Jean Jaurès : « La patrie, c’est la multiplication de l’âme individuelle par l’âme de tous »

Qu’est-ce qui fonde la patrie ? Réfutant tout à la fois les points de vue de ceux qui prétendent l’abolir et de ceux qui l’abaissent en tentant de se l’approprier, Jean Jaurès consacre quelques-unes de ses plus belles lignes à l’idée de patrie. Dans sa collection « Les grands textes », LVSL vous propose de découvrir ces extraits choisis tirés du dixième chapitre de L’armée nouvelle, ouvrage de Jean Jaurès paru en 1911, trois ans seulement avant sa mort.


L’apparente crise de l’idée de patrie est une crise de croissance. Anatole France se trompe quand, dans l’introduction à la Vie de Jeanne d’Arc, il appuie la patrie sur la propriété foncière, quand il croit qu’elle n’a de sens et de valeur que pour ceux qui possèdent le sol. L’histoire des patries déborde en tous sens cette définition étroite (…) Il serait enfantin d’imaginer que les prolétaires, les ouvriers des faubourgs ou des sombres rues du centre de Paris, quand ils se passionnaient pour la Révolution, quand ils donnaient leur sang pour elle, étaient conduits par l’appât de quelques miettes de terre qui, un jour peut-être seraient distribuées aux vétérans de la patrie, ou même par l’espérance définie d’une participation précise à une forme quelconque de la propriété. Ils allaient vers l’avenir sans lui demander, si j’ose dire, des engagements formels. Ils savaient bien que leur action aurait un jour des effets sociaux, et tout de suite ils trouvaient une noble joie dans cette action même. La Révolution leur donnait d’emblée mieux qu’un titre de propriété, mieux qu’un bon à valoir sur le domaine public, immobilier ou mobilier. Elle leur donnait la conscience de leur dignité et de leur force, et de vastes possibilités d’action qu’aurait, dans la pleine démocratie, le travail robuste et fier.

Ainsi la patrie n’a pas pour fondement des catégories économiques exclusives, elle n’est pas enfermée dans le cadre étroit d’une propriété de classe. Elle a bien plus de profondeur organique et bien plus de hauteur idéale. Elle tient par ses racines au fond même de la vie humaine et, si l’on peut dire, à la physiologie de l’homme. Les individus humains ont toujours été capables de rapports plus étendus que les rapports de descendance et de consanguinité, qui sont la base plus ou moins large de la famille. Mais les conditions mêmes de la vie sur la planète ont rendu impossible jusqu’ici la formation d’une société unique. La terre a été longtemps plus grande que l’homme, et elle a imposé à l’humanité la loi des dispersions. C’est par groupes multiples, séparés, défiants, souvent ennemis, que la race humaine a dû tout d’abord se constituer.

Les patries, les groupements distincts ont été la condition des groupements plus vastes que prépare l’évolution. Et en chacun de ces groupes une vie commune s’est développée qui garantissait et amplifiait la vie de tous et de chacun ; une conscience collective s’est formée en qui les consciences individuelles étaient unies et exaltées. Même pour les exploités, même pour les asservis, le groupement humain où ils avaient du moins une place définie, quelques heures de sommeil tranquille sur la marche la plus basse du palais, valait mieux que le monde du dehors, plein d’une hostilité absolue et d’une insécurité totale.

Pour l’esclave aussi le dur foyer qu’alimentait sa peine avait parfois un reflet réchauffant, une lueur joyeuse, et les ténèbres extérieures l’épouvantaient. L’esclave, dit le grand Homère, n’a que la moitié de son âme, mais cette moitié même il risquait de la perdre en se séparant du milieu social où il avait du moins un abri et quelques liens d’affection réciproque.

À l’intérieur d’un même groupement régi par les mêmes institutions, exerçant contre les groupements voisins une action commune, il y a forcément entre les individus, même des classes les plus opposées ou des castes les plus distantes, un fond indivisible d’impressions, d’images, de souvenirs, d’émotions. L’âme individuelle soupçonne à peine tout ce qui entre en elle de vie sociale, par les oreilles et par les yeux, par les habitudes collectives, par la communauté du langage, du travail et des fêtes, par les tours de pensée et de passion communs à tous les individus d’un même groupe que les influences multiples de la nature et de l’histoire, du climat, de la religion, de la guerre, de l’art, ont longuement façonné. Même pour se railler, même pour s’outrager, deux individus de classes hostiles, en un même pays, sont obligés de faire appel à des ressources communes. De cette présence en chacun de toute une vie collective, résulte, pour toutes les consciences individuelles, un étrange agrandissement. La multiplication de l’âme individuelle par l’âme de tous se révèle parfois en des manifestations superficielles et naïves (…).

C’est le mystère, c’est le prodige des âmes individuelles qu’elles soient à la fois impénétrables et ouvertes. Tout le groupe historique dont elles font partie, dont elles sont solidaires, les affecte sans cesse et les émeut, souvent à leur insu. C’est seulement dans les grandes crises, quand un grand événement remue toute la profondeur et toute l’étendue d’un groupe humain, que cette solidarité se révèle pleinement à elle-même.

Mais les formidables crises de passion collective seraient impossibles si un fond inaperçu d‘impressions communes ne s’était pas formé, dans la familiarité des jours, au fond de toutes les consciences. Quand, au sortir de la représentation des Perses, les Athéniens, tout enivrés de la grande poésie d’Eschyle et comme transportés d’une divine fureur de patriotisme guerrier, faisaient résonner au rythme de leurs lances les boucliers d’or attachés au temple de l’Athènes protectrice, ce n’était pas, quelle que fût la puissance de l’artiste créateur, une magnifique improvisation d’âme. Les Athéniens qui, tout à l’heure, étaient entrés au théâtre en échangeant sans doute des propos légers, portaient en eux, à ce moment même, à un degré qu’ils ne supposaient pas, toutes les forces accumulées de la patrie. Soudain, elles se déchaînaient en eux comme une surprise, mais c’est de toutes ces sources familières et profondes que le torrent avait jailli.

Forces à demi instinctives et par là même immenses à la fois et redoutables. Elles sont prodigieusement efficaces, car elles prennent l’être humain par une action insensible et de tous les jours ; elles se confondent pour ainsi dire avec les habitudes organiques elles-mêmes, avec la façon de parler, de regarder, de marcher, de sourire, de penser, avec les innombrables souvenirs, joyeux ou douloureux, par lesquels la vie de chacun, dans un groupe humain à la fois défini et vaste, se mêle à la vie de tous. Aussi, à certaines heures de plénitude exaltée, elles peuvent donner aux âmes des émotions de douleur et de joie qui dépassent à l’infini tout ce que la conscience isolée pourrait se promettre d’elle-même. C’est donc l’apprentissage de la vie collective et de la grande sensibilité humaine, non pas dans l’abstrait d’une humanité qui ne fut longtemps qu’à l’état de rêve et d’incertaine préparation, mais dans la réalité substantielle et historique d’un groupe humain ample et riche de vie, mais assez déterminé, concret et saisissable pour que le haut élan de l’esprit ait une base de nature.

Oui, forces grandioses et bonnes, mais aussi pleines de péril et pleines de troubles. D’abord une association d’idées se produit trop souvent entre la patrie et les formes sociales sous lesquelles longtemps elle se développa. Souvent, dans l’histoire, les oligarchies, les monarchies, les privilèges politiques et sociaux de tout ordre ont cru, ou affecté de croire, que l’intérêt de la patrie se confondait avec leur intérêt. Même à l’heure ou la monarchie et l’aristocratie françaises trahissaient la nation et faisaient appel à l’étranger, elles étaient convaincues que la France était en elles, que sans elles la patrie ne pouvait que se dissoudre et tomber dans le chaos. Les forces instinctives d’habitude, de tradition, de solidarité brute qui concourent à la formation de la patrie, et qui en sont peut-être la racine physiologique, deviennent ainsi des forces de résistance et de réaction. Et c’est d’un grand effort que les révolutionnaires, les novateurs, les hommes d’un droit supérieur doivent dégager de la patrie ancienne une patrie nouvelle et supérieure (…).

À mesure que les hommes progressent et s’éclairent, la nécessité apparaît d’arracher chaque patrie aux classes et aux castes, pour en faire vraiment, par la souveraineté du travail, la chose de tous. La nécessité apparaît aussi d’abolir dans l’ordre international l‘état de nature, de soumettre les nations dans leurs rapports réciproques à des règles de droit sanctionnées par le consentement actif de tous les peuples civilisés.

Quand on dit que la révolution sociale et internationale supprime les patries, que veut-on dire ? Prétend-on que la transformation d’une société doit s’accomplir de dehors et par une violence extérieure ? Ce serait la négation de toute la pensée socialiste, qui affirme qu’une société nouvelle ne peut surgir que si les éléments en ont été déjà préparés dans la société présente. Dès lors, l’action révolutionnaire, internationale, universelle, portera nécessairement la marque de toutes les réalités nationales. Elle aura à combattre dans chaque pays des difficultés particulières, elle aura en chaque pays, pour combattre ces difficultés, des ressources particulières, les forces propres de l’histoire nationale, du génie national. L’heure est passée où les utopistes considéraient le communisme comme une plante artificielle qu’on pouvait faire fleurir à volonté, sous un climat choisi par un chef de secte. Il n’y a plus d’Icaries. Le socialisme ne se sépare plus de la vie, il ne se sépare plus de la nation. Il ne déserte pas la patrie ; il se sert de la patrie elle-même pour la transformer et pour l’agrandir. L’internationalisme abstrait et anarchisant qui ferait fi des conditions de lutte, d’action, d’évolution de chaque groupement historique ne serait qu’une Icarie, plus factice encore que l’autre et plus démodée.

Il n’y a que trois manières d’échapper à la patrie, à la loi des patries. Ou bien il faut dissoudre chaque groupement historique en groupements minuscules, sans lien entre eux, sans ressouvenir et sans idée d’unité. Ce serait une réaction inepte et impossible, à laquelle, d’ailleurs, aucun révolutionnaire n’a songé (…). Ou bien il faut réaliser l’unité humaine par la subordination de toutes les patries à une seule. Ce serait un césarisme monstrueux, un impérialisme effroyable et oppresseur dont le rêve même ne peut pas effleurer l’esprit moderne.

Ce n’est donc que par la libre fédération de nations autonomes répudiant les entreprises de la force et se soumettant à des règles de droit, que peut être réalisée l’unité humaine. Mais alors ce n’est pas la suppression des patries, c’en est l’ennoblissement. Elles sont élevées à l’humanité sans rien perdre de leur indépendance, de leur originalité, de la liberté de leur génie. Quand un syndicaliste révolutionnaire s’écrie au récent congrès de Toulouse : « À bas les patries ! Vive la patrie universelle ! », il n’appelle pas de ses vœux la disparition, l’extinction des patries dans une médiocrité immense, où les caractères et les esprits perdraient leur relief et leur couleur. Encore moins appelle-t-il de ses vœux l’absorption des patries dans une énorme servitude, la domestication de toutes les patries par la patrie la plus brutale, et l’unification humaine par l’unité d’un militarisme colossal. En criant : « À bas les patries ! », il crie : « À bas l’égoïsme et l’antagonisme des patries ! À bas les préjugés chauvins et les haines aveugles ! À bas les guerres fratricides ! À bas les patries d’oppression et de destruction ! » Il appelle à plein cœur l’universelle patrie des travailleurs libres, des nations indépendantes et amies (…).

Nous prenons à témoin la patrie elle-même dans sa continuité et dans son unité. L’unité sera plus forte quand, à la lutte des classes dans chaque patrie, sera substituée l’harmonie sociale, quand la propriété collective servira de fondement à la conscience commune. La continuité sera plus profonde quand tous les efforts du passé aboutiront à l’universelle libération, quand tous les germes d’égalité et de justice s’épanouiront en une magnifique floraison humaine, quand le sens vivant de l’histoire de la patrie se révélera à tous par un accomplissement de justice, quand les œuvres les plus fines et les plus hautes du génie seront enfin, dans la culture individuelle et la culture sociale agrandies, l’orgueil et la joie de toutes les intelligences. Par là, la patrie sera le miroir vivant où toutes les conscience pourront se reconnaître. Par là, les prolétaires qui n’eurent au cours des temps qu’une possession partielle et trouble de la patrie en auront enfin la possession pleine et lumineuse. Elle sera bien à eux, même dans le passé, puisque par leur effort suprême tout le travail des siècles aura abouti à leur exaltation dans la justice.

Dès aujourd’hui, parce qu’ils peuvent lutter dans la patrie pour la transformer selon une idée plus haute, ils ne sont pas extérieurs à la patrie. Ils sont en elle parce qu’ils agissent sur elle ; parce que l’indépendance des nations, comme nations, abrite l’effort socialiste international ; parce que la démocratie forme des nations modernes, seconde l’action des salariés ; parce qu’ils ne peuvent vaincre qu’en s’appropriant, en chaque pays, les plus hautes qualités d’esprit et d’âme, et l’essence même du génie de la nation ; parce que l’humanité nouvelle ne sera riche et vivante que si l’originalité de chaque peuple se prolonge dans l’harmonie totale, et si toutes les patries vibrent à la lyre humaine.

Ainsi les patries en leur mouvement magnifique de la nature à l’esprit, de la force à la justice, de la compétition à l’amitié, de la guerre à la fédération, ont à la fois toute la force organique de l’instinct et toute la puissance de l’idée. Et la classe prolétarienne est plus que toute autre classe dans la patrie, parce puisqu’elle est dans le sens du mouvement ascendant de la patrie. Quand elle la maudit, quand elle croit la maudire, elle ne maudit que les misères qui la déshonorent, les injustices qui la divisent, les haines qui l’affolent, les mensonges qui l’exploitent, et cette apparente malédiction n’est qu’un appel à la patrie nouvelle, qui ne peut se développer que par l’autonomie des nations, l’essor des démocraties et l’application à de nouveaux problèmes de toute la force des génies nationaux, c’est-à-dire par la communauté de l’idée de patrie jusque dans l’humanité.

Voilà pourquoi, en tous ses congrès, l’Internationale ouvrière et socialiste rappelle aux prolétaires de tous les pays le double devoir indivisible de maintenir la paix, par tous les moyens dont ils disposent, et de sauvegarder l’indépendance de toutes les nations. Oui, maintenir la paix par tous les moyens d’action du prolétariat, même par la grève générale internationale, même par la révolution. (…)

Arracher les patries aux maquignons de la patrie, aux castes de militarisme et aux bandes de finance, permettre à toutes les nations le développement indéfini de la démocratie et de la paix, ce n’est pas seulement servir l’Internationale et le prolétariat universel, par qui l’humanité à peine ébauchée se réalisera, c’est servir la patrie elle-même. Internationale et patrie sont désormais liées. C’est dans l’Internationale que l’indépendance des nations a sa plus haute garantie ; c’est dans les nations indépendantes que l’Internationale a ses organes les plus puissants et les plus nobles. On pourrait presque dire : un peu d’internationalisme éloigne de la patrie ; beaucoup d’internationalisme y ramène. Un peu de patriotisme éloigne de l’Internationale ; beaucoup de patriotisme y ramène.

 

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

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© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.

Pourquoi il faut défendre un patriotisme démocratique

Le patriotisme n’a pas bonne presse. Il serait intrinsèquement lié au nationalisme, à la xénophobie, à la défense d’un ordre patriarcal et réactionnaire. C’est la raison pour laquelle une partie de la “gauche”, à l’unisson de certains “néolibéraux progressistes”, propose de l’abandonner au profit d’une identité politique transnationale ou cosmopolite. Clara Ramas défend dans cet article la nécessité de réinventer un patriotisme qui articule une série de demandes démocratiques, afin de constituer un nouveau sujet politique, à la fois national et populaire.

Clara Ramas est docteure européenne en Philosophie (Universidad Complutense de Madrid – UCM) et chercheuse post-doc à l’UCM et à l’Université Catholique de Valence. Elle initie une série de huit articles sur les grands enjeux de notre époque et le patriotisme démocratique qu’ils appellent. Il a été traduit par Louise Pommeret-Costa, Alexandra Pichard et Lou Freda.


Bien que nous n’ayons habituellement que peu de temps à consacrer à ces questions-là, nous approchons de l’an 20 de notre siècle. Ce siècle a commencé en se voulant le « Nouveau Siècle Américain » (Arrighi), dans lequel les États-Unis auraient le contrôle économique et géopolitique du globe. Instabilité, guerres ouvertes de basse intensité, crises économiques, détérioration de l’environnement : tout cela s’est cristallisé en 2008 dans une crise brutale qui a mis en évidence les échecs du projet néolibéral de globalisation économique et culturelle. Ces dix années ont changé l’état du monde : comment ce changement se traduit-il politiquement ?

Il a été dit que nous vivons, notamment en Europe du Sud, un « moment populiste » qui résulte d’un sentiment croissant d’abandon et de vulnérabilité face au pouvoir des élites cosmopolites. Nancy Fraser a fait remarquer que les forces populistes émergentes constituent une réponse à une « crise hégémonique de la forme spécifique de capitalisme dans laquelle nous vivons : globalisante, néolibérale et financiarisée ». Cette forme de capitalisme s’appuie sur un bloc politique qu’elle-même qualifie de « néolibéralisme progressiste », et qui combine des politiques économiques régressives – de dérégulation et de libéralisation – et des politiques de reconnaissance en apparence progressistes, qu’elle utilise comme alibi – « compréhension libérale du multiculturalisme, écologie, droits des femmes et LGBTQ ». De cette façon, ce bloc dépossède les travailleurs, paysans et précariat urbain, tout en parvenant à se présenter comme un néolibéralisme cosmopolite, émancipateur et progressiste face à des classes populaires supposées provinciales et rétrogrades. Les constructions politiques populistes récentes de tendances très diverses ont quelque chose en commun : face à ce bloc néolibéral, elles tentent de refonder le lien social et de (re)construire un peuple. De redéfinir, en quelque sorte, une idée de patrie.

Deux voix au cœur de l’interrègne

Wolfgang Streeck détaille la façon dont le capitalisme actuel épuise progressivement les facteurs potentiellement stabilisants dont il se nourrissait pour survivre. Son inévitable implosion, soutient Streeck, ne débouchera pas sur un nouvel ordre révolutionnaire, mais sur un « interrègne durable » : une période de désordre prolongé où la question sera de savoir si et comment une société peut perdurer pendant un certain temps comme « quelque chose de moins qu’une société, ou comme ersatz de société ». Cet ersatz de société se caractériserait par une décomposition macro et micro, sans acteurs collectifs, où le lien social se dissoudrait en donnant lieu à une cohabitation fragile d’individus sous-gouvernés et sous-administrés, animés par la peur et la cupidité. Le pacte social, en un mot, serait brisé. Dans cette configuration de déséquilibre global, de misère des défavorisés et de précarisation des privilégiés, un état d’esprit émergerait : le désenchantement généralisé comme condition existentielle de l’époque.

Aucune société ne fonctionne sans construire de lien social, quel qu’il soit : l’« individu » comme point de départ n’existe pas. Comment construire ce lien dans une « société de marché », c’est-à-dire une société fondée sur la négation du social en tant que tel comme le disait Polanyi ? Le diagnostique de Streeck était déjà dévastateur en 2016 : il ne reste plus que la « résignation collective comme dernier pilier de l’ordre – ou du désordre – social capitaliste ». C’est soit le désordre, soit la fondation d’un Ordine Nuovo (NdT : titre de la revue fondée par Gramsci en 1919), voilà la seule alternative.

À son époque, Gramsci affirmait que l’Italie avait besoin d’une « réforme intellectuelle et morale ». Une réforme qui puisse, à l’instar de la réforme luthérienne allemande et de la réforme révolutionnaire française, pénétrer au plus profond des idéaux, habitudes et modes de vie des classes populaires, en configurant un nouvel ethos ou une nouvelle manière d’affronter le monde et d’entrer en relation avec lui. Lorsque l’époque est mouvementée, que Gramsci appelle un “interrègne”, les forces qui se démarquent sont celles qui parviennent à articuler ce nouvel ethos, en façonnant un nouveau sens commun et en parvenant à réarticuler le lien social. À quels défis les forces démocratiques qui prétendent aujourd’hui reconstruire une patrie et un pacte social devraient-elles apporter des réponses ? Voilà le défi de la politique qui vient.

Quelques directions

Il n’y aura aucun changement sans horizon capable d’articuler une nouvelle majorité et une volonté générale. Cependant, il faut pour ce faire une « direction intellectuelle et morale » (Gramsci) capable d’intégrer les raisons d’Autrui. Cela implique aussi de définir une nouvelle centralité, qu’il faudrait penser, non pas comme une équidistance tiède, à mi-chemin entre deux extrêmes donnés qui la précéderaient ; mais plutôt comme un nouveau centre de gravité qui déplace et regroupe le champ entier autour de lui, dans des positions définies par ce même centre. C’est ainsi que l’on refonde une totalité : « contrairement à un parti, une nation est toujours un tout », disait Gramsci. Le Zarathushtra de Nietzsche exigeait de « grands adorateurs » dotés de flèches de désir. La flèche qui entend aller loin a besoin que l’arc s’ouvre en grand. Les vieux axes de la politique s’avèrent trop étroits pour un patriotisme démocratique à la hauteur des difficultés du présent. Le patriotisme n’est pas la droite ethnocentrique ; la démocratie n’est pas la gauche cosmopolite.

Ainsi, le nouveau patriotisme est marqué par la souveraineté : il construit un peuple là où le national et le populaire se rejoignent. Il construit une démocratie souveraine qui donne voix à une volonté générale constituée comme sujet politique et qui ne veut pas se plier à la globocratie de la gouvernance néolibérale. Il construit, enfin, une communauté d’appartenance face aux pouvoirs sauvages du libre marché.

Cette communauté s’assimile au fait de prendre soin de la chose commune, ce qui veut dire qu’elle est féministe, écologiste et non xénophobe. A partir d’un féminisme hégémonique, au-delà des politiques de l’identité et contre la réaction de l’ultra-droite, elle réinterroge la totalité du lien social, tout en reconstruisant la masculinité et en cherchant des relations plus libres, égales et entières.

Ce nouveau patriotisme offre un horizon collectif face aux angoisses et aux peurs du désert néolibéral, mais il se positionne fermement contre la xénophobie et la lâche stigmatisation du faible, en rappelant que l’Occident est un broyeur d’identités collectives de part et d’autre du globe, et qu’une partie des conflits contemporains est liée aux tentatives des peuples de se recomposer comme et ils le peuvent.

Ce patriotisme défend la souveraineté culturelle des peuples et la reconstruction écologiste du lien avec l’environnement, face à un universalisme abstrait qui ne s’est pas réalisé comme Bien universel mais comme espace déqualifié, hypnotique, glacial, uniforme, dont le sujet est un être narcissique et déraciné : le consommateur d’aujourd’hui.

Ces dernières décennies nous montrent qu’une société qui livre des individualités pures, séparées de tout mythe et de toute pulsion communautaire, fabrique des consommateurs d’antidépresseurs, des addicts à sexualité auto-référentielle et réificatrice, des personnes en recherche frénétique d’appartenances solides, qui sont de la chair à canon pour les formes politiques les plus extrémistes, comme l’esquissent avec perspicacité les romans de Houellebecq. Réduire l’être humain à un individu atomisé équivaudrait à démobiliser son potentiel d’appartenance à une « communauté de transcendance » (Errejón). Rien de grand ne s’est fait sans passion, a dit Hegel, ni sans idéaux transcendants. Le seul échappatoire au nihilisme néolibéral sera de susciter un intérêt nouveau pour un projet collectif qui soit une nouvelle totalité : refonder le lien communautaire et redonner le sentiment d’une unité de destin dans une patrie commune face au déracinement global.

En partant de cette conjoncture, il est nécessaire de penser un nouveau patriotisme démocratique qui puisse produire une conception de l’ordre qui ne soit pas réactionnaire, qui puisse offrir sécurité, bien-être, sentiment d’appartenance et protection. Nous proposons ici huit clefs pour penser et débattre de ce patriotisme démocratique.

  1. Démocratie

Si la démocratie est la faculté d’un peuple à participer à son destin, alors celle-ci est clairement incompatible avec le capitalisme et le marché libre.

Streeck, dans son livre au titre éloquent « Marchés et peuples », explique qu’il existe depuis 1945 une contradiction fondamentale entre les intérêts du capital et ceux des votants ; cette tension s’est peu à peu déplacée successivement à travers un insoutenable « emprunt sur le futur » – expression également employée par Varoufakis -, jusqu’à déboucher sur la crise de 2008. La Grèce a été l’exemple évident de ce genre de gouvernement de technocrates et de l’imposition d’une « pression factice » (Sachzwang). Nos États démocratiques n’écoute plus la voix des peuples, ils écoutent plutôt la langue mystérieuse des « marchés », dit Streeck : « Etant donné que la confiance des investisseurs est dorénavant plus importante que celle des votants, tant la droite que la gauche voient la prise du pouvoir par les détenteurs du capital non comme un problème, mais comme la solution ».

Cette contradiction fondamentale entre capitalisme et démocratie se traduit par une contradiction politique : démocratie et globocratie. Le pouvoir réside-t-il entre les mains des peuples, ou dans celles des élites transnationales qui étendent leur emprise ? Les forces démocratiques doivent aujourd’hui prendre en compte la demande générale d’une prise de décisions collective qui ne soit pas remplacée par l’obéissance aux diktats de Bruxelles.

2. Souveraineté

La tradition démocratique républicaine qualifie de « souveraine » la volonté générale constituée comme sujet politique. Il est peu utile en politique de faire appel à un cadre juridique ou légal sans prendre en compte la volonté politique qui le soutient. Kant effectuait une distinction entre la forma regiminis, qui définit si un État est de Droit ou ne l’est pas, et la forma imperii, qui détermine de quel type d’État il s’agit, et pose la question de l’acteur politique qui gouverne. Dans le premier cas, il s’agit de la loi, de la norme ; dans le second de la souveraineté, de la volonté. En démocratie, comme on le comprend depuis Aristote, Cicéron, Rousseau ou Robespierre, il existe une volonté générale qui réside dans l’ensemble des citoyens : ces derniers règnent en obéissant. Le nom moderne de ce sujet est la nation.

Cependant, considérer le corps politique comme un simple ensemble de normes sans référence à un sujet unitaire constituant est basé sur le présupposé suivant : le politique ne serait qu’une série de normes qui régulent un ensemble préalable et indépendant d’individus « libres » – la sphère privée de la « société civile ».

Mais la société n’est pas cette somme d’individus : c’est pour cela qu’aucune Constitution ne consiste en un simple système de normes qui s’appliqueraient à l’individu, mais qui définissent le sujet collectif de la souveraineté. Dans la constitution actuelle, « le peuple espagnol » (art. 1), dans celle de 1931, « l’Espagne est une République démocratique de travailleurs de tout type (…). Les pouvoirs de toutes ses institutions émanent du peuple » (art. 1) ; dans celle de Cadix de 1812 : « La souveraineté réside essentiellement dans la Nation », définie comme « la réunion de tous les Espagnols des deux hémisphères » (arts. 1 et 3). Ou, de façon encore plus claire, dans l’actuelle Constitution allemande, qui récupère la formulation de celle de Weimar de 1919 : « Le peuple allemand (…) s’est octroyé à lui-même cette Constitution » (Préambule).

Pour résumer : le désir de démocratie est le désir d’une auto-conscience politique d’un peuple, qui touche à une relation déterminée avec ses élites et avec une capacité spécifique de configurer son destin. La forme sous laquelle cette conscience politique se matérialise dans la modernité est la forme nationale. Il n’y a pas de citoyenneté, reconnaissait Kant, sans une communauté qui donnerait sens à la volonté générale d’un peuple.

Une force qui aujourd’hui se voudrait héritière de cette tradition démocratique et républicaine devra être capable de penser plus loin que la conception libérale qui réduit la politique à la gestion de la sphère pré-politique des intérêts individuels. Cela implique une volonté générale populaire qui soit capable de se doter de son ordre propre et de décider de son destin.

3. Peuple(s)

Cette idée de volonté souveraine est la base de l’idée moderne de nation. Cette dernière n’est pas nécessairement oppressive. Elle est au contraire le meilleur outil pour garantir les droits des plus vulnérables. La question est la suivante : en faveur de qui la souveraineté est-elle exercée ? Le capitalisme est le premier agent destructeur des frontières. Adam Smith reconnaissait que le commerçant n’avait d’autre patrie que celle où il obtiendrait le plus profit maximal ; Marx affirmait quant à lui que les communistes ne peuvent détruire la propriété, la famille ou la patrie, pour la simple et bonne raison que la plus grande partie d’entre eux ont déjà été détruits par le capital. Autrement dit, le capitalisme a détruit les structures et les liens qui permettent à ceux d’en bas de se protéger et de vivre avec un bien-être minimal. Pour ceux qui ne s’enrichissent pas par la spéculation, mais qui subsistent par le travail, une patrie qui protège n’est pas un luxe dont ils peuvent se passer. Aujourd’hui, sous le joug d’une Union Européenne réduite à une simple union monétaire dans un cadre technocratique, compte tenu du fait que la possibilité de se constituer en bloc continental doté d’une identité politique commune n’existe pas, il n’est pas possible d’établir ce lien protecteur en-dehors des espaces nationaux.

Pour les élites, il n’y a pas le moindre doute : le néolibéralisme doit s’appuyer sur un processus de globalisation. Un mouvement populaire ne peut reposer que sur l’échelle nationale et sur ses possibles alliances interétatiques ultérieures. Construire une volonté générale revient à construire un peuple : là où le national et le populaire coïncident. C’est ainsi que l’a imaginé la tradition démocratique et républicaine. Pour Sieyès, la nation se constitue quand la classe potentiellement universelle, le Tiers-État, se forme comme totalité à travers l’exclusion d’une classe particulière, celle des privilégiés. Ce sont seulement ceux qui réussissent à incarner et à représenter le tout social et l’intérêt général qui fondent la nation, selon Siéyès. Les privilégiés provoquent la faillite de l’ « ordre commun », ils constituent un royaume à l’intérieur du royaume, une ombre « qui s’efforce en vain d’opprimer une nation entière ». Les subalternes ne doivent donc pas constituer un nouvel ordre – au sens de l’Ancien Régime – à travers des États-généraux, qui inclut les privilégiés, mais à travers une Assemblée Nationale. Ils ne représentent pas une partie du corps politique, mais sa totalité.

Une partie de la gauche a été très critique à l’égard du cadre national. Dans un texte de Fernández Liria, tiré de son ouvrage sur le populisme, on peut lire : « la logique institutionnelle de l’Illustration (?) ne génère pas de l’appartenance mais, plutôt, le droit de ne pas appartenir ». Il défendait la priorité d’un « être humain sans rien de plus », détaché de « toute appartenance : tribale, culturelle, historique ou sociale ». Cette compréhension des droits humains, d’origine libérale anglo-saxonne (elle débute dans la Déclaration de Virginie de 1776), nous laisse tout à fait démunis.

Une partie de la gauche pousse des cris d’orfraie lorsque des concepts comme ceux de “sécurité”, “d’ordre” ou “d’appartenance” parviennent à ses oreilles. Ce serait une grave erreur que de considérer que leur utilisation revient à pénétrer sur les terres de la droite : bien au contraire, les plus vulnérables sont les premiers à pâtir de la loi de la jungle instaurée par les marchés. Ce n’est pas un hasard si le libéralisme s’est historiquement allié avec le darwinisme social dans son apologie du libre marché. Pour les théoriciens ultra-nationalistes Henrich von Treitschke et Ludwig von Rochau [qui ont eu une influence notable sur l’extrême-droite allemande du XXème siècle], les États et les régulations sont des fardeaux face auxquels la liberté individuelle doit prévaloir ; celui qui reste à l’arrière est un faible, qui ne mérite pas qu’on le protège. C’est dans l’absence d’ordre que la droite se sent le plus à l’aise.

En ce qui concerne l’Espagne, il y a deux difficultés principales qui entravent sa construction populaire comme patrie. Dans un premier temps, l’usurpation du drapeau et de l’identité nationale par la dictature franquiste, régime violent et impotent qui a dû massacrer et expulser comme « anti-Espagne » la moitié du pays qu’il n’était pas capable d’intégrer. La résistance, en récupérant des fils de l’histoire espagnole de soulèvements populaires, fut à la fois démocratique et patriotique, nationale et populaire, dirigée contre l’invasion allemande et italienne que les élites appelaient de leurs voeux. Comme l’explique l’historien José Luis Martín Ramos, la notion de “patrie souveraine” en Espagne se construit au départ comme une réaction populaire face à l’occupation française ; on voit donc qu’affirmer que le terme de « patrie » intrinsèquement liée au franquisme ou au centralisme témoigne de la plus abjecte subordination culturelle à ces derniers, et d’une incapacité flagrante à proposer un horizon d’émancipation.

La seconde difficulté est l’inévitable pluri-nationalité de l’Espagne. Celui qui ne comprend pas que l’Espagne est plurinationale n’a pas un problème avec la Catalogne ou avec le Pays Basque, mais bien avec l’Espagne entière. L’Espagne est un pays doté d’une richesse incalculable, qui s’exprime à travers des institutions locales et des communautés autonomes, des langues et des traditions populaires vivantes, qui luttent pour maintenir leur identité propre. La tradition démocratique, plurielle et fédérale n’a jamais oublié cette dimension-là, sans cesser d’être patriote pour autant.

Il n’est donc pas possible de construire un patriotisme démocratique en Espagne sans prendre en compte les différentes identités nationales qui la configurent et les revendications historiques d’une patrie démocratique et populaire.

  1. Féminisme

Il est tout à fait symptomatique que Ciudadanos (NdT : formation politique espagnole de centre-droit présidée par Albert Rivera) ait assimilé le féminisme au nationalisme en tant que formes de « collectivisme ». Cela revient bien sûr, pour Ciudadanos, à ranger le féminisme du côté du tribalisme, de l’archaïsme. Mais par là-même, ce parti reconnaît au féminisme sa capacité, en tant que mouvement collectif, à imposer ses sujets à l’agenda public et à obliger le reste des forces à débattre en ses propres termes. Aujourd’hui, on peut dire qu’en Espagne, le sens commun est féministe. Le nouveau sujet politique sera donc féministe. À partir de là, reste à penser deux aspects : ce qui est en-dehors de ce sujet politique, et ce qui est à l’intérieur.

En-dehors : toutes les nuances et critiques possibles doivent toujours pouvoir s’exprimer et avoir leur place dans le débat, mais ceux qui se déclarent « antiféministes » sont tout simplement en-dehors du pacte social actuel. Comment peut-on penser le lien social en rejetant un point de vue qui prétend en finir avec l’injustice historique et lutter pour la dignité et les droits de 50% de la population ? Et pourtant, il existe une partie du pays qui s’auto-exclut de ce cadre : un certain revanchisme antiféministe et réactionnaire est en train de se constituer, dans des espaces privés mais aussi sur internet, via des chaînes YouTube qui attirent des jeunes animés par une forme de ressentiment envers les femmes, ainsi que des intolérants de divers bords politiques. Ils se regroupent sur des positions qui expriment le ressentiment et la misogynie, avec un cocktail venimeux de puritanisme, de frustration sexuelle et de préjugés, dans le sillage du mouvement incel aux États-Unis, où le féminisme est à la fois objet d’attirance, de dénigrement et de haine. À cela s’ajoute le sentiment d’insécurité généré par les conquêtes du mouvement féministe et la peur séculaire que produit l’idée – dans les rôles genrés portés par une masculinité réactionnaire – des femmes comme sujets.

Ce conglomérat constitue l’un des axes sur lesquels s’appuie peu à peu, en Europe cette fois, l’alt-right émergente. En Espagne on a récemment pu constater l’existence de cette articulation entre anti-féminisme et extrême-droite à une occasion : les insultes et la diffusion de données personnelles de la victime de la Manada (NdT : récente affaire de viol collectif qui a eu une grande résonnance en Espagne) dans des forums d’extrême-droite ou des graffiti où l’on pouvait lire « Vive la Manada », « Liberté pour Josué » et « Orgueil hétéro » entourés de croix gammées. Un environnement (celui de l’extrême-droite) où la misogynie, la réification et le mépris le plus grossier envers les femmes – que ce soit par dénigrement ou par sublimation handicapante – sont unanimes, massifs, tacites. Si nous observons les résultats de vote en fonction des sexes lors des dernières élections en Suède, nous voyons qu’ils sont similaires pour le centre-droit en votes masculins et féminins. En revanche, l’écart explose pour ce qui est du vote d’extrême-droite : 27,9% de voix masculines, 10,2% de voix féminines. Presque le triple. Cela nous montre qu’il existe un lien constitutif, intrinsèque, entre extrême-droite, misogynie et antiféminisme, qui s’efforce à présent de capter ceux qui résistent à la réalité du présent social.

Pour ce qui concerne l’intérieur du mouvement : le féminisme n’est pas une « politique identitaire » ou « sectorielle », qui ne concernerait que les femmes ou des collectifs bien précis. C’est un projet qui consiste à penser et à redéfinir autrement l’ensemble de la communauté, et qui concerne la totalité de l’organisation sociale, la famille, le travail, les soins, etc.  En ce sens, Clara Serra a montré qu’un féminisme hégémonique concerne aussi l’autre 50% de la population : les hommes, qu’il faut incorporer et attirer afin qu’ils considèrent le féminisme comme leur propre cause. Cela ne signifie pas, comme voudraient le déformer les réactionnaires animés par le ressentiment, qu’il faille « féminiser » les hommes ou en faire des victimes : cela signifie qu’il faut réfléchir de façon critique à la manière dont se construit leur masculinité pour pouvoir, dès lors, la reconstruire. Le féminisme a pour défi de donner voix aux offenses subies, mais aussi aux incertitudes qui se dessinent depuis ce nouvel horizon.

Germán Cano faisait remarquer qu’à présent, les hommes se taisent en public, de peur d’être qualifiés de machistes, mais qu’ils « ne cessent pas pour autant d’exprimer leur ressentiment croissant en privé ». Ce processus réactif cherche à retrouver un imaginaire perdu. Cela étant dit, indique également Cano, l’auto-flagellation masculine ou l’exigence de « déconstruction » immédiate et absolue ne sont pas non plus très utiles.

La visibilité de la violence quotidienne et symbolique, la lutte contre l’infériorisation systématique des femmes, l’exigence d’une répartition plus juste des tâches ou de l’élimination de barrières professionnelles, doivent être reliées à une réflexion sur la façon dont on peut construire une masculinité non toxique, qui récupérerait certains des éléments présents dans l’identité masculine contemporaine, tout en en reconsidérant d’autres et en les agençant autrement.

On ne peut déplacer des éléments d’une identité qu’en opérant des ajouts positifs. Comme l’a également écrit Serra, il s’agit de faire le lien avec les identités réellement existantes et de les re-sémantiser, et non pas d’offrir un vide ou une destruction de ce que sont les gens. C’est en cela que consiste le jeu politique de la ré-articulation d’identités. Cela signifie, heureusement, qu’il n’y a pas à jeter par-dessus bord tout ce qu’a signifié être un homme ou être une femme. Rita Segato, anthropologue féministe latino-américaine et militante anti-féminicides, a même lancé une hypothèse intéressante : dans les modes de relation sociale prémoderne, on trouverait des relations plus équilibrées et moins toxiques, sous certains aspects, que ce qui existe dans l’ultra-modernité ; ce serait un sujet qu’il faudrait longuement développer. Pensons par exemple au courage, un attribut traditionnellement considéré comme étant masculin, et qui peut par exemple s’exercer contre la lâcheté de ceux qui attaquent les faibles ou les vulnérables (harcèlement, homophobie, xénophobie). Le courage contre l’abus : une valeur traditionnelle mais aussi une valeur du futur. Luigi Zoja a écrit un joli livre intitulé Le Geste d’Hector sur l’histoire et le présent de la figure du père. Dans ce livre, il oppose deux modèles de masculinité : Hector, le héros qui écoute les femmes et s’occupe de son bébé, en enlevant son casque pour ne pas l’effrayer et en plaçant donc le bien-être de sa descendance avant le sien ; et Achille, le guerrier individualiste qui s’adore lui-même et ses propres succès.

Penser une masculinité au-delà du modèle stéréotypé du narcissisme égocentrique maladif, du handicap émotionnel, du déchaînement sexuel réificateur et de la violence démesurée, devrait être gratifiant y compris pour les hommes. Nombreux sont ceux qui soulignent à quel point il est inestimable, indicible, d’appréhender différemment les relations sexuelles avec les femmes, ou bien encore de profiter en tant que grands-pères d’un lien avec leurs petit-enfants qu’ils n’ont jamais pu exercer en tant que pères avec leurs enfants. La patrie, pour tous et pour toutes, ne pourra qu’être féministe.

  1. Immigration

On ne peut dissocier la question de l’immigration du contexte néo-libéral. À commencer par le phénomène de flux de populations lui-même. Conflits armés, répartition inégalitaire des ressources et destructions de formes de vie traditionnelles, tout cela oblige des masses à abandonner leurs terres d’origine. Le long travail du capital qui a commencé par l’expropriation de terres communes et la destruction des modes de vie des classes populaires en Europe, s’est poursuivi avec la colonisation de l’Afrique, de l’Asie et de l’Amérique latine. Tout cela illustre les propos de Marx dans Le Capital : « Et l’histoire de cette expropriation est inscrite dans les annales de l’humanité en caractères de sang et de feu. » Exploités dans le Vieux Monde, expropriés dans le Nouveau : un même destin.

Cela se reflète de différentes façons qu’il convient d’analyser. Une population qui se sent exposée et vulnérable, comme c’est le cas de la population frappée par la crise de l’État-providence, se replie sur elle-même face à ce qu’elle considère comme une menace identifiée dans l’immigration. Nous le savons, les chiffres démontrent que cette prétendue menace d’« invasion » n’existe pas en tant que telle ; mais qu’est-ce qu’une menace, au juste ? C’est un sentiment qui se construit par des symboles, et non par des chiffres et des données. L’arrogante supériorité morale, bien souvent exhibée par la gauche, est ici parfaitement inutile.

Face au lâche simplisme de la droite, il nous faut affirmer que la principale menace faite à l’identité ne réside pas dans « les autres », parce que cette menace attaque précisément l’identité de ces mêmes autres. La menace est l’essence spécifique du capitalisme, et plus concrètement du néo-libéralisme qui est son projet de globalisation et d’anéantissement des peuples. Le néo-libéralisme unifie l’humanité en la transformant en supermarché planétaire : il élimine les différences, détruit des cultures populaires et anéantit systématiquement toutes les relations et tous les liens de solidarité traditionnelle, rendant impossible la continuité du mode de vie des peuples dans les économies traditionnelles qui, à présent, à cause de la spoliation et du néo-colonialisme, demeurent des économies “peu développées”. Le néo-libéralisme fragmente pour cela toutes les formes d’identité et d’imaginaires symboliques.

Mais de l’autre côté, on trouve une forme de colonialisme symbolique particulièrement pervers dans le cosmopolitisme humanitariste de la gauche, qui réside dans le fait de considérer que les peuples de la Terre désirent volontairement disparaître pour s’intégrer dans le marché mondial que l’Occident représente dorénavant. Ils ne comprennent pas que cette recherche du « fétiche du Nord » s’effectue uniquement quand flanchent les liens de l’enracinement, « les plaisirs et obligations de la réciprocité » dans la terre d’origine (Rita Segato). L’ouvrier est faussement « libre », dit Marx, parce qu’il a tout perdu : mais ce n’est pas cette réalité que voit une certaine gauche dans ceux qui se trouvent contraints à migrer. La droite achève le labeur avec sa xénophobie et son mépris, sans comprendre que personne ne veut, à l’origine, fuir sa terre, en laissant derrière lui sa famille, sa patrie, ses traditions et sa culture. Attaquer ceux qui se voient obligés de faire cela, et qui se retrouvent vulnérables, sans protections ni liens, à la merci et avec pour seule consolation la promesse du consumérisme occidental, est une réaction aussi lâche qu’aveugle.

Le point de départ qui échappe à ces deux camps, à des droites et des gauches maladroites, est le même : le déracinement. En ce sens, tout projet à droite ou à gauche non respectueux de l’identité plurielle des peuples de la Terre – que ce soit par xénophobie ou par cosmopolitisme – relève fondamentalement du cadre néo-libéral. De la même façon, les identités de tous les peuples sont alliées contre la cosmovision capitaliste et sa destruction des particularismes.

Un patriotisme démocratique a pour défi de désigner et construire symboliquement ce qui constitue une menace au bien-être et à l’intégrité d’un pays et de son peuple. Cette menace ne s’incarne pas dans le dernier arrivé, expulsé de sa terre par ce capital qui « sue le sang et la boue par tous les pores, de la tête aux pieds » (Marx), mais dans cette même oligarchie et ce même capital qui – ne nous trompons pas – a déjà fait il y a deux siècles la même chose avec nous tous. Le capital essaie toujours d’effacer la cicatrice originelle à l’aide de biens de consommation. Mais le fait est que, une fois la terre et le sang de l’Europe vampirisés, et tandis qu’il finit de le faire avec la terre et le sang des derniers recoins des autres continents, le capital s’attaque à présent à notre substrat culturel, historique, architectonique et symbolique. La détérioration des centres-villes historiques, les appartements touristiques gérés par les fonds vautours ou la marchandisation des « expériences » en sont un bon exemple.

En conclusion : l’autre visage du touriste-prédateur ou du spéculateur cosmopolite est celui du migrant apatride. Les deux sont la conséquence d’une même cause : le capitalisme globocratique, sa production systématique de déracinement et son régime de déterritorialisation. L’Europe, l’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine, tous les peuples ont un même combat. Le patriotisme démocratique a pour défi de protéger les peuples des corsaires néo-libéraux qui n’ont aucunement besoin de désobéir aux lois de l’empire pour spolier et piller les peuples.

  1. Ecologie

Marx affirme que dans la Nature, où Ovide voyait une « masse informe et confuse », dans toute son « originarité sauvage et boisée », le capital ne voit qu’une source de revenu. La Terre, la Nature, représentent pour le capital, ainsi que la force de travail humaine, le combustible le plus immédiat pour alimenter ses rouages. Ici aussi le néolibéralisme se nourrit du désordre : en brisant les équilibres écologiques les plus fondamentaux : surexploitation des ressources, pollution, changement et réchauffement climatiques, perte de la biodiversité, désertification, pénurie d’eau…

Comme l’a démontré David Harvey, l’accumulation capitaliste, quand elle n’opère plus par le mécanisme habituel de reproduction à plus grande échelle s’effectue « par dépossession » – comme c’est le cas lors des crises successives, et de la suraccumulation néolibérale qui s’effectue actuellement. Il existe une longue histoire des régimes de propriété des biens communaux destinés à l’usage de la communauté, matérialisés par les “enclosures” anglaises, les “game laws” ou la loi sur le vol du bois allemande, qui ont été progressivement dérobés aux classes populaires. Il s’agit du « nouvel impérialisme ». Qui plus est, comme l’indique depuis bien longtemps l’écoféministe Yayo Herrero, il va de pair avec l’exploitation du travail essentiellement féminin de préservation de la vie[1].

Son travail est d’une grande pertinence politique. Joan Subirats indiquait, dans son petit livre de conversation avec César Rendueles sur les biens communs, qu’il n’est pas étonnant qu’aujourd’hui, dans la société de marché, suite à l’effondrement de l’État en tant qu’État-providence, la nécessité de nous rapprocher à ce qui relève du collectif nous presse, et ne peut se réduire à son sens étatique-public. « Ce qui est commun représenterait alors la nécessité de reconstruire cet espace de liens, de relations et d’éléments qui façonnent le collectif ». Les nappes phréatiques, les bois, les terres, font partie de ce qui est collectif et commun, qui requiert engagement et action. Ceci est étroitement lié aux mouvements “municipalistes” : on parle ainsi de « barrionalismo » ou, dans le municipalisme basque on revendique le Batzarre, une assemblée démocratique locale, qui est en lien avec l’Auzolan, les travaux communaux qui donnent le droit à participer à l’assemblée. Comme le signale précisément Rendueles, le concept des “biens communs” est la forme à travers laquelle se pose de nos jours la question classique de la manière dont se constitue une communauté politique, dans le contexte de l’échec évident de la prétention néolibérale à construire une gouvernance à base de pure gestion post-politique.

Le défi du patriotisme démocratique est de proposer une alternative quant à notre relation à ce qui est commun, aux ressources naturelles et à l’environnement, au-delà des nouvelles “enclosures”, des privatisations, de la financiarisation et autres mécanismes qui permettent au marché de pénétrer dans des espaces communs, naturels et environnementaux. Tout l’enjeu consiste à présenter ce défi avec un langage qui n’est pas constitué par des mégadonnées ou qui évoque des tendances irréversibles, mais qui fait appel à l’expérience journalière et quotidienne : redéfinir notre manière de nous déplacer, d’habiter, de nous alimenter et d’utiliser les transports.

  1. Identité

Face au désordre généralisé caractéristique de l’interrègne dans lequel nous sommes, l’accord de Davos fait sa propre proposition de nouveau contrat social. « Nous aspirons à construire une Europe qui permette aux citoyens d’être au centre de la Quatrième Révolution Industrielle, en maximisant l’impact des nouvelles technologies sur le bien-être, la croissance et l’innovation et la création d’emploi grâce à l’investissement et à un nouveau contrat social », proclamaient ses parties prenantes cet été. C’est l’Union Européenne des entrepreneurs, du dégrèvement fiscal, de Pablo Casado et de Manuel Lacalle : un contrat entre individus qui bénéficient des services.

Un patriotisme démocratique ne peut pas répondre à ces défis en proposant uniquement des mesures techniques différentes : un peu plus de dépenses publiques, un peu plus d’impôts, etc. Le lien politique représente davantage que le simple fait d’être un client d’un État à qui on paie des impôts, où l’on vote quand on y est appelé, et en échange de quoi on bénéficie de services. Aucune société ne peut subsister sans un ciment symbolique . La volonté libérale de produire des « particules élémentaires » (Houellebecq) plutôt que des êtres humains se heurte à une limite insurmontable, anthropologique : le besoin de nous raconter qui nous sommes, de nous projeter en tant que collectif, en tant que « nous ». C’est pour cette raison que Gramsci était fasciné par la notion de « mythe » de Sorel : une idéologie qui n’est pas une utopie lointaine, ni une doctrine mais, comme l’écrit le penseur sarde, « une création de fantaisie concrète qui agit sur le peuple disséminé et pulvérisé pour y susciter et y organiser la volonté collective ». Pour Sorel, le mythe ne renvoie pas au passé. Il évoque les origines, mais pour pousser le présent vers ce qui va arriver. Il est seulement sacré s’il permet la socialisation. Il n’est ni vrai ni faux : il est fécond ou non. Sa valeur est opérative. Dans son introduction d’une œuvre de Renan, avec qui il partage l’idée de communauté politique en tant que volonté qui incite à l’action collective, Sorel affirme que le tout consiste à trouver des « forces » capables de déterminer la conduite en suivant certains préceptes : il n’y a pas d’actes sans des croyances intenses. Et elles ne représentent pas un « résidu irrationnel » duquel il faudrait se débarrasser, mais au contraire, la condition nécessaire à la naissance de l’ « enthousiasme collectif ».

Lors d’une intervention sur la question de l’identité, Íñigo Errejón se refusait à une certaine forme d’arrogance qui consiste à prétendre qu’à partir du moment où on a démontré que toutes les identités sont construites, qu’elles ne sont pas un élément défini par le passé ou la biologie, on serait alors libérés de toute forme de domination, et que le démantèlement des identités engendrerait la libération de l’individu. Qu’est-ce qui subsiste derrière le voile des identités ? Le fait que nous sommes seuls. Ce qui bâtit les sociétés est la conviction que nous avons été quelque chose dans le passé et la volonté d’être quelque chose dans le futur. Une société qui ne dispose pas de ce lien est une société en « crise morale » : sans s’accrocher à une forme d’universel symbolique et créateur de lien, il nous reste seulement la propagation des différences. Cet universel est toujours modulable mais on ne peut jamais s’en passer. C’est pourquoi Errejón promeut une forme d’« essentialisme stratégique » : pour exister en collectivité, nous avons besoin de croire en des mythes collectifs qui nous regroupent. En théorie, cette croyance se construit tout au long de l’histoire et de la culture ; en pratique, ces croyances ont la solidité d’une « force matérielle », disait Gramsci.

Néanmoins, tout se joue, naturellement, dans la manière dont se construit symboliquement cette communauté. Il y a évidemment des formes de patriotisme ethnocentristes, exclusifs, xénophobes ou anti-égalitaires. Nous devons penser une identité qui ne soit pas réactionnaire. Blasco Ibáñez écrit : « Notre vraie patrie se trouve où nous dessinons notre âme, où nous apprenons à parler, à coordonner nos idées au travers du langage et où nous nous façonnons dans une tradition. » C’est-à-dire dans une tradition qui ne soit pas le passé, mais plutôt ce qui demeure au travers du partage. Rita Segato, anthropologue féministe, affirme qu’une communauté suppose deux conditions : la densité symbolique et la conscience de la part des membres qu’ils proviennent d’une histoire commune et qu’ils se dirigent vers un futur commun. En d’autres termes, une communauté n’est pas enfermée dans le passé, dans un patrimoine de coutumes mortes, ni dans un haplogroupe génétique, ni dans des noms de familles : c’est le projet de faire advenir une existence commune en tant que sujet collectif, en partant d’une tradition partagée et commune pour aller vers un futur commun. « Avoir fait de grandes choses ensemble et vouloir en faire davantage. » Le « plébiscite de tous les jours » de Renan est une forme de cette volonté. Nous avons besoin d’un patriotisme républicain, et pas d’une nation essentialiste.

Aucune société ne peut vivre sans ce ciment symbolique. La vraie question est : qui va donner forme à ce ciment ? Le défi du patriotisme démocratique sera de trouver un juste milieu qui évite aussi bien l’ethno-nationalisme exclusif et réactionnaire que l’individualisme néolibéral simplement progressiste. On doit, comme l’a signalé J. L. Villacañas, penser une « communauté existentielle », qui respecte à la fois l’hétérogénéité et qui harmonise la pluralité : s’occuper du concret et garantir les droits des citoyens. Le débat à propos de l’Europe doit également se lire sous cet angle.

  1. Conservation, Progrès, Réaction

La nouvelle Internationale Nationaliste adopte les traits d’une Internationale Réactionnaire. En même temps, il existe le reflet inverse, libéral et parfois assumé par la gauche progressiste : celui d’un progrès linéaire infini, selon lequel tout lien avec le passé est un fardeau ou une superstition. Pourtant, un simple coup d’œil permet de se rendre compte que les grandes luttes cherchent à conserver des conquêtes, des institutions ou des droits préexistants. Et quand on en exige de nouveaux, c’est au nom de ce que l’on espérait déjà obtenir par le passé. « Les révolutions sont une négociation avec le passé, même quand elles veulent faire table rase de ce qui a précédé ». C’est ce qui pousse Errejón à affirmer : « Je ne crois pas qu’il y ait une dichotomie entre le progressisme et le conservatisme ». En effet, adhérer à la tradition signifie en réalité assumer son caractère innovant : non pas reproduire ce que d’autres ont fait, mais ce qu’ils auraient fait à notre place, a dit Léon Blum. Il y a un certain conservatisme qui, contrairement à la réaction, voit dans le passé quelque chose qui pourrait réapparaître, une projection du passé dans le futur. Face à un néolibéralisme qui désorganise de manière générale les modes et les projets de vie des gens, leurs identités, leurs certitudes, leur appartenance, le plus grand changement consiste paradoxalement à introduire de l’ordre. Errejón ajoute alors : « Je crois qu’aujourd’hui nous devons défendre une part de conservatisme dans notre combat contre le néolibéralisme dans le but d’avoir des conditions de vie dignes ». En effet, lorsqu’il s’agit d’améliorer les relations sociales ou de freiner le dérèglement climatique dans une société basée sur l’accélération constante, « le plus radical consiste à serrer le frein à main ». Walter Benjamin et Gilbert Chersterton en étaient conscients.

Alba Rico a inventé l’heureuse formule : “révolutionnaires quant à l’économie, réformistes quant aux institutions et conservateurs quant à l’anthropologie ». Ce n’est pas compliqué : « il faut conserver la condition de tous les biens communs, c’est-à-dire la Terre elle-même, menacée en plein Anthropocène par l’invention de l’être humain [..]. Il est fondamental d’être conservateur sur le plan anthropologique parce que je crois que ce qu’a le plus détruit le capitalisme, ce sont les liens sociaux ». Marx l’a écrit dans le Manifeste du Parti Communiste : l’œuvre du capital consiste à ce que « tout ce qui est solide se volatilise ».

Évidemment, cela exige de remettre en question les formes d’esclavage et de domination qui sont couplées à des sociétés traditionnelles : des dominations de classe, de genre ou de race. Il faut dépouiller, comme disait Alba Rico, les liens sociaux des relations de pouvoir inégales qui les ont parasitées. Par exemple, elle affirme qu’il est évident que le patriarcat a parasité les liens sociaux, en attribuant historiquement aux femmes les travaux ménagers ou les soins. Répartir ces travaux, ce n’est pas seulement « libérer la femme », mais aussi libérer la société et faire croître le bien-être social de tous. « Il ne faut pas s’arrêter, il ne faut pas conserver tout ce qui est donné, ce qui doit être conservé ce sont les formes, les fêtes, les cérémonies et les liens. Sinon, nous finirions par accepter le conservatisme entendu au sens de ce que proposent le patriarcat, le catholicisme et la pensée réactionnaire ».

Le patriotisme démocratique, pour conclure, doit trouver une manière de conjuguer une vision démocratique et progressiste avec une pulsion anthropologique de conservation des liens sociaux face au tourbillon néolibéral. Ce sera la seule manière de bâtir un monde habitable qui puisse être accueillant et qui n’ait absolument plus besoin des promesses réactionnaires.

[1] Selon Yayo Herrero, dans les sociétés patriarcales, ce sont les femmes qui s’occupent majoritairement des tâches d’attention et de soin aux corps vulnérables, car c’est le rôle qui leur est attribué dans la division sexuelle du travail. (voir article en lien hyper texte).

Iñigo Errejón : « La patrie protège contre le désordre néolibéral »

Nous publions ici la version française de l’entretien accordé par Íñigo Errejón au média argentin CrisisRéalisée par Paula Vazquez et Mario Santucho, elle a été publiée par la suite dans les colonnes du média italien Senso Comune. Au programme : la crise catalane et la nécessité de ne pas laisser le PP se réapproprier l’identité espagnole ; la difficulté pour le populisme démocratique à incarner une stabilité, un ordre et à donner un horizon nouveau aux classes moyennes sorties de la pauvreté et de la précarité ; la victoire de Mauricio Macri en Argentine ; la nouvelle stratégie de Podemos pour affronter les élections régionales de 2019 dans le cadre d’une guerre position où la situation politique est nettement moins mouvante.

L’Íñigo en chair et en os n’a rien à voir avec l’image que l’on transmet habituellement d’Errejón. On l’a décrit comme un stratège qui agit dans l’ombre, inventeur de la « machine de guerre électorale » de Podemos ; comme un Robespierre ressuscité qui écorche de sa langue aiguisée ses collègues députés au parlement espagnol ; ou comme le secrétaire politique provocateur qui a osé défier le pouvoir du leader incontesté [ndlr Pablo Iglesias] du mouvement qui suscite l’espérance de tout le progressisme européen.

En personne, Íñigo est une personne affable, voire même fragile, à la démarche maladroite et distraite. Et un grand buveur de rhum cubain. En revanche, il est vrai qu’il parle sans reprendre sa respiration. Il enchaîne des réflexions de longue portée, sans faire de pause. Et il semble avoir laissé derrière lui Vistalegre II, le congrès du parti au cours duquel il a connu la défaite, en février 2017. « Il y a une tension que nous n’avons pas su résoudre : l’inertie nous a conduits, de façon rapide et forcée, à nous transformer en parti, avec toutes les infortunes que cela suppose. Un parti est, en substance, une machine horrible. Mais je suis pas sûr que l’on puisse gagner les élections sans entrer dans des dynamiques de ce type ».

L’interview a lieu dans une voiture moderne, sur le chemin entre Belgrano et Pilar, pour se terminer à Moreno. Un reportage à travers les routes de la première couronne de la banlieue de Buenos Aires, sur le destin du populisme.

Pourquoi dis-tu que les partis sont des machines horribles ?

Parce qu’ils stimulent non pas la discussion ou la pensée, mais le calcul. Ils sélectionnent un type de militant qui vit du parti : aligne-toi sur ceux qui gagnent, apprends à ne pas remettre en question certaines choses, sois toujours en accord avec la ligne officielle, tout ce que fait le parti est bon, tout ce qui arrive en dehors de lui est dénué de rationalité. Cela engendre un renfermement, ainsi que certaines logiques bureaucratico-autoritaires consubstantielles à la forme parti et aux réseaux de loyautés produites par la répartition des emplois, des ressources et des facilités offertes par l’appareil. C’est pour ces raisons que je crois que nous avons vieilli très rapidement en tant qu’organisation.

“Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes.”

Cependant, je dois reconnaître qu’il s’est agi d’un choix conscient : nous avons fait naître un démon tout en sachant qu’il s’agissait d’un démon. Nous avons décidé de nous doter d’une forme ultra-jacobine et plébiscitaire afin de prendre d’assaut le pouvoir par la voie électorale dans un processus court et accéléré. Je suis l’auteur intellectuel de cette stratégie, dont j’ai par la suite fait les frais. Nous avions besoin de clarifier des coordonnées discursives qui n’auraient pas rencontré l’approbation des militants, mais qui nous permettaient de gagner plus de votes. Notre premier congrès national [survenu en 2014, ndlr] a adopté cette ligne politique et cette forme organisationnelle. Nous sommes arrivés très loin, mais pas aussi loin que nous le souhaitions. Nous n’avons pas été capables de former un gouvernement ni de briser le bipartisme, mais nous avons empêché la restauration et le retour à une phase antérieure au 15 mai 2011 [jour où le mouvement  des Indignados a pris son essor, ndlr], nous avons réussi à rassembler 5 millions de voix, avec un impact tout à fait évident sur le système politique.

Penses-tu qu’il soit inévitable de former un parti pour faire de la politique ?

On peut, certes, ne pas l’appeler parti. Cela peut être un groupe électoral ou une initiative. Mais je crois que c’est nécessaire, non pas tant pour faire de la politique mais plutôt, pour gagner les élections. D’un autre côté, je fais de la politique depuis l’âge de 14 ans et je n’ai jamais eu besoin d’un parti. Je dirais même que j’ai eu une expérience militante marquée par l’hostilité envers les partis. Il se peut que former un parti soit indispensable pour atteindre l’objectif que nous nous sommes fixé, mais ce n’est pas la chose la plus recommandable quand l’enjeu n’est plus de lancer un assaut, mais de mener un siège plus lent, durant lequel il faut s’étendre sur le territoire, former des cadres, représenter des intérêts différents, obtenir une flexibilité.

Ce qui est sans aucun doute inutile, ce sont les réponses faciles et univoques. Sans ce modèle, nous ne serions pas arrivés aussi loin, aussi vite, mais ce modèle ne se laisse ensuite pas facilement rectifier. Se pose également un autre problème fondamental, celui de la pénurie de cadres. La plupart des cadres se concentrent sur le travail institutionnel dans les villes ou villages que nous gouvernons, et leur apport à la construction territoriale et au mouvement populaire est donc limité. Enfin, une bonne partie des personnes qui se sont impliquées au sein de notre mouvement l’ont fait avec la perspective d’une victoire rapide. Quand celle-ci ne se produit pas, une certaine démobilisation s’installe dans divers secteurs.

Est-ce là le prix à payer quand on joue avec les espoirs des gens ?

Il y a quelques jours, je lisais une histoire de la rébellion de Tupac Amaru, qui raconte comment il a organisé une très grande armée contre la couronne espagnole, sans la formation ni le comportement d’une armée régulière. Au moment de leur première avancée, les combattants étaient nombreux. Leur offensive fait place nette devant eux. Lorsqu’ils atteignent Cuzco, ils se retrouvent face à des Espagnols inférieurs en nombre, mais retranchés derrière une ceinture de murailles, mieux armés et bien entraînés. Ceux-ci résistent à un premier assaut, et obligent l’armée de Tupac Amaru à soumettre la ville à un siège de plus longue durée. A ce moment là, l’armée indienne perd le moral, la moitié de ses combattants la quittent, des disputes naissent entre ceux qui restent. Au-delà des différences énormes, il y a des parallèles.

Notre discours met l’accent sur la volonté politique : il y a des situations qui ne se résolvent pas, parce que ceux qui sont au pouvoir ne veulent pas les résoudre. Nous avons promis une victoire rapide et, quand celle-ci ne s’est pas produite, cela a amené un certain désenchantement parmi les sympathisants, qui sont notre meilleure forme de contact avec la réalité sociale espagnole, parce que les militants, eux, vivent toujours dans une réalité à part. L’espoir est aussi conditionné par des logiques télévisuelles et mercantiles : en tant que porte-paroles de Podemos, nous nous sommes transformés en icônes pop, en une force politique nouvelle, sans la moindre cicatrice du passé, promettant que l’on peut gagner et tout changer. Et quand il y a un coup d’arrêt, ou que le changement ne se produit pas tout de suite, une partie des gens disent : « vous m’aviez promis qu’il s’agissait d’autre chose que d’habitude », « vous m’aviez promis que si j’achetais cet appareil, il me rendrait heureux ; en vérité, il m’a rendu heureux pendant un certain temps, mais ensuite, il n’a pas tenu toutes les promesses contenues dans le prospectus promotionnel. »

FOTOGRAFÍA: CHARO LARISGOITIA

Tu prends donc en considération d’autres types de groupements politiques, qui ne doivent pas nécessairement adopter la forme parti ?

De fait, les formes les plus riches pour expérimenter, multiplier et créer des idées nouvelles viennent presque toujours de l’extérieur des partis, parce que les partis sont coincés dans la bataille conjoncturelle et médiatique, dans une logique d’existence au jour-le-jour. Il y a dès lors des luttes que nous ne pouvons pas engager, soit parce que nous n’avons pas le temps, soit parce que nous ne pouvons pas travailler dans la longue durée. Il y a des demandes autour desquelles je peux livrer immédiatement bataille, dans le cadre de la dynamique institutionnelle et de la communication, mais il y en a d’autres, aujourd’hui minoritaires dans la société, dont nous souhaitons qu’elles fassent leur chemin, mais qui nécessitent un lent travail territorial, culturel, pédagogique. Et cela, les partis, de par leur nature même, ne peuvent pas le faire.

“Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme.” 

La raison fondamentale, soyons honnêtes, est que les partis n’ont pas la possibilité de déterminer eux-mêmes leurs propres rythmes et leurs propres actions. En Europe, au moins, c’est la télévision qui décide et impose les sujets desquels tu peux parler, quand tu peux en parler, et de quelle façon tu te positionnes. Elle catalogue également ce qui est politique et ce qui ne l’est pas. Si je convoque les médias pour parler d’une usine qui a ré-ouvert, les chaines de télévision viennent. Elles enregistrent quelques images et quelques sons. Je parle des travailleurs et de la nécessité de les soutenir ; les journalistes m’écoutent, par politesse, puis me posent des questions sur les sujets politiques du jour. Le message que j’ai voulu initialement transmettre ne passera pas à la télévision ; j’y apparaîtrai donnant mon opinion sur ce que les journalistes voulaient entendre, dans des petites séquences coupées pour les journaux télévisés. Ensuite, les gens m’arrêtent dans la rue et me disent : « vous devez parler d’avantage des salaires ». Je ne peux que répondre : « je le fais toujours, mais vous ne le verrez jamais ».

Tout cela transmet la sensation que tu n’es qu’une figure parmi d’autres. Les médias présentent un thème et organisent un tour des différentes opinions, parti après parti, en donnant quinze secondes à chaque porte-parole. Cela nous fait vieillir très rapidement : les gens allument la télévision, te voient, et tu es déjà mis dans une case. Très souvent, il s’agit de thèmes du jour qui perdent toute importance au bout de 24 heures. Cette superficialité et cette instantanéité permanentes nous rendent incapables d’accomplir certaines des tâches qui sont indispensables au changement politique. Ces tâches, c’est le mouvement populaire qui doit les accomplir. Car les missions d’un mouvement populaire sont plus larges, et à plus long terme. C’est comme s’il y avait deux voies : l’une, celle de la bataille immédiate, médiatique, institutionnelle et électorale, que nous calibrons en fonction des thèmes que nous voulons imposer (et à ce niveau, les partis sont toujours conservateurs, c’est-à-dire qu’ils mènent l’offensive sur des thèmes qu’ils croient pouvoir imposer) ; et l’autre, plus longue, celle de l’éducation politique, de l’enracinement dans le territoire, et d’une bataille culturelle afin que les thèmes qui paraissent aujourd’hui être des folies soient demain considérés comme plus raisonnables. Il s’agit de deux missions différentes, et nous ne pouvons pas les remplir toutes les deux à la fois.

Pour venir à Buenos Aires, Errejón a fait un détour, quittant ses vacances sur une plage de la Méditerranée, les premières depuis la constitution de Podemos – la couleur de sa peau le trahit. Quand la voiture passe devant l’ancienne ESMA (le plus grand centre de détention et de torture durant la dictature militaire de 1976 à 1983), il interrompt sa tirade et prend une pause contemplative. Íñigo est un passionné d’histoire politique argentine, et voudrait consacrer les dernières heures de son séjour dans le pays pour connaître « Los Octubres », un bar-librairie péroniste du quartier de Palermo. Pour s’y adonner, il décide d’annuler un reportage pour LN+. Il décide finalement de manger un faux-filet de bœuf à sept heures du soir, en guise d’adieu.

L’étape principale de sa courte visite a été le « Forum pour la construction d’une majorité populaire », organisé par une section de « La Campora » (organisation de gauche péroniste qui soutient Cristina Fernández de Kirchner). Malgré le caractère quasi-confidentiel de la rencontre, la faculté de médecine de l’université de Buenos Aires s’est remplie d’un public préoccupé par le succès électoral de Cambiemos (le parti du président Mauricio Macri), et désireux d’écouter le duo formé par Axel (Kiciloff, ancien ministre de l’économie de Cristina Fernández de Kirchner) et Íñigo, les deux jeunes stars de l’internationale populiste. Errejón a profité de l’occasion pour mettre un peu de piment dans son intervention : « Il y a toujours une part de vérité chez l’adversaire, que je veux combattre, mais que nous devons prendre au sérieux. En politique – et c’est là l’un des pires héritages que nous a laissé l’interprétation la plus vulgaire du marxisme – la soi-disant ‘fausse conscience’ n’existe pas. » Et encore : « Les nouvelles majorités d’orientation national-populaire et démocratique ne peuvent pas se limiter à un exercice de nostalgie, qui aspire à restaurer le passé. » Il poursuit : « Nous comprenons bien que ceux qui ont bénéficié de l’élargissement des droits aient pu nous tourner le dos. Cependant, ne nous énervons pas : il n’y a rien de pire de la part des forces progressistes que de s’irriter contre leurs propres peuples ».

A la faculté de médecine, tu as dit que la gauche doit prendre en charge le désir d’ordre qui existe dans la société : ton idée est donc de courir après le centre pour pouvoir gouverner ?

Pas nécessairement. Je pense que l’aspect le plus radical de l’événement révolutionnaire n’est pas, comme le veut la métaphore classique, la prise d’assaut nocturne du Palais d’Hiver, mais ce qui se passe le jour suivant, lorsque les bolcheviques se montrent capables de garantir l’ordre public.

Mais les révolutionnaires instaurent un nouvel ordre, ce qui est une chose très différente comparé à l’idée de gouverner l’ordre institué…

Aucun ordre n’est complètement nouveau. Je crois qu’il y a une part d’invention et une autre qui, beaucoup plus que nous n’aimons le reconnaître, relève de l’héritage. Par accident. Je suis très sceptique à l’égard du mythe de la révolution comme « table rase » qui, à l’improviste, fonde un ordre nouveau à partir du néant. Un exemple classique : la persistance de la religion dans les pays socialistes qui ont tenté de l’éliminer. L’idée de prendre en charge le désir d’ordre que transmettent les gens signifie que nos expériences au pouvoir politique ne peuvent pas être des printemps heureux, aussi courts que merveilleux. Nous sommes arrivés dans le paysage politique pour y rester. Cependant, rester ne veux pas dire se maintenir au pouvoir, mais prévoir une place pour nos adversaires. Dans ce sens, nous devons prendre en charge la relation un peu schizophrène que les gouvernements populaires entretiennent avec la classe moyenne, que ces gouvernements populaires produisent eux-mêmes grâce à leurs politiques redistributives, mais qui les abandonne très souvent par la suite.

Les classes moyennes remercient les gouvernements populaires pour l’ascension sociale que ceux-ci leur ont permis de réaliser, après quoi elles expriment des désirs nouveaux, que nos gouvernements ne semblent pas capables de satisfaire. Nous nous trouvons face à une sorte de contradiction sans issue, dans laquelle ton succès se transforme en ce qui creuse ta tombe : pour en sortir, il faut penser à la façon avec laquelle nous prendrions soin de ces gens dont nous avons changé la vie et auxquels nous disons ensuite : « vous n’êtes que des traîtres ». Il faut peut-être savoir administrer nos succès, et reconnaître les moments de crise et reflux : nous sommes arrivés jusqu’à un certain point. Des symptômes de fatigue et d’épuisement apparaissent. Il y a donc peut-être besoin d’un moment de stabilisation, que nous utiliserons pour nous préparer à relancer une nouvelle offensive.

Inigo Errejon, cofondateur et stratège de Podemos. © Ministère de la Culture argentin

Le kirchnérisme s’est vu reprocher d’avoir échoué à établir des intermédiaires entre les dirigeants et le peuple. Est-ce là une idée consubstantielle au populisme et la notion d’hégémonie qui l’accompagne ?

Je ne crois pas. Les populismes classiques ont par exemple reconnu – quoique difficilement – un important rôle de médiation aux syndicats. Il n’est jamais possible de se passer de médiations. Il est vrai que nous voyons la politique comme la construction d’un sens commun, considérant que les sujets ne pré-existent pas à la formation du champ politique, lui-même construit par le discours. Les discours construisent les sujets. Mais je ne crois pas que cette perspective soit incompatible avec des structures d’intermédiation et de canalisation des demandes.

“Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés, et l’emporter. Ceci dit, nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.”

Je crois que la critique qui a été faite au kirchnérisme s’explique par l’institution du présidentialisme en Amérique latine. Un autre problème auquel nous devons faire face du point de vue théorique est l’extrême difficulté à organiser la succession. Je ne pense pas que ceci soit lié à une somme d’erreurs individuelles, mais plutôt à une difficulté intimement liée à la façon dont on construit un pouvoir. Les numéros uns très forts n’engendrent pas un écosystème favorable à l’émergence de numéros deux ou trois. Et cela également parce que cette configuration active un mécanisme d’exemption des responsabilités, dans lesquels les partisans d’un numéro un l’exemptent toujours de la responsabilité de toute erreur, de telle sorte que quand quelque chose est mal fait, ce n’est jamais le ou la chef qui est responsable, mais son entourage. L’on ne peut faire l’économie de ce mode de construction du pouvoir si l’on veut briser les structures traditionnelles, faire irruption dans l’Etat et obtenir le pouvoir politique, c’est pourquoi nous ne pouvons pas nous en passer. Cependant, lorsqu’il s’agit d’organiser la stabilisation, les difficultés sont légions. Ainsi, une grande partie des gouvernements populistes ont fonctionné comme de véritables machines à polariser la société, et la société ne suit pas toujours. Bien sûr, si nous voulons construire un pays plus juste, il faut se confronter à des pouvoirs concentrés. Et l’emporter. Mais nous sommes doués pour faire cela, alors que nous sommes loin d’être aussi doués quand il s’agit d’organiser une certaine normalité.

Le mouvement de Macri a compris que les flux symboliques qui circulent sur les réseaux sociaux ont une part de plus en plus centrale dans la formation de l’opinion publique. Vous travaillez sur ce terrain ?

A un certain moment de notre ascension en Espagne, j’ai dit que notre mission était de construire une machine de guerre électorale, idée qui allait précisément dans le sens de ce type de travail. Une partie des médias a fait notre éloge, comme si nous étions une sorte de start-up : tout comme Facebook fut créé dans un garage par des jeunes en pantoufles utilisant leurs ordinateurs, nous aurions créé un parti politique. Il ont fait notre éloge pour avoir mis en mouvement une machine capable de contester à nos adversaires le succès aux élections, et ce, avec beaucoup moins d’argent et avec plus d’efficacité qu’eux. Et sans avoir d’implantation dans les territoires ni parmi les militants des organisations traditionnelles, nous avons pu entreprendre une bataille symbolique pour disputer le sens commun, qui a bien fonctionné.

Cependant, je dois reconnaître que je suis très sceptique à l’égard du marketing politique. En général, les experts dans ce domaine me semblent n’être que de merveilleux marchands de fumée. L’aspect principal du marketing politique, c’est la politique : qu’a-t-on su lire ? Interpréter ? Quelles articulations de désirs, d’attentes et de frustrations qui étaient autrefois dispersées, fragmentées, ou même pas exprimées ? Que l’on soit ensuite capable d’exprimer cela d’une manière plus innovante et efficace, de le diffuser grâce à une marque, un spot, une action, tout cela est évidemment important. Néanmoins, cela ne fonctionne pas tout seul. Ce n’est que le véhicule.

Tu dis que Macri et son mouvement gouvernent parce qu’ils ont articulé une lecture politique supérieure aux autres, et pas seulement parce qu’ils ont fait un bon usage du marketing. Tu n’envisages pas l’hypothèse selon laquelle les instruments d’analyse de la communication ont une importance dans la construction même de l’idée politique, et non pas seulement dans sa diffusion ?

Le fait est que nous ne pouvons pas faire cadeau à la droite des valeurs de différence et de liberté individuelle. Nous ne pouvons pas être porteurs d’une vision communautaire fermée, sur la base de laquelle je te parle seulement en qualité de peuple. Il est vrai que les réseaux sociaux captent mieux ce type de désir individualisé, parce qu’ils adressent des messages de façon plus segmentée, et ne s’adressent pas à un ensemble indéfini. Au fur et à mesure que l’économie segmente toujours plus les différences sociales, il faut être plus attentif à la façon dont s’orientent ces différences. Et comprendre pourquoi l’adversaire, à un moment donné, est capable de lire une partie de notre victoire.

Íñigo a l’instinct d’un provocateur. Mais, comme tout bon aspirant au rôle de politicien professionnel, il fait attention aux formes : « Il doit être clair que je fais ces critiques du point de vue de ma propre expérience, dans une formation qui m’est très proche sur le plan affectif, et non pas avec le confort de celui qui descend d’un avion et dit comment les choses doivent être menées. Nous sommes tous capables d’avoir raison quand nous analysons les expériences étrangères, et ensuite nous ne comprenons rien à nos propres pays. Si j’étais en Espagne, je mènerais une interview sur un mode très différent de celui pour lequel j’opte avec vous, car quand les gens votent pour toi, ils veulent que tu les représentes et non que tu te comportes comme un analyste. »

Une chose est sûre. Errejón semble avoir fait un pas en arrière pour en faire deux en avant, et dirige son regard vers l’objectif stratégique de l’année 2019 : la présidence de la Communauté Autonome de Madrid, équivalent espagnol de la Province de Buenos Aires. Là, il devra apporter la preuve de l’exactitude de l’idée qu’il est possible de construire des majorités fluides, en ouvrant une brèche dans électorat qui vote depuis 30 ans pour le Parti Populaire. S’il perd, il demeurera embourbé dans une assemblée régionale. Se libérer d’un rôle dirigeant pour mieux déployer ses voiles ? Ou se mettre en sourdine, comme tant de cadres de Podemos qui n’ont pas supporté l’oubli qu’implique l’aventure politique contemporaine ? Il semble s’agir d’un pari à quitte ou double.

Après la difficile bataille interne que tu as livré avec Pablo Iglesias, quelle position ta sensibilité occupe-t-elle à l’intérieur de Podemos ? Vous structurez-vous comme un courant minoritaire ?

Un nouvel équilibre des forces s’est établi entre les différentes sensibilités de Podemos après le congrès. Il nous reste 40% de la direction nationale. Mais, dès le début, nous avons pris une décision : le débat devait s’ouvrir, mais aussi se refermer. C’est une bonne chose que les organisations politiques aient des débats ouverts, francs et sincères sur le choix des camarades qui doivent les conduire, mais c’est aussi une bonne chose que les débats se referment de la même manière qu’ils s’étaient ouverts. Bien sûr, des différences subsistent, mais une fois que la discussion est refermée, il y a une direction nationale, un itinéraire, un chemin, et nous l’accompagnons.

©Margarita Solé/ Ministerio de Cultura de la Nación. Argentina. Licence : Attribution-ShareAlike 2.0 Generic (CC BY-SA 2.0)

Et il y a un objectif stratégique commun à toute l’organisation, celui que nous avons tous en ligne de mire : l’année 2019. 2019 est le moment de confirmer nos positions dans les villes que nous gouvernons, qui sont les plus importantes d’Espagne (Madrid, Barcelone, Saragosse, La Corogne, Cadix), d’accroître notre avantage, et de conquérir quelques unes des régions centrales, les Communautés Autonomes, qui sont les instances qui gèrent le budget de l’Etat social. Le plan prévoit que, pour arriver en 2020 dans les conditions propices à nous porter au gouvernement national, nous devons dans un premier temps atteindre l’objectif de 2019.

Tu seras candidat à la fonction de gouverneur de la communauté autonome de Madrid ?

C’est possible. La décision n’est pas encore prise, mais nous pensons consacrer les principales ressources de l’organisation à cet objectif. Nous sommes passés d’une phase de guerre de mouvement, concentrée, accélérée, brève, à un moment de guerre de position dans lequel nous voulons, à partir des villes et des régions, ne pas laisser le gouvernement Rajoy souffler une minute. Et dans le même temps, les expériences de gestion locale nous permettront de construire la certitude que le changement n’est pas une promesse que nous faisons à la télévision, mais une réalité concrète, palpable, dont des millions de citoyens font déjà l’expérience dans leur vie quotidienne, parce qu’ils sont gouvernés par des majorités d’orientation populaire et de transformation.

Si l’on te disait que Podemos n’est rien d’autre qu’une réactualisation théorique du vieux réformisme social-démocrate européen, que répondrais-tu ?

Que vous avez partiellement raison, à condition d’ajouter que ce réformisme est, dans l’Europe d’aujourd’hui, un programme anti-oligarchique.  La plus timide des réformes défendues par les partis sociaux-démocrates, et même par les partis démocrates-chrétiens des années cinquante et soixante, apparaît aujourd’hui intolérable aux oligarchies. Ceci produit la contradiction suivante : un mouvement politique qui se dote d’un programme plutôt modeste de transformation sociale et économique est traité par le système politique et médiatique comme une sorte d’excroissance anti-système, populiste, radicale, dénuée de bon sens.

“Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux.”

Pourquoi une telle contradiction se produit-elle ? D’une part, parce que l’axe politique européen s’est beaucoup déplacé vers la droite. D’autre part, parce que certaines des réformes que nous proposons ont un caractère de rupture immédiate. Pour le dire autrement : dans l’Europe d’aujourd’hui, une politique réformiste devient immédiatement révolutionnaire. Parce qu’il est impossible de faire des réformes en passant par le consensus. Il est impossible de mettre en oeuvre un programme minimal, digne d’être qualifié de réformiste, sans passer par une confrontation avec l’oligarchie nationale et les pouvoirs financiers de l’Europe néolibérale.

Ne te semble-t-il pas que la limite de cette idée est qu’elle continue à se fier à une conception de la politique comme représentation ?

Il est vrai que la politique n’est pas seulement représentation. Cependant, en substance, le pouvoir politique se conquiert avec de l’argent, des fusils, ou à travers le vote. Je ne connais aucun autre moyen. Et ce qui nous convient le mieux, ce sont les votes.

L’un des enseignements qu’ont livré les évènements récents est que la possibilité d’un changement réformiste apparaît quand elle a été précédée de l’émergence d’une critique radicale de la représentation politique, qui échappe à la fausse alternative entre démocratie et autoritarisme. En ce sens, le 2001 argentin et le 15M espagnol se ressemblent.

Il s’agit entre ces deux moments d’un dialogue difficile, car le moment destituant, le moment d’extension du champ des possibles, est magnifique. Et après lui, sa concrétisation politique nous déçoit toujours un peu. Dans notre cas, l’évolution qui a conduit de l’un à l’autre n’a pas été linéaire. Ce n’est pas que l’explosion insurrectionnelle ait été supplantée ou représentée, mais la mobilisation a commencé à refluer, et Podemos est né non pas comme enfant du point le plus haut du 15M, mais bien plutôt de son reflux. Le moment avait atteint sa limite, les mobilisations étaient moins massives, les actions devenaient répétitives, et une incertitude généralisée s’était fait sentir. La question était : que faisons-nous ? Il y a eu à ce moment là besoin de passer d’une phase d’expression à une phase de construction institutionnelle. Cela semble une chose inévitable, surtout dans des endroits où il existe un pouvoir étatique fort et consolidé. La mobilisation sociale accomplit son propre cycle, et quand elle atteint sa limite, elle a besoin de se poser le défi de la conquête de l’Etat, autrement, elle périclite. Podemos est né quand tout ce magma social et culturel ne brûlait plus, mais couvait dans ses cendres, traversant une crise par manque de perspectives. Nous avons alors lancé une initiative qui, sur le moment, apparaissait comme une hérésie.

Insister sur le moment insurrectionnel, comme s’il pouvait durer pour toujours, conduit à une impasse. Néanmoins, le saut dans les institutions se conclut presque toujours par un tournant conservateur. Comme c’est le cas à présent.

C’est pour cela qu’il faudrait qu’un nouveau cycle de mobilisations surgisse maintenant. Cela ne dépend pas de nous, et si cela se produisait, cela causerait des soucis, même à Podemos. Je ne dis pas cela sur le plan esthétique. Le mouvement qui renaîtrait devrait être quelque chose qui nous remette en question, nous lance un défi. Il ne naîtra pas de l’intérieur de notre parti, parce que nous n’avons pas le temps, les personnes, l’esprit libre ni l’enthousiasme pour le susciter nous-mêmes. Ceci dit, il est vrai aussi qu’il paraît difficile qu’il naisse dans un moment de stabilisation économique comme celui que l’Espagne traverse aujourd’hui, avec, certes, une paupérisation massive de larges secteurs de la population, mais aussi une stabilisation. Ce mouvement, nous en avons besoin comme de l’air, de la nourriture, mais nous ne pouvons pas le produire. C’est pourquoi nous ne devrions pas projeter notre stratégie dans le but de le faire naître. Et s’il survient, alors qu’il nous secoue, qu’il nous renverse, qu’il nous chamboule et s’il produit quelque chose de meilleur, qu’il nous renvoie chez nous.

Le processus indépendantiste catalan n’est-il pas justement cette mobilisation qui n’était pas prévue, et qui a chamboulé Podemos ?

Au cours des dernières années, il y a eu en Espagne deux vagues de mobilisations politiques porteuses d’une démocratisation : une au niveau national (espagnol), que nous identifions habituellement avec le 15M, et une autre à l’échelle de la Catalogne, de formation d’une volonté souverainiste contre les attaques du gouvernement du PP [ndlr, le Parti populaire, la droite espagnole] et sa stratégie centralisatrice, qui a rompu dans les faits les équilibres territoriaux prévus par notre constitution. Depuis sa naissance, Podemos a eu la ferme volonté d’articuler ces deux impulsions en un projet de reconstruction nationale qui prenne en charge la nécessité de justice sociale, de modernisation économique, de démocratisation du système politique et d’intégration de la diversité plurinationale dans un nouveau pacte territorial. Nous respectons les demandes indépendantistes, même si nous ne les partageons pas. Nous considérons que la seule solution stable et durable doit passer par un référendum et un accord pour construire un futur commun, à l’intérieur duquel il y ait une place pour la Catalogne.

“Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.”

En ce moment, la mobilisation en Catalogne dépasse les limites traditionnelles de l’indépendantisme, se heurte à l’attitude fermée du gouvernement national de Rajoy, et menace d’engendrer une crise de l’Etat, à l’intérieur de laquelle je crains que le PP se trouve en position tout à fait confortable. Car, pour la première fois depuis des années, le parti qui fait des coupes budgétaires, qui brade la souveraineté nationale au pouvoir financier, qui est au centre de grands réseaux de corruption et de mise à sac des biens publics, a entrevu une opportunité pour rassembler une bonne partie de la société derrière un discours nationaliste espagnol, qui se renforce en s’opposant à l’« ennemi catalan ». Il est pour nous fondamental que la droite ne s’empare pas de l’identité nationale espagnole, profitant de la crise catalane pour faire passer un recul sur le plan social et démocratique. Nous devons lier la volonté d’un nouveau pacte territorial et les demandes de sauvegarde des droits sociaux et de démocratisation de notre pays.

Traduction de David Gallo.

La rue ne se limite pas aux manifestations – Entretien avec Jorge Moruno

https://recuperarlailusion.info/populismo-jorge-moruno/
Jorge Moruno © Jorge Moruno

Jorge Moruno, 34 ans, est sociologue du travail. Il est aussi l’ancien responsable à l’argumentation de Podemos et figure parmi les initiateurs du mouvement. Nous l’avons rencontré à Madrid. Dans la première partie de cet entretien, nous revenions avec lui sur la centralité de la figure de l’entrepreneur dans nos sociétés et sur l’émergence d’un populisme néolibéral. Dans cette seconde partie, il est question d’Europe, de classes sociales, de la rue et de la construction politique au quotidien auprès des milieux populaires. 

 

LVSL : Comment imaginer un projet européen alternatif après l’échec d’Alexis Tsipras en Grèce ?

L’échec de Tsipras démontre précisément la nécessité d’avoir plusieurs Etats engagés pour aider la Grèce et changer l’Europe. Si les dirigeants européens ne prennent pas en compte la démocratie, c’est le reflux réactionnaire et Marine Le Pen qui vont l’emporter. Mais lorsque l’on regarde les enquêtes, on s’aperçoit que les citoyens grecs sont ceux qui veulent le moins sortir de l’Union Européenne. C’est pour le moins surprenant : comme une société effondrée, qui a perdu 25% de son PIB peut-elle souhaiter rester dans ce modèle ?

La sortie de la Grèce de la zone euro, c’était le discours de Wolfgang Schauble, le ministre des finances allemand. Le problème, c’est que la sortie de l’euro aurait provoqué un défaut dont personne ne sait quelles auraient été les conséquences. Dévaluer la monnaie et attirer davantage de touristes pour accroître la richesse, d’accord, mais si la Grèce en arrive au point de ne plus pouvoir payer ses fonctionnaires, dans un pays à forte tradition putschiste chez les militaires, qui sait ce qui peut se passer… Et quels touristes voudront visiter un pays en quasi-guerre civile ? Personne ne peut prévoir les conséquences d’une sortie de l’euro, et tout indique que le pays devrait subir encore deux années dans une situation pire qu’aujourd’hui.

La structure européenne est pensée pour être antidémocratique. Mais au niveau géopolitique, à côté de l’Amérique latine, des Etats-Unis, de la Chine, de l’Inde, de la Russie, que va faire la Grèce ? Que peut faire l’Espagne dans le monde ? On peut toujours rétorquer que la France est un plus grand pays, mais cette logique a une limite. L’UE a été bâtie sur des thèses ordolibérales qui ont bénéficié aux élites, il faut construire une autre Europe. Peut-être faut-il pour cela dynamiter celle-ci, mais c’est un autre débat.

 

LVSL : Construire une autre Europe, plus solidaire, impliquerait d’importants transferts budgétaires, et les Allemands y sont fermement opposés…

Oui, c’est la raison pour laquelle Renzi et Hollande sont coupables, ils ont manqué l’opportunité d’en finir avec cette Europe qui se construit en asphyxiant les peuples. Il faut mutualiser la dette, construire un ministère des finances publiques européen, une Europe qui crée de la confiance à travers ses politiques publiques. On pourrait imaginer un revenu de base européen, ou une prestation chômage européenne, afin que les gens estiment que l’Europe leur sert à quelque chose. Mais cela implique d’en finir avec la division européenne du travail, qui consiste à baisser les salaires en Allemagne pour générer des excédents commerciaux et les investir dans les pays du Sud, tandis que ces pays du Sud consomment à crédit les produits fabriqués en Allemagne. C’est le modèle qui a explosé en 2008.

“Notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent.”

La France a un rôle historique à jouer pour en finir avec cette division. Les élites françaises sont tout aussi coupables de cette construction européenne. Et le problème ne se canalisera pas avec Le Pen. Qui s’assiéra avec Merkel pour lui dire que ce modèle qui attaque les droits des Français et de tous les Européens est révolu, pour lui dire qu’il faut construire une autre Europe qui puisse bénéficier à tous les citoyens ?

Il y a une construction idéologique qui amène les gens à penser que certains – les pays du Nord – travaillent pendant que les autres dorment – les pays du Sud. Alors même que l’Espagne et la Grèce sont les pays dans lesquels on travaille le plus. Mais notre modèle productif n’est pas productif : l’Espagne est une colonie touristique destinée à permettre aux Allemands de venir y dépenser leur argent. On observe un discours raciste à l’encontre des pays du Sud, qui ne questionne pas la construction européenne mais fustige la fainéantise et la corruption des peuples du Sud.

LVSL : Le discours de Podemos à ce sujet ne s’est-il pas atténué ? En 2014, vous présentiez l’Espagne comme une périphérie du système européen, sur le modèle de Wallerstein, et vous parliez ouvertement de votre pays comme d’une colonie allemande. Continuez-vous à tenir publiquement ce discours ?

Le débat politique actuel n’est pas focalisé sur cette question, c’était un discours approprié pour les élections européennes. Le problème auquel nous sommes aujourd’hui confrontés est le suivant : comment introduire la question européenne dans les contextes nationaux ?

Lorsque tu vas à Rome, à Marseille, à Naples, à Madrid, les gens ne relient pas les situations entre elles ! Pourtant, les réformes, les coupes budgétaires, les situations de précarisation ont une origine partagée. La réforme du marché du travail de François Hollande est basée sur celle menée par le Parti populaire en Espagne. La même mélodie est jouée dans tous les pays, avec des degrés divers selon les histoires nationales. Mais les questions du travail, de la dette, ont la même origine : un processus qui vide la démocratie pour déplacer les priorités vers les bénéfices des entreprises.  L’origine est la même, mais les Espagnols descendent dans la rue en Espagne, les Français en France. Comment peut-on se coordonner ? Comment peut-on envisager une réponse partagée ?

“Nous n’avons pas d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme (…) Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.”

Quand tu lis Le Monde, Le Figaro ou Libération, tu t’informes sur ce que fait ton gouvernement, car les démocraties représentatives libérales ont été construites dans le cadre de l’Etat-nation. On se représente le politique et la communauté imaginée, selon l’expression de Benedict Anderson, dans le cadre de la nation, celui dans lequel adviennent et se résolvent à nos yeux les problèmes. Nous n’avons pas de mécanismes, d’institutions politiques qui opèrent à l’échelle où opère le capitalisme. C’est pour cela que l’on a vu s’imposer l’idée de « gouvernance » issue des ressources humaines, selon laquelle tout se base sur le multilatérialisme, l’interdépendance entre divers organismes non soumis à des critères démocratiques. Il y a la BCE, la Banque mondiale, le FMI, les agences de notation, mais pas d’institutions démocratiques dans lesquelles déposer la volonté collective à un tel niveau de représentation.

LVSL : Que pensez-vous de l’idée Plan A/Plan B ?

Les rapports de force obligent à envisager tous les scénarios. Le Plan B ne serait pas une débandade mais une manière organisée de reconstruire un autre type d’Europe. Il faudrait l’étudier, chercher une manière d’éviter une séparation historique entre le Nord et le Sud, entre protestants et catholiques. On observe aussi une désaffection dans les pays du Nord, bien qu’elle s’exprime à travers des forces d’extrême droite. En Allemagne, aux Pays-Bas. Lorsque Djisselbloem accuse les pays du Sud de dépenser leur argent en alcool et en femmes, on retrouve un imaginaire d’extrême-droite.

Lui doit comprendre que si nous voulons que l’Europe survive, il faut modifier les traités. Cela signifie repenser Maastricht, le traité de Lisbonne. L’Europe a besoin de renaître. Si Tsipras était arrivé au pouvoir avec Mélenchon en France et Podemos en Espagne, les choses auraient pu être différentes.

En effet, la Grèce a été écrasée, détruite, pour que Podemos ne remporte pas les élections en Espagne. Parce que la Grèce, c’est 3% du PIB européen, mais l’Espagne représente 12% et 47 millions de personnes. Nous sommes la quatrième économie européenne, et si nous tombons, il se peut que l’Europe tombe elle aussi. Ou nous changeons tout cela, ou tout va partir en vrille. La France joue ici un rôle fondamental. On l’a vu avec Hollande, on l’avait déjà vu avec Mitterrand : la France a cédé devant le projet hégémonique de l’Allemagne en Europe. C’est bien pour cela que Macron a voulu faire de son élection une renaissance pour la France et pour l’Europe. Cette idée peut s’articuler de manière patriotique : Une France qui redevienne le moteur de l’Europe, qui ne cède pas face à l’Allemagne.

LVSL : Jean-Luc Mélenchon, dans les derniers instants de la campagne présidentielle française, a reçu Pablo Iglesias de Podemos et Marisa Matias du Bloco de Esquerda portugais, comme une manière de mettre en avant une autre Europe, une France capable d’ouvrir une brèche en faveur de la solidarité entre les peuples.

Si j’étais français, je crois qu’il serait fondamental de prendre en considération cet imaginaire inconscient qui dépasse dans le peuple français les catégories gauche et droite, cet espèce de patriotisme qui ne se limite pas au cadre de l’Etat nation. La Révolution française, par exemple, a généré des milliers de répliques. La modernité s’est construite autour des bases jetées par la Révolution française, dans le contexte de 1789, à savoir les débuts de l’émergence des Etats-nations. Nous devons nous demander dans quelle situation nous nous trouvons aujourd’hui et comment on y répond.

 

LVSL : En France, il est difficile de disputer le concept de patrie ou de se réapproprier les symboles nationaux à travers un discours progressiste, en grande partie car le Front national a longtemps monopolisé cette identification nationale…

Il y a une part de vérité. Ce n’est pas une question anecdotique, car la politique est affaire de symboles. Il faut utiliser les symboles dont nous disposons. Il est plus facile de se réapproprier le drapeau français que d’autres drapeaux dans d’autres pays : la France a une puissante tradition révolutionnaire et républicaine. Mais lorsque l’on en vient à siffler la Marseillaise dans un stade de football, cela pose question : comment en est-on arrivé au point qu’un hymne révolutionnaire ne parle pas aux gens ? Cela a à voir avec la construction de l’identité française : il y a une manière d’être français qui est fondamentalement essentialiste, et il faut la combattre, la disputer. Il y a une lutte pour s’approprier les valeurs associées à la République. Marine Le Pen est parvenue à s’identifier comme la véritable républicaine, la véritable défenseure de la laïcité et des piliers sur lesquels se construit l’ « être français ».

Il faut donc penser une France différente, c’est ce à quoi vous allez devoir réfléchir. Identifier l’ « être français » à la pureté est proprement réactionnaire. A Podemos, nous mettons en relation la patrie avec les gens, avec la santé publique. La patrie, c’est un pays qui ne discrimine pas, qui est fier de sa diversité et de sa pluralité. Une France multicolore, en somme. Là encore, cette idée peut s’articuler avec l’imaginaire d’une France qui redevienne la lumière de l’Europe, qui ne se contente pas d’un rôle de suiveur. La France a toujours été exportatrice d’avenir, il faut jouer là-dessus.

  

LVSL : Des secteurs de la gauche française ne veulent pas entendre parler de patriotisme…

Quels symboles proposent-ils ? Le marteau et la faucille n’interpellent pas la société. Il faut voir ce que l’on met sur la table, quel sentiment d’appartenance à une communauté on génère. Il ne s’agit pas de chauvinisme.

En politique, ce qui compte, c’est de construire un imaginaire qui incorpore une vision du monde. Le mensonge ne se combat pas par la vérité, il se combat en construisant un cadre dans lequel on imagine les choses d’une manière différente. Que doit penser un citoyen lorsqu’il se rend aux urnes ? Qu’il y a trop de musulmans, ou qu’il faut défendre un minimum de démocratie et de droits sociaux ?

LVSL : Nombreux sont ceux qui accusent le populisme démocratique de vendre du vent, d’évacuer la question de la confrontation de classes au profit d’une approche centrée sur la construction des identités par le discours. Qu’en pensez-vous ? 

Je leur recommanderais de lire non pas tant Laclau, mais plutôt un historien comme E.P. Thompson sur la formation de la classe ouvrière britannique. Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que la vérité doit être dévoilée, que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité. C’est un point de vue naïf, l’idée selon laquelle il faudrait faire en sorte que les gens se réveillent, ouvrent les yeux : personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière, il n’y a pas le moindre exemple.

“Il y a parfois à gauche une lecture qui consiste à dire que le capitalisme occulte une vérité dissimulée, et qu’il suffirait de retirer le voile qui nous empêche de percevoir la réalité (…) C’est un point de vue naïf, personne n’a jamais réussi quoi que ce soit dans l’histoire de cette manière.”

Il est intéressant à ce propos de revenir à Deleuze et Guattari, et à l’idée de production de subjectivités, de nouvelles cartes mentales destinées à concevoir le monde dans lequel nous vivons. Si l’on se contente de dire que le capitalisme trompe les gens et que l’on détient la vérité, on s’enferme dans une logique de secte, notre discours n’intéresse personne à part nous-mêmes. En politique, c’est la pratique réelle qui compte, le fait que la majorité des gens identifient ce que nous disons comme étant la réalité.

 

LVSL : La grille de lecture du monde social en termes de classes est-elle dépassée ?

Quand on lit Lénine, on comprend que les révolutions sont des moments inédits de curieuse harmonie, où des éléments divers trouvent un point commun et se rejoignent de manière improbable. Cela va bien au-delà de situations mécaniques, et ce sont ces moments qu’il faut savoir exploiter. Nous devons donc repenser l’idée de classe, car la gauche conserve une conception statique et mécanique qui, à mon avis, ne permet pas d’appréhender les transformations que connaissent les classes sociales contemporaines. Les transformations culturelles, communicationnelles, concernant les formes de socialisation, etc.

On aurait tort de réduire la classe au type qui travaille à l’usine. Un professeur des universités qui gagne 600 euros par mois est considéré dans cette approche comme un petit bourgeois. Une partie de la gauche ne comprend pas que le capitalisme contemporain incorpore la culture et l’intellect dans sa propre logique de production et de reproduction. Ils prennent l’analyse de classe comme s’il s’agissait d’une photo polaroïd d’un homme blanc à l’usine, habillé en bleu de travail. Leurs images du prolétariat sont réactionnaires, ils projettent un horizon centré sur l’outil de travail. Je préfère la figure du prolétaire qui se révolte contre la chaîne de montage à la glorification de l’ouvrier.

“Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meilleur. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce que la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.”

Si nous sommes révolutionnaires, c’est pour nous émanciper du travail. Et que fait-on de tous ces profils de travailleurs tels que les migrantes employées comme domestiques, les précaires qui servent à Starbucks ou livrent pour Deliveroo, tous ces gens qui ne sont pas à l’usine ?  La classe n’est pas un continent compact et fermé mais un archipel. Un archipel subordonné par le mécanisme de la dette et confronté à la précarité dans toutes les sphères de vie. Et il faut reconstruire un monde dans lequel toutes les facettes de la vie trouvent une porte de sortie : le logement, la dette, la précarité au travail.

Il faut donc repenser l’idée de classe, et non la rejeter. Selon moi, il y a un devenir linguistique et discursif de la lutte des classes. J’en discute beaucoup avec Iñigo Errejón. Ernesto Laclau rejette le marxisme mécaniste, mais nous ne pouvons pas abandonner Marx en chemin. L’idée n’est pas de crier en permanence à la lutte des classes, car la lutte des classes se présente bien souvent là où on ne l’imagine pas. La lutte des classes, c’est cet espace entre l’indignation ressentie à l’égard de la situation présente et la solution envisagée.

Si l’on se contente de dire que l’on détient la vérité et que l’on attend que les gens se rapprochent de nous, nous ne menons pas la bataille. Une partie de la gauche raisonne de cette manière, mais il est impossible de convaincre qui que ce soit ainsi, en traitant les gens d’idiots, en leur expliquant qu’ils ne font pas partie des classes moyennes mais de la classe ouvrière. Il faut avant tout réfléchir aux raisons qui poussent ces gens à se considérer comme membres de la classe moyenne. Qu’a de si particulier l’imaginaire de la classe moyenne pour que les prolétaires dont parle la gauche souhaitent en faire partie ? Pourquoi les publicités pour les voitures et les parfums fonctionnent aussi bien ? Car il y a derrière une projection, une aspiration à vivre mieux. Et nous, quelle aspiration pouvons-nous proposer ? Il ne faut pas traiter les gens d’idiots mais leur proposer quelque chose de meillru. Si des ouvriers votent à droite, c’est peut-être parce la gauche ne leur offre rien d’autre que des consignes et des dogmes qui ne les convainquent pas.

LVSL : Que faites-vous à Podemos pour convaincre les classes populaires qui votent pour le PP ?

C’est aujourd’hui l’une de nos principales discussions. Nous devons convaincre les secteurs les plus durement touchés par la crise, les femmes et le monde rural. Marx disait que les gens envisagent de résoudre les problèmes uniquement s’ils sont en condition de pouvoir les résoudre. Pour cela, il faut leur donner confiance, tendre des ponts vers ces gens qui ont si peu, qu’ils ont peur de tout perdre.

“Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.”

La tâche est devant nous, car les gens que nous devons convaincre sont ceux qui sont les plus méfiants à l’égard de la politique et qui pensent que rien ne peut changer. Nous devons construire des imaginaires qui redonnent du pouvoir. En Espagne, par exemple, ce sont les gens qui forment des chaînes humaines et parviennent à empêcher une expulsion locative. Ces gens des classes populaires qui démontrent que même les plus démunis peuvent se serrer les coudes et faire quelque chose.

On a atteint les limites des plateaux télévisés, il est désormais temps de construire la confiance depuis les quartiers. Lorsque quelqu’un dit de Podemos que c’est le diable, son voisin doit pouvoir lui répondre que lui est de Podemos et que ce n’est pas le cas. Cette confiance doit être moléculaire, quotidienne, moins spectaculaire. C’est fondamental pour créer un mouvement populaire et un tissu social sur la base des relations quotidiennes, faire en sorte que les gens voient en Podemos un tissu communautaire en mesure de les aider.

LVSL : N’y a-t-il pas un fossé culturel entre les militants de Podemos et le monde rural ?

Il est vrai qu’il est plus facile d’atteindre les classes populaires urbaines que le monde rural. Quand nous parlons de plurinationalité, nous souhaitons aussi résoudre les déséquilibres régionaux qui affectent les zones rurales, par exemple à travers la création d’une banque publique. En Espagne, de nombreux villages disparaissent dans les campagnes, et beaucoup d’entre eux ne disposent même pas de distributeur automatique pour retirer de l’argent. Les services publics doivent être la colonne vertébrale de notre territoire, le public doit être pensé pour atteindre les lieux que le privé déserte faute de rentabilité.

Plus généralement, nous devons obtenir la confiance de tous ceux qui manquent, qui ne sont pas encore là. Nous ne devons pas penser uniquement à ceux qui sont déjà là. C’est une affaire de construction quotidienne, cela va au-delà de la tactique électorale, nous avons besoin de stratégie. Il est fondamental de lever des institutions dans tous les quartiers, des lieux de loisirs, de créer nos propres médias.

LVSL : C’est la raison pour laquelle vous avez mis en place les moradas [les centres sociaux et culturels de Podemos] ?

Oui, tout à fait, mais il faut aller bien au-delà. Nous devons construire des espaces qui ne se revendiquent pas nécessairement de Podemos mais dont tout le monde sait qu’ils sont liés à Podemos. Il faut s’organiser avec les associations de quartier, les parents d’élèves, etc. Construire cet espace qui offre des moyens d’occuper le temps libre, par exemple pour tous ces jeunes qui restent sur les places à boire des bières sans savoir que faire. Si on ne le fait pas, c’est l’extrême-droite qui s’en charge.

La volonté de vivre en communauté et de partager des choses n’est pas mauvaise en soi. Tout dépend dans quelle logique nous le pensons. On peut organiser des festivals de rap en open mic, des tournois de Fifa sur Playstation. Beaucoup diront que c’est de l’aliénation, mais ils se trompent complètement. Il est impératif d’articuler tous ces éléments, le football, les jeux vidéo, c’est de la politique.

“Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche.”

Nous avons parfois à gauche une vision chrétienne de la révolution envisagée comme un grand soir, le moment du jugement dernier qui précède l’avènement du paradis. Quand on dit « il faut prendre les rues », qu’est-ce que cela signifie ? Faire des manifestations ? Pas seulement. Le grand enjeu ici consiste à définir ce que l’on entend par « rue ». Pour moi, la rue renvoie davantage à la vie quotidienne qu’à la grande manifestation du samedi où se réunissent tous les gens de gauche. On se voit, on se reconnait, c’est très bien, mais qu’avons-nous à offrir le lundi et le mardi à notre voisin ? L’important, c’est de construire quelque chose de solide au quotidien.

LVSL : C’est ce que vous entendez par l’expression “politiser le quotidien” ?

C’était l’une des grandes discussions de Vistalegre 2, notre deuxième congrès en février dernier. Plus généralement, pour un parti politique, le débat ne se résume pas à « les institutions ou la rue », il s’agit de déterminer comment on sort des plateaux télés et qu’est-ce qu’on entend par « rue ». La mission d’un parti politique n’est pas de convoquer des manifestations, mais d’aider à créer les structures des opportunités pour que la société civile, de manière autonome, puisse s’organiser et convoquer ses propres manifestations. Le parti politique doit, depuis les institutions, créer les conditions de possibilité pour que le syndicat des locataires puisse plus facilement mettre à l’agenda politique la thématique de la hausse des loyers.

Mais nous n’avons pas à être le fer de lance qui dirige tout depuis le parti. Notre fonction est donc de générer de la quotidienneté en politique. Les partis politiques contemporains doivent être une sorte de fond d’investissement social. Utiliser les ressources dont nous disposons depuis nos positions dans les institutions pour les investir dans la société, faire en sorte que la société puisse s’organiser de façon plus autonome.

Entretien réalisé par Léo Rosell, Lenny Benbara et Vincent Dain.  Traduit de l’espagnol par Vincent Dain. 

 

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Le Front national ou l’Etat social chauvin

Dans cet article traduit de l’espagnol (revue CTXT), Guillermo Fernández Vázquez revient sur la mue opérée par plusieurs partis d’extrême-droite européens ces dernières années, à travers les métaphores qui structurent leur discours. Les droites nationalistes, au premier rang desquelles le Front National de Marine Le Pen, ont ainsi adopté une rhétorique axée sur la patrie en tant que communauté de protection face aux incertitudes engendrées par la mondialisation néolibérale. Au point de chasser sur les terres des partis de gauche en revendiquant la sauvegarde de l’Etat-Providence et la défense des services publics. 

 

Droites nationalistes, patrie et “Welfare chauvinism”

 « Dans un monde où les peuples désirent être protégés, le patriotisme n’est pas une politique du passé, mais une politique d’avenir », signalait Marine Le Pen dans un meeting tenu en présence des principaux leaders de l’extrême droite européenne dans la ville allemande de Coblence, en janvier dernier. « Nous vivons l’effondrement d’un monde et l’avènement d’un autre : c’est le retour au monde des Etats-Nations que la mondialisation a tenté de faire disparaître » poursuivait ainsi la leader du Front National devant le regard attentif et l’approbation de ses compagnons du même bord politique tels que Frauke Petry (Alternative pour l’Allemagne), Mateo Salvini (Ligue du Nord) et Geert Wilders (Parti de la Liberté).

Au-delà de l’attirail idéologique de l’extrême-droite classique et d’un certain regain de confiance suite à la victoire de Trump et du Brexit, qu’y a-t-il dans ce discours qui attire l’attention ? Que nous disent ces paroles de la stratégie de la droite radicale européenne ? Les liens établis entre patriotisme et protection, entre nation et refuge, entre Etat-Providence et Etat-Nation en sont les éléments les plus marquants. Comme en attestent les mots de Marine Le Pen, la patrie, c’est ce qui protège.

“La droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain pour s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget de l’Etat-Providence.”

Dans un monde où la crise a rendu les existences, les droits et les perspectives fragiles, l’idée de protection est une assurance-vie. La perspicacité de la droite radicale européenne consiste à savoir mêler le vocabulaire de la protection avec la terminologie propre au nationalisme identitaire. Elle a progressivement amélioré sa manière de conjuguer ces deux rhétoriques tout en laissant au placard les propositions de type néolibérales. Le résultat de cette synthèse est le Welfare Chauvinism ou « l’Etat social chauviniste » ; c’est-à-dire la revendication d’un Etat qui intervienne dans l’économie et redistribue les richesses parmi les individus nationaux. De cette manière, la droite radicale s’éloigne des vieux modèles de Ronald Reagan, Margaret Thatcher et même du Tea Party nord-américain, pour  s’insurger contre le démantèlement des politiques sociales et les coupes dans le budget dédié à l’Etat-Providence.

Toute l’extrême-droite européenne n’a pas opéré cette transition, mais c’est le cas d’une part significative de celle-ci, notamment en France, en Italie, en Allemagne, aux Pays-Bas et en Scandinavie. Une autre frange de l’extrême-droite est restée fidèle aux postulats de type néonazis tandis qu’une troisième a continué à miser sur un profil néoconservateur. En Espagne, Vox s’inscrit dans cette troisième ligne politique. C’est l’une des raisons pour lesquelles le parti n’a pas décollé électoralement durant les années les plus difficiles de la crise. Il existait pourtant dans notre pays les conditions d’émergence d’un parti suivant le modèle du Welfare Chauvinism, mais Vox n’a pas su interpréter correctement les tenants et les aboutissants de cette possibilité. Le parti a renoncé à mener des incursions dans le champ sémantique de la gauche, il s’est privé de la référence à la « protection ». C’est ce qui l’a condamné à n’être qu’un instrument de pression sur le Parti Populaire autour d’un axe thématique avortement-euthanasie-religion. De ce point de vue, Vox a été davantage un lobby qu’un parti attrape-tout.

Frauke Petry de l’AfD, Marine Le Pen du FN, Matteo Salvini de la Ligue du Nord italienne, Geert Wilders du Parti de la liberté néerlandais, réunis à Coblence le 21 janvier 2017.

En revanche, le Front National de Marine Le Pen a quant à lui pris le tournant du Welfare Chauvinism (du moins jusqu’à maintenant). Et cela jusqu’au point d’être considéré comme un exemple paradigmatique de l’évolution de l’extrême-droite : des « partis de niche », dédiés presque exclusivement au développement discursif de la triade sécurité-identité-immigration, à des formations qui incarnent un discours plus élaboré embrassant de plus en plus de thématiques.

L’objectif de cette droite radicale rénovée est de prendre la tête d’une alternative nationaliste pour le pays. Dans cette optique, elle englobe de nouveaux sujets tout en adoptant sur ces derniers une perspective renouvelée. Et ce bien souvent aux dépends de la gauche, à qui elle dérobe une partie de son discours : tant sur le plan de la dénonciation des injustices que sur une facette plus novatrice, par l’adoption de mesures parrainées par des intellectuels (économistes, historiens, philosophes) appartenant à ce spectre idéologique.

La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle « vole » ses propositions et sa légitimité. C’est le cas pour des thèmes comme l’écologie, l’industrie, les retraites ou les aides au développement, mais aussi pour d’autres sujets moins fortement politisés tels que la critique de la société de consommation et de l’isolement que provoquent les nouvelles technologies, ou encore les défis posés par la crise du travail. C’est ce que nous appelons la transversalité. Elle consiste à croître aux dépends de la gauche et de la droite, c’est-à-dire à les absorber pour mieux les annuler. Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent ainsi une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.

“La nouvelle droite nationaliste enrichit son offre politique en se nourrissant de la gauche, à qui elle “vole” ses propositions et sa légitimité (…) Marine Le Pen ou Geert Wilders suivent une vieille règle métapolitique : si tu veux défaire tes adversaires, ingère une partie de leur programme et de leur dynamique.”

Dans cet état d’esprit, la protection est le nouveau leit-motiv de la nouvelle droite radicale et la nation constitue l’échelon pertinent pour garantir cette protection. Elle présente la patrie comme le rempart qui protège de la tempête provoquée par la crise financière. La nation est alors un garde-fou, un pare-feu, un abri, une toiture, un foyer. La patrie représente quant à elle le bien-être, un périmètre de défense, un point d’appui et un radeau en pleine mer. « A celui qui n’a plus rien, la patrie est son seul bien », disait Jean Jaurès, dirigeant historique du Parti Socialiste français. Marine Le Pen ne se prive pas d’utiliser à plusieurs reprises cette citation et d’y ajouter : « les vieux socialistes, les vrais socialistes, avaient raison : la patrie est la seule chose qu’il reste au démuni car c’est le lieu de l’affection, l’espace dans lequel il peut encore se sentir en sécurité et où il lui est permis de se souvenir ».

Cette extrême-droite « protectionniste » dessine la patrie comme un refuge à l’atmosphère bucolique de l’enfance. De fait, elle attribue à la patrie les traits de la relation mère-enfant : une « matrie », pourrait-on dire. Cette patrie dont parle Marine Le Pen fournit reconnaissance et soutien, à l’inverse de la froide impassibilité du marché et de la guerre de tous contre tous, à l’opposé de la désorientation et du cosmopolitisme. Elle apporte un vague sentiment d’espoir : le retour à ce qui a été perdu, à la chaleur humaine, à l’unité. Le retour à un minimum de solidarité. La « matrie » du Welfare Chauvinism dessine un périmètre de sécurité d’où l’on peut respirer un bon coup et prendre de l’élan pour se lancer vers l’accomplissement de nouvelles tâches et de nouveaux exploits collectifs. Le terme « matrie » a ainsi quelque chose d’illusoirement beau, de collectif et, je dirais même plus, de prométhéen.

L’extrême-droite « protectionniste » n’a pas manqué l’occasion de s’emparer politiquement de cette idée de « matrie » au cours des affrontements électoraux qui ont éclaté cette année en Europe. Elle est devenue la pierre angulaire de sa stratégie politique, ce qui d’un côté lui donnait un aspect novateur et adapté aux temps actuels, et qui d’un autre côté la séparait de ses ancêtres politiques des années 80, 90 et 2000. Néanmoins, la question centrale demeurait : comment condenser cette idée politique en images ? Quelle métaphore choisir ?

 

 

Quand le pays devient une maison

Le Front National de Marine Le Pen n’a pas hésité à choisir la maison comme symbole de cette « matrie » reconstruite qui offre à nouveau un abri. Dans l’émission 15 minutes pour convaincre, au cœur de la campagne électorale, David Pujadas demandait à chaque candidat « quel objet installeriez-vous sur votre bureau à l’Elysée si vous étiez élue Président(e) de la République ? ». Marine Le Pen, dans un geste éloquent, a choisi des clés pour symboliser son programme : « elles m’ont été données par un chef d’entreprise de la région de Moselle [région industrielle du nord-ouest du pays qui a particulièrement souffert des effets de la crise économique], et il me semble qu’elles sont très symboliques car mon projet est de rendre aux Français les clés de la maison France ». Une semaine auparavant, lors d’un meeting organisé à Perpignan le 15 avril, la candidate du FN avait résumé son programme électoral à un seul souhait : « que les Français cessent de vivre comme des locataires dans leur propre pays et qu’ils en redeviennent les propriétaires ».

Mentionner les « locataires », à l’époque d’Airbnb, c’est nous rappeler que « récupérer les clés de la maison France » signifie avant tout sortir d’une situation d’injustice. « Ils m’ont enlevé ce qui m’appartenait, je vis aujourd’hui moins bien que je ne vivais auparavant », disent les militants du FN. La métaphore de la maison fait donc allusion au malheur de la dépossession, au sentiment de sortir perdant de la situation, de subir un préjudice. La rhétorique du FN exprime ce sentiment à travers la prolifération dans son discours de verbes évoquant l’humiliation. Apparaissent ainsi en cascade des termes comme dominer, abuser, intimider, agenouiller, soumettre, assujettir, asservir, se rendre ou capituler.

“Récupérer les clés de la maison France signifie aussi retrouver le contrôle de sa propre vie et de son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation.”

Dans cette rhétorique, la mondialisation est présentée comme responsable de la maltraitance. Elle implique toujours l’idée d’agression, de vol, d’aliénation. Les « mondialistes » sont les assaillants de la « maison France » : des voleurs qui laissent les citoyens à la rue avec seulement ce qu’ils ont sur le dos. Dépourvus et vulnérables. Avec cette étrange sensation mêlant indignation et désespoir que ressent celui que l’on vient de dépouiller. Dans de tels cas, la victime doit s’en remettre à quelqu’un de « plus grand » (la police, par exemple) pour qu’il l’aide à se sortir du pétrin. Ce « big brother » est le Front National qui agit à travers la « mère protectrice », Marine Le Pen. Le second clip de campagne du FN pour les élections présidentielles a été, en ce sens, très explicite : il s’intitulait « J’ai besoin de Marine » et la candidate frontiste y accusait ses adversaires de « vouloir mettre à sac le patrimoine matériel et immatériel des Français ». Face à eux, Marine Le Pen était celle qui venait rétablir l’équilibre de la souveraineté.

Pour cette raison, « récupérer les clés de la maison France », signifie aussi retrouver le contrôle sur sa propre vie et son propre environnement : recommencer à sentir que l’on a la maîtrise de quelque chose et que les décisions de chacun comptent. Le discours de l’extrême-droite opère ici un bond peu orthodoxe vers le récit de l’émancipation. Avec la métaphore des clés de la maison, il adresse au citoyen français un message du type : « il est temps que tu réalises ce qui t’arrive et que tes décisions soient à nouveau prises en compte ». Comme vous pouvez l’imaginer, cette rhétorique ouvre un espace pour parler du pouvoir du peuple, de démocratie et de la nécessité d’établir des mécanismes de participation citoyenne. C’est aussi l’opportunité de valoriser l’échelle micro : les relations de proximité, le petit commerce, les relations de quartier.

« Récupérer les clés de la maison France » c’est, en somme, récupérer les clés d’une vie communautaire idéalisée, révolue mais non moins attractive pour autant. Un espace non transformé par tout ce que l’extrême-droite associe au processus de mondialisation : le chômage de masse, l’immigration, la perte des valeurs et l’insécurité à tous les niveaux. Le Welfare Chauvinism se lit donc comme la protection de la communauté du passé dans ses aspects présents : droits sociaux, durcissement du code pénal pour la poursuite des criminels, emphase sur les aspects identitaires de l’éducation (apprentissage de l’histoire, de la langue et de ladite « culture française ») et sauvegarde du rôle de la France sur la scène internationale.

Par Guillermo Fernández Vázquez, traduit de l’espagnol par Sarah Mallah. 

 

 

Crédit photos : 

http://ctxt.es/es/20170913/Politica/14941/francia-le-pen-frente-nacional-derecha-radical-proteccionismo.htm

http://www.lavoixdunord.fr/106891/article/2017-01-21/pour-marine-le-pen-apres-le-brexit-et-trump-l-europe-va-se-reveiller

http://photo.gala.fr/le-changement-de-look-de-marine-le-pen-22993

 

La France Insoumise face à son destin

Jean-Luc Mélenchon lors du meeting du 18 mars place de la République. ©Benjamin Polge

Après un peu plus d’un an d’existence et une histoire déjà riche, La France Insoumise, forte du score de son candidat Jean-Luc Mélenchon à la présidentielle et de la visibilité de son groupe parlementaire, va devoir préciser sa stratégie dans la guerre de position à venir. Les défis auxquels le mouvement va se confronter sont nombreux.

Nous venons de sortir d’un long cycle électoral et, outre La République En Marche, le mouvement La France Insoumise (LFI) s’est imposé comme une nouvelle force incontournable de l’échiquier politique. Alors que quelques mois auparavant il semblait probable que ce soit le FN qui se dote d’une forte présence à l’Assemblée Nationale, la visibilité du groupe de LFI a permis au mouvement de s’installer comme le principal opposant à la politique d’Emmanuel Macron dans l’esprit des Français. Ce résultat est en grande partie le fruit d’une stratégie populiste, telle qu’elle a été théorisée par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, et mise en pratique par Podemos, mais aussi de l’explosion du PS. Ce progrès est considérable puisqu’il permet à l’antilibéralisme progressiste de sortir de la culture de la défaite. Les insoumis ont mené une vraie guerre de mouvement, ont donné tout son sens à la fonction tribunicienne via Jean-luc Mélenchon, et ne sont pas passés loin d’arriver au second tour de l’élection présidentielle. Après une séquence parlementaire agitée qui a duré un mois, il est nécessaire d’effectuer un petit bilan de ce qui s’est passé, et d’esquisser les défis auxquels le mouvement va devoir se confronter, alors que nous entrons dans une nouvelle phase qui appelle une stratégie de guerre de position.[1]

 

La stratégie populiste victorieuse de la rhétorique de gauche

Un des premiers enseignements que l’on peut tirer de cette élection présidentielle est qu’elle a permis de trancher entre deux orientations stratégiques. La première est le populisme, entendu comme une façon de construire un sujet politique collectif en articulant un ensemble de demandes sociales et en posant des lignes de clivages là où elles sont les plus efficaces, afin de déterminer un « eux » et un « nous ». Ici « ceux d’en bas, la France des petits », contre « ceux d’en haut ». Cette stratégie a nécessité la construction de nouveaux référents plus transversaux et la liquidation de l’ensemble des référents traditionnels de la gauche, qui, en tant que signifiants discrédités par la politique de François Hollande, étaient devenus des boulets politiques. La stratégie populiste ne nie pas la pertinence analytique du clivage gauche-droite, comme on l’entend souvent, mais refuse son utilisation rhétorique, dans les discours, et dans la pratique politique.

Cette stratégie s’est opposée à une seconde stratégie qui repose sur la rhétorique de gauche et la constitution d’un cartel de forces qui s’affirment clairement de gauche. Cette dernière a été portée par Benoît Hamon, candidat identitaire de « retour aux fondamentaux de la gauche », et par le PCF qui proposait, avant la campagne, la constitution d’un large cartel de gauche. Les scores des différents candidats et la dynamique de la campagne sont venus trancher ce débat.

Il est en effet nécessaire de rappeler que la campagne de LFI n’est devenue pleinement populiste qu’à partir du meeting du 18 mars place de la République. Auparavant, nous étions face à une stratégie hybride – très « homo urbanus », le nouveau sujet politique conceptualisé par Jean-Luc Mélenchon dans son ouvrage L’ère du peuple -, centrée sur le cœur électoral de la gauche et les classes moyennes. Le meeting du 18 mars, les drapeaux français, et le contenu historique et patriotique du discours, ont permis au mouvement de devenir plus transversal et de passer de l’incarnation de la gauche à l’incarnation du peuple. C’est d’ailleurs à partir de ce moment-là que Jean-Luc Mélenchon gagne des points dans les sondages et démarre sa dynamique, amplifiée deux jours plus tard par son excellente prestation lors du débat avec les « gros candidats ». Au cours de ce débat, le tribun arrive à se départir de l’image colérique qui lui collait à la peau au profit d’une image plus positive et souriante, ce qui lui permet de rentrer dans des habits d’homme d’État. En quelques jours, le candidat passe de 11% à 15% et dépasse Benoît Hamon, lequel commence dès lors à s’écrouler, avant de s’effondrer suite à la trahison de Valls. Ce sorpasso a aussi permis à LFI d’enclencher le phénomène de vote utile très présent dans l’électorat du PS, dont il faut reconnaître que les gros bataillons étaient néanmoins déjà partis chez Macron. C’est aussi à partir de ce moment populiste que les intentions de vote pour le FN se tassent.

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Jean-Luc Mélenchon en visite à Quito ©Cancilleria Ecuador

On rétorque souvent à la méthode populiste que l’électorat de LFI s’autopositionne majoritairement à gauche et que la rhétorique populiste est beaucoup moins transversale qu’elle ne le laisse croire. Ce constat est vrai, mais il est statique, et il doit être nuancé. Si cela est majoritairement vrai, ce n’est pas exclusivement vrai. L’enquête post-électorale IPSOS nous apprend ainsi que Jean-Luc Mélenchon est le candidat qui a attiré le plus de votants qui ne se reconnaissent proches « d’aucun parti », devant Marine Le Pen et Emmanuel Macron. Par ailleurs, en perspective dynamique, il faut prendre en compte deux enjeux qui sont liés : la capacité à être le second choix de nombreux électeurs ; et la capacité à agréger des votes au second tour, qui est le moment où la transversalité s’exprime le plus fortement.

En l’occurrence, selon l’enquête CEVIPOF du 16-17 avril 2017, Jean-Luc Mélenchon a réussi a être le premier second choix des électeurs non définitifs de trois candidats différents : Emmanuel Macron (26% de ses électeurs non définitifs) ; Benoît Hamon (50%) ; et Marine Le Pen (28%). De plus, si l’on veut s’intéresser à la capacité à agréger au second tour, et selon les données récoltées par l’auteur de ces lignes, les candidats de LFI présents au second tour des législatives ont été capables de rassembler largement au second tour, sans pour autant contrecarrer totalement la vague macroniste. En effet, ces candidats, ultramajoritairement opposés à des candidats de La République En Marche, ont gagné en moyenne 29,11 points entre le premier et le second tour contre 18,46 points pour les candidats de LREM qui leur étaient opposés. Cela ne peut s’expliquer uniquement par la remobilisation de l’électorat LFI étant donné le recul du taux de participation national et le nombre de duels – plus de soixante duels -, même si cela a pu jouer localement. Voici ce qu’est la transversalité permise par la méthode populiste : la capacité à être une force de second tour et à ne pas être cloisonné dans un ghetto électoral.

Le score obtenu par Jean-Luc Mélenchon le soir du 23 avril, soit 19,58% et sept millions de voix, était en soi une victoire politique encourageante pour le futur. Il est dommage que le candidat n’ait pu le montrer et l’incarner au moment de sa conférence de presse, bien qu’on comprenne aisément que le fait de passer si proche du second tour puisse être démoralisant. Néanmoins, c’est à partir de ce moment-là que les médias et les adversaires politiques de LFI ont tenté de réenfermer le mouvement dans le rôle d’une force aigrie opposée à l’énergie positive macronienne et, il faut le dire, ils y sont partiellement arrivés. Le couac de l’affaire Cazeneuve – un des rares ministres de Hollande relativement populaires – et de la phrase prononcée par Jean-Luc Mélenchon sur « l’assassinat de Rémi Fraisse » ont amplifié cela. Cependant, les résultats des élections législatives, et l’existence d’un groupe parlementaire autonome, souriant et conquérant, sont venus battre en brèche cette spirale qui menaçait les insoumis. Désormais, un cycle se ferme et de nombreux défis guettent le mouvement.

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Le groupe France insoumise en conférence de presse ©Rivdumat

Dépasser la rhétorique d’opposition, conjuguer le moment destituant et le moment instituant

Le premier mois d’activité parlementaire des insoumis a été marqué par des moments médiatiques qui ont mis en scène une rhétorique d’opposition : refus de la cravate, refus de se rendre à Versailles, etc. Si l’on comprend aisément que dans un contexte où Les Républicains sont complètements minés par leurs divisions internes, et où le FN est invisible et subit le contrecoup de sa campagne de second tour catastrophique, il soit opportun de s’arroger le monopole de l’opposition, cette rhétorique va néanmoins devoir être dépassée, ou du moins conjuguée avec une rhétorique instituante. Cette exigence de changement de disque est d’autant plus pressante que le moment politique est marqué par la lassitude vis à vis de la politique suite à un long cycle électoral. La rhétorique d’opposition, à froid, alors qu’il n’y a pas de mouvements sociaux de grande ampleur et que nous subissons la dépolitisation post-présidentielle, prend le risque de tourner à vide.

Par rhétorique instituante, nous entendons la capacité à incarner et à développer des discours qui démontrent une capacité à produire un ordre alternatif à l’ordre actuel, un horizon positif, où il s’agit, selon les mots très pertinents de Jean-luc Mélenchon lors de la fin d’un des débats de la campagne présidentielle, de « retrouver le goût du bonheur ». La France Insoumise ne doit pas se contenter de contester le nouvel ordre macronien. Elle doit être à mi-chemin entre cet ordre qu’elle critique, qu’elle propose de dégager, et le projet de pays dont elle veut accoucher. Il est frappant de noter la différence des slogans entre les meetings de Podemos et ceux de La France Insoumise : lorsque dans les premiers on chante ¡Sí se puede! ; dans les seconds on scande Résistance ! et Dégagez ! Le changement qualitatif à opérer est fondamental, et passe par une transformation de la culture militante. Disons les choses clairement : la gauche antilibérale française a intériorisé la défaite, et elle ne s’imagine pas autrement qu’en opposante éternelle qui résiste indéfiniment aux assauts du néolibéralisme. Cette position est confortable et relève, parfois, du narcissisme militant qui se complait dans le rôle transgresseur de l’opposant. A l’inverse, il est notable qu’Iñigo Errejon, l’ancien numéro 2 de Podemos, déclare, le soir d’un contrecoup électoral : « Nous ne sommes pas ceux qui résistent » et « Nous sommes l’Espagne qui vient ». La France Insoumise, si elle ne veut pas être cantonnée au rôle de l’éternel opposant, va devoir travailler à la transformation de la culture de sa base militante, qui vient bien souvent – mais pas uniquement – de la vieille gauche radicale. Cette transformation est déjà en cours, avec notamment la mise au placard bienvenue des drapeaux rouges. L’heure est à son approfondissement.

Sans cette capacité de décentrement des militants par rapport à leur culture politique originelle et sans cette capacité d’articulation entre la volonté de destitution du vieux monde et la volonté d’institution d’un nouveau monde, un espace politique pourrait être laissé à Benoît Hamon. Ce dernier cherche à occuper l’espace de l’antilibéralisme crédible, qui se projette dans un « futur désirable ». Ce travail est la condition pour aller chercher ceux qui manquent, notamment parmi les classes moyennes urbaines et diplômées qui ont voté pour le candidat du PS à la présidentielle ou pour Macron, mais aussi parmi les classes populaires chez qui la demande d’autorité et d’ordre est puissante.

La difficile mais nécessaire synthèse politique entre classes populaires de la France périphérique et classes moyennes urbaines.

La force de La France Insoumise est d’avoir énormément progressé dans l’ensemble des Catégories Socioprofessionnelles et des classes d’âge – hormis les plus âgés – par rapport à 2012. Cette progression est tout à fait homogène lorsque l’on prend les données par CSP : 19% chez les cadres, dix de plus qu’en 2012 ; 24% chez les ouvriers, soit un gain de treize points ; 22% et dix points de gains chez les employés ; 22% chez les professions intermédiaires et huit points de progression ; mais aucun gain chez les retraités. Il est par ailleurs important de noter que l’électorat de Jean-Luc Mélenchon s’est considérablement rajeuni : 30% chez les 18-24 ans (+22) ; 24% chez les 25-34 ans (+11) ; 22% chez les 35-49 ans (+10) ; mais encore une fois de faibles scores chez les plus âgés. Cette structure de l’électorat constitue une force et une faiblesse : elle démontre la capacité de La France Insoumise a convaincre les primo-votants et à s’élargir vers toutes les CSP, mais elle l’expose à l’abstention différentielle, plus particulièrement au fait que les plus âgés votent beaucoup plus que le reste de la population. Les clivages politiques deviennent aussi des clivages générationnels.

L’homogénéité de la progression de Jean-Luc Mélenchon peut aussi être constatée territorialement. On observe une progression importante sur l’ensemble du territoire, hormis le bassin Sarthois, l’orléanais, l’ancienne région Champagne, la Vendée, la Corse, et la Franche-Comté où elle est plus modérée.

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Carte des gains de Jean-Luc Mélenchon entre 2012 et 2017

La capacité à progresser dans la plupart des couches de la population est une autre preuve de la transversalité acquise par le mouvement lors de la campagne présidentielle. Malgré des subjectivités politiques aussi éloignées que celle d’un cadre urbain et celle d’un ouvrier du Nord, Jean-Luc Mélenchon a su cristalliser, incarner et articuler des demandes politiques diverses.

Dès lors, la question se pose de savoir comment continuer à progresser dans l’ensemble des catégories les plus à même de voter LFI. Plus précisément, il s’agit de savoir comment convaincre les classes moyennes urbaines qui ont hésité entre Macron et Mélenchon – et elles sont nombreuses – et les classes populaires – ouvriers, employés et fonctionnaires de catégorie C de la Fonction Publique Hospitalière et de la Fonction Publique Territoriale – qui sont tentées par le vote FN, mais qui, sous l’effet de la crise que vit actuellement le Front National, peuvent être politiquement désaffiliées. Cette possibilité de désaffiliation est d’autant plus réelle que le FN est tenté par un retour au triptyque « identité, sécurité, immigration », et par la relégation du vernis social philippotiste au profit d’un discours libéral à même de conquérir la bourgeoisie conservatrice. Alors que la temporalité politique est aujourd’hui marquée par le projet de Macron sur le code du travail et par l’austérité budgétaire, le FN est invisible et LFI dispose donc d’une réelle fenêtre d’opportunité pour toucher ces couches populaires.

La difficulté réside dans le fait que les classes moyennes urbaines et que les classes populaires de la France périphérique émettent des demandes politiques potentiellement antagonistes : ouverture sur le monde, participation à la vie citoyenne, loisirs, écologie ou éducation pour les premières ; protection, autorité, valorisation du travail, relative hostilité à l’immigration et demande d’intervention de l’État pour les secondes. Bien entendu, nous tirons ici à gros traits, mais nous invitons nos lecteurs à aller consulter le dernier dossier sur les fractures françaises réalisé par IPSOS.

Il nous semble que cette contradiction peut être résolue en développant un discours progressiste sur la patrie qui n’apparaisse pas comme un discours de fermeture et de repli, mais comme un discours à la fois inclusif et protecteur : « La France est une communauté solidaire ; la patrie, c’est la protection des plus faibles par l’entremise de l’État ; la France, ce sont les services publics ; la France est une nation universelle et écologique ouverte sur le monde ; etc ». Ce type de discours a été développé par Jean-Luc Mélenchon pendant la campagne présidentielle, mais il doit être approfondi et investi symboliquement en lui conférant un contenu positif et optimiste. LFI doit articuler un discours holistique, produire un ordre patriotique alternatif, qui permette la cristallisation de ces demandes potentiellement contradictoires. Il s’agit de produire une transcendance et un horizon à la fois ouvert et protecteur, où la notion de service public redevient fondamentale, tout en conférant une place centrale au rétablissement de l’autorité de l’État, afin de répondre au sentiment décliniste que « tout fout le camp ». Ce dernier est très présent parmi les ouvriers, les employés et les fonctionnaires de catégorie C qui subissent l’austérité et voient l’État se déliter progressivement dans les territoires périphériques.

Néanmoins, s’arroger le monopole d’une vision protectrice, ouverte et inclusive de la nation n’est pas le seul enjeu saillant dans la guerre de position qui vient. A l’évidence, de nombreux français ont du mal à envisager un gouvernement de La France Insoumise. Dès lors, voter pour Jean-Luc Mélenchon peut représenter une forme de saut dans l’inconnu. C’est pourquoi le mouvement fait face à un enjeu de crédibilisation qui se situe à plusieurs niveaux : la nature du personnel politique ; la pratique institutionnelle ; et les codes et la symbolique de la compétence.

Se doter d’une capacité à gouverner et d’une crédibilité

Malgré les résultats catastrophiques des politiques économiques qui sont menées depuis trente ans, le personnel politique néolibéral arrive toujours à maintenir son apparence de crédibilité technique et économique. Pensons aux sempiternelles « baisses de charges » censées permettre la baisse du chômage, alors qu’il s’agit d’une dépense couteuse avec peu d’effets sur l’emploi… Cette illusion de crédibilité est pourtant au fondement de la capacité des élites à obtenir leur reconduction dans le temps, puisque c’est ce qui convainc de nombreux citoyens de voter pour elles par « moindre mal », tandis que les « marges politiques » sont représentées comme relevant du saut dans l’inconnu. Cette illusion de crédibilité s’appuie sur un ensemble de codes et de discours qu’il s’agit de maîtriser. La France Insoumise ne doit pas passer à côté de cet enjeu central si elle veut convaincre une partie de ceux qui hésitent à voter pour elle. Une fraction de son personnel politique doit donc se technocratiser sans pour autant se dépolitiser. Les facs de Sociologie, d’Histoire et de Sciences Politiques sont suffisamment représentées parmi le personnel politique qui gravite autour de LFI, alors qu’il existe un manque criant de profils issus du Droit, de l’Économie et de la haute administration. Ceci dit, c’est aussi dans la pratique institutionnelle quotidienne, dans l’administration de la vie de tous les jours, que réside la clé de la capacité à représenter la normalité.

A cet égard, les élections intermédiaires vont être essentielles. La prochaine échéance importante n’est pas 2022, mais 2020, année des élections municipales. Les scores de LFI dans les grandes villes au premier tour de l’élection présidentielle de 2017 lui laissent de nombreux espoirs de conquêtes de plusieurs mairies, comme nous pouvons le voir sur le graphique suivant :

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Les scores des différents candidats dans les grandes villes. Source : Metropolis.

La conquête de mairies d’ampleur nationale est d’ailleurs centrale dans la stratégie de crédibilisation menée par Podemos comme le montrent les expériences de Madrid et de Barcelone. Comme l’explique Iñigo Errejon dans un entretien accordé à LVSL : « Cela peut paraître paradoxal, mais le plus révolutionnaire, lorsque nous avons remporté ces villes, est qu’il ne s’est rien passé ». En d’autres termes, leur victoire n’a pas engendré le chaos, alors que c’était ce qui était annoncé par leurs adversaires politiques. La démonstration de la capacité à gouverner à l’échelon local est une étape fondamentale pour convaincre de sa capacité à gouverner au niveau national. C’est aussi l’occasion de produire un personnel politique doté d’une visibilité, et qui maitrise les ressorts et les contraintes des politiques publiques, de ce que représente le fait de diriger une institution avec toutes ses pesanteurs administratives, ainsi que l’explique Rita Maestre dans un autre entretien paru dans LVSL. Cela appelle une stratégie de long terme pour conquérir ces bastions essentiels dans la guerre de position qui se joue, mais aussi que LFI clarifie et stabilise son modèle organisationnel.

Quel que soit le sujet, il n’y a aucune solution clé en main, mais nous croyons que c’est encore moins le cas en ce qui concerne l’organisation même de LFI. Il est néanmoins clair que le mouvement ne peut adopter les formes pyramidales traditionnelles des vieux partis. L’expérience historique a par trop montré leur tendance à la sclérose et à l’absence de souplesse face aux événements politiques. L’enjeu est de conjuguer horizontalité participative et verticalité ; production de cadres et limitation de l’autonomisation des cadres ; porosité avec les mouvements sociaux et institutionnalisation relative ; ou encore production de figures tribuniciennes et ancrage local. Quelque soit le modèle qui sera arrêté dans les mois qui viennent, aucun de ces enjeux ne nous semble pouvoir être négligé.

Les défis sont nombreux pour La France Insoumise, le passage d’une stratégie de guerre de mouvement à une stratégie de guerre de position n’a rien d’évident. Néanmoins, après des années de défaites interminables, les forces progressistes et antilibérales peuvent enfin avoir l’espoir d’une prise de pouvoir.

[1] La distinction entre guerre de mouvement et guerre de position nous vient de Gramsci. Pour faire simple, la guerre de mouvement renvoie aux périodes politiques chaudes, où les rapports de forces peuvent basculer spectaculairement et dans de grandes largeurs. La seconde renvoie aux périodes plus froides, où l’enjeu est de conquérir des bastions dans la société civile et la société politique, de développer une vision du monde, et de construire une hégémonie culturelle à même de permettre la naissance d’un nouveau bloc historique du changement.

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Benjamin Polge

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Métropolitiques

« Macron est un caudillo néolibéral » – Entretien avec Íñigo Errejón

L’Histoire recommence, avec Íñigo Errejón / © Léo Prévitali pour Le Vent Se Lève

Íñigo Errejón a longtemps été le numéro 2 de Podemos et l’intellectuel de référence du mouvement. Il est le principal artisan de la “stratégie populiste”, inspirée des thèses post-marxistes d’Ernesto Laclau et de Chantal Mouffe, qui nourrit aujourd’hui les débats des gauches européennes. Nous avons eu la chance de pouvoir le rencontrer et de réaliser un entretien lors d’un voyage de la rédaction à Madrid. De nombreux thèmes y sont abordés : le populisme comme méthode de construction des identités politiques ; la façon dont Podemos s’est approprié le patriotisme ; la France Insoumise ; le populisme néolibéral d’Emmanuel Macron et la centralité politique de la notion d’ordre.


LVSL – Lorsque l’on parle de populisme en France, on est confronté à plusieurs difficultés. D’abord, malgré l’essor de la France Insoumise, qui a adopté à bien des égards une stratégie populiste au cours de la campagne présidentielle, de nombreux secteurs de la gauche française n’entendent pas se défaire de l’axe gauche/droite. Pourquoi selon vous les métaphores gauche et droite ne sont plus la clé de compréhension du moment politique actuel ?

Íñigo Errejón – Je commencerais par dire que c’est difficile en Espagne aussi. La bataille intellectuelle pour faire comprendre cette idée simple n’a pas encore été menée. Néanmoins, en 2014 et en 2015, une bonne partie des analystes et de nos camarades ont accepté l’idée que gauche et droite n’étaient plus les métaphores les plus aptes pour penser la transformation politique, tout simplement parce que nous en étions la preuve vivante. Beaucoup se méfiaient encore de la stratégie populiste, mais nous avons montré dans la pratique que cela fonctionnait, il leur était donc plus difficile de la contester. Dans un sens, nous avons donc plus avancé sur le terrain électoral que sur le terrain intellectuel.

Pourquoi l’axe métaphorique gauche/droite n’est pas le plus utile aujourd’hui pour comprendre comment se construisent les identités politiques en Europe ? La première réponse que j’apporterais est davantage politique que théorique. Dans la pratique, toutes les forces qui ont fait irruption dans les systèmes politiques européens, et qui ont été capables de les transformer, rejettent cet axe gauche/droite. Certains le font depuis des positions réactionnaires, d’autres depuis des positions progressistes. Le succès de Jeremy Corbyn a parfois été perçu comme un retour en force de la gauche. Mais même Corbyn a fait l’effort de traduire le langage du travaillisme afin de s’adresser aux classes populaires et aux classes moyennes britanniques, bien plus qu’il n’a cherché à revenir à l’essence de la gauche.  Dans la pratique, empiriquement, tous les phénomènes politiques qui apportent une quelconque nouveauté dans le paysage politique européen naissent à partir d’une rhétorique qui tente d’identifier une majorité non-représentée plutôt qu’à partir d’un appel à se regrouper derrière les valeurs et la phraséologie de la gauche.

Pendant le long cycle néolibéral européen, gauche et droite ont trop longtemps signifié sociaux-démocrates et conservateurs. Cette idée s’est profondément installée dans l’imaginaire collectif. Je ne crois pas du tout que lorsque les gens ont investi les places publiques, en Espagne, pour dire « nous ne sommes ni de droite, ni de gauche, mais nous sommes ceux d’en bas contre ceux d’en haut », ils aient voulu explicitement contester les catégories politiques caractéristiques de la modernité. Non, ils disaient « nous ne sommes ni le PSOE ni le PP », car gauche et droite ont fini par être assimilées aux partis sociaux-démocrates et conservateurs. Mais pour beaucoup de gens, et je crois qu’on l’observe bien dans les politiques publiques, la principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates et les conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société, reste de la société qui souffre du consensus néolibéral, des politiques technocratiques et des coupes budgétaires, appliquées tantôt par la gauche, tantôt par la droite.

“La principale frontière qui divise nos sociétés n’est pas celle qui sépare les sociaux-démocrates des conservateurs, mais celle qui sépare ceux d’en haut du reste de la société qui souffre du consensus néolibéral.”

De sorte que la “gauche” n’est plus une expression valide, un rempart discursif utile, pour contester les politiques néolibérales et la prise en otage de la souveraineté populaire, car ceux qui ont hégémonisé le terme « gauche » ont été les principaux complices de ces politiques. Face à cette situation, une certaine gauche communiste ou post-communiste se contente de dire « oui, mais c’est parce qu’ils n’étaient pas vraiment de gauche ». Mais nous entrons alors dans un jeu de poupées russes où la gauche s’enferme dans une sorte de grand concours pour déterminer qui s’arrogera le monopole de l’étiquette : « je suis de gauche mais toi tu ne l’es pas. Moi oui, mais celui-là non ». Cette histoire relève du religieux bien plus que du politique.

Enfin, ce qui est en jeu dans nos sociétés européennes n’est pas tant de savoir si les politiques de nos gouvernements vont s’orienter un peu plus à gauche ou à droite. Il s’agit d’un combat fondamental entre démocratie et oligarchie. Et ce combat peut rassembler beaucoup de gens qui s’associent traditionnellement aux valeurs de la droite, ou à des valeurs conservatrices, mais qui commencent à percevoir qu’il n’y a rien à espérer des élites traditionnelles de leurs pays. L’idée de méritocratie, par exemple, était traditionnellement hégémonisée par la droite. Aujourd’hui en Espagne, l’idée de méritocratie est anti-oligarchique : avec le Parti Populaire au gouvernement, il est impossible de considérer que nous sommes dans une situation où les meilleurs professionnels obtiennent les meilleurs postes. Cette idée était autrefois conservatrice. De même que l’idée de souveraineté nationale. Or, il est aujourd’hui évident que la souveraineté nationale est menacée par un gouvernement qui a placé la politique économique du pays au service de Mme Merkel. Cette idée était de droite, et pourtant elle est aujourd’hui anti-oligarchique. C’est la raison pour laquelle je crois qu’actuellement, la frontière fondamentale entre démocratie et oligarchie est une frontière plus radicale, qui laisse par ailleurs entrevoir la possibilité d’une majorité bien plus large que celle de la seule gauche.

LVSL – L’idée de disputer les signifiants hégémonisés par l’adversaire est intéressante, elle est même probablement la clé d’une stratégie politique efficace. Il y a un débat entre ceux qui, comme Chantal Mouffe, en appellent à la construction d’un populisme de gauche, tandis que d’autres, comme vous, revendiquent un populisme « démocratique » ou « transversal ». Qu’entendez-vous par ce concept ? Est-ce que cela signifie que vous êtes inspiré par le Movimento Cinque Stelle italien, qui semble être le mouvement populiste le plus transversal en Europe ?

ÍE – Nous avons vu le M5S adopter des comportements erratiques et contradictoires, notamment lorsqu’ils ont préféré former un groupe au Parlement européen avec des formations politiques parfois racistes, plutôt qu’avec des forces de transformation sociale. Sur de nombreux aspects, nous ne nous reconnaissons pas dans ce mouvement, mais je n’ai pas étudié le phénomène et je le dis donc avec prudence et avec respect.

Dans Construire un peuple, Nous discutons précisément de ce sujet avec Chantal Mouffe. Elle avance le concept de populisme de gauche. Je crois qu’elle le fait en partie car elle réfléchit depuis un contexte national, plus précisément le contexte national français, dans lequel il est nécessaire d’affirmer une différence morale vis-à-vis du FN. De ce fait, le populisme doit être accompagné d’un complément rassurant : « nous sommes populistes, mais ne vous en faites pas, nous sommes de gauche ». Pour ma part, je milite au sein d’un projet politique, dans un pays qui, certainement grâce au 15-M et grâce à notre irruption, n’est pas concerné par une menace fasciste. Il n’est donc pas nécessaire en Espagne de parler d’un populisme « de gauche ».

“La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs.”

Nous n’avons pas besoin d’avoir ce geste rassurant qui, à mon avis, et j’en parle beaucoup avec Chantal, est avant tout destiné au vieux progressisme européen : « nous parlons de souveraineté, de patrie, de reconstruire une idée de peuple, nous parlons de la centralité de l’Etat dans l’organisation de la vie collective, mais pas de panique, ce n’est pas le retour aux années 30 ». Du fait de la situation espagnole, et de la génération à laquelle j’appartiens, nous ne sommes pas contraints d’apporter cette nuance. Ça ne me fait pas peur. Souvent, la gauche aime exagérer le risque fasciste en Europe, mais les pires atrocités en Europe sont aujourd’hui commises par des élites subordonnées au projet financier européen. La faim, l’exclusion sociale, la destruction des services publics, le traitement criminel infligé aux réfugiés, ne sont pas le fait de dangereuses hordes de chemises noires mais de gouvernements parfois sociaux-libéraux et souvent libéraux-conservateurs. Voilà la véritable menace de dérive autoritaire qui pèse sur l’Union européenne.

En termes analytiques, la distinction entre populisme de gauche et populisme de droite est-elle utile ? Il me semble que c’est avant tout une distinction morale, qui fait moins sens d’un point de vue théorique. Le problème, c’est que la perspective théorique que nous partageons peut parfois conduire à des conclusions effrayantes: « Si le Front national est une force populiste, cela signifie-t-il que j’ai quelque chose à voir avec eux ? Peut-on être apparentés dans notre manière d’envisager la politique avec des forces que nous détestons et qui nous sont antagonistes ? ».  Je pense qu’il est possible de partager une même approche théorique tout en ayant des visions antagonistes quant à la société que nous souhaitons construire. Je crois donc que le populisme « de gauche » reste un complément tranquillisant. Il ne me dérange pas, mais je ne sais pas s’il apporte grand-chose.

LVSL – Où se situe dès lors la distinction entre le populisme démocratique et le populisme du Front national, par exemple ?

ÍE – Si l’on veut différencier le populisme démocratique du populisme réactionnaire, il y a selon moi deux grandes distinctions à opérer. La première réside dans la conception du peuple. D’un côté, le peuple est considéré comme une unité organique, qui préexiste à la volonté générale. De l’autre, il est envisagé comme un construit culturel permanent.

Pour les réactionnaires, le peuple est, car il en a toujours été ainsi, depuis leurs grands-parents et leurs arrière-grands-parents. Le peuple existe de manière organique, en tant qu’essence, indépendamment de la volonté qu’ont les citoyens qui habitent un pays à un moment donné. Ainsi, la vision selon laquelle le peuple de France est immortel, et selon laquelle il est directement relié à Jeanne d’Arc. Non pas tant par la volonté des Français d’aujourd’hui de reproduire l’héroïsme de Jeanne d’Arc, mais par le sang, et par la terre. C’est ce lien de filiation essentialiste qui débouche facilement sur une vision réactionnaire et raciste du peuple.

Dans la version démocratique du populisme, le peuple n’existe pas, mais il est dans le même temps indispensable. Il n’y a pas un lieu dans lequel se rendre pour trouver le peuple mythique, pas ici ni même dans les villages indigènes des Andes. Il n’y a pas de lieu mythique dans lequel il suffirait de soulever le rideau pour découvrir le peuple dans toute sa splendeur. Le peuple est une volonté générale qui résulte d’une construction culturelle. Il dote un ensemble de citoyens fragmenté et dispersé d’un horizon qui leur permet de regrouper leurs volontés, leurs désirs, leurs attentes, leurs craintes, et d’avancer dans le même sens. Mais cette unité n’est pas organique, elle n’est pas donnée une fois pour toutes. C’est d’ailleurs cette dernière idée que l’on retrouve dans les vieux concepts de nation pour les fascistes et de classe dans le marxisme : quelque chose qui existerait avant le politique, et que nous devrions ensuite découvrir. Je ne crois pas que ce soit le cas, le peuple est une construction culturelle qui doit se reproduire chaque jour.

De ce fait, je n’accepte pas la critique des libéraux selon laquelle tout populisme serait totalitaire, car ils croient que le peuple est un et que la représentation est une. Ils nous ont mal lus. Nous pensons que le peuple est une construction quotidienne de l’intérêt général. Mais cet intérêt général ne préexiste pas dans l’attente d’être découvert, c’est un travail de tous les jours. Le peuple n’existe pas, et en même temps le peuple est inévitable, car sans le peuple il n’y a pas de possibilité d’envisager des fins collectives au politique.

LVSL – Quelle est la deuxième distinction ?

ÍE – La seconde distinction découle de la première, elle tient à la désignation d’un ennemi ou d’un adversaire. Pour les populistes réactionnaires, les ennemis sont les travailleurs immigrés, les populations les plus démunies : c’est la logique de la haine de l’avant-dernier contre le dernier. Pour nous, l’ennemi ou l’adversaire contre lequel nous construisons le peuple, ce sont les oligarchies qui n’ont cessé de séquestrer nos institutions et nos Etats de droit en Europe. C’est ce qui me semble faire la différence.

LVSL – En 2012, dans un débat avec Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, Jean-Luc Mélenchon expliquait qu’il lui était difficile d’utiliser le concept de populisme car il était connoté négativement (assimilé à l’extrême droite, aux “bas instincts” du peuple). Selon Ernesto Laclau, en revanche, “il faut faire avec le populisme ce que les chrétiens ont fait avec la croix : transformer un symbole d’ignominie en un symbole positif”…

ÍE – Je n’étais pas d’accord avec Ernesto Laclau lorsqu’il disait que le populisme est un terme que l’on peut disputer et resignifier pour l’utiliser à des fins de communication politique. Je ne le crois pas, je pense que le terme est trop chargé négativement dans les sociétés européennes. Dans ma pratique politique et médiatique quotidienne, il ne me sert à rien. Il m’est utile dans ma pratique intellectuelle et analytique. Dans un entretien à tête reposée, plus théorique, je peux reconnaître que le populisme m’apparaît comme la meilleure grille d’analyse pour comprendre la naissance et le développement de Podemos. Et nous-même nous sommes largement abreuvés d’expériences populistes ou national-populaires, en Amérique latine notamment.  Lorsqu’il s’agit de communiquer, le concept de populisme ne me sert pas. Je nous identifie comme une force démocratique confrontée à des forces représentant les intérêts de minorités de privilégiés.

LVSL – Quel rôle a pu jouer la spectaculaire vague de mobilisations sociales qui a secoué l’Espagne ces dernières années, et tout particulièrement le mouvement des Indignés, dans le processus de construction du peuple ?

ÍE – Un processus radical de transformation, une révolution démocratique, suppose que les « sans-titres », comme le dirait Jacques Rancière, aient la capacité de rééquilibrer la répartition des pouvoirs dans leur société d’une manière plus juste, plus favorable aux gens ordinaires, à ceux d’en bas. Et pour cela, il est nécessaire de produire une certaine idée de transcendance, de mystique et d’épique, afin d’assurer que nous ne représentons pas seulement des intérêts corporatistes. C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, « ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité » : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.

Dans la sémantique politique espagnole, normalement, « peuple » est un terme que les gens n’osent pas utiliser sauf dans les manifestations de grande ampleur. Personne ne chante « El pueblo unido jamás será vencido » dans un rassemblement de 2000 personnes. Mais si ce sont 200 000 personnes qui se regroupent, tout le monde le chante, comme s’il s’agissait d’un terme réservé aux grandes occasions, un mot que nous utilisons uniquement lorsque que nous croyons représenter légitimement une majorité au-delà de la rue. En 2011, les Indignés manifestaient cette ambition de représenter la véritable volonté populaire. Une dirigeante du PP disait à l’époque « ceux qui sont sur les places sont 500 000 au maximum. Ils n’ont pas le droit de dire qu’ils représentent le peuple alors que moi j’ai été élue par 11 millions de personnes ».

“C’est un peu l’idée que l’on retrouve dans Gladiator, ce que nous faisons dans nos vies trouve un écho dans l’éternité : l’idée que nous sommes en train de faire l’histoire.”

Je crois que, sans même le savoir, elle touchait du doigt le nerf central du débat politique : qui peut parler au nom du peuple ? Et ce n’est pas une question purement statistique. Elle avait raison, 11 millions de personnes avaient voté pour le PP. Sur les places, nous n’étions pas aussi nombreux. En termes mathématiques, elle pouvait compter sur plus de citoyens que nous. Mais le peuple n’est pas une somme de citoyens, il n’est pas même la majorité absolue des citoyens. C’est une idée qui transcende la somme des individualités. On peut très bien représenter le peuple tout en étant en minorité numériquement, dès lors que nous sommes une majorité culturelle. C’est-à-dire lorsqu’existe la sensation qu’un groupe, plus ou moins grand, représente à un moment donné les grandes espérances de la communauté, et sa volonté d’avancer. De ce fait, le groupe a la capacité de parler au nom de tous, de proposer des grands objectifs collectifs.

Si le 15-M a eu cette capacité de construction populaire, ce n’est pas parce qu’une majorité des Espagnols étaient rassemblés sur les places. Il y a une vision gauchiste qui consiste à expliquer nos succès électoraux comme le résultat mécanique de l’ampleur des mobilisations sociales. Mais ce qu’il faut bien voir, c’est que ces mobilisations sociales ont avant tout bousculé le sens commun de l’époque, à tel point que les enquêtes sociologiques indiquaient que 75% de la population espagnole était d’accord avec les revendications portées par le mouvement des Indignés. Cela signifie qu’il y avait dans le lot de nombreux électeurs de droite, du centre, de la gauche, des abstentionnistes. C’est pourquoi nous qui étions sur les places pouvions parler au nom d’un peuple espagnol oublié et non représenté. Non pas par le nombre de personnes présentes, mais du fait de la résonance que rencontrait notre propos dans tout le pays.

LVSL – C’est donc cette capacité à créer de la transcendance, à produire un discours englobant et inclusif qui permet de construire une majorité politique capable de prendre le pouvoir ? Dans Construire un peuple, vous insistez tout particulièrement sur la nécessité pour les forces de progrès social d’ « hégémoniser l’identification nationale ». Quelle importance accorder à la notion de patrie ? 

ÍE – Pour que les protestations puissent déboucher sur la possibilité d’une majorité, et par la suite conquérir l’Etat, il faut un certain horizon transcendant. Tout au long de l’histoire de la modernité européenne, cet horizon transcendant s’est incarné dans trois grandes références : la patrie, la religion, la classe. Ce sont les trois grandes idées pour lesquelles les gens sont morts, en considérant que cela en valait la peine. Aujourd’hui, nous sommes en quelque sorte une force politique laïque, dans le sens où nous estimons que le paradis ne peut se construire, mais que si quelque chose de semblable peut être construit, il faudrait le faire ici et maintenant. Donc nous écartons la religion. Par ailleurs, je doute que quiconque défende aujourd’hui que la classe sociale constitue à elle seule un élément susceptible de regrouper une majorité sociale. En Espagne, les gens ont participé à la contestation davantage en tant que citoyens qu’en tant que travailleurs. Car sur les lieux de travail se sont avant tout installées la peur et la précarité, au détriment d’une identité salariale forte.

Aujourd’hui, je crois que même ceux qui continuent à se définir « communistes », ou qui se reconnaissent dans les mythes de la gauche, ne soutiennent plus qu’il soit possible de construire une majorité sociale capable de représenter le renouveau en faisant de la classe sociale l’identité politique centrale. Ils le disent peut-être encore dans les fêtes du parti, à travers les rites, mais tous ont ajouté à leurs discours des notions telles que « majorité sociale », « secteurs populaires ». C’est-à-dire qu’ils ont dû s’ouvrir.

Nous avons appris en Amérique latine, mais plus généralement en étudiant tous les processus de transformation politique, que les révolutions s’opèrent au sein de pays dans lesquels les manuels les déclarent impossibles. Les leaders qui les ont conduits, ou les intellectuels qui les ont guidés, ont toujours fait le contraire de ce que dictait l’orthodoxie marxiste-léniniste dans leurs pays. Dans l’immense majorité des cas, à l’exception peut-être de la révolution russe, ce sont fondamentalement des révolutions de type national-populaire, au cours desquelles l’identification des masses à la révolution tenait davantage à l’idée qu’il était nécessaire d’émanciper la nation, de la libérer et de faire coïncider ses intérêts avec ceux des plus démunis. Bien sûr, une fois au pouvoir, les leaders adoptent une rhétorique différente, plus proche de celle qu’apprécie la gauche. Mais la révolution menée par Fidel Castro, celle de Mao, ou toutes les transformations politiques progressistes qui ont eu lieu en Amérique latine, ont toujours été le fruit d’un mariage entre la nation et le peuple bien plus que de la récupération d’une rhétorique “de gauche” : la patrie, ce sont les pauvres, les “descamisados” dans le cas du péronisme.

LVSL – Dans le cas de Podemos en Espagne, comment vous êtes-vous réappropriés le concept de patrie ?

ÍE – Nous avons commencé par le faire sur le plan intellectuel dans un premier temps, sans le revendiquer sur le plan politique. Nous avons commencé à dire qu’une gauche – on parlait encore de la gauche à ce moment-là – incapable de se montrer fière de son pays ne pouvait que difficilement représenter les aspirations générales de ses concitoyens. Nous avons commencé à l’évoquer, et c’est important, lorsque l’Espagne a gagné la Coupe du monde de football contre les Pays-Bas, en 2010. Moi j’aime le football, ce n’est pas le cas de tous mes camarades. Mais dans notre pays, la victoire de la sélection nationale au mondial a été un véritable événement. Evidemment, au Pays Basque ou en Catalogne, les gauches indépendantistes avaient une solution, puisqu’il leur suffisait de dire que c’était à leurs yeux la victoire d’un pays étranger et qu’il ne valait donc pas la peine de la célébrer. Mais pour nous, il était évident que c’était notre pays qui avait gagné. Et il faut bien voir que le drapeau officiel de l’Espagne, les symboles nationaux espagnols se sont généralisés depuis qu’une bonne partie des immigrés équatoriens, subsahariens ou marocains se les sont appropriés.

Il est vrai que ces symboles restent encore associés au camp qui a gagné la guerre civile, puisque les vainqueurs de la guerre ont changé l’hymne, le drapeau, et ont patrimonialisé l’idée même d’Espagne. La Transition à la démocratie n’a pas résolu ce problème. La plupart des forces démocratiques qui avaient lutté contre la dictature ne considéraient pas l’idée d’Espagne et les mythes nationaux comme les leurs. La victoire de la sélection nous a fait prendre conscience que les secteurs révolutionnaires et progressistes, ou la gauche plus généralement, ne pouvaient construire l’hégémonie dans un pays dont ils ne voulaient pas prononcer le nom. Une gauche qui disait en permanence « l’Etat espagnol », ou « notre pays ». Non, l’Espagne ! Il s’agit là clairement d’un signifiant relativement vide à disputer.

“On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici.”

Nous avons donc commencé à en discuter d’un point de vue intellectuel. Et le lancement de Podemos nous a permis d’expérimenter dans la pratique nos discussions théoriques. Dans un premier temps, nous n’affirmions pas la patrie en termes positifs mais en termes négatifs, en désignant les ennemis de la patrie, ou plutôt ceux qui n’étaient pas patriotes. Nous avons utilisé des métaphores très simples : n’est pas patriote celui qui porte un bracelet aux couleurs de l’Espagne au poignet mais qui cache son argent sur des comptes en Suisse. Nous avons commencé par employer ce type d’images sans même encore nous revendiquer comme patriotes, en affirmant qui ne l’était pas. Et cela fonctionnait : pendant nos meetings, toute une partie du public qui ne provenait pas du militantisme se mettait à vibrer lorsqu’on parlait de patrie. On ressentait la chaleur émotionnelle lorsqu’on expliquait que la patrie, ce sont les écoles publiques, l’égalité des opportunités, la santé publique, le fait que les riches paient des impôts ici, que la patrie, c’est ne pas permettre qu’il puisse y avoir des contrats à 4 euros de l’heure. Nous avons mis en avant une conception radicalement démocratique et égalitaire de la patrie. La patrie, c’est une communauté dont on prend soin.

LVSL – Et cette stratégie a-t-elle réellement fonctionné dans la durée ?

ÍE – Cette stratégie a commencé à fonctionner. Je vous conseille de regarder le meeting que nous avons fait le 2 mai dernier, à l’occasion de la célébration du soulèvement national du 2 mai 1808 contre l’armée française. Cette date a longtemps été revendiquée par la droite, car l’invasion française a coupé en deux le camp progressiste. Une partie des intellectuels libéraux de l’époque a considéré qu’il s’agissait certes d’une invasion étrangère, mais qu’elle donnait aussi l’opportunité de moderniser le pays contre l’influence du clergé et de la monarchie. De l’autre côté, il y a eu un soulèvement populaire contre l’invasion bonapartiste et contre le roi qui avait livré le pays à l’armée française. On peut donc dire qu’il y a dès cette époque une première idée nationale-populaire qui combine éléments conservateurs et éléments progressistes, qui ne se contente pas de se soulever contre l’invasion étrangère, mais qui pointe également du doigt les classes dominantes espagnoles qui ont vendu le pays.

On l’a observé à de nombreuses reprises au cours de notre histoire, y compris pendant la guerre civile. Même l’anarchisme, qui a été la principale force politique au sein du mouvement ouvrier espagnol, a mis en avant l’idée qu’il fallait libérer l’Espagne des armées allemandes et italiennes, le fascisme étant appréhendé comme une force d’invasion étrangère. Le mouvement ouvrier présenté comme la meilleure expression de la défense de la patrie. Ce sont des épisodes qui sont assez peu racontés. Ils s’inscrivent dans la narration d’une histoire du national-populaire en Espagne que nous avons cherché à reprendre. Qu’une force politique comme la nôtre organise un rassemblement le 2 mai, date traditionnellement prisée par les conservateurs, est significatif. Mais nous ne le faisons pas pour revendiquer une essence raciale ou pour dire que nous descendons de nos ancêtres par le sang. Non, nous le faisons pour revendiquer une histoire au cours de laquelle à chaque fois que l’Espagne a été en danger, ce sont les gens humbles qui ont porté la patrie sur leurs épaules. Chaque fois que la souveraineté nationale s’est retrouvé menacée, ce sont les plus pauvres, les plus opprimés qui se sont levés pour défendre leur pays. Nous avons mis en avant cette idée, et cela a marché, cela marche toujours. Beaucoup de gens en sont émus et y trouvent un sens.

Nous avons toujours reçu des critiques féroces de la part d’une gauche qui confond souvent ses propres préférences esthétiques avec celles de notre pays. Comme la revendication de l’idée de patrie ne leur plaisait pas, ils disaient toujours que cela n’allait pas fonctionner. De fait, à chaque fois que nous avons eu une baisse de régime ou que nous avons essuyé des échecs, on nous a expliqué que nous n’avions pas été suffisamment de gauche et que nous avions été trop patriotes. Ils le soutiennent sans la moindre preuve empirique, mais il existe en Espagne une gauche persuadée que les choses vont revenir à la normale, que la politique va de nouveau se déterminer par rapport à l’axe gauche/droite et que l’avenir leur donnera raison. Ils s’agrippent au moindre signal : Corbyn a gagné ? C’est le retour de la gauche ! Podemos trébuche ? C’est que le discours sur la patrie ne marche pas ! Néanmoins, ce qui est sûr, c’est que cela nous a permis d’occuper une position plus centrale que celle que nos biographies militantes – nous venons tous des mouvements sociaux et de l’extrême gauche – ne nous auraient jamais permis d’atteindre. Que les choses soient bien claires, il ne s’agit pas d’une manœuvre de marketing électoral mais d’une tentative de reconstruction d’une identité politique qui puisse être majoritaire en Espagne.

Iñigo Errejón lors du meeting de Podemos à Madrid le 2 mai 2017. Crédit photo : © Mariano Neymar

LVSL – Comment conjuguez-vous cette réappropriation de la patrie au concept de plurinationalité également avancé par Podemos dans le but de repenser l’organisation territoriale de l’Etat espagnol ?

ÍE – C’est extrêmement difficile. Nous sommes une force politique qui gouverne la ville de Madrid, et nous faisons non seulement des meetings en catalan et en euskara en Catalogne et au Pays Basque, mais nous reconnaissons également qu’il s’agit de nations. Non pas pour des raisons archéologiques ou biologiques, mais ce sont des nations car il y a un désir majoritaire d’être nation, une dimension constituante. Et en tant que nation, nous reconnaissons qu’elles ont la possibilité d’exercer leur droit à l’autodétermination. Notre position consiste à affirmer que nous sommes une patrie plurinationale, une patrie composée de plusieurs nations. Ce qui nous unit n’est en aucun cas une essence nationale, mais une volonté d’être ensemble pour nous protéger de la finance, de la corruption et de l’austérité. Cette volonté d’être ensemble pour nous protéger, je l’emprunte au kirchnérisme et à Hebe de Bonafini, qui affirme que la patrie, c’est l’autre : la patrie est l’identification à l’autre. Si l’autre souffre, s’il n’a pas de quoi se nourrir ou s’il n’a pas de travail, cela te fait mal à toi aussi. Là encore, la patrie est une communauté solidaire, une communauté qui prend soin d’elle-même et de ses membres, indépendamment de leurs noms et de leur couleur de peau. Nous prenons soin les uns des autres, nous sommes une communauté qui se protège.

Il nous faut combiner cette idée avec le fait que l’Espagne est constituée de plusieurs nations. Et le ciment qui permet de faire tenir ces nations ensemble, c’est la construction de la souveraineté populaire et la liberté de décision. Nous souhaitons discuter librement avec les Catalans, nous voulons qu’ils puissent décider par eux-mêmes de rester avec nous ou non. Nous, nous souhaitons qu’ils restent. Nous pensons que la conception que nous avons de notre pays va dans cette direction, qu’elle aide à ce qu’ils souhaitent rester avec nous.

“Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination.”

Une partie de l’indépendantisme catalan, qui est tout à fait légitime, d’autant plus qu’il incline à gauche, est né avec l’idée que l’Espagne était irréformable. Il leur apparaît dès lors plus facile de construire leur propre Etat en Catalogne plutôt que de transformer l’Espagne. Nous, nous aspirons à apporter une réponse à cela. Mais la réponse ne serait pas complète si on ne répétait pas que rien ne construit plus la patrie que la définition d’un ennemi. Par conséquent, au-delà de constructions plus élaborées, le plus important est de savoir qui va pouvoir définir qui est la patrie et qui en sont les ennemis. Pour le PP, les ennemis de la patrie sont les Catalans. Mais lorsque nous construisons la patrie, les ennemis sont les dirigeants du PP qui sont en train de livrer notre pays à Merkel et à l’Union européenne allemande. La lutte pour définir qui construit la patrie est la lutte pour définir qui construit l’ennemi de la patrie.

Nous sommes la force politique qui tente de réinvestir un patriotisme progressiste tout en reconnaissant que la Catalogne est une nation et qu’elle doit pouvoir exercer son droit à l’autodétermination. C’est certainement la réussite intellectuelle et politique dont je suis le plus fier. Faire les deux à la fois implique de nombreuses contradictions, mais il me semble que c’est la seule manière de résoudre en même temps le problème de la souveraineté populaire en Espagne et le problème de la relation démocratique entre les différents peuples d’Espagne. Quand je donne une réponse théorique, cela semble simple, dans le quotidien politique et médiatique, c’est beaucoup plus compliqué.

LVSL – Il semblerait qu’en France aussi l’idée qu’il est nécessaire de se réapproprier le concept de patrie ait fait son chemin. Le Front national l’a déjà entrepris depuis longtemps, mais on l’observe également d’une certaine manière à gauche avec la France Insoumise. Emmanuel Macron l’a très bien compris lui aussi.

ÍE – Bien sûr. Il est vrai que l’idée de patrie s’est positionnée au centre du débat politique. Vous en savez plus que moi, mais je crois qu’en France, l’idée de patrie n’a jamais été véritablement absente. Vos symboles nationaux sont plus facilement appropriables à travers un discours progressiste. J’adorerais avoir un hymne national comme la Marseillaise, je n’arrêterais pas de le chanter si c’était le cas ! L’hymne national, le drapeau, jusqu’au fait que l’indépendance nationale ait été retrouvée face à l’invasion fasciste, tout cela favorise la construction d’une idée de patrie radicalement progressiste et démocratique.

Je crois que c’est plus difficile pour nous en Espagne, car le sédiment historique est plus complexe. Nous n’avons pas vécu la Seconde guerre mondiale. Nous avions le mouvement ouvrier le plus puissant d’Europe et c’est pourquoi le fascisme a dû livrer avec difficulté une guerre civile de trois ans et demi avec l’appui de deux puissances étrangères. Mais nous l’avons payé par une dictature de quarante ans et une Transition semblable à celle du Chili, qui amplifie fondamentalement les droits civils et sociaux mais laisse intactes une grande partie des bases matérielles de l’oligarchie qui avait gouverné pendant la dictature et qui s’est perpétuée sous la démocratie.

L’idée de patrie retrouve une certaine centralité en France, mais elle n’avait jamais vraiment disparu donc. La Résistance comportait une dimension clairement patriotique. Même le PCF, tout comme le PCI, bien qu’il maniait la faucille et le marteau lorsqu’il fallait discuter avec les autres partis communistes, pratiquait à la maison une politique de type national-populaire. Les plus grandes avancées du PCI, que je connais mieux que le PCF, ont eu lieu lorsque le parti a mis en pratique une politique plus nationale-populaire que communiste.

Le livre de Lucio Magri à propos du PCI, El sastre de Ulm, est très intéressant. Il raconte comment les délégués du PCI auprès de la Troisième Internationale promettaient à Moscou de mener une politique de « classe contre classe » en conformité avec les recettes inscrites dans les manuels. Mais lorsqu’ils rentraient en Italie, ils théorisaient la voie italienne vers le socialisme. Ils parlaient d’ailleurs davantage d’une République populaire italienne que de socialisme. En Italie, deux grands partis se disputaient le peuple : la démocratie chrétienne et le PCI.

LVSL – Mais pourquoi avons-nous assisté à un tel retour en force du concept de patrie ?

ÍE – En France, il semble que cette idée revienne sur le devant de la scène. Comme si seul quelqu’un qui revendiquait une idée forte de patrie pouvait remporter l’élection présidentielle. Pourquoi cela ? Je crois que beaucoup de citoyens français ressentent un profond malaise, qui s’est exprimé au moment des élections, qui provient du fait que la mondialisation néolibérale a provoqué l’érosion des droits et des sécurités quotidiennes, qu’elle a ébranlé les certitudes des gens ordinaires.

“L’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et d’une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.”

Le récit a basculé : « avant, je savais qu’en tant que travailleur ou qu’en tant que citoyen français, je disposais d’un certain nombre de droits. Mais aujourd’hui, j’ai peur de ce qu’il va m’arriver dans les mois qui viennent. Pour vous, les élites qui voyagez en permanence à Bruxelles, qui prenez l’avion vers les quatre coins du monde, vous qui parlez quatre langues et qui envoyez vos enfants étudier à l’étranger, pour vous, la mondialisation et l’Union européenne sont un conte enchanté ». Personnellement, je crois que l’un des plus grands échecs culturels de l’UE, c’est qu’il s’agit avant tout d’une histoire à succès pour les élites et une montée de l’insécurité cauchemardesque pour ceux d’en bas.

Ce que les élites sociales-démocrates et libérales qualifient d’ « euroscepticisme » n’est rien d’autre que la question que se posent un grand nombre de Français, d’Italiens, d’Espagnols, de Grecs, d’Irlandais : « Et moi, qu’est-ce que j’ai à gagner dans tout ça ? Qu’on m’explique en quoi mes conditions de vie se sont améliorées ces vingt dernières années alors que tout ce que je vois, c’est qu’elles ont constamment empiré ». On nous raconte que l’UE est géniale grâce au programme Erasmus, parce qu’on organise des sommets ensemble, mais le projet européen attire de moins en moins de gens. Moi j’ai été en Erasmus, mais cela concerne là aussi de moins en moins de monde. Ce qui est sûr, c’est qu’aujourd’hui en Espagne, l’accès à l’université est de plus en plus inégalitaire, et qu’obtenir un travail qui te permette de vivre sereinement les fins de mois est plus difficile qu’il y a vingt ans.

L’idée fondamentale est la suivante : « et moi, qui me protège ? ». Je crois que les élites culturelles européennes ont voulu voir dans ce questionnement une sorte de repli identitaire et réactionnaire. C’est comme s’ils disaient « quels imbéciles, quels sauvages que ces perdants de la mondialisation qui veulent en revenir à quelque chose d’aussi repoussant et archaïque que la nation, alors que nous l’avons déjà dépassée et que nous vivons heureux dans un monde sans frontières ». Ce récit est celui des gagnants, mais l’immense majorité des perdants aspire à se sentir de nouveau appartenir à une communauté qui les protège.

Quelle peut être cette communauté ? Comme il ne peut s’agir de la classe sociale, car nos identités ne découlent pas de notre lieu de travail, ni de la position que nous occupons dans le système de production, on observe un retour vers la dernière communauté qui nous a protégé, la communauté nationale. Il y a toujours des camarades qui soutiennent que les Etats-nations sont condamnés à disparaître. Je ne le sais pas. Je ne sais pas dans combien d’années. Pour le moment, ils constituent l’unique instance démocratique capable de protéger les perdants de la mondialisation néolibérale. Il est donc normal que tant de gens se tournent vers la communauté nationale et en appellent à l’Etat.

L’Etat n’a jamais disparu, le néolibéralisme ne l’a pas affaibli, il l’a simplement mis au service de ceux d’en haut. La machine étatique n’a pas été réduite, elle a été mise au service d’une économie de prédation et d’une redistribution des richesses du bas de la pyramide vers le haut de la pyramide. C’est pourquoi l’idée de patrie et d’un Etat fort en vient à occuper de nouveau une position centrale.

LVSL – Nous vivons en France une période de recomposition politique accélérée. L’accession au pouvoir d’Emmanuel Macron, encore inattendue il y a quelques mois, et l’essor d’une nouvelle force néolibérale, En Marche, ont profondément bouleversé le système partisan français. Comment interprétez-vous la victoire d’Emmanuel Macron à l’élection présidentielle ? On parle parfois à son propos d’une forme de “populisme néolibéral”, qu’il conjugue avec une forme d’incarnation gaullienne de la nation. Qu’en pensez-vous ?

ÍE – Je crois que Macron incarne, d’une certaine manière, une prise de conscience des élites en France : il leur est désormais nécessaire pour gagner de développer une énergie et un récit similaires à ceux de leurs adversaires populistes, dont elles souhaitent freiner l’avancée. C’est-à-dire qu’il n’est plus possible de l’emporter en employant exclusivement un langage gestionnaire, en s’adressant uniquement à des citoyens envisagés comme des individus rationnels qui votent comme ils font leurs courses au supermarché. Il faut éveiller une idée de transcendance et mobiliser de nouveau l’horizon d’une communauté nationale. Dans le cas de Macron, ce n’est pas tant une communauté nationale qui protège, mais plutôt une communauté qui innove, qui avance. C’est ce que traduit son idée de « start-up nation ».

Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes. En ce qui concerne la mobilisation de la jeunesse présentée comme l’avenir de la nation, ou encore la projection d’un leader en relation directe avec la nation, sans intermédiaire, un leader qui marche seul, comme il l’a lui-même mis en scène le soir de sa victoire. Un leader sans parti, sans organisation territoriale, comme une sorte d’entrepreneur innovant et audacieux qui entre en contact avec une nation de consommateurs et d’entrepreneurs.

“Il s’agit d’une avancée du projet néolibéral qui, pour se développer et vaincre ses adversaires, n’a d’autre choix que de copier une grande partie des formes d’identification traditionnellement populistes (…) Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.”

C’est une forme d’hybridation que nous ne connaissions pas en Europe, mais elle n’est pas nouvelle. Nous l’avons déjà connue. Nous l’avons déjà connue en Amérique latine. Alberto Fujimori au Pérou, c’était un peu cela. De même que Carlos Menem en Argentine. En Amérique latine, on a vu émerger dans les années 1990 plusieurs caudillos populistes néolibéraux – je sais que cela peut sembler contradictoire – qui portaient en étendard l’idée d’une nation qui progresse, en se libérant des corsets de l’Etat qui limitent les possibilités d’entreprendre. Des caudillos qui éclairent l’avenir et ouvrent le pays à la modernité, au marché, à l’innovation. La manière dont se produit l’hybridation, ici en Europe, est nouvelle. Je ne dis pas qu’il s’agit exactement de la même chose, mais j’identifie plusieurs éléments qui me permettent de le relier à ces phénomènes. Si je devais définir Emmanuel Macron, je dirais qu’il est un caudillo néolibéral.

LVSL – Les élections présidentielles ont également vu émerger dans le paysage politique français la France Insoumise, qui manifeste une certaine proximité avec la stratégie de Podemos. A votre avis, quelle direction devraient emprunter les forces progressistes telles que la France Insoumise pour continuer de croître, pour convaincre « ceux qui manquent », notamment les classes populaires tentées par le FN et les classes moyennes qui ont voté Macron ?

ÍE – Je ne connais pas tous les détails de la situation française, et je dois dire que je ne me permettrais pas de recommander une stratégie aux camarades de la France Insoumise. Je dirais que lorsque l’on expérimente de nouvelles pratiques politiques et qu’elles n’aboutissent pas du premier coup, on peut en conclure trop vite que tout est terminé. Mais s’il vous plaît, ne revenez pas à la rhétorique traditionnelle de la gauche. Nous n’avons pas besoin d’un autre front de gauche, les réponses ne se trouvent pas dans cette direction. Il serait extrêmement dangereux de faire cadeau de l’idée de communauté nationale à nos adversaires, d’interrompre la tentative d’être le parti du peuple français pour devenir le parti de la gauche française. Ce serait un danger, car cela reviendrait à laisser l’espace de l’universel et le droit de parler au nom du peuple français au caudillo néolibéral Macron et à la politique réactionnaire du Front national. Ce serait là un grand danger.

Nous n’avons pas pu éviter l’affrontement au second tour entre Macron et Le Pen, c’est vrai, mais il s’en est fallu de peu. Nous sommes passés tout près d’une transformation historique qui est en réalité déjà en marche et qu’on peut d’ores et déjà observer. Il n’est pas nécessaire de se proclamer populiste en permanence, ce qu’il faut faire, c’est comprendre le populisme et le mettre en pratique. Ensuite, chacun se dénomme comme il l’entend. En Grèce, Syriza continue de se présenter comme une coalition de gauche radicale, mais en réalité, ils ont remporté les élections en arborant le drapeau grec et en défendant l’intérêt national de tous les Grecs face aux politiques d’appauvrissement et de mise à sac du pays imposées par la Troïka. S’ils veulent continuer de se définir comme le parti de la gauche radicale, cela n’a pas vraiment d’importance.

Il y a une scène qui m’a particulièrement marqué en Grèce, lorsqu’une femme s’exprimait en direct dans un programme de télévision pour expliquer qu’elle avait toujours voté à droite, pour le parti Nouvelle Démocratie, mais qu’elle allait cette fois-ci voter pour Alexis Tsipras, car il était le seul à faire face aux corrompus, il était le seul qui défendait la Grèce contre ceux qui voulaient détruire le pays et le piller pour le bénéfice des banques allemandes. C’est cela l’hégémonie. Car cette femme n’est pas devenue « de gauche », elle ne s’est pas réveillée un matin en se disant « mais oui bien sûr, ça fait 200 ans que la gauche a raison, comment se fait-il que je ne m’en sois pas rendue compte plus tôt ? ». Non, c’était simplement une femme qui avait de l’estime pour son pays, du respect pour l’Etat de droit et les institutions, et qui aspirait à vivre dans la tranquillité. Mais à un moment donné, elle a compris que la force politique qui pouvait le mieux représenter les intérêts nationaux de la Grèce, c’était Syriza. Voilà la clé de la victoire, je crois qu’il faut persévérer dans ce sens.

Mais en France, les camarades de la France Insoumise sont confrontés à une difficulté supplémentaire : le Front national est arrivé avant, et des gens susceptibles de s’identifier au discours de la France Insoumise s’identifient déjà à celui du FN.

LVSL – Mais le FN pourrait bien traverser une crise dans les mois qui viennent.

ÍE – Oui, j’ai lu qu’il y avait en ce moment une crise du fait que certaines franges du FN estiment que le parti a trop dévié à gauche. C’est un peu comme si on revivait ce vieux combat de la Nuit des longs couteaux, entre les SS et les SA, au cours de laquelle le fascisme de droite, aristocratique et conservateur, a affronté le fascisme plébéien de gauche. Pourvu que cette bataille ait lieu au sein du FN, et pourvu qu’elle se termine comme s’est achevée la Nuit des longs couteaux, par la victoire des chemises noires sur les chemises brunes. Ce serait une bonne nouvelle, puisque cela laisserait le champ libre pour une force nationale-populaire démocratique et progressiste en France.

En Espagne, nous avons nous aussi dû faire face à une difficulté : on nous accuse d’avoir des liens avec le Venezuela. Je ne sais pas si c’est aussi le cas en France, ni dans quelle mesure cela a pu affecter la France Insoumise.

LVSL – Dans les dernières semaines de la campagne de premier tour, Jean-Luc Mélenchon s’est vu reprocher sa proximité avec Hugo Chávez et sa volonté d’intégrer la France au sein de l’ALBA.

ÍE – Ah oui, l’ALBA… Ici en Espagne, cela nous a beaucoup affectés. Aux élections générales, nous sommes parvenus à convaincre la majorité des Espagnols qu’il s’agissait d’une élection à caractère quasi-plébiscitaire, opposant le PP comme représentant du vieux monde et nous-mêmes en tant que représentants du nouveau. Nous avons gagné ce premier round. Nous avons aussi remporté une victoire en démontrant que le PP est un parti abject, un regroupement de bandes mafieuses coalisées entre elles pour piller le pays et patrimonialiser l’Etat. Mais là où nous n’avons pas gagné, cela tient au fait qu’une bonne partie des Espagnols craint davantage le Venezuela que la corruption.

Beaucoup de gens, y compris des électeurs du PP, reconnaissent volontiers que le PP est une mafia, mais certains d’entre eux préfèrent la mafia au Venezuela. Il nous faut réfléchir là-dessus. Je crois que nous devons mener une bataille culturelle et travailler à notre enracinement dans la vie quotidienne de manière plus méticuleuse. Au cours de la guerre éclair, de la guerre de mouvement que nous avons livrée depuis notre création jusqu’aux élections générales de 2015, nous avons été capables de mobiliser 5 millions de voix. C’est historique, car nous n’existions pas deux ans auparavant. Mais je crois que cette phase a atteint un plafond. Si nous n’avions pas pratiqué cette politique nous ne serions pas arrivés aussi loin. Mais il nous faut aujourd’hui l’abandonner pour nous tourner vers une politique de guerre de position. Qu’est-ce que cela signifie ? Pour moi, cela implique que nous puissions représenter l’ordre en Espagne.

LVSL – Vous évoquez régulièrement cette notion d’ordre. S’agit-il d’une manière de démontrer que Podemos n’incarne pas le chaos mais propose à l’inverse un ordre alternatif au néolibéralisme ? D’une façon de répondre à une demande d’autorité présente dans la société, dans les milieux populaires ?

ÍE – Je dirais les deux, mais pour une raison spécifique à l’Espagne. La crise politique, économique, sociale et territoriale que nous traversons n’est pas due à une contestation déstituante provenant des secteurs populaires. Les gens ne se sont pas levés contre l’ordre constitutionnel de 1978, ce sont les élites qui l’ont détruit. Et ce n’est pas là seulement une ressource rhétorique, c’est crucial. En Espagne, nous avons subi une sorte d’offensive oligarchique contre l’Etat de droit et l’Etat social. Ce n’est pas comme lors du long moment 68 européen, au cours duquel il y a bien eu une contestation à l’offensive de l’ordre existant. Aujourd’hui en Espagne, on assiste à une démolition depuis le haut de l’Etat social et de l’Etat de droit. De sorte que la réaction populaire est une réaction de type conservatrice, non pas tant dans un sens idéologique, mais dans l’idée qu’il faut revenir à un pacte social et légal qui nous évite de sombrer dans la loi du plus fort, par laquelle seuls les privilégiés s’en sortent. Notre tâche n’est donc pas de contester l’ordre existant. L’ordre existant n’existe pas, nous avons atteint une situation d’effondrement moral et politique. Il résiste comme il peut, les choses se sont stabilisées, mais sans offrir le moindre renouvellement de la confiance parmi les Espagnols. Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux. Ce sont eux, les privilégiés, qui ont détruit les bases matérielles du pacte social en Espagne, les services publics, l’emploi en tant que source de droits sociaux, l’égalité de tous les citoyens devant la loi.

“Notre objectif est de rétablir une idée d’ordre, de mettre en avant cette idée qui parcourait les places lors du mouvement des Indignés : les antisystèmes, ce sont eux.”

Ainsi, le plus révolutionnaire que nous puissions faire n’est pas de dénoncer ceux d’en haut ou de mettre le pays sens dessus dessous : il l’est déjà. Nous devons leur nier la possibilité de la restauration, la possibilité de conserver les positions qu’ils détiennent. Et nous n’y parviendrons pas en démontrant qu’ils sont des voyous. L’immense majorité des Espagnols sait déjà que nous sommes gouvernés par des canailles. Je crois que ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, une alternative qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu. Une grande partie du pays nous trouve déjà sympathiques et reconnaît que nous avons transformé le paysage politique espagnol. Désormais, il faut qu’ils nous reconnaissent la capacité de prendre les rênes de notre pays en bon ordre. Quel en est le meilleur exemple ? Les mairies du changement.

LVSL – En effet, c’était d’ailleurs l’objet de votre intervention à l’université d’été de Podemos en juillet dernier : le rôle des institutions conquises dans le récit du changement. En quoi les mairies remportées par Podemos et les coalitions soutenues par Podemos en mai 2015 sont-elles un atout dans votre stratégie d’accession au pouvoir ?

ÍE – Depuis deux ans, nous gouvernons Madrid, Barcelone, Cadix, La Corogne, et plusieurs autres grandes villes du pays. Quand nous sommes arrivés aux responsabilités, tous nos adversaires ont expliqué que ces villes allaient sombrer, que les investissements étrangers allaient partir, qu’il n’y aurait plus d’ordre public, plus de sécurité, que les services municipaux ne viendraient plus récupérer les poubelles, etc. Aujourd’hui, deux ans plus tard, quel est notre principal patrimoine ? Je sais que cela peut sembler paradoxal aux yeux des révolutionnaires : le fait qu’il ne se soit rien passé. Quelle est la plus grande avancée du processus de changement politique en Espagne ? Le fait qu’à Madrid, il ne se soit rien passé. Aujourd’hui, à la cafétéria, une vieille dame m’a insulté. Elle m’a dit « quel mal vous faites à notre pays ! Si vous gouvernez, ce sera comme le Venezuela, c’est terrible ! ». Et je lui ai répondu « Madame, et ici à Madrid ? Nous gouvernons déjà la ville. Vous a-t-on déjà retiré le moindre droit depuis que Manuela Carmena est à la tête de la mairie ? Avez-vous perdu la moindre parcelle de votre qualité de vie ? ».

Les mairies sont devenues notre principal point d’appui, car elles ont été capables de construire une quotidienneté différente. Une idée de Madrid différente, une manière de mettre en valeur les fêtes populaires dans les quartiers, de retrouver l’identité de Madrid et de valoriser les espaces en commun à l’intérieur de la ville avec une nouvelle façon de l’habiter. Mais le plus radical dans tout cela, ce n’est pas que nous ayons affiché une banderole « Refugees Welcome » sur le fronton de la mairie, c’est que la ville ne s’est absolument pas effondrée. Qu’est-ce que cela signifie ? Que nous pouvons construire et représenter la normalité, tandis que les politiques néolibérales ont construit l’exception.

“Ce qui manque aux citoyens, c’est la confiance dans l’idée qu’il y a une autre possibilité, qui ne soit pas pour autant le grand saut dans l’inconnu (…) Nous devons être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut.”

Il y aura probablement des élections générales en 2020. Mais notre date fatidique, c’est 2019 : les élections municipales et régionales. Car en Espagne, ce sont les villes et les communautés autonomes [les régions] qui gèrent l’Etat social, la santé, l’éducation, la dépendance. Tout ce qui importe le plus, à l’exception des retraites. L’Etat-providence, ou du moins ce qu’il en reste, est géré par les régions et non par l’Etat central. Il est fondamental que nous soyons capables de nous présenter aux prochaines élections nationales en démontrant aux Espagnols que nous pouvons prendre les rênes de notre pays avec un réel projet. C’est cela l’hégémonie : un projet qui soit capable d’offrir quelque chose y compris à ceux qui n’ont pas voté pour nous. Nous devons pouvoir dire aux Madrilènes, aux habitants de la région de Valence, de Navarre ou d’Aragon que leurs villes et leurs régions sont gouvernées en faveur d’un intérêt général qui se rapproche le plus des intérêts des gens ordinaires. Et leur démontrer que nous ne porterons préjudice à personne.

Même s’il est vrai que certains vont devoir payer des impôts alors qu’ils n’en paient pas aujourd’hui, que nous allons en finir avec les cadeaux et la spéculation immobilière. Oui : la loi sera appliquée. Mais nous devons assurer qu’il y a dans notre projet national de la place pour les gens qui ne voteront jamais pour nous, mais dont nous sommes prêts à prendre en charge les besoins. Je crois que c’en est fini de la phase où l’on se contentait de proclamer tout cela. Aujourd’hui débute la phase où nous devons le prouver au jour le jour, depuis les responsabilités que nous occupons déjà. En résumé, une phase dans laquelle nous devons être des dirigeants avant de devenir des gouvernants, être une force politique qui anticipe l’Espagne qui vient, même si nous n’avons pas encore la majorité des suffrages pour réaliser notre projet. Nous devons être les porteurs d’une idée d’ordre alternatif face au désordre provoqué par ceux d’en haut. C’est très difficile, mais c’est pour nous la clé d’une véritable avancée politique en Espagne.

Propos recueillis par Léo Rosell, Vincent Dain et Lenny Benbara

Traduction réalisée par Vincent Dain et Laura Chazel