir rejeté en bloc toute idée d’un cessez-le-feu, elle juge désormais une guerre à l’échelle européenne « pas impossible » et affirme que « nous devrions [y] être préparés ». Thierry Breton, commissaire au Marché intérieur, abonde dans ce sens et compte « passer en économie de guerre ». Dès 2014, lorsqu’elle était ministre de la Défense, Ursula Von der Leyen défendait une politique étrangère très ferme, envoyant armes et matériel militaires aux forces armées kurdes et irakiennes, rompant ainsi avec la tradition allemande de ne pas exporter de matériel militaire vers une zone en conflit. Et tant pis pour les millions d’euros gaspillés sur les avions de chasse et de transport militaires restés au sol, ainsi que les hélicoptères jamais remis en état de voler. Une fuite en avant militariste qui résonne étrangement avec l’actualité française contemporaine…
Le déclenchement de deux conflits régionaux aux répercussions mondiales, en Ukraine et en Palestine, ont révélé les fractures latentes de l’ordre international. Pour une majorité du monde, l’alignement sur les États-Unis n’est plus une évidence. Ce glissement s’observe également à travers d’autres visages des relations internationales, au-delà des conflits armés : rivalité commerciale, scientifique, industrielle entre la Chine et les États-Unis ; élargissement des BRICS et volonté déclarée de dédollariser les échanges ; dynamiques démographiques contraires entre continents, etc. À l’occasion du la publication du livre de Christophe Ventura et Didier Billion – chercheurs en relations internationales – Désoccidentalisation : repenser l’ordre du monde, Le Vent Se Lève et le département de relations internationales de l’Institut La Boétie ont organisé une conférence intitulée : « La désoccidentalisation du monde est-elle une bonne nouvelle ? ». Sont intervenus les deux co-auteurs du livre ainsi que Martine Bulard, journaliste spécialistes de l’Asie, et Jean-Luc Mélenchon, co-président de l’Institut La Boétie.
Comme il y a cinq ans, une petite musique se fait entendre dans le paysage audiovisuel français : un homme providentiel incarnerait le changement tant attendu. Ce champion du progrès, de la liberté, du droit des peuples, de l’environnement, en bref de l’Europe se nomme Raphaël Glucksmann. Nous voilà sauvés, soupirent les Français – du moins, une partie d’entre eux. Une partie d’ailleurs plutôt aisée, inquiète des populismes, déçue du macronisme. Des rédactions parisiennes aux amphithéâtres de sciences politiques, on plébiscite la candidature Glucksmann. D’où vient donc ce nouveau héraut du centre-gauche, qui a désormais « la cote dans les milieux d’affaires » selon le quotidien pro-business l’Opinion ?
Certains l’ont peut-être découvert à l’occasion du récent battage médiatique engagé en sa faveur. D’autres lors de sa campagne de 2020 en faveur des Ouïghours (le carré turquoise, sur les réseaux sociaux, après le carré noir de Black Lives Matter, nouveau signe de l’indignation collective). Son entrée en politique est pourtant un peu plus ancienne.
Né le 15 octobre 1979, Raphaël Glucksmann est un essayiste, réalisateur de documentaires et homme politique issu d’une famille intellectuellement influente : son père est le philosophe néolibéral André Glucksmann. Ce dernier appartient au courant des « nouveaux philosophes », très virulents contre l’Union soviétique, et est un proche de Bernard Henry-Lévy. Après des études au lycée Henri IV puis à Sciences Po Paris, Raphaël Glucksmann imite « BHL » en traitant de divers conflits (Tchétchénie, Géorgie, génocide rwandais) sous un prisme humanitaire, ce qui lui permet d’obtenir une notoriété médiatique. Il ne tarit d’ailleurs pas d’éloges sur son inspirateur : dans un billet publié en 2011 sur le site de « BHL », il déclare « Ce qui m’a toujours plu chez Bernard, comme chez mon père d’ailleurs, c’est ce refus chevillé au corps de confondre objectivité et neutralité ».
De 2005 à 2012, Raphaël Glucksmann conseille le président géorgien Mikheil Saakachvili qui abolit le salaire minimum, licencie 60 000 fonctionnaires et abaisse l’impôt sur les dividendes à 5 %.
Comme « BHL », son engagement est résolument pro-occidental : il soutient dès 2004 la révolution orange en Ukraine, réalisant divers documentaires sur les thématiques lui tenant à cœur. Avec un intérêt particulier pour l’ex-URSS. Sa compagne durant le début des années 2010 n’est autre qu’Eka Zgouladze, vice-ministre de l’Intérieur de Géorgie. En décembre 2014 elle est propulsée à la même fonction… en Ukraine. Naturalisée citoyenne ukrainienne par le chef d’État Petro Porochenko suite à la « révolution » Maïdan, elle obtient ce poste quelques jours plus tard tard. Il est vrai que Raphaël Glucksmann est à cette période conseiller de l’autoritaire et ultralibéral président géorgien Mikheil Saakachvili, qui s’exilera lui aussi en Ukraine pour échapper à des procès après la fin de son règne. Ukraine et Géorgie avaient alors pour point commun d’être en conflit avec la Russie, et en voie de rapprochement avec les États-Unis.
Ce épisode est opportunément omis de la plupart des portraits médiatiques de Raphaël Glucksmann. Les réformes de Saakachvili en Géorgie – conseillé par Glucksmann de 2005 à 2012 – sont pourtant loin d’être anodines : abolition du salaire minimum, licenciement de 60 000 fonctionnaires, abaissement de l’impôt sur les sociétés de 20 % à 15 %, et de l’impôt sur les dividendes de 10 % à 5 %. En 2009, la Géorgie était d’ailleurs considérée par Forbes comme le quatrième pays avec la pression fiscale la plus faible au monde.
Des rédactions aux rédactions, en passant par le Parlement européen
Après ce séjour en ex-URSS, Glucksmann revient en France et officie comme chroniqueur sur France Info et France Inter. Par la suite, il tente de convertir sa relative popularité dans l’intelligentsia libérale en capital politique. En novembre 2018, il cofonde le parti Place Publique en vue des élections européennes. Son postulat de départ est simple : le Parti socialiste est en pleine implosion et le champ politique français se recompose rapidement. Avec un grand gagnant, Emmanuel Macron, qui remporte les élections de 2017, ce dont Raphaël Glucksmann se félicite alors. L’évolution vers la droite du gouvernement laisse un espace au centre-gauche parmi ces Français éduqués, urbains, très attachés à l’Union européenne et au progrès, mais frileux à l’idée de changements socio-économiques rapidement suspects de populisme.
Aux européennes de mai 2019, Place Publique, alliée avec le Parti socialiste, Nouvelle Donne et le Parti radical de gauche, parvient à faire élire Raphaël Glucksmann comme député européen, en réunissant 6,19 % des voix dans un scrutin boudé par un électeur sur deux. Alors que la France est alors marquée par le mouvement des Gilets jaunes, l’horizon européiste et élitiste représenté par cette liste ne rencontre guère de succès. Rien de surprenant là-dedans : comme le rappelle Pierre Rimbert dans un article intitulé « Un autre Macron est possible » pour Le Monde Diplomatique, Raphaël Glucksmann ne se signale pas particulièrement par sa fibre sociale. L’opposition aux réformes austéritaires du quinquennat Hollande le laisse de marbre.
Plus adepte des campagnes sur les réseaux sociaux que des mobilisations des travailleurs, l’eurodéputé jure aujourd’hui avoir changé : lui, le chantre de l’ouverture du marché au nom des valeurs européennes, a désormais pris conscience du rôle néfaste de la finance dérégulée et des souffrances du bas-peuple. Ses modes d’action restent pourtant les mêmes : dans une réponse aux griefs de François Ruffin à son encontre, il explique par exemple qu’« en interpellant les grandes marques de la fast fashion qui peuplent son armoire par exemple, chacun retourne l’aliénation que le marketing du capitalisme consumériste veut lui imposer pour charger son pouvoir d’achat d’un pouvoir d’influence civique. » Une conception très individualiste du combat contre la marchandisation du monde.
Raphaël Glucksmann appartient au groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen, arrêtée par la justice belge et accusée de corruption par le Qatar. Ce pays n’est mentionné que trois fois dans le rapport co-signé par Glucksmann sur les « ingérences étrangères » – contre soixante-six pour la Russie.
Lorsque François Ruffin l’interpelle sur la séquence du traité européen de 2005 ou sur la récente réforme des retraites, qui ont durablement cassé la confiance des citoyens envers le personnel politique, Glucksmann répond en mettant en avant « la fin des décisions à l’unanimité au Conseil […] c’est-à-dire une avancée dans la construction de l’Europe politique. » Le tout, évidemment au nom de la lutte contre les paradis fiscaux et les régimes autoritaires.
Un droit des peuples à géométrie variable
Ce combat contre les autocraties et les régimes illibéraux, Glucksmann en a fait sa marque de fabrique. Mais au-delà de l’image, qu’en est-il réellement ? À peine élu eurodéputé, il demande la création d’une « Commission spéciale sur l’ingérence étrangère et la désinformation », dont il devient le président. Il en synthétise les conclusions un énième livre intitulé La grande confrontation. Comment Poutine fait la guerre à nos démocraties. Raphaël Glucksmann ne mâche effectivement pas ses mots pour flétrir l’ennemi russe, qui opprime ses amis géorgiens ou ukrainiens. Ardent partisan de l’aide militaire à l’Ukraine, Glucksmann fait d’ailleurs de l’intégration de cette dernière dans l’OTAN et l’Union européenne une priorité absolue, quel qu’en soit le prix économique. Cette Commission spéciale reste pourtant étrangement timide quant aux ingérences venues de l’Ouest. Quid, par exemple, du travail d’espionnage commercial et diplomatique mené en Europe par les États-Unis ?
Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental. Ses alliés bénéficient d’une singulière mansuétude. Qu’il s’agisse de l’Arabie Saoudite, des pays d’Europe de l’Est opposés à la Russie, de la Turquie ou du Qatar. Détail significatif concernant ce dernier : Raphaël Glucksmann appartient à l’Alliance progressiste des socialistes et démocrates (S&D), le groupe d’Eva Kaili, ancienne vice-présidente du Parlement européen au centre d’un scandale de corruption. En décembre 2022 on retrouvait chez elle 900 000 euros en liquide et elle était arrêtée par la justice belge, accusée de corruption par le Qatar. Quelques jours plus tôt, elle ne tarissait pas d’éloges sur ce pays, « leader en matière de droit du travail avec l’abolition du kafala [système par lequel le Qatar exploite des migrants dans des conditions proches de l’esclavage NDLR] et l’introduction d’un salaire minimum […] [qui] s’est engagé dans cette voie par choix ». Or, le Qatar n’est mentionné que trois fois dans le rapport issu de la commission sur les ingérences étrangères exigée par Glucksmann ; la Russie, elle, est mentionnée soixante-six fois.
Plus récemment, la question de la guerre à Gaza lui a valu de nombreuses critiques parmi une jeunesse de gauche sensible au droit des peuples, qui découvrait soudain l’hémiplégie morale de l’eurodéputé. La députée LFI Alma Dufour et la juriste franco-palestinienne Rima Mobarak listent ainsi ses votes au parlement européen, en opposition à toute condamnation sérieuse d’une opération militaire israélienne ayant déjà conduit à plusieurs dizaines de milliers de victimes civiles.
Les foudres de Raphaël Glucksmann s’abattent uniquement sur les adversaires du bloc occidental.
Cinq ans après son élection, qu’est ce qui a changé pour Raphaël Glucksmann ? Tout, et rien : ses campagnes menées sur les réseaux sociaux comme dans les rédactions lui ont conféré une indéniable popularité dans ce qu’il reste du centre-gauche français. Celle-ci s’érode pourtant déjà face aux apparentes contradictions du personnage. Ardent défenseur des intérêts du bloc occidental rejouant encore et encore la Guerre froide, espérant un remake de la success story macronienne de 2017 à son avantage, Raphaël Glucksmann revient. Parmi les anciens soutiens du Président actuel, il séduit déjà Daniel Cohn-Bendit. Si sa réélection est probable grâce aux jeux d’alliance et surtout à un battage médiatique bienveillant, le discours progressiste, ressassant comme un disque rayé ses poncifs européens libéraux, en période de guerre européenne et de crise économique, tourne plus que jamais à vide.
La guerre en Ukraine a relancé le processus d’élargissement de l’UE vers l’Est et les Balkans à un rythme effréné. Motivée par des raisons géopolitiques, à savoir endiguer la puissance russe sur le continent européen, cette expansion soulève pourtant d’immenses questions économiques et politiques. En intégrant en son sein des États pauvres, l’Union européenne encouragerait en effet une nouvelle vague de délocalisations et de dumping social et soumettrait les agriculteurs du continent à une terrible concurrence. En outre, le seul moyen d’éviter des blocages politiques d’une Europe à 34 ou 35 serait de renforcer le fédéralisme, en rognant encore davantage les pouvoirs de décision des États-membres. Un scénario délétère poussé par les élites européennes en dehors de tout mandat démocratique.
Après avoir attribué le statut de candidat à l’Ukraine l’an dernier, l’Union européenne s’apprête désormais à entamer les négociations officielles avec Kiev. En comparaison, la Turquie a mis douze ans à devenir candidate et les négociations sont toujours extrêmement lentes. La célérité de la bureaucratie bruxelloise pour accueillir en son sein un pays ravagé par la guerre a pu surprendre. Elle s’explique par la ferme volonté qu’affichent la Commission européenne et le Conseil européen à élargir au plus vite l’UE – idéalement d’ici 2030 – à l’Ukraine, mais aussi à la Moldavie, à la Serbie, au Monténégro, à la Macédoine du Nord, à l’Albanie, à la Bosnie-Herzégovine, voire la Géorgie.
Lors d’une soirée consacrée à la présentation d’un rapport sur l’élargissement, la secrétaire d’État chargée de l’Europe Laurence Boone reconnaissait – avec une certaine gêne – que « les écarts entre les pays de l’UE et les pays candidats sont trop importants pour que nous fassions l’économie de cette réflexion […] qui, il ne faut pas se le cacher, sera difficile ». Clairement, cette « réflexion » est bâclée, au nom d’une vague « solidarité européenne » et d’une prétendue « bataille terrible des démocraties contre la montée des autocrates ». Au-delà du deux poids, deux mesures occidental, dont peuvent témoigner, par exemple, les Palestiniens ou les Arméniens, le sacrifice des conditions d’adhésion pour des motifs géopolitiques est lourd de conséquences. S’il est bien sûr important de soutenir un pays agressé – l’Ukraine – par exemple via l’accueil de réfugiés et l’envoi d’aide humanitaire, l’intégrer dans une union économique et politique alors qu’il n’est clairement pas prêt est une véritable folie.
Vers une UE toujours plus soumise à l’OTAN
Tout d’abord, les prétentions européennes à s’affirmer géopolitiquement en s’élargissant à l’Est sont parfaitement vaines. La majorité des pays concernés par la future vague d’élargissement sont connus pour leur atlantisme forcené, aux dépens de toute autre politique étrangère. C’est notamment le cas de l’Ukraine, dont le géopolitologue Pascal Boniface estime que si elle entre dans l’UE « elle sera un relais des positions des États-Unis et sera encore plus pro-américaine et pro-OTAN que le Royaume-Uni en son temps », d’autant plus qu’« elle estimera qu’elle doit tout aux États-Unis et non à l’Europe ». Dès lors, l’Union européenne sera encore davantage soumise à la politique étrangère américaine, avec le risque d’être entraînée dans des décisions contraires à ses intérêts, voire nuisibles à la sécurité du continent.
Le renforcement de l’influence géopolitique des États-Unis sur l’Union Européenne à travers les élargissements de cette dernière n’est pas nouveau : les expansions de l’Organisation du traité de l’Atlantique nord (OTAN) ont quasi-systématiquement donné le rythme aux entrées dans l’UE. Ainsi, parmi les dix États qui intégrèrent l’UE en 2004, huit étaient entrés auparavant dans l’OTAN, en 1999 ou en 2004. Lorsque la Bulgarie et la Roumanie rejoignent à leur tour l’Union en 2007, cela fait déjà trois ans que les deux pays sont rentrés dans l’OTAN. De même pour la Croatie, dernier membre à avoir rejoint l’UE (en 2013), entrée dans l’alliance atlantique en 2009.
L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première.
Le même processus est en train de se répéter. L’Albanie, le Monténégro, et la Macédoine du Nord font ainsi déjà partie de l’OTAN depuis respectivement 2009, 2017 et 2020. L’Ukraine a quant à elle inscrit dans sa Constitution sa double aspiration à rejoindre l’Union européenne et l’OTAN dès février 2019. L’antériorité de l’adhésion à l’OTAN sur l’adhésion à l’UE démontre que les pays candidats ne voient cette dernière que comme le pendant politico-économique de la première. L’Union européenne passe ainsi après la priorité sécuritaire, qui n’est envisagée qu’à travers l’OTAN, dont l’objectif depuis sa création est de former un « glacis » occidental contre l’URSS puis la Russie.
Cette priorité peut se comprendre si l’on garde à l’esprit l’histoire de ces États, et leurs relations compliquées – voire franchement hostiles – avec Moscou. Cependant, cette soumission supplémentaire de l’UE à l’OTAN va à l’encontre de la volonté de certains États ouest-européens d’avoir une politique plus indépendante des décisions de Washington. Tel est notamment le cas de l’Autriche, non-membre de l’OTAN, de la France, longtemps marquée par une politique étrangère « gaullo-mitterrandienne », voire, plus récemment, de l’Espagne, qui n’a pas hésité à critiquer fortement le gouvernement israélien, soutenu de manière inconditionnelle par les États-Unis. En faisant entrer encore plus de pays atlantistes dans l’UE, tous les discours autour de l’« autonomie stratégique européenne », défendue par Emmanuel Macron, ou de « Commission géopolitique » annoncée par Ursula von der Leyen sonnent totalement creux.
Déjà très discutable sur le plan stratégique, ce futur élargissement vers les Balkans et l’Est soulève également d’immenses questions économiques, pourtant quasi-absentes du débat public. Or, il est vraisemblable que cette vague d’élargissement aggravera le processus de détricotage des États-providence et du droit du travail en Europe, comme cela s’est vérifié suite aux élargissements de 2004 et 2007.
L’histoire récente des élargissements européens est là pour le prouver : les bas niveaux de protection sociale et de salaires des pays qui ont rejoint l’Union européenne dans les années 2000 ont offert aux investisseurs du Vieux contient la possibilité de pratiquer un dumping social très lucratif. Le marché unique européen reposant depuis 1986 sur le principe des « quatre libertés » – à savoir la libre circulation des biens, des capitaux, des services et des personnes –, les entreprises ne se privèrent pas de délocaliser leur production à l’Est afin d’y profiter d’un coût du travail bon marché. C’est ainsi que, de 2000 à 2017, l’emploi industriel a progressé de 5% en Pologne pendant qu’il s’effondrait sur la même période d’environ 30% en France et au Royaume-Uni, et de presque 20% en Italie et en Espagne [5].
Un travailleur ukrainien coûtera près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois).
Les mêmes causes provoquant les mêmes effets, un futur élargissement de l’Union européenne aurait nécessairement les mêmes répercussions économiques et sociales désastreuses. Si aucun rapport chiffré sur l’élargissement n’a pour l’instant été publié, force est de constater que les disparités économiques entre les États-membres actuels et les pays qui s’apprêtent à les rejoindre sont tout aussi considérables que cela était le cas lors des élargissements de 2004 et 2007. Selon Eurostat, les salaires minimums dans les États candidats des Balkans sont compris entre 376 euros par mois en Albanie et 532 euros au Monténégro. En Moldavie, selon l’Organisation Internationale du Travail, il ne dépasse pas 50 euros.
Quant à l’Ukraine, de loin le plus gros pays concerné par cette vague d’élargissement avec 42 millions d’habitants avant la guerre, le salaire minimum y est fixé à 6,700 hryvnias, soit 168 euros par mois. Un travailleur ukrainien coûtera donc près de deux fois et demi moins cher qu’un bulgare, pays-membre dont le salaire minimum est actuellement le plus faible de l’Union (400€/mois)… Précisons enfin que le président Zelensky mène une politique très agressive pour séduire les investisseurs occidentaux : partenariat entre Blackrock et le ministère ukrainien des finances pour mener des privatisations, régressions sociales à tout va et quasi-suspension du droit de grève, attaques massives contre les syndicats, etc. De quoi attirer de nombreuses multinationales à la recherche de travail à bas coût et cherchant à réduire leur dépendance à la Chine via des « délocalisations de proximité ».
Outre la délocalisation des activités industrielles, les pays d’Europe de l’Ouest – et plus encore ceux d’Europe centrale – s’inquiètent des effets d’une entrée de l’Ukraine sur le plan agricole. Immense producteur de céréales, Kiev peut en effet espérer conquérir le marché européen grâce à ces coûts défiant toute concurrence une fois entré dans le marché commun. Dans les faits, ce scénario a déjà été expérimenté entre mai 2022 et mai 2023. Afin d’acheminer les céréales ukrainiennes à destination des pays africains sans passer par la Mer Noire – où Moscou exerce un embargo, levé à certaines reprises grâce à des négociations diplomatiques – l’Union européenne a ainsi créé des « corridors de solidarité » à travers l’Europe centrale et levé les barrières au commerce (droits de douane, quotas, réglementations…). Si les produits agricoles en question devaient seulement traverser ces pays, une part s’est finalement retrouvée sur les marchés d’Europe centrale suite à l’action de gros négociants. Pour les agriculteurs de la région, ce fut une catastrophe : en avril 2023, même pas un an après l’entrée en vigueur de ce système le prix du blé avait chuté de 31% en Hongrie et celui du maïs de 28%. Après d’intenses manifestations d’agriculteurs, le mécanisme a été mieux encadré pour s’assurer que les céréales en question ne fassent que transiter. Il n’en reste pas moins que cette séquence préfigure les conséquences d’une entrée de l’Ukraine dans l’UE, qui constituerait, selon le président de la FNSEA, une « catastrophe ».
Du pain bénit pour les multinationales
Dans les cas où la production ne peut être délocalisée, l’Union européenne offre tout de même à l’investisseur la possibilité de recourir à une main-d’œuvre moins coûteuse grâce au « travail détaché ». Le travailleur en question est un salarié qui effectue une mission de court terme dans un autre pays de l’Union européenne pour une période normalement limitée à un an. Ce principe élaboré du temps de l’« Europe des Quinze » – à une époque où les économies et les réglementations sociales étaient relativement homogènes – est devenu extrêmement rentable avec l’entrée des Pays d’Europe centrale et orientale. En effet, si une directive européenne prévoit dès 1996 que le revenu soit fixé selon le minium salarial légal du lieu de détachement, et une autre adoptée en 2018 tente d’appliquer véritablement le principe « à travail égal, rémunération égal », les cotisations sociales continuent d’être réglées dans le pays d’origine. En d’autres termes, même si les travailleurs détachés et locaux reçoivent un salaire brut égal, ils ne cotisent pas au même montant et n’ont donc pas accès aux mêmes prestations sociales. Ainsi le détachement offre toujours à l’employeur des économies substantielles sur le coût salarial, ce qui s’apparente à une « délocalisation à domicile ».
Outre le chômage induit pour les travailleurs nationaux des pays ouest-européens – et peut-être bientôt d’Europe centrale – les élargissements vers des pays toujours plus pauvres participent aussi d’une stratégie visant à éroder le pouvoir de négociation des salariés, tant sur les salaires qu’en matière de conquêtes sociales. Comment exiger une hausse de salaire – ne serait-ce que pour compenser l’inflation – lorsque planent les menaces de délocalisation ? De même, la compétition étrangère sert souvent d’argument aux représentants du patronat pour exiger l’assouplissement du code du travail. Ce fut par exemple le cas pour les lois « Hartz » en Allemagne, largement légitimées par l’élargissement de 2004.
Parfois, la Cour de Justice de l’Union Européenne – dont la jurisprudence prime sur le droit national – s’en charge même directement. En décembre 2007, dans l’arrêt Viking, la CJUE donne par exemple tort au syndicat des marins finnois, qui menaçait alors de faire grève contre l’immatriculation d’un bateau en Estonie par une compagnie finlandaise qui voulait y profiter d’une convention collective plus avantageuse, limitant ainsi le droit de grève pourtant censé être « fondamental ». Nul doute que d’autres décisions de ce type devraient intervenir à l’avenir étant donné le dogme libéral des institutions européennes.
L’impossible convergence économique
Face à ce dumping social extrêmement violent, les tenants de l’élargissement cherchent à rassurer : la « convergence » des économies est-européennes avec celles de l’Ouest finira par advenir. A terme, les salaires et la protection sociale s’amélioreront à l’Est et s’aligneront sur les standards des pays les plus développés. Ainsi, les délocalisations ne seraient qu’une phase transitoire, jusqu’à ce que le « rattrapage » ait eu lieu.
Cette convergence parait toutefois impossible. Une fois entrés dans l’Union européenne, et soumis de ce fait à la concurrence par l’application des principes libéraux de Maastricht, les nouveaux pays n’auront d’autres choix pour rattraper les économies du centre que de jouer sur la compétitivité salariale – soit d’assurer un faible niveau de salaire, un faible niveau d’imposition et de cotisations sociales et la docilité des travailleurs – afin d’attirer les capitaux nécessaires au rattrapage industriel. C’est selon cette logique que les pays entrés en 2004 et 2007 se sont maintenus jusqu’à aujourd’hui dans un sous-développement social. L’exemple de la Pologne, dont le poids démographique est comparable à celui de l’Ukraine, est éloquent : entre 2008 et 2022, selon les données d’Eurostat, le coût horaire du travail moyen n’a augmenté que de 7,6 à 12,5 euros en Pologne. Alors que le coût horaire moyen d’un travailleur polonais par rapport à un Français était 4,1 fois moins cher en 2008, il était encore 3,2 fois moins cher l’an dernier. L’hypothétique « convergence » risque donc de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.
L’hypothétique « convergence » risque de prendre encore des décennies, surtout en cas de nouvel élargissement.
Plutôt que d’attendre que leurs salaires rattrapent ceux des autres États, de nombreux travailleurs issus des pays entrés dans l’UE depuis 20 ans préfèrent émigrer. Un exode qui conduit à d’immenses problèmes démographiques pour les pays de départ, les populations en question étant généralement de jeunes actifs. A titre d’exemple, entre 2013 et l’épidémie de Covid, 200.000 Croates ont migré vers un autre pays de l’UE, pour une population actuelle inférieure à quatre millions d’habitants. Le problème se pose particulièrement en Moldavie, où est estimée à 25% la part de la population qui vit en dehors des frontières du pays. En facilitant l’émigration et en faisant obstacle à une véritable amélioration des conditions de vie, l’élargissement risque d’empirer grandement le problème de dépopulation du pays.
Comme l’expliquent Coralie Delaume et David Cayla dans leur ouvrage 10 questions + 1 sur l’Union européenne (Michalon, 2019), « quand bien même l’UE parviendrait, on ne sait comment, à se doter de règles communes strictes pour rendre impossibles les stratégies de dumping, quel modèle de développement alternatif resterait-il aux pays périphériques ? L’uniformisation des règles sociales et fiscales proposée par certains par-dessus un marché unique (c’est-à-dire sans sortir de ce cadre dérégulé) ne tient aucun compte de la spécificité des différents pays ». Cela aurait ainsi pour conséquence l’effondrement économique des régions les plus fragiles. Seules de « gigantesques compensations financières [pourraient] éviter un désastre social et un dépeuplement rapide », en assurant un rattrape industriel sans dumping social. Mais là encore, cela apparaît très hypothétique.
Vers une explosion du budget européen
Au vu des sacrifices nécessaires, il est difficile d’imaginer les pays riches de l’Union consentir à des transferts financiers massifs vers l’Est, et que les pays d’Europe du Sud, durement frappés par l’austérité des années 2010, acceptent de recevoir moins, voire de devenir contributeurs nets. Sans même imaginer de vastes plans d’investissements et d’expansion de la protection sociale à l’Est, les récentes estimations quant à l’évolution du budget communautaire d’une Europe élargie font froid dans le dos. D’après une estimation du secrétariat du Conseil européen auquel pu avoir accès le Financial Times, l’entrée de neuf nouveaux pays dans l’Union (Ukraine, Moldavie, Géorgie et six pays des Balkans) alourdirait le budget de l’Union de 257 milliards d’euros.
« Tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins. »
Rapport du secrétariat du Conseil européen.
Les conséquences de cette hausse historique du budget européen (+21%) sont décrites dans le rapport en question. D’une part, « tous les États membres devront payer davantage et recevoir moins », en particulier les pays les plus riches tels que l’Allemagne, la France et les Pays-Bas. D’autre part, « de nombreux États membres qui sont actuellement des bénéficiaires nets deviendront des contributeurs nets », tels que la République tchèque, l’Estonie, la Lituanie, la Slovénie, Chypre et Malte. Sur le plan agricole, en plus de la violente concurrence ukrainienne, les agriculteurs des États-membres actuels devraient faire face à une coupe de 20% de subventions au titre de la Politique Agricole Commune (PAC).
Enfin, étant donné la précipitation dans laquelle se déroulent les négociations actuelles, on peut émettre de sérieux doutes sur le bon usage de ces fonds. En effet, si des efforts sont certes réalisés, les pays candidats sont particulièrement touchés par la corruption et il est probable qu’une part des crédits européens atterrissent dans les poches des oligarques ou politiciens locaux au lieu de financer des projets utiles. L’exemple de l’ancien Premier Ministre tchèque Andrej Babiš est à ce titre assez éloquent : propriétaire d’Agrofert, un grand groupe actif dans la chimie, l’agroalimentaire, la construction, l’énergie, la logistique et les médias, cet oligarque est soupçonné d’avoir fait bénéficier illégalement une de ses fermes d’une subvention de deux millions d’euros. Un montant ridicule par rapport aux détournements qui pourraient avoir lieu en Ukraine, classée 116ème au niveau mondial en matière de corruption par l’ONG Transparency International (sur 180). A tel point que même Jean-Claude Juncker, ancien président luxembourgeois de la Commission Européenne qui n’est pourtant pas connu pour son intégrité, a jugé que «l’Ukraine est totalement corrompue »et n’a pas sa place dans l’Union.
Le retour du fédéralisme par la petite porte
Improbable et donc risquée, l’augmentation massive du budget européen qui irait de pair avec une nouvelle vague d’élargissement soulèverait aussi la question du fédéralisme budgétaire. La gestion des fonds structurels et de cohésion – qui servent à financer le fameux « rattrapage » – étant une compétence de l’Union, la Commission européenne verrait ses ressources budgétaires augmenter sensiblement. Etant donné les réticences probables des Etats-membres actuels à contribuer davantage au budget européen, certains envisagent déjà de financer les nouveaux besoins en renforçant les « ressources propres » de l’UE, c’est-à-dire les impôts et taxes directement affectés à l’échelle européenne. Historiquement, l’UE a d’ailleurs disposé d’importantes « ressources propres » à travers les droits de douane prélevés sur les importations issues de l’extérieur de l’Union. Mais la multiplication des accords de libre-échange, directement liée à l’action de la Commission européenne, a réduit ces recettes à peau de chagrin.
Etant donné que la Commission n’entend nullement revenir en arrière sur ce point, créer de nouvelles « ressources propres » revient à transférer à l’UE – au moins en partie – la compétence fiscale des Etats. Un rapport d’un groupe de travail franco-allemand sur l’élargissement recommande ainsi de « créer de nouvelles ressources propres pour limiter l’optimisation et l’évasion fiscales ainsi que la concurrence fiscale au sein de l’UE ». Lorsqu’on sait à quel point des États comme le Luxembourg, les Pays-Bas, Malte ou l’Irlande sont des paradis fiscaux tout à fait tolérés par l’Union européenne, revêtir cette proposition d’un vernis progressiste pour mieux faire passer la pilule fédéraliste est à tout le moins osé. La lutte contre l’optimisation et l’évasion fiscales à l’échelle européenne n’étant bien sûr pas une question de fiscalité européenne mais de volonté politique.
Les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.
Au-delà de la question fiscale, qui est une des fonctions les plus fondamentales d’un Etat, l’élargissement risque également de porter atteinte à la souveraineté des États membres sur d’autres plans. En effet, en passant de 27 membres à plus de 30, voire 35, l’élargissement rend inévitable une extension à de nouveaux domaines du vote à la majorité qualifiée au Conseil de l’Union européenne. Contrairement au vote à l’unanimité, qui offre à chaque Etat un veto lui permettant de préserver ses intérêts, le vote à la majorité qualifié implique l’accord de 55% des Etats représentant au moins 65% de la population de l’Union. Déjà étendu depuis le traité de Nice en 2000, qui préparait les élargissements des années suivantes, le vote à la majorité qualifiée est donc une menace directe pour les intérêts nationaux de chaque Etat-membre. Pour l’heure, les domaines politiques les plus sensibles – la fiscalité, la sécurité sociale et la protection sociale, l’adhésion de nouveaux États membres de l’UE, la politique étrangère et de sécurité commune (PESC) – nécessitent encore une unanimité. Mais les fédéralistes les plus forcenés espèrent que la perspective de blocages permanents dans le cadre d’une UE à 35 fasse renoncer les Etats à leur droit de veto.
Même sans extension de la majorité qualifié, la prochaine vague d’élargissement diluera encore un peu plus le poids décisionnaire de ces derniers. L’addition de la population des huit pays candidats, et en particulier l’Ukraine, à la démographie de l’UE diminuera mécaniquement le poids de chaque pays au sein des votes à majorité qualifiée. En outre, au nom du principe selon lequel chaque pays-membre doit disposer d’un commissaire européen, les effectifs de la Commission pourraient aisément dépasser les 30 personnes. Une telle augmentation, par l’atomisation des responsabilités, les rivalités, et les coûts de coordination qu’elle entraînerait, serait une garantie d’inefficacité. Il est probable que la solution proposée à cette impasse soit de conserver le nombre de commissaire à vingt-sept, mais d’instaurer un mécanisme de rotation, ou d’accorder aux plus petits pays des junior commissionner– soit des commissaires de seconde-classe. Dans les esprits européistes les plus chimériques, sans doute n’y a-t-il aucun problème à priver un État-membre de commissaire puisque, bien que désigné par un gouvernement, celui-ci est censé se défaire de toute attache nationale et penser en « européen »…
La construction européenne toujours plus anti-démocratique
Ces transferts de souveraineté vers Bruxelles sont dangereux, car, comme le déclarait avec éloquence Philippe Séguin en 1992, « pour qu’il y ait une démocratie il faut qu’existe un sentiment d’appartenance communautaire suffisamment puissant pour entraîner la minorité à accepter la loi de la majorité ! ». Or force est de constater que jusqu’à présent « la nation c’est précisément ce par quoi ce sentiment existe » [21], et que le peuple européen n’existe pas.
Afin de surmonter les difficultés économiques et politiques posées par l’élargissement, certains prônent la solution d’une Europe en cercles concentriques. Concrètement, les pays-candidats pourraient d’abord adhérer à un premier cercle axé sur la collaboration politique, ce qui aurait pour avantage de les arrimer rapidement et solidement à l’Union européenne tout en évitant le contre-coup économique d’une adhésion accélérée. Au centre de l’Union, un cercle plus restreint irait quant à lui plus loin dans l’« intégration », avec davantage de règles supranationales. Cet horizon a notamment été proposé par Emmanuel Macron, qui a créé une « Communauté Politique Européenne » au-delà des pays de l’UE l’an dernier.
Sauf que celle-ci n’est qu’un forum de discussion parmi tant d’autres. On voit mal pourquoi les pays candidats s’en contenteraient. Maniant parfaitement le double discours, Macron a par ailleurs déclaré en mai dernier que « la question […] n’est pas de savoir si nous devons élargir […] ni même quand nous devons le faire, c’est pour moi le plus vite possible ». Ainsi, l’option d’une adhésion graduelle ou d’une « Europe en cercles concentriques » est surtout là pour détourner l’attention et rassurer les opinions nationales inquiètes d’un nouvel élargissement. Enfin, quand bien même ce scénario verrait le jour, la fuite en avant fédéraliste n’en serait aucunement stoppée. Au contraire, les partisans d’une Europe en cercles concentriques prévoient une intégration encore plus poussée que dans l’Union européenne actuelle.
La précipitation et l’opacité dans lesquelles se déroulent les discussions autour de l’élargissement nous disent cependant beaucoup sur la nature de la construction européenne. En avançant masqué, en refusant de répondre aux interrogations sur les questions budgétaires, économiques ou de fonctionnement interne et en mettant en avant des concepts vides comme la « Communauté politique européenne » ou l’« autonomie stratégique », l’objectif des élites européistes est bien d’empêcher la tenue d’un véritable débat démocratique sur ces questions. Cela n’a d’ailleurs rien de nouveau, la construction européenne s’étant longtemps faite dans des salons feutrés. Seules véritables occasions pour le peuple français de s’emparer des enjeux européens et de voter, les référendums de Maastricht (adopté à seulement 51%) et du Traité Constitutionnel Européen (rejeté à 55%) ont d’ailleurs illustré combien la construction européenne ne répond pas aux attentes des Français. Au vu des enjeux posés par le futur élargissement, un référendum serait pourtant bien nécessaire.
Les Saoudiens sont en quête d’un « traité de sécurité mutuelle de type OTAN » avec les États-Unis – et Joe Biden n’y fermerait pas la porte selon un journaliste du New York Times.La nouvelle semble contre-intuitive au vu des camouflets diplomatiques infligés par la monarchie saoudienne au président américain. Pourtant, celui-ci n’a jamais cessé de considérer le royaume comme un partenaire incontournable au Moyen-Orient – et d’œuvrer à son rapprochement avec Israël. Une telle alliance ne ferait qu’accroître les risques d’escalade militaire dans la région. Par Branko Marcetic, traduction Alexandra Knez [1].
Au cours des dernières années, le gouvernement saoudien a assassiné un résident américain, journaliste au Washington Post, entraîné les États-Unis dans une guerre de voisinage épouvantable qui dure depuis des années, humilié et menacé à plusieurs reprises le président américain tout en copinant avec ses principaux rivaux mondiaux – le tout en continuant d’imposer une répression moyenâgeuse aux femmes et aux homosexuels, et d’intensifier les exécutions d’opposants à des niveaux jamais atteints. Du reste, il ne fait plus l’ombre d’un doute que des membres du gouvernement saoudien ont été directement complices des attaques terroristes contre les États-Unis le 11 septembre 2001…
Pourtant, selon le journalisme du New York TimesThomas Friedman, généralement au fait des petits papiers de la Maison Blanche, le président Joe Biden « se demande s’il ne faudrait pas envisager la possibilité d’un pacte de sécurité mutuelle entre les États-Unis et l’Arabie saoudite », qu’il décrit comme « un traité de sécurité mutuelle de type OTAN qui enjoindrait aux États-Unis de se porter à la défense de l’Arabie saoudite en cas d’attaque – très probablement par l’Iran ».
Pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes
Le New York Times et le Wall Street Journal avaient déjà évoqué l’existence d’un tel projet, mais il s’agit là sans doute de la révélation la plus explicite quant à la nature exacte des « garanties de sécurité » demandées par le gouvernement saoudien.
Il y a plus. Les Saoudiens demandent également l’aide des États-Unis pour le développement d’un programme nucléaire civil – ces mêmes ambitions supposées qui valent à l’Iran d’être menacé, sanctionné et bombardé à échéance régulière, bien que le Pentagone et les services de renseignement américains reconnaissent explicitement leur inexistence… Ils souhaitent également l’assouplissement des restrictions applicables aux ventes d’armes pour obtenir du matériel plus sophistiqué – tandis que leur guerre brutale contre le Yémen se prolonge toujours.
Qu’est-ce que les États-Unis y gagneraient ? D’une part, selon Friedman, l’actuel gouvernement israélien serait conduit à faire des concessions « qui préserveraient la possibilité d’une solution à deux États ». Ensuite, cela permettrait de normaliser les relations israélo-saoudiennes, un effort qui a commencé sous Donald Trump et que Joe Biden s’est échiné à clôturer – dans le cadre d’une stratégie visant à isoler l’Iran dans la région, et que le ministère de la Sécurité intérieure lui-même estime dangereuse, tant elle est susceptible d’accroître les sentiments anti-américains dans la région.
Il n’est pas inutile d’examiner à quel point les « avantages » mentionnés sont dérisoires. Obtenir d’Israël la promesse de « préserver la possibilité » (sic) d’une solution à deux États semble à tout le moins minimaliste. Mais compte tenu de la progression continue de l’occupation et du pillage des terres palestiniennes depuis des décennies, il est douteux que demeure à ce stade la « possibilité » de préserver quoi que ce soit ! De plus, il semblerait que ce compromis n’implique aucun engagement de la part d’Israël quant à ses attaques régulières et indiscriminées contre les civils palestiniens.
Pour couronner le tout, il intervient alors que le soutien populaire aux accords d’Abraham, signés par Israël et les États du Golfe en 2020, s’est effondré – en grande partie à cause de cette même violence. Selon toute vraisemblance, cet accord ne ferait qu’affaiblir davantage la position globale des États-Unis à un moment où une grande partie du monde se moque déjà de sa rhétorique.
Cette démarche heurterait de plein fouet les récents développements positifs dans la région, à savoir la médiation réussie de la Chine pour un rapprochement entre les gouvernements saoudien et iranien. Cet accord aurait l’effet inverse : Israël, conforté dans sa position, pourrait estimer avoir les mains libres pour lancer l’assaut concerté qu’il annonce depuis des années contre l’Iran – une guerre qui entraînerait presque à coup sûr les États-Unis dans sa dynamique…
Enfin, les implications d’une telle alliance militaire pour les États-Unis, dans une zone particulièrement belliqueuse, semblent ignorées. À l’heure actuelle, le pays est tenu à l’obligation légale de protéger pas moins de cinquante et un pays sur cinq continents – fût-ce au prix d’une entrée en guerre. Et il ne s’agit là que des pactes scellés par des traités : ce chiffre ne prend en compte les simili-alliances telle que celle nouée avec Israël.
La multiplication des alliances militaires ne risque-t-elle pas de se retourner contre l’objectif recherché – prévenir les guerres ? En particulier si l’on considère que les États-Unis constituent la plus grande puissance militaire du monde, et qu’il est enclin à se laisser entraîner dans nombre de croisades à l’étranger… Il faut ajouter à cela que pour un petit pays belliciste, la protection légalement garantie d’une armée gargantuesque à la gâchette facile pourrait constituer une incitation à renforcer ses velléités expansionnistes – ainsi, celles du gouvernement saoudien au Yémen.
C’est pour cette raison précise qu’en coulisses, comme le montrent des câbles diplomatiques révélés par Wikileaks, les responsables de l’OTAN étaient très inquiets à l’idée de laisser la Géorgie du nationaliste Mikhaïl Saakashvili adhérer à l’alliance. Un fonctionnaire turc affirmait alors que le ministre des Affaires étrangères du pays « lui avait dit que la Géorgie espérait utiliser l’adhésion à l’OTAN comme un levier en faveur de la position de Tbilissi » dans ses conflits territoriaux avec la Russie. La réponse turque avait été ferme : « on ne saurait considérer l’adhésion à l’OTAN comme un moyen de régler de tels conflits, et le [gouvernement turc] regrette que Tbilissi n’ait, entre-temps, pas même voulu envisager la voie du dialogue » avec l’une de ses régions sécessionnistes.
De quoi considérer avec circonspection toute nouvelle alliance militaire des États-Unis avec un pays belliciste…
Les dernières élections grecques ont été marquées par le faible score du parti de « gauche radicale » SYRIZA, au pouvoir quelques années plus tôt. Élu en 2015, le leader du parti, Alexis Tsipras, avait abandonné au bout de six mois sa promesse de lutte contre l’austérité et les privatisations, entraînant la démission de son ministre des Finances Yanis Varoufakis. Demeuré un analyste attentif de l’actualité, ce dernier nous livre ici son analyse sur l’endettement de la Grèce, la récession de la zone euro, mais aussi l’alignement du Vieux continent sur Washington et l’émergence des BRICS. Il se montre particulièrement critique à l’égard de la perspective « d’autonomie stratégique » européenne portée par Emmanuel Macron, qu’il juge chimérique sans une sortie de l’Alliance atlantique. Entretien réalisé et édité par Julien Chevalier.
LVSL –Depuis 2019 et la chute du gouvernement Tsipras, le pays est dirigé par le Premier ministre Kyriákos Mitsotákis, leader du parti conservateur la Nouvelle Démocratie. Lors des dernières élections législatives, le parti Syriza, au sein duquel vous étiez membre, n’a obtenu que 17,84 % des voix. Récemment, le chef du parti, Alexis Tsipras, a annoncé sa démission. Quelle conclusion tirez-vous de cette situation ?
Yanis Varoufakis – La conclusion est que les radicaux ne sont jamais accueillis longtemps dans le club des puissants, même s’ils sont prêts à trahir leurs principes pour bien les servir.
Tsipras a toutes les raisons de se sentir maltraité par le pouvoir en place. Après avoir imposé au peuple grec, impitoyablement et plutôt efficacement, les mesures politiques face auxquelles il avait été élu pour s’opposer, il a « réussi » à stabiliser la Grèce aux dépens du plus grand nombre et dans les intérêts de l’oligarchie internationale. Pour ce faire, il a imposé – au nom de la gauche radicale ! – des politiques que même les représentants politiques les plus fervents de l’oligarchie, lorsqu’ils étaient au gouvernement, avaient été réticents à introduire.
Qu’a-t-il obtenu en échange ? Lorsqu’il était Premier ministre du pays [entre 2015 et 2019, NDLR] et instaurait une politique d’austérité, les puissants l’aidaient et le gratifiaient de quelques compliments. Mais une fois le « sale boulot » accompli, le pouvoir en place l’a abandonné en soutenant ses représentants politiques traditionnels, le parti de la Nouvelle Démocratie dirigé par Kyriakos Mitsotakis. Sans une once de gratitude envers leur véritable sauveur, Tsipras, ils l’ont abandonné dans un environnement électoral où – en raison de ses propres choix – il n’avait aucune chance d’obtenir le soutien du peuple qu’il avait soumis à la torture oligarchique de la Troïka. Bref, que les politiciens de gauche qui hésitent à trahir se méfient : ça ne paie pas !
LVSL – Les avantages et les inconvénients d’un « Grexit » [sortie de la Grèce de la zone euro, NDLR] sont bien connus. Un tel choix serait-il aujourd’hui favorable au pays ? Plus largement, quel est pour vous le paradigme économique vers lequel devrait s’orienter la Grèce pour mettre fin à ce cycle récessif ?
Y.V. – L’économie grecque est devenue une vache à lait pour l’oligarchie transnationale à cause des politiques qui assurent sa non-viabilité et la diminution constante des perspectives de la majorité des citoyens grecs. Pour relancer l’économie du pays, et la rendre réellement stable, il faut mettre fin à l’hémorragie de richesse qui est actuellement exportée, sous forme de rentes massives vers divers paradis fiscaux. Par exemple, l’expropriation des biens immobiliers de la classe moyenne (par la vente de prêts à des fonds vautours), les privatisations d’actifs publics dans le cadre d’opérations de capital-investissement, les impôts indirects gigantesques, la diminution constante des biens communs qui nous restent (ressources en eau, santé publique, éducation…).
« Une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. »
Dans tout cela, la question de la monnaie est secondaire. Cependant, si la menace du Grexit est l’arme principale par laquelle l’oligarchie transnationale s’assure que toutes les pratiques prédatrices susmentionnées se poursuivront, alors les progressistes grecs doivent apprendre l’art d’imaginer la Grèce sans l’euro.
LVSL – De nombreux pays européens sont lourdement endettés, notamment la Grèce et l’Italie, dont les dettes représentent respectivement près de 180 % et 150 % de leur PIB. Dans le même temps, la zone euro est en récession et pourrait à nouveau connaître plusieurs années de faible croissance. Quelle politique monétaire estimez-vous que la BCE devrait adopter ?
Y.V. – Aucune politique monétaire ne peut, à ce stade, faire face à l’endettement gigantesque (aussi bien privé que public) qui régit le capitalisme occidental. L’endettement excessif est sa caractéristique principale – pas un accident de parcours.
Il reflète un système qui a généré une demande insuffisante pour les produits qu’il fabrique et qui, par conséquent, a besoin de dettes pour maintenir la production et l’accumulation de capital. En outre, une dette non viable constitue un pouvoir entre les mains des prêteurs. Bref, il n’y a plus de perspective de traitement des dettes impayables, ni en Europe, ni ailleurs, qui n’implique pas une révolution dans la manière de produire et de distribuer les richesses.
LVSL – Le parti politique MeRA25, dont vous êtes le fondateur, propose l’introduction d’un système de paiement numérique appelé «Demeter ». En quoi consiste-t-il ? Que pensez-vous d’une monnaie numérique créée par une banque centrale, notamment l’euro numérique ?
Y.V. –J’ai beaucoup écrit sur les raisons pour lesquelles une monnaie numérique centrale serait très utile pour a) diminuer le pouvoir exorbitant du secteur financier sur le reste de la société et b) fournir les fondements d’un revenu de base universel.
La question qui se pose à tous les pays de la zone euro est la suivante : comment introduire un tel système de paiement numérique public lorsque l’on ne dispose pas de sa propre banque centrale ? La réponse de MeRA25 est « Demeter » : au lieu que la banque centrale offre des comptes numériques de banque centrale à chaque résident, les autorités le font en créant un compte par numéro de dossier fiscal. Il en résulte une sorte de monnaie fiscale. Bien qu’inférieure à une véritable monnaie numérique de banque centrale, elle offrirait bon nombre de ses avantages tant au public qu’à l’État.
Cette monnaie fiscale serait présente sur la plateforme numérique de l’administration, en utilisant le numéro de dossier fiscal existant des particuliers et des entreprises. Toute personne possédant un numéro de dossier fiscal dans un pays recevrait un compte gratuit lié. Les particuliers et les entreprises pourront alors créditer ce compte en transférant de l’argent depuis leur compte bancaire habituel, comme ils le font aujourd’hui pour payer leurs impôts. Mais ils le feront bien avant de payer leurs impôts car l’État garantirait un taux d’intérêt annuel de 8 % payable à ceux qui sont prêts à payer leurs impôts un an avant la date prévue.
Par exemple, une fois que 1.000 euros ont été transférés sur un compte lié au numéro fiscal, un numéro d’identification personnel est émis, et peut être utilisé soit pour transférer le crédit de 1.000 euros sur le compte fiscal de quelqu’un d’autre, soit pour payer des impôts à l’avenir. Ces futurs euros peuvent être conservés pendant un an jusqu’à leur échéance ou être utilisés pour effectuer des paiements à d’autres contribuable. Le Trésor pourra contrôler l’offre de monnaie fiscale, en ajustant le taux d’intérêt pour garantir que la valeur nominale de l’offre totale ne dépasse jamais un pourcentage du revenu national, ou de l’ensemble des impôts. Pour garantir une transparence totale, et donc la confiance, un algorithme de blockchain, conçu et supervisé par une autorité nationale indépendante, pourrait régler les transactions en monnaie fiscale].
LVSL –Face à la guerre en Ukraine, l’OTAN se montre unie tandis que les pays européens souffrent des conséquences de ce conflit (hausse des prix de l’énergie, désindustrialisation…). Comment l’Europe peut-elle sortir de cette situation ?
Y.V. – Ce n’est pas possible. Les rêves de Macron concernant « l’autonomie stratégique » de l’Europe restent et resteront des chimères tant que l’Europe ne sortira pas de l’OTAN. Tant qu’elle sera sous l’emprise de Washington, l’Europe restera un continent vassal, incapable de veiller aux intérêts de ses propres classes dirigeantes.
« Les historiens reconnaîtront dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance. »
Je ne doute pas un instant que les historiens des prochaines décennies reconnaîtront, dans l’alignement total de l’Europe sur la politique américaine vis-à-vis du conflit ukraino-russe, le moment de l’histoire où le continent européen sera devenu sans importance.
LVSL – Depuis plusieurs mois, et notamment le gel des avoirs russes, de nombreuses voix s’élèvent contre l’hégémonie du dollar (en particulier les présidents des BRICS). Quel serait, selon vous, les contours d’un système monétaire international plus juste et plus équilibré ?
Y.V. – Il ne peut y avoir de système monétaire international équilibré tant que les capitalistes chinois, brésiliens, mexicains et indiens rêvent de profits en dollars à de réinvestissements dans le secteur de la finance, de l’assurance et de l’immobilier américain.
Tant que cette situation perdurera, l’idée que les BRICS représenteraient un défi à l’hégémonie américaine restera au mieux un rêve, au pire une distraction.
Sans véritable discussion dans la presse et au parlement, sans opposition organisée, la Finlande a rejoint l’OTAN depuis le 4 avril, et la Suède est en bonne voie pour lui emboîter le pas. Alors que la Suède avait soumis au vote populaire l’adhésion à l’Union européenne et à la zone euro, elle n’a pas même envisagé d’organiser un référendum sur l’OTAN. Comme une évidence. Il s’agit pourtant d’une rupture historique avec des décennies de neutralité. Et pour la Suède, d’un rejet définitif d’une tradition de non-alignement actif. Ce consensus au sein des élites s’explique – si l’on met de côté les intérêts économiques de l’industrie de l’armement – par le signal envoyé aux marchés. En rejoignant l’OTAN, la Suède et la Finlande promettent d’enterrer pour de bon leur modèle social-démocrate. Article de Lily Lynch publié sur la New Left Review, traduit pour LVSL par Piera Simon-Chaix.
Depuis l’invasion de l’Ukraine on lit partout – et jusqu’à l’outrance – une citation de Desmond Tutu : « Si vous êtes neutres dans les situations d’injustice, c’est que vous êtes du côté de l’oppresseur ». Dans de nombreux sommets, cette phrase a été mobilisée afin d’enjoindre les États à abandonner leur neutralité et à s’aligner derrière l’OTAN. Peu importe que « l’oppresseur » auquel Desmond Tutu faisait référence ait pu être l’Apartheid sud-africain – un régime dont on oublie un peu vite qu’il avait été soutenu par l’alliance militaire atlantique. Mais la période actuelle, en Russie comme en Occident, semble être caractérisée par une amnésie constamment réalimentée.
La Finlande et la Suède ont fait le choix de renier leur politique de neutralité, observée de longue date. L’adhésion à l’OTAN de la Finlande (depuis le 4 avril 2023) et de la Suède (en cours) peut être qualifiée avec exactitude d’historique. La Finlande maintenait sa neutralité depuis sa défaite face à l’Union soviétique pendant la Seconde guerre mondiale, suite à laquelle elle avait signé, en 1948, un traité d’amitié, de coopération et d’assistance mutuelle. La Suède, pour sa part, avait mené d’innombrables guerres contre la Russie entre le XVIe et le XVIIIe siècle, mais s’était arrangée pour se tenir éloignée des conflits postérieurs à 1814. Adhérer à l’OTAN équivaut à rejeter une tradition centenaire qui a contribué à définir l’identité nationale de ce pays.
La couverture médiatique de la campagne pour l’adhésion à l’OTAN a été euphorique. Si, en Suède, un débat virulent quoique limité a eu lieu, en Finlande les voix discordantes n’ont eu aucune place. Alors que le pays demandait son adhésion à l’OTAN, la Une du journal le plus lu de Finlande, Helsingin Sanomat, présentait l’image de deux silhouettes bleues et blanches (les couleurs de la Finlande) embarquées dans un drakkar et se propulsant à la rame vers un horizon illuminé, où s’élève, tel un soleil, l’étoile à quatre branches de l’OTAN. L’embarcation en bois laisse derrière elle une structure sombre qui la domine, ornée d’une étoile rouge. Impossible d’être plus clair… sauf peut-être si l’on consulte l’édition en ligne du grand quotidien suédois Dagens Nyheter, qui affichait au même moment des pop–ups de l’emblème de l’OTAN se transformant en signe de paix…
Les termes du débat médiatique étant ainsi posés, il n’est pas surprenant que le soutien à l’adhésion à l’OTAN ait été si important : il était d’environ 60 % en Suède et 75 % en Finlande lorsque ces pays l’ont requise. Néanmoins, un regard plus attentif porté sur les segments démographiques révèle quelques fissures dans ce récit.
Pour la presse atlantiste, « la question de l’OTAN » reflète une évolution générationnelle : les « jeunes » seraient davantage favorables à l’adhésion, par opposition à leurs parents qui seraient, semble-t-il, désespérément attachés à une position démodée de non-alignement. « Fermement opposée, il y a à peine quelques semaines, à un quelconque premier pas en direction de l’OTAN », écrivait l’ancien Premier ministre suédois devenu un groupie des think-tanks libéraux, Carl Bildt, « [la classe politique] est confrontée à une compétition opposant une génération plus âgée à une autre plus jeune, qui pose sur le monde un regard plus frais. »
En réalité, c’est strictement l’inverse que l’on observe : en Suède, le segment démographique le plus opposé à l’adhésion est celui des jeunes hommes de dix-huit à vingt-neuf ans. Nulle surprise à cela : il s’agit de la tranche de la population qui serait appelée à participer à toute éventuelle excursion militaire !
Certains des plus ardents défenseurs de l’OTAN se trouvent parmi les dirigeants d’entreprises. En avril 2022, le président finnois organisait une « réunion secrète sur l’OTAN » à Helsinki. Parmi les personnes conviées, le milliardaire suédois Jacob Wallenberg – dont les holdings familiaux cumulés équivalent à un tiers du marché boursier de son pays.
Contrairement au présupposé selon lequel l’agression russe aurait induit un consensus en faveur de l’OTAN en Suède, des voix discordantes ont vu le jour. Le 23 mars 2022, à la suite de l’invasion de l’Ukraine, 44 % des jeunes interrogés étaient favorables à l’adhésion et 21 % défavorables. Deux mois plus tard, 43 % d’entre eux se prononçaient toujours pour une entrée dans l’OTAN, tandis que 32 % s’y opposaient désormais – une augmentation non négligeable.
En Finlande, les enquêtes d’opinion allaient dans le même sens. Un sondage du Helsingin Sanomat décrit le partisan-type de l’OTAN comme une personne éduquée, d’âge moyen ou plus, de sexe masculin, cadre, d’un salaire d’au moins 85 000 € par an et votant à droite, alors que l’opposant-type a moins de trente ans, est travailleur ou étudiant, gagne moins de 20 000 € par an et se situe à gauche.
Certains des plus ardents défenseurs de l’adhésion à l’OTAN se trouvent parmi les dirigeants d’entreprises suédois et finlandais. En avril 2022, le président finnois Sauli Niinistö organisait une « réunion secrète sur l’OTAN » à Helsinki. Parmi les personnes conviées, on pouvait compter le ministre des Finances suédois Mikael Damberg, des représentants militaires de haut rang et des personnalités influentes des milieux entrepreneuriaux suédois et finlandais. On pouvait y croiser le milliardaire suédois Jacob Wallenberg, dont les holdings familiaux cumulés constituent jusqu’à un tiers du marché boursier de son pays. Il participe régulièrement aux conférences Bilderberg – institution élitaire dédiée à la diffusion de la bonne parole atlantiste et néolibérale. C’est sans surprises que de tous les entrepreneurs présents, Wallenberg ait été l’un des plus fervents partisans de l’OTAN.
Au cours des semaines qui ont précédé la demande suédoise d’adhésion à l’OTAN, le Financial Times prédisait que les prises de position de la dynastie Wallenberg allaient « peser lourdement » sur le parti social-démocrate au pouvoir – sur lequel elle exercerait une influence considérable.
Au sommet d’Helsinki, les personnalités officielles du gouvernement suédois ont été avertiesque leur pays allait devenir moins attractif pour les capitaux étrangers s’il demeurait « le seul État d’Europe du Nord à ne pas adhérer à l’OTAN ». Une telle prophétie, associée à des avances notables de la Finlande, a joué un rôle décisif dans la décision du ministre de la Défense Peter Hultqvist de changer son fusil d’épaule et de pencher en faveur de l’Alliance. Le journal suédois l’Expression a affirmé que la réunion laissait transparaître une mainmise du milieu affairiste bien plus importante qu’imaginée auparavant sur les décisions prises en matière de politique extérieure.
Il n’est pas difficile de comprendre pourquoi les entreprises sont aussi investies. Le géant suédois de l’industrie de la défense, Saab, s’attend à tirer des profits considérables de l’adhésion à l’OTAN. L’entreprise, dont la famille Wallenberg est actionnaire majoritaire, a vu le prix de ses parts doubler depuis l’invasion russe. Son PDG Micael Johansson a ouvertement affirmé que l’adhésion de la Suède à l’OTAN ouvrirait de nouvelles possibilités pour Saab dans les domaines des missiles de défense et de la surveillance. L’entreprise s’attend à des gains faramineux, dans un contexte où les Européens augmentent leurs dépenses de défense – le rapport du premier trimestre révèle que les bénéfices d’exploitation ont déjà augmenté de 10 % par rapport à l’année précédente.
Les médias ont fréquemment affirmé que l’adhésion de la Finlande et de la Suède signifierait que ces pays rejoindraient enfin « l’Occident ». Une telle rhétorique n’a rien de nouveau. Peu de temps avant l’adhésion du Monténégro à l’Alliance, le Premier ministre Milo Đukanović avait affirmé que le clivage était « civilisationnel et culturel ».
L’influence considérable exercée par les dirigeants d’entreprise sur la question de l’OTAN contraste avec celle du public lambda. Même si la Suède a tenu un référendum sur chaque décision importante prise au cours de son histoire récente – adhésion à l’UE, adoption de l’euro –, aucune consultation des citoyens sur la question de l’OTAN n’est prévue. La personnalité politique la plus en vue à avoir appelé à un vote était la dirigeante du parti de gauche Nooshi Dadgostar, mais sa proposition a été courtoisement enterrée. Le gouvernement, qui craignait un rejet de l’adhésion à l’OTAN une fois calmée l’hystérie qui entoure la guerre, a donc opté pour une forme de « stratégie du choc », imposant ses ambitions politiques à une période où l’Ukraine faisait encore les gros titres.
Cependant, en Finlande, l’OTAN a rencontré peu d’opposition au sein du grand public. La fibre nationaliste a été sollicitée, et les opposants à l’adhésion accusés de négliger la sécurité du pays. C’est ainsi que le Parlement a voté à une écrasante majorité en faveur de l’adhésion en mai 2022, avec 188 parlementaires favorables et seulement huit opposants. Parmi ces huit irréductibles, l’un d’entre eux est membre du parti populiste de droite Finns, un autre est un ancien membre de ce même parti, et les six restants font partie de l’alliance de gauche. Les dix autres députés de l’alliance de gauche ont néanmoins voté en faveur de l’adhésion. L’un des représentants du parti est même allé jusqu’à proposer une nouvelle législation qui criminaliserait les tentatives d’influencer l’opinion publique en faveur d’une puissance étrangère : un précédent qui pourrait théoriquement entraîner des poursuites pour toute critique à l’encontre de l’OTAN.
RecepTayyip Erdoğan a mis un coup de frein dans cette course effrénée. En accusant la Suède et la Finlande d’être des « incubateurs » de la terreur kurde, le président turc est parvenu à ralentir le processus d’adhésion de la première – mais a fini par lâcher du lest sur la seconde (l’adhésion à l’Alliance nécessite l’approbation unanime de tous les États membres). En cause : le refus de la Finlande et de la Suède d’extrader trente-trois membres du PKK et du mouvement güleniste, ce dernier étant accusé d’avoir fomenté en 2016 un coup d’État sanglant. Il a également exigé que la Suède lève son embargo sur les armes, imposé en réaction aux incursions turques en Syrie en 2019.
La question kurde a réémergé sur la scène politique suédoise. Lorsque les sociaux-démocrates ont perdu leur majorité parlementaire en 2021, la Première ministre Magdalena Andersson s’est trouvée contrainte de négocier directement avec une parlementaire kurde, ancienne combattante des Peshmergas, Amineh Kakabaveh, dont le vote allait décider du sort du gouvernement. En échange de son soutien, Kakabaveh avait demandé à ce que la Suède accorde son appui aux YPG en Syrie, ce qui avait été accepté. En 2022, Kakabaveh avait flétri ce « renoncement » face à Erdoğan et menacé de retirer son soutien au gouvernement.
Aucune personnalité n’avait incarné la solidarité internationale des sociaux-démocrates suédois comme le Premier ministre Olof Palme. Des photographies le montrent en train de fumer un cigare aux côtés de Fidel Castro et il est demeuré dans les mémoires pour avoir fustigé les bombardements de l’armée américaine sur Hanoï et Haiphong – les comparant à « Guernica, Oradour, Babi Yar, Katyn, Lidice, Sharpeville [et] Treblinka ».
Nombreux sont ceux qui craignent que le gouvernement passe un accord privé avec Erdoğan, dont un échange de militants kurdes et de dissidents turcs contre la levée du veto à l’adhésion pourraient constituer les termes. Dans le même temps, le président croate, Zoran Milanović, avait fait preuve d’une audace croissante, soulevant un nouvel obstacle quoique de moindre importance : il promettait de bloquer l’adhésion de la Suède et de la Finlande à moins d’un changement de la loi électorale de Bosnie Herzégovine, en vue de mieux représenter les Bosniens croates…
Les médias de ces pays, reconduisant une rhétorique de « choc des civilisations » digne de Samuel Huntington, ont fréquemment affirmé que l’adhésion de la Finlande et de la Suède signifierait que ces pays rejoindraient enfin « l’Occident ». Une telle rhétorique n’a rien de nouveau. Peu de temps avant l’adhésion du Monténégro à l’Alliance, en 2007, le Premier ministre Milo Đukanović, avait affirmé que le clivage n’était pas centré autour de l’OTAN, mais d’enjeux « civilisationnels et culturels ».
Il est néanmoins curieux – et révélateur – de retrouver un même orientalisme en Scandinavie. Un commentateur marqué à gauche avait alors écrit qu’en rejoignant l’OTAN, la Suède devenait enfin « un pays occidental normal », avant de se questionner sur une éventuelle abolition, par le gouvernement, du Systembolaget, le monopole d’État sur l’alcool. On comprend ainsi ce que « rejoindre l’Occident » signifie réellement : se lier à un bloc dirigé par les États-Unis et dissoudre de manière incrémentale les institutions socialistes qui demeurent – un processus déjà entamé depuis des décennies.
L’abandon du principe de neutralité s’inscrit dans une évolution de la signification de l’internationalisme, en particulier pour la gauche des pays nordiques. Au cours de la Guerre froide, les sociaux-démocrates suédois défendaient un principe de solidarité internationale à travers leur soutien aux mouvements de libération nationale. Aucune personnalité n’avait incarné cette approche comme Olof Palme, que des photographies montrent en train de fumer un cigare aux côtés de Fidel Castro et qui est demeuré dans les mémoires pour avoir fustigé les bombardements de l’armée américaine sur Hanoï et Haiphong – les comparant à « Guernica, Oradour, Babi Yar, Katyn, Lidice, Sharpeville [et] Treblinka ».
À l’époque de l’effondrement de la Yougoslavie, dans les années 1990, cet « internationalisme actif » a été reconceptualisé en rien de moins que la « responsabilité de protéger » mise en avant par l’OTAN. En vertu de cette logique, l’ancien clivage entre pays exploiteurs et exploités a été remplacé par une nouvelle ligne de fracture, entre États « démocrates » et « autocrates ».
Pour autant, davantage que cet « internationalisme » dévoyé, c’est la « menace russe » qui a été agitée pour convaincre les populations de rejoindre l’OTAN. Bien que la Russie soit en difficulté face à un adversaire bien plus faible que la Suède et la Finlande, et qu’elle s’avère incapable de tenir la capitale avec des troupes ayant subi de lourdes pertes, elle constituerait une menace imminente pour Stockholm et Helsinki.
Ainsi, dans ce climat de psychose, les menaces – sans doute plus concrètes – à l’encontre des systèmes sociaux nordiques que représenterait une adhésion à l’OTAN ont été ignorées : disparition de l’État-providence, privatisation et marchandisation de l’éducation, accroissement des inégalités et affaissement du système de santé universel. Dans leur course pour s’aligner sur « l’Occident », les gouvernements suédois et finlandais ont fait montre de bien moins d’empressement pour remédier à de telles crises sociales…
Historiquement, la gauche suédoise s’est toujours opposée à une adhésion à l’OTAN. La guerre en Ukraine est cependant venue rebattre les cartes. La possibilité d’une adhésion à l’Alliance a gagné en popularité et les sociaux-démocrates suédois ont changé leur fusil d’épaule – au grand dam de nombre de leurs partisans. Aujourd’hui, la question semble réglée : à peine le débat sur l’intégration à l’OTAN a-t-il été ouvert qu’il était clôturé. Ce virage a impliqué des sacrifices dans les principes diplomatiques de la Suède, historiquement opposée à la Turquie de Recep Tayyip Erdoğan. Article de Filippa Ronquist, traduit par Piera Simon-Chaix et édité par William Bouchardon.
Le 8 novembre 2022, Ulf Kristersson, Premier ministre suédois nouvellement élu, s’est rendu en Turquie. L’objectif de ce déplacement, alors que la Suède vient d’entamer son processus d’adhésion à l’OTAN, est de s’attirer les faveurs du Président turc Recep Tayyip Erdoğan. De nombreux Suédois ont été marqués par une image symbolique de cette visite : un gros plan sur la main de Kristersson, minuscule et déformée, broyée par la poigne d’Erdoğan jusqu’à virer rouge vif, est devenu viral.
Le soutien aux Kurdes sacrifié pour entrer dans l’OTAN
Lorsque la Suède a officiellement effectué sa demande d’adhésion à l’Alliance militaire, en mai dernier, de nombreux pays de l’OTAN ont chaleureusement accueilli l’idée de sa participation. Difficile d’en dire autant de la Turquie, qui n’était guère enthousiaste. Les relations turco-suédoises ont en effet rarement été au beau fixe ces dernières décennies, la Turquie ayant toujours désapprouvé le soutien accordé par la Suède aux Kurdes et à leur lutte pour l’indépendance. Dans la mesure où chaque État-membre de l’OTAN dispose d’un droit de veto à l’adhésion d’un nouveau membre, Erdoğan a clairement indiqué son intention d’y avoir recours contre la Suède, qu’il accuse de soutenir des mouvements terroristes en Turquie.
L’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie.
Il a fallu attendre plusieurs semaines pour qu’Erdoğan revienne sur sa position, contre des concessions importantes. Finalement, un accord tripartite entre la Turquie, la Suède et la Finlande (les deux pays scandinaves ayant déposé leur demande d’adhésion en même temps) a été trouvé en juin. Celui-ci prévoit que les deux Etats d’Europe du Nord mettent un terme au soutien octroyé aux Unités de protection du peuple (YPG), la milice majoritairement kurde en Syrie, et au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le parti en lutte pour l’autonomie kurde dans les régions du Sud-Est de la Turquie et du Nord de l’Irak.
Les deux pays ont également accepté d’accélérer le traitement des nombreuses demandes d’extraditions de la Turquie, qui concernent pour la plupart des Kurdes accusés de terrorisme ou d’association avec le PKK. Enfin, la Suède et la Finlande ont entériné la relance des exportations d’armes en direction de la Turquie « dans le cadre de la solidarité de l’Alliance ». Cette décision met un terme à l’embargo sur les armes que la Suède et la Finlande imposaient à la Turquie depuis 2019, date à laquelle les deux pays nordiques avaient refusé de continuer à produire des licences d’exportation d’armes vers la Turquie, suite à son offensive militaire contre les positions kurdes en Syrie.
Le message adressé aux Kurdes, qu’ils se trouvent en Suède ou ailleurs, est clair : l’époque de la solidarité suédoise avec les Kurdes est bel et bien finie. Pour les nombreux Kurdo-Suédois membres du Parti social-démocrate ou de la gauche suédoise au sens large, il s’agit d’une trahison particulièrement cruelle. À peine deux ans auparavant, la ministre sociale-démocrate des Affaires étrangères de Suède, Ann Linde, publiait un tweet de soutien aux Kurdes et enjoignait la Turquie à retirer ses troupes du nord de la Syrie. Il y a encore un an, le gouvernement social-démocrate ne parvenait à se maintenir au pouvoir qu’en passant un accord avec la députée indépendante Amineh Kakabaveh, une ancienne combattante kurde des peshmergas.
Par un concours de circonstances improbable, Kakabaveh avait été exclue du Parti de gauche (gauche radicale) et s’était retrouvée propulsée dans une position où elle était en mesure de faire et de défaire les majorités parlementaires. Les sociaux-démocrates n’ont alors eu d’autre choix que de quémander son vote tandis qu’en retour, la députée exigeait un soutien sans faille à l’indépendance kurde. Il en a résulté un accord entre la députée et le Parti, signé en novembre 2021. Suite à celui-ci, Erdoğan a alors accusé la Suède d’accueillir des terroristes kurdes « même au Parlement ». Mais tout a changé à partir de 2022. En août, Ann Linde comparait le drapeau du PKK à celui de Daech, tout en assurant à la Turquie que l’accord passé avec Kakabaveh était devenu caduc en juin, à l’issue de la session parlementaire suédoise.
Le lent rapprochement de la Suède et de l’OTAN
Sur le plan moral, la Suède paye donc un lourd tribut pour son adhésion à l’OTAN.En retour, elle espère obtenir de l’Alliance des garanties de sécurité que le statut d’État non-aligné ne lui donnait jusqu’alors pas la possibilité d’obtenir. C’est bien sûr l’aggravation de la situation sécuritaire en Europe depuis la guerre en Ukraine qui est convoquée pour appuyer l’idée que la Suède ne peut plus se passer de telles garanties. En effet, lorsqu’il est devenu clair, au printemps dernier, que la Finlande envisageait d’adhérer à l’OTAN [1], beaucoup de Suédois ont estimé que leur pays n’avait d’autre option que d’imiter son voisin, un partenaire militaire et stratégique majeur.
La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN.
Si le revirement est particulièrement fort au cours de la dernière année, le rapprochement entre la Suède et l’OTAN a débuté il y a déjà une trentaine d’années. Depuis les années 1990, la Suède a graduellement accru sa coopération avec l’OTAN en participant à des missions et à des exercices conjoints, notamment au Kosovo, en Afghanistan et en Libye. La Suède se repose d’ores et déjà implicitement sur l’OTAN en ce qui concerne sa sécurité en cas d’attaque, et assez explicitement sur les autres États-membres de l’Union européenne, dont bon nombre sont eux-mêmes membres de l’OTAN [2]. Suite au traité de Lisbonne et à ses propres engagements unilatéraux, la Suède est de toute façon déjà tenue de soutenir la plupart des membres de l’OTAN en cas d’attaque (avec quelques exceptions notables, notamment les États-Unis, le Canada et la Turquie). Refuser l’adhésion à l’OTAN dans de telles circonstances n’aurait donc, selon certains, guère de sens. En effet, la Suède supporte déjà concrètement une grande partie des coûts et des risques associés à l’adhésion à l’OTAN (la Russie voit déjà clairement que la Suède s’est rangée parmi ses adversaires), sans pour autant recevoir de garanties de sécurité en retour.
S’ils sont bien rodés, les arguments en faveur de l’adhésion méritent d’être nuancés. Les sanctions économiques très fortes et les importantes défaites militaires encourues par la Russie ont largement réduit sa capacité à mener une guerre conventionnelle. De plus, en dépit du choc que représente l’invasion de l’Ukraine, les velléités de la Russie d’envahir les pays de son voisinage étaient déjà évidentes depuis l’invasion de la Géorgie en 2008 et de la Crimée et de l’est de l’Ukraine en 2014. Si l’attaque à grande échelle lancée contre l’Ukraine en février 2022 a certes constitué une surprise pour beaucoup d’observateurs, c’est surtout car elle a mis en évidence le fait que Vladimir Poutine était prêt à courir des risques bien plus importants qu’on ne le supposait.
Un argument plus solide, utilisé notamment pour convaincre les Suédois de gauche opposés à l’OTAN qui ne considèrent pas que l’invasion de l’Ukraine par la Russie ait entraîné une hausse de la menace sécuritaire pour la Suède, est qu’une adhésion à l’Alliance constituerait un acte de solidarité à l’égard de la Finlande et des autres États baltes. Pour beaucoup, c’est justement en se refusant à entrer dans l’OTAN que la Suède adopterait une attitude moralement contestable. Néanmoins, le prix à payer pour une telle solidarité avec la Finlande et les États baltes est celui d’une rupture de la solidarité suédoise avec les Kurdes.
Clôture du débat sur l’OTAN
Pour la gauche suédoise, à peine le débat sur l’adhésion à l’OTAN avait-il commencé qu’il était déjà clôturé. Le Parti social-démocrate, le plus grand mouvement de gauche en Suède, a joué un rôle central dans ce processus. Historiquement, ce parti avait toujours été favorable à la politique de non-alignement militaire traditionnelle de la Suède [3].
Début mars 2022, le Parti social-démocrate, à l’époque au gouvernement, repoussait encore fermement les avances de l’OTAN. Mais la situation a brutalement évolué. Le 16 mars, les sociaux-démocrates ont désigné un groupe de travail sur les questions de sécurité, en charge d’analyser la situation sécuritaire de la Suède et ses options politiques suite à l’invasion russe en Ukraine. Le 22 avril, ils initiaient un « dialogue interne » au sein du parti sur les questions de sécurité. Le 13 mai, le groupe de travail sur la sécurité a publié ses conclusions, où l’adhésion à l’OTAN est décrite comme une option avantageuse pour la Suède. Le 15 mai, les sociaux-démocrates se prononcent en faveur de l’adhésion. Trois jours plus tard, la Suède déposait sa demande officielle d’adhésion, en même temps que la Finlande.
Le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections.
Un revirement aussi rapide, en quelques semaines à peine, sans débat ni vote, sur une politique de non-alignement défendue depuis des décennies, a constitué un choc brutal pour de nombreux membres du parti. Mais c’est exactement ce que l’on pouvait être en droit d’attendre des sociaux-démocrates. Le Parti social-démocrate suédois (SAP), l’un des partis politiques les plus prospères de l’Europe post-Seconde Guerre mondiale (de 1932 à 2022, le SAP n’a été que 17 ans dans l’opposition, ndlr), est structuré selon un centralisme vertical. Au moment où un revirement de l’opinion s’est fait sentir – les sondages d’opinion de mars montraient qu’une majorité de Suédois se prononçait, pour la première fois, en faveur d’une adhésion à l’OTAN – et à l’approche de nouvelles élections, les sociaux-démocrates n’ont pas tardé à réagir.
La direction du parti craignait de perdre des électeurs tentés par la droite en s’opposant à l’adhésion à l’OTAN. À l’inverse, l’adhésion ne présentait qu’un faible danger sur le plan électoral : tout électeur déçu par ce revirement se tournerait vers le Parti de gauche ou les Verts, des petits partis sur lesquels les sociaux-démocrates s’appuient de toute façon pour former des coalitions. L’un des risques à être un parti prospère est, semble-t-il, la tendance à évoluer à l’aveugle, en suivant des stratégies électorales à court terme. Néanmoins, le pari des sociaux-démocrates n’a pas suffi pour remporter les élections. Même si leur positionnement favorable à l’adhésion à l’OTAN a entraîné une légère hausse des intentions de vote lors de la campagne, le bloc de gauche s’est trouvé incapable de former un gouvernement de coalition. À présent, la Suède est dirigée par une coalition de quatre partis de droite, dont le plus important est celui des démocrates suédois, un parti aux origines néonazies.
La gauche non-alignée en difficulté
Le Parti de gauche et les Verts ont conservé leur position anti-OTAN, mais leur critique de l’Alliance n’a pas été particulièrement virulente ni contraignante. Les deux partis sont, dans une certaine mesure, limités par le fait que les sociaux-démocrates sont, et ont toujours été, leur unique moyen d’accéder au pouvoir. Plusieurs figures des écologistes se sont publiquement prononcés en faveur de l’OTAN, tandis que le Parti de gauche ne s’est pas manifesté outre mesure pour critiquer l’Alliance lors de la campagne, comme si sa demande d’un référendum sur l’OTAN n’était plus d’actualité. Le Parti de gauche s’est également mis dans une position difficile en votant contre l’envoi d’aide militaire à l’Ukraine en février, une décision accueillie avec indignation, y compris par des sections de la gauche anti-OTAN. Face aux critiques, la direction du parti a finalement changé de position quelques heures avant le vote.
Le Parti de gauche et les Verts avaient intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates.
Mais à ce stade, le mal était déjà fait. Pour le grand public, la solidarité de la gauche avec l’Ukraine se cantonne à des discours sans substance. Au cours des mois qui ont suivi, il est devenu de plus en plus difficile de se positionner en faveur d’un soutien à l’Ukraine tout en demeurant farouchement opposé à l’OTAN. Sans oublier que de nombreux activistes et personnalités politiques de gauche étaient trop occupés à lutter contre les néonazis dans leur propre pays pour s’inquiéter du rôle joué par la Suède vis-à-vis de l’impérialisme américain ou du nationalisme turc sur la scène internationale.
La demande d’adhésion de la Suède auprès de l’OTAN a ouvert une plaie béante au sein de la gauche suédoise. Cette plaie semble pourtant s’être déjà refermée, comme si rien ne s’était passé. Le Parti de gauche et les Verts avaient de toute façon intégré leur défaite dès le revirement des sociaux-démocrates. Avec l’accord tripartite signé entre la Turquie et le nouveau gouvernement de droite, qui est encore moins opposé que les sociaux-démocrates à l’extradition des Kurdes vers la Turquie, les obstacles à l’adhésion de la Suède à l’OTAN sont de moins en moins nombreux.
Pour la gauche suédoise, qu’elle soit favorable ou non à l’OTAN, la nouvelle situation nécessite à présent un changement de perspective. L’une des objections les plus solides que la gauche suédoise oppose à l’OTAN est que l’Alliance ne remplit pas le rôle de défense collective qu’elle prétend jouer. De trop nombreuses missions de l’OTAN, comme les opérations en Afghanistan et en Libye, ont tellement dérogé à leur objectif initial que les prétentions de l’Alliance ne sont plus que des écrans de fumée.
La Suède comme la Finlande sont en général fermement opposées au recours aux forces militaires de l’OTAN dans des opérations en dehors des frontières de l’Alliance pour des raisons qui ne sont pas étroitement liées à l’autodéfense collective (même s’il faut noter que les deux États ont participé aux opérations en Afghanistan, et que la Suède était présente en Libye). Aux yeux de certains, l’intégration probable dans l’Alliance atlantique permettra à la diplomatie de la Suède et de la Finlande de contrecarrer ses menées militaires… à moins qu’elle n’entraîne l’érosion de leur autonomie décisionelle.
Notes :
[1] La Finlande partage une frontière de 1 340 km avec la Russie et le souvenir de l’invasion soviétique de 1939 demeure un événement important dans la culture nationale.
[2] A l’exception de la Finlande et de la Suède, en cours d’adhésion, seuls l’Autriche et l’Irlande sont membres de l’UE mais pas de l’OTAN.
[3] Si la Suède se déclarait jusqu’à récemment non-alignée, la neutralité a elle été définitivement enterrée en 1995 lors de l’adhésion de la Suède à l’Union européenne. Les deux statuts ne signifient pas la même chose : la neutralité implique de ne prendre aucune position dans aucun conflit, tandis que le non-alignement suppose seulement de ne pas être membre de tel ou tel camp.
Un parti qui monopolise le pouvoir depuis des décennies, une presse muselée, une armée qui viole régulièrement le droit international et commet des crimes de guerres, un clan mafieux qui se maintient au pouvoir grâce à ses exportations de gaz… On pourrait penser qu’il s’agit de la Russie de Vladimir Poutine, mais c’est de l’Azerbaïdjan d’Ilham Aliyev dont il est question. Loin d’être considéré comme un État-voyou par l’Union européenne, celle-ci n’a cessé de se rapprocher de l’Azerbaïdjan depuis le conflit ukrainien. Ilham Aliyev est un « partenaire fiable et sur lequel on peut compter », selon les mots d’Ursula von der Leyen, qui a affiché une étonnante complicité avec le chef d’État azéri lors d’une récente conférence de presse. Ces propos n’ont pas manqué de choquer, tant ils intervenaient peu de temps après une agression militaire brutale du régime azéri contre son voisin arménien. L’Union européenne serait-elle en passe de livrer, une fois de plus, l’Arménie aux appétits de l’Azerbaïdjan ?
La guerre des 44 jours en 2020 entre l’Arménie et l’Azerbaïdjan n’avait pas particulièrement attiré l’attention des journalistes occidentaux. Pourtant, par son intensité, sa brutalité et ses stratégies militaires novatrices, cette invasion était tout sauf banale dans la région. La guerre totale menée par le régime du clan Aliyev avait repris de vieilles pratiques : bombardements de cibles civiles, campagnes de haine anti-arménienne poussée à l’extrême, exécution de prisonniers, torture de civils, guerre psychologique visant à paralyser l’adverse, etc.
Tous ces éléments ont basculé dans le XXIème siècle. Le drone est devenu un élément central des tactiques azéries, du fait de son bruit particulier – qui sème la panique au sein des civils comme des militaires – et la difficulté à le localiser. Les images de torture de civils et de prisonniers ont été partagées sur des fils Telegram azéris, où l’on découvre des militaires hilares. Dans le même temps, le chef de l’armée et président d’Azerbaïdjan a célébré ses victoires en énumérant les prises de villages et de villes, une à une sur son compte Twitter. L’effet psychologique sur l’adversaire fut important – dans un contexte où nul ne venait troubler le triomphe azéri.
À peine la guerre était-elle terminée et les cadavres enterrés que l’administration européenne d’Ursula Von Der Leyen, par l’intermédiaire de M. Josep Borrell (haut représentant de l’Union pour les affaires étrangères et la politique de sécurité) déclarait à l’issue d’une réunion avec des représentants azéris : « L’UE souhaite conclure un nouvel accord global ambitieux avec l’Azerbaïdjan, fondé sur la démocratie, les droits de l’homme et les libertés fondamentales »…
On doit à Heydar Aliyev d’avoir popularisé le slogan « deux États, une nation », qui s’appuie sur la communauté de langue entre Turcs et Azéris
La victoire de l’Azerbaidjan s’est construite sur différents piliers que le père d’Aliyev avaient bâti après la défaite militaire de 1994 qui avait vu l’armée arménienne pénétrer sur le territoire azéri afin de sécuriser les frontières de la nouvelle République autoproclamée d’Artsakh. Le chef d’État avait alors instrumentalisé la défaite militaire et les centaines de milliers de réfugiés internes pour renforcer l’arménophobie. Celle-ci est vivace depuis longtemps dans la région – il suffit de convoquer le souvenir du génocide arménien pour s’en convaincre.
Réouverture de vieilles cicatrices
Lors des premières indépendances des années 1920, différents massacres ont eu lieu entre ces deux groupes ethniques avant la formation des Républiques socialistes soviétiques. C’est à la suite de ces évènement que le territoire quasi-indépendant de l’oblast du Haut-Karabagh fut fondé en 1923.
Staline avait décidé que le territoire serait azéri, bien que sa population fût majoritairement arménienne. Le statut d’oblast impliquait cependant une importante dévolution du pouvoir politique, et partant une certaine autonomie vis-à-vis des Républiques socialistes soviétiques. Ainsi, pendant toute l’époque soviétique, ces deux pays ont été vidés de leur minorité ethnique respective, sauf dans l’oblast du Haut-Karabagh où 94% de la population est arménienne en 1990. Lorsque la première guerre se termine en 1994 par un cessez-le-feu, la population arménienne vieille de 2000 ans sur les rives de la mer caspienne disparaît, alors que la présence musulmane vieille des conquêtes Seldjouk connaît le même sort dans les frontières de l’Arménie actuelle.
Ces disparitions s’accompagnent d’une destruction du patrimoine respectif. Lorsque Heydar Aliyev signe la fin du conflit, il comprend que ce nouveau pays n’a pas les moyens financiers pour continuer la guerre visant à retrouver son intégrité territoriale. Il décide donc de signer un premier « contrat du siècle » afin d’exploiter les ressources naturelles qui font l’objet de convoitise depuis des siècles. 13 entreprise à travers 8 pays (Azerbaïdjan, Turquie, États-Unis, Japon, Royaume-Uni, Norvège,Russie et Arabie Saoudite) se lancent dans l’exploitation des hydrocarbures azéris. Heydar Aliyev décède en 2003 et son fils Ilham lui succède. Il poursuit la politique énergétique de son père par la signature d’un nouveau « contrat du siècle ». Mais pour récupérer l’entière territorialité, le régime doit s’armer, et obtenir le blanc-seing des puissances occidentales…
C’est à travers la diplomatie du caviar que le régime de Bakou va commencer à se faire connaître en Europe. Différents parlementaires dans différents pays et notamment au parlement européen reçoivent des cadeaux et invitations dans la capitale caucasienne. Ces pot-de-vin permettent de prolonger la chape de plomb du régime d’Aliyev à l’étranger. La presse occidentale est remarquablement taiseuse sur les violations répétées des droit de l’homme ainsi que sur les élections frauduleuses qui ont lieu en Azerbaïdjan – une simple comparaison avec le traitement médiatique de ces mêmes faits, lorsqu’ils sont commis par la Russie, suffit à évaluer l’ampleur de l’omerta dont bénéficie le régime azéri.
Ayant acheté le silence des chancelleries européennes, Aliyev a ainsi pu bâtir une armée dotée d’une technologie de pointe importée des États-Unis, d’Israël, de Russie et surtout de Turquie. L’alliance turco-azérie remonte à bien loin. Dans les années 1920, déjà, la Turquie apportait son concours aux massacres inter-ethniques commis par les Azéris contre les Arméniens – alliés des Russes. On doit à Heydar Aliyev d’avoir popularisé le slogan « deux États, une nation », qui s’appuie sur la communauté de langue entre Turcs et Azéris, laquelle serait issue des conquêtes Seldjouk aux alentours du premier millénaire – quitte à effectuer quelques raccourcis historiques.
Cette alliance est réactivée de plus belle en 2020, lorsque l’armée turque est autorisée à se déployer dans l’enclave du Nakhichevan, et que plusieurs milliers de djihadistes sont transférés du nord de la Syrie occupée par la Turquie pour appuyer l’armée azérie… Face à la magnitude de l’armée azérie et à son entrelacs de réseaux internationaux, l’Arménie ne peut lutter à armes égales. C’est ainsi qu’en 44 jours, l’armée arménienne était mise en déroute – et l’avancée azérie allait virer au massacre, avant d’être bloquée par une intervention militaire russe… [1].
Pipelines, arménophobie et OTAN
L’accord de cessez-le-feu du 10 novembre 2020 a entraîné le départ des troupes arméniennes de l’Azerbaidjan, et le maintien d’un couloir entre ce qui reste de l’oblast et l’Arménie (corridor de Lachin). 2000 militaires russes ont été déployés afin de maintenir la sécurité, tandis que tous les prisonniers arméniens, ainsi que les blessés et les dépouilles des personnes décédées devaient être restitués. En Arménie, on avale mal la couleuvre du point 8 : « Toutes les liaisons économiques et de transport de la région seront restaurées. La République d’Arménie garantit la sécurité des liaisons de transport entre les régions orientales de la République d’Azerbaïdjan et la République autonome du Nakhitchevan afin d’organiser la libre circulation des citoyens, des véhicules et des marchandises dans les deux sens. Le contrôle des transports sera exercé par les garde-frontières du Service fédéral de sécurité de Russie. » Pour la partie azérie il s’agit de l’équivalent du corridor de Lachin qui permettrait une continuité entre les deux territoires azéris séparés par la région du Syunik. Quelques semaines après un journal pro-Erdogan dévoile les plans entre les deux régimes.
Il est question de la construction d’un nouveau gazoduc avec comme objectif de doubler les exportations vers l’Union européenne en évitant le passage par la Géorgie [2]. Il est également prévu de nouvelles infrastructures – également mentionnées dans le point 9 – afin de connecter le marché turc au marché asiatique. Le corridor ardemment souhaité par l’axe Ankara-Bakou ne voit cependant pas le jour, ou alors sous une forme encore éloignée des visées panturques.
Dans le même temps, l’arménophobie atteint de nouveaux sommets. Aliyev déclare ainsi : « J’avais dit que l’on chasserait [les Arméniens] de nos terres comme des chiens, et nous l’avons fait ». Et de poursuivre par une contestation du territoire arménien : « j’ai dit qu’ils devaient quitter nos terres, sinon nous les expulserions par la force. Et c’est arrivé. Il en sera de même pour le corridor de Zangezour (…) qui nous a été enlevé il y a 101 ans ». Un « musée de la victoire » ouvre à Bakou où l’on exhibe les véhicules pris à l’adversaire et le matériel de combat des Arméniens tués. Ceux-ci sont représentés sous la forme de grotesques mannequins de cire aux traits déformés…
Une telle mansuétude de l’Union européenne à l’égard d’Aliyev pose question. D’autant que l’Azerbaïdjan, s’il se situe dans le camp « occidental » et affiche sa volonté de renforcer sa coopération avec l’OTAN, n’est pas aligné sur les Européens et les Américains en toute matière. De nombreuses entreprises russes sont ainsi présentes en Azerbaïdjan par l’intermédiaire de Lukoil, qui détient une part importante du capital du principal gisement gazier. Quant à l’accroissement des exportations de gaz azéri depuis le conflit ukrainien, il est difficile de ne pas l’interpréter comme découlant d’un accroissement équivalant d’importation de gaz depuis la Russie…
Les Européens et les Américains vont-ils permettre à Aliyev de continuer sa guerre de conquête à l’égard de l’Arménie, considérée comme trop proche de la Russie ? Rien n’est moins sûr. Les dirigeants américains semblent avoir senti qu’une opportunité venait de se créer dans le Caucase sud, qui leur permettrait d’accroître leur emprise sur le marché gazier international. L’Arménie occupe en effet une place stratégique dans cette région. Frontalière de l’Iran, son territoire regorge de gaz naturel et de nombreux projets d’exploitation sont élaborés, visant à alimenter l’Union européenne ou le marché asiatique. Dans le sud, comme mentionné auparavant à travers les nouveaux projet de l’axe Bakou-Ankara, ou bien du sud vers le nord, un gazoduc iranien qui rejoindrait la Géorgie où se situe déjà le gazoduc azéri qui exporte le gaz vers l’Europe.
La visite de Nancy Pelosi en Arménie quelques jours après l’offensive azérie -soutenue à nouveau par la Turquie – semble indiquer qu’une nouvelle ère énergétique apparaît et que de nouvelles alliances militaires vont se former afin de protéger les intérêts de la première puissance militaire mondiale, devenue premier exportateur de gaz au monde. Les Etats-Unis pourraient devenir les garants de la sécurité de l’Arménie, ce qui mettrait la Russie dans une situation de faiblesse inédite. Celle-ci s’est en effet signalée par son absence lors de la récente incursion azérie en Arménie, malgré les demandes répétées d’appui venant d’Erevan. Russie et Arménie sont pourtant deux États-membres de l’Organisation du Traité de Sécurité Collective (OTSC), laquelle est censée unir ses parties prenantes en une alliance militaire impliquant la défense de tout pays agressé. La volonté de Poutine d’affaiblir le président Pachinian, trop proche des occidentaux à son goût, est évidente. Affaiblie par l’invasion de Ukraine, la Russie de Vladimir Poutine n’a vraisemblablement pas souhaité multiplier les fronts et s’engager dans une coûteuse guerre de procuration avec l’Azerbaïdjan – avec laquelle, du reste, elle entretient des relations cordiales.
On ne saurait, cependant, en conclure hâtivement à une reconfiguration des blocs géopolitiques. Le rapprochement entre les États-Unis et l’Arménie est pour l’instant surtout symbolique, et l’Azerbaïdjan demeure toujours un partenaire privilégié des États occidentaux. Au-delà des discours, l’Azerbaïdjan continue à se fournir en armes auprès de l’OTAN et de leurs alliés, et à fournir l’Union europénne en gaz. Une nouvelle fois, les Européens démontrent leur incapacité à se déployer en-dehors des zones d’influence américaine et de défendre une diplomatie autonome…
Notes :
[1] Dans les territoires où vivent les 150 000 Arméniens dans ce qui reste de l’ancien Oblast du Haut-Karabagh.
[2] État-tampon entre l’Union européenne et l’Azerbaïdjan mais considéré comme étant dans l’orbite russe.
Président de Bolivie durant treize ans, Evo Morales est considéré comme une figure majeure du « virage à gauche » d’Amérique latine. Il a été renversé par un coup d’État pro-américain en novembre 2019, auquel Le Vent Se Lève a consacré de nombreux articles. Son parti, le Mouvement vers le socialisme (MAS), est à présent revenu au pouvoir suite à des élections remportées par son allié Luis Arce Catacora. Evo Morales continue d’occuper des fonctions politiques et diplomatiques essentielles. Il considère que l’élection de nombreux chefs d’État progressistes – Gabriel Boric au Chili, Gustavo Petro en Colombie et plus récemment Lula au Brésil – constituent une opportunité pour relancer l’intégration régionale d’une Amérique latine souveraine face aux États-Unis. Nous retrouvons Evo Morales deux ans après une première rencontre. Entretien réalisé par Vincent Ortiz, retranscription Marielisa Vargas.
LVSL – Quel regard portez-vous rétrospectivement sur la médiatisation du coup d’État que vous avez subi, et le rôle des chancelleries occidentales ?
Evo Morales – D’une manière générale, je dirais que les médias qui défendent les revendications des peuples ou des mouvements sociaux sont rarissimes. Les médias boliviens sont une arme de destruction massive. Ils sont la voix officielle de l’oligarchie et de la droite bolivienne. Ils ont pour fonction de contaminer idéologiquement les nouvelles générations, qui utilisent surtout les réseaux sociaux, et sur lesquels nous ne sommes pas encore assez performants. Ils propagent la désinformation, comme récemment, à propos de la marche pour la patrie : les médias boliviens ont prétendu que nous étions « quelques centaines de marxistes », alors que nous étions plus d’un million, ce qui constitue un événement historique en Bolivie [fin novembre 2021, le gouvernement bolivien organisait une marche pour la patrie à laquelle Evo Morales a participé NDLR].
Quant aux États occidentaux, nous savons aujourd’hui que l’Union européenne – la Commission, pas le Parlement – a pris part au coup d’État. Nous savons également que l’Angleterre a financé le coup d’État.
LVSL – Selon de nombreuses spéculations, l’accaparement du lithium était l’un des objectifs des auteurs du coup dÉtat. Quelle est votre analyse à ce sujet ?
EM – La véritable cible du coup d’État, c’était notre modèle économique. Je rappelle que notre modèle économique a permis une croissance et une réduction de la pauvreté qui sont historiques. Il s’est fondé sur la nationalisation des ressources naturelles. Durant les treize années où j’ai gouverné, la Bolivie a pris la tête des États latino-américains en termes de croissance. La nationalisation nous a permis de progresser dans le processus d’industrialisation.
Revenons au coup d’État. Qu’a dit Elon Musk, le maître de Tesla, à propos du coup d’État ? « Nous renversons qui nous voulons. Faites-en ce que vous voulez ». Il y a deux semaines, on pouvait lire dans un média : « le commando Sud des États-Unis s’intéresse au lithium ». La dirigeante du commando Sud des États-Unis a qualifié l’Amérique latine de « quartier » des États-Unis.
Les sources faisant état d’un intérêt des États-Unis pour le lithium sont innombrables. Les États occidentaux ne souhaitent pas que l’Amérique latine s’industrialise. Ils veulent qu’elle continue à leur vendre des matières premières.
LVSL – Vous avez récemment participé au huitième sommet du Grupa de Puebla, forum politique qui a pour fonction de défendre l’intégration régionale sur des bases de progrès social et de souveraineté. Quelles sont les revendications que vous y avez porté ?
EM – Le Grupo de Puebla est une organisation qui rassemble divers ex-présidents, ex-ministres, responsables et partis politiques, et qui a émergé en réaction au Groupe de Lima [coalition politique qui est apparue en 2017, et qui a rassemblé jusqu’à 12 gouvernements conservateurs et pro-américains d’Amérique latine, avec pour fonction de trouver une « issue » à la crise vénézuélienne NDLR]. Il rassemble les acteurs qui, quelques années plus tôt, avaient été à l’origine de l’UNASUR et des diverses tentatives d’intégration régionale en faveur des peuples. Derrière les partis politiques, on trouve des mouvements sociaux qui défendent une perspective anti-impérialiste et anti-capitaliste.
Dans le conflit entre la Russie et l’Ukraine, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.
Comment nous définissons-nous ? D’abord, par une perspective internationale en opposition à la doctrine Monroe, dont nous commémorons les 200 ans, qui proclamait « l’Amérique aux Américains ! » [Evo Morales fait référence à la doctrine géopolitique du président James Monroe. « L’Amérique aux Américains » était d’abord un slogan dirigé contre les menées colonialistes des Européens, mais il a rapidement justifié la mainmise de l’Amérique du Nord sur le sous-continent NDLR]. En opposition, nous proclamons : « L’Amérique plurinationale des peuples pour les peuples ». Pour nous, la plurinationalité est l’unité dans la pluralité pour affronter l’adversité.
C’est la raison pour laquelle nous souhaitons mener à bien un processus d’intégration régionale. Premier objectif : comment en finir avec l’OEA ? [Organisation des États américains, très controversée en raison de son exclusion de Cuba depuis 1962 NDLR]. Rappelons que cette organisation a exclu Cuba et a soutenu le coup d’État bolivien. L’OEA est une ennemie de l’intégration, et un instrument de l’interventionnisme. Ensuite, en renouant avec l’UNASUR et en institutionnalisant l’appartenance des États latino-américains à la CELAC [L’Union des nations sud-américaines et la Communauté des États latino-américains et caribéens concernent rétrospectivement l’Amérique du Sud et l’Amérique latine, à l’exclusion des États-Unis NDLR]. Nous souhaitons que la CELAC devienne une OEA sans les États-Unis d’Amérique. En cela, Lula renoue avec l’esprit des Chavez, Kirchner, Correa, Fidel…
D’un autre côté, nous souhaitons mener une campagne internationale contre l’OTAN. La désinformation est très forte à propos du conflit russo-ukrainien. On compte plus de de 200.000 victimes Russes et Ukrainiennes. Qui doit-on blâmer, l’Ukraine ou la Russie ? Qui a provoqué cette guerre, l’OTAN ou la Russie ? Dans ce conflit, nous souhaitons conserver notre autonomie et notre souveraineté.