Allongement du délai de recours à l’IVG : une loi insuffisante face à des problèmes d’accès persistants

© Julie Ricard

La crise sanitaire liée au Covid-19 a révélé et mis en lumière les inégalités d’accès à l’avortement et le fossé considérable entre le droit à l’avortement et la possibilité effective d’y avoir recours. Pendant le confinement, les difficultés d’accès à l’IVG ont été exacerbées, avec une augmentation significative du nombre d’IVG hors délai. Cette situation avait amené médecins, associations et politiques à réclamer un allongement temporaire du délai légal d’IVG de 12 à 14 semaines et avait fait naître la réflexion de réformer l’accès à celui-ci. D’où la proposition de loi, présentée et votée à l’Assemblée le 8 octobre dernier, allongeant le délai d’IVG de 12 à 14 semaines. Cependant, cette loi n’est pas à la hauteur des enjeux d’accessibilité à l’IVG. Par Barbara Calliot et Louise Canaguier. 


Le 19 mars, lors des débats sur le projet de loi d’urgence sanitaire, la sénatrice socialiste Laurence Rossignol propose des amendements pour étendre temporairement les délais de recours à l’IVG. Cela permettrait aux femmes dans des situations compliquées de confinement de ne pas se retrouver hors délais. Les amendements sont rejetés mais Olivier Véran assouplit les règles pour le recours aux IMG (Interruption médicale de grossesse) par aspiration, les médecins pouvant mettre en avant la « détresse psycho-sociale » comme motif. Cependant, il n’aborde pas la question de la composition du collège des médecins. Or, cela constitue un obstacle majeur à son recours (la procédure de recours à l’IMG est dépendante de l’approbation de quatre médecins, dont un étant spécialiste de médecine fœtale). Le 14 avril, le gouvernement autorise une prolongation du délai des IVG médicamenteuses, lequel s’étend jusqu’à sept semaines de grossesse. La demande d’allonger de quinze jours le délai de recours à l’IVG est alors largement relayée par les associations. Une tribune, soutenue par une soixantaine de députés, est publiée dans Libération le 12 mai[1]

Dans un rapport adopté le 16 septembre, la Délégation aux droits des femmes à l’Assemblée Nationale recommande de porter de douze à quatorze semaines de grossesse la limite légale pour pratiquer l’IVG. Ce rapport avait pour objectif d’identifier les freins au droit à l’avortement et d’en proposer une réponse législative, à la lumière des inégalités territoriales en matière d’l’IVG et des refus des prises en charges tardives. Ces éléments avaient été à la source des revendications des militantes des droits des femmes. Les co-rapporteuses du rapport (Marie-Noelle Ballistel et Cécile Muschotti) avaient plaidé pour une protection de la santé des femmes souvent obligées, pour celles qui en ont les moyens, de fuir à l’étranger dans des pays où la législation est plus progressiste en la matière comme aux Pays-Bas ou en Espagne, où le délai de recours à l’IVG est respectivement de 22 semaines et 14 semaines (il s’agirait de 3000 à 5000 femmes par an concernées par ces départs à l’étranger)[2].

Les 25 recommandations présentées dans ce rapport ont abouti à une proposition de loi (n°3375), soutenue par de nombreux élus de la majorité, et votée en première lecture à l’Assemblée le jeudi 8 octobre, avec 86 voix pour et 59 contre[3]. Cette proposition de loi du groupe Écologie démocratie et solidarité, portée par la députée Albane Gaillot, prévoit l’allongement de deux semaines du délai légal de recours à l’IVG (passant donc de 12 à 14 semaines). Elle prévoit également dans son article 3 de supprimer la double clause de conscience en matière d’IVG pour les médecins[4], en modifiant l’article L.2212-8 du Code de la Santé Publique, dont la rédaction est actuellement la suivante : « un médecin ou une sage-femme qui refuse de pratiquer une interruption volontaire de grossesse doit informer, sans délai, l’intéressée de son refus et lui communiquer immédiatement le nom des praticiens ou des sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention […] », pour une formulation reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes[5].

Afin de renforcer l’offre médicale en matière d’IVG, l’article 2 du texte propose de modifier l’article 2213-1 du Code de la Santé Publique, qui, en l’état ne permet aux sages-femmes que de pratiquer l’IVG médicamenteuse. Il étendrait leurs compétences en leur permettant de réaliser les IVG chirurgicales jusqu’à la dixième semaine de grossesse. L’article 4[6], quant à lui, prévoit « le gage des dépenses éventuellement occasionnées par ces mesures pour les organismes de sécurité sociale ». [7]

La proposition est soutenue par l’ensemble de la gauche, et particulièrement par la France Insoumise. À droite, des critiques se sont fait entendre en matière de suppression de la clause de conscience spécifique qui serait, selon eux, un point important de la loi Veil de 1975. La volonté de suppression du délai de réflexion de deux jours pour confirmer l’IVG après l’entretien psycho-social pose également problème. Depuis 2016 et la suppression du temps de réflexion minimal entre la consultation d’information et le recueil du consentement de la femme, c’est le seul délai qui subsiste dans le droit français.

Si la proposition a reçu le soutien de la majorité LREM, le gouvernement s’est montré plus réservé à son sujet. Le Comité national consultatif d’éthique a été saisi par Olivier Véran pour rendre un avis avant le passage de la proposition de loi au Sénat [8]. Par ailleurs, l’Académie nationale de médecine s’est opposée dans un communiqué à l’allongement du délai légal d’accès à l’IVG, en soulignant le risque d’une augmentation du « recours à des manœuvres chirurgicales qui peuvent être dangereuses pour les femmes », avec une « augmentation significatives des complications à court ou à long termes ». Ils s’opposent également au fait de déléguer des compétences supérieures aux sages-femmes en raison de leur « absence actuelle de qualification chirurgicale ».

L’Ordre des médecins s’est quant à lui opposé à la suppression de la clause de conscience spécifique à l’IVG, prévue par l’article 3 de la proposition de loi. Il met en avant le fait que celle-ci ne « permettra pas de répondre aux difficultés qui peuvent se poser à nos concitoyennes souhaitant avoir recours à une IVG »[9]. Le président du Collège national des gynécologues et obstétriciens de France (GNGOF), le professeur Israël Nisand, s’est également opposé à l’allongement du délai de recours à l’IVG. Dans un entretien accordé au Monde, il affirme que le véritable problème réside dans le délai d’obtention du rendez-vous qui, en raison de services hospitaliers débordés, place de nombreuses IVG hors-délais (le manque de moyens est en effet un obstacle considérable à l’application effective du droit à l’IVG). Il se montre dans ce sens favorable à l’idée de fixer un délai d’obtention de rendez-vous de cinq jours maximum. Il avance également le fait que cet allongement de deux semaines, qui change la technique d’extraction du fœtus, pourrait poser un problème de ressources humaines, avec des praticiens refusant de pratiquer l’IVG. Cela aurait pour effet de réduire encore plus l’accès à celui-ci. En effet, à douze semaines le fœtus mesure environ 85 millimètres contre 120 millimètres à 14 semaines ce qui exige de « couper le fœtus en morceaux et écraser sa tête pour le sortir du ventre » ce qui, selon le professeur, peut-être « assez difficile à réaliser pour beaucoup de professionnels »[10].

Ces réticences à l’égard de la proposition de loi, qui fait l’objet de nombreux débats éthiques et politiques, témoignent d’une hostilité et d’une méfiance structurelle par rapport aux avortements, et questionne sur leur accessibilité effective.

La loi Veil : acte fondateur du droit à l’avortement

En effet, le droit à l’avortement est le fruit d’une histoire de mobilisations et de luttes acharnées menées pour le droit à disposer de son corps, qui s’est heurté et se heurte encore aux réticences, aux blocages de nombreuses institutions, notamment religieuses, et au sexisme.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent, pour la première fois, interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques.

C’est avec l’adoption de la loi du 17 janvier 1975 que les femmes en France peuvent pour la première fois interrompre leur grossesse pour des motifs qui ne sont pas thérapeutiques. Cette loi sera très médiatisée et suscitera la polémique, ainsi qu’une multitude d’actions des groupes anti-IVG. Elle fait suite à de nombreuses manifestations publiques, visant à défendre un meilleur accès à la contraception et à dépénaliser l’avortement, parmi celles-ci certaines représentent “un défi à l’ordre social comme l’emblématique ‘Manifeste des 343’”[11].

Selon Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, l’analyse des arguments avancés lors des débats sur la loi Veil “permet de saisir le sens social que va prendre l’IVG en France et de mettre au jour la construction normative qui en découle” [12]. Effectivement, ce texte est le fruit d’un compromis qui arrive après l’échec de plusieurs propositions de lois (dont le projet Messmer-Poniatowski de 1973). Elle ne crée pas de véritable droit des femmes à avorter (comme le montrent l’autorisation obligatoire des parents pour les mineures, ou le non-remboursement par la Sécurité Sociale), mais permet l’autonomie des femmes en matière d’IVG. Toutefois, l’article 4 section 1 stipule que c’est l’état de détresse qui permet son recours.

À l’instar des propos de Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, les débats et les conflits autour de cette loi emblématique signent le sens social du recours à l’avortement : en effet, l’avortement est vu comme une exceptionnalité qui se doit d’être dramatique. Simone Veil déclare d’ailleurs le 26 novembre 1974 lors du débat introductif à l’Assemblée Nationale que : “l’avortement doit rester l’exception, l’ultime recours pour des situations sans issues […] c’est un drame et cela restera toujours un drame“. C’est l’argument de la santé publique, socialement plus recevable, qui est avancé pour défendre le projet (ce qui a instauré un dispositif de médicalisation permettant le contrôle social de la procréation). Associé aux différentes lois sur la contraception, l’objectif, était qu’il n’y ait plus, à terme,  besoin de faire d’IVG. Par la suite, la limitation de la clause de conscience est introduite lors du renouvellement de la loi Veil le 1er janvier 1980. Celle-ci acte le remboursement de l’IVG par la Sécurité Sociale (loi Roudy), et le délit d’entrave à l’IVG est créé par la loi du 5 décembre 1992.

La loi Aubry-Guigou du 4 juillet 2001 signe la reconnaissance d’un véritable droit des femmes à l’avortement, qui est considéré comme une liberté physique et corporelle protégée par le droit : la consultation psycho-sociale reste obligatoirement proposée mais devient facultative, le consentement parental n’est plus nécessaire pour les mineures, et le délai légal d’interruption de grossesse est porté de dix à douze semaines. En 2004, l’IVG médicamenteuse est autorisée en médecine de ville. Le 27 septembre 2013, Najat Vallaud-Belkacem lance un site dédié (ivg.gouv.fr), car de nombreux sites internet anti-IVG cherchant à dissuader les femmes par le biais de la désinformation ont fleuri sur le net. En 2014, la loi Vallaud-Belkacem supprime la condition de détresse avérée, présente dans la loi de 1975 : c’est un symbole fort. Le 1er décembre 2016 est présentée à l’Assemblée la proposition de loi sur le délit d’entrave numérique à l’IVG, votée définitivement le 16 février 2017. 

Cette nouvelle proposition de loi apporte certaines avancées en faveur d’une meilleure accessibilité à l’IVG. Néanmoins, les problèmes persistent encore. Ces mesures insuffisantes ne tendent qu’à estomper partiellement les difficultés d’accès à l’IVG, et posent la question du différentiel entre le droit à l’IVG formulé par la loi, et son accessibilité pratique pour les femmes.

Pour reprendre les termes de Sophie Divay, sociologue, le droit à l’avortement est indéniablement et malgré cette loi un « droit concédé, encore à conquérir »

En effet, si cette loi demeure insuffisante, c’est parce que les facteurs contraignant à l’IVG sont extérieurs et structurels. Entre le poids culpabilisateur de la société, appuyé par les institutions médicales, juridiques et les lobbies anti-avortement, ainsi que les difficultés d’accès matérielles et temporelles, faire le choix d’avorter demande encore aux femmes beaucoup de force, quand cela ne se transforme pas en parcours du combattant. 

Un accès restreint par les contraintes sociales

La liberté des femmes en matière d’IVG en France est, selon Lucile Olier, encore une liberté “sous contrainte” [14], largement dépendante du corps médical. Selon l’article L. 2212-2 du Code de santé publique [15], ancien article L.162-1 de la Loi Veil, « L’interruption volontaire de grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ». La légitimité de l’IVG fut donc entièrement rattachée à la santé, sous l’influence du corps médical, cela afin d’éviter une banalisation de l’acte. Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG. La « clause de conscience » adoptée place les valeurs morales du médecin au-dessus de toute urgence, même sanitaire. L’avortement n’est plus interdit, il est un droit, mais sous influence et sous contrôle du médical. Cela a transformé l’IVG en un acte de désespoir, de dernier recours. 

Par la loi de 1975, le corps médical a ainsi pris possession du contrôle social de l’IVG.

Avec la massification des moyens de contraception, se met en place ce que Nathalie Bajos et Michèle Ferrand appellent la “norme contraceptive. Elle place, intégralement et de façon très culpabilisatrice, la responsabilité de la contraception sur les femmes, dans la continuité de la norme patriarcale en matière de sexualité[16]. D’après l’enquête « Contexte de la Sexualité en France » de 2006, la très grande majorité des femmes (91 %) et des hommes (91 % également) entre 18 et 69 ans considèrent « qu’avec toutes les méthodes de contraception qui existent, les femmes devraient être capables d’éviter une grossesse dont elles ne veulent pas »[17], constituant de ce fait un déni des difficultés des femmes pour obtenir une contraception efficace et sans danger. 

La crainte d’une culpabilisation crée un véritable malaise psychologique. L’enquête de Sophie Divay, retraçant ses consultations psycho-sociales post-IVG, pour la revue Travail, Genre et sociétés, explicite le tabou qu’est cet acte pour un bon nombre de demandeuses. La peur du jugement social est récurrente durant les consultations, faisant de cet acte un non-dit, dans un but de protéger une relation amoureuse, familiale, ou encore une situation professionnelle, pour laquelle une IVG est un vrai frein à la carrière[18]. Pourtant, Nathalie Bajos et Michèle Ferrand montrent que 40% des femmes y ont recours une fois dans leur vie[19]. Il y a donc un véritable paradoxe entre la récurrence du recours à l’acte et sa perception sociale. 

La culpabilisation vient aussi parfois du regard très variable des médecins, allant d’une attitude réconfortante à celle “d’entrepreneur de morale, pour reprendre l’expression de Becker. Sophie Divay raconte ainsi comment une étudiante lui rapporta la pression psychologique exercée par son gynécologue pour qu’elle garde l’enfant. “En sortant de la visite, j’étais contente, parce qu’il avait accepté de faire l’IVG !, raconte celle-ci, confirmant le pouvoir des médecins sur le choix des femmes[20]. Ce regard culpabilisateur rend l’IVG encore plus difficile mentalement. La suppression de la double clause de morale ne va pas changer ce poids psychologique, puisque les médecins peuvent toujours refuser de pratiquer l’IVG.

Pour Danielle Gaudry, gynécologue et militante au Planning familial : “Il existe encore, 45 ans après la loi Veil, des freins idéologiques et aussi de fonctionnement dans l’accès à l’IVG en France”

De plus, l’article 4 de la loi Veil donne l’obligation au spécialiste d’ “informer celle-ci (la femme enceinte) des risques médicaux graves qu’elle encourt pour elle-même et ses maternités futures, et de la gravité biologique de l’interruption qu’elle sollicite[22], ce sur quoi les médecins insistent plus que pour toute autre opération médicale[23]. Or, l’article de Danielle Hassoun intitulé Les conditions de l’interruption de grossesse en France, de 1997, montre que la médicalisation de l’IVG a mis fin aux risques pour la santé de la personne enceinte, importants avant 1975[24]. Aujourd’hui, l’accent est mis d’avantage sur les traumatismes psychologiques possibles, créant l’idée que les personnes recourant à l’IVG ont forcément des problèmes postérieurs à l’acte. Les études scientifiques remettent pourtant cela fortement en question, notamment celle de Robinson G.E. et al. : “Is there an ‘abortion trauma syndrome’? Critiquing the evidence”, parue en 2009 dans la revue Harvard Review of Psychiatry[25]. Cela replace l’IVG comme un acte de désespoir, et non comme un choix. Sophie Divay met également en lumière le rôle du regard des conseillers. De nombreux récits entendus révélaient la psychologisation constante de l’IVG, appréhendée comme le traumatisme de la perte d’un enfant. Pour Nathalie Bajos et Michèle Ferrand, le fait que l’IVG continue d’être rattachée aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur[26]

Ainsi, le placement de l’IVG sous autorité médicale a cadenassé cette pratique autour de l’avis médical, en lui donnant une signification sociale particulière. La décision d’une IVG reste ainsi un choix stigmatisant. Un sondage de l’IFOP du 7 octobre 2020 affirme que pour 51% des répondants, avoir recours à l’IVG est une “situation préoccupante car avorter reste un acte que l’on préférerait éviter[27]. Cet acte reste donc socialement et moralement condamné. Si le droit à l’IVG est reconnu, son usage, fréquent ou pas, est critiqué. 

Le fait que l’IVG continue d’être rattaché aux centres médicaux dans le domaine de la grossesse et de la maternité, au lieu d’être pris en charge dans les structures traitant de la sexualité et de ses risques, est un poids symbolique fort et culpabilisateur.

Cette affirmation peut être imagée par la perpétuation des lobbies anti-avortement, agissant par l’action directe ou auprès du gouvernement. L’article “L’IVG, quarante ans après“, paru dans la revue Vacarme, met en avant les nouvelles techniques de ces groupes. Leur site “ivg.net” est le second résultat quand on tape “IVG” dans la barre de recherche. Il conduit vers un numéro vert menant à « un centre national d’écoute anonyme et gratuit ». Bien évidemment, tout est fait, du site aux conseillères au téléphone, pour dissuader explicitement l’IVG, reprenant les arguments d’une culpabilisation parfaitement intégrée socialement. À une autre échelle, les lobbies anti-avortement vont tenter d’influencer la Cour Européenne des droits de l’Homme. Au Parlement européen, le rapport Estrela, sur la santé et les droits sexuels, demandait le renforcement du droit à l’IVG, en lui donnant un cadre européen, mais il a été rejeté[28]

De plus, bien que l’IVG soit totalement soumise au corps médical, ce n’est pas une activité médicale comme les autres, et elle manque de reconnaissance dans le milieu médical. Ce problème vient du fonctionnement de l’hôpital français, contraignant indirectement le parcours vers l’IVG. 

L’avortement soumis à des enjeux économiques

Le rapport de l’Inspection générale des affaires sociales, de 2002, confirme que, s’il y a du progrès dans l’acceptation sociétale de l’IVG, nombre de difficultés demeurent dans les délais, dans l’information, et l’accueil fait aux personnes souhaitant avorter[29]. Pour les médecins du centre dédié à l’IVG, de Colombes, cités dans l’article “l’IVG, quarante ans après” : « tous les centres se font grignoter lentement mais sûrement »[30]. La loi Bachelot de juillet 2009 a laissé pour trace une logique de rentabilité qui complique d’autant plus l’accès à l’IVG. Les budgets déficitaires de cette activité relèvent ainsi d’un régime spécifique, contribuant à sa mise à l’écart, loin de la logique des gouvernements depuis 1975.

Laurence Duchêne, Marie Fontana, Adèle Ponticelli, Anaïs Vaugelade, Lise Wajeman, et Aude Lalande affirment que l’IVG est “dévalorisée de toutes les manières imaginables, elle est jugée par les médecins « techniciens » comme inintéressante, aussi bien techniquement que financièrement, et sans prestige[31].

La faible tarification de l’acte et, plus globalement, le problème du recrutement des médecins, ainsi que les moyens réduits affectés aux centres d’IVG posent d’ailleurs des problèmes récurrents, comme le montre l’Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse, suite à la loi du 4 juillet 2001, par l’IGAS[32]

De plus, le rapport suivant de l’IGAS, en 2009, critique la spécialisation forcée des établissements, dans un but de rentabilité, limitant le choix des femmes dans la méthode souhaitée[33]. Marc Collet montre que la cause est la subordination de l’IVG aux service des maternités, le rendant dépendant à ce secteur. L’évolution de l’accessibilité à l’IVG dépend de l’évolution de l’accès aux maternités.

Entre 1996 et 2007, le nombre d’établissements réalisant des IVG en France métropolitaine est ainsi passé de 747 à 588 tandis que le nombre de maternités diminuait de 814 à 572.

Le secteur privé, notamment lucratif, se désengage aussi de cette activité à cause du manque de rentabilité de celle-ci : “Depuis 2003, on assiste à un retrait du privé de cette activité de plus en plus marqué, avec une diminution de 25 % du nombre d’IVG réalisées. La concentration et la diminution des centres pratiquant l’IVG rallonge les délais de prise en charge. De plus l’accompagnement psychologique proposé dépend du statut de l’établissement[34]. Agnès Buzyn est resté sourde à l’état des lieux qu’elle avait commandé en septembre 2018, qui alarmait sur la fermeture de 8% des centres pratiquant l’IVG en 10 ans[35].

En conséquence, le personnel médical se sent très peu valorisé par cette activité, que ce soit moralement, par le poids des académies médicales, ou financièrement, à cause des coupes budgétaires dans les services de santé publique.

Israël Nisand, dans son interview pour Le Monde, explique sa position contre l’allongement du délai: “Il y a un problème de mauvaise santé de l’hôpital. On manque de personnels et donc cela joue sur tout : l’accès aux césariennes, à l’accouchement et à l’avortement.”[36] 

La dévalorisation de cette activité et le poids des institutions médicales, comme l’académie de médecine, défavorable aux allongements de délais, pèse inconsciemment sur les choix des médecins, nombreux à refuser de pratiquer les IVG. L’allongement de la période d’IVG a entraîné chez certains médecins un retrait total de cette activité. Le problème est que, derrière les valeurs idéologiques des médecins, le temps est compté pour les personnes en demande.

Avec un taux de 200 000 IVG pratiquées en France chaque année, le nombre d’IVG reste stable depuis les années 2000[37]. Dorothée Bourgault-Coudevylle, dans l’article “L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées, soutient que la suppression du recours à l’IVG reste impensable, niant les inégalités et les problématiques liées à la contraception[38].

De plus, aucune politique publique ne pourrait permettre une maîtrise parfaite de la contraception[39]. Ainsi selon l’enquête de l’IGAS, l’IVG serait  « un comportement structurel de la vie sexuelle et reproductrice de la femme devant être pris en compte en tant que tel »[40]. L’accessibilité de cette pratique est donc un enjeu sanitaire fondamental, afin d’éviter tout danger physique et moral aux personnes détentrices d’un utérus, ce au nom de quoi les gouvernements successifs ont légiféré depuis 1975. Ainsi, la nouvelle loi est un progrès, mais demeurant insuffisant face à des contraintes d’accessibilité, conséquences doubles des effets du sexisme et du capitalisme. 


 [1] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[2] Le Monde avec AFP. (2020, 16 septembre). Un rapport de l’Assemblée nationale recommande d’allonger la limite légale d’une IVG Le Monde.
[3] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[4] Selon le texte de présentation de la loi sur le site de l’Assemblée nationale :  “Instauré par la loi du 17 janvier 1975 relative à l’interruption volontaire de grossesse, le système de « double clause de conscience » correspond à la superposition d’une clause de conscience générale, de nature réglementaire, inscrite à l’article R. 4127‑328 du code de la santé publique, qui autorise les médecins à s’abstenir de pratiquer un acte médical et d’une clause spécifique à l’IVG, de nature législative, inscrite à l’article L. 2212‑8 du même code. La rédaction de cet article visait à rassurer les praticiens et à offrir une garantie aux patientes, en rappelant cette faculté en matière d’IVG et en conditionnant l’exercice de cette clause de conscience à une obligation d’information et d’orientation des patientes”.
[5] Selon le texte de proposition de loi n° 3375 : “cette proposition de loi prévoit de substituer à la rédaction actuelle de l’article L. 2212‑8 du code de la santé publique, redondante, une rédaction reposant sur l’obligation d’information et d’orientation des patientes. La rédaction proposée ne doublonne ni ne contredit la clause de conscience prévue à l’article R. 4127‑328 du même code mais elle en tire les conséquences.”
[6] site assemblée nationale
[7] article 4 de la proposition de loi n°3375  : “La charge pour les organismes de sécurité sociale est compensée, à due concurrence, par la création d’une taxe additionnelle aux droits mentionnés aux articles 575 et 575 A du code général des impôts”.
[8] Le Monde avec AFP. (2020, 8 octobre). L’allongement du délai légal pour une IVG voté, en première lecture, à l’Assemblée Le Monde.
[9] Marlène, T. (2020, 12 octobre). Projet de loi sur l’IVG : l’Académie de médecin et l’Ordre des médecins défavorables Libération.
[10] Propos recueillis par Solène Cordier. (2020, 07 octobre). Délai pour avorter : “Effectuer une IVG à quatorze semaines de grossesse n’a rien d’anodin” Le Monde.
[11] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[12] Ibid.
[13] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[14] Olier, L. (2011). Présentation du dossier. La prise en charge de l’IVG en France : évolution du droit et réalités d’aujourd’hui. Revue française des affaires sociales, , 5-15.
[15] Article L2212-2 du Code de la santé publique : “L’interruption volontaire d’une grossesse ne peut être pratiquée que par un médecin ou, pour les seuls cas où elle est réalisée par voie médicamenteuse, par une sage-femme.Elle ne peut avoir lieu que dans un établissement de santé, public ou privé, ou dans le cadre d’une convention conclue entre le praticien ou la sage-femme ou un centre de planification ou d’éducation familiale ou un centre de santé et un tel établissement, dans des conditions fixées par décret en Conseil d’Etat.”
[16] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[17] Enquête sur le contexte de la sexualité en France (CSF), conduite en 2006 auprès d’un échantillon aléatoire de 12384 femmes et hommes de 18-69 ans (Bajos et Bozon, 2008)Bajos N., Bozon M. (dir.) (2008), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, Paris, Éditions La Découverte.
[18] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[19] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[20] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[21] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[22] Loi de 1975 sur le droit à l’avortement, 1975, art.4 – L162.3
[23] Divay, S. (2003). L’ivg : un droit concédé encore à conquérir. Travail, genre et sociétés, 9(1), 197-222.
[24] Hassoun, D. (2011). [Témoignage]. L’interruption volontaire de grossesse en Europe. Revue française des affaires sociales, , 213-221.
[25] Robinson G.E., Stotland N.L., Russo N.F., Lanf J.A. (2009), “Is there an ‘abortion trauma syndrome’ ? Critiquing the evidence”, Harvard Review of Psychiatry, 17 (4): 268-90.
[26] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[27] IFOP. (2020). Les Français et l’IVG.
[28] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[29] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[30] Duchêne, L., Fontana, M., Ponticelli, A., Vaugelade, A., Wajeman, L. & Lalande, A. (2014). L’IVG, quarante ans après. Vacarme, 67(2), 1-23.
[31] Ibid
[32] E. Jeandet-Mengual (2002), Rapport d’activité du Groupe national d’appui à la mise en œuvre de la loi du 4 juillet 2001 relative à l’interruption volontaire de grossesse et à la contraception, Inspection générale des Affaires sociales.
[33]Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.[34]Collet, M. (2011). Un panorama de l’offre en matière de prise en charge des IVG : caractéristiques, évolutions et apport de la médecine de ville. Revue française des affaires sociales, , 86-115.
[35] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[36] Solène, C., Olivier, F., Mariama, D. (2020, 07 octobre). Les députés examinent l’allongement du délai pour avorter Le Monde.
[37] Annick Vilain (DREES), 2019, « 224 300 interruptions volontaires de grossesse en 2018 », Études et Résultats, n°1125, Drees, septembre.
[38] Bourgault-Coudevylle, D. (2011). L’interruption volontaire de grossesse en 2011. Réflexions sur un acte médical aux implications controversées. Revue française des affaires sociales, , 22-41.
[39] Bajos, N. & Ferrand, M. (2011). De l’interdiction au contrôle : les enjeux contemporains de la légalisation de l’avortement. Revue française des affaires sociales, , 42-60.
[40] Aubin C., Jourdain-Menninger D., Chambaud L. (2009a), Évaluation des politiques de prévention des grossesses non désirées et de prise en charge des interruptions volontaires de grossesse suite à la loi du 4 juillet 2001, Inspection générale des Affaires sociales.

Judith Butler : « Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur »

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©Miquel Taverna

Les gender studies ont généré des débats croissants depuis leur apparition et les différentes vagues féministes ont accru leur importance. Judith Butler est l’une des principales théoriciennes de ce courant. Nous avons pu l’interroger sur ses principaux concepts, ainsi que sur le regard qu’elle porte sur l’avenir politique – à l’heure où la question de la reformulation de la masculinité est devenue capitale pour qui veut combattre le patriarcat. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara. Traduction par Valentine Ello.


LVSL – Vous êtes née dans une famille juive traditionnelle dans l’Ohio. Votre oncle a été emprisonné parce qu’il était transsexuel et il est mort en prison. Vos cousins ont été expulsés de leurs foyers parce qu’ils étaient homosexuels et on vous a amenée chez un psychiatre à l’âge de 15 ans quand vous avez annoncé votre homosexualité. Comment déconstruisez-vous le genre dans votre histoire personnelle difficile ? Pour celles et ceux qui ne vous connaissent pas, comment vous décririez-vous ?

Judith Butler – Les auto-descriptions ne sont pas mon fort. Mon oncle était vraisemblablement intersexué, mais il a fini par devenir une sorte d’attraction à force d’être constamment analysé par les autorités médicales et psychiatriques. Je ne l’ai jamais connu car il a été interné avant ma naissance et on m’a dit qu’il n’était plus conscient. C’était un mensonge, j’aurais pu le rencontrer, mais mes parents ne voulaient pas que les enfants entrent en contact avec lui. J’ai un cousin homosexuel qui sait ce qui s’est réellement passé. Ce cousin a été tout bonnement excommunié. Certaines familles font des dons financiers qu’elles requalifient ensuite de prêts, et quand ces derniers deviennent des dettes impossibles à rembourser, on les met dans la catégorie des crimes. Ce n’est pas une surprise, la criminalité a toujours été utilisée contre nous à la moindre occasion. Mes parents et grands-parents étaient terrifiés que l’antisémitisme surgisse à tout moment, ils pensaient que s’assimiler aux normes américaines était le seul moyen de se protéger. Ils ont continué à respecter les fêtes religieuses et certains respectaient le shabbat, mais avec le temps, la judéité a été déconnectée de la plupart des rituels (pas tous) et est devenue un ethos communautaire.

LVSL – L’un de vos concepts principaux que vous développez dans Trouble dans le genre est l’idée de performativité du genre. Pourriez-vous revenir sur ce concept pour nos lecteurs et nos lectrices ?

JB – L’idée de la performativité du genre a évolué avec le temps. Quand je l’ai présentée pour la première fois, je m’intéressais à la façon dont les gens répétaient certains gestes, et comment ces gestes semblaient exprimer et amplifier la façon dont ils percevaient leur genre. Mais il était clair qu’ils ne créaient pas entièrement ces gestes qu’ils répétaient. Ils ne leur étaient pas entièrement propres, même s’ils étaient personnalisés. Ils exprimaient des gestes qui avaient été effectués auparavant, d’une manière qui établissait une sorte de solidarité tacite avec celles et ceux qui avaient effectué ces gestes. En même temps, ils modifiaient et transformaient ces gestes, improvisaient les actes, les mouvements, les gestes qu’ils reproduisaient.

LVSL – Concernant la performativité du genre, certaines interprétations de votre théorie sont clairement volontaristes. Peut-on choisir son propre genre ? Quel est le lien entre nos corps et notre genre ?

JB – Il y a des moments où nous choisissons notre genre, par exemple, quand nous allons au tribunal pour demander un changement de genre. À ce moment, nous faisons le choix légal et même politique de la reconnaissance du genre auquel il nous semble appartenir. Il y a donc un choix au niveau légal et politique – dois-je faire la demande ou non ? – mais les choses sont différentes quand il s’agit du ressenti profond de qui nous sommes en termes de genre. Beaucoup de gens, si ce n’est la plupart, qui cherchent à changer légalement de genre, ont le sentiment que leur genre est une partie inaltérable de leur identité, et qu’il ne l’ont donc pas choisi. En ayant recours à la loi, ils choisissent de faire reconnaître cette partie non-choisie d’eux et affirment que c’est ce qu’ils sont.

LVSL – Le féminisme ne constitue pas un mouvement unifié. Que pensez-vous des mécanismes néolibéraux de réappropriation (les grandes marques qui vendent des produits féministes, mais aussi le combat de Beyoncé ou Rihanna pour les droits des femmes) ? Comment analyser cette réalité idéologique ? Pensez-vous qu’elle contribue à diluer la puissance critique du féminisme ?

JB – Il y a beaucoup de féminismes différents, et nous devons être critiques et distinguer lesquels font réellement progresser les idéaux fondamentaux du mouvement. Les différentes formes de féminisme libéral qui se concentrent sur le développement individuel abandonnent souvent la nature collective et la puissance du mouvement. Mais pour les jeunes femmes et filles qui vivent à des endroits où le mouvement féministe est inconnu, cela peut-être assez fort de voir Beyoncé chanter et affirmer son corps de manière puissante. Je crois que certaines athlètes comme Serena Williams ou Megan Rapinoe le font aussi. On n’a pas besoin d’aimer tout ce qu’elles disent pour voir que la représentation publique de leur force fait une différence pour d’autres femmes à travers le monde.

LVSL – Les vagues féministes ont commencé à grandir dans de nombreux pays, comme en Espagne. Le sujet de la masculinité toxique est parfois dans l’agenda politique. Que diriez-vous à ces hommes qui doivent réorganiser leur propre construction de genre ?

JB – Je serais méfiante vis-à-vis de toute mesure ressemblant à une autocorrection stalinienne ou une autocritique maoïste. Mais je pense qu’il y a chez les hommes beaucoup de pactes non codifiés et implicites par rapport aux violences faites aux femmes. Ils voient des maris battre leurs femmes ou leurs copines et ils détournent le regard. C’est un moment où un homme donne la permission à un autre homme d’exercer de la violence envers une femme. Détourner le regard est un geste qui ne prend pas toujours la forme d’une tête qui tourne dans une autre direction. Il implique à la fois le déni et l’octroi de l’impunité. Mais certains hommes brisent ce lien de fraternité et l’interrompent, élèvent la voix, interviennent ou expliquent clairement que la violence envers les femmes est inacceptable. Dans et par cet acte, cette série d’actes, une version différente de la masculinité est formulée. Il s’agit de s’assurer que l’acte qui brise le lien fraternel est également un acte qui crée de la solidarité avec les femmes. Les femmes n’ont pas besoin d’un autre sauveur ! Elles ont besoin de solidarité sur une base d’égalité. Tant que l’oppression de genre ne sera pas vaincue, nous aurons besoin des féministes pour prendre les choses en main.

LVSL – En réaction à la vague féministe, on voit un nombre croissant de mouvements culturels, en particulier sur les réseaux sociaux, qui revendiquent la défense de l’identité des hommes et de la masculinité. Comment expliquez-vous cette recrudescence ? À quoi ressemblerait un féminisme hégémonique capable de neutraliser ce genre de réaction ?

JB – Il me semble que cette défense des hommes et du masculinisme agit comme si l’opposition à la violence masculine était une opposition aux hommes tout court. Ou que l’opposition aux inégalités de genre est une simple opposition aux hommes en tant que tels. Mais cet argument présuppose qu’il ne peut y avoir d’hommes sans violence masculine ni inégalités de genre, que mettre fin à la violence et aux inégalités reviendrait à abolir les hommes. Il est inconcevable pour eux que les hommes seraient toujours des hommes s’ils entraient dans une nouvelle forme de virilité ou de masculinité fondée sur l’égalité et la non-violence. C’est une défense réactionnaire d’hommes qui pensent que la violence fait partie intégrante de l’homme.

LVSL – Vous parlez des manifestations en tant que formes d’expression incarnées, des manières de porter des revendications politiques, même lorsque le discours est absent ou n’est pas la principale forme d’expression, vous utilisez la performativité du genre comme point de départ pour parler des populations précaires et du rassemblement des corps en tant que protestation. Vous combinez vos deux théories de la performativité et de la précarité avec les travaux de Hannah Arendt, Giorgio Agamben et Emmanuel Levinas de façon à évaluer de manière critique et de s’adresser à la place Tahrir, Occupy, Black Lives Matter, et aux autres mouvements de contestation. Pouvez-vous nous en dire plus sur la manière dont ces deux théories sont connectées ?

JB – Beaucoup des manifestations majeures des dernières années ont attiré l’attention sur l’état précaire auquel sont confrontés les corps dans les rues. Ils en font l’expérience dans la rue, à la maison, aux frontières, sur le lieu de travail, dans l’espace public ou, effectivement, dans les camps de détention ou les prisons. L’une des nombreuses manières d’exprimer la rage et de dire l’injustice de cette précarité vécue est précisément par le rassemblement, c’est-à-dire en devenant pluriels et en exprimant leur opposition, l’expression étant parfois vocale mais elle peut parfois passer par un large éventail de moyens, y compris le mouvement, les gestes, les images ou le son. Tous les sens du corps contribuent à la manière dont l’opposition est formulée et dont la revendication est faite. Levinas parlait de la demande que l’Autre me fait, contre ma volonté, et qui est une demande éthique. Ma question est la suivante : lorsque des corps sont expulsés, qu’ils sont apatrides ou sans moyens de subsistance de base, ils formulent leurs revendications avec leurs corps et les moyens qu’ils sont et qu’ils ont – c’est parfois le fait de filmer de façon spontanée des violences policières avec un téléphone portable. Et pourtant, ceux qui sont en-dehors de la scène sont concernés par ces revendications, ils doivent être sensibles à ce qui est exprimé, manifesté, communiqué, et cela les exhorte à traduire par un langage politique auquel ils sont habitués (principalement parlementaire) la réalité de ceux qui expriment des revendications politiques de différentes manières.

LVSL – Nous vous avons également entendu dire : « Il est plus facile de continuer à se battre si l’on sait que l’on n’est pas seul, que l’on dépend des autres ». Que pensez-vous de l’idée d’une fragmentation défendue par l’activisme actuel et comment le néolibéralisme a fragmenté l’identité de la classe ouvrière ? Pensez-vous que nous ne sommes plus à la recherche d’une histoire commune pour unir différentes personnes autour d’un unique objectif, mais que nous essayons d’exagérer nos particularités pour combler l’angoisse du présent dépourvu d’identité de classe ? Comment construire alors cette unité qui fait que nous dépendons les uns des autres ?

JB – Les anciennes idées d’unité ne sont plus, mais ce serait une erreur de penser que tout ce qui nous reste en conséquence est l’état fragmenté de différentes identités. L’idée de l’alliance est une façon de penser la solidarité qui permet à la différence d’être un facteur mobilisateur plutôt que paralysant. Cette forme de politique identitaire qui affirme qu’on ne peut se représenter que par sa spécificité ne laisse pas de place à la création d’alliances. Je comprends le besoin d’insister sur la singularité, en particulier dans un contexte de populations autochtones dont les histoires ont été effacées avec beaucoup de leurs ancêtres. Mais il faut néanmoins s’interroger sur les conditions historiques communes que nous traversons, le déplacement néolibéral des travailleurs, la destruction des droits humains, l’augmentation des niveaux de pauvreté et les formes néolibérales d’individualisme qui font que la solidarité semble encore plus lointaine. Nous devons créer des formes de solidarité transrégionales et translinguistiques qui insistent sur la justice économique, en luttant contre les effets dévastateurs du capitalisme sans reléguer au rang des luttes secondaires le féminisme, l’activisme queer et trans et les luttes pour l’égalité raciale et la liberté. Nous ne devons donc pas revenir à une unité simple, mais plutôt nous battre pour former un réseau toujours plus puissant de solidarités axées sur la lutte contre la destruction de la planète et pour un salaire vivable. Nous avons besoin de nombreux mouvements travaillant de concert pour éclairer chaque aspect de cette constellation. Cela ne veut pas dire que nous sommes du même avis ou que nous parlons la même langue, mais que nous acceptons le fait que nous vivons ensemble sur cette planète et que cela nous oblige à démanteler les forces de destruction et d’oppression pour créer une vie plus vivable pour tous. Une fois que la gauche sera plus affûtée face aux forces économiques dévastatrices qui œuvrent contre nous, la version sécuritaire du fascisme et la résurrection destructrice du patriarcat, nous n’aurons pas une nouvelle langue, mais un nouvel activisme de traduction qui rassemble les langages politiques de la vie.

Le Mexique ou l’enfer des femmes

La dernière marche du 8 mars, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès sans précédent à Mexico © María José Martínez

Toutes les trois heures au Mexique, une femme est assassinée. Et toutes les 18 secondes, une autre y est violée. Des chiffres à peine croyables qui sont la conséquence d’une société où le patriarcat est entretenu notamment par l’Église catholique, où l’impunité, quasi-totale, est permise par une corruption endémique et où la violence a été exacerbée par le néolibéralisme et l’impérialisme étasunien. Si la progression du mouvement féministe et l’élection du nouveau président Andrés Manuel Lopez Obrador ouvrent des perspectives positives pour la condition de la femme mexicaine, le chemin à accomplir sera long et difficile.


Une violence contre les femmes normalisée

19h10, station Bulevar Puerto Aéreo, ligne 1 du métro de Mexico : une jeune femme s’apprête à sortir de la rame. Soudain, un homme s’approche d’elle, pointe discrètement un couteau sur ses côtes et lui souffle : « Sors avec moi, il y aura une voiture blanche, monte dedans et si on te demande quelque chose, dis que c’est ton Uber ». La victime se met à suffoquer. Une vieille dame lui demande si elle va bien. Elle ne répond pas. Celle-ci se met alors à crier « Au feu ! Au feu ! ». Les passagers se retournent, un policier arrive, l’agresseur s’enfuit.

Ce qui semble n’être qu’un fait divers est en fait un énième exemple de la violence institutionnalisée contre les femmes au Mexique. Ainsi, en 2018, les autorités ont recensé 3580 féminicides, c’est-à-dire des meurtres de femmes dont leur genre est le mobile direct. Certaines estimations montent même jusqu’à 8000 femmes. Et parmi elles, au moins 86 mineures. Avant l’âge de 17 ans, 40 % des Mexicaines seront victimes d’un viol ou d’une tentative de viol.

Chaque jour en moyenne, 80 viols sont signalés à la police dans le pays tandis que les numéros d’urgences reçoivent 300 appels liés à des faits de violence contre des femmes. Et c’est bien peu comparé aux chiffres estimés. Dans un pays où l’impunité est l’un des principaux fléaux, seuls 2% des délits sont jugés et 94% des agressions sexuelles ne sont pas signalées. La faute à des procédures bien souvent trop complexes et inefficaces et à des policiers corrompus ou refusant d’écouter les victimes avec respect. Parfois même, policiers et violeurs sont les mêmes comme l’explique Tania Reneaum, directrice d’Amnesty International au Mexique.

Hommage à huit victimes de féminicides à Ciudad Juárez, là où leurs corps ont été retrouvés © Iose

En quinze ans, les féminicides ont progressé de 85%. La principale cause de cette augmentation est la guerre contre la drogue, commencée en 2006 pour des motivations électoralistes du parti conservateur alors au pouvoir et sous la pression de l’Empire étasunien et de son complexe militaro-industriel. Cette guerre a entraîné une très forte déstabilisation du pays qui a favorisé l’impunité des criminels et a accru la violence et la puissance des cartels qui participent au trafic d’être humain. La militarisation de l’État a causé une explosion des violations des droits de l’Homme, particulièrement aux dépends des femmes. Et la corruption systémique, particulièrement prégnante sous le mandat d’Enrique Peña Nieto, a aggravé la défaillance du système judiciaire.

La tristement célèbre ville de Ciudad Juárez est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes

Les meurtres de femmes sont souvent bien plus cruels que ceux des hommes : leurs corps sont généralement mutilés et découpés. Ils sont le fait d’individus isolés qui, profitant de l’impunité, les violent puis les assassinent ou bien des cartels qui les kidnappent, les prostituent et les tuent après plusieurs mois d’exploitation sexuelle. Cela est particulièrement le cas dans le Nord du pays, à la frontière, où de nombreux Américains viennent effectuer du tourisme sexuel à bas coût et où la présence des maquiladoras, ces zones de libres échanges où prospèrent les usines de sous-traitance étasuniennes, favorisent l’immigration interne de femmes pauvres et sans attaches à la recherche d’un emploi, faisant d’elles des cibles faciles. Ainsi, la tristement célèbre ville de Ciudad Juárez, baptisée par les médias capitale mondiale du meurtre, est un cas d’école des liens entre néolibéralisme et violence contre les femmes.

Une société patriarcale

À la défaillance des institutions s’ajoute la profonde culture machiste et patriarcale. Ainsi, la violence intrafamiliale est normalisée et était majoritairement considérée jusqu’il y a peu comme relevant de la sphère privée. On estime ainsi que près de la moitié des femmes mexicaines sont victimes de violences conjugales. Un sondage révélait que 10 % des hommes mexicains interrogés considéraient tout à fait normal de frapper une femme désobéissante.

Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’église catholique

Le droit des femmes à disposer de leur corps est également restreint par l’interdiction de l’interruption volontaire de grossesse dans tout le pays à l’exception de la capitale depuis 2007. Dans 17 des 32 États du pays, l’avortement conduit même à des peines de prison : jusqu’à trente ans dans l’État de Guanajuato. Il est même arrivé que des femmes se retrouvent en prison pour avoir fait une fausse couche. Chaque année au Mexique, environ 1500 femmes meurent à la suite d’un avortement clandestin. Principale responsable de ces mortes : l’Église catholique, force réactionnaire dont l’hyperpuissance est manifeste dans un État pourtant laïc. Ainsi, un évêque du Chiapas n’a pas hésité pas à comparer les partisans de la dépénalisation à Hitler quand tous les autres se contentent de simples : « Assassins ! ». Pourtant, ce ne sont pas moins d’un million d’avortement qui ont lieu chaque année, le plus souvent hors de Mexico, donc illégal et entrainant dans 40% des cas des complications. La légalisation de l’avortement dans la capitale fait également de cette enclave l’une des villes où se pratique le plus d’IVG au monde, de nombreuses femmes du reste du Mexique et d’Amérique centrale s’y rendant spécialement pour cela. Une possibilité réservée à celles qui en ont les moyens puisqu’en plus des frais inhérents au déplacement, l’acte est seulement gratuit pour les résidentes du district fédéral.

Comme dans d’autres pays d’Amérique latine, le foulard vert est le symbole de la lutte pour le droit à l’avortement © ItandehuiTapia

Bien sûr, on retrouve également un écart salarial important : à travail égal, les femmes ont un salaire 27% inférieur à celui des hommes. À cela s’ajoute généralement une participation beaucoup plus importante au travail domestique : 10 à 20h de plus que les hommes sont en moyenne consacrées aux tâches ménagères et 8 à 15h de plus au soin des enfants et des personnes âgées.

L’émergence du mouvement féministe

En réponse à la violence, le mouvement féministe s’affirme de plus en plus rapidement au Mexique © Luisa María Cardona Aristizabal

Face à cette situation terrible, un mouvement féministe relativement important a pris place au Mexique, notamment dans les centres urbains. Ainsi, la marche du 8 mars dernier, à l’occasion de la Journée internationale des droits des femmes, a rencontré un succès inédit dans la capitale. Des dizaines de milliers de manifestantes et de manifestants ont battu le pavé avec un mot d’ordre glaçant : « On veut vivre ! ». Autres slogans notables : « Pas une morte de plus », « Ni saintes, ni putes : simplement femmes », « Mon corps, mon choix » ou encore « Avortons le patriarcat ». Principales revendications : la prise de mesures radicales pour lutter contre la violence et les féminicides, l’égalité salariale et, pour la majorité, la légalisation et la gratuité de l’interruption volontaire de grossesse.

En effet, cette mesure ne fait pas l’unanimité chez toutes celles se réclamant du féminisme : le courant féministe chrétien – dont le nom est quelque peu un oxymore – composé essentiellement de femmes relativement âgées, s’y oppose suivant la ligne de l’Église catholique et revendique une vision différentialiste des sexes qui ne remet que peu en question les rôles de genre. À l’inverse, c’est un courant très anglo-saxon, par forcément adapté à la situation mexicaine, qui domine le mouvement féministe dans les universités de la capitale.

Si ce dernier semble avoir eu jusqu’à présent peu d’impact dans la lutte contre les inégalités et les violences faites aux femmes en dehors des campus, il est fortement instrumentalisé par la droite conservatrice et leurs médias pour discréditer le féminisme. Ainsi, nombreuses sont les femmes mexicaines à refuser de se revendiquer comme féministes, considérant celles-ci comme « des extrémistes haïssant les hommes et voulant faire des femmes des lesbiennes ». Cette caricature grossière rencontre malheureusement un certain succès.

Les femmes indigènes sont particulièrement exposées à l’exploitation sexuelle

Les femmes indigènes forment également une avant-garde féministe notable. Victimes de racisme, souvent considérées comme des citoyennes de seconde zone et vivant généralement dans des zones reculées, elles ont par exemple un accès beaucoup plus limité à la contraception. Leur condition économique fragile les expose également beaucoup plus souvent au fléau de l’exploitation sexuelle. L’une de ses portes paroles a notamment été María de Jesus Patricio, dite Marichuy, qui fût la candidate d’organisations indigènes de gauche – et notamment de l’armée zapatiste – à la dernière élection présidentielle.

L’alternance à gauche : vers de nouvelles perspectives

La forte progression du mouvement féministe peut s’expliquer par trois facteurs. D’abord, un ras-le-bol grandissant face à l’explosion de la violence. Ensuite, par la dynamique mondiale féministe portée notamment par le mouvement #MeToo. Enfin, par l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador – AMLO à la tête du pays en juillet dernier.

Celui-ci ne fait pas l’unanimité dans les rangs féministes. Si certaines militantes soutiennent pleinement le nouveau président voire ont même choisi de rejoindre ses rangs, d’autres ne croient pas en l’espoir de changements réels dans la lutte contre les inégalités de genre pour des raisons qui seront évoquées un peu plus loin. Quoi qu’il en soit, son élection a ouvert une brèche dans laquelle féministes pro et anti-AMLO ont choisi de s’engouffrer.

En effet, les précédents gouvernements corrompus du PRI, néolibéral et technocratique, et du PAN, conservateur chrétien, s’étaient jusque-là contentés de mesures à la marge pour lutter contre les inégalités et la violence. On citera l’inefficace alerte de genre, un dispositif mis en place dans les États les plus touchés par les féminicides qui prévoyait officiellement une sensibilisation de la police et de la justice et une meilleure surveillance des rues. Des wagons réservés aux femmes dans le métro : une ségrégation spatiale qui choque philosophiquement de nombreuses femmes mais qu’elles voient comme un mal nécessaire face à la gravité de la situation. Ou encore la reconnaissance du féminicide comme circonstance aggravante en cas de meurtre : mesure salutaire mais quasi-dépourvue d’effets face à l’impunité endémique du pays.

La mesure d’AMLO qui suscite le plus de réserve dans le camp féministe est la mise en place de la garde nationale. Elles craignent que ce corps civil entraine un accroissement de la militarisation du pays et in extenso des violations des droits de l’Homme. L’exécutif au contraire y voit la possibilité de retirer peu à peu l’armée du pays au profit de cette garde qui sera spécifiquement formée aux questions féministes.

Un autre sujet de crispation entre une partie du mouvement féministe et AMLO est sa décision de réviser l’attribution du budget réservé à la protection de l’enfance et à l’hébergement des femmes victimes de violence. Il a en effet choisi de réduire les subventions aux associations pour verser une aide directe aux parents seuls et mettre peu à peu sous la tutelle de l’État les refuges de femmes violentées. Une décision qu’il justifie par de trop nombreux détournements d’argent public.

Sous la pression de députés, la légalisation de l’avortement devrait bientôt voir le jour

Se revendiquant « humaniste chrétien », Lopez Obrador a refusé de prendre position sur le sujet de l’interruption volontaire de grossesse mais s’est dit en faveur d’un référendum sur la question et s’est engagé à promulguer une éventuelle loi en faveur de sa légalisation. Une légalisation qui, malgré l’opposition de la majorité de la population, pourrait bientôt voir le jour sous la pression d’un regroupement de députés issus de la Morena – le parti d’AMLO, du PRD (social-démocrate) et du PT (marxiste). Déjà, une loi reconnaissant « le droit de toute personne à son autonomie reproductive, c’est-à-dire à décider de manière libre, responsable et informée à avoir des enfants ou non » va être votée, ouvrant ainsi une première porte à la légalisation.

Entre autres premières mesures d’Andrés Manuel Lopez Obrador en faveur de l’égalité de genre, on notera la mise en place de protocoles destinés à lutter contre le harcèlement sexuel endémique dans les universités – notamment hors de la capitale, l’amnistie de femmes ayant avortée et l’inclusion de perspectives de genre à la totalité des nouvelles lois votées et aux réformes des lois en vigueur. Enfin, les programmes sociaux mis en place et à venir, comme le doublement du salaire minimum en juin dernier, toucheront avant tout les femmes, premières victimes de la précarité.

Féministe revendiquée, Claudia Sheibaum est la nouvelle maire de Mexico © Tlatoani Uriel

Conjointement à l’élection d’AMLO, celle de Claudia Sheinbaum à la tête du gouvernement de Mexico promet une forte politique volontariste au sein du district fédéral. Élue à la tête d’une ville traditionnellement à gauche, la nouvelle maire ne cache pas ses convictions féministes et souhaite faire de la question des femmes une priorité de son agenda politique. Au programme : présence d’un membre du secrétariat local des femmes dans chaque bureau du procureur, formation de la police auxiliaire, ligne téléphonique dédiée aux violences de genre, festivals féministes, mesures pour la réappropriation des femmes de l’espace public etc.

On notera également que le Mouvement de régénération nationale, le parti présidentiel, qui a choisi de dédier 50 % de son budget à l’éducation populaire, a mis en place de nombreuses formations de sensibilisation au droit des femmes et au féminisme.

Dorénavant, le parlement mexicain est l’un des plus paritaires au monde

Enfin, l’élection d’Andrés Manuel Lopez Obrador a participé à une forte féminisation du personnel politique. Ainsi, le gouvernement, qui ne comptait que quatre femmes sur trente membres sous la présidence d’Enrique Peña Nieto est dorénavant parfaitement paritaire : une première au Mexique. Surtout, la chambre des députés comporte dorénavant 241 femmes sur ses 500 membres : elle n’était que 114 il y a dix ans. Quant à la chambre haute, elle compte 63 femmes pour 65 hommes. Une parité parlementaire atteinte par peu de pays dans le monde même si l’on regrettera que les postes de pouvoir au sein des chambres aient été majoritairement attribués à des hommes.

Ainsi, le Mexique est confronté à une violence de genre sans mesure qui prend place au sein d’un pays fortement marqué par la culture patriarcale et le machisme. Une situation qui s’insère également dans une société marquée par les inégalités économiques et l’impunité judiciaire permise par une corruption endémique. La faute avant tout de plusieurs décennies de néolibéralisme ayant permis le fiasco de la guerre contre la drogue, le tout organisé par une oligarchie mafieuse avec l’appui au moins tacite de l’Église catholique. La victoire de Lopez Obrador et la progression spectaculaire du mouvement féministe semblent promettre des avancées importantes dans les années à venir mais le chemin reste long dans un pays où l’autorité de l’État reste encore faible et où le puissant conservatisme ne pourra être battu que par une forte bataille culturelle.

Féminisme : la libération des hommes

© Tom Scholl via Flickr

Le mouvement #MeToo apparu en janvier 2018 a libéré une parole féminine. Ces témoignages poignants ont provoqué un raz-de-marée médiatique qui s’est, entre autre, heurté à une méfiance masculine. Les hommes se sentent soudainement en danger, attaqués dans leur nature profonde. La question est cependant de savoir comment les hommes peuvent participer à l’action féministe et s’ils peuvent bénéficier. Question qui se pose d’autant plus que le caractère systémique du patriarcat pourrait conduire à penser que les hommes portent en eux une forme de culpabilité intrinsèque.C’est ce à quoi tente répondre une nouvelle vague féministe masculine. En France, cette dernière s’est en partie exprimée via les réseaux sociaux.


Le compte Instagram « @Tasjoui », créé par la journaliste Dora Moutot, est aujourd’hui, après #MeToo, un emblème d’une prise de parole féminine française. On ne compte plus les témoignages anonymes qui se bousculent dans la boîte de messagerie du compte. Le sujet ? La sexualité. Ces femmes parlent librement, et souvent avec feu, de leurs expériences et mettent en évidence la domination masculine ancrée dans les rapports sexuels. Des hommes – et des femmes – ont répondu par centaines aux revendications et dénonciations de la jeune femme, la traitant parfois d’hystérique(1). Les accusateurs s’indignent à l’unisson : « Tu vas trop loin, tous les hommes ne sont pas comme ça ! ». Parmi ces individus certains tentent de clore le débat, d’autres tentent de se justifier. Chez ces derniers, on perçoit une forme de malaise. Le tiraillement intérieur des sensations oxymores de coupable/victime est palpable.

“Les hommes ont aussi beaucoup de pression sur cette notion de virilité”

La journaliste répond à ces attaques. Elle affirme que ce discours constitue un hors sujet et qu’elle « n’est pas là » pour soigner les consciences ou porter le discours masculin. Son sujet, c’est la sexualité féminine au sein d’une société patriarcale. C’est donner la parole aux femmes. Elle invite donc ces personnes à créer leur propre espace de parole s’ils souhaitent dénoncer d’autres dysfonctionnements sociétaux. Dora Moutot ajoute que « son combat » n’est pas contre les hommes mais bien avec eux : « Les hommes ont aussi beaucoup de pression sur cette notion de virilité. (…) S’il y a un mouvement féministe, il faudrait aussi qu’il y ait un mouvement ou une nouvelle forme de masculinité qui émerge, avec des nouveaux leaders de ce nouveau masculin. Pour l’instant les femmes parlent mais les hommes ne se sont pas encore vraiment lancés là-dedans »(2).

Un nouveau compte, sur le modèle de @Tasjoui, voit le jour en septembre sous le pseudonyme @Tubandes. Comment des hommes qui dominent socialement, et notamment sexuellement, les femmes depuis des millénaires peuvent-ils se sentir victimes ? C’est une des questions auxquelles Guillaume, 25 ans, tente de répondre en créant ce havre d’expression masculine. Il s’attèle à la tâche ambitieuse de déconstruction du « mythe de la virilité»(3). Des témoignages anonymes expriment comment ces stéréotypes sont vécus au quotidien par des hommes. Comment, en ne correspondant pas à ces critères « universels », ils ne se sentent pas « homme ». Ceci engendre des réactions diverses variant selon les personnalités. Certains perdent confiance et se replient sur eux-mêmes, d’autres renforcent leur mainmise sur la femme, d’autres tirent sur leurs camarades dans les couloirs de lycées américains(4). Le film Billy Elliot de S. Daldry illustre parfaitement ces propos. Le personnage éponyme se rêve danseur étoile alors que son père, figure masculine par excellence, le pousse à faire de la boxe. Dans le premier quart d’heure du film lorsque Billy est sur le ring, le coach vocifère : « C’est un combat d’homme à homme, pas un cours de danse ! », « On dirait une gonzesse en pleine crise », « Tu fais honte à ton père ». A l’évidence Billy souffre d’une masculinité et d’une virilité qu’on veut lui imposer. Le cas de Billy n’est pas isolé et est toujours d’actualité. Ce phénomène de pressurisation est ancré dans les codes d’une société patriarcale qui fonde le mythe de la virilité. Un homme, ça ne pleure pas, ça ne crie pas à l’aide, ça n’est pas gay, ça a des muscles gonflés, ça domine les femmes. Un homme ça fait de la boxe, pas de la danse classique.

« Le féminisme n’est pas une lutte contre les hommes mais contre le patriarcat »

Les témoignages du compte @Tubandes induisent l’idée que le combat féministe offre une porte de sortie à cette condition masculine plutôt que d’y ajouter un problème. Les hommes se sentent en général attaqués dans leur nature par le féminisme, même lorsqu’ils considèrent prôner l’égalité hommes/femmes. Comme si les activistes féministes prévoyaient dans le meilleur des cas de toutes devenir lesbiennes, dans le pire des cas d’exterminer le genre masculin. Or « Le féminisme n’est pas une lutte contre les hommes mais contre le patriarcat », poste Guillaume. L’abolition du patriarcat libérerait les hommes de l’image oppressante à laquelle ils pensent devoir se conformer. Le féminisme peut de fait permettre une meilleure compréhension entre les sexes en débarrassant les esprits et les rapports sociaux des préjugés et des stéréotypes.

Le combat masculin de déconstruction du mythe de la virilité apparaît doucement mais sûrement sur la scène médiatique française. Aux Etats-Unis, des mouvements semblables ont pris corps sur les réseaux sociaux. « Man enough » est un mouvement social, créé par l’acteur et réalisateur américain Justin Baldoni, qui s’illustre par une série de conversations filmées autour d’un dîner et explore les fondements de la masculinité traditionnelle. Le réalisateur accueille des personnalités, principalement masculines, d’Hollywood ou activistes afin d’échanger librement sur le sujet. Le mouvement Man Enough invite les hommes à repenser une masculinité qui a « éloigné les individus les uns des autres et généré les fondements des violences faites aux femmes »(5). Le volet #MeToo de cette série, comme son nom l’indique, s’intéresse au rôle des hommes dans ce mouvement. L’épisode a atteint les 2,8 millions de vues sur la page Facebook de Man Enough.

À travers le féminisme, de nouveaux questionnements sociétaux émergent, y compris parmi les hommes. Peu à peu les jeunes générations apprennent à déconstruire des aprioris qui leur ont été inculqués dès la naissance. Ces derniers sont source de frustrations et mal-êtres profonds sur lesquels il est difficile de poser des mots. La libération de la parole, féminine ou masculine, permet de réaliser les effets globaux que ces stéréotypes ont engendrés. La compréhension de ces phénomènes est primordiale pour envisager passer de la parole aux actes et reconstruire une image homme/femme en cohérence avec les aspirations générales.


 

(1) hystérie : Aujourd’hui, son sens commun désigne une personne démesurément agressive, de manière tout à fait importune. Il est amusant de constater que l’hystérie est, en fait, une pathologie considérée comme féminine, le terme signifiant en grec « qui relève de l’utérus ». C’est le corps qui s’exprime de façon théâtrale : convulsions, tremblements, cécité hystérique… Freud, au XIXème siècle, fait pour la première fois le lien entre l’inconscient et l’expression du corps. La femme, dans ce cas, refoule son désir, qui subit une véritable chasse aux sorcières, et le somatise. Il est commun, donc, de penser que l’hystérie est une pathologie uniquement féminine. Or, Freud l’affirmait déjà : l’hystérie intervient également chez les hommes.

(2) Dora Moutot pour Simone Média le 9 septembre.

(3) « Le mythe de la Virilité » : Livre de la philosophe Olivia Gazalé.

(4) Cf article The Boys Are Not Alright de Michael Ian Black pour le New York Times, le 21 février 2018 : https://www.nytimes.com/2018/02/21/opinion/boys-violence-shootings-guns.html

(5) Citation traduite du site Man Enough, rubrique « About »: http://www.wearemanenough.com/

Et si on arrêtait de regarder Miss France ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:2015-10-17_00-20-08_election-miss-franche-comte.jpg
©Wikipédia Commons

Tous les ans, en décembre, des milliers de Français attendent avec impatience la fin de leur longue journée de travail afin de rentrer chez eux, troquer leurs chaussures par des pantoufles, commander une pizza et se faufiler entre drap et couette ou s’enfoncer dans le coussin du canapé, la télécommande à la main, pour visionner Miss France.

Sur Messenger ou WhatsApp, les conversations prennent des tournants incendiaires : « Miss Languedoc-Roussillon est beaucoup plus jolie que Miss Pas-de-Calais ! », « Qu’est-ce que tu racontes, c’est Miss Corse la plus belle ! Et je ne dis pas ça parce que je suis Corse ! », « Non mais vous avez vu Miss Ile-de-France ? En plus d’être canon, elle est intelligente : elle fait Sciences-Po ! » Et puis arrive la brebis galeuse, la voix qui vient déranger, la féministe qui dit : « C’est quand même hyper sexiste comme émission. » Ceux qui se reconnaissent dans cette dernière phrase ont déjà eu à faire aux contre-arguments suivants : « C’est faux, les Miss ne sont pas sélectionnées seulement sur leur physique, elles passent un test de culture générale » ; « On leur pose des questions sur l’actualité, on leur demande de s’investir dans une cause humanitaire ou solidaire ». Certes, face au discours féministe, les organisateurs des concours de beauté n’ont pas hésité à investir dans un ravalement de façade et à maquiller leur show de façon à mieux faire passer la pilule auprès des spectateurs et des institutions engagées. Mais si on y regarde de près, tous ces arguments ne sont-ils pas des prétextes pour éviter toute forme de culpabilité chez ceux qui visionnent une émission qui reste essentiellement sexiste et réductrice de la femme dans la société occidentale ?

Les élections de type Miss France ou Miss Monde sont, ont été et seront toujours des concours de beauté. Les organisateurs auront beau mettre l’accent sur les qualités autres que physiques des candidates, il n’en reste pas moins que celles-ci sont classées sur un critère précis : leur (relative) beauté. Dans les modalités du concours, consultables très facilement sur la toile, on retrouve, entre autres, l’impératif de l’âge (les candidates doivent avoir entre 18 et 24 ans), et celui de la taille (il faut mesurer plus d’1m70), deux critères qui modulent déjà la conception de la beauté et discriminent deux types de femmes : les vieilles (à supposer que l’on soit vieille à partir de 25 ans) et les petites. Miss France est un concours qui, premièrement, octroie à un jury mal défini (un jury de quelques personnalités plus ou moins célèbres et des téléspectateurs branchés sur leur téléphone ?) la possibilité d’élire qui est la plus belle femme d’un pays (qui leur en donne le droit ?) et, deuxièmement, qui véhicule une idée précise de la belle femme : elle doit être grande, mince et conforme aux mille et une exigences de la société occidentale. Et de ce fait, cet idéal féminin, modelé par la société, s’enracine à travers la médiatisation qu’en fait ce genre de programme télévisé dans les esprits de chacun, à commencer par les plus jeunes, ceux qui feront le monde de demain. Il perpétue un idéal de beauté qui enferme la femme dans une cage esthétique : elle ne peut être valorisée que si elle est grande, mince, blonde, aux yeux bleus fardés et à la bouche charnue badigeonnée de rouge à lèvres.

Le concours Miss France est sexiste également parce qu’il n’a pas d’équivalent masculin, ce qui prouve bien que les femmes sont définies essentiellement par leurs attributs physiques, alors que les hommes seront valorisés par rapport à d’autres qualités. Ce thème a été étudié entre autres par Ilana Löwy dans son livre L’emprise du genre : masculinité, féminité, inégalité. Au troisième chapitre, « La politique d’inégalité des rôles esthétiques », elle souligne la persistance du souci esthétique chez la femme, même une fois intégrée au marché du travail. D’antan, les féministes croyaient que les femmes ne faisaient attention à leur apparence que parce qu’elles n’avaient rien d’autre à faire et que l’accès à l’emploi les détournerait de ces préoccupations. Or la réalité actuelle nous prouve le contraire. La femme est valorisée par la société en fonction de sa beauté ;  l’homme, en fonction de son pouvoir.[1] Vous me direz « Non, il existe une élection de Mister France ». Oui, c’est vrai, mais l’avez-vous déjà visionnée ? Celle-ci fait-elle l’objet d’une audience comparable à celle de sa version féminine ? Pouvez-vous me citer le nom d’un seul des lauréats des années passées ? Non. Peu importe qu’un homme soit beau ou non, il pourra toujours épater la galerie sans un physique avantageux. Pour une femme, c’est plus difficile et les shows de type Miss Monde nourrissent la pression qui s’impose sur elles dès leur naissance.

De plus, le concours de beauté vient mettre en compétition toutes les femmes. On est dans une démarche sportive : il n’en restera qu’une seule qui sera supérieure aux autres car elle sera la plus belle. Or cette compétition ne fait qu’inciter toutes les femmes à se battre pour réaliser ce même objectif. Ce qui se fait sur le plateau de l’émission a pour conséquence sa répétition sur la scène de la vie quotidienne. Letty Cottin Pogrebin, dans son livre Competition : a feminist taboo, trouve les mots justes pour définir la concurrence qui s’impose dans les relations entre femmes : « La compétition entre femmes n’est pas un acte de basse trahison mais la stratégie de survie d’êtres humains classés comme inférieurs. Peu sûres de nous-mêmes, incertaines de notre propre valeur, nous jouons le seul jeu qui semble apporter des bénéfices. »[1] Les concours de beauté nourrissent cette mise en concurrence : la femme est réduite à son physique, mais dans cette réduction au statut de femme-image elle lutte face à l’autre féminin pour être la plus belle, la plus valorisée dans son infériorité. La femme ne doit pas être éduquée de façon à trouver chez l’autre femme une ennemie qui la menacerait à cause de sa plus grande beauté, mais une amie, une compagne dans la lutte pour l’égalité homme-femme. Comme beaucoup de vérités, c’est dur à entendre. On n’aime pas sortir de sa zone de confort. L’industrie du divertissement nous procure du plaisir et c’est difficile de renoncer à ce plaisir au nom d’une idéologie d’égalité entre hommes et femmes, tout comme il est difficile d’avouer que la coupe du monde est sexiste non pas par son succès, mais parce que son succès fait briller l’absence de succès de la coupe du monde féminine – d’ailleurs, n’est-ce pas choquant qu’on considère la coupe du monde masculine comme LA coupe du monde ?

Dans son article « Avarice épistémique » et économie de la connaissance[2], Cynthia Kraus reprend l’étude de la figure de l’avare par Bachelard pour la mettre au service d’une réflexion féministe. L’avare fait attention à la plus petite dépense (c’est le « complexe du petit profit »), car s’il ferme les yeux sur la perte d’un centime, il fermera également les yeux sur la perte d’un deuxième, puis d’un troisième, jusqu’à perdre un euro, puis dix, et ainsi de suite jusqu’à ce que la valeur perdue soit une somme non négligeable. Les féministes devraient être avares et considérer la plus petite lutte qui soit avec la plus grande importance. Une féministe avare se bat pour en finir avec les concours de beauté et se heurte dans son entreprise à l’incompréhension de l’autre qui ne veut pas : un renoncer à son plaisir visuel, deux assimiler les arguments féministes opposés aux concours de beauté car cela le confronterait à son propre sexisme. Le féminisme est un combat de tous les jours qui demande à chacun de faire des concessions, de mettre fin à un plaisir que l’on juge innocent mais qui véhicule inconsciemment une image dégradée et réifiée de la femme et qui la perpétue au sein des générations les plus jeunes. Alors, oui, pour combattre ce fléau, pour mettre fin à l’image de la femme-objet, pour prouver à toutes les femmes que leur valeur va plus loin que leur physique, ne visionnons plus Miss France. Toutes les femmes ne sont pas belles selon les canons imposés, mais devons-nous laisser cette inégalité physique nous définir, nous hiérarchiser et nous diviser ?

[1] Löwy, Ilana, L’emprise du genre : masculinité, féminité, inégalité, La dispute, Paris, 2006

[2] Kraus, Cynthia, « « Avarice épistémique » et économie de la connaissance : le pas rien du constructionnisme social », in Le corps, entre sexe et genre, Ed. Rouch, Hélène, Dorlin, Elsa, Fougeyrollas-Schwebel, Dominique, L’Harmattan, Paris, 2005, pp.39-59

Rencontre avec Mona Chollet : le retour des sorcières

Mardi 30 octobre, à Montreuil, la librairie Folies d’encre faisait salle comble. Mona Chollet, essayiste et journaliste au Monde diplomatique venait présenter son dernier essai, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, paru aux éditions Zones en septembre dernier. Classé depuis sa parution dans les meilleures ventes d’essais et documents[1], l’ouvrage provoque un véritable engouement médiatique, et pour cause. Il fait événement pour plusieurs raisons. Cet essai s’inscrit dans un moment de retour de la misogynie la plus décomplexée dans de nombreux Etats, aux Etats-Unis et au Brésil notamment, mais aussi dans un contexte de crise écologique sans précédent, où l’homme n’a jamais été si proche de détruire de manière irréversible son milieu vital. En réponse, la figure de la sorcière, comme incarnation d’une résistance contre le patriarcat et une certaine rationalité qui justifie l’exploitation de la nature, fait son grand retour. Mona Chollet s’appuie sur cette figure et sur ses avatars modernes pour faire entendre une parole émancipatrice.  


La sorcière, une menace pour le patriarcat

La sorcière est une figure de dissidence, dont se sont inspirés et dont s’inspirent encore les mouvements féministes. Figure d’une autonomie féminine affranchie des normes, elle a été un objet de haine pour les représentants de l’ordre patriarcal, et le terme est encore aujourd’hui une insulte misogyne. La sorcière est la mauvaise mère, celle qui dévore les enfants après les avoir passés au chaudron ; elle est la vieille femme qui se situe hors du désir masculin quand elle ne s’accouple pas avec Satan dans de folles nuits de Sabbat ; elle est enfin la femme puissante, détentrice d’un savoir obscur, qui dépasse et bouscule celui des prêtres et des savants. Elle échappe totalement à l’ordre. Pour cette raison, elle fut bouc émissaire, exclue, torturée, assassinée. Pour cette raison aussi, elle devint une figure phare de la lutte féministe.

Comme le rappelle Mona Chollet, le lien entre féminisme et sorcellerie ne date pas d’hier : les féministes italiennes des années 1970 ont eu pour slogan « Tremblez, tremblez, les sorcières sont revenues ! » (Tremate, tremate, le streghe son tornate !). Un journal féministe intitulé Sorcières est paru en France de 1976 à 1981. Aux Etats-Unis, le groupe WITCH (Women’s International Terrorist Conspiracy from Hell) s’est illustré en 1968, le jour de Halloween, en défilant devant la Bourse à Wall Street pour chanter une sarabande, proclamant l’effondrement de diverses actions. WITCH s’est recréé récemment, aux Etats-Unis, où un rassemblement a eu lieu face à la Trump tower pour jeter un sort au président en février 2017, mais aussi en France, avec la création d’un Witch bloc féministe et anarchiste qui a défilé la même année à Paris et à Toulouse, contre le code du travail, portant le slogan « Macron au chaudron ».

Ce lien a également été fait par les détracteurs du féminisme. Chollet, dans l’introduction de son essai, cite le télévangéliste Pat Robertson, qui déclara avec beaucoup de nuances en 1992 : « Le féminisme encourage les femmes à quitter leurs maris, à tuer leurs enfants, à pratiquer la sorcellerie, à détruire le capitalisme et à devenir lesbiennes ». La réaction, comme elle le rappelle, fut immédiate : « Où-est-ce qu’on signe ? » [3].

La sorcière, bouc émissaire de la modernité

Parce qu’elle se situe en marge du village et ne s’insère pas dans le modèle économique traditionnel de la famille, parce qu’elle possède un savoir et une expérience qui dépassent ou bousculent celle des savants et des prêtres, et surtout parce qu’elle est maîtresse de son corps et de sa sexualité, la sorcière dérange. En plus d’être une figure d’autonomie, elle devient au Moyen-Âge une figure morale extrêmement problématique, en étant associée au « mal » absolu, Satan. Outre les liens, sexuels notamment, qu’on lui prête avec ce dernier, on l’accuse de permettre aux autres femmes de maîtriser leurs corps. Les sorcières sont en effet des guérisseuses qui pratiquent le contrôle des naissances et l’avortement. La modernité a alors choisi d’exclure les sorcières, du champ social – en les privant de ce rôle de guérisseuse, en les remplaçant par des médecins ou des prêtres – , du champ intellectuel – en rejetant leurs savoirs dans la sphère de l’irrationnel – ; du champ moral enfin, en les associant au Diable et aux meurtres d’enfants. Les violentes persécutions dont elles ont été la cible pendant des siècles ont ainsi marqué de manière durable les imaginaires, montrant ce qui était autorisé à une femme, et ce qui ne l’était pas.

« Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes, ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès »

Mona Chollet revient de manière précise sur l’histoire des chasses aux sorcières dans l’introduction, en s’appuyant notamment sur les travaux de l’historien Guy Bechtel, qui ont selon elle contribué à façonner l’imaginaire actuel. Contrairement à l’idée généralement admise que ces persécutions sont le fruit de l’obscurantisme du Moyen-Âge, elle montre qu’elles sont au contraire le fait de la modernité : commencées aux alentours de 1400, c’est pendant la Renaissance, à partir de 1560, qu’elles ont été les plus intenses. La désignation des sorcières comme bouc émissaire a ainsi été appuyée par les érudits et les classes cultivées, grâce à la diffusion dans toute l’Europe d’un ouvrage célèbre, Le Marteau des sorcières (Malleus maleficorum), œuvre de deux inquisiteurs, Henri Institoris et Jakob Sprenger, publié en 1847. Admettre que les chasses aux sorcières, ces pratiques barbares et misogynes qui ont tué des milliers de femmes[3], ont pris place en pleine période humaniste, dérange quelque peu le récit téléologique d’une Europe sortant d’une époque barbare pour aller vers la civilisation et le progrès[4].

L’exclusion de la sorcière est l’apanage de la modernité, et a été déterminante pour le capitalisme, comme Mona Chollet le montre en s’appuyant sur l’essai de Silvia Federici Caliban et la Sorcière (Entremonde, 2014) [5]  et sur les travaux de chercheuses écoféministes [6], comme Carolyn Merchant ou Émilie Hache. Outre les femmes, dont le corps en particulier est exploité (à des fins sexuelles ou reproductives), c’est la nature qui a été visée par la prédation capitaliste, notamment par la mise en place d’un système basé sur une science jugée « rationnelle », objectivante, qui a décomposé le monde en parties séparées, s’opposant par là même aux savoirs traditionnels, et notamment à ceux des sorcières. Un nouveau paradigme, moderne, a ainsi exclu la figure de la sorcière, tout en permettant l’exploitation des femmes comme de la nature.

Du bûcher à l’inhibition : stigmatisation des avatars modernes de la sorcière

Si le bûcher n’existe plus dans les sociétés occidentales, le stigmate perdure, de manière plus insidieuse, et s’attache notamment à trois figures qui peuvent être vues comme des avatars modernes de la sorcière du fait de leur prétention à exister hors du cadre patriarcal: la femme seule, la femme sans enfant, la vieille femme.

La femme seule, veuve ou célibataire, est une femme qui peut se réaliser hors du couple, hors de la reconnaissance d’un autre, en particulier d’un homme, et qui peut décider de se suffire à elle-même sans avoir besoin d’être légitimée par l’amour d’autrui. On lui fait peur en insinuant qu’elle risque de finir ses jours seule, avec son chat, et regretter amèrement sa liberté passée.

La femme qui refuse d’avoir des enfants refuse quant à elle de se soumettre aux rôles qui lui sont traditionnellement dévolus au sein de la famille, la procréation et l’éducation. Elle choisit ainsi de ne pas se réaliser à travers un destin tout tracé de mère aimante et dévouée – où l’inégale répartition des tâches et la charge mentale font souvent de l’éducation des enfants l’équivalent d’un travail, non rémunéré – mais plutôt par la mise au monde d’un autre type d’œuvre, intellectuel ou artistique par exemple. Elle se heurte généralement à l’opprobre et aux accusations d’égoïsme.

Enfin, la vieille femme, qui ne possède plus les qualités par lesquelles les femmes acquièrent encore aujourd’hui leur valeur, à savoir la jeunesse et la beauté, est considérée comme inutile – incapable de plaire ou de procréer- et même inquiétante, notamment lorsqu’on accepte la terrifiante possibilité qu’elle puisse avoir encore du désir. La vieille femme doit rester invisible.

« Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre ainsi comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie, qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine. »

Au bûcher ont succédé la stigmatisation, le rejet, et plus insidieusement, l’inhibition. Ces exemples de femmes « châtiées » sont devenus des archétypes, intériorisés jusqu’à devenir les figures d’un surmoi paralysant. Mona Chollet, en convoquant nombre de références cinématographiques, littéraires, ou médiatiques, montre comment la culture a été et est toujours imprégnée d’une idéologie qui brandit la menace du malheur et de la solitude éternelle pour toute femme prétendant à l’autonomie, ou cherchant à se soustraire à l’autorité masculine.

Vers l’émancipation : libération de la parole et nouveaux modèles identificatoires

Un combat est à mener, sur le plan politique et économique certes, mais aussi sur le plan des mots et des représentations. Sorcières y contribue, parce qu’il déconstruit des stéréotypes destructeurs et se réapproprie la figure de la sorcière, dans un processus de retournement du stigmate. Cette lutte pour l’appropriation des mots passe aussi par le déploiement de la parole de nombreuses femmes, rendant ainsi visibles des expériences qui restent trop souvent dans l’ombre, notamment sur les sujets particulièrement tabous que sont le non désir d’enfant et le rapport à la vieillesse.

The Love Potion, 1903; by Morgan, Evelyn De (1855-1919); oil on canvas; 104.1×52.1 cm; © The De Morgan Centre, London

Il propose par ailleurs quelque chose d’essentiel à toute émancipation : des modèles. Mona Chollet rappelle que si les garçons prennent la parole et s’affirment bien plus facilement que les filles à l’école et jusqu’à l’université, c’est parce que la culture (au sens large) leur indique qu’ils sont ou doivent être des sujets pensants, conquérants, ambitieux, et leur offre des modèles d’autonomie. Au contraire, la culture renvoie aux filles l’idée qu’elles s’épanouiront davantage dans le soin, dans l’amour, dans l’ombre. Le mythe de la femme « derrière » l’homme de pouvoir est encore vivace et destructeur. Le manque de modèles auxquels s’identifier, le manque d’encouragement de l’entourage créent des inhibitions qui entraînent de nombreuses filles à vivre leur passion par procuration, derrière un homme. Dans Sorcières, l’autrice rend alors hommage aux figures féminines qui ont été pour elle ce qu’elle nomme des « modèles identificatoires » et émancipateurs. La figure de Gloria Steinem revient ainsi régulièrement : activiste américaine engagée dans la lutte pour les droits des femmes et les droits civiques, femme célibataire, sans enfants, aux nombreux amants et aux nombreuses amitiés, elle peut apparaître comme la preuve vivante qu’un horizon est possible hors de l’ordre établi.

« Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace sur le plan idéologique qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. »

Enfin, la grande force de l’ouvrage réside sans doute dans son parti pris de la subjectivité. Comme Mona Chollet l’a reconnu à Montreuil, les choix qu’elle a opérés dans son essai sont des choix personnels, et elle ne prétend pas à l’exhaustivité ou à l’universalité. Si l’essai est extrêmement érudit et foisonne de références historiques, sociologiques, philosophiques, témoignant d’un travail de recherche extrêmement précis, Chollet part de son point de vue, un point de vue situé, se qualifiant elle-même de « bourgeoise bien élevée »[7], de son expérience et de son vécu intellectuel. Le choix assumé de la première personne, l’espace laissé à l’émotion et à l’enthousiasme, font de l’essai un ouvrage vivant, d’autant plus émancipateur et efficace qu’il se place sur le terrain de l’expérience partagée, d’une vulnérabilité commune. La parole ici, tout en étant radicale et combattive, est avant tout bienveillante et libératrice, et fait lien.

Cette expérience de lecture a été confirmée par l’atmosphère particulière qui s’est dégagée lors de la rencontre, où les langues se sont déliées très rapidement et où des conversations ont émergé spontanément, sur les livres de Chollet ou d’autres chercheuses féministes. Mais terminons sur une anecdote révélatrice, s’il en est, de la nécessité d’un ouvrage comme celui-ci et de la persistance des schémas dominants : lors de l’échange qui a suivi la présentation, quelques secondes se sont écoulées avant que la première question ne soit posée… par un homme. L’un des deux seuls hommes présents dans toute l’assemblée. Il ne s’agissait d’ailleurs pas vraiment d’une question, mais plutôt d’une remarque visant à ouvrir le débat. Si l’on ne peut pas lui en vouloir de ne pas être inhibé, on ne peut s’empêcher de penser qu’une femme, dans une situation similaire à la sienne, se serait probablement autocensurée, ou aurait attendu qu’un homme pose la première question.

À l’heure où les droites conservatrices et misogynes s’imposent un peu partout dans le monde, il semble fondamental de ne pas renoncer au « combat culturel », toujours à mener. Si la sorcière est, comme le dit Mona Chollet, celle qui « surgit au crépuscule, alors que tout semble perdu », « celle qui parvient à trouver des réserves d’espoir au cœur du désespoir »[8], alors ses sorcières apparaissent à point nommé, pour conjurer la domination et créer d’autres possibles.


[1] Classement Datalib octobre 2018
[2] Mona Chollet, Sorcières, La puissance invaincue des femmes, Zones, p.26-27
[3] Le bilan humain est encore discuté. On évoquait un million de victimes ou plus dans les années 1970, aujourd’hui plutôt de 50 à 100 000.
[4] Le penseur politique du XVIe siècle que fut Jean Bodin par exemple, admiré par Montaigne, s’illustra aussi comme grand démonologue, et encouragea la répression violente de la sorcellerie.
[5] Mona Chollet, Ibid, p.35. Federici estime que « les chasses aux sorcières ont permis de préparer la division sexuée du travail requise par le capitalisme, en réservant le travail rémunéré aux hommes et en assignant les femmes à la mise au monde et à l’éducation de la future main-d’œuvre ».
[6] Cf. Carolyn Merchant, Émilie Hache.
[7] Ibid,p.38
[8] Ibid,p.30
[6] Ibid,p.38
[7] Ibid,p.30

 

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

The Walking Dead : une série politique

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©Casey Florig

Walking Dead ? Politique ? C’est pas une série avec des types qui dézinguent des zombies des heures durant ? Une série politique c’est House Of Cards, Baron noir etc. Et pourtant… The Walking Dead est peut-être une série bien plus politique que ces dernières et permet de parcourir des pans entiers de la philosophie politique.

Qu’est ce qui peut être moins politique qu’un film ou une série de zombie ? Et pourtant ça n’a rien de neuf. Des films de Romero jusqu’au Dernier Train Pour Busan, le film de genre zombie a toujours été éminemment politique et classé à gauche l’immense majorité du temps (anticapitaliste, critique des médias et de plus en plus écolo).

George A. Romero est incontestablement le père du genre et… il n’aime pas The Walking Dead. Il lui reproche (ainsi qu’à World War Z, mais sur ce point on ne lui donnera pas tort) son apolitisme : « J’étais le seul à faire ça. Et j’avais mes raisons, il y avait une sorte de satire sociale et je ne retrouve plus ça. The Walking Dead est juste un soap opéra », « à cause de World War Z ou The Walking Dead, je ne peux plus proposer un film de zombie au budget modeste dont l’essence est sociopolitique ».
Et s’il se trompait ?

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Frank Darabont, premier showrunner de la série

Le premier showrunner de la série était Frank Darabont qui a vite quitté la série en raison du manque du budget qui lui était alloué. Mais Frank Darabont est lui-même habitué à mettre de la politique dans ses films. C’est notamment ce qu’il avait fait dans The Mist, adapté du roman du même de nom de Stephen King, en en changeant la fin et en le rendant encore plus radical. L’histoire est simple : des américains lambdas se rendent au super marché, et se retrouvent soudain coupés du monde par une brume qui s’abat partout et rompt toute communication avec l’extérieur. Des monstres apparaissent alors aux abords du magasin. Mais très vite, le spectateur réalise que le vrai danger vient de l’intérieur.

C’est plus ou moins la même chose dans The Walking Dead : si la première saison se concentre sur les zombies, cette question devient vite secondaire puis franchement anecdotique au moment où la série en est rendue aujourd’hui.

Mais si The Walking Dead est politique c’est qu’elle est réac’ ? C’est ce que peut par exemple laisser penser le fait qu’après une enquête de Cambridge Analytica, l’équipe de Donald Trump ait décidé de diffuser des spots anti-immigrations lors des pubs de The Walking Dead car ayant identifié les téléspectateurs de la série comme hostiles à l’immigration. Pourtant les choses ne sont pas si simples.

La particularité de The Walking Dead est qu’elle est difficile à identifier politiquement, et elle évolue beaucoup : elle ne tranche pas, nous laisse choisir et nous permet d’étudier les situations qu’elle scrute en profondeur. Et elle  le fait en étant extrêmement référencée cinématographiquement, philosophiquement et même théologiquement (cf. la scène du bras de Carl dans l’épisode 1 saison 07 et le sacrifice d’Isaac).

Un retour à l’état de nature

Les œuvres qui se déroulent dans des contextes apocalyptiques ou en totale anarchie, comme c’est le cas des films/séries de zombies (mais comme le font aussi beaucoup d’autres – le manga L’Ecole Emportée, le roman Sa Majesté des Mouches, La Route…) sont l’occasion de questionner l’ « état de nature ».

L’état de nature c’est cette hypothèse philosophique qui permet de se figurer l’agissement des hommes avant l’émergence de la société et de l’Etat. Ces débats sont fondamentaux car ils ont servis de substrat philosophique à l’immense majorité des pensées politiques et même économiques. Et à travers The Walking Dead on peut retracer les grandes conceptions de l’état de nature.

Pour l’Anglais Thomas Hobbes (1588-1679) l’état de nature est un « état de guerre de chacun contre chacun » (1), ce que l’on résume souvent par la formule « l’homme est un loup pour l’homme ». Les hommes confrontés aux dangers d’une mort violente vont avoir tendance à s’entre-tuer : à tuer pour ne pas être tué.

Dans un premier temps cette approche n’est pas celle de la communauté de Rick dont le modèle semble plus rousseauiste. Dans le modèle décrit par Jean-Jacques Rousseau dans son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1762), l’homme dispose d’une « répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et principalement ses semblables » (2). C’est le mythe du “bon sauvage”.

Mais la tension entre ces deux théories va être présente tout au long de la série : l’homme est-il bon et enclin à s’entraider ? Ou est-il égoïste et doit être gouverné par la peur pour contraindre sa volonté de domination qu’il assimile à sa survie ? Ce débat, jamais tranché, traverse les 6 saisons de The Walking Dead… mais pas la septième.

negan-again-amc-releases-final-scene-of-the-walking-dead-season-6-finale-online-918017Dans la septième saison de The Walking Dead, la série semble devenir nietzschéenne. Après avoir fait preuve de compassion (saisons 1-3), Rick à Alexandria est tenté par Hobbes, il tente de convaincre les habitants que la violence et la force doivent être la règle vis-à-vis des autres communautés car seule la survie compte peu importe le coût, et souhaite lui aussi faire régner l’ordre par la peur (saison 5), mais il est vite rattrapé par sa nature qui est bonne. La communauté redevient kantienne en interne mais reste hobbesienne vers l’extérieur. Elle va toutefois le payer cher.

Car, dans la dernière saison de The Walking Dead, ce qui semble faire agir les hommes c’est bien « la volonté de puissance ». La petite équipe de Rick est victime du « renversement des valeurs », leur morale – la pitié, la faiblesse, l’égalité, la culpabilité – est celle des faibles, des « esclaves » (ce qu’ils deviennent au sens propres) et les condamne au ressentiment et à l’esprit de vengeance, sentiments que ne ressent pas Negan qui se fiche éperdument du bien et du mal.

Toutefois, de nouveau, la série ne décide pas pour nous pour le moment. Le moins que l’on puisse dire c’est que si Negan fascine, il n’est pas pour autant un héros : nos personnages vont-ils devoir se comporter comme lui pour le vaincre et ainsi renoncer à leur morale ? Ou vont ils construire un système autre et juger celui de leur ennemi ?

Une réflexion sur la justice

Dans un contexte de survie, la justice doit-elle être expéditive ou doit-elle préserver notre humanité ?

C’est toute la question que poste l’épisode 11 de la saison 2 « Juge, Juré et Bourreau » où le groupe doit déterminer si un homme qu’ils ont sauvé et qui pourrait représenter une menace pour eux doit être exécuté ou non. Un débat est organisé qui n’est pas sans rappeler 12 hommes en colère et dans lequel le personnage de Dale est le seul à argumenter en faveur de l’humanité, de la civilisation et de la moralité. Mais la peur domine les autres membres du groupe et l’épisode nous montre le déclin de la moralité des individus lors d’un événement catastrophique.

Une réflexion sur les relations internationales

Doit-on s’armer et être en mesure de supprimer n’importe quel autre groupe de survivants ou au contraire l’union fait-elle la force ? Doit-on agir préventivement au risque de devenir des monstres ou doit-on coûte que coûte trouver des moyens de collaborer ?

trolkingdeadEn relations internationales on peut grossièrement distinguer deux théories principales :

Tout d’abord, a théorie réaliste (Hobbes, Rousseau) qui explique que l’anarchie entre les nations est une donnée permanente, c’est une pensée pessimiste selon laquelle les Etats ne peuvent agir qu’en leur propre intérêt et pour leur propre sécurité au risque de créer une insécurité collective comme le montre la théorie des jeux ; la théorie libérale (Kant, Locke) qui admet la réalité de l’anarchie mais pense que l’on peut s’en émanciper par la coopération et le droit international.

De nouveau, la tension entre ces deux pensées est omniprésente dans The Walking Dead : le groupe de Rick cherche à collaborer avec Alexandria tandis que les femmes d’Oceanside après avoir fait l’expérience de la barbarie de Negan préfèrent tuer par prévention les personnes qui s’approchent de leur camp au cas où elles représenteraient une menace.

Ce qui semble ressortir de The Walking Dead est plutôt la théorie réaliste : si la démocratie, la paix kantienne, est possible à l’intérieur des communautés-Etat, c’est bien l’anarchie violente et le rapport de force qui définissent les interactions entre elles à l’extérieur.

De la violence au pacifisme

Depuis le début de The Walking Dead, la série montre la violence comme le principal moyen de la survie.

Pourtant plusieurs personnages, celui de Dale, puis celui de Morgan défendent l’option non-violente et pacifique. Mais assez vite ce choix passe au mieux pour de la naïveté au pire pour de la lâcheté.

Ici aussi The Walking Dead laisse les perspectives ouvertes. Si Morgan est un personnage souvent agaçant, les scénaristes semblent lui donner en partie raison lorsqu’il parait parvenir à faire ressortir le bon dans un des W (un des groupes les plus sanguinaires et fous-furieux de l’univers de la série). C’est cette idée rousseauiste que les hommes sont bons mais que c’est la société qui les corrompt.

Sur la non-violence contrainte, celle de Rick collaborant avec Negan, les scénaristes s’abstiennent de juger, un peu à la manière d’Un Village Français qui préfère la compréhension des motivations de tout un chacun au jugement moral peu instructif et peu source de réflexion.

Différents modes d’organisations de la cité

C’est aussi en cela que The Walking Dead est une série politique.

Elle montre différents systèmes politiques avec chacun leurs défauts et leurs qualités. La démocratie serait la ferme d’Hershel et Alexandria, la dictature le Woodbury du Procureur, le nazisme serait représenté par le Terminus, le totalitarisme le Sanctuaire de Negan, la monarchie le royaume d’Ezekiel et le matriarcat Oceanside.

Les épisodes sont l’occasion de véritables cours de science politique sur la formation des systèmes politiques, la légitimation des pouvoirs et la pérennisation ou non de ces modes d’organisation.

https://www.youtube.com/watch?v=0afWNji5-Lg

Du patriarcat au féminisme

C’est l’une des évolutions les plus marquées de la série et l’une des plus bienvenues.

Alors que dans les premières saisons les rôles sont atrocement genrés au point que cela soit difficilement supportable, un changement drastique des personnages féminins s’opère au fur et à mesure des saisons.

Au début de la série les femmes sont des mères et des ménagères, parfois battues, elles ne peuvent survivre que sous la protection de leurs hommes. Pourtant petit à petit, les femmes s’affirment dans la série. Peu ou pas sexualisées (et c’est assez rare pour qu’il faille le noter) elles deviennent de véritables guerrières indépendantes, toutes aussi capables que les hommes, toutes aussi indispensables et à même de les protéger. Pour autant il n’est pas tu que les femmes sont souvent doublement victimes lors des conflits via les crimes sexuels (le viol suggéré de Maggie à Woodbury, l’esclavagisme sexuel de Negan au sanctuaire…).

On assiste même désormais à un retournement encore plus audacieux, à travers les femmes d’Oceanside et le personnage de Maggie, le milieu de la saison 7 laisse penser que les femmes seront désormais les plus aptes à se battre, à diriger voire à gouverner. Plutôt dingue pour une série qui a commencé par se distinguer par son sexisme appuyé.

On est alors obligé de constater que les clichés de TWD sont en fait des idéaux-types qui sont déconstruits lorsque se recréent les rapports sociaux à l’aube de l’ère nouvelle qu’incarne l’apocalypse zombie.

Représentation de la violence : et si The Walking Dead avait raison ?       

Le premier épisode de la saison 7 a été d’une violence psychologique, physique et graphique absolument insoutenable, au point qu’on laisse entendre qu’il pourrait expliquer une partie des grosses chutes d’audiences de cette saison. A la manière de Télérama, beaucoup ont été saturés par ce qui leur est apparu comme étant de la « gratuité » et de l’excès.

Et pourtant… la complaisance dans la violence c’est le hors champ. Filmer la violence en gros plan c’est montrer la barbarie pour ce qu’elle est plutôt que de l’édulcorer sans cesse.

Jean-Baptiste Thoret, spécialiste du cinéma américain, explique que jusqu’à la Horde Sauvage (1969) : « le cinéma hollywoodien ne filmait pas la violence mais des individus violents. On appelait ça le régime de l’image-action, un régime dans lequel la violence était rattachée à des individus en particulier et s’exerçait à toutes fins utiles. Avec Sam Peckinpah, le cinéma américain bascule dans le régime de l’image-énergie et accède enfin à son essence. La distinction entre la bonne et la mauvaise violence s’effondre et fait place à une violence démotivée, incontrôlable et ontologique, enfin affranchie de l’idéologie classique du cinéma hollywoodien classique qui la légitimait » (3).

Or qu’y a-t-il de plus complaisant justement que de légitimer la violence, que de lui trouver des excuses et des motivations ? A la manière d’un James Bond tuant des centaines de personnes sans verser une goutte de sang et avec l’approbation collective car il remplirait une mission. La « gratuité » que rejette Télérama c’est toucher une des vérités autour de la violence. Depuis les années 70 on peut filmer « la violence pour elle-même, du point de vue de son énergie, du climat qu’elle instaure et non pas de l’action individuelle ou collective qui la légitime » (3).  C’est exactement ce que fait l’épisode 1 de la saison 7.

On le voit les débats sur cette manière de représenter la violence n’ont jamais cessé : on pense à Tarantino ou bien à Irréversible de Gaspar Noé. On reprochait à Noé la gratuité et le non-sens de sa violence alors même que l’essentialisation de cette violence est son sujet, pas la complaisance vis-à-vis de celle-ci.

Dans les séries, la transition vers le régime de l’image-énergie s’est faite plus tardivement, avec cet épisode elle est définitivement achevée. En effet, malgré tous les excès que l’on avait déjà pu voir à la télévision (un égorgement au cutter en plan fixe dans Breaking Bad, des tortures un épisode sur 2 dans Games Of Thrones…) The Day Will Come When You Won’t Be a réussi à lui tout seul à relancer le débat sur la représentation de la violence au petit écran…

Il faut alors contextualiser : cette transition s’est faite au cinéma à un moment particulier qu’Arthur Penn explicitait bien à propos de Bonnie & Clyde (1967) : « ils trouvaient que le film était violent mais à l’époque, chaque soir, nous voyions aux nouvelles des gens tués au Vietnam ».

Aujourd’hui le contexte n’est plus le Vietnam mais Daech. Devant les exécutions ignobles à genoux de l’épisode 1 nous ne pouvons nous empêcher de penser aux vidéos diffusées sur Internet de James Foley ou d’Hervé Gourdel et nous comprenons que oui, nous avons à nouveau passé un cap graphique dans la représentation de la violence. Face à cette ultra-violence omniprésente, la représentation de la violence si elle se veut réaliste et toucher le spectateur, voire le traumatiser – car une violence qui donne envie de vomir et non pas envie de manger du pop corn c’est une violence qui est bien représentée – et qui justement ne se complaît pas,  ne peut plus être comme avant, elle ne peut plus être aseptisée.

Ainsi il est très difficile de dire si Walking Dead est de droite ou de gauche, mais elle est assurément une série profondément politique en ce qu’elle fait réfléchir à l’état de nature, aux conceptions de la justice, aux manières d’appréhender les relations internationales, aux différents modes d’organisation politique, à la domination masculine et à la question de la violence.

Sources :

(1) Léviathan (1651) Thomas Hobbes
(2) Du Contrat Social (1762) Jean-Jacques  Rousseau
(3) Le Nouvel Hollywood (2016) Jean-Baptiste Thoret

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Photo 1 : ©Casey Florig
Photo 2 – ©DORKLY / Trolking Dead