« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

La France insoumise : du parti au mouvement

©Ryad Hitouche

Un des faits les plus notables des dernières années est l’évolution accélérée des partis vers l’adoption de formes mouvementistes. Sous l’effet de la critique de la représentation et de l’entrée dans une société plus liquide, les entreprises politiques ont fini par intégrer de nouvelles formes d’engagement politique, pas nécessairement plus démocratiques. Les cas les plus notables en France sont En Marche ! et La France insoumise, en partie héritière du Parti de gauche. Analyse d’une mutation à partir du cas du mouvement fondé par Jean-Luc Mélenchon.


Dans La raison populiste, 2005, Ernesto Laclau expliquait déjà comment les effets du capitalisme globalisé produisaient des formes de dislocations internes des champs politiques, et ce qu’on peut appeler une liquéfaction des rapports sociaux – le caractère toujours plus friable des normes et des repères. Il prédisait, à cet égard, l’émergence accélérée de formes mouvementistes au détriment des formes partisanes traditionnelles. Les mouvements restent, au sens générique, des partis, mais ils rompent avec les formes institutionnalisées héritées de la généralisation du suffrage universel aux XIXème et XXème siècles. Plus encore, lorsqu’ils émergent dans la gauche traditionnelle, ils rompent avec la forme du parti de masse[1], modèle des mouvements ouvriers. En France, le PCF a longtemps constitué un idéal-type[2] du parti de masse, organisé de façon pyramidale et avec de multiples strates censées obéir au principe du centralisme démocratique : la section, la fédération, le conseil national et la direction nationale. À certains égards, le PS, dans la continuité de la SFIO, a maintenu ces formes, tout en s’organisant par courants. À côté de ce modèle, existaient des petits partis trotskystes fondés sur le principe de l’avant-garde éclairée. Ces partis étaient élitaires, sélectifs, et reposaient sur le rôle moteur d’une petite minorité dans les processus révolutionnaires. Le Parti de gauche, fondé en 2009 par Jean-Luc Mélenchon, à partir d’une scission du PS, est de ce point de vue plus proche de la tradition trotskyste et du modèle du parti de cadres[3].

Il y a plusieurs causes à l’émergence des mouvements et à l’affaissement des structures traditionnelles. Cela commence avec l’émergence de la mouvance altermondialiste des années 1990, comme ATTAC, qui a abouti aux comités du Non lors du référendum de 2005 sur le Traité constitutionnel européen. Ensuite, depuis les années 2000, on assiste au développement très rapide de l’usage politique d’internet et des réseaux sociaux. Le M5S italien est un des pionniers en la matière, puisqu’il est né dans le prolongement d’un blog associé à une plateforme qui s’appelait Meetup (lancée en 2005) sur laquelle les activistes pouvaient s’inscrire, voter et s’auto-organiser. En 2014, soit presque dix ans plus tard, Podemos, inspiré par la campagne de 2008 de Barack Obama qui avait contourné l’appareil démocrate avec MyBO et Partybuilder, lance sa plateforme et son site participatif, tout en conservant une forme partisane plus traditionnelle. En général, ces plateformes sont nées à partir d’un désir de démocratie directe et d’une désintermédiation permise par les technologies numériques. Finie la longue accumulation de capital politique interne pour pouvoir « approcher » les cercles dirigeants et le leader. Désormais, les réseaux sociaux permettent, ou feignent de permettre, un rapport direct au leadership. En retour, ce dernier peut observer directement l’état moral des troupes qui s’expriment sur internet, ce qui le rend moins dépendant des remontées du terrain. Les réseaux sociaux et leurs algorithmes favorisent ce double mouvement d’horizontalité et de verticalité, au détriment des structures pyramidales stratifiées.

L’apparition de nouveaux acteurs a été permise par la crise de la représentation et l’insatisfaction croissante à l’égard de l’offre politique existante. Depuis les années 1980 et l’installation progressive de l’hégémonie néolibérale, s’est développé un phénomène d’alternance sans alternative, où les différences politiques entre la gauche et la droite se sont progressivement effacées, pour finir par laisser place au cercle de la raison. À la raison politique s’est substituée la raison technocratique. Le caractère toujours plus limité des alternatives, couplé aux effets d’atomisation de la mondialisation, a affaibli la pertinence du clivage gauche-droite et a généré une accumulation de demandes frustrées dans la société. Cette accumulation a atteint un seuil critique et a ouvert une fenêtre d’opportunité pour que des outsiders exploitent et articulent ces demandes. Ces derniers, lorsqu’ils mettent sur pied des machines électorales, disposent au départ de peu de ressources financières et humaines. Dès lors, ils privilégient des formes où le pouvoir est plus concentré et où la structure est plus souple. En d’autres termes, il est plus simple de créer un mouvement qu’un parti qui dispose de structures complexes et développées, et de ramifications sur l’ensemble du territoire.

Le lancement de la France insoumise s’est effectué à partir de la combinaison de ces deux éléments : une concentration décisionnelle très poussée faite pour mener campagne ; une plateforme internet destinée à capter la demande d’horizontalité et à laisser faire la spontanéité par en bas. L’adhésion a disparu, au bénéfice de l’appui à la candidature de Jean-Luc Mélenchon. Le clic suffit pour participer et ne nécessite plus les procédures formelles du passé. Le niveau de contrôle des militants a été dans un premier temps très faible en raison de l’extension extrêmement rapide qu’a connue le mouvement dans le contexte de l’élection présidentielle. Cette extension revêt, à dessein, un caractère quasi incontrôlable. C’est ce qui s’est aussi passé au cours de la campagne de Bernie Sanders en 2016, où les organizers ont promu un modèle chaotique fondé sur l’énergie et l’autonomie des volontaires sur lesquels le contrôle est relâché. La concentration décisionnelle nécessaire à la campagne s’est traduite par l’absence de processus de légitimation démocratique, hors des consultations effectuées ponctuellement sur la plateforme. Jean-Luc Mélenchon a par ailleurs légitimé ce modèle en critiquant l’entre-soi créé par la démocratie interne, qui conduit les militants à se concentrer sur la vie interne du parti et à se regarder le nombril. Pour dépasser ce handicap, la France insoumise semble avoir privilégié une démocratie de l’action où le faible niveau de contrôle sur la base permet à chacun de se sentir libre de conduire ses propres actions. De ce point de vue, le mouvement embrasse les dynamiques postmodernes qui favorisent des formes individualistes d’engagement politique et un rejet toujours plus fort des cadres collectifs. C’est en particulier le cas des jeunes, qui ont constitué un des moteurs les plus puissants de la campagne de 2017.

Après l’élection : la maturation

La période post-élections présidentielle et législatives a conduit à une forme de rétractation progressive du mouvement, comme l’indique le nombre décroissant de votants sur la plateforme du site. Cette rétractation est à la fois le produit de la dépolitisation habituelle post-présidentielle et du modèle organisationnel de la France insoumise. En effet, lorsque l’enjeu politique disparaît, l’action immédiate a moins de sens et est moins valorisée qu’en période d’élection. La variété limitée du répertoire d’action de la France insoumise (malgré les nouvelles formes apparues après l’élection : votation citoyenne, collectes, caravanes rurales ou encore les processus participatifs comme les ateliers des lois) provoque une prise de distance logique de celles et ceux qui valorisent d’autres formes d’engagement. Ce n’est pas nécessairement un problème, car on peut tout à fait considérer qu’il n’y a pas besoin d’un mouvement de masse et qu’il suffit de mobiliser des troupes importantes lors des moments cruciaux, mais cette rétractation a rencontré d’autres transformations organisationnelles.

Le centre de gravité du mouvement a en effet basculé après les élections législatives. Le groupe parlementaire joue actuellement le rôle de direction politique du mouvement, sans que cela soit formellement acté. Il capte une partie des ressources humaines, et notamment des cadres politiques, pour les mettre au service de l’action parlementaire et des impératifs liés à l’actualité nationale. En entrant dans les institutions, la France insoumise a été partiellement extraite de son extra-institutionnalité. Concrètement, la vie du mouvement s’organise de façon croissante autour du groupe parlementaire où s’élabore la ligne politique et les compromis internes. Ces compromis dépendent des positions des différents députés et de leurs intérêts respectifs, et il est évident que le groupe de la France insoumise est hétérogène. L’apparition d’une structure intermédiaire entre le leader et la base a transformé le processus d’élaboration de la ligne politique au bénéfice des cadres et des élus, au détriment des éléments hors du groupe parlementaire. Les compromis internes au groupe ne sont pas toujours ceux qui correspondent à la pluralité du mouvement, notamment quand les zones d’élections des élus sont concentrées géographiquement.

Dans le même temps, l’équipe de direction a endossé un rôle avant tout technique, de telle sorte qu’elle est nommée « équipe opérationnelle ». C’est celle qui siège rue de Dunkerque, près de la gare du Nord, qui est pilotée par Manuel Bompard et dans une moindre mesure par Bastien Lachaud. Elle traduit notamment les orientations fournies par le groupe parlementaire et par Jean-Luc Mélenchon dans les campagnes et les actions des groupes d’action. Mais la technique revêt toujours un caractère plus ou moins politique, et n’est pas neutre puisque l’opération de traduction des orientations fournies est en elle-même une opération politique. De telle sorte qu’on peut considérer que la France insoumise est en partie bicéphale et que son modèle de direction n’est pas stabilisé et varie en fonction des impératifs de la conjoncture, selon que le mouvement ou le groupe soit plus ou moins exposé dans l’actualité.

Le modèle de la France insoumise est donc fondé sur une forme d’indétermination de la structure décisionnelle, qui repose en dernière instance, et quand la situation l’exige, sur le leader. Cependant, au quotidien, les multiples décisions prises engagent une variété d’acteurs sans que leur hiérarchie et leur zone de compétence soient clairement délimitées, hormis lorsque Jean-Luc Mélenchon mandate l’un ou plusieurs d’entre eux sur un sujet particulier. Pour analyser et comprendre le modèle de la France insoumise, cela vaut la peine de s’intéresser aux personnes qui jouent le rôle de nœud de réseau.

Un groupe parlementaire qui repose sur une nouvelle génération de cadres

Clémence Guetté, que nous avons eu l’occasion d’interroger, fait partie de cette jeune génération de cadres passée par le Parti de Gauche, mais qui était insatisfaite de la forme parti. À 27 ans, elle est actuellement secrétaire générale du groupe La France insoumise à l’Assemblée nationale, et joue de ce fait un rôle important à la fois au niveau de l’élaboration des compromis internes et de la coordination avec l’équipe opérationnelle. Après avoir effectué une licence de lettres à la faculté de Poitiers et un master de sociologie politique à Sciences Po Paris, elle s’est formée aux politiques environnementales en passant par Agro ParisTech.

Clémence Guetté, secrétaire générale du groupe parlementaire de la France insoumise.

Pendant la campagne, elle a été embauchée par le mouvement afin de travailler à plein temps sur le programme présidentiel, puis sur les législatives. Elle raconte : « Mon rôle de secrétaire générale n’était pas forcément anticipé, dans la mesure où il n’était pas certain que nous ayons un groupe. J’ai été choisie parce qu’il y avait besoin de quelqu’un qui était familier de la doctrine et qui garantirait qu’elle soit déclinée dans l’activité parlementaire. » En d’autres termes, c’est par elle que passe le maintien de la cohérence du programme, cohérence qui peut entrer en conflit avec l’hétérogénéité du groupe parlementaire. Si pour Clémence « chacun apporte sa nuance et son expérience », il est cependant « important d’avoir en tête les équilibres à construire ». Rompue à la sociologie des partis politiques, elle « assure le lien » entre les députés et « assiste Jean-Luc Mélenchon dans son rôle de président de groupe ». Vaste programme, pour un mouvement qui arrive en 2017 sans maîtriser les routines institutionnelles contrairement aux autres partis politiques présents à l’Assemblée nationale.

Arrivée sans connaître le fonctionnement de l’Assemblée, elle admet volontiers le poids de l’institution : « Il est réel, dans les pratiques, les vêtements, les corps. On nous le montre tous les jours. Il faut faire attention à la technocratisation, il faut garder en tête que nous sommes là pour un but bien précis. On essaie de montrer qu’on peut faire bien tout en remettant en cause les normes qu’on juge absurdes. » Les députés insoumis ont en effet déposé de nombreux amendements, et c’est à elle que revient la charge de les relire, ce qui est en rupture avec les usages à l’Assemblée : « Le travail de fond est la majorité de mon activité, en particulier la relecture de toutes les notes produites par les collaborateurs parlementaires, et tous les amendements, afin de rendre tout ça cohérent avec le programme. » Elle reconnait que « ce serait impossible avec un groupe plus nombreux. »

Cet investissement important dans le travail parlementaire peut presque sembler étonnant, quand on sait que le système institutionnel français est fondé sur le fait majoritaire et qu’il n’y a quasiment aucun amendement de l’opposition qui passe à l’Assemblée nationale, dont l’utilité réside plus dans le fait de fournir une tribune aux opposants. Il nécessite un investissement conséquent en ressources humaines et en attention accordée par les cadres politiques. Mais pour la jeune secrétaire générale, l’objectif est ailleurs : « En un an, on a réussi à montrer aux gens et aux services de l’Assemblée qu’on était extrêmement sérieux dans le travail. Nos députés ne portent pas de cravate, mais ils travaillent les projets de lois. »

Un mouvement autonome du groupe

C’est aussi par la secrétaire générale que passent de nombreuses informations pour que le lien se fasse avec le mouvement. De l’autre côté de la messagerie Telegram, plébiscitée par les cadres insoumis, se trouve Coline Maigre, en charge de la relation du mouvement avec les groupes d’appui, pour qui : « Le mouvement est autonome, il a sa vie propre. Il met ses capacités organisationnelles au service du groupe et les députés mettent leur tribune au service du mouvement ». À 26 ans, celle-ci est arrivée beaucoup plus fraichement que Clémence dans le militantisme. Originaire d’Auxerre, elle a suivi une licence de droit à Lyon. Elle confie ne pas avoir baigné dans la politique : « Mes parents n’ont jamais été militants, même si comme tout le monde, ils discutaient de politique à la maison. » Son engagement plus tardif à la France insoumise est en lien avec l’émergence de la forme mouvement : « En 2012, je me suis intéressée à Jean-Luc Mélenchon, mais je ne voulais pas entrer au Parti de Gauche. Je me méfiais des partis. C’est vraiment la modernité de la France insoumise, la forme mouvement-plateforme, l’activité sur les réseaux sociaux, la porosité de la structure, qui m’ont convaincue de m’engager. Tu milites sur le terrain, tu milites sur les réseaux sociaux, tu partages des vidéos, tu fais comme tu veux. » Elle a d’abord « filé des coups de main pendant la campagne, notamment aux législatives, sur l’organisation d’événements en région parisienne », avant d’hériter de la position de Mathilde Panot, appelée à son mandat de députée. C’est Manuel Bompard qui lui a proposé de prendre le relai de la députée d’Ivry-sur-Seine.

Ses journées ? « On envoie des mails aux référents de chaque groupe, on est à l’écoute des groupes d’appui, on s’occupe de la newsletter. On fait en sorte que les campagnes décidées aux conventions du mouvement soient menées sur tout le territoire. On organise les manifestations. » Avec elle, deux autres personnes sont là pour l’appuyer au quotidien, ce qui semble léger au regard du nombre d’inscrits sur la plateforme. Cette équipe est appuyée par une quinzaine de volontaires présents sur l’ensemble du territoire qui assurent les remontées du terrain à travers une réunion mensuelle et une boucle Telegram. Fini les centaines de cadres locaux censés mailler le territoire et l’organisation pléthorique au niveau national pour assurer le fonctionnement de l’organisation. Mais cette concentration décisionnelle et l’étendue de la tâche peut rendre sa réalisation compliquée, comme lorsque les cadres du mouvement ont été transférés à l’Assemblée nationale. Coline raconte : « Après les législatives, il ne restait plus beaucoup de personnes pour assurer le fonctionnement du siège. Beaucoup de membres de l’équipe opérationnelle précédente étaient partis travailler à l’Assemblée. »

Ce rapport direct de la structure nationale avec les groupes d’appui est revendiqué par le mouvement : « Cela évite la bureaucratisation et les chefferies locales. Cela favorise l’autonomie des groupes d’action qui agissent comme ils le veulent dans le cadre du programme l’Avenir en commun. » Or, certains militants ne l’entendent pas de cette façon. En effet, la France insoumise a aussi attiré de nombreux militants marqués par les structures partidaires qui comportent différents échelons. Il y a donc eu des tentatives pour créer des structures au niveau départemental après la campagne présidentielle. Pour Coline : « C’est compliqué de passer d’un parti à un mouvement pour certains militants. C’est souvent le produit d’une incompréhension et il y a parfois des vieux réflexes pour reproduire des formes passées. En expliquant bien l’intérêt de la forme mouvement, les gens s’y sont adaptés. Certains ne comprenaient pas que des insoumis ne voulaient pas de petits chefs, ce qui peut provoquer des conflits, mais ceux-ci se résolvent par la création d’un nouveau groupe d’action. »

Coline Maigre, coordinatrice des groupes d’action de la France insoumise.

Ces inerties culturelles concernent aussi les modes de légitimation de l’élite dirigeante. Si dans les vieux partis la légitimation passait par des procédures censées être démocratiques, mais toujours biaisées par l’appareil dirigeant, de telle sorte qu’elle n’est souvent qu’une illusion, la France insoumise assume son caractère non démocratique et tranche le débat : « si on applique au mouvement la “démocratie” telle que la pratiquait les vieux partis, on va se mettre à voter sur des virgules » explique Coline. En ce qui le concerne, à l’édition 2018 des « Amfis d’été », Jean-Luc Mélenchon déclarait : « La France insoumise n’est pas démocratique, elle est collective. » Cette verticalité assumée se conjugue à une autonomie importante à la base, et à un modèle de démocratie de l’action. Il est notable que ce modèle s’appuie sur une nouvelle génération de cadres plus sensibles aux nouvelles formes d’engagement et au refus de s’investir de façon trop contraignante dans une organisation.

Vers la désorganisation et le leader éclairé ?

À de nombreux égards, le système organisationnel de la France insoumise semble fondé sur une forme de chaos et de déséquilibre permanent où on recherche en vain le principe articulateur qui permet d’assurer le déploiement stratégique du mouvement. Cette désorganisation organisée reste en partie fonctionnelle. Pour certains observateurs, cela cache l’autoritarisme présumé de Jean-Luc Mélenchon qui est l’unique principe qui assure le leadership.

Mais cette hypothèse résiste en définitive assez peu à l’analyse. Dans ce panorama qui ressemble plus à un archipel de petites unités chacune détentrice d’un pouvoir limité et spécifique, l’hétérogénéité prévaut. Jean-Luc Mélenchon adopte en réalité en permanence des positions de compromis internes qui peuvent être librement interprétables par l’ensemble des acteurs, qu’il s’agisse des députés, des figures variées du mouvement ou des militants. Il élabore en continu des compromis a minima, et joue plus le rôle d’autorité morale que d’organisateur du quotidien. Ce modèle génère en réalité de la conflictualité. Il encourage la polarisation interne entre différentes factions qui cherchent à faire pencher le leader d’un côté ou de l’autre, afin qu’il construise des compromis qui leur soient plus favorables, ou qu’il choisisse une ligne ou une autre, ce qui n’est pas dans l’habitude d’un leadership à la culture mitterrandienne, où l’ambiguïté a un rôle primordial. Cependant, l’augmentation de la conflictualité interne rend toujours plus difficile l’élaboration de compromis, de telle sorte que les conflits s’aggravent tendanciellement et poussent les acteurs toujours plus loin, jusqu’à ce qu’il faille politiquement trancher une tête. Cette nécessité intervient d’autant plus que le cloisonnement du leader en région parisienne, dans l’action parlementaire (malgré la présence en circonscription à Marseille), rend plus ardue la perception des questions qui s’expriment au-delà de la petite couronne, et qui pourraient être démêlées de façon moins conflictuelle. Concrètement, cela se traduit par l’exclusion ou la marginalisation de figures qui ont dépassé un seuil critique dans le conflit.

À l’inverse, quand la ligne est plus affirmée et qu’elle est mise hors des débats quotidiens, qu’un horizon est fixé clairement, comme à l’occasion du soutien aux gilets jaunes, il semblerait que le niveau de conflictualité décroisse. C’est un paradoxe bien connu de la théorie populiste : la démocratie repose non pas sur l’association, mais sur la division. Là où il y a du politique, c’est qu’il y a du conflit. Les formes de démocratie non formelles présentes dans la France insoumise, notamment à travers les tentatives de peser n’ont de sens que par rapport à des adversaires internes. Elles génèrent donc en permanence du conflit, mais sans les institutions adaptées pour canaliser les antagonismes. Le mouvement se retrouve donc devant l’obligation de toujours avancer pour faire diminuer le niveau de conflictualité interne et éviter les phases de flottement propices à une remontée de la conflictualité.

Cette cartographie non exhaustive du mouvement laisse entrevoir une difficile transition et l’absence de stabilisation d’un modèle organisationnel clair. Cet état gazeux embrasse largement les caractéristiques principales du moment populiste et de la postmodernité politique : une désinstitutionalisation, une atomisation et une hétérogénéité croissante en recherche continue d’un principe d’articulation. Cette instabilité est à l’image de nos systèmes politiques, mais laisse entrevoir un certain nombre de défis quant à la préparation d’une prise du pouvoir. En effet, ce modèle semble particulièrement pertinent pour les phases de campagne électorale, qui reposent sur la rapidité décisionnelle et des capacités propulsives, mais a plus de difficultés à s’adapter aux phases de reflux de la participation politique, qui conduisent à une démobilisation interne et à des déséquilibres politiques. Dès lors, il est difficile pour ces organisations de s’atteler à des tâches aussi cruciales que la production et la formation de cadres ou la séduction d’acteurs habitués à des formes institutionnelles stables, comme dans la haute fonction publique ou les décideurs. La friabilité de l’ancrage social et territorial des militants rend le mouvement d’autant plus sensible à l’importante fluctuation de la mobilisation de son électorat, ce qui l’expose à des fragilités lors des élections intermédiaires. Le modèle de la France insoumise est donc fondamentalement tourné vers l’élection présidentielle.

[1] Le concept de parti de masse renvoie à la typologie de Maurice Duverger. Il désigne, comme son nom l’indique, des partis qui ont de nombreux adhérents et dont l’extension est un but en soi, car il favorise la diffusion des idées et des propositions du parti, ainsi que sa capacité à mailler le territoire.

[2] Le terme idéal-type renvoie au concept de Max Weber. Il sert à désigner un modèle abstrait auquel la réalité ne correspond que partiellement.

[3] Toujours selon la typologie de Maurice Duverger, le parti de cadres renvoie aux partis qui reposent sur un nombre plus restreint d’adhérents, dont l’origine sociale est plus élitaire. Ils ne cherchent pas l’adhésion d’un grand nombre de sympathisants. Ce concept a d’abord servi à qualifier les partis de notables.

Mouvement, parti et pouvoir populaire

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 © teleSUR

Il semble que les partis politiques n’aient jamais eu aussi mauvaise presse. Réputés temples de la corruption et du carriérisme, gangrenés par les querelles intestines, ils se voient progressivement substituer des formes d’organisation que l’on nomme volontiers « mouvements ». Autrefois largement cantonné à la droite, ce refus du parti se répand dangereusement à gauche, sous diverses formes parfois purement nominales mais souvent accompagnées de conséquences pratiques bien réelles et fondées sur des doctrines accordant une place démesurée au rôle politique des affects. A l’heure « d’Aufstehen ! » et de la France Insoumise, revenir sur le rôle de la raison en politique ainsi que sur la fonction historique des partis et sur les mécanismes de dépossession doit nous permettre d’insister sur l’importance fondamentale d’organisations structurées et démocratiques orientées vers la prise de pouvoir des classes populaires. Par Mathis Bernard.


Chacun a en tête des exemples fameux de partis ouvriers et populaires qui ont marqué l’histoire, au premier rang desquels l’énorme Parti Communiste Français, qui compta jusqu’à 700 000 membres revendiqués à la fin des années 70. Ces organisations massives et hiérarchisées ont fasciné les sociologues : quantités de travaux leur sont consacrés, et les premiers ouvrages de sociologie politique étaient dédiés à ces organisations entièrement nouvelles et jugées caractéristiques de la modernité politique. Certaines, comme le PCF, ont acquis une influence sociale telle que leur capacité à modeler les croyances et les comportements, à forger les individus, était comparable à celle de l’Église catholique. A titre d’exemple, certaines communes de la fameuse « ceinture rouge » parisienne ont connu, à quelques époques, des taux d’abstention inférieurs à ceux des quartiers bourgeois, traduisant un rôle d’intégration politique capable de renverser jusqu’aux tendances statistiques les plus lourdes. De même, la SFIO (l’ancêtre du PS) et surtout le PCF ont été en mesure de propulser une masse considérable d’ouvriers et d’employés jusqu’aux plus hautes instances législatives, atteignant un pic de représentation populaire à l’Assemblée nationale en 1946 avec une centaine de députés. Depuis lors, cette proportion a constamment diminué jusqu’à retrouver aujourd’hui un niveau comparable à celui des premiers années de la République.

Défile du 1er Mai 1937 à Paris (Source : Mémoires d’Humanité/Archives départementales de la Seine-Saint-Denis)

Toutefois, il ne s’agit pas de s’attacher à un mot: le parti de masse moderne est avant tout, en ce qui nous concerne, un principe de structuration démocratique et, pourrait-on dire, un ensemble de liens sociaux (ou de “sociation”, aurait dit Max Weber) fédérés dans l’objectif de la réalisation d’intérêts et d’objectifs idéologiques à travers la prise du pouvoir. Dès lors, peu importe, même si cela constitue un critère de définition habituel, qu’un parti participe ou non à des élections: un tel critère est tout à fait dispensable dans la mesure où il ne rend pas compte de la diversité historique des organisations partisanes.

Des organisations politiques telles que la Fédération Anarchiste Ibérique (FAI), qui comptait environ 150 000 membres en 1937, ont joué un rôle comparable d’éducation politique de masse, d’identification et d’action collective démocratique, et ne se présentèrent à un scrutin électoral que dans les circonstances exceptionnelles de la guerre civile espagnole. C’est pourquoi il ne faut pas s’étonner de la photographie qui a été choisie pour illustrer cet article: la Fédération des Jeunesses Libertaires, qui se rattachera au Mouvement libertaire de la Confédération nationale du travail (CNT) et de la FAI en 1937, constitue bien la jeunesse d’un “parti” au sens large du terme. Si la CNT ne recrute, comme tous les syndicats ouvriers, que sur des bases de classe, et non en se fondant sur une pure adhésion idéologique, sa fusion avec la FAI et son rapport concret à l’exercice du pouvoir font que l’on ne saurait affirmer nettement qu’il s’agit seulement d’une “confédération syndicale” ou d’un “parti”: nous sommes manifestement face à un cas-limite. La forme du congrès symbolise le principe d’unification démocratique: regroupant des délégués venant de toutes les branches de l’organisation, il permet de dégager une ligne politique stable servant de base aux éventuelles instances exécutives. Nous reviendrons plus tard sur ces questions de fonctionnement interne, qui sont au cœur de la distinction entre organisation partisane et mouvement politique, mais au total, qu’il s’agisse du PCF ou du Mouvement libertaire, ces organisations ont eu pour point commun de participer à une socialisation des masses populaires à la politique moderne, c’est à dire une politique aux enjeux nationaux voire internationaux, donc médiatisée, marquée par les questions idéologiques et les clivages de classes.

A contrario, de nombreux partis conservateurs ont longtemps été de lâches regroupements d’élus notables qui, jouant auparavant sur leur prestige personnel pour obtenir des postes électifs, en furent réduits à se coaliser pour faire face à la puissante mutualisation des moyens politiques et économiques que constituaient les partis républicains et socialistes. Ils n’ont pas joué un rôle de développement d’un pouvoir populaire et d’éducation politique mais bien un rôle essentiellement paternaliste et électoraliste.

On ne saurait que trop souligner à quel point le parti politique sur le modèle socialiste fut la forme par excellence d’une politisation de haut niveau des masses ouvrières. Jouant certes un rôle secondaire par rapport à l’immense porte d’entrée vers l’action politique que représentaient les syndicats ouvriers, ceux-ci ont souvent constitué une école et une voie d’accès aux partis politiques. Les partis politiques modernes ont aussi permis de réduire considérablement le rapport notabiliaire à l’exercice du pouvoir : officiers, propriétaires terriens et rentiers ont vu leur nombre diminuer au sein des institutions représentatives à mesure que s’enracinait le suffrage universel, qui imposa la présence de nouvelles élites politiques, davantage issues de la petite bourgeoisie intellectuelle voire de la classe ouvrière, capables d’opposer programmes et doctrines aux relations clientélistes. Et s’il s’agit de tirer toutes les leçons des échecs historiques des organisations social-démocrates, communistes et libertaires, reste à ne pas jeter le bébé avec l’eau du bain, en abandonnant le principe d’une structuration formelle capable de poser les bases du pouvoir populaire, ce qu’une organisation déstructurée et peu autonome n’est pas en mesure d’accomplir.

Le mouvementisme : une forme de régression démocratique justifiée par une régression scientifique

En France, la forme mouvementiste de l’organisation politique est essentiellement incarnée par la France Insoumise. Dans son état actuel, celle-ci est manifestement dirigée par les anciens cadres du Parti de Gauche et de quelques autres formations de moindre importance, auxquels se sont greffés plusieurs figures qui se sont d’abord distinguées hors du champ politique, à l’instar du journaliste François Ruffin. Cela a amené, suite à une petite victoire électorale, à la constitution d’un groupe parlementaire relativement virulent, qui a su porter quelques problématiques nouvelles dans le débat parlementaire, ce dont on ne peut que se réjouir. Toutefois, son mode de fonctionnement rend structurellement impossible la constitution d’une organisation populaire jouant un rôle comparable à celui des partis de masse du XXème siècle.

Si on peut voir dans le mouvementisme contemporain une forme d’opportunisme jouant sur la méfiance populaire envers les partis politiques, il faut souligner qu’il peut être soutenu par les théorisations des principaux penseurs du populisme de gauche, au premier rang desquels Chantal Mouffe et Ernesto Laclau. Dans leur perspective postmoderne, inspirée par un remaniement de la philosophie du nazi Carl Schmitt, le “peuple” est essentiellement une construction du discours politique, une agrégation d’intérêts radicalement hétérogènes et a priori en conflits. Le leader, porte-parole et dirigeant, est alors celui qui opère la conversion en discours politique de ces intérêts hétérogènes via un ensemble de métaphores (le fameux « Le Pain et la Paix » de Lénine, souvent évoqué par Pablo Iglesias) plus ou moins douées de sens. Dès lors, difficile d’envisager qu’un peuple aussi métaphorique puisse exprimer une volonté cohérente et concrète susceptible d’être trahie par une direction politique insuffisamment contrôlée par sa base populaire.

Manifestation de soutien au gouvernement du Venezuela, 2017 (Source : teleSUR)

Chantal Mouffe déclare ainsi, dans un entretien à l’Obs:  « Je crois à la nécessité d’un leader. Il n’y a pas de démocratie sans représentation, car c’est elle qui permet la constitution d’un peuple politique. Il n’y a pas d’abord un peuple qui préexisterait, puis quelqu’un qui viendrait le représenter. C’est en se donnant des représentants qu’un peuple se construit. C’est autour du leader que se réalise le “nous” »

S’il ne s’agit pas de contester la nécessité pratique de la représentation dans des sociétés bourgeoises fortement centralisées qui nous imposent à minima une forme de porte-parolat, ce n’est pas ce que Mouffe défend ici. Force est de constater que sa déclaration exprime non une attitude pragmatique prenant acte de l’impossibilité concrète et contingente d’une forte horizontalité mais bien une justification de la représentation qui confine à la métaphysique et rejoint étonnamment les conceptions aristocratiques de la représentation: chez l’abbé Sieyès, acteur important de la Révolution française, la représentation vise précisément à constituer une volonté générale qui ne préexiste pas au sein de la société mais ne se constitue que par le biais des élus.

Dans cette perspective théorique, l’objectivité du social, la force prépondérante de certains principes de découpages de la société, et en particulier la classe sociale, n’ont pas leur place: la classe n’est jamais qu’un principe parmi d’autres, issu non pas d’un ensemble de facteurs déterminant les comportements sociaux, mais bien d’une opération d’unification par le discours opérant sur un terreau hétérogène. Devant toute considération d’ordre proprement sociologique, Chantal Mouffe va davantage mobiliser le concept « d’affect » comme principe explicatif de la vie sociale et de la mobilisation, n’hésitant pas à recourir aux concepts psychanalytiques douteux de « pulsion de vie » et de « pulsion de mort », voire aux théories pour le moins discutables d’un Jacques Lacan, en lieu et place des découpages fondés sur la matérialité des relations sociales et découverts par l’enquête scientifique. On ne saurait que trop voir le potentiel relativiste et nihiliste d’une telle position: en l’absence d’intérêts objectifs produits par la combinaison d’une humanité commune et d’une position sociale donnée, la définition éclairée et rationnelle du désirable politique est impossible.

Et si Mouffe n’est pas avare de critiques envers le “romantisme” (sic) des mouvements tels que Nuit Debout, dont elle fustige à raison le rêve naïf d’horizontalité parfaite et le refus du porte-parolat, sa théorie politique apparaît d’emblée compatible avec le fonctionnement de mouvements de type plébiscitaires tels que la France Insoumise. Car si l’on s’en tient à sa pensée, on ne voit pas en vertu de quel motif nous pourrions critiquer l’évidente absence de démocratie interne au sein de cette organisation, la dimension cooptative de la désignation de ses dirigeants et son caractère presque exclusivement électoraliste. Une fois la volonté populaire décrétée inexistante en elle-même, la raison mise au ban de la politique et les divisions objectives du monde social brouillées et noyées dans la toute-puissance du discours, ni la masse du peuple ni les adhérents d’une organisation politique ne peuvent revendiquer une parole et une action autonomes susceptible d’être opposées à l’action unificatrice du chef. L’usurpation du pouvoir par un dirigeant tyrannique est bien difficilement pensable.

Pour l’autonomie populaire : réinvestir et renouveler la forme du parti

Le militant socialiste, communiste ou anarchiste trouvera dans la sociologie scientifique des outils bien plus adaptés à une compréhension rationnelle des mécanismes sociaux et susceptibles d’être mobilisés pour défendre l’autonomie des classes populaires et leur éventuelle prise de pouvoir. La sociologie politique de Pierre Bourdieu, fondée sur une théorie du capital politique et militant, de ses modalités d’acquisition et de conservation, prend le contre-pied de l’analyse psychologiste de Chantal Mouffe, qui tient plus d’une psychanalyse des foules que de la sociologie scientifique. À rebours de cette tendance, qui affirme le matérialisme métaphysique pour mieux nier le matérialisme historique, Bourdieu établit à travers la théorie des champs une articulation du matériel et du symbolique en mesure de rendre compte de toute la diversité du social.

En effet, l’analyse de la dépossession des masses par les instances dirigeantes est au coeur de la théorie bourdieusienne des partis politiques. Examinant le fonctionnement interne des partis ouvriers historiques, et notamment le PCF, il montre de quelle façon ces énormes appareils structurés et hiérarchisés ont offert une dignité et une influence politique décisive aux masses populaires tout en sélectionnant, parmi les ouvriers ou parmi la petite bourgeoisie intellectuelle une élite dirigeante toujours susceptible d’usurper la parole et les intérêts des représentés. Les classes dominées, toujours définies par leur état de dépossession, sont contraintes par cet état à de tels modes de fonctionnements, qui mutualisent les moyens mais créent une forte dépendance à l’égard de organisation : l’élu du PCF, ouvrier formé dans les écoles de cadres du parti, ne peut quitter l’organisation sans perdre du même coup le capital politique collectif qui lui a permis d’obtenir sa position de pouvoir. Cependant, tant qu’il reste au sein du PCF, il se fait le porte-voix de la classe ouvrière dont il est issu mais ne fait plus tout à fait partie, contribuant autant à la déposséder de son expression autonome qu’à favoriser son pouvoir, sa formation politique et sa représentation au sein des institutions bourgeoises. D’où une formule aussi fameuse que paradoxale : “Il faut toujours risquer l’aliénation politique pour échapper à l’aliénation politique.” C’est cette tension entre dépossession et conquête d’une dignité de classe qui est au cœur de l’analyse de Bourdieu, dont le continuateurs ont nuancé le pessimisme en montrant les formes institutionnelles susceptibles de contrecarrer les mécanismes d’aliénation.

Walter Crane, The Triumph of Labour, 1891 (Source : British Museum)

Les conséquences d’une telle analyse sur le débat qui oppose mouvement et parti sont patentes : si la forme partisane revêt des risques évidents, elle ne peut être évitée par un groupe politique dont l’objectif serait l’organisation autonome des classes dominées voire leur accession au pouvoir politique. Il faut un appareil puissant, en mesure de bâtir un grand nombre de militants issus de ces classes via la production d’une masse considérable de formation, d’expression et d’action politique, en lien avec les organisations de masse regroupées autour de revendications portant sur une thématique donnée. La production idéologique elle-même ne peut pas être essentiellement importée du monde journalistique ou académique, qui fonctionnent selon leurs logiques propres et nécessairement exogènes à l’organisation populaire : elle doit être le fruit d’intenses discussions démocratiques au sein de l’organisation, mobilisant un maximum de ses membres grâce à son appareil de formations et de communication interne, et menant à proposer une doctrine susceptible de rassembler le parti autour d’une même ligne politique. Ceci étant organisé dans une perspective résolument délibérative tout à fait opposée aux positions théoriques du populisme de gauche, basées sur une conflictualité au statut anthropologique. Une telle délibération interne doit être le moyen d’une véritable « souveraineté de la raison », pour employer la belle expression de Pierre-Joseph Proudhon, ainsi qu’une manière de produire un programme et des modes d’action susceptibles de correspondre aux aspirations populaires qui, n’en déplaise à nos populistes, préexistent à toute mise en forme. Une telle conception du débat interne doit être le support concret d’une vigilance organisée des membres du parti envers toutes les formes de dépossession de la parole: la ligne politique ayant été élaborée d’une façon aussi horizontale que le permet une structure formelle de grande envergure, les instances exécutives de l’organisation n’en sont que les dépositaires temporaires et toujours susceptibles de déviation.

A force de chercher à renouveler la propagande de gauche radicale, ce qui n’a certes pas été mené en vain, les organisations populistes en ont oublié l’impérieuse nécessité de proposer, en leur sein, des ressources (formation politique, outils efficaces de mobilisation sur toutes les questions politiques, liens de solidarité conviviale à échelle locale qui soient enracinés dans les lieux de vie et de travail des classes populaires…) introuvables dans d’autres types de groupes, et nécessaires à la construction dans le long cours d’une solide base militante. En ce sens, elles sont fortement soumises aux fluctuations électorales et n’ont pu porter au pouvoir que des représentants de la petite bourgeoisie intellectuelle, dont l’actuel groupe parlementaire de la France Insoumise est une illustration patente. La situation contemporaine des classes populaires, frappées de plein fouet par la précarité et l’individualisation des carrières, appelle un renouvellement pratique et théorique sur ce sujet. Et pourtant, la réflexion sur la domination de classe a été largement mise de côté au sein des organisations populistes, au profit de catégories autrefois jugées trop vagues (le peuple contre la caste…) pour produire autre chose qu’un efficace travail de propagande. On en trouve une traduction théorique dans l’éloge des « nouveaux mouvements sociaux » opérés par Chantal Mouffe, catégorie qui abandonne l’idéal d’une intégration effective de ces luttes prétendument nouvelles à un combat populaire général : provenant notamment de la sociologie d’Alain Touraine, ce concept vient appuyer une idéologie anti-syndicale et l’ethnocentrisme des classes moyennes supérieures, qui ont vu abusivement dans leurs formes propres de mobilisation et de préoccupations politiques des effets de génération touchant l’ensemble de la société. Les pratiques populaires, marquée par la dépendance au duo parti-syndicat, s’en trouvent du même coup renvoyées à une époque moins émancipée. Du reste, pour Mouffe et Laclau, la constitution de la classe ouvrière comme sujet historique rationnellement organisé au début du XXème siècle aurait même été une terrible erreur entravant la « construction » du peuple.

Cet abandon de l’analyse de classe vaut tout autant pour les organisations comme Podemos, qui au terme de longs débats a finalement adopté une organisation de type social-démocrate, avec tous les inconvénients que cela suppose en terme de dépossession politique, mais dont on ne voit pas bien en quoi les outils de propagande sont complétés, en interne, par une formation pratique et théorique de haut niveau qui soit susceptible de faire accéder les classes populaires à un haut degré de compétence politique. Les outils de l’analyse scientifique de l’histoire ont été abandonnés en rase campagne au motif qu’ils n’étaient plus compris par les masses. Dès lors, les seuls individus susceptibles d’accéder au pouvoir via les organisations populistes sont ceux-là mêmes qui n’ont aucun besoin, du fait de leurs capitaux culturels et politiques personnels, des moyens d’une organisation populaire et autonome. Ainsi, et alors même qu’il est formellement un parti, Podemos reproduit les errements du mouvementisme populiste autant que de la social-démocratie classique.

Dès lors, dans une organisation aussi autonome et massive qu’un grand parti populaire, la création et l’entretien d’institutions radicalement démocratiques sont absolument nécessaires si l’on souhaite éviter les apories des organisations socialistes historiques. Les moyens de communication modernes doivent être utilisés pour contrôler les institutions centrales et permettre des initiatives venues à tout moment de la base de l’organisation. S’il doit exister des instances exécutives quelconques, celles-ci doivent être clairement identifiées: le pire mal que l’on puisse infliger au projet d’une organisation aussi démocratique que possible est de nier l’existence d’instances dirigeantes là où elles se trouvent pourtant réellement. Elles doivent également être révocables à volonté, en tant qu’elles sont le sommet d’une organisation plus ou moins pyramidale (et il vaudrait mieux qu’elle le soit moins que plus) dont elles émanent. Leur marge de manœuvre doit être enserrée dans des résolutions de congrès précises et contraignantes, tandis que leur mandat doit être précis et faire l’objet d’un compte-rendu sur la base duquel ils seront jugés durant et après l’exercice de leur charge. Quant aux unités de base de l’organisation, elles doivent être tenues de respecter la discipline démocratique mais conserver une marge d’action nécessaire pour s’adapter aux problématiques locales et organiser le débat interne. Autant de règles bien connues qu’il reste surtout à mettre en pratique, en gardant à l’esprit que la désaffection pour la forme du parti que l’on constate en France est davantage une conséquence des échecs du marxisme-léninisme et de la social-démocratie que la marque d’une obsolescence définitive d’un mode d’organisation qu’il s’agit surtout de régénérer par l’action des classes populaires.

Ainsi, et aussi paradoxal que cela puisse paraître, réinvestir la forme du parti doit nous amener à accorder une importance bien moindre aux ambitions électorales. Car bien avant de devenir une machine à engranger des voix (et si toutefois il s’agit bien d’un objectif, ce dont on peut douter), un vaste parti populaire doit être un moyen pour les classes dominées d’accéder à la parole et à l’action politique de masse. De construire une dignité, une discipline et, en définitive, le moyen méthodique d’une conquête de la liberté.

 

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Les mouvements qui sont restés sur une addition de forces ont tous échoué – Entretien avec Eric Coquerel

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Eric Coquerel et Jean-Luc Mélenchon

Eric Coquerel est député de la 1ère circonscription de Seine-Saint-Denis et coordinateur du Parti de gauche avec Danielle Simonnet. Proche de Jean-Luc Mélenchon, il a d’abord été à la LCR, avant de passer par le MRC et de fonder le MARS, puis de participer à la création du Parti de gauche. Nous avons souhaité l’interroger sur sa trajectoire ; sur la recomposition en cours et le futur de la France insoumise et du PG ; et sur les rapports avec les autres partis de gauche.

 

Votre parcours est un peu différent de celui des autres cadres de la France Insoumise. Vous êtes passé par le MRC de Chevènement. Pouvez-vous revenir sur cette période ?

Mon passage au MRC a été court dans le temps. J’ai passé deux ans dans l’espace chevènementiste. Mais je dois dire que le poids de ce passage dans mon parcours est incomparablement plus fort que cela. Pour aller vite, au départ j’étais à la LCR, ce qui est encore plus paradoxal, puisque dans les années 80/90, lorsque vous prononciez le mot « République », vous y étiez globalement proche d’une collaboration de classe. Je n’exagère pas tant que ça.

A l’époque, la LCR voulait créer un grand parti de « l’avant-garde large ». L’idée consistait à regrouper tous ceux qui voulaient rompre avec le système, sans regarder si ce sont de purs révolutionnaires ou si ce sont des réformateurs radicaux. L’idée qu’une recomposition était nécessaire était donc déjà présente.

Cette ligne-là est battue en 1998. La LCR opère un tournant et repart dans une alliance avec Lutte Ouvrière. Mais pendant toute cette période des années 90, lorsque la LCR essaye de s’ouvrir, Chevènement représente une possibilité d’alliance. Tout simplement parce que le MDC [Mouvement des Citoyens, ndlr] se crée sur une rupture, plus précisément sur la question de la guerre du Golfe, ce qui n’est pas rien pour la gauche, et puis sur une rupture économique vis-à-vis de la politique suivie par le gouvernement socialiste. En conséquence, nous étions plusieurs à discuter avec eux. Progressivement, avec d’autres camarades d’un courant de la Ligue animé par François Morvan, nous avons glissé vers l’idée que la République était encore une source d’émancipation possible, et qu’elle posait la question de la souveraineté populaire, qui elle-même posait le cadre premier de la souveraineté populaire qu’était l’État-nation. Veiller à lui conserver une définition politique et non ethnique, restait un enjeu important surtout avec la montée du FN.

Personnellement, j’ai été gagné à ça. Cela fait que quelque part, ma décision de m’engager dans la campagne de Chevènement aux présidentielles était déjà dans mon esprit auparavant. Le seul problème réside dans le fait que Chevènement était passé entre temps à l’idée des républicains des deux rives. C’est sur cette base que j’ai rompu après les Présidentielles de 2002 et un an à la direction du MRC, en créant le MARS, Mouvement pour une alternative républicaine et sociale. Ça m’a permis en 2005 de rencontrer Jean-Luc, que je ne connaissais pas avant. Lui a découvert qu’il y avait des républicains dans cette gauche mouvementiste et moi j’ai découvert qu’il y avait des républicains chez les socialistes. Mais c’est vrai que j’ai un parcours différent du reste du PG, dont beaucoup venaient du PS. Ce n’est pas la même histoire.

Après la victoire du Non au référendum de 2005, vous avez cherché à obtenir une unité politique du Non de gauche. Au Parti de Gauche, vous étiez secrétaire national aux relations extérieures et unitaires. Alors que la France Insoumise semble devenir la voix politique de l’opposition grâce à sa stratégie populiste, comment envisagez-vous les rapports avec les autres composantes de la gauche au Parlement et pour les élections intermédiaires ?

C’est simple. Si à un moment donné, il y a un cadre de batailles communes, on les mènera. Par exemple, nous venons de faire un recours constitutionnel avec le PC et le PS. En tout cas, une chose est sûre : la recomposition actuelle ne passe pas par le « rassemblement de la gauche » ni même par le rassemblement de toutes les forces de que nous avons appelé l’autre gauche. C’est une stratégie que j’ai essayé de mettre en œuvre : j’étais présent à la création du Front de Gauche, j’en ai été une des chevilles ouvrières. Mais force est de constater que la direction du PC ayant toujours refusé l’adhésion directe, le front de Gauche est resté un cartel de partis. Il en est mort. Pourtant, en 2010, après les premières victoires, Marie-Georges [Buffet] s’est dit aussi qu’il fallait permettre l’adhésion directe. En conséquence, elle a proposé à une convention du PC le statut des « amis du Front de Gauche », et elle a été battue. En 2012, nous n’avons jamais pu développer des cadres d’adhésion directe. Nous n’avons donc pas pu profiter de la campagne de 2012 pour créer un mouvement de masse à la base. Le PCF, fin 2012, n’a eu de cesse de vouloir rééquilibrer le Front de Gauche, c’est-à-dire de diminuer l’impact de Jean-Luc. Il fallait ce rééquilibrage pour que le PC puisse rester maître de ses choix tactiques, y compris les possibles alliances avec le PS comme on l’a vu dans le cadre des municipales.

Nous avons donc été enfermés dans un cartel de partis. C’est du moins l’analyse que j’ai faite. C’est pourquoi, dans le texte de congrès du PG, notre résolution rompt avec la priorité donnée au rassemblement de l’autre gauche au profit d’un mouvement citoyen. Notre objectif aujourd’hui est le même, c’est un objectif de recomposition historique, dont seul l’outil change. Et justement, il y a de nouveaux courants qui arrivent. Le courant d’origine de la LCR, qui est la Gauche anticapitaliste, composante essentielle de Ensemble, songe à rejoindre France Insoumise mais aussi le POI [Parti ouvrier indépendant). Il y a des écologistes avec Coronado (Ecologie Sociale) qui ont déjà rejoint, l’espace politique de FI. A notre université d’été je note la présence de beaucoup d’invités venus d’horizons très divers tel Gilles Poux, maire PC de la Courneuve, ou le député européen socialiste Emmanuel Maurel. il y avait aussi des syndicalistes, des militants associatifs. Il n’y a qu’à voir aussi la diversité de notre groupe parlementaire, entre Ruffin, des gens d’Ensemble, une communiste comme Bénédicte Taurine, des gens qui viennent du PG, etc. C’est pourquoi je considère que je continue mon travail unitaire, sauf que cela part d’abord de la volonté de fédérer le peuple.

Est-ce votre pratique politique qui vous a poussé à dépasser cette rhétorique de rassemblement de la gauche, ou bien est-ce un ensemble de lectures théoriques, sur le populisme – on parle beaucoup de Mouffe, de Laclau, etc. – qui ont eu une influence sur ce tournant ?

Oui, des expériences comme Podemos et celles des pays d’Amérique latine ont pu avoir une importance. Ce n’est pas pour rien que nous avons invité Rafael Correa qui a incarné en Equateur la révolution citoyenne et l’Assemblée constituante. En Amérique latine, il s’est agit de forces qui se battent pour gouverner, pour prendre le pouvoir. Ils ont contribué à créer une brèche décisive dans le néo-libéralisme dominateur depuis les années 80. Ensuite, cela a touché l’Europe avec Syriza, d’avant 2015,  Die Linke et Podemos. La caractéristique commune est que ce sont des mouvements qui créent une homogénéité et qui ne sont pas seulement une addition de forces. Les mouvements qui sont restés sur une addition de forces ont tous échoué.

De plus, il y a un degré de rupture fondamental avec les cadres politiques organisés du XXème siècle. Cela qui fait que nous sommes obligés de créer ex-nihilo une nouvelle force. Soit on la construit comme le Front de Gauche, en partant d’un cartel de partis que l’on tente de transformer en mouvement plus homogène, ce qui a raté ; soit on crée un mouvement comme France Insoumise, qui met justement en préalable le principe de l’adhésion directe, et dans lequel des partis peuvent venir, ce qui inverse le problème. En conséquence, on se nourrit les uns des autres. Je pense néanmoins que c’est le moment où Podemos fait 20% qui a commencé à nous conforter dans cette idée. C’est aussi ce type d’événement qui provoque une émulation. Le résultat de Jean-Luc Mélenchon en 2017 est à son tour source d’émulation pour Podemos

 

La France Insoumise (FI) est une organisation de campagne. Les prochaines élections n’auront lieu que dans 2 ans. Comment envisagez-vous la structuration du mouvement ? Le Parti de Gauche (PG), que vous codirigez avec Danielle Simonnet, doit-il s’y fondre ou garder sa place dans l’espace politique ? La France Insoumise doit-elle se structurer en déclinaisons départementales comme un parti politique pour préparer les élections intermédiaires ou doit-elle rester une organisation mouvementiste ?

Je crois que le premier rôle du Parti de Gauche est d’être le meilleur ouvrier et le meilleur outil du développement de la France insoumise. Le PG a une particularité : il a été créé avec l’idée de permettre que se développent les conditions mêmes de son dépassement. Nous ne nous sommes jamais vécus comme le centre de la recomposition globale. Nous sommes nés avec le Front de Gauche, avec sa stratégie qui a eu l’échec que l’on a connu, mais qui a quand même produit des effets positifs. De la même manière, c’est toujours satisfaisant pour un parti de voir que ses résolutions de congrès, notamment celles de juillet 2015, qui appellent à la composition d’un mouvement citoyen – et c’est exactement ce qu’on est en train de faire –, se concrétisent à une échelle de masse et à une échelle concrète.

Donc le premier rôle du PG, il est celui-là. Il s’agit de veiller à ce que LFI se développe dans cet esprit. C’est ce qui justifie qu’il ne disparaisse pas. La question se posera peut-être un jour, mais pour l’instant, nous avons l’humilité de penser que nous sommes véritablement utiles, parce que nous sommes organisés, par département, parce que nous disposons d’une organisation, nous avons de quoi aider LFI. Nous sommes des bâtisseurs, des constructeurs, et c’est nécessaire dès lors que nous le faisons en toute transparence !

Après, à partir du moment où LFI n’est pas un parti, elle n’a pour le moment pas vocation à réagir sur tout. Le mouvement n’a pas une instance de direction permanente, représentative, qui permette, quels que soit les thèmes, de réagir sur l’ensemble des sujets qui se posent. Donc par moment, par des mécanismes de subsidiarité, le PG peut avoir à intervenir quand la France insoumise ne le fait pas. Le PG a aussi pour vocation de continuer à travailler et à diffuser les parties de son programme qui ne sont pas, ou pas reprises tel quel, par FI mais qu’il juge fondamental pour l’avenir : ainsi le PG veut rester plus que jamais le parti de l’écosocialisme ou de la méthode plan A / plan B pour l’UE.

Troisième chose, nous constituons un niveau de formation utile puisque faire un mouvement ne signifie pas pour autant « Du passé, faisons table rase ». Nous avons une histoire, nous sommes les héritiers du mouvement ouvrier et de combats républicains, socialistes, internationalistes profondément renouvelé par la préoccupation climatique. Nous sommes des « passeurs » et nous devons l’assumer.

Tout ça fait que la dissolution du PG n’est pas d’actualité. De plus, ça serait le signal que LFI est devenu un parti. Puisque si l’on se dissout, cela veut dire qu’un autre parti est né, et que cela vaut le coup de se dissoudre dedans.

Or, nous ne voulons pas faire de la FI un parti. D’abord, parce que nous pensons qu’avoir un espace de recomposition de masse capable de fédérer le peuple, et capable d’implication citoyenne, cela veut dire que son objectif n’est pas de réunir des dizaines de milliers de personnes, mais des centaines de milliers voire des millions de personnes. Ce n’est pas l’objectif que peut se donner aujourd’hui un mouvement basé sur une forme parti classique.

Cependant, il y a de la place pour un mouvement qui permette à des gens de militer chaque semaine s’ils le veulent dans des groupes d’appui, et puis à d’autres de n’agir que quatre jours dans l’année, de signer des pétitions, et qui n’ont pas envie d’en faire plus pour le moment. Un mouvement qui respecte les degrés et les modes d’activité de chacun, et qui n’empêche pas que toutes ces personnes puissent participer à construire ce mouvement pour qu’il dirige le pays.

Cette recomposition se fait déjà sur la décomposition des forces progressistes du XXème siècle. Je crois que les partis socio-démocrates ne se remettront pas de ce qui est en train de leur arriver. Ils ont longtemps tenu en restant la force du « vote utile » pour laquelle vous votiez,  même avec une pince sur le nez, pour battre la droite ou l’extrême-droite. C’est fini.

Il s’agit d’un phénomène européen, voire mondial. La tendance est à la minoration des partis socialistes face aux forces à vocation majoritaire qui émergent. En tout cas je pense que c’est un mouvement irréversible, pour la bonne raison que le rôle de la social-démocratie n’a plus d’utilité à partir du moment où de force du compromis entre le capital et le travail elle a penché vers le social-libéralisme, donc une force du système. Je ne connais qu’un cas où la mutation depuis l’intérieur d’un parti social-démocrate, c’est le Labour Party de Corbyn, et encore en le subvertissant de l’intérieur.

Il y a donc un espace à largement inventer. Ce nouvel espace a pour vocation à transcender l’habituel rôle attribué à un parti politique : il est à la fois politique, social, et citoyen. Il ne remplace évidemment pas les syndicats, et a fortiori n’est pas en concurrence avec eux, mais il repousse les frontières habituelles d’un parti. Voilà pourquoi pour laquelle on appelle à se mobiliser le 23 septembre contre le coup d’État social et la Loi Travail. Nous soutenons les syndicats lors de leurs journées d’action, mais nous pensons aussi que nous avons notre partition à initier, parce que nous disposons de notre propre capacité de mobilisation qui s’appuie sur les caractéristiques du mouvement que l’on a créé.

Ce ne peut donc être un parti, dumoins à moyen terme. Ensuite, il y a une série de question sur la forme que doit prendre le mouvement. Car pour être un mouvement pérenne, à terme, il faut bien avoir des méthodes de représentativité. Mais pour le moment, le premier objectif n’est pas de se tourner ver lui même mais vers le peuple, en faire un mouvement de masse tourné vers l’action car c’est ce que la situation exige.

Pour en revenir à la temporalité politique actuelle, on a un budget d’austérité en prévision, des coupes dans les contrats aidés, une baisse des APL, la Loi Travail, la réforme des retraites, la réforme de l’assurance chômage, la hausse de la CSG, etc. Comment analysez-vous la volonté d’Emmanuel Macron de mener une offensive sociale dès le début de son mandat alors que l’année 2016 a montré la franche opposition des Français à cette libéralisation du marché du travail ? Compte-t-il sur la léthargie du peuple Français ou est-ce de la méconnaissance de l’état du pays ?

Emmanuel Macron, et beaucoup de ceux qu’il a placé au affaires, sont des membres organiques de l’oligarchie financière. Le rapport dialectique entre le monde de la finance et Macron est direct. Ce dernier fait la politique de la finance mais pas au sens idéologique du terme, pas comme ce qu’ont fait les libéraux depuis des années, pensant que leurs solutions étaient les bonnes pour relancer l’économie. Avec lui, ce sont des intérêts directs qui sont traduits dans les politiques mises en place, ce sont ceux du Medef.

Ce qu’il met en place est donc la politique qu’il a été chargé de défendre. Il a été élu pour cela et il est l’homme du système pour cela. Cela aurait du être Juppé, c’est lui. Il est à la fois idéologiquement et matériellement l’homme-lige de cette politique. C’est d’ailleurs sa faiblesse. Sa politique n’a pas de majorité populaire. Il a été élu pour battre Marine Le Pen pas sur son programme. Pire il n’a pas de base sociale. Quand vous faire une politique en faveur des hyper riches ça se voit mais les hyper riches c’est une base sociale très limitée qui ne vous donne aucune majorité.  Il a beau en avoir une massive à l’assemblée, composée à 94% de chefs d’entreprise ou de cadres dirigeants et de professions libérales, elle ne traduit pas la situation et l’état d’esprit du pays. Voilà qui explique la chute de popularité de Macron. Cee pays n’a pas sombré dans le libéralisme, il était majoritairement opposé à la loi El Khomri, et il l’est maintenant aux ordonnances du gouvernement.

Justement, la CGT et SUD organisent une journée de grève et de manifestation le 12 septembre. La France Insoumise appelle donc à un rassemblement populaire le 23 septembre. Alors que la rentrée promet d’être explosive sur le front social, comment envisagez-vous le rôle de la France Insoumise et de son groupe parlementaire dans les mois qui viennent ?

On voit bien qu’il compte sur la division des forces syndicales, qu’il a entretenu, et sur la résignation.  Après plusieurs mobilisations massives qui n’ont rien donné, les gens se diront peut-être : « C’est injuste mais qu’est-ce qu’on y peut ? ». Voilà pourquoi chacun doit apporter sa contribution, sa pierre à l’édifice. La notre c’est initier le 23 septembre contre le coup d’état social. Nous avons en quelque sorte cette responsabilité. Face à Macron, une force qui a rassemblé 7 millions de voix, qui a montré aux législatives qu’elle était une force de 2ème tour, potentiellement majoritaire, ne peut rester sans rien faire. Nous devons assumer d’être la force d’opposition principale à Macron. On peut bloquer sa politique. Nous prenons nos responsabilités. L’inverse serait une faute vis à vis du peuple.

Bien sûr, il s’agit de mettre cette mobilisation au service de tout le monde. Ce n’est pas une manif FI, cela sera la manif de ceux qui refusent la politique d’Emmanuel Macron et la Loi Travail. Cela se veut complémentaire, convergent avec les appels des syndicats que nous soutenons : le 12 comme le 21 et ceux qui viendront ensuite. Ce sont des vagues successives contre le môle gouvernemental

Pour nous, en tant que parlementaires, c’est dans la rue, dans nos circonscriptions, et dans l’Assemblée que ce bras de fer va se jouer.

En novembre prochain, la France Insoumise organisera sa convention. La dernière avait pour objectif d’entériner le programme l’Avenir en Commun. Cette fois, quel en sera l’objet ? Quelle forme prendra-t-elle ? S’agira-t-il d’élire une équipe dirigeante ? De voter sur une stratégie d’action ou des stratégies d’alliance ?

L’objectif de la FI est de créer un mouvement de masse. A l’évidence, nous n’en sommes pas là, nous ne sommes pas encore capables d’organiser des millions de personnes. Se posent donc des problèmes de structuration de ce mouvement, à une échelle pour l’instant où nous sommes des dizaines de milliers actifs sur le territoire et des centaines de milliers de soutiens sur Internet, ce qui est déjà remarquable pour un mouvement aussi jeune.

Partons donc du principe que nous avons le droit d’expérimenter, que nous avons le droit d’apprendre à marcher en marchant, puisque nous avons le temps. Nous avons déjà des caractéristiques qui d’habitude sont celles que doit résoudre un parti lorsqu’il se crée. Quand le PG s’est créé, la première question qu’on s’est posée était : « comment va-t-on adapter notre programme ? » Là on l’a, le programme. La base d’adhésion c’est le programme.

Deuxièmement nous avons la stratégie de la Révolution citoyenne, par les urnes. Et troisièmement, nous avons l’idée que peu importe la décision que nous prendrons, cela ne peut pas être un cartel car il faut l’implication citoyenne de tous. Nous disposons déjà de tout cela, donc nous ne sommes pas pressés. Par ailleurs, nous avons hérité d’espaces centraux qui ont une certaine légitimité pour appeler à des initiatives. L’espace politique qui regroupe des partis et courants soutenant la dynamique FI mais aussi désormais l’existence d’un groupe parlementaire. C’est une chose vraiment nouvelle. Nous pouvons imaginer que prochainement nous disposerons d’un espace qui regroupe l’ensemble des livrets thématiques : une espèce de conseil scientifique. De plus, nous avons à la base des groupes d’appui. C’est pourquoi, un jour, inévitablement il faudra se demander comment structurer un peu plus tout cela. La convention doit permettre de commencer à y réfléchir. Nous avons le temps d’y réfléchir et d’expérimenter car nous sommes face à quelque chose de nouveau. Nous n’avions jamais fait cela.

Lors de la session extraordinaire, votre objectif était de faire émerger des contradictions au sein du groupe LREM. Vous avez réussi à faire voter un amendement contre l’avis du gouvernement lors du débat sur la loi de confiance dans la vie publique. Les méthodes autoritaires du gouvernement, du président de l’Assemblée et du président du groupe LREM ont braqué l’Assemblée. Avec l’appui du mouvement social, pensez-vous sérieusement fissurer un groupe parlementaire composé, pour l’essentiel, d’individus qui doivent tout à Jupiter-Macron ?

Ce que je crois, c’est que nous pouvons le déstabiliser. Marginalement, il est peut-être possible de provoquer un phénomène de fronde. Il faut bien considérer que leur groupe parlement est une énorme masse. Ils sont seulement une trentaine à intervenir, 10% seulement, ce qui veut dire que les autres se posent encore beaucoup de questions. On sait par exemple que sur la loi Travail certains ne sont pas venus voter. Donc il y a des lignes de fracture chez eux et il faut qu’on les agrandisse.

Peut-être que nous pouvons déclencher un groupe de frondeurs. Mais quand nous nous adressons à eux et plus globalement à l’assemblée, nous essayons de parler au pays. Nous essayons de déstabiliser sa majorité comme ça, et je pense que celle-ci est très fragile. C’est quand même une première d’avoir une majorité si écrasante, à l’intérieur de laquelle il y en a beaucoup qui se demandent s’ils ne vont pas revenir à la vie privée dans les mois à venir. Je n’ai jamais vu ça ! Donc si Macron rentre dans un mouvement de tempête avec des mobilisations, comment vont-ils réagir…

Par exemple, je ne sais pas comment un député LREM, qui n’a jamais fait de politique, va réagir lorsqu’il aura une manifestation devant sa permanence comme cela arrive. Comment va-t-il faire ? Je ne parle pas d’une manifestation violente, je parle juste d’une pression, d’un mécontentement populaire. Parce que maintenant, beaucoup sont encore dans le monde de Oui-Oui. Beaucoup n’ont même pas vu les gens qui se sont abstenus massivement. Ils ont juste vu les résultats et le fait qu’ils avaient été élus comme dans un conte de fées. Donc quand ils vont être confrontés à la réalité des mobilisations sociales, cela risque d’être intéressant.

On a remarqué que dans la séquence parlementaire qui s’est écoulée, vous avez mis en scène une rhétorique d’opposition, dont vous avez quasiment le monopole, ce qui est un acquis en soi. Mais est-ce suffisant ? Ne gagneriez-vous pas à incarner une rhétorique davantage instituante, voire un ordre alternatif face au désordre macronien ?

Les médias retiennent nos coups d’éclat, mais entre ces coups d’éclat, nous avons fait énormément d’interventions très pédagogiques. Lorsque nous avons voulu faire passer un amendement pour faire sauter le verrou de Bercy, nous avons été jusqu’à voir Les Républicains pour le déposer. Donc le fait d’avoir un groupe est un atout, malgré sa taille, malgré le fait qu’il soit vécu sur la latéralité physique comme l’extrême-gauche de l’Assemblée. Si nous réussissons à lui donner une centralité dans les débats, nous y gagnons. D’autant plus que les autres sont traversés par des contradictions. Les LR ont pu dire tout ce qu’ils voulaient, ils se sont abstenus sur le vote de confiance. Les socialistes se sont abstenus, cinq ont voté contre, trois pour… En plus le FN est complètement inaudible et aphone. Il ne dit rien.

Il faut donc continuer à développer le fait que nous avons des solutions lorsque nous intervenons. Il faut montrer que le programme dont nous disposions, et qui n’était pas loin d’arriver au second tour, était applicable et préférable à celui du gouvernement. C’était vrai, cela reste encore plus vrai. Je pense que nous sommes est dans un monde très instable. Si Macron est rejeté pour les réformes qu’il devait appliquer, franchement, je ne vois pas quelle autre alternative il y a sur le fond. Ce n’est pas la droite qui va être une alternative à Macron. À moins de vouloir faire encore pire. Nous revendiquons notre rôle d’opposant sans faille mais aussi d’un alternative capable de gouverner le pays dès l’occasion nous en sera donnée.

 

Entretien réalisé par Léo Rosell et Lenny Benbara

 

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