Les nouveaux créanciers privés des pays en développement

Conférence internationale des Nations unies à Bonn, en Allemagne ©Wolfgang Rattay/Reuters

Depuis plus d’un demi-siècle, les institutions financières occidentales que sont le FMI et la Banque mondiale jouent un rôle déterminant dans le financement des pays en développement. L’hostilité grandissante envers ces institutions et les réformes structurelles qu’elles obligent ont, peu à peu, permis à d’autres États et organisations de s’imposer. En particulier, après des années de très forte croissance, la Chine est devenue un créancier de taille dans de nombreuses régions, notamment en Afrique. Son ralentissement économique et démographique vient toutefois refroidir ses grandes ambitions. Désormais, forts du pouvoir qu’ils ont acquis par des soutiens publics toujours plus importants, les créanciers privés occupent un poids grandissant dans le financement des pays en développement. Le signe d’un basculement ?

Une crise de la dette est proche. Les effets de la crise sanitaire, de l’inflation, de la hausse des taux d’intérêten Occident et de la hausse globale du dollar ne cessent de fragiliser des pays déjà en proie à des difficultés de toute sorte. Sur les trois dernières années, 18 défauts de paiement ont été enregistrés dans dix pays en développement, soit plus qu’au cours des deux dernières décennies. Les plus à risque restent ceux à faible revenu, dont les emprunts sont pour près d’un tiers émis à taux variable. Environ 60% de ces pays sont considérés comme surendettés ou en phase de le devenir. Ainsi, selon l’ONU, 3,3 milliards de personnes souffrent du fait que leurs gouvernements sont contraints de privilégier le paiement des intérêts de la dette sur des investissements essentiels. Et en 2024, le coût global du service de la dette devrait augmenter de plus de 10% pour les pays en développement, et de 40% pour les pays plus pauvres. Face à cette situation aux conséquences économiques, politiques et sociales parfois désastreuses, les réformes en cours de l’architecture financière internationale n’apportent aucune réponse. 

Les institutions occidentales contraintes de se réinventer ?

Les programmes du FMI et de la Banque mondiale imposés depuis quatre décennies en vertu du Consensus de Washington connaissent un rejet grandissant. L’été dernier, le président Tunisien Kais Saied avait notamment refusé un prêt du FMI de 1.9 milliard. Dans un monde de surcroît fragmenté, les institutions financières occidentales sont contraintes de se réinventer.

Le 9 octobre dernier s’ouvraient ainsi, pour la première fois en Afrique depuis 50 ans, les réunions annuelles du FMI et de la Banque mondiale à Marrakech. Au programme : réforme des institutions de Bretton Woods et financement climatique. L’objectif : teinter les nouveaux prêts d’un vert clair qui laisseraient presque croire à des dons. Depuis plusieurs années déjà, le FMI propose des prêts à des taux proches de zéro et à échéance 20 ans avec pour objectif de « financer l’action climatique » dans les pays les plus pauvres. Alors que la contribution de ces derniers dans les émissions de carbone mondiale est quasi nulle, et que les pays du Nord n’ont pas tenu, selon les échéances décidées, leur engagement de financer à hauteur de 100 milliards de dollars annuels les plus pauvres dans leur politique climatique…

Les États-Unis peuvent appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Parallèlement, ces réunions ont soulevé la question fondamentale de la gouvernance de ces institutions – largement dirigées par les pays occidentaux et pourtant créées pour stabiliser le système financier international au lendemain de la Seconde guerre mondiale. Aucun changement véritable n’a été négocié puisque les pays émergents (où figurent les BRICS) conservent une place très minoritaire et non influente tandis que l’Afrique subsaharienne n’a obtenu qu’un troisième siège, peu significatif, au Conseil d’administration du FMI.

Dans ces deux institutions, les droits de vote de chaque pays dépendent de leur quote-part (contribution au capital des institutions) calculée, de manière arbitraire, selon leur poids économique et géopolitique dans le monde. Les États-Unis détiennent 17,4% des votes, la Chine 6,4% (alors que son économie représente 20% du PIB mondial environ) et l’Allemagne 5,6%… Ce qui permet à l’Occident de réunir aisément une majorité, et aux États-Unis d’appliquer un droit de veto systématique aux décisions importantes qui nécessitent, toutes, 85% des votes à minima. 

Enfin et surtout, l’objectif affiché de ces réunions fut de modifier la politique de financement de ces institutions pour accorder davantage d’emprunts. Comme les pays membres fournissent la majeure partie des financements selon leur quote-part dans chaque institution, une proposition visant à augmenter de 50% les quotas distribués a été validée. Néanmoins, alors que les conditions d’emprunts se resserrent dans les pays avancés (qui distribuent une part significative des prêts) face à des niveaux d’endettement publics historiquement élevés et des finances publiques dégradées, le volume de leurs financements risque de diminuer. Dans la continuité des années passées, cette situation devrait théoriquement bénéficier à la Chine dont le statut de créancier n’a cessé de prendre de l’importance. Mais le gouvernement de Xi Jinping est confronté à des difficultés majeures.

La Chine, puissant créancier en panne

Depuis plus d’une décennie, la Chine se concentre particulièrement sur son développement extérieur (au détriment de sa population). Pour ce faire, elle recycle l’épargne qu’elle a accumulée pendant ses années de forte croissance pour prêter à ceux qui ont des besoins de financement. À travers une politique singulière où les emprunts ne sont assortis d’aucunes conditionnalités, elle se démarque des institutions financières occidentales. Les méthodes de remboursement sont en théorie plus souples car la dette du débiteur est souvent rééchelonnée si celui-ci est proche du défaut de paiement (au même titre, finalement, que le Club de Paris à la fin du 20ème siècle) et des prêts de sauvetage sont instaurés si la situation financière du pays se détériore (à des taux avoisinants toutefois 5%, soit deux fois plus élevés que ceux pratiqués par le FMI notamment).

L’empire du milieu a notamment prêté en Asie centrale et en Afrique, où les ressources naturelles abondent, afin de renforcer les liens économiques utiles pour son développement technologique et militaire. Elle peut notamment compter sur ses banques étatiques (la Banque de développement et la Banque d’export-import) qui ont réalisé près de 70% des prêts chinois à destination des économies émergentes et en développement sur les vingt dernières années, mais aussi sur ses banques nationales. La majorité de ces prêts (80% environ) sont, toutefois, dirigés vers les pays émergents afin de protéger son secteur bancaire d’éventuels défauts de paiement. De plus, la Chine échange massivement avec ces pays jusqu’à devenir le principal partenaire commercial du continent africain depuis 2009, mais aussi de pays d’Amérique latine (Argentine, Brésil, Chili, Pérou), et de nombreux autres.

Une ère s’achève cependant. Avec un modèle économique à bout de souffle , son statut de créancier se retrouve affaibli. Elle prête nettement moins qu’auparavant. En Afrique par exemple, les prêts chinois ont atteint seulement 1 milliard de dollars en 2022, soit leur plus bas niveau depuis 2004. Elle s’est par ailleurs retrouvée contrainte de déroger à ses pratiques habituelles en acceptant de rejoindre, entres autres, l’initiative occidentale DSSI créée par le G20 et visant à suspendre de manière ciblée les paiements des intérêts de la dette chez certains pays. Globalement, cette situation pénalise davantage les pays débiteurs que la Chine, dont la baisse des prêts à travers le monde n’est que le reflet d’une économie en déclin. En revanche, elle a longtemps profité aux créanciers privés.

Le poids grandissant des créanciers privés

La financiarisation économique des pays avancés a incontestablement déplacé le pouvoir du public au privé, d’autant plus à mesure que les programmes de soutien des pouvoirs publics (en particulier des banques centrales) envers les acteurs financiers se sont multipliés. La garantie de sauvetage que ces derniers ont obtenu, quoi qu’il en coûte, leur permet par ailleurs de prêter dans des conditions parfois risquées mais particulièrement rémunératrices. Contrairement aux États, les taux qu’ils proposent sont généralement deux fois plus élevés et les conditions de remboursement plus agressives. Ces acteurs sont aussi épargnés des initiatives publiques visant à annuler, suspendre ou restructurer des dettes, conduisant parfois à des subventions publiques indirectes lorsque l’allègement de la dette permis par un État se fait au profit des acteurs privés. 

Ces dernières années, le rôle des créanciers privés dans le financement des pays en développement s’est intensifié. En particulier, celui des acteurs du shadow banking (hedge fund, capital investissement…), des banques de détail et d’investissement, ainsi que des gérants de matières premières (l’entreprise Glencore, par exemple, détient 20% de la dette du Tchad). Selon les chiffres de l’Institut de la finance internationale, les financements privés représentent désormais 27 % de la dette publique des pays pauvres, contre seulement 11 % en 2011. En Afrique, ils détiennent plus de 30% de la dette extérieure du continent. Et dans certains pays à revenu intermédiaire comme le Ghana et la Côte d’Ivoire, ce taux atteint près de 60%. 

Les risques, nombreux, conduisent à des besoins de financement de plus en plus élevés. La diminution des recettes budgétaires et d’exportation, la hausse des taux d’intérêt, les variations de taux de change, les fuites de capitaux, la pénurie de devises, et enfin et surtout le ralentissement de la croissance sont tant de défis qui accentuent la dette des pays en développement. S’ajoutent, pour nombre d’entre eux, des problèmes de pauvreté ou d’extrême pauvreté, une situation politique parfois compliquée, et un système social en difficulté. Bien que les contraintes budgétaires des pays avancés peuvent freiner leur capacité à prêter, les créanciers privés restent, eux aussi, vigilants. La crainte de ne pas être remboursé et de recevoir un soutien plus faible des États pourraient les désinciter à prêter. La hausse des taux d’intérêts a aussi fortement ralenti les arbitrages (et par extension les financements) visant à emprunter à taux bas dans des pays avancés pour bénéficier de meilleurs rendements dans des pays en développement. En 2022 par exemple, les nouveaux prêts accordés par les créanciers privés aux pays en développement ont chuté de 23%, soit leur plus bas niveau depuis dix ans. En parallèle, ils ont reçu 185 milliards de dollars de plus en remboursement de capital que ce qu’ils ont prêté aux pays en développement. La Banque mondiale et les créanciers multilatéraux ont dû, de fait, intervenir.

Ainsi se pose la question du manque de financement et de la soutenabilité de la dette dans les pays en développement. Les annulations de dettes doivent se multiplier, pour donner des marges de manœuvre à des pays qui en ont cruellement besoin, et ne pas leur faire payer des risques dont ils ne sont pas responsables. L’architecture financière internationale doit ensuite être repensée, à travers la création de nouvelles institutions financières reflétant les réalités du monde actuel. Un monde multipolaire où nombre des pays émergents n’ont plus d’émergents que le nom tant ils sont devenus des puissances à part entière. C’est la condition sine qua non pour non seulement apporter des équilibres aux enjeux actuels, mais aussi préserver les démocraties très fragiles.

Article originellement publié sur OR.FR et réédité sur Le Vent Se Lève.

Pourquoi la Silicon Valley défend le revenu universel

Mark Zuckerberg Le Vent Se Lève
Mark Zuckerberg en 2012 | JD Lasica from Pleasanton, CA, US

« Nous devrions explorer l’idée d’un revenu universel : non pas en défendant l’extension des protections sociales, comme l’entendent les progressistes ; mais d’un point de vue conservateur, celui de l’État minimal. » Ces mots ont été prononcés par Mark Zuckerberg au Forum économique mondial en 2017, mais c’est une large partie du secteur de la tech qui s’est rallié à l’idée d’un « revenu de base » universel. A priori, cette proposition n’a rien à voir avec celle que défend une partie de la gauche. Pourtant, militants « progressistes » favorables au revenu universel et géants de la tech communient autour d’une vision partagée de l’économie et de la société. Ils avalisent l’idée selon laquelle, à l’ère « post-industrielle » marquée par le délitement des solidarités syndicales, la disparition de l’éthique du travail salarié et la généralisation des modes de sociabilité « informels » et « fluides », les transferts monétaires directs s’avèrent plus efficients que les services publics ou les assurances sociales pour combattre la pauvreté. Au prix du renoncement à toute vision transformatrice du politique. Une alliance politique analysée par Anton Jäger et Daniel Zamora, auteurs de Welfare for Markets: A Global History of Basic Income. Traduction Albane le Cabec [1].

En décembre 2020, le PDG de Twitter, Jack Dorsey, annonçait un don de 15 millions de dollars pour un projet-pilote dans plusieurs villes américaines, après des mois d’une pandémie mondiale qui avait durement frappé les travailleurs. Les réponses offertes par la puissance publique avaient été, au mieux, erratiques. À titre d’exemple, c’est seulement récemment qu’un maigre programme de secours de 1.200 dollars a pu être versé sur le compte des Américains, bloqué par une obstruction parlementaire. C’est dans ce contexte que la start-up « philanthropique » de Jack Dorsey, GiveDirectly, connue pour avoir versé des millions de dollars à des Kényans en situation d’extrême pauvreté, commençait à étendre son activité aux États-Unis – une promesse à la clef : « ce dont les gens ont besoin maintenant, plus que jamais, c’est d’argent liquide ».

Avec le fondateur de Facebook, Chris Hughes, Dorsey se donnait alors comme mission de « combler les écarts de richesse et de revenus, de gommer les inégalités systémiques de race et de genre et créer un climat économique prospère pour les familles », réalisant ainsi « le vieux rêve de Martin Luther King et du mouvement des droits civiques ». Le moyen pour y parvenir ? Un revenu de base universel. Après un silence de vingt ans, c’était le grand retour des transferts en espèces.

Le soutien à cette idée surprend par son œcuménisme. Même le Forum économique mondial, notoirement conservateur, s’y est rallié après la pandémie. Comme le relevait une note pour l’organisation de Guy Standing [professeur britannique d’économie, membre fondateur du Réseau mondial pour un revenu de base NDLR], « le capitalisme de rente, combiné aux révolutions technologiques et à la mondialisation galopante, a donné naissance aux huit géants de notre temps : les inégalités, l’insécurité, la dette, le stress, la précarité, l’automatisation, les extinctions de masse et le populisme néofasciste. » Le coronavirus a rejoint ces cavaliers de l’Apocalypse comme un sinistre « neuvième géant », ou une « étincelle sur la poudrière d’un système mondial croulant ».

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles.

L’État social dans l’idéologie californienne

Dorsey et Hughes étaient loin d’être les seuls à s’enthousiasmer pour le retour des solutions fondées sur les transferts en espèces dans le secteur de la tech. Au cours des dix dernières années, financiers et entrepreneurs de tous secteurs s’étaient régulièrement prononcés en faveur du revenu universel. Autour de la proposition communient désormais rien de moins que le PDG de Tesla, Elon Musk, le fondateur de Virgin, Richard Branson, le fondateur d’Amazon, Jeff Bezos et le propriétaire de Facebook, Mark Zuckerberg.

À première vue, il est difficile de voir ce qui unit ces magnats de la tech aux partisans de longue date du revenu de base, eux-mêmes d’horizons très divers – Philippe van Parijs, Charles Murray, David Graeber, Greg Mankiw, Mark Zuckerberg, Chris Hughes, John McDonnell, Yannis Varoufakis, Kathi Weeks, Jim O’Neill, Nick Srnicek, Anne Lowrey, Andrew Yang, etc. Un bref retour historique, cependant, permet de rappeler que gauche et droite ont fréquemment défendu les transferts en espèces comme un moyen de pallier les dynamiques qui caractérisent le capitalisme contemporain depuis des décennies : privatisation croissante des besoins, perte d’une identité sociale structurée par le travail, atomisation de la société, etc.

Une vaste littérature issue du secteur de la tech, dans les années 1990, allait apporter sa contribution au débat. Ce sont le gourou du management Peter Drucker et le politologue libertarien Charles Murray qui ont été les principales figures d’inspiration du mouvement pour un revenu de base. Murray s’inspirait des stratégies anti-pauvreté que Daniel Patrick Moynihan [adjoint du secrétaire d’État au travail sous la présidence de Gerald Ford NDLR] avait conçu pour la première fois à la fin des années 1960 – alors que les inquiétudes naissantes concernant les familles noires ont poussé les dirigeants à expérimenter des transferts en espèces. Pour Murray, l’extension des crédits d’impôt de Nixon dans les années 1970 et 1980 offrait une opportunité de taille pour transformer en profondeur l’État-providence américain. Sa configuration serait simplifiée : la redistribution s’effectuerait directement en espèces plutôt que par l’entremise de services publics.

« Puisque le gouvernement américain [allait] continuer à dépenser une énorme somme d’argent en transferts de revenus », déclarait Murray, il serait préférable de « prendre tout cet argent et de le restituer directement au peuple américain sous forme de subventions en espèces ». Le livre de Murray attachait de fortes conditionnalités aux subventions, dans l’espoir de revitaliser un paysage civique atomisé : l’aide serait conditionnée par l’adhésion à un organisme bénévole, qui verserait les subventions et imposerait des normes de comportement aux bénéficiaires. Couplé à un programme plus large de réductions d’impôts, la proposition de Murray entendait à la fois assouplir la rigidité du marché du travail et remédier à la crise des chefs de famille américains. Cette proposition a gagné en popularité dans le secteur de la tech, de l’institut Cato jusqu’à Stanford.​

Bien sûr, la situation post-2008 rendait les débats sur le revenu de base moins perméables aux considérations de Murray sur les chefs de famille. Avec la faillite des dotcoms de 2001, Google, Facebook et Twitter cherchaient à apparaître comme l’avant-garde d’une nouvelle ère d’internet – plus attentive aux enjeux « sociaux ». Focalisées sur les possibilités offertes du commerce de détail, elles ont encouragé une culture du profit de court-terme et du travail à la tâche. Cette économie de plateforme ne présupposait plus une unité familiale stable, fondée autour du chef de famille. L’apocalypse de l’automatisation ne s’était également pas concrétisée : plutôt que d’être remplacée par des robots, la main-d’œuvre de l’économie de services était de plus en plus supervisée et médiatisée par des plateformes numériques – un contrôle par des algorithmes qui, malgré ses promesses, peinait à accroître la productivité. « L’automatisation complète », comme l’analysait Hughes, semblait principalement concerner une couche de cadres intermédiaires qui était de toutes manières conduite à décroître.

Cette nouvelle économie était cependant fondée sur autre chose que la corvée. Les interactions sociales suivaient une évolution similaire à celle du monde du travail : à l’ère post-industrielle, elles devenaient plus informelles et liquides. En net contraste avec les médias, organisations et partis traditionnels, les réseaux sociaux permettaient des échanges plus ouverts et moins hiérarchiques entre citoyens. Les transferts en espèce étaient un complément naturel à cette nouvelle donne.

De la même manière que le cash était accompagné de conditions d’utilisations très larges, les algorithmes de Facebook étaient d’une parfaite neutralité quant aux normes individuelles. Ils permettaient aux utilisateurs de se rassembler spontanément, puis de se disperser avec des coûts de sortie plus faibles que dans les organisations traditionnelles. Pour Chris Hughes en particulier, le fondateur de Facebook, l’histoire américaine offre de nombreuses alternatives pour révolutionner le fonctionnement de l’État-providence.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite ».

Les États-Unis « pratiquent déjà les plus importants transferts en espèces de la planète, procurant des dizaines de milliards de dollars sans conditions aux familles pauvres ». Citant les précédents de Moynihan et de Nixon, Hughes dressait une ligne directe entre les années 1960 et 2010 : de la même manière que des plateformes comme Facebook, Twitter et Reddit, le plan Earned Income Tax Credit de Nixon reposait sur l’idée que financer des services publics pilotés par l’État était d’une efficacité moindre que de mettre de l’argent entre les mains des salariés. Sur internet comme dans la vraie vie, les utilisateurs pourraient déterminer leurs propres besoins et préférences.

Le « quantitative easing pour le peuple » promu par Hughes avait des racines anciennes – notamment dans les écrits de Milton Friedman. Comme celui-ci l’indiquait lui-même dans les années 1930, le New Deal avait mis fin à l’ère du laissez-faire : il devenait admis que le devoir de l’État était de stabiliser l’économie de marché. Mais Friedman avait une idée bien précise de la forme que devait revêtir cette stabilisation de l’économie par l’État – aux antipodes de toute forme de contrôle des prix, de services publics ou de planification d’État. L’action économique devait être tout entière déléguée à la Banque centrale, dont l’expertise technique pourrait alimenter le pouvoir d’achat des citoyens par l’entremise de la « monnaie-hélicoptère ». On a là une apologie précoce des transferts monétaires – de type « techno-populiste » – préconisant la distribution directe de cash aux citoyens par la Banque centrale, afin de relancer la consommation.

Pour Hughes et les autres « techno-populistes », cet agenda était viable tant pour les États-Unis que le reste du monde. Après sa rencontre avec GiveDirectly en 2012, l’actionnaire de Facebook s’est persuadé que l’État-providence américain trouverait son salut dans un tel cadre. En 2019, il posait déjà les enjeux en ces termes : « Cela ne veut pas dire que nous n’avons pas besoin d’hôpitaux et d’écoles. Il faut cependant poser la question suivante : est-il préférable de verser un dollar dans un hôpital, ou un dollar en espèces, directement dans la poche des gens, pour qu’ils puissent aller trouver directement les ressources de santé dont ils ont besoin ? ». Une manière, selon un journaliste de l’époque, de « rendre la vie plus facile et plus épanouissante pour les pauvres ». Dans le contexte du tournant philanthropique de la tech, ajoutait-il, l’initiative s’inscrivait ouvertement contre ceux qui estimaient « que les bénéficiaires ne sont pas toujours les mieux placés pour utiliser l’argent versé de façon optimale ».

Ce scepticisme des barons de la tech à l’égard des approches topdown allait être renforcé par l’échec absolu de la tentative – à hauteur de 100 millions de dollars – de Mark Zuckerberg visant à révolutionner l’éducation dans le New Jersey. Inauguré en 2010 avec une armée de consultants, ce projet aux accents paternalistes semblait issu d’un autre temps. Le désastre qui a résulté de cette initiative, censée ouvrir la voie à un système éducatif entièrement neuf, n’était pas sans rappeler l’échec des projets de Jeffrey Sachs en Afrique, destinés à mettre fin à la pauvreté sur le continent – grâce au financement massif de services publics par des fortunes privées. Il a conduit les magnats de la tech vers davantage de prudence.

En 2016, « l’incubateur » de start-ups Y Combinator – qui finançait AirBnb, Dropbox et Twitch – devait mettre en place sa propre expérience-pilote de revenu universel dans l’Oakland. Modeste à l’origine, elle allait progressivement être étendue, alors que des financements considérables affluaient vers les géants de la tech avec la pandémie.

Bientôt rebaptisé Open Research Lab, il allait être renforcé par des financements supplémentaires issus des fonds de Jack Dorsey et de Chris Hughes. Ces projets-pilotes consistaient en des « essais randomisés contrôlés » (ECR), sélectionnant au hasard mille bénéficiaires destinés à recevoir 1.000 dollars par mois pendant trois ans. Le cadre expérimental était explicitement inspiré par les pilotes subsahariens dirigés par GiveDirectly – qui exportaient eux-mêmes le modèle des ECR dans l’hémisphère Sud. En 2018, et par l’intermédiaire de sa propre organisation, l’Economic Security Project, Hughes a financé le projet Stockton Economic Empowerment Demonstration (SEED), une expérience de vingt-quatre mois dans la ville de Stockton, en Californie, qui consistait à envoyer un chèque de 500 dollars chaque mois à 125 habitants de la ville sélectionnés au hasard.

Pour la gauche favorable au revenu de base, celui-ci offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète.

Il fallait chercher « la cause profonde de la pauvreté », selon les responsables du projet, dans « un manque d’argent ». Un chèque suffirait pour offrir « la dignité et le libre arbitre que tout le monde mérite », ajoutaient-ils. On pouvait lire sur le site du projet : « en lieu et place d’une approche paternaliste consistant à dicter comment, où et à quelles conditions les individus peuvent construire leur vie, le versement direct d’argent offre la dignité et l’autodétermination aux citoyens, révélant à quel point la première approche est désuète et enracinée dans la méfiance ».

Les partis politiques devaient progressivement leur emboîter le pas. En 2020, le pilote devenait la pièce-maîtresse du candidat à la primaire démocrate Andrew Yang, qui le qualifiait de « dividende de la liberté » dans sa campagne présidentielle. Le maire de Stockton, Michael Tubbs, a même fondé sa propre organisation, Mayors for Guaranteed Income, pour renforcer cette politique à travers le pays. Soutenue par plus de cinquante maires, la coalition de Tubbs s’est déployée en lançant des pilotes du New Jersey à l’Indiana en passant par New York.

Après le crash de la pandémie, Jack Dorsey a fourni un montant sans précédent pour financer des expériences et des recherches sur le revenu de base. En avril 2020, il a annoncé la création d’une nouvelle initiative philanthropique, #startsmall, qui, grâce à un don personnel d’un milliard de dollars – environ un tiers de la richesse de Dorsey –, est probablement le plus grand bailleur de fonds des initiatives de la sorte. Le fonds a été conçu pour promouvoir la santé et l’éducation des jeunes filles par le biais d’un revenu de base. Pour accélérer le passage aux transferts en espèces, Dorsey a notamment fait don de 18 millions de dollars à la coalition des maires de Tubbs, un autre de 15 millions à l’expérience Y Combinator à Oakland, de 10 millions à la fondation d’Andrew Yang, de 5 millions à la One Family Foundation à Philadelphie et, enfin, de 3,5 millions au Cash Transfer Lab de l’Université de New York, où Dorsey avait fait ses études supérieures.

Si elles sont nées de l’engouement numérique des années 2010, ces initiatives ont aussi une histoire particulière. Elles sont appuyées par un arsenal d’arguments développé par deux générations de militants du revenu de base et renforcées par l’obsolescence des solutions auparavant mobilisées contre la dépendance au marché. Le revenu de base était à la fois un indice de recul – la disparition d’un ancien étatisme social – et un accélérateur du processus en cours. La proposition a fleuri dans le sillage d’une double désorganisation : l’affaiblissement d’un mouvement syndical dense capable de s’ériger en contre-pouvoir et celui des partis de masse qui agissaient en toile de fond. Dans son sillage, une nouvelle politique « techno-populiste » est apparue, axée sur les relations publiques et la sensibilisation des médias, dans laquelle les militants prétendent parler au nom d’une majorité silencieuse. Contrairement aux groupes d’intérêts plus anciens, ceux-ci expriment principalement des demandes abstraites d’amélioration de leur bien-être : verser de l’argent plutôt que consolider l’allocation de ressources spécifiques.

Les Occidentaux « ont besoin de définir un nouveau contrat social pour notre génération » et « d’explorer des idées telles que le revenu de base universel » déclarait Mark Zuckerberg en 2017. Cela implique de redessiner le contrat social conformément aux « principes d’un gouvernement restreint, plutôt que conformément à l’idée progressiste d’un filet de sécurité sociale élargi ». Pour la gauche favorable au revenu de base, il offre un soulagement au « précariat » croissant et se montre plus efficient que les modèles d’assurance classiques – fondés sur une éthique du travail industriel jugée désuète. Dans les années 2000, la proposition s’est imposée comme la condition du bien-être des pays du Nord et du Sud : non plus comme la « voie capitaliste vers le communisme » qu’avait présagée Philippe van Parijs dans les années 1980 ou la nouvelle économie du développement des années 2000, mais comme l’« utopie pour les réalistes ». Au prix d’un renoncement complet à une conception radicale et transformatrice du politique.

Welfare for markets. A global history of basic income.

Anton Jäger et Daniel Zamora Vargas, University of Chicago Press, 2023.

Note :

[1] Cet article constitue une version remaniée et traduite des premières pages de l’épilogue de l’ouvrage.

Émeutes urbaines ou révoltes sociales ?

Voiture incendiée à Grenoble. © Florian Olivo

Échec de la rénovation urbaine ? Défaut d’implication parentale ? Responsabilité des jeux vidéo ? Les émeutes du début de l’été 2023 ont donné lieu à la réactualisation de vieux débats sur les causes des violences observées, sans qu’aucune explication pertinente ou solution réelle n’émerge vraiment. De même, les plateaux médiatiques ont généralement opposé les tenants d’un nouveau tour de vis sécuritaire à ceux qui voient dans ces émeutes et pillages des révoltes contre un ordre social injuste. Pour le sociologue Daniel Bachet, professeur émérite à l’université d’Evry-Paris-Saclay, ces analyses posent toutes de sérieux problèmes. Selon lui, les émeutes sont avant tout la conséquence de l’emprise de la société de marché sur nos vies, l’espace et notre psyché. Sans remise en cause profonde de l’ordre économique, l’expérience de la « violence inerte de l’ordre des choses » amènera inéluctablement à de nouvelles flambées de violences urbaines.

Les « émeutes urbaines » de la fin du mois de juin 2023 et les violences qui les ont accompagnées, à la suite de la mort de Nahel Merzouk à l’âge de 17 ans, se sont étendues sur tout le territoire, des centres-villes de grandes agglomérations aux communes plus petites. Contrairement aux émeutes de 2005, un certain nombre de lieux et de symboles ont été visés : mairies, écoles, services publics, bibliothèques, domiciles d’élus. Des jeunes gens et des jeunes filles de 11 à 25 ans ont été impliqués et parmi eux, un tiers étaient des collégiens.

Ne pas amalgamer toutes les formes de violence

Il semblerait en tout cas que les quartiers populaires ne soient dignes d’intérêt pour un certain nombre de commentateurs que lorsqu’ils sont le théâtre de déchaînements de forte intensité. En focalisant l’attention sur les images de voitures incendiées et de vitrines brisées, la grande majorité des médias paraît opter pour une réponse sécuritaire tout en laissant dans l’ombre les déterminants socio-économiques et idéologiques de ces violences. L’illusion selon laquelle il serait possible de venir à bout des « violences urbaines » sans refonder les structures économiques et politiques existantes reste tenace. Le pouvoir de l’hégémonie au sens de Gramsci n’est-il pas de conformer un imaginaire majoritaire et d’y imposer sa manière de voir et de juger ?

En tant que catégorie d’appréhension du réel, la violence n’existe qu’à l’état virtuel. Tout dépend de qui la commet et aux dépens de qui elle est commise. Selon les cas, elle sera reconnue ou déniée comme telle. Ainsi en va-t-il de la « violence urbaine » dont les zones d’habitat populaire seraient non seulement le théâtre mais également le foyer.

La ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes.

Malgré l’existence des travaux pionniers comme ceux du philosophe Henri Lefebvre concernant les liens qui unissent les questions urbaines et les problèmes sociaux, la ségrégation spatiale est rarement appréhendée pour ce qu’elle est fondamentalement : la matérialisation territoriale d’une ségrégation sociale inhérente à des sociétés de plus en plus inégalitaires et violentes. L’espace, dans ses dimensions physiques et sociales au sein d’une société hiérarchisée contribue à la construction socio-psychique des groupes sociaux et « l’habitat contribue à faire l’habitus » comme l’a bien montré Pierre Bourdieu : 

« Le quartier stigmatisé dégrade symboliquement ceux qui l’habitent, et qui, en retour, le dégradent symboliquement puisque, étant privés de tous les atouts nécessaires pour participer aux différents jeux sociaux, ils n’ont en partage que leur commune excommunication ». (La misère du monde, 1993)

Dès lors, on peut comprendre que le tir mortel d’un policier sur un adolescent ait pu déclencher des processus sociaux violents prenant des formes allant de la rébellion contre l’autorité institutionnelle à la déprédation de commerces et de bâtiments jusqu’au vol de marchandises. L’agression mortelle d’un adolescent vivant dans une « cité sensible » est en effet vécue comme une étape supplémentaire dans la disqualification sociale des plus stigmatisés. C’est ce vécu collectif inscrit dans les structures mentales qui peut produire simultanément des affects puissants d’animosité, de vengeance ou de désespoir.

En revanche, d’autres types d’actes délictueux relèvent d’une délinquance organisée par des bandes ou des gangs. Ceux-ci profitent de faits divers meurtriers pour déployer, sur le modèle du clan et de l’occupation des territoires, les pulsions les plus agressives en vue de rendre légitimes leurs intérêts matériels issus des trafics de drogue et de perpétuer le maintien de l’ordre social nécessaire à toutes sortes de commerces illégaux. Selon certains spécialistes, ces illégalismes font même système. Il y a déjà 25 ans, le magistrat Jean de Maillard rappelait ainsi que :

« La délinquance des pauvres, qu’on croyait improductive, est désormais reliée aux réseaux qui produisent le profit. Du dealer de banlieue jusqu’aux banques de Luxembourg, la boucle est bouclée. L’économie criminelle est devenue un sous-produit de l’économie globale, qui intègre à ses circuits la marginalité sociale ». (Un monde sans loi, 1998).

Comment comprendre la psyché des émeutiers ?

Néanmoins, si des jeunes délinquants veulent « se faire de la thune », par exemple en revendant les biens pillés, comme ils l’affirment souvent eux-mêmes, les références à un « manque de dignité » ou à une « absence de valeur et d’estime de soi » ne sont pas, à elles seules, des explications suffisantes pour comprendre les passages à l’acte. Comment être digne si l’on vit dans l’indignité de l’invalidation ? Comment être reconnu si l’on n’est personne ? Il faut toujours un statut économique ou un fondement matériel pour étayer les valeurs. Sinon, le risque est grand de sombrer dans un discours purement idéaliste car déconnecté des conditions réelles d’existence des situations de pauvreté et de marginalisation.

C’est pourquoi, afin d’éviter tout malentendu sociologique, il est toujours utile de rappeler que s’il n’y a pas de lien direct de cause à effet entre la situation de pauvreté et les actes délictueux, les sentiments d’humiliation, de colère ou de ressentiments ne surgissent pas ex nihilo. Ils affectent toujours en priorité celles et ceux qui sont rassemblés dans les lieux de relégation sociale. Une fois enfermés dans des espaces qui ne font qu’empiler les problèmes sociaux et les actes délictueux, les comportements et les affects peuvent varier sur une palette très large : fatalité et acceptation d’emplois précaires, de petits boulots, de stages sans perspectives d’emplois, mais également participation active à des trafics de drogue et à d’autres modalités illégales d’insertion. Ces sphères licites et illicites ne sont d’ailleurs pas hermétiques : à l’intersection des deux, on trouve par exemple la volonté d’un certain nombre de jeunes issus de quartiers populaires de devenir des “influenceurs” vendant toutes sortes de biens et services à leurs abonnés.

Bien entendu, si les déterminismes communs aux quartiers relégués pèsent sur les actions des jeunes, chacun dispose aussi de sa propre idiosyncrasie, issue des hasards de sa vie et de son libre arbitre. Tout jeune, bien qu’appartenant à un groupe qui homogénéise ses manières de penser et de faire, fait des rencontres qu’il est le seul à avoir faites et traverse des situations qu’il est le seul à avoir vécues. Il peut alors arriver un moment où ces affections prennent le pas sur le vécu commun aux quartiers populaires, au point de le faire diverger du groupe. « Il s’en est sorti » est en général le propos fétiche de la doxa qui sous-estime les conditions de possibilité de cette sortie.

Au-delà de ces déterminants sociaux des violences urbaines, certains auteurs y voient aussi une forme d’expression, parmi d’autres, d’une frustration ou d’une rancœur issue du poids de l’histoire et de l’immigration. La psychologue Malika Mansouri par exemple a étudié les processus psychiques déclenchés par le vécu contemporain post-colonial des adolescents en articulation avec le passé inégalitaire de leur filiation. Selon ses travaux, la subjectivité propre à ces individus est issue tant de dimensions pulsionnelles que de dimensions historiques, sociales et politiques. 

Or, la toute-puissance du fait colonial dans l’espace et dans le temps conduit à la déconsidération systématique des vagues d’immigration les plus récentes. Le temps passé ne permet pas aux individus originaires des anciennes colonies d’Afrique du Nord ou d’Afrique noire d’accéder à plus de reconnaissance, comme ce fut le cas pour les autres « immigrés » d’Europe du Sud ou de l’Est même si ces derniers ont été également sujets à ostracisme, propos et attitudes xénophobes. Ces jeunes en difficulté doivent donc faire face à une forme de « chosification » ou de « désubjectivation », c’est-à-dire de réduction de leur individualité à une « nature » dont ils ne sauraient s’échapper, de la part de nombreux policiers, voire chez certains enseignants. Déjà difficilement supportable au quotidien, celle-ci leur devient insupportable à l’heure de l’adolescence et « chaque nouveau mort devient (alors) l’incarnation d’un ancêtre dont la mort réelle et/ou subjective n’a pas été réparée ».

Les conditions sociales des émeutes

Si le mépris et la réduction à une origine – réelle ou supposée – perçue péjorativement existent depuis longtemps, l’accroissement des tensions dans les « quartiers » est directement lié à l’aggravation du délitement social depuis une quarantaine d’années. Les mutations du capitalisme depuis les années 1980 ont multiplié les formes d’abandon et de destruction du tissu social : accroissement de la pauvreté et des inégalités, déclassement d’une part grandissante de la population, disparition de nombre d’emplois qualifiés suite à la désindustrialisation, faiblesse de l’Education nationale, absence d’une authentique éducation populaire capable de répondre au défi de la déliaison des jeunes avec les institutions… Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé. Le dénuement matériel et la peur du chômage conduisent ainsi les populations les plus fragiles à occuper des emplois presque toujours précaires et mal rémunérés.

Ces nouveaux pauvres ne sont plus directement connectés avec les pratiques des catégories ouvrières et employées d’autrefois, syndiquées et travaillant en entreprise ou dans des services publics, car le monde du travail s’est profondément transformé.

Au-delà de causes strictement matérielles et liées au travail, l’impossibilité pour les habitants des quartiers populaire de mener une vie sociale pleine et cohérente est également liée à un cumul sans fin de problèmes permanents : éducation au rabais en raison d’un manque de moyens matériels et d’enseignants, désertification des services publics et de la Sécurité sociale, soumission des quartiers-ghettos et d’une part des jeunes de ces quartiers aux économies parallèles, développement des intégrismes religieux professant un islam à caractère politique, parfois sous-estimés par les élus locaux, etc. Par ailleurs, la suppression de la police de proximité et l’influence grandissante de syndicats policiers de plus en plus en phase idéologique avec l’extrême-droit ont durci les rapports entre la jeunesse des « quartiers » et la police, qui est souvent une des dernières formes de présence de l’Etat dans ces espaces.

Une responsable de formation, Sylvie, qui a vécu dans la cité des Beaudottes à Sevran (Seine-Saint-Denis) pendant 24 ans, et qui a participé à de nombreux projets de réhabilitation s’inscrivant dans le cadre de la politique de la ville nous faisait part de ses analyses :

« Un coup, on injecte du fric pour réhabiliter quelques logements, un coup, on détruit une barre de logements pour répartir la population dans d’autres quartiers, un coup, on met en place des « zones franches » pour favoriser le commerce de proximité, un coup, on fixe un quota de logements sociaux dans les villes pour favoriser la mixité sociale. »

« Toutes ces mesure partent peut-être de bonnes intentions mais, au fond, cela ne change pas vraiment la vie des gens dans les cités et on en voit aujourd’hui l’inefficacité ; quand on entasse de la misère avec de la misère, quand on n’entretient pas au quotidien le cadre de vie, quand on ne permet pas aux gens de pouvoir vivre dignement de leur travail, quand l’école faillit et que les écoles et les collèges ressemblent plus à des maisons pénitentiaires qu’à des espaces d’élévation intellectuelle, bref, quand on traite les gens comme des chiens, ils se comportent comme des chiens ». 

Concernant les « cités », cette responsable de formation ajoutait :

« Les cités, aujourd’hui, c’est comme la tuberculose au 19ème siècle, tant que ça reste concentré dans les cités, tout le monde s’en fout. Seulement, un jour, ça déborde, ça contamine les autres citoyens et là, on se dit qu’il faudrait bien faire quelque chose… Aujourd’hui, ça déborde dans les centres commerciaux, dans les bâtiments publics, les mairies, les écoles, les transports… Hélas, la frange de la bourgeoisie éclairée du 19ème siècle n’a pas fait de rejetons à la hauteur des enjeux d’aujourd’hui. Tant qu’on ne traite pas le problème globalement, tant qu’on laisse les gens dans la pauvreté en les rendant responsables de leur malheur, la maladie évoluera vers la pandémie ».

A la lueur de ce type de témoignage, il convient de ne pas tomber dans un jugement à caractère moral : ni excuser, ni condamner mais comprendre. D’une certaine façon, le modèle économique dominant, outre les conséquences dont nous donnons quelques exemples, façonne aussi un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Ainsi, à l’autre bout de l’arc sociologique, parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ». 

Le modèle économique dominant façonne un imaginaire social dont la consommation et la marchandise sont les paradigmes centraux. Parmi les franges de la population les plus appauvries et marginalisées, il n’est pas surprenant que les agents de cette économie parallèle soient mus par le désir de « l’argent facile ». 

Cette délinquance ne vaut ni plus ni moins que celle des cols blancs, car le capitalisme financiarisé parvient à coloniser de très nombreux esprits dans toutes les classes sociales. Les bandes mafieuses sont également le produit du capitalisme sous sa forme actuelle, où règnent la concurrence et les affrontements pour gagner des parts de marchés ou des territoires à « rentabiliser ». Le modèle économique en vigueur aujourd’hui est devenu le prototype de la manière d’être au monde (esprit de calcul, utilité et instrumentalité). Du côté de nombreux agents dominants comme des dominés eux-mêmes, ne s’agit-il pas en priorité de faire du « business » ? Aussi, ne serait-il pas hasardeux de penser, comme certains ont pu le déclarer, que les émeutiers, dans leur globalité, soient porteurs d’un mouvement visant à subvertir les règles du système capitaliste ? Peut-on vraiment qualifier de « révolte sociale » un mouvement très hétérogène dont une bonne part des agents ne donnent pas de sens politique à la portée de leur action ?

Limites et impasses des politiques de la ville

Refusant de remettre en cause le nouveau paradigme économique qui a créé les conditions du chaos récemment observé, nos élites politiques ont préféré répondre par des « politiques de la ville ». Apparues dans les années 1970-80, celles-ci s’appuient sur l’hypothèse selon laquelle le « contenant spatial » ou le « cadre de vie » permettraient d’améliorer considérablement les conditions matérielles d’existence des populations en difficulté et marginalisées. Sauf que voilà : il n’y a pas de lien direct entre le « cadre de vie » (environnement et bâti d’un milieu) et le « mode de vie » lié aux revenus, aux patrimoines et aux statuts. Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi. Les déficiences de l’espace physique et du cadre de vie ne sont pas directement à l’origine des troubles sociaux. Si tel était le cas, il suffirait de « recoudre le tissu urbain » ou de « réparer la banlieue » comme l’ont proposé de nombreux architectes et aménageurs urbains.

Comment expliquer alors que des espaces publics réaménagés à grands frais aient été le théâtre d’affrontements de plus en plus violents en particulier dans les années 1980 et 2000 ? De même, les références à la « mixité sociale », comme solution miracle à la paix dans les quartiers, relèvent d’une méconnaissance certaine de la vie sociale. Comment un rapprochement spatial réussirait-il, à lui seul, à gommer les distances sociales ? Ce rapprochement est vécu généralement comme angoissant, voire comme une promiscuité intolérable, du point de vue de catégories de résidents que tout oppose. 

Penser que l’on peut simplement aménager et réhabiliter les quartiers pour transformer la vie sociale des habitants, c’est laisser dans l’ombre le mode de production capitaliste qui s’incarne dans les politiques du logement, du travail et de l’emploi.

Jetant le bébé avec l’eau du bain, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Eric Ciotti ou Jordan Bardella, ont conclu de cet échec des « politiques de la ville » qu’il fallait arrêter de dépenser des sommes démesurées pour les quartiers défavorisés. Selon eux, ces derniers bénéficieraient en effet d’une pluie d’argent public non méritée et sans effets. Qu’en est-il réellement ? Les milliards dépensés dans ces quartiers sont-ils engagés pour résoudre les problèmes structurels d’emploi, de qualification et de scolarisation des jeunes ? Ou bien est-il plutôt question de saupoudrage en vue d’atténuer les divisions et les hiérarchisations qui séparent les citadins dans l’espace urbains ?

Quand on pense aux investissements de l’Etat dans les quartiers prioritaires, on fait souvent référence au programme national de rénovation urbaine (PNRU), conduit entre 2004 et 2020 et reconduit jusqu’en 2024 sous l’acronyme de NPNRU. Ces deux plans visent à reconfigurer l’urbanisme dans les grands ensembles, en particulier le logement. Il est souvent fait référence aux 45,2 milliards d’euros de travaux et d’interventions qui ont eu lieu dans le cadre du PNRU. Mais ce chiffre n’est pas révélateur de l’effort public qui a été fourni pour les banlieues. Un financement important (20,5 milliards) a été apporté par les organismes HLM, donc essentiellement par les locataires du parc social, via leurs loyers. Le deuxième apport (11,7 milliards) a été financé par l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU), dont les fonds proviennent du 1 % logement, une taxe qui pèse sur la masse salariale et que les entreprises sont tenues de verser pour participer à l’effort de construction. Les collectivités territoriales (communes, intercommunalités, départements, régions) ont participé pour un montant de 9,6 milliards d’euros et 3,6 milliards d’euros ont été versés par d’autres organismes comme l’Etat, l’Europe, ou d’autres institutions publiques. 

La puissance publique ou parapublique a donc versé directement une vingtaine de milliards d’euros pour un plan qui s’est étalé sur près de 20 ans, soit un peu plus d’un milliard d’euros par an. A titre de comparaison, rappelons que le gouvernement a consacré 5 milliards d’euros en 2020 pour le plan « France Relance aux ruralités » post-Covid. Comme l’a souligné le journaliste Vincent Grimault, les « banlieues » sont loin d’être les seuls territoires à bénéficier de mesures spécifiques. Par ailleurs, la réforme de la géographie prioritaire de 2014 a fait basculer plusieurs quartiers de petites villes rurales en Quartiers prioritaires de la ville (QPV). La politique de la ville concerne désormais aussi bien l’hypercentre de la petite ville de Guéret, dans la Creuse, que certaines communes de Seine Saint-Denis.

Sans doute faut-il préciser que les opérations du PNRU ont été portées par une agence nationale qui a imposé un modèle identique un peu partout sur le territoire. Une course aux financements et aux chantiers s’est mise en place entre les communes, ce qui a laissé peu de place pour des projets alternatifs à la démolition et pour l’expression des habitants. Les hauts fonctionnaires ont ainsi décidé de l’essentiel, les habitants n’ayant été consultés que sur le choix de la couleur des boîtes aux lettres.

Pierre Bourdieu, dans La misère du monde, a parfaitement décrit la genèse de la construction politique de l’espace. Celle-ci s’est construite au cours du temps par la confrontation et la concertation entre les hauts fonctionnaires de l’Etat, les agents des groupes financiers et des banques, directement impliqués dans la vente de crédits immobiliers avec les mandataires des collectivités locales et des offices publics. Cette politique du logement s’est mise en place à travers la fiscalité et les aides à la construction et a accompagné les évolutions de la rente foncière urbaine et des loyers. En entraînant la gentrification de nombre de villes, cette politique a déplacé les catégories sociales les moins solvables vers les banlieues, où les prix du sol et des logements sont beaucoup plus faibles. En favorisant la construction de groupes homogènes à base spatiale (Bourdieu) la politique sélective du logement a donc contribué à la dégradation des grands ensembles, puis au retrait de l’Etat et des services publics.

A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires.

Ainsi, à défaut de remonter vers les racines des problèmes sociaux, eux-mêmes produits de la reconfiguration de l’espace par le capitalisme néolibéral, les politiques de la ville apparaissent comme des « dramaturgies urbaines » qui ont pour finalité de « dissoudre » (et non résoudre) le problème du clivage social accru entre riches et pauvres au moyen d’une approche spatialisante déconnectée des origines réelles des maux des « banlieues ». Les mesures gouvernementales qui relèvent du « politiquement correct » et les commentaires les plus conservateurs de type sécuritaire n’apportent aucune solution aux problèmes des violences dans les cités dès lors qu’elles ne s’attaquent pas au modèle économique dominant ni aux structures sociales qui le soutiennent. A défaut de refonder les politiques publiques et de les orienter massivement vers le logement, le travail, l’éducation et l’emploi, ce sont les marchés qui continueront à imposer leurs règles en amplifiant leurs effets sociaux délétères sur les banlieues et les quartiers populaires. 

De la même façon que réduire les problèmes de violence et de ségrégation au seul registre de l’urbanisme conduit à des solutions illusoires, invoquer la « responsabilité parentale » ou celle des réseaux sociaux comme l’a fait Emmanuel Macron n’aboutira à rien. Si certains usages abusifs des écrans ou certains comportements parentaux peuvent certes être critiqués, ils ne sont que les dérivés de situations plus structurelles et profondes. Pénaliser des parents et des familles monoparentales pour leur « irresponsabilité » ne ferait que redoubler les mécanismes de dépossession et d’exclusion. Quant aux réseaux sociaux, il y a bien eu un effet catalyseur permettant aux jeunes des cités de se donner des lieux de rendez-vous pour fomenter des troubles. La responsabilité n’en incombe pas pour autant à la technologie ni aux écrans par eux-mêmes mais au paradigme économique qui investit leurs usages.

Démanteler le règne du marché

Si le gouvernement et une grande partie du spectre politique se refusent à regarder les problèmes en face, c’est qu’il est bien plus aisé de pointer du doigt l’urbanisme, les parents ou les écrans que de changer de régime économique. La « violence inerte de l’ordre des choses », selon la formule de Pierre Bourdieu, est bien celle qui bénéficie aux classes dominantes. Ce sont les mécanismes implacables des marchés guidant les politiques publiques qui conduisent à sélectionner les populations et à les rassembler dans des lieux de relégation sociale. Les marchés sont considérés comme de gigantesques algorithmes qui servent à établir les prix du logement, des loyers, des salaires mais également des établissements d’enseignement. Or, laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.

Laisser au marché le soin de générer des prix pour déterminer les choix sociaux, c’est créer une société dans laquelle les écoles et les hôpitaux des quartiers défavorisés restent délabrés alors que les vitrines des magasins des grandes villes sont chatoyantes et allumées nuit et jour.

De plus, dans une société autoritaire et inégalitaire, les marchés associés aux algorithmes constituent des procédés souples et insidieux pour contrôler les populations, prévenir les illégalismes des « classes dangereuses » et accentuer la répression si nécessaire. Le pouvoir de l’hégémonie est de passer sous silence cette violence sourde mais puissante au profit de la seule violence « condamnable », celle qui, individuellement ou collectivement, est le fait des dominés. Du point de vue des catégories dominantes, l’alternative consiste à prévenir pour ne pas avoir à réprimer ou à réprimer pour ne plus avoir à prévenir. La violence condamnable des dominés est la seule à devoir figurer officiellement au centre des préoccupations, à faire l’objet de la réflexion et à constituer la cible des actions.

D’où la nécessité d’identifier d’autres alternatives en faveur des catégories dominées et de leur émancipation. Cela suppose de sortir de la tyrannie des marchés, de redéfinir les mesures de la « valeur » et de ne plus réduire celle-ci à des prix et à des taux de rentabilité financière. La refondation des marchés et la socialisation des productions et services essentiels sont les conditions pour sortir d’un capitalisme qui marginalise et qui contrôle les populations les plus fragiles.  La volonté politique de créer les institutions d’une réelle démocratie économique et sociale tient à la force symbolique et au désir du plus grand nombre. C’est cette volonté collective qui est en mesure de changer les règles du jeu et de remonter jusqu’aux déterminants de la violence inerte des choses.

« La crise climatique sera inflationniste » – Entretien avec Ano Kuhanathan

© Igor Kolomoïsky

Le spectre de l’inflation, qui semblait conjuré depuis des décennies, revient en force. Face à lui, les Banques centrales oscillent entre une politique de hausse des taux destinée à la combattre, et une politique expansionniste visant à maintenir la stabilité du système financier. La nature de l’inflation a longtemps divisée les opposants au néolibéralisme, tantôt vue comme un « impôt sur les pauvres », tantôt comme un levier pour « euthanasier les rentiers ». Dans Les nouveaux pauvres (éd. Cerf), l’économiste Ano Kuhanathan, membre du Conseil scientifique de l’Institut Rousseau, analyse la résurgence de ce phénomène et les moyens de le contrecarrer – ou de le tourner à l’avantage de la majorité. Entretien réalisé par Zoé Miaoulis.

LVSL – Nous subissons une vague inflationniste depuis la fin du Covid. Excès de dépenses budgétaires, planche à billet, désorganisation des chaînes de valeurs mondiales, guerre en Ukraine et crise de l’énergie… Les observateurs ne semblent pas d’accord sur les causes de l’inflation. Qu’en est-il réellement ?

Ano Kuhanathan – Il ne me semble pas pertinent de vouloir chercher une unique cause à l’inflation conjoncturelle que nous subissons depuis 2021. Chacun des facteurs que vous avez énuméré y ont contribué. Durant le Covid, les gouvernements ont soutenu les entreprises et les ménages avec des subventions et des crédits. Cela a permis notamment un rebond important de la consommation après le pic de la pandémie puisque les ménages avaient accumulé un excédent d’épargne. Les entreprises ont investi et fait des stocks importants pour éviter de rater des opportunités de marché. Tout cela dans un contexte où l’argent était « peu cher » grâce aux taux d’intérêt bas, donc les banques centrales ont aussi leur part de responsabilité.

En face, l’offre de biens restait en berne, principalement parce que la Chine n’opérait pas « à plein régime ». En effet, sa politique « zéro-Covid » menait à des interruptions intempestives de l’appareil productif chinois dont le monde entier est fortement dépendant. Avec tout cela, vous aviez déjà les ingrédients pour avoir une certaine inflation sur certains services et sur nombre de biens manufacturés. Enfin, le « coup de grâce » est venu de la guerre en Ukraine et de la « militarisation » du gaz par la Russie qui ont plongé l’Europe dans une crise de l’énergie sans précédent. Les denrées alimentaires et l’énergie allaient voir leurs prix grimper en flèche. En somme, c’est la conjonction simultanée de chocs multiples et globaux dans un contexte d’excédents d’épargne et de liquidité qui expliquent l’inflation actuelle.

LVSL – On dit parfois que ce sont les créanciers qui paient l’inflation, au profit des acteurs endettés. D’autres considèrent que l’inflation frappe avant tout les pauvres. Qu’en est-il ?

AK – Les plus précaires ont toujours souffert de l’inflation, hier comme aujourd’hui. En effet, lorsque l’essentiel de vos dépenses sont liées à des biens et services de subsistance, toute hausse de prix est insupportable et peut mener à des situations dramatiques. Maintenant, si on regarde au-delà de la problématique de la pauvreté, historiquement, l’inflation a été toujours été considérée comme un impôt sur les rentes et favorable dans une certaine mesure aux travailleurs. En effet, l’inflation abaisse le coût de la dette pour ceux qui sont endettés et les revenus du travail suivent au moins en partie l’inflation, alors que les rentiers eux voient eux leurs revenus grignotés par l’inflation.

Sauf que depuis les années 1980, les salaires en France ne sont plus indexés sur l’inflation et surtout, le partage de la valeur ajoutée se fait de plus en plus en faveur du capital, au détriment du travail. Cela veut dire que pour 1€ de profit généré, la part qui revient aux actionnaires est de plus en plus importante alors que celle qui revient aux salariés, elle, diminue. C’est d’ailleurs pour cela que mon ouvrage est intitulé Les nouveaux pauvres, précisément parce qu’une nouvelle catégorie de la population (les classes moyennes, la petite bourgeoisie) va davantage souffrir de l’inflation que lors des épisodes passés.

LVSL – Les entreprises souffrent-elles de l’inflation actuelle ?

AK – Selon l’INSEE, le taux des marges des entreprises françaises s’est maintenu à un niveau relativement élevé en 2022 (près de 32% au troisième trimestre), proche des niveaux de 2018. La baisse des impôts de production et la capacité des entreprises à répercuter les hausses de prix auprès des consommateurs dans un contexte où l’activité économique, malgré la guerre en Russie, est restée dynamique. D’ailleurs selon des estimations récentes, les marges des entreprises auraient contribué pour près d’un tiers à l’inflation en France.

Toutefois, pour les entreprises aussi, il convient de faire quelques distinctions. Les grandes entreprises, qui ont une surface financière plus large et un pouvoir de négociation plus important, s’en sortent mieux dans le contexte actuel alors que les PME sont davantage sous pression. Enfin, il faut aussi noter des différences sectorielles, les secteurs « intenses » en énergie étant plus vulnérables que les autres. Mais dans l’ensemble, les entreprises ont plutôt réussi à tirer parti de l’inflation actuelle. Toutefois, l’année 2023 s’annonce compliquée avec un ralentissement économique à venir et la hausse des taux d’intérêt.

LVSL – Les banques centrales ont décidé de remonter leurs taux directeurs et de ralentir leurs programmes de rachats d’actifs pour lutter contre l’inflation. Est-ce efficace ?

AK – En remontant les taux d’intérêt, les banques centrales vont agir sur la demande. En effet, avec des taux plus hauts, on s’endette moins et on épargne davantage. Toutefois, de nombreux économistes sont sceptiques non seulement sur le succès d’une telle politique mais également inquiet de son « coût ». En effet, « casser » la demande va créer une baisse de la consommation mais également du chômage. Or comme vous l’aurez compris, l’inflation actuelle est en partie liée à la demande mais aussi liée à l’offre – sur laquelle la politique monétaire n’a toujours de prise. En effet, les banquiers centraux ne peuvent pas miraculeusement ajouter du blé, du pétrole et du gaz naturel sur les marchés internationaux, tout comme ils n’ont aucune prise sur ce qu’il se passe en matière de politique sanitaire en Chine.

De même, s’il y a un problème d’offre sur certains biens et services, remonter les taux pourraient empêcher les entreprises concernées d’investir pour augmenter leurs capacités de production et résoudre le déficit d’offre. On peut donc légitimement se demander si ralentir l’économie en augmentant les taux d’intérêt sera efficace pour lutter contre l’inflation alors que l’on peut être certain que cela va créer du chômage. Notons toutefois que les développement récents avec des faillites bancaires aux États-Unis et le rachat de Crédit Suisse par UBS vont contraindre les banques centrales à garder un œil sur la stabilité financière peut-être en mettant la lutte contre l’inflation au second plan…

LVSL – Quels outils devrions-nous mobiliser pour lutter contre l’inflation ? Faut-il bloquer certains prix ?

AK – Il y a, pour schématiser, trois façons d’agir sur l’inflation : en agissant sur l’offre, en agissant sur la demande et en administrant les prix. Si l’inflation est liée à la demande, alors la politique monétaire peut y « mettre un terme ». Si elle est liée à un déficit d’offre, il faut mettre en œuvre des politiques pour augmenter directement l’offre ou à minima inciter les entreprises concernées à le faire. La dernière possibilité est d’administrer les prix.

Personnellement, je ne suis pas favorable au contrôle des prix. D’abord pour des raisons sociales : tout le monde n’a pas besoin de prix bloqués. On l’a vu avec la remise à la pompe, elle a surtout bénéficié aux ménages les plus aisées. Ensuite pour des raisons opérationnelles : définir des normes, des prix, les faire contrôler relève d’un casse-tête que nous ne pouvons pas gérer actuellement car les effectifs de la fonction publique (notamment à la DGCCRF qui serait en charge des contrôles) et les moyens techniques de l’État ne sont pas à la hauteur. Enfin, la réglementation serait contournée par les entreprises ou les consommateurs eux-mêmes. Les entreprises pourraient altérer la qualité des produits en restant dans le cadre des normes ou alors baisser leurs productions, dans ce cas, les particuliers pourraient se mettre à stocker ou spéculer sur ces biens en organisant un marché parallèle.

D’ailleurs, la Hongrie a mis en place par exemple un blocage des prix sur les denrées alimentaires courant 2022, l’inflation alimentaire a pourtant atteint près de 50% en fin d’année et les magasins ont dû introduire des quotas pour que les gens ne dévalisent pas les rayons… Je suis personnellement favorable à des politiques de redistribution ciblées pour permettre aux plus modestes de ne pas souffrir de la situation. On pourrait d’ailleurs remplir un deuxième objectif au-delà de la redistribution en mettant en place les bonnes modalités. Par exemple des chèques alimentaires qui ne pourraient être utilisés que pour acheter des produits frais ou dans des commerces locaux pourraient favoriser une meilleure nutrition ou l’économie locale.

LVSL – La transition écologique pourrait conduire à changer radicalement nos choix collectifs au détriment du critère prix, ce qui pourrait engendrer une inflation structurelle plus élevée. Faut-il abandonner la cible des 2% d’inflation ?

AK – Effectivement, comme je le souligne dans mon ouvrage, la crise climatique sera inflationniste – que l’on agisse ou pas contre le réchauffement climatique. En tant que membre de l’Institut Rousseau, je suis personnellement attaché à la transition écologique et je préfère « l’inflation verte », celle liée à une transition forte et rapide, plutôt que l’inflation climatique, celle qui serait le fruit de notre inaction. En plus du climat, d’autres facteurs comme la démographie ou encore la démondialisation pourraient conduire à une inflation structurellement plus forte.

Il faut rappeler que fameux objectif de 2%, en vigueur aux États-Unis et dans la zone euro, est en réalité une convention assez arbitraire. En 2017, un collectif d’économistes avait écrit à la Réserve fédérale américaine pour l’inciter à relever l’objectif plus haut, et en 2016, lorsque l’inflation était très basse en zone euro, certains s’interrogeaient sur son abaissement. Ce qui est certain, c’est que les banquiers centraux devront eux-aussi s’adapter dans un monde qui est traversé par de nombreuses tendances qui laissent penser que demain ne ressemblera pas à hier.

Numérisation des aides sociales : dématérialiser pour mieux régner

Ces cinq dernières années, les obligations de connexion ont explosé : prendre un rendez-vous avec un conseiller Pôle Emploi, faire une demande de RSA, renouveler des papiers d’identité, valider une autorisation de travail… la moindre démarche administrative requiert un ordinateur, une bonne connexion et une aisance dans son utilisation. Au-delà du seul aspect technique, il faut surtout connaître ses droits, maîtriser le langage administratif et ses codes et réussir à naviguer sur des interfaces en constante évolution. Résultat : en 2021, selon l’INSEE, c’est un adulte sur trois qui a renoncé à effectuer une démarche administrative en ligne. Et ce n’est pas un hasard : la dématérialisation sert une politique sociale qui ne dit pas son nom, de réduction des effectifs et de fermeture des guichets, dont les conséquences sont la mise à distance de l’administration et la fragilisation des plus précaires.

Rencontre organisée par le Mouton numérique avec Clara Deville, sociologue, Gabriel Amieux, animateur du Secours Catholique 93 membre du collectif « Bouge Ta Préfecture », et Habib, travailleur sans-papier, mobilisé avec le Secours Catholique 93. Rencontre animée par Anne-Charlotte Oriol, transcrite par Dany Meyniel et éditée par MBB.

Mouton numérique – On justifie souvent la numérisation des administrations en parlant de modernisation de l’action publique, de simplification de la relation avec l’usager. Or, cette même dématérialisation constitue souvent un obstacle à l’accès aux droits, comme le souligne l’INSEE : en 2021, c’est un adulte sur trois qui a renoncé à effectuer une démarche en ligne. Quel est le lien entre dématérialisation et non-recours aux droits ? 

Clara Deville – L’histoire de la rencontre entre dématérialisation et le « non-recours » se tisse au fil des réformes de l’action publique entre 2014 et 2020. La dématérialisation, qui est avant tout un outil de rationalisation administrative par le numérique, a longtemps été perçue comme un obstacle au bon fonctionnement de l’action sociale. Vous ne trouverez d’ailleurs pas un seul document de réforme, pas un seul rapport public qui prouve qu’il y ait un quelconque effet d’amélioration de l’accès aux droits par la dématérialisation.

Le non-recours émerge comme problème au moment de son premier chiffrage officiel, en 2012, pour l’évaluation du RSA. Il est alors estimé respectivement à 34% pour le RSA socle et 68% pour le RSA activité, soit un tiers de personnes qui n’accèdent pas à leurs droits – et on est sur les mêmes chiffres depuis 2012. Comme il advient souvent, le chiffrage confère une espèce de solidité au phénomène en question, qui acquiert une importance administrative et politique. Mais à l’époque, la dématérialisation était loin de constituer une réponse au problème du non-recours : elle était perçue comme problématique pour l’accès aux droits en raison de la fracture numérique, mais aussi de la complexité de la coordination administrative (CAF, départements).

La CAF a entamé des réorganisations s’appuyant sur le numérique depuis les années 1990, dans un objectif central de rationalisation de l’activité de ses agents, pour en rendre plus efficace le travail. Elle s’inscrit en cela depuis 1996 dans les réformes de rationalisation budgétaire qui ont réduit les moyens des caisses de la Sécurité Sociale, notamment en personnel… Puisqu’il y a toujours plus de pauvres et toujours moins de moyens, l’une des solutions était de rendre plus efficace le travail en interne. Mais on n’attribuait pas au numérique la mission de faciliter l’accès aux droits.

« L’essentiel tient ici à la responsabilisation des individus qui abandonnent les démarches. On responsabilise le non-recourant et on dépolitise le problème du recours, évacuant du cercle des causes retenues les responsabilités administratives et politiques. »

MN – D’où vient cette rencontre entre dématérialisation et rationalisation budgétaire ?

Clara Deville – Elle advient au moment de la réforme du RSA, pendant le quinquennat Hollande. Voulant prendre en charge le problème du non-recours, on va produire une forme de définition du phénomène et en spécifier les causes – c’est toute la question de la catégorisation en sociologie. Le SGMAP (Secrétariat Général de la Modernisation de l’Action Publique) en produit une définition très individualisée. Il va proposer des types de non-recourants identifiés avec des personas, des profils-type : des non-recourants « par choix », des non-recourants « traumatisés », « abandonnistes », par « manque d’information », « non concernés », etc. L’essentiel tient ici à la responsabilisation des individus qui abandonnent les démarches.

On responsabilise le non-recourant et on dépolitise le problème du recours, évacuant du cercle des causes retenues les responsabilités administratives et politiques. Dans cette optique, si, malgré l’accès à l’information, les aides sont trop compliquées, alors il faut aider les gens à comprendre. Il faut « simplifier » pour que les gens comprennent mieux, faciliter l’accès à l’information. Une fois individualisé le problème, on peut en individualiser les solutions, notamment par la dématérialisation qui permettra de faciliter l’accès à l’information.

Cet encadrement du non-recours va produire des conséquences très concrètes lors de la mise en œuvre de la réforme par les CAF et le reste des acteurs du social. Dématérialiser signifie changer les modes d’accueil du public. Il y a d’une part la fermeture de points les plus éloignés de la ville-centre, notamment en milieu rural, et la mise en place de l’accueil par rendez-vous. On commence par fermer les antennes dans les territoires les plus populaires, c’est-à-dire en milieu rural, ceux qui pourraient potentiellement avoir le plus besoin d’une interaction administrative physique pour qu’on leur explique comment fonctionne l’accès aux droits…

On a retiré les guichets des CAF à partir de 2014-2016, on a fermé des agences en affirmant qu’il n’y avait pas de rupture de services grâce à la dématérialisation. Puis on a institué l’accueil par rendez-vous : à partir de 2016, il n’est plus possible de se présenter spontanément aux guichets, il faut prendre rendez-vous par internet ou téléphone – sachant qu’à l’époque la CAF faisait payer l’appel. Et la prise de rendez-vous s’accompagne d’une reconfiguration complète des agences qui proposent des espaces libre-service où les demandeurs peuvent faire une partie de leurs démarches qui leur sont imposées avant d’avoir accès à un rendez-vous. Ainsi, la CAF délègue le « sale boulot », celui trop coûteux et qu’elle ne veut plus faire, aux usagers. Conséquence : une partie du public, la plus précaire, va se retrouver face à un vide administratif et bureaucratique.

« La CAF délègue le « sale boulot », celui trop coûteux et qu’elle ne veut plus faire, aux usagers. »

Les CAF disent qu’au niveau local elles font leur boulot, qu’il y a des bornes, un site internet et en plus des espaces libre-service. Les Départements, qui sont l’autre porte d’accès essentielle vers le RSA, soutiennent qu’ils sont concernés par l’insertion et non par l’accès aux droits. Il y a ainsi une espèce du jeu du Mistigri qui s’installe, entre CAF et Départements où le valet de piques qu’il ne faut pas tirer est l’accès aux droits. Ce que prévoient ces acteurs c’est de refiler ce Mistigri à un ensemble flou non financé, non formé qui s’appelle « les acteurs locaux » : des centres sociaux, des associations qui vont se retrouver face au public qui va venir frapper à leurs portes.

Mouton Numérique : Et quelles sont les difficultés de l’accès aux droits, par-delà le rapport à l’État, dans le rapport plus spécifiquement au politique ?

Clara Deville – Lorsqu’on est exclu de l’accès aux droits, lorsqu’on vit des expériences malheureuses avec l’État, on recueille une série d’indices sur la manière dont le gouvernement fonctionne. La manière dont la CAF fonctionne, l’éloignement et la fermeture des services publics donnent tout un tas d’indices aux gens sur ce que le gouvernement pense et fait des « gens comme eux » et sur la manière dont ils sont traités. C’est le terreau fertile de la mise en retrait de la vie politique des classes populaires. Sur le terrain, j’ai pu constater qu’il y a un lien entre le fait de se voir refuser le RSA ou de l’obtenir après plus de deux ans, ce qui veut dire vivre deux ans sans ressources. Cela induit une distance au politique : l’idée « qu’eux », les politiques, ne s’occupent pas des gens comme « nous ».

Intervention du public – Je suis surpris que toute cette politique de dématérialisation, dont on voit bien l’enjeu démocratique, n’ait jamais fait l’objet d’aucune délibération. Les conventions d’objectif et de gestion, qui sont les outils par lesquels toutes les caisses de la Sécurité Sociale sont financées et gérées, passent toujours par la voie de l’exécutif. C’est toujours un dialogue technique qui ne passe jamais par la voie de l’Assemblée Nationale, du Sénat, ou même du Conseil Économique Social et Environnemental. Même le Défenseur des droits, qui est quand même une autorité administrative indépendante, peut écrire des rapports pour dénoncer les politiques de dématérialisation et leurs conséquences sur les droits et ça ne change rien.

« Aujourd’hui, le seul indicateur de performances sur l’amélioration de l’accès aux droits est le taux de dématérialisation des procédures. On prouve que la solution est efficace en évaluant la solution elle-même… »

Clara Deville – La dématérialisation n’a pas été uniquement promue par des mesures techniques. Elle est descendue du gouvernement jusqu’aux CAF par les COG (Convention d’Objectifs et de Gestion – contrats passés entre l’État et la CNAF qui allouent les moyens données aux CAF en contrepartie d’objectifs à atteindre). Mais avant que ça arrive dans les COG, ça a été voté. C’est vrai que ce n’est même plus la peine maintenant, le mythe de la dématérialisation comme un outil efficace contre le non-recours tient bon. Aujourd’hui, le seul indicateur de performances sur l’amélioration de l’accès aux droits est le taux de dématérialisation des procédures. Ça tourne en rond. On prouve que la solution est efficace en évaluant la solution elle-même…

MN – Et quelles sont les conséquences sur les usagers et les réponses des acteurs sociaux, comme le Secours Catholique 93 ?

Gabriel Amieux – L’un des problèmes les plus graves que pose la dématérialisation pour l’accès aux droits concerne l’accès aux titres de séjour. La dématérialisation a permis aux différents gouvernements de mettre un frein réel à la régularisation et, comme le disait Clara Deville, de se décharger de ses responsabilités sur les acteurs du monde associatif et les avocats qui sont mobilisés pour défendre l’accès aux droits. L’accès aux droits, qui est un devoir de l’État, ne serait pas garanti sans l’aide de ces acteurs.

La majorité du public que nous accueillons dans les permanences juridiques du Secours Catholique est constitué de personnes sans-papiers qui ont légalement le droit à un titre de séjour et qui cherchent à être régularisées. Il y a sept ou huit ans quand on se rendait en préfecture, on pouvait déposer un dossier, ça pouvait prendre des heures, parfois on arrivait au milieu de la nuit. À Bobigny, les files d’attente étaient longues, ce n’était pas beau à voir, les gens étaient sous la pluie les jours de mauvais temps. Maintenant c’est plus joli, il y a des agents de sécurité qui empêchent tout le monde de passer sans rendez-vous… Tout le problème, c’est de prendre rendez-vous.

Depuis 2018, quand vous voulez prendre rendez-vous en Seine-Saint-Denis, il faut aller sur le site de la structure : on clique, on a accès à un calendrier et on peut choisir une page pour le rendez-vous… Seulement, on n’a jamais vu cette page. Déjà en 2016, dans le rapport « À guichets fermés » la Cimade avait montré avec un petit logiciel qu’elle avait fait tourner sur le site de plusieurs préfectures qu’il n’y avait jamais de rendez-vous.

Ce qui veut dire qu’il n’y avait que deux solutions pour obtenir un rendez-vous pour un dépôt de titre de séjour en préfecture : une solution illégale, c’est à dire acheter des rendez-vous sur internet, qui se vendaient entre 800 et 900 euros, ou une solution légale en passant par une association, par un avocat, en attaquant la préfecture au tribunal pour que celui-ci enjoigne la préfecture à donner un rendez-vous. Les tribunaux administratifs sont engorgés à cause de ça. Selon la présidente du tribunal administratif de Versailles, les tribunaux administratifs de l’Île de France sont devenus des « Doctolib des préfectures », puisqu’ils gèrent la prise de rendez-vous.

Clara Deville – Il y a beaucoup de points communs entre l’accès au RSA et l’accès aux droits des étrangers. On retrouve la barrière du rendez-vous et celle du travail à accomplir pour l’obtenir. C’est facile pour une certaine catégorie de population, les gens dotés en capital culturel, que la dématérialisation arrange bien. Elle convient aussi à certains travailleurs aux guichets, qui sont de moins en moins payés, de moins en moins formés et de plus en plus précaires et qui se retrouvent donc un peu à l’abri de la file d’attente. Mais la dématérialisation ne permet pas de lutter contre le non-recours pour tout le monde et surtout pas pour ceux qui en ont besoin.

Il y a un réflexe, qui ressemble à ce que Pierre Bourdieu appellerait une pensée d’État, ces choses auxquelles on croit sans le savoir et qui accompagnent l’action publique, qui consiste à associer les démarches d’accès aux droits à une décision individuelle. Les pauvres, ceux qui ont besoin de l’État, décideraient à un moment donné de demander le RSA. Ils se réveilleraient un jour et, en tant qu’individus calculateurs bien informés, décideraient de faire valoir leurs droits. Inversement, d’autres gens se seraient mis au courant, ou n’auraient pas envie de dépendre du RSA et de la CAF.

Tout mon travail de thèse a consisté à faire du terrain avant l’administration, donc à rencontrer les gens avant qu’ils obtiennent le RSA, avant qu’ils rencontrent une administration – donc bien avant le guichet. Au fin fond du Libournais, je n’ai jamais pu apercevoir un instant de prise de décision dans les parcours d’accès aux droits. C’est pour ça que je préfère parler de parcours d’accès au RSA et d’inégalités dans ces parcours. Cela permet de comprendre ce qui conduit les gens à se tourner vers l’État. Et de décrire, aussi, ce qui constitue les rapports à l’État. La sociologie a bien montré que ce sont des rapports inégalement répartis. Il y a des catégories de population, principalement les classes populaires, qui vont accumuler des expériences malheureuses avec l’État, avec la CAF qui contrôle et sanctionne, avec l’école ou l’hôpital où ils sont mal accueillis.

MN – On retrouve certainement la question du rapport à l’État dans la question de la régularisation…

Gabriel Amieux – Pour beaucoup de sans-papier, l’État se réduit à un écran pour les rendez-vous et à la police.

Habib – Je suis en France depuis 2007, je suis marié ici en France, je travaille, je paie des impôts. En 2014, j’arrive ici dans ce département, j’ai des enfants à l’école, un de sept ans et un autre de cinq ans. En avril 2019, je me suis dit que c’était le moment de déposer un dossier et j’ai commencé par chercher des informations sur Internet. Je n’ai pas trouvé de rendez-vous. Je suis resté trois ans comme ça. Dans ce laps de temps, j’ai fait quatre cent soixante-quinze captures d’écran. J’ai contacté le Secours catholique en octobre 2021, on a commencé une autre série de quatre mois de captures d’écran, avant de déposer un dossier. J’ai eu un rendez-vous un an et trois jours après. Trois ans de captures d’écran, trois fois le tribunal et le résultat est un rendez-vous un an et trois jours après. Entre temps, je ne sais pas quand je pars le matin de la maison si je vais pouvoir rentrer le soir … On travaille et puis direct à la maison parce qu’il faut se cacher … Depuis quinze ans je vis comme ça.  

Gabriel Amieux – Dans ces situations, même une arrestation pour un titre de transport qui n’a pas été payé peut provoquer un dépôt au centre administratif de rétention administrative, voire une expulsion.

En ce qui concerne le rapport à l’État, on voit bien que les administrations sont capables d’automatiser d’un côté mais pas de l’autre. Lorsque les personnes ont un titre de séjour qui expire, la CAF tombe direct, il n’y a pas de souci, ils savent coordonner les fichiers. En revanche quand les gens ont un titre de séjour ils ne savent plus les coordonner…

Ces articles sont issus d’un cycle de rencontres entre travailleurs, chercheurs et militants sur la dématérialisation du service social et sur les algorithmes publics organisés par l’association le Mouton Numérique. Les rencontres passées sont à lire ou à écouter sur le site du Mouton numérique, avec les détails de la programmation 2023.

Sans-abrisme : regarder ce(ux) qu’on ne veut pas voir

“Couple d’amoureux sur un banc et un clochard”, vers 1932 © BRASSAÏ

Chaque président de la République a confié sa détermination à lutter contre le sans-abrisme. L’impératif : « Plus personne dans la rue ». Emmanuel Macron ne fait pas figure d’exception, lorsqu’il annonçait en faire « sa première bataille » en juillet 2017. La récente pandémie a fait démonstration du contraire : les mesures de confinement sont venues accentuer la solitude et la vulnérabilité des personnes sans-abri. Deux ans après, ce bouleversement a-t-il eu des conséquences sur notre société ? Force est de constater que les regards continuent de se détourner. À rebours de l’amnésie collective, il est encore temps de questionner l’inédit de cet événement, la violence à laquelle il nous confronte et la politique à laquelle il oblige.

L’oubli complice des célébrations hâtives

Mars 2020. Dans nos rues vides, le temps traîne… Le Covid-19 provoque l’impensable : arrêter ou, tout du moins, ralentir considérablement le souffle chaud de l’activité économique. Dans le ciel, les longues trainées blanches s’estompent progressivement avant de disparaître. Les mégalopoles sont privées de leurs connexions aériennes intimes. À terre, les voitures se reposent sagement. Quelques personnes se pressent pour faire leurs courses, d’autres se croisent en tenues de sport. Ici ou là-bas, les distances restent bien gardées. Un silence assourdissant habille nos quotidiens interloqués. Au cœur de ce dernier apparaît une nouvelle étrangeté : l’espace public est délaissé.

Les rues ne sont pourtant pas entièrement vides et parmi les rares passants, certains ne sont pas pressés : les personnes sans-abri investissent un espace public dans lequel, pour une fois, il est impossible de nier leur présence. Elles traversent ces journées, préoccupées par des menaces qui leur paraissent plus imminentes que le virus : comment se nourrir, s’abriter, boire et se laver ? La mise sous cloche de l’assistance habituelle est préoccupante. Comment subsister dès lors que le confinement tient éloigné de l’espace public et les prive par là même des liens indispensables à leur survie ? Finalement, les semaines passèrent et, alors que « l’angoisse pointait, le cataclysme n’a pas eu lieu »1. Le mérite en revient aux mondes associatif et administratif qui se sont fédérés sous l’égide de l’exceptionnalité : dispositif d’hébergement d’urgence, réquisition d’hôtels, investissement d’argent public, mesures – éphémères – sur le droit au logement, etc.

Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés.

La mobilisation ponctuelle cache cependant le cynisme des regards rétrospectifs : certains se félicitent de la gestion de la crise. Ces célébrations hâtives oublient que le problème n’est pas tant l’événement pandémique, mais ce qu’il est venu révéler de nos sociétés. Là où le bât blesse, c’est que des « naufragés » s’amassent dans nos rues et qu’on ne peut les confiner face aux dangers2. Surtout, que leur nombre ne cesse d’augmenter depuis le confinement, sous l’effet conjoint de la spéculation immobilière et de la destruction systématique du filet social. L’année dernière, la fondation Abbé Pierre dénombrait 300 000 personnes privées de domicile en France. « Pour rester chez soi, il faut un chez-soi » signent par conséquent encore aujourd’hui citoyens, citoyennes et organisations, dénonçant le mutisme des pouvoirs publics face au non-respect du droit au logement. Un droit universel reconnu, mais non garanti, bien qu’il soit la condition sine qua non de l’accès régulier aux autres droits.

De l’invisible au visible : les leçons du confinement

Un événement ne prend sens que par rapport au système qu’il affecte3. Or, penser cette affectation, c’est s’interroger sur la réforme de l’espace et du temps qui a bouleversé nos expériences individuelles et collectives lors du confinement. Il aura notamment fallu que s’ouvre cette soudaine parenthèse pour que la présence des personnes sans-abri devienne impossible à cacher. Leur condition limite est alors apparue au grand jour : ni pleinement dedans ni pleinement dehors, elles évoluent au seuil de l’ordre social et de ses mécanismes de protection.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli. La lutte contre l’amnésie politique consiste à prolonger le travail déjà entamé par d’autres et à mettre en place une mémoire collective. À travers elle, il s’agit de pointer les défaillances systémiques que la béance de l’événement a laissé apparaître, comme le suggérait déjà Andy Battentier dans un article intitulé « Après l’épidémie, nous n’oublierons pas ». Ne doivent donc être omis les premiers balbutiements, les regroupements à la hâte en hébergement d’urgence alors que nous n’avions d’idée claire sur l’exposition à la contamination que cela représentait, les cris du coeur, la faim, la soif… et encore moins le sentiment d’abandon des premiers jours. Ce regard en arrière est, par ailleurs, la condition d’une tâche qui se conjugue au présent : une lutte quotidienne contre l’oubli qui empêche le retour à l’embarras et à la cécité collective.

Cette visibilisation, précisément parce qu’elle fut éphémère, ne doit pas tomber dans l’oubli.

Si les deux ans qui séparent les printemps 2020 et 2022 ont transformé l’événement en souvenir, il est d’autant plus nécessaire de travailler ce dernier : il fait désormais office de réserve de sens. Il faut comprendre par là qu’il a la capacité d’influer sur nos représentations et nos formations politiques par les questions qu’il laisse ouvertes au temps présent. Aussi nous confronte-t-il à ce qui, aujourd’hui, fait encore trop souvent défaut dans le traitement de la question sans-abri : la mobilisation de modes de perceptions politiques de la réalité. Un chemin qui nous mène non seulement auprès de ceux qu’on ne veut pas voir, mais aussi plus près de ce qu’on ne veut pas voir.

Ceux qu’on ne veut pas voir : la relégation

La visibilisation des personnes sans-abri a dévoilé la brutalité de l’ordre social actuel. Elle le confronte à une forme de violence consentie en vue de sa pérennisation : celle de la relégation. Des masses « en sont constamment réduites à devenir superflues, si nous nous obstinons à concevoir notre monde en termes utilitaires », avertissait déjà Hannah Arendt dans les Les Origines du Totalitarisme4. Ce mécanisme a depuis été étudié par Bertrand Ogilvie dans ses analyses sur la production de « l’homme jetable5». Selon lui, cette violence spécifiquement moderne nait de l’industrialisation de nos sociétés : « […] au moment même où s’enclenche la révolution industrielle, on voit s’amorcer une analyse spécifique de la violence qui lui est propre : celle d’une société entièrement organisée autour de la dénégation de l’idée de société, celle d’une société condamnée à faire éprouver à certains de ses membres ce qu’on pourrait croire qu’elle aurait intérêt par ailleurs, pour sa survie, à cacher : à savoir l’absence profonde de convergence entre les finalités, ou les conséquences, du tout et les objectifs des particuliers6».

La condition d’interchangeabilité valorisée par la formation industrialo-capitaliste conduit à désacraliser les vies humaines : certaines sont renvoyées à leur insignifiance face aux objectifs de l’ordre social dominant. Elles sont “superflues”. Des hommes et des femmes s’amassent alors dans les villes, marginalisés et non loin d’être chosifiés. C’est dire combien les idéaux modernes d’égalité et de liberté ont été travestis. L’explosion actuelle des inégalités renforce ce tableau et révèle les contradictions flagrantes d’un ordre social qui se présente pourtant comme le garant des droits humains.

La relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable.

Ainsi, la relégation opère là où le système utilitaire a échoué. Elle intervient comme ultime mode de traitement pour se débarrasser du « superflu » dont l’ordre social est lui-même responsable : elle cache, elle invisibilise. De nombreux dispositifs tendent en effet à maintenir « ceux qu’on ne veut pas voir » toujours plus loin de nos vi(ll)es : décrets anti-mendicité, mouvements Nimby, créations de mobilier urbain anti-SDF, dispositifs d’accueils centralisés. Le succès est contrasté et la manière d’intervenir toujours plus brutale. Une violence qui atteint aujourd’hui un certain seuil, la faisant basculer dans la « violence extrême » qui, à suivre Étienne Balibar, passe tout à la fois par une destitution de l’humain et une destitution du politique7.

Ce qu’on ne veut pas voir : la déshumanisation

Tandis que des frontières physiques permettent de reléguer les formes de vies jugées indésirables, des frontières symboliques tendent à en normaliser le processus dans les consciences collectives. La relégation est en effet dédoublée par une autre forme de violence : celle de la déshumanisation. Selon Claudia Girola, la construction moderne de la figure du sans-abri est le résultat de la conjonction de deux pratiques sociales : les « différentes formes de déterritorialisation » se combinent à des « mutilations biographiques »8. Le qualificatif sans-abri connote l’image d’un être déraciné socialement, « vaincu » et sans attaches apparentes aux lieux qu’il traverse. Il est désubjectivé : sa vie biographique ne compte plus, comme en témoignent de nombreuses pratiques narratives (clochard, vagabond, errant, sans-logis, mendiant, sans-domicile) qui contribuent à faire disparaître les traces d’une individualité active. La déshumanisation prend donc le relai de la relégation. Ensemble, elles redessinent les contours biographiques et territoriaux des personnes en les assignant à territoire « commun », tout en les repoussant, dans un même mouvement, en dehors de notre « monde commun »9 – ou ce qu’il en reste.

Une invisibilisation qui agit comme une justification de la violence. Elle exclut ces personnes de la communauté humaine et des droits qui lui sont associés. Ce ne sont plus des semblables qui vivent à même nos rues, mais une « infra-humanité » usée et indifférenciée, à laquelle ni la pitié ni l’hospitalité ne peuvent ou ne doivent être accordées. Ces deux modalités de l’attention portée à l’autre constituent pourtant le socle de toute collectivité. Dans le Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Jean-Jacques Rousseau a en effet montré que la pitié ne relevait pas du moralisme, mais du « sentiment naturel » qui « concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce »10. Deux siècles plus tard, Emmanuel Lévinas met en évidence dans L’Humanisme de l’autre homme la condition hospitalière de chaque homme : « Le visage s’impose à moi sans que je puisse rester sourd à son appel, ni l’oublier, je veux dire sans que je puisse cesser d’être responsable de sa misère11 ».

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité.

Dès lors que la souffrance d’autrui n’entraîne plus de réaction, il ne paraît pas déraisonnable de conclure à l’atrophie de l’humanité. L’excès d’humanitarisme ne saurait pourtant être une réponse satisfaisante : « ce qu’on ne veut pas voir » est autant l’appel que porte en lui le visage d’une personne sans-abri que notre propre impuissance face aux structures économico-sociales qui condamnent à une complicité coupable.

Ouvrir les yeux et sortir de l’impuissance 

Que faire alors ? Ouvrir les yeux, comme le veut une injonction largement répandue, mais dont la portée n’est pas toujours clairement établie. Elle invite à arrêter de détourner le regard et à mobiliser d’autres modes de perception politiques de la réalité. En suivant ce chemin, le surplus de visibilité apparu lors du premier confinement se transforme en interpellation. Il nous confronte à la disposition de nos yeux internes, qui tolèrent et construisent (a)normalement l’invisibilité de la personne sans-abri : dans un contexte où la production de richesse poursuit son ascension vertigineuse, comment expliquer qu’une masse toujours croissante d’individus occupe un carreau d’une froideur impassible sinon grâce aux grandes fables qui naturalisent les dispositifs de relégation et de déshumanisation ?

Pour sortir de l’impuissance, il faut alors viser les contradictions qui travaillent ces mêmes fables. Leur logique sélectionne ce qui est rendu visible ou non ; l’affronter, c’est lever le voile sur les processus politiques par lesquels se banalisent notre indifférence et notre impuissance collective. C’est déplacer les points d’importances, voir ce qui fait défaut ou ce qui apparaît de manière prégnante dans les discours dominants. À commencer par ceux qui présentent les naufragés comme les « dommages collatéraux » accidentels de nos modèles de société, et non comme leur produit le plus pur. En d’autres termes, c’est déconstruire certains laïus qui pourfendent l’égalité au nom d’une idée travestie de la liberté. Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Ainsi s’offre-t-on la possibilité d’aiguiser au temps présent un mode de perception politique de la réalité attentif à la dignité des personnes sans-abri. 

Il importe également d’ouvrir des espaces pour le témoignage afin de susciter de la réaction et de la mobilisation. Des contre-récits qui tendent à la « désincorporation » et qui permettent de ressentir au plus près de soi la douleur inscrite par l’indifférence dans le corps des superflus. Des paroles vives qui affectent et sensibilisent dans le but d’intégrer la lutte contre le sans-abrisme dans les priorités politiques. Un rapprochement et un dialogue qui empêcheront toujours un peu plus ce que Paul Ricoeur appelait « l’oubli et la mémoire manipulée » : l’idéologisation de la mémoire et la dépossession des acteurs sociaux de la faculté de se raconter12.

Il est enfin question de retrouver autant que possible ce temps qui traîne. Dans l’effervescence de nos rues, le temps doit s’interrompre de nouveau pour répondre à celles et ceux dont le visage appelle. Marquer un temps d’arrêt : affirmer que même dans les situations de pauvreté les plus extrêmes, le caractère de l’humain en chaque sujet est irréductible et que rien ne permet de justifier une telle atteinte à leur dignité dans un monde d’opulence. Il en va d’une justice et d’une politique ; pour ceux que nous voyons, à travers ce que nous voyons. « À quoi bon ? », les plus sceptiques rétorqueront. Car ce sont dans ces nœuds éthiques que réside notre humanité, qui ne se confond plus avec la seule proclamation de droits abstraits et la confiance en une certaine idée du progrès héritière des logiques utilitaires. Loin de l’indifférence silencieuse, se dressent les voies de la subjectivation politique. Reste à faire advenir un sujet collectif capable de ressentir, de percevoir et de dire la violence qui se manifeste sous ses yeux.

1. Damon, J., Inconfinables ? Les sans-abri face au coronavirus. Paris : Éditions de l’Aube, 2020, p. 33.
2. J’emprunte ici la terminologie utilisée par Patrick Declerck dans Les naufragés. Avec les clochards de Paris, Paris : Plon, 2001. Pour une réponse à cet ouvrage prédominant mais caricatural, voir Rullac, S., Et si les SDF n’étaient pas des exclus ? Essai ethnologique pour une définition positive, Paris : L’Harmattan, 2004.
3. Morin, E., « L’événement-Sphinx ». Dans : Communications, 18, 1972, pp. 173-192, p. 173.
4. Arendt, H., Les origines du totalitarisme, Paris : Gallimard, 2002, pp. 811-812.
5. Ogilvie, B., L’homme jetable. Essai sur l’exterminisme et la violence extrême, Paris : Editions Amsterdam, 2012. 
6. Ibid, p. 74.
7. Balibar, E., Violence et civilité, Paris : Galilée, 2010.
8. Girola, C., « Tenir malgré tout dans une vie à la rue », Tumultes, 43, 55-66, 2014, p. 59.
9. Ibid, p. 60.
10. Rousseau, J-J., Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité (1755), Les Échos du Maquis, 2011, p.38.
11. Lévinas, E., Humanisme de l’autre homme, Fata Morgana, 1972, p. 49.
12. Ricoeur, P., La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris : Seuil, 2000, pp. 579-585.

« Seuls les partisans libéraux du revenu universel sont cohérents » – Entretien avec Denis Bayon

Le candidat PS à la présidentielle 2017 Benoît Hamon avait fait du revenu universel sa principale promesse de campagne. © Parti Socialiste

Le revenu universel est-il un bon outil pour redistribuer la richesse et encourager la transition écologique en rémunérant des activités non réalisées dans l’emploi salarié ? Denis Bayon, journaliste à La Décroissance, n’est pas de cet avis. Dans son livre L’écologie contre le revenu de base (La Dispute, 2021), cet économiste de formation s’oppose à la fois aux écologistes défendant le revenu universel et à la gauche antilibérale qui s’y oppose, qu’il juge trop enfermée dans une vision productiviste. Nous l’avons interrogé pour mieux comprendre son point de vue et sa proposition de salaire universel visant à réorienter l’économie vers la décroissance.

Le Vent Se Lève – Revenons d’abord sur la notion de revenu universel, qui est utilisée pour décrire toutes sortes de dispositifs finalement très différents dans la forme et dans les objectifs poursuivis. Quels sont les points communs et les différences entre les versions proposées de revenu universel ? Globalement, qu’est-ce qui différencie un revenu universel tel que conçu par des libéraux et celui imaginé par la gauche écologiste ?

Denis Bayon – Tous les défenseurs du revenu universel s’accordent sur son universalité et son inconditionnalité, c’est-à-dire que toutes les personnes vivant sur le territoire, enfants compris, recevraient mensuellement un revenu monétaire. Les différences entre les libéraux et la gauche écologiste sont les suivantes : la gauche est généralement plus généreuse que « la droite » en retenant des montants monétaires proches du seuil de pauvreté (800 à 1000 euros par personne et par mois). Elle est plutôt favorable à ce qu’une part du revenu prenne la forme d’un accès gratuit à certains biens et services de première nécessité (premiers kWh d’électricité, premiers mètres-cube d’eau, etc.). Elle tendra également à défendre des innovations monétaires, comme le versement d’une partie du revenu en monnaies locales. 

Mais, dans leurs présentations du revenu universel, ce qui les différencie surtout c’est que la gauche écologiste anticapitaliste fait de cette mesure un élément clef pour une « autre société ». Pour les libéraux au contraire, un revenu de base ne remet en rien en cause les institutions marchandes capitalistes. Ce sont eux qui ont raison. Mon livre ne s’attaque absolument pas aux libéraux qui, en défendant cette mesure, sont en parfaite cohérence intellectuelle. Il s’attaque intellectuellement à ceux dont je suis le plus proche moralement et politiquement : les écologistes anticapitalistes. Il y a chez eux une grave erreur de pensée qui les pousse à une grave erreur politique.

LVSL – L’un des arguments les plus courants en faveur du revenu universel est celui de la « fin du travail ». Pour certains, le fait que la productivité progresse plus vite que la croissance économique signifie que l’emploi est nécessairement amené à se raréfier, la technique permettant de remplacer toujours plus de travail humain. Pourquoi rejetez-vous cette hypothèse de la « fin du travail » ?

D.B. – Pour les partisans du revenu universel, le travail manque. Il faut alors, d’une part le partager via la réduction du temps de travail (RTT) et, d’autre part, verser des revenus sans condition de travail, c’est-à-dire un revenu de base, à tous ceux qui n’en ont pas. Si cette position a l’apparence de la rationalité et de la générosité, elle est en fait totalement erronée et trahit une incompréhension de la dynamique du capitalisme.

Il est surprenant que des écologistes et des anticapitalistes se réjouissent des progrès techniques qui remplacent toujours plus le travail humain. Car la poursuite sans fin du progrès technique se trouve au cœur du capitalisme. Ce ne sont pas les travailleurs qui ont inventé et financé la machinerie industrielle ! C’est ce « progrès technique » qui a anéanti la paysannerie, l’artisanat et les métiers ouvriers, et qui s’attaque maintenant à des professionnels qui s’en croyaient naïvement protégés comme les enseignants. En outre, toutes ces technologies numériques ont un impact écologique désastreux. En définitive, certains fantasment sur un monde où nous n’aurions plus à travailler tandis que d’autres semblent résignés à penser qu’on n’arrêtera pas le progrès technique et promeuvent l’idée de s’adapter via la RTT et le revenu inconditionnel.

Par ailleurs, sur le fond, il est erroné de dire qu’aujourd’hui la hausse de la productivité du travail marchand est supérieure à la croissance économique. Une vaste littérature économique se lamente au contraire de la tendance à la chute des gains de productivité du travail dans notre pays depuis le début des années 1980. La raison en est extrêmement simple : les capitalistes n’investissent plus assez parce que les taux de profit sont à la peine. Chaque euro de capital ou de patrimoine rapporte de moins en moins d’argent sous forme de droit de propriété. Et comme le taux de profit – et non les profits – est la variable clef de la performance des entreprises capitalistes, l’incitation à investir est moins forte. De fait, depuis le milieu des années 1980, on constate que le nombre total d’heures de travail, qu’on compte celles-ci dans le secteur marchand ou dans les administrations et assimilés, augmente globalement en France. Cela n’a rien de surprenant : avec des gains de productivité horaire qui se réduisent, il y a davantage d’offres d’emplois, globalement de moins en moins productifs. 

« Sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur ! »

Même si le capitalisme se remettait à bien fonctionner, à savoir renouait avec de forts gains de productivité marchande supérieurs à la croissance économique, la valeur économique générée par le travail marchand se réduirait. En effet, si, avec moins de travail, les entreprises produisent autant ou davantage de marchandises, les prix de celles-ci baisseront et avec eux les taux de profit. Si les profits restent stables, le capital accumulé, lui, aura encore augmenté suite aux investissements dans de nouvelles machines, d’où un taux de profit finalement plus faible (ndlr : cette explication fait référence à la théorie marxiste de la baisse tendancielle du taux de profit).

Dès lors, si vous souhaitez baisser le temps de travail des employés, il faut aussi baisser leurs salaires. Sinon vous dégradez encore davantage le taux de profit des entreprises, qui se retrouvent menacées de faillite. C’est exactement ce qu’a fait la gauche plurielle avec ses « 35 heures », qui ont été payées par une baisse des cotisations sociales, c’est-à-dire la part indirecte du salaire. En fait, c’est seulement lorsque le capitalisme est en pleine forme, avec une forte productivité horaire, une forte croissance économique et des taux de profit en hausse, que le temps de travail individuel baisse.

LVSL – Admettons que l’on partage les arguments des écologistes favorables au revenu universel ; il s’agit ensuite de le financer. En général, il est proposé de trouver les montants nécessaires par une réforme fiscale qui augmenterait la contribution des plus riches, de potentielles nouvelles taxes (carbone, transactions financières…) ainsi que par des économies sur les minima sociaux remplacés par cette nouvelle prestation. Est-ce réaliste selon vous ?

D.B. – Il est impossible de financer un revenu universel inconditionnel tel que le décrivent les écologistes anticapitalistes sans un bouleversement de fond en comble de l’ordre institutionnel. Les besoins de financement sont trop importants. Le revenu moyen dans ce pays est d’environ 2400 euros par adulte et par mois. Prenons un revenu universel proche du seuil de pauvreté, soit de 1 000 euros mensuels par adulte et 500 euros par enfants, puisque nombre d’auteurs retiennent, de façon surprenante, une demi part par enfant. À l’échelle globale, cela nécessite un financement de plus de 600 milliards d’euros, soit environ la moitié du montant des revenus monétaires versés dans notre économie chaque année. Certes, sur le papier, le revenu universel est finançable. Mais ce ne sont pas par des économies sur les minima sociaux et autres aides sociales que l’on peut dégager des ressources de cette ampleur !

Quant à une nouvelle fiscalité parée de vertus écologiques, elle relève d’objectifs tout de même très contradictoires. Ainsi une taxe carbone rapportera d’autant plus d’argent que notre économie en émettra ! Et si elle désincite la pollution comme espéré, elle ne rapportera alors plus grand chose pour financer le revenu universel. Même réflexion au sujet des taxes sur les transactions financières : pour financer le revenu de base, il faudrait souhaiter la spéculation ! 

Il en va encore de même avec une forte taxe sur les profits, c’est-à-dire les revenus de la propriété lucrative comme les intérêts, dividendes, rentes ou loyers. La défense du revenu universel ne remet fondamentalement en cause aucune des institutions capitalistes comme la propriété capitaliste de l’outil de travail, le marché de l’emploi, le crédit bancaire avec intérêt ou la croissance économique sans fin, la viabilité du financement repose sur la prospérité du capitalisme. Or, une forte taxe sur les profits ferait chuter l’indicateur clé du capitalisme, le taux de profit, ce qui déstabiliserait encore davantage les institutions du régime capitaliste, et donc la base fiscale sur laquelle on compte pour financer la mesure. 

Au final, financer le revenu universel implique donc que l’assurance chômage, le régime général de retraites ou d’autres branches de la Sécurité sociale, soient fortement amputées, voire supprimées. Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. Encore une fois, seuls les partisans libéraux du revenu universel sont parfaitement cohérents. 

En fait, la seule solution pour « garantir le revenu », c’est d’en finir avec son inconditionnalité, qui est présentée comme  la pierre d’angle « révolutionnaire » de l’édifice, et de financer un revenu minimum en augmentant les minima sociaux à 800 ou 1000 euros mensuels.

LVSL – Certains économistes ou responsables politiques proposent de recourir à la création monétaire, qu’il s’agisse d’euros, de monnaies locales ou de crypto-monnaies, pour financer ce revenu universel. Vous estimez qu’ils ont tort, que cela ne ferait que créer de l’inflation. Pourquoi ?

D.B. – Comme les partisans du revenu universel butent sur la réalité que son financement conduirait à désagréger des pans entiers de la Sécurité sociale, et que rares sont ceux qui peuvent entièrement l’assumer, on sort alors du chapeau « l’argent magique » : la création monétaire. Mais à quoi sert la monnaie, sinon à acheter des marchandises sur des marchés ? Si une très forte création monétaire servait à financer tout ou une partie du revenu universel, tout le monde voudrait dépenser cet argent mais on ne trouverait pas assez à acheter, d’où une hausse des prix.

« Quelle que soit la bonne volonté de la gauche écologiste et anticapitaliste, elle a besoin d’un capitalisme en pleine forme pour financer son revenu universel, ce qui est en contradiction totale avec l’engagement écologique affiché. »

C’est précisément cette stratégie de folle création monétaire qui a été entreprise, avec une habileté diabolique, par la classe dirigeante à partir des années 1980 pour essayer de sortir de l’ornière le régime capitaliste. Il est vrai qu’elle a réussi à relancer l’activité marchande via une relance du crédit à l’économie. Mais la conséquence principale de ces politiques est que la monnaie circule avant tout sur les marchés financiers et, dans une moindre mesure, sur le marché immobilier. Dans les deux cas, cela alimente surtout la spéculation. Seule une petite partie finance la croissance industrielle. C’est cela qui explique que nous ne connaissons pas une hyperinflation alors que les sommes d’argent qui circulent n’ont plus aucun rapport avec la valeur des marchandises produites. Rien de tout cela n’aurait lieu avec le revenu de base : la population chercherait à le dépenser sur les marchés pour consommer des biens et des services. Après tout, c’est bien le but du jeu ! La forme prise par la monnaie (numérique, monnaie locale, etc.) n’importe absolument pas. Je ne suis d’ailleurs pas convaincu par le bitcoin, qui ne sert pas à acheter mais à spéculer.

LVSL – Si je vous comprends bien, un revenu universel conséquent est donc presque impossible à financer, sauf à le transformer en revenu minimum garanti (qui n’est donc plus universel) ou à démanteler la Sécurité sociale. Vous écrivez ainsi au début de votre livre que « la défense d’un revenu de base s’intègre dans une dynamique capitaliste contre-révolutionnaire ». Le revenu universel est-il donc un piège politique pour la gauche écologiste ?

D.B. – Oui, c’est un piège redoutable. Comme souvent, l’enfer est pavé de bonnes intentions. Or, qui pourrait s’opposer à un but aussi généreux que la lutte contre la pauvreté ? En fait, il n’y a que deux possibilités. La plus probable, c’est que le revenu de base prenne seulement la forme d’un revenu minimum augmenté, avec pour unique objectif de lutter contre la pauvreté. Pourquoi pas ? Mais cela ne changerait rien à la domination des institutions qui détruisent la vie sur Terre : la propriété capitaliste de l’outil de travail, le crédit bancaire avec intérêt, le marché de l’emploi (avec l’exploitation du travail par le capital) ou la croissance technologique sans fin.

Si le revenu inconditionnel est effectivement mis en place, alors il faudra mettre à bas des pans entiers des institutions du régime général de la Sécurité sociale pour définitivement liquider son histoire révolutionnaire. Bien que peu probable, une telle situation marquerait l’achèvement de la contre-révolution capitaliste entamée dès 1944 face au mouvement ouvrier révolutionnaire. En effet, le régime général de Sécurité sociale était à l’origine contrôlé par les travailleurs eux-mêmes, via des élections sur listes syndicales. Ce n’était certes pas parfait mais au moins ce n’était ni l’État, ni les actionnaires qui géraient les budgets considérables de la Sécu, alimentés par les cotisations sociales. Les conséquences en étaient formidables, notamment pour la gestion de l’hôpital public largement aux mains des soignants (ndlr : lire à ce propos l’article de Romain Darricarrère sur LVSL).

Or, au cours des dernières décennies, toute la classe politique n’a pas tant privatisé la Sécu qu’elle l’a étatisée, pour la confier à des techniciens et des bureaucrates, ôtant progressivement tout pouvoir aux travailleurs. Puis-je rappeler que c’est la « gauche plurielle » (PS, PCF, Verts) qui a appliqué le plan Juppé qui anéantit définitivement le pouvoir des syndicats de travailleurs dans la gestion des caisses de Sécu ? Raison pour laquelle tout le monde confond la Sécu et l’État. Le revenu de base repose sur la même logique : l’État, géré par « ceux qui savent » vient « prendre soin » d’une population politiquement impuissante à qui il faut donner le droit au revenu.

LVSL – Vous revenez aussi sur les arguments de ce que vous nommez « la gauche antilibérale », héritière du mouvement ouvrier et défavorable au revenu universel. Comment ce camp politique définit-il le travail et pourquoi rejette-il l’idée d’une allocation universelle ?

D.B. – La gauche antilibérale a produit des arguments très intéressants contre le revenu de base, sur lesquels se base une grande partie de mon livre. Outre qu’elle a montré que celui-ci était impossible à financer sans casser la Sécu, elle a aussi défendu l’idée que le revenu de base était une « prime à la précarité ». En effet, comme les montants envisagés, même les plus généreux, sont la plupart du temps insuffisants pour vivre, les personnes doivent continuer de se présenter sur le marché de l’emploi ou devenir auto-entrepreneur pour le compléter. Dès lors, les moins qualifiés devront se contenter de CDD, de missions d’intérim, de faibles revenus d’activité, etc. Le travail sera donc toujours une besogne qu’on expédie en y pensant le moins possible et qui n’appelle aucune bataille politique. La casse des droits du travail se poursuivra donc.

Cela dit, les partisans écolos du revenu universel sont en droit de demander à la gauche antilibérale ce qu’elle propose. Et là, c’est le grand vide. Ou plus exactement toujours les mêmes mots d’ordre : croissance « verte » (1), emplois publics et réduction du temps de travail. La gauche ne semble jamais être sortie des « 30 Glorieuses » où « tout allait bien » : forte croissance, « plein emploi » si l’on excepte que les femmes étaient renvoyées dans les foyers, progression de la fonction publique, etc. Quoiqu’on en pense – y compris, comme c’est mon cas, le plus grand mal – il est totalement illusoire de penser qu’on pourrait retrouver de tels enchaînements. Cette période correspondait à une sorte d’ « âge d’or » absolument inattendu du capitalisme : alors que ce régime avait montré des défaillances extrêmes, dont il ne se sortait qu’à coup de destructions inouïes, comme deux guerres mondiales en moins de cinquante ans, voilà qu’il renaissait en pleine forme ! 

Mais après cinquante ans de « crise » ou de « dépression longue » selon l’expression du marxiste Michael Roberts, nous savons que le capitalisme ne peut plus garantir la croissance et le plein emploi. Si c’était le cas, la bourgeoisie, qui aimerait tant revenir au « monde d’avant », avec sa croissance industrielle et ses taux de profit, l’aurait déjà fait. Dès lors, lorsque la gauche défend l’emploi comme seul horizon, elle défend in fine le chômage de masse qui l’accompagne.

Le plus dramatique, c’est que la gauche antilibérale ne diffère finalement des libéraux que sur le positionnement du curseur entre les « productifs » et les « improductifs » que ce cher État social devra prendre en charge. Pour les libéraux, seuls les travailleurs marchands et les capitaux sont productifs. Ce sont eux qui vont générer une valeur économique marchande qui sera taxée (les « charges » : impôts et cotisations) pour payer des improductifs (les travailleurs du secteur non marchand et les autres – chômeurs, retraités, femmes ou hommes au foyer, etc.). Contrairement à eux, les antilibéraux de gauche considèrent heureusement que le capital ne produit rien et ils reconnaissent comme « productifs » les travailleurs du secteur non marchand (administrations et assimilées) au motif que l’utilité de leur activité est reconnue socialement et politiquement. Mais ils considèrent toujours tous les autres comme des non travailleurs vivant de la générosité de l’État social. Ce raisonnement erroné est une vraie erreur politique. Les écologistes défendant le revenu universel ont eux compris la nécessité d’en finir avec ce découpage productif / improductif.

LVSL – Selon vous, « la gauche antilibérale » commet donc une erreur dans sa définition du travail, en omettant le travail domestique. Vous proposez une autre conception du travail, inspirée notamment des travaux du Réseau Salariat et de Bernard Friot, qui prendrait en compte ce travail domestique à travers un « salaire universel ». En quoi ce salaire universel diffère-t-il du revenu universel ?

D.B. – Le salaire universel est fondamentalement opposé au revenu universel. Le point central est d’affirmer l’universalité du travail, conséquence de notre condition humaine : pour bâtir une civilisation humaine, nous devons travailler, et c’est bien ce que nous faisons tous, sauf les adultes non autonomes et les enfants, du moins en Occident. Il y a travail à chaque fois que des personnes produisent une richesse utile. La question de savoir si ce travail a lieu dans l’espace domestique, communautaire, marchand, gratuit, etc. est, dans cette affaire, secondaire.

Qu’est-ce que le « salaire universel », qu’on appelle aussi « salaire à la qualification » ou « salaire à vie » ? C’est l’attribution à tous les adultes du pays d’un salaire, à partir de la majorité politique à 18 ans, au premier niveau de qualification, c’est-à-dire au SMIC, que la CGT propose de relever à 1400 euros. Les personnes qui le souhaitent peuvent ensuite évoluer en qualification pour gagner plus. 

On va me dire que c’est de la démagogie. Mais non ! Considérer tout adulte en capacité de produire de la valeur économique pose une très haute obligation politique et morale. Cela implique, de fait, que chacun s’engage dans le travail et dans le combat pour que nous en devenions maîtres, individuellement et collectivement.

D’autre part, la seule façon de financer le salaire universel, c’est d’en finir avec les revenus de l’exploitation. En finir avec les dividendes et les intérêts versés aux riches, c’est prendre nos responsabilités politiques et diriger l’économie à leur place, assumer le pouvoir. Voilà la différence radicale avec le revenu de base. Evidemment, ce salaire universel ne deviendra réalité qu’à condition d’avoir engagé de formidables combats révélant une appétence collective pour une civilisation pleinement démocratique, et donc le travail qui va avec.

LVSL – Justement, le projet de civilisation que vous portez, c’est la décroissance. Vous la définissez comme la réduction, décidée démocratiquement et non subie, de la production et de la consommation de biens et services. Comment liez-vous la décroissance et le salaire à vie ?

D.B. – Le salaire universel s’appuie sur une institution économique déjà existante, la Sécu. Outre l’augmentation des cotisations pour mutualiser une part de plus en plus importante des salaires, l’idée est de la remettre sur ses rails originels, c’est-à-dire sa gestion démocratique par les travailleurs. En effet, pour un écologiste luddite et décroissant comme moi – qui veut en finir avec des pans entiers de l’industrie pour produire autrement et moins –, seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production.

« Seule une démocratie économique permettrait le choix collectif de la sobriété en transformant radicalement les institutions de production. »

À travers l’élection d’administrateurs des caisses de Sécu, nous pourrons décider démocratiquement d’arrêter de financer des projets nuisibles comme l’EPR ou ITER (ndlr : réacteur international de recherche sur la fusion nucléaire, situé à Cadaraches, en région PACA) pour soutenir des travaux vitaux comme la petite paysannerie. Nous pourrons aussi financer des entreprises en outrepassant les créanciers et les actionnaires. La CGT avait entamé un travail sur ces questions, dénommé Nouveau Statut du Travail Salarié. Le projet d’une Sécurité sociale de l’alimentation actuellement réfléchi par des paysans et des syndicalistes va dans le même sens (ndlr : lire à ce propos l’article de Clément Coulet sur LVSL).

LVSL – Votre proposition de « salaire universel » est effectivement très ambitieuse, en ce qu’elle propose une tout autre organisation de l’économie. Cependant, on connaît les obstacles immenses rencontrés par le mouvement ouvrier lorsqu’il s’attaque aux détenteurs de capitaux. Que répondez-vous à ceux qui estiment que votre proposition est utopique ?

D.B. – Elle n’est pas utopique, elle s’inscrit dans le meilleur de l’histoire révolutionnaire récente. Aujourd’hui, presque tout le monde est salarié et une part considérable de ce salaire est déjà mutualisée via la Sécu et la fonction publique. Et bien, renforçons cette mutualisation pour nous donner les moyens de gérer démocratiquement l’économie ! Bien sûr, j’ai parfaitement conscience de notre marginalité : à peu près tout le monde est contre nous ! Les attaques de la classe dirigeante seraient brutales, il n’y a pas de raison de penser qu’il en irait différemment de ce qui s’est toujours passé dans les périodes révolutionnaires : répression, prison, crimes, etc. La brutalité étatique déployée contre les Gilets jaunes en a donné un avant-goût.

LVSL –  Revenons sur un autre enjeu abordé ponctuellement dans votre livre, sur lequel il m’a semblé comprendre que vous étiez assez réservé : la question de la gratuité. La richesse prélevée sur la sphère marchande (impôts, taxes, cotisations…) finance en effet des services publics gratuits ou quasi gratuits, comme l’éducation, la santé ou la sécurité. Certains intellectuels, comme Paul Ariès, proposent d’élargir cette gratuité en l’étendant à d’autres domaines : transports publics, quantités minimales d’eau et d’électricité, alimentation… Selon ses partisans, cette démarchandisation de nombreuses sphères de la société pourrait permettre de satisfaire certains besoins élémentaires en outrepassant le marché. N’est-ce pas quelque chose de souhaitable pour un décroissant comme vous ?

D.B. – Si on veut être précis, on ne peut pas dire que des prélèvements sur la sphère marchande « financent » la gratuité. Par définition, la gratuité n’a pas besoin de financement. Dans un monde où tout serait gratuit, il n’y aurait pas d’argent. Sauf que nous vivons dans un monde où les marchés et la monnaie sont très présents, donc les « travailleurs de la gratuité » ont besoin de manipuler de l’argent. La personne qui prépare un repas pour le foyer le fait gratuitement mais elle doit acheter, au moins en partie, les ingrédients qui composent le repas, l’énergie pour le cuire, etc. Le cadre qui consacre 50 heures par semaine à son entreprise ne peut le faire qu’à condition que sa femme travaille gratuitement dans la sphère domestique, élève leurs enfants, prenne soin d’un parent vieillissant, etc.

L’ouvrage de Denis Bayon. © Editions La Dispute

Ce que je veux dire par là, c’est qu’on ne parle jamais des « prélèvements » sur la sphère gratuite par l’économie marchande capitaliste, alors que ceux-ci sont massifs. Cela explique d’ailleurs, comme vous le dites, que la gratuité est déjà massive dans notre économie de croissance ! Faut-il l’étendre ? Pourquoi pas ? Il est par exemple urgent que les soins dentaires soient entièrement gratuits… Mais fondamentalement la décroissance n’a rien à voir avec la gratuité. Elle affirme que si nous devions nous passer de pans entiers de l’appareil industriel, il nous faudrait beaucoup bosser. Les derniers paysans produisant des aliments sains et savoureux avec peu de technique en savent quelque chose. Une des premières choses à faire avec le système de salaire universel dont nous parlions tout à l’heure, c’est de former des travailleurs pour accomplir ces tâches au service de la société.

A l’inverse, on peut imaginer une société, à mes yeux catastrophique, où une partie de la population considérée comme inutile et improductive accéderait en sus de son revenu de base à quantité de biens et services gratuits et se contenterait d’une vie essentiellement parasitaire. Le salaire universel interdit une telle perspective, car, à la différence du revenu minimum et d’une extension très forte de la gratuité, il nous oblige. C’est d’ailleurs pour ça que, pour l’heure, à peu près personne n’en veut. Et que la gratuité a si bonne presse.

LVSL – Puisque nous avons abordé les enjeux du travail et de l’écologie, j’aimerais enfin vous demander votre avis sur une proposition qui suscite de plus en plus d’intérêt ces derniers temps : l’emploi garanti. Deux think tanks et de plusieurs élus de gauche proposent en effet que chaque chômeur se voie créer un emploi, selon les besoins locaux, s’il le souhaite. Que pensez-vous de cette proposition ?

D.B. – En gros, cette initiative s’inscrit dans la généralisation du dispositif « Territoire Zéro Chômeur de Longue Durée » défendue par tout le camp libéral, de droite et de gauche, que j’ai déjà évoqué dans La Décroissance N°175, en allant voir de plus près la réalité de ces travaux apparemment écologiquement vertueux. Je me suis notamment basé sur le travail de l’Union Locale CGT de Villeurbanne qui soutient des travailleurs en lutte dans leur Entreprise à But d’Emploi dans le TZCLD du quartier populaire de Saint-Jean (2) et les témoignages et analyses du Comité Chômeur de la CGT (3). 

L’idée est d’une simplicité libérale redoutable. C’est entendu : rémunérer les chômeurs nous coûte de l’argent, on nous le répète assez. Au passage, je trouve qu’on devrait se poser la même question pour les hauts fonctionnaires qui cassent l’hôpital public ou les ingénieurs qui produisent toutes sortes de gadgets inutiles. Passons. On nous dit donc qu’un chômeur  coûte environ 15 000 euros annuels. Bien sûr, les libéraux aimeraient beaucoup ne plus verser ce « pognon de dingue » aux « improductifs ». Leur logique est la suivante  : avec l’argent que nous coûtent les sans emploi, versons-leur un salaire au SMIC via un contrat de travail le liant à une association créée à cet effet. Or ce qui m’inquiète là-dedans, c’est qu’on va encore utiliser l’argent de la Sécu. Et la gauche défend ça !

Ensuite, quid du travail concret ? Tout le reste de l’économie étant toujours aux mains de la classe dirigeante, le travail dans les TZCLD est extraordinairement contraint. En effet, il ne doit pas concurrencer celui des autres travailleurs de l’économie marchande ou de la fonction publique. Dès lors, il ne reste que les miettes. Les travailleurs du TZCLD témoignent de leur sous-activité, ou du fait qu’ils bossent « pour eux-mêmes », par exemple en repeignant leurs locaux. 

On voit aussi des situations où cette contrainte est allégée et où les travaux réalisés viennent de fait remplacer les travailleurs du secteur marchand généralement mieux payés. La CGT chômeurs a inventorié les tâches de ce type : mise en rayon et inventaires dans la grande distribution, lavage de voitures d’entreprises, couture pour des entreprises de textile bio…  Elle dresse également la liste de tous les travaux qui viennent remplacer ceux des fonctionnaires territoriaux à statut. Elle en déduit que « 80 % des travaux effectués relèvent des compétences des agents communaux ou du tissu économique déjà présent localement ». Voilà comment une idée généreuse mais erronée, car fondée sur des principes libéraux, remplit parfaitement l’agenda de la classe dirigeante. Les TZCLD s’apparentent à une fourniture de travail gratuit, les salaires étant payés par la Sécu et l’État, avec une possible modulation en prenant en compte le chiffre d’affaires liés à des travaux solvables. Potentiellement, une généralisation de la mesure rendrait disponibles des millions de travailleurs sous-payés qui casseraient les salaires et les statuts des travailleurs en postes. En outre, lorsque des travailleurs des TZCLD se révoltent contre une telle situation, ils sont durement sanctionnés. Il faut donc refuser ce genre de « solution au chômage ».

Notes :

1. Voir le remarquable livre d’Hélène Tordjman, La croissance verte contre la nature, La Découverte, 2021.

2. Union Locale CGT de Villeurbanne, Évaluation intermédiaire de l’expérimentation de Villeurbanne Saint-Jean, février 2021.

3. « Note Territoires Zéro Chômeurs de Longue Durée », Comité national des Travailleurs privés d’emplois et précaires CGT, consultée le 3 novembre 2020.

État d’urgence pour l’agriculture française

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L’agriculture française est à un tournant. Les négociations avec les distributeurs tournent au bras de fer, consacrant l’échec des lois censées rééquilibrer leurs rapports avec les producteurs. Dans le même temps, les négociations en cours sur la PAC engageront la France pour les années à venir. Les moyens publics mobilisés pour appuyer l’agriculture ne suffisent plus à endiguer la paupérisation de ce métier, victime des dérives d’une économie exposée à un libéralisme à tout crin. Définir une agriculture durable, garantissant à la fois une alimentation saine, la souveraineté alimentaire et l’adaptation au dérèglement climatique, impose de s’interroger sur la pérennité des revenus agricoles.

Depuis 30 ans, le prix de la viande de bœuf ou de veau payé au producteur n’a pas varié. Pourtant, le prix pour le consommateur s’est envolé au cours de la même période, augmentant de plus de 60 %. Cette évolution symptomatique pose une question essentielle : où passe l’argent du secteur agricole, alors qu’éleveurs et distributeurs s’affrontent ?

Tout d’abord, il faut rappeler que l’agriculture est un secteur contrasté, qui présente de fortes inégalités. Entre 1982 et 2019, le nombre d’agriculteurs a été divisé par 4. La France, qui comptait alors 1,6 million d’actifs agricoles, n’en recensent désormais plus que 400 000. Or, sur les seules 20 dernières années, la valeur ajoutée du secteur agricole avait bondi de près de 30 %. Une création de richesse qui semble aujourd’hui échapper aux producteurs dans leur ensemble.

Un secteur miné par les inégalités

Le secteur agricole se caractérise par de fortes inégalités, comme le montre le tableau suivant produit par l’INSEE. Ainsi, les déciles des revenus des agriculteurs exploitants s’échelonnent de 1 à 11 en moyenne (écart entre les 10% d’exploitants ayant le plus fort revenu et ceux ayant le plus faible). Cet écart s’étend même de 1 à 15 pour les cultures spécialisées comme les légumes, les fleurs, la vigne ou l’arboriculture. Surtout, 20 % des actifs agricoles sont confrontés à des revenus nuls. Ainsi, le regroupement des terres agricoles, le remembrement – c’est à dire la réunion de plusieurs parcelles – et la course à la taille des exploitations n’ont pas permis de sécuriser les revenus agricoles dans une logique malthusienne. Au contraire, ils ont accéléré un mouvement de paupérisation du monde agricole.

Revenus d'activité mensuels des non salariés agricoles - source INSEE 
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Revenus d’activité mensuels des non salariés agricoles – source INSEE

Ces écarts se présentent sous différentes formes. Tout d’abord, il existe un effet spécifique lié à l’âge de l’exploitant. En effet, la possession d’un capital foncier permet d’en tirer des revenus, ce qui avantage les exploitants plus âgés. En outre, certaines filières sont plus valorisées que d’autres. La viticulture, par exemple, bénéficie de fortes exportations. Des tensions apparaissent donc entre les différentes filières depuis de nombreuses années, notamment sur la répartition des aides de la Politique Agricole Commune (PAC).

Ces aides sont au cœur des débats actuels. L’Union européenne souhaite revoir à la baisse ses budgets dédiés à la politique agricole, au profit d’autres priorités et en raison du Brexit. Cette politique arrive à rebours des politiques menées par les autres grandes puissances. A l’heure actuelle, 30 % des exploitants perçoivent moins de 5.000€ d’aides. Dans le même temps, près de 10 % du budget est distribué à un tout petit nombre d’exploitants recevant plus de 100.000€ en subventions. Selon une étude menée avec le ministère de l’Agriculture (1), cette disparité vient de l’absence de plafonnement des aides. Selon cette même étude, les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles, avec là encore des différences très variables selon les secteurs. Les aides représentent moins de 10 % pour la production horticole ou viticole, et plus de 100 % pour la viande bovine ou la culture d’oléagineux.

Les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles.

Ces chiffres démontrent l’extrême dépendance du secteur agricole aux aides européennes, et les fragilités d’un secteur livré aux aléas du libéralisme. Tout d’abord, ces sommes ne permettent pas de garantir un revenu digne aux exploitants. Un sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Or ils ne bénéficient par pour autant de prestations sociales, en raison de leur statut.

Les auteurs de l’étude font valoir que, pour des exploitants indépendants, la faiblesse des revenus est compensé par la valeur du capital détenu, qui doit être liquidé au moment de la retraite. Si ce constat est juste, il faut néanmoins considérer que ce capital est grévé par un endettement croissant. Le taux d’endettement dépasse les 40 % pour les entreprises du secteur, et est là encore est marqué par de fortes disparités. Le besoin en capital des exploitations est devenu plus important, notamment avec la mécanisation, et cela malgré la faiblesse des revenus. Le renchérissement du foncier, dont les prix ont fortement augmenté, expliquent aussi cet endettement. Inflation déduite, les prix des terres agricoles ont augmenté de 52 % entre 1995 et 2010, sous le double effet de l’extension des exploitations et de l’artificialisation des sols. Ceci s’explique également par l’indexation des aides européennes sur la surface exploitée.

Les prix à la consommation de certains produits augmentent bien plus que l’inflation. Dès lors, où passe l’argent de l’agriculture ? La grande distribution est souvent pointée du doigt : les prix d’achat aux producteurs sont victimes de la guerre des prix à laquelle les enseignes se livrent pour attirer les clients. L’alimentaire ne constitue pas le rayon le plus rentable, avec 0,8 % de marge seulement en moyenne, et fait donc office de produit d’appel. Mais dans cette confrontation entre producteurs et distributeurs, il y a un grand absent : l’industrie de la transformation, dont les publicités inondent pourtant nos écrans. En position de force vis à vis de producteurs morcelés, et malgré la pression des centrales d’achats, ces intermédiaires peuvent se ménager des marges importantes. Le cas le plus emblématique est celui du sucre, dont les marges atteignent 13 %. En effet, seules 10 entreprises pèsent pour 99,7 % du total de la transformation. La loi EGALIM, qui voulait ainsi proposer un cadre de négociation plus équilibré, s’est heurté à la brutalité des rapports de force économiques, et ne permet plus à l’État de se dérober de son rôle d’arbitre pour trouver des solutions structurelles.

Menaces tous azimuts

Si la question des revenus agricoles est si sensible, c’est qu’elle conditionne la pérennité d’un secteur confronté à de multiples menaces. Premièrement, la moitié des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans, ce qui représente un vrai défi pour assurer les successions dans les années à venir. Le regroupement des terres ne sera certainement pas suffisant pour enrayer la perte de surfaces agricoles, et l’expérience montre qu’il ne permet pas d’assurer les conditions d’une agriculture durable. Or, les attentes des exploitants en fin de carrière vont être confrontées aux faibles capacités des personnes désirant s’installer, au risque tout simplement de ne pas pouvoir céder leurs biens, et laisser des terres en jachère. Cette situation nécessite une politique active à tous niveaux, pour anticiper cette situation et ramener massivement vers l’agriculture des actifs pour répondre aux besoins à venir.

La recherche d’une souveraineté alimentaire et la mise en place de circuits courts sont largement plébiscités dans l’opinion. Pourtant, ces objectifs sont menacés par la poursuite des traités de libre échange, comme le CETA ou le projet d’accord avec le MERCOSUR. Les importations de produits agricoles ne sont pourtant pas à la traine, puisqu’elles ont doublé depuis l’an 2000 et concernent des denrées produites en France. Ces accords peu restrictifs créent une concurrence inique tant sur la qualité que sur le prix des produits, susceptible de menacer nos producteurs. Par exemple, concernant spécifiquement la viande bovine, la hausse des importations présente un impact négatif plus fort pour les producteurs que la baisse tendancielle de la consommation de viande. Par ailleurs, alors que le premier bilan du CETA apparaissait positif pour l’économie française (solde commercial de 800 M€ et gains de 50 M€ pour les exportations agricoles), celui-ci s’est complètement inversé au gré de la crise sanitaire. Au premier semestre 2021, les importations canadiennes à destination de la France ont plus que triplé, atteignant les 262 M€, principalement en raison de la hausse des importations de céréales. Crise sanitaire ou pas, le constat est clair : la logique du libre échange rend vulnérable l’agriculture française.

L’exemple du CETA montre que l’agriculture est rendue vulnérable par les traités de libre-échange.

La recherche de diversification des revenus par les agriculteurs risque pour sa part de mettre la production alimentaire au second plan. Faute de tirer les revenus suffisants de leur production, 37 % des exploitants déclarent une activité para-agricole en 2019. Parmi eux, 13 % exercent également dans la production d’énergie, grâce à des installations photovoltaïques et des éoliennes sur leur terrain, ou du biogaz. 5 % exercent dans l’agrotourisme. Ces activités permettent aux exploitations de se maintenir, compte tenu de la faiblesse des revenus agricoles. Il faut seulement veiller à ce que la pression sur les revenus ne finissent pas par détourner les paysans de leur vocation initiale, et d’aggraver ainsi la baisse de leur nombre.

Faire face au dérèglement climatique

Malgré ces difficultés financières, les fermes seront contraintes de s’adapter aux conséquences déjà perceptibles du dérèglement climatique. Sur les quatre dernières années, les dispositifs d’aides, privés comme publics, atteignent déjà 2,5 milliards d’euros. Ces aides, déployées en réponse à des événements climatiques inhabituels, viennent seulement combler l’écart entre les rendements attendus suivant le modèle conventionnel et la production réelle. Les événements climatiques hors-normes devenant systématiques ces dernières années, les systèmes de soutien, privés comme publiques, ne pourront continuer très longtemps à payer des factures qui s’alourdissent continuellement. La récente vague de gel du mois d’avril, qualifiée de “plus grande crise agronomique de ce début de XXIème siècle” par le Ministre de l’Agriculture, a de nouveau rappelé que le dérèglement climatique entraîne la perte de la saisonnalité régulière et l’apparition de phénomènes de plus en plus extrêmes.

Dès lors, la situation exige une adaptation structurelle des cultures et des méthodes. Évidemment, les besoins en investissements pour adapter l’agriculture au changement climatiques sont massifs. Le volet agricole du plan de relance ne propose pourtant que 455 millions d’euros de soutien au secteur, dont 70 uniquement fléchés sur la prévention des aléas climatique. Ce chiffre infime démontre à quel point la logique de prévention et d’adaptation est peu prégnante dans la vision politique. En outre, ce plan s’articule principalement autour du subventionnement d’investissements individuels, comme l’achat de matériel. Il délaisse les démarches collectives qui bénéficieraient au plus grand nombre et démultiplieraient l’effet qui serait celui d’investissements individuels. La gestion de l’eau est un exemple archétypal de cet écart. En effet, des projets individuels de retenues d’eau, contestables au demeurant, sont favorisés au détriment d’une meilleure gestion et d’un meilleur partage de cette ressource.

Protéger l’agriculture française

Pour éviter la disparition de l’agriculture et de nos agriculteurs, la question des revenus agricoles devient incontournable. Or, cette question de la viabilité des revenus est une condition des nouvelles installations et de la revalorisation de la profession, et des mesures structurelles s’imposent. Les dernières réformes (LME, EGALIM) ont continué de poursuivre une logique libérale consistant à redéfinir le cadre des négociations entre producteurs et distributeurs. Cela n’a pas empêché certains distributeurs de passer outre ces nouvelles règles. Mais plus encore, elles n’ont pas suffit à infléchir le rapport nettement défavorable aux producteurs dans les négociations. Dès lors, seul un rapport de force politique serait en mesure de redéfinir un équilibre en corrigeant un marché déséquilibré. Cela peut intervenir au travers d’un prix minimum, les pouvoirs publics acceptant d’intervenir dans les négociations commerciales afin de garantir un revenu digne. À l’échelle nationale pourrait s’appliquer une interdiction de vente à perte, comme c’est déjà le cas dans le commerce, pour limiter les effets néfastes de la concurrence. La période est favorable pour une telle mesure. L’impact sur le prix final au consommateur serait limité, contrairement aux menaces des analystes libéraux. En effet, la concurrence entre les enseignes poussent pour l’heure à la baisse des prix, comme évoqué précédemment.

Sur le plan technique, les débats sur la réorientation de la PAC sont anciens et toujours vifs. Ils traduisent la dépendance à ce système de financement, source de crispation entre les différentes filières pour leur répartition. Il faut prendre gare aux incitations, et aux effets pervers induits par les critères retenus. Le modèle actuel, fondé sur des primes à l’hectare, a contribué au renchérissement du foncier, et à la concentration des parcelles. À l’inverse une prime à la production présente des effets pervers, en pouvant générer une surproduction. Il devient complexe de définir un indicateur pertinent, permettant d’assurer un revenu décent et ne créant pas de biais. Cependant, agir pour réduire les inégalités devient urgent au travers de la mise en place d’un plafonnement des aides ou d’une meilleure progressivité.

En parallèle, le système actuel d’assurance sur les pertes agricoles pourrait être étendu et rendu public. Aujourd’hui ce dispositif n’est accessible qu’aux agriculteurs les plus aisés. Seul un quart des surfaces sont aujourd’hui couvertes par ce type de protection. Une telle garantie viendrait en substitution des fonds calamités agricoles, et permettrait d’assurer une solidarité entre les filières.

Le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale.

Cette mesure pourrait s’accompagner d’une politique audacieuse avec une forte portée sociale. En effet, le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale. En effet, la crise sanitaire a vu la coexistence aberrante de stocks de pommes de terre invendues et du retour de la faim pour les étudiants et les plus précaires, les deux bénéficiant d’aides distinctes. Il est ainsi urgent d’intervenir sur l’aide alimentaire, en imaginant de nouveaux modèles. Des distributions ciblées et organisées, sur le modèle de sécurité sociale alimentaire, sont à explorer. Il s’agirait d’attribuer à chaque citoyen une somme mensuelle, fléchée vers des produits nationaux, qui permettrait d’assurer des débouchés aux producteurs et d’aller vers une alimentation de meilleure qualité. En somme une version à grande échelle du “verre de lait dans les écoles“.

Enfin, un plan d’adaptation de l’agriculture aux conséquences du réchauffement climatique s’avère indispensable. Il faut adapter les variétés et les méthodes de production à cette nouvelle donne. Cette démarche suppose des investissements, qui ne sont pas à la portée de fermes qui ne dégagent pas de bénéfices. Elle pourrait également mobiliser de la main d’œuvre. Mais cela suppose d’aller bien au-delà des 70 millions d’euros dédiés dans le plan de relance. Cela suppose également de raisonner par filière et par territoire pour encourager la coopération plutôt que la compétition. C’est à ce prix seulement que la France pourra protéger son agriculture et continuer de se targuer d’un des meilleurs patrimoines gastronomiques du monde.

(1) PAC, soutiens et revenus : réflexions sur certaines tendances à l’œuvre, Vincent Chatellier et Hervé Guyomard, 13èmes Journées de Recherches en Sciences Sociales, Bordeaux, 12 et 13 décembre 2019

Clémentine Autain : « Nous voulons un choc de solidarité pour l’Île-de-France »

Clémentine Autain © Pablo Porlan pour LVSL

Le 20 et 27 juin 2021 auront lieu les élections régionales. Candidate en Île-de-France d’une liste rassemblant diverses forces dont la France insoumise et le PCF, la députée Clémentine Autain a publié aux éditions du Seuil Pouvoir vivre en Île-de-France qui exprime une vision pour les années à venir. Pour la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire de France, Clémentine Autain propose un choc de solidarité à même de renverser la politique clientéliste menée ces six dernières années par Valérie Pécresse et s’inscrit de fait comme sa principale adversaire. Nous avons souhaité revenir avec elle sur son programme ainsi que sur ce qu’elle souhaite incarner. Entretien réalisé par Valentin Chevallier.

LVSL : Les élections régionales approchent en même temps que s’opère l’ouverture progressive des commerces, des lieux de vie et des établissements culturels. Tête de liste d’une liste rassemblant diverses forces de gauche dont la France insoumise et le PCF en Île-de-France, vous appelez à dépasser le règne de l’Homo œconomicus. De fait, de nombreux Franciliens ne peuvent profiter de ces loisirs, de ces activités sportives ou culturelles par leur coût et la réouverture de ces lieux ne change rien à leur quotidien. Comment la région peut-elle combler ces inégalités, très marquées en Île-de-France ?

Clémentine Autain : Notre axe de campagne majeur c’est l’égalité, sociale et territoriale, parce que les problèmes sont particulièrement marqués en Île-de-France. Nous sommes la région à la fois la plus riche et la plus inégalitaire. Notre priorité, c’est le rééquilibrage des moyens et des affectations des services publics, des emplois, des établissements de santé ou d’études supérieures, des équipements culturels ou sportifs, etc. En s’appuyant sur le document pilote et de prescription essentiel qu’est le schéma d’aménagement du territoire, le SDRIF, il faut repenser notre modèle de développement pour avancer vers une Île-de-France plus polycentrique. Je veux en finir avec les villes dortoir, d’un côté, et les centres d’affaires, de l’autre. L’enjeu, c’est que chacune et chacun ait accès à ce qui fait l’intérêt et le plaisir de la ville dans un rayon de proximité. La région a un pouvoir direct en matière d’aménagement du territoire, une capacité à nouer des partenariats avec les collectivités et à aller chercher des fonds européens. Forte de ses 5 milliards de budget et du rayonnement francilien, elle a aussi un grand pouvoir d’influence. Il faut jouer sur tous ces ressorts pour transformer le visage de l’Île-de-France, en tournant son développement vers la justice sociale et la transition écologique. 

La région ne peut pas résorber seule les inégalités sociales mais elle peut contribuer à limiter l’impact du carnage qui est en cours avec la pandémie et la mauvaise politique du gouvernement. C’est pourquoi nous proposons un choc de solidarité. En effet, dès juillet si nous sommes élus à la tête de la région, nous voterons toute une série de mesures d’urgence pour venir en aide aux plus fragilisés dans la crise : gratuité des transports pour les moins de vingt-cinq ans et les bénéficiaires des minima sociaux, multiplication par dix du budget alimentaire, gratuité des cantines dans les lycées pour les quatre premières tranches du quotient familial, SAMU culturel pour les structures artistiques en danger… Nous mènerons également la bataille vis-à-vis de l’État pour l’ouverture du RSA aux jeunes de 18 à 25 ans et pour l’augmentation des minima sociaux. Ce minimum pour ne pas sombrer dans la trappe à pauvreté aurait dû être voté depuis longtemps, d’autant que nous sommes de ce point de vue totalement à la traîne parmi les pays de l’OCDE. Enfin, nous donnerons l’exemple en conditionnant l’aide aux grandes entreprises à des critères sociaux et environnementaux, ce que Valérie Pécresse et le gouvernement se refusent à faire, continuant à déverser des milliards et des milliards à des grands groupes qui reversent des dividendes et licencient, qui tournent le dos à la vitale transition écologique.

Alors que la pandémie nous a profondément bouleversés, il est temps que l’on se pose la question de nos besoins. Je suis même convaincue que c’est la grande question du XXIe siècle. De quoi avons-nous vraiment besoin ? Qui en décide ? Comment la production peut-elle être adossée à ces besoins collectivement définis ? Les besoins ne sont pas les mêmes pour tout le monde et ils sont évolutifs, ce qui suppose un grand débat démocratique permanent sur ce qui est nécessaire pour une vie suffisamment bonne. Cette idée que c’est le marché qui tranche est une vieille lune. Nous savons que le capital crée des besoins superflus, que le marketing est là pour sur-solliciter nos pulsions d’achat, que nos désirs sont détournés à des fins marchandes pour accroître le profit. La période de confinement a ouvert une brèche pour qu’enfin nous nous interrogions sur ce qui est essentiel et ce qui est superflu, et comment la société peut s’organiser pour atteindre les objectifs importants pour notre bien-être et la préservation de l’environnement, au lieu de sombrer toujours plus dans l’austérité des comptes publics et la marchandisation de tout et n’importe quoi. Interroger le sens de la richesse est un enjeu politique majeur. Prenons un exemple en Île-de-France avec l’aménagement de la Gare du Nord qui va être transformée en complexe commercial. Au passage, la halle Dutilleul, qui n’a que vingt ans, va être détruite, ce qui est tout sauf écologique, et les trajets de passagers seront rallongés pour qu’ils puissent passer devant les vitrines commerciales. Je pense que c’est le vieux monde. Paris ne manque pas de galeries marchandes ! L’aménagement des gares doit répondre à d’autres objectifs, ceux qui améliorent nos vies. On pourrait y introduire des services publics pour faire des démarches, des locaux associatifs pour se réunir, davantage d’endroits pour garer de façon sécurisée son vélo ou faire un peu de gymnastique ou du yoga… Il y a plein de choses à faire dans une gare avant de nous coller encore plus de sollicitations pour acheter, acheter… Alors que nous remettons en cause les inégalités sociales, nous devons nous attaquer aussi au consumérisme. Allier ces deux enjeux, c’est se donner les moyens de l’émancipation pour le siècle qui vient.

LVSL : Vous exprimez dans votre livre, Pouvoir vivre en Île-de-France, une ambition qui paraît anachronique en 2021, à savoir vivre décemment, à proximité de son lieu de travail, dans un logement décent en utilisant des transports collectifs fiables. La multiplication et l’enchevêtrement des compétences entre les différentes collectivités, souvent dirigées par de nouveaux seigneurs féodaux contre l’État, y compris en Île-de-France, ne risquent-ils pas de limiter cette aspiration ? D’autant plus que de nombreuses collectivités sont dirigées par la droite.

C.A. : C’est tout le paradoxe de la région : elle impacte considérablement notre quotidien mais nous n’avons pas de conscience claire et partagée de ses compétences, de son influence. La région est souvent perçue comme un simple tiroir-caisse, notamment parce qu’elle travaille beaucoup en partenariat avec l’État, les départements, les communes. Et puis, dans cette campagne, les candidats des trois droites n’aident pas à éclairer les électeurs sur la réalité de la politique régionale puisqu’ils ont tous les trois décidé que c’était la question de la sécurité qui devait être au centre de la campagne. L’alignement sur l’agenda de l’extrême droite est en marche… La sécurité est une compétence typiquement régalienne, sur laquelle la région peut évidemment apporter une contribution mais elle n’est pas maître d’œuvre dans ce domaine. Or Jordan Bardella a choisi pour titre de son affiche : « Le choix de la sécurité », Laurent Saint-Martin a donné dans sa première interview de campagne pour La République En Marche cette mesure phare : la création d’une police régionale, et Valérie Pécresse parle quasi exclusivement sur tous les plateaux de sécurité, d’immigration et de terrorisme au point que l’on se demande si elle est candidate à sa propre succession à la région ou à la présidence de la République… C’est ainsi que le débat sur le bilan de la droite régionale est esquivé et que le cœur des politiques régionales échappe au débat public. C’est à nous de conjurer cette trajectoire.

Les grandes compétences de la région, ce sont les transports, les lycées, l’aménagement du territoire, la formation, l’activité économique. Nous avons là un pouvoir direct et indirect. Par exemple, la région cessera de donner des aides aux villes qui ne respectent pas la loi SRU imposant a minima 20% de logements sociaux, s’ils ne changent pas leur trajectoire en la matière. Cela représente 47 villes en Île-de-France, dont 46 de droite. Valérie Pécresse, elle, supprime les aides aux villes qui veulent continuer à construire des logements sociaux alors qu’ils en possèdent plus de 30%. Cet effort est donc empêché par la droite, toujours convaincue que le logement social n’est pas un moyen pour le grand nombre d’accéder à un logement digne, accessible contrairement au parc privé. Non, elle le fait rimer avec pauvreté, immigration, violences. Or 750 000 demandes de logement social sont aujourd’hui en souffrance dans notre région. Il y a urgence à agir. 

Autre exemple : en matière d’activité économique, nous n’avons pas tout pouvoir mais arrêter de déverser des millions à des entreprises du CAC 40 qui font d’énormes profits et qui licencient est une façon de faire pression en faveur de l’emploi. Les millions d’euros octroyés seraient plus utiles pour soutenir l’économie sociale et solidaire, le commerce de proximité, l’artisanat, la transition agricole vers un modèle paysan et bio. Soutenir la production locale à destination locale est essentiel car nous devons, pour des raisons écologique et sociale, relocaliser notre économie. J’étais très en colère la semaine dernière quand la région a décidé de donner un million d’euros à Renault alors que l’entreprise vient d’annoncer qu’elle allait se séparer de 2 400 salariés en Île-de-France. Valérie Pécresse continue aussi de donner des aides au groupe Total qui a décidé de fermer la seule raffinerie francilienne, à Grandpuits, avec pour conséquences 700 emplois en jeu et des camions sur les routes pour alimenter notre région en pétrole raffiné. Les exemples ne manquent pas de cette droite régionale qui dilapide ainsi l’argent public et ne mène jamais le rapport de force avec les puissances économiques pour exiger de la justice sociale et une transition écologique. Valérie Pécresse mise tout le développement de la région sur la sacro-sainte compétitivité, l’attractivité du territoire, la concurrence de tous contre tous. C’est ainsi qu’elle soutient le CDG express, train pour les riches qui relie pour 24 euros Paris à Roissy, plutôt que le RER B, train du quotidien dans lequel galèrent 1 million de passagers chaque jour. Elle veut aider les cadres d’affaires et les riches touristes pensant que c’est bon pour la course folle entre métropoles internationales… Pour ma part, je pense que l’argent public doit tout d’abord servir à améliorer le quotidien des Franciliennes et des Franciliens, en satisfaisant leurs besoins essentiels.

LVSL : Vous rappelez à juste titre la privatisation galopante – dès 2023 – des transports en commun franciliens, approuvée par Valérie Pécresse. Pourtant, seule, en tant que présidente de la région, vous ne pourrez pas revenir dessus ainsi. L’Union européenne et ses institutions sont les promotrices de ces privatisations au détriment de la qualité des usages quotidiens. Ne faut-il pas, au-delà de l’aspect de transports, imposer un rapport de force, par exemple avec l’État, contre les choix imposés par l’Union européenne ?

C.A. : En réalité, il y a beaucoup de règles que l’on peut contourner, comme les normes sur les marchés publics pour les cantines. L’approvisionnement des centrales de restauration, que je veux développer, ne peut pas aujourd’hui privilégier le circuit de proximité parce que ce serait une entorse aux règles de la concurrence si chères à l’Union européenne. Mais on a maintenant des experts un peu partout pour réussir à détourner de fait ces règles européennes. Nous le ferons dès lors qu’elles nous empêchent de mener à bien nos objectifs sociaux et environnementaux. Affronter le pouvoir européen s’il contrevient au développement juste et soutenable, c’est une question éminemment politique. 

Sur la privatisation, en réalité, ça peut être plus simple : si on crée une régie publique, on a la possibilité – même dans le cadre des normes européennes – d’empêcher la mise en concurrence voulue par les directives et la loi LOM. Nous utiliserons cette fenêtre de tir pour empêcher le mouvement de privatisation des transports en commun, qui serait une catastrophe pour les usagers et pour les salariés. Nous le savons au moins depuis la privatisation des chemins de fer par Thatcher, qui s’est soldée par une re-nationalisation je le rappelle, en raison des retards, des accidents, de la détérioration du trafic… Vous pouvez compter sur nous pour gagner cette bataille contre la privatisation.

LVSL : La création d’un nouveau Schéma directeur d’aménagement social environnemental avec une vision sur dix ans vient rompre une logique simplement gestionnaire des politiques publiques régionales. Mais pour que cela ne devienne pas un nouvel outil technocratique, avec de multitudes d’axes, comment comptez-vous concilier ce que vous prévoyez dans ce Schéma avec les autres politiques et autres schémas, pour ne citer en exemple que le SRADDET ?

C.A. : Le SRADDET n’existe pas en Île-de-France comme dans les autres régions. En fait, le document directeur en Île-de-France, c’est le SDRIF. Mais il a été mis à la poubelle par Valérie Pécresse à son arrivée. Or ce Schéma directeur permet de piloter le rééquilibrage entre les territoires franciliens. C’est grâce à ce document prescripteur que l’on pourra, demain, rapprocher les lieux d’habitation des lieux de travail, anticiper les lignes de transport, choisir les zones à aménager et celles à protéger… Il faut piloter la transformation de la région en fonction d’objectifs politiques. La droite régionale a navigué à vue et finalement, fidèle à elle-même, elle a laissé le marché trancher. Les inégalités sociales et territoriales se sont creusées. Nous, nous ne laisserons pas faire.

Clémentine Autain – Pablo Porlan pour LVSL

LVSL : Quelles sont les raisons qui font que Valérie Pécresse ne veut pas de ce schéma directeur ?

C.A. : Elle ne veut pas de rééquilibrage ! D’ailleurs, elle a baissé les dotations par habitants dans tous les départements à une exception, devinez laquelle… les Hauts-de-Seine ! C’est le seul département où la dotation par habitant a augmenté pendant qu’elle a diminué dans tous les autres. Vous pouvez ainsi constater que le rééquilibrage, ce n’est pas du tout ce que souhaite Valérie Pécresse. Or c’était un peu l’enjeu du SDRIF de la majorité de gauche précédente. Et quand je dis que c’est un document stratégique, c’est qu’il permet de regarder où sont les besoins. Par exemple en matière de logement, nous pouvons planifier où nous allons implanter les trente-cinq mille logements par an. Ces logements ne seront pas forcément neufs, nous voulons de la préemption et des requalifications en logements sociaux. De la même manière, nous jaugerons des déserts en matière d’entreprises, de santé et de sport, pour anticiper les implantations à même de les combler.

LVSL : Les lycées professionnels sont généralement les parents pauvres de l’éducation secondaire. De nombreuses régions, y comprises dirigées par la gauche, n’ont cessé de détricoter la formation enseignée en leur sein pour favoriser à tout prix l’apprentissage et les CFA. Dans votre ouvrage, vous pointez les déséquilibres dont souffrent les lycéens qui choisissent la filière professionnelle et qui sont davantage issus des classes populaires. Concrètement, quels moyens comptez-vous donner aux lycées professionnels sachant qu’ils pourraient rentrer en adéquation avec votre politique en matière d’emplois solidaires dans certaines filières comme le recyclage ou le BTP ?

C.A. : C’est une question très importante sur le plan éducatif déjà et pour des jeunes qui méritent particulièrement notre attention. Il n’y a pas beaucoup de ministres qui ont pris la mesure du problème comme l’a fait Jean-Luc Mélenchon quand il était chargé de l’enseignement professionnel. Depuis, on observe un démantèlement à bas bruit des lycées professionnels, et en particulier en Île-de-France. En effet, Valérie Pécresse a accompagné le mouvement des lycées polyvalents qui vise à mélanger les lycées professionnels avec d’autres pour des raisons non pas pédagogiques mais d’abord de réductions de moyens. Une logique de regroupement que l’on connaît bien dans les hôpitaux, qui n’atteint pas le but affiché d’améliorer le service public rendu. Pour ma part, je veux une dotation fléchée pour les lycées professionnels dans le budget global des lycées de la région. Mon attention, notre attention à l’égard de cet enseignement sera une priorité en matière de politique des lycées franciliens.

Ensuite sur la formation, l’idée c’est d’abord de booster la formation professionnelle qui a été sous-développée sous le mandat de Valérie Pécresse et là-aussi de l’orienter. On veut créer 20 000 formations pour les personnels soignants sur la mandature, notamment pour les infirmières, les aides-soignantes, et ces formations seront rémunérées au SMIC moyennant un engagement de travailler pendant cinq ans dans le système publique de soins. C’est une proposition phare que nous faisons mais ces formations, on veut aussi les développer dans les secteurs de la réparation et du réemploi qui, nous le pensons, proposeront beaucoup de métiers d’avenir. On créerait un débouché puisque je veux un service public de la réparation en Île-de-France. Pour revenir aux infirmières ou aides-soignantes, nous voulons créer 300 centres de santé avec des personnels soignants qui sont salariés. Ces 300 centres pourront constituer ainsi des débouchés pour les personnels que nous aurons formés. 

Quant aux 30 000 emplois solidaires que nous voulons créer, ils ne s’adressent pas qu’aux jeunes mais aussi aux profils peu qualifiés. Aide à la personne, soutien scolaire, entretien des espaces verts… Nous voulons d’ailleurs un lycée agricole par département, ce qui dynamisera les formations et les débouchés vers la transformation du modèle agricole que nous appelons de nos vœux. Nous pourrons ainsi réaliser en Île-de-France davantage de maraîchage, d’agriculture paysanne biologique de qualité qui contraste avec la dimension « grenier à blé » d’un modèle francilien encore très axé sur la production intensive et l’exportation. La bifurcation sociale et écologique doit se lire aussi dans les formations que nous voulons développer. Nous devons former les jeunes aux métiers que l’on veut voir grandir demain.  

LVSL : Le logement n’est pas suffisamment traité comme urgence alors qu’il représente le principal coût fixe pour les ménages, lorsque ces derniers ont la capacité de pouvoir s’en procurer un, ce qui relève d’une gageure en Île-de-France. Vous prévoyez, entre autres, un milliard d’euros dans le budget pour le logement et la fin des subventions aux communes qui ne cherchent pas à respecter la loi SRU. Au vu de la densité de la population et de la rareté du foncier, comment comptez-vous construire suffisamment de logements, notamment sociaux, dont sont éligibles 70% des Franciliens ?

C.A. : Il est certain que la question du foncier est un problème majeur en Île-de-France. Elle concentre des enjeux de spéculation, une logique capitaliste qui transforme le logement en une marchandise comme une autre, sur laquelle on spécule. En Île-de-France, c’est particulièrement terrifiant puisque cela aboutit à des phénomènes de gentrification voire de muséification au cœur de la région comme au centre de Paris. La gentrification s’étend dans la première couronne, et le monde populaire est sans cesse repoussé et mis au banc du cœur francilien. C’est un problème tout à fait majeur. Et dans ce contexte, c’est le logement social qui permet de contrarier la logique du marché et d’offrir une solution de logement à prix décent pour des personnes qui, autrement, ne pourraient pas se loger ou le seraient mal.   

Il faut savoir que Valérie Pécresse a divisé par deux et demi le budget dédié au logement social. C’est dire la catastrophe à bas bruit : ça ne fait pas la Une des journaux, personne ne le sait, mais en matière d’impact concret au quotidien, c’est considérable. Lorsque nous disons que nous allons investir un milliard dans le logement pour construire, faire de la rénovation thermique, lutter contre les puces de lit, aider les co-propriétaires et ainsi de suite, nous formulons un engagement très fort en rupture totale avec la politique de Valérie Pécresse. La politique que je mènerai ne nous donnera pas tout pouvoir face aux promoteurs et aux marchands de biens, mais nous serons un acteur de poids pour contrarier en tout cas les appétits du privé.

LVSL : Vous citez le numérique comme un des leviers du développement de la région. Aujourd’hui très dépendants de l’impérialisme américain et notamment de l’extra-territorialité de son droit, de nombreuses entreprises, laboratoires de recherche, de cerveaux et talents qui font la richesse de la région sont menacés. Quel rôle souhaitez-vous donner à l’intelligence économique à l’échelle régionale, qui semble être l’échelon complémentaire à celui de l’État pour préserver notre souveraineté et nos actifs ?

C.A. : En l’occurrence, je pense que ce sont des pouvoirs qui reviennent essentiellement à l’État. La région va avoir bien du mal à combattre la puissance des GAFAM…

LVSL : Il y a un exemple en Normandie où a été créé une fonds spécifique dédiée à l’intelligence économique qui permet davantage de coordination entre les entreprises et la région pour éviter la captation de données, le rachat d’entreprises et qui fonctionne directement auprès des acteurs sur le terrain. Avez-vous réfléchi à ce que vous pouvez faire à l’échelle régionale en l’Île-de-France ?

C.A. : Ce que je sais, c’est qu’il nous faut donner les moyens aux jeunes talents du numérique. Nous allons réaliser une cité du jeu vidéo indépendante en Île-de-France, pour les conforter et leur offrir des débouchés ici. Pour revenir à votre question, je pense que la région peut encourager et soutenir certains secteurs, mais elle ne peut certainement pas battre en brèche un mouvement qui est lié à celui de la globalisation. Nous n’avons pas de moyens suffisamment forts pour contrarier réellement ces phénomènes. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas nous en soucier, ni que nous ne devons pas développer des outils. Mais il ne faut pas raconter des histoires. Avec les compétences actuelles de la région et le budget qui, s’il parait énorme, n’est que de cinq milliards d’euros, ce ne sont pas les compétences régionales qui font la loi.  

Par contre, avoir une présidente de région qui prend des positions politiques et participe de la bataille des idées, de la bataille sociale, de la bataille politique contre cette globalisation néolibérale… Cela changerait beaucoup la donne. Aujourd’hui, nous avons une présidente de région qui adore cette « mondialisation merveilleuse », qui en est béate et pense qu’à force d’attractivité et de compétitivité, « ça ruissellera ». Ça ne ruisselle pas malheureusement, et en réalité ce sont les inégalités qui se creusent, ce sont les libertés qui sont menacées. Je pense donc que ce serait un très grand changement de passer d’une présidente de région acquise aux normes néo-libérales et à l’austérité budgétaire à une présidente de Région qui les combat vigoureusement et se dresse contre la dérégulation. Les conséquences se liraient dans de très nombreux domaines, dans les politiques concrètes menées par la Région bien sûr, mais aussi dans le rapport des forces idéologiques et politiques.

LVSL : Pouvez-vous revenir sur vos principales propositions en matière environnementale, et notamment celles concernant le plan vélo, la qualité de l’air, la gestion des rivières et fleuves de la région, la lutte contre l’artificialisation des sols ? 

C.A. : Dans le Schéma directeur, nous avons la possibilité d’inscrire des normes comme « zéro artificialisation nette » des sols, ce qui constitue une grande ambition qui permettra de préserver la biodiversité des espaces naturels, des parcs et des jardins. Je voudrais aussi attribuer une personnalité juridique à la Seine. Une association le revendique, à raison : cela permettra de protéger le fleuve et de garantir que l’aménagement de ses abords relève de l’intérêt commun. Au sujet de l’eau, qui est un bien commun, nous voulons créer une régie publique mutualisée afin que sur l’ensemble de l’Île-de-France, le prix de l’eau soit encadré et sa qualité assurée. C’est un engagement que je prends si je suis élue présidente de région. Nous ne pourrons pas le mettre en œuvre seuls, mais il y a de nombreux partenaires que nous pouvons accompagner, outiller, promouvoir, aider à cette transition. 

Sur la qualité de l’air, que j’aurais pu aborder en premier tant la pollution atmosphérique est une question urgente posée par le défi climatique, nous avons d’abord notre engagement en matière de transports publics. C’est un des nerfs de la guerre : il faut réduire la place de la voiture. Pour ce faire, il nous faut rapprocher les lieux de vie des lieux d’habitation. C’est ce vers quoi nous voulons aller avec le schéma directeur. Il nous faut assurer des alternatives à la voiture, développer les transports en commun, en donnant la priorité notamment aux transports de banlieue à banlieue. Nous voulons également développer la pratique du vélo, pour qu’elle passe de 2% à 12% des déplacements franciliens d’ici à la fin de notre mandature. C’est audacieux mais possible si l’on y met les moyens, ce que ne fait pas la droite régionale – le vélo est aujourd’hui le moyen de transport le moins subventionné. Nous voulons aussi remettre en place la gratuité dans les transports en commun les jours de pic de pollution, une mesure de gauche que Valérie Pécresse a supprimée. Nous souhaitons par ailleurs diminuer très fortement le transport routier, par le bais d’une taxe et en développant des alternatives avec le fret fluvial et le fret ferré. 

Ce n’est pas une mesure qui va d’un coup de baguette magique résoudre la crise climatique. La question environnementale traverse l’ensemble des politiques publiques. L’investissement dans la rénovation des bâtiments, par exemple, on sait que c’est une mesure extrêmement vertueuse sur le plan énergétique. C’est dans tous les domaines qu’il nous faut être actifs ! Nous voulons par ailleurs faire aussi de l’Île-de-France une région sans glyphosate. 

LVSL : La politique souffre chaque jour davantage d’un éloignement tangible avec le monde des lettres, et plus généralement des livres. Autrice de nombreux ouvrages, romans comme essais, on ne peut que louer votre démarche d’inscrire votre vision de la politique pour les années à venir sur papier. Alors que de moins en moins de Français lisent, quel regard portez-vous sur ce constat et quelles conclusions en tirer ?

C.A. : Le problème, c’est que ce sont les réseaux sociaux qui ont pris la main. Et il y a un rythme politique complètement effréné, c’est le zapping permanent. On passe d’une chose à l’autre, et en fait nous n’avons plus le temps de nous fixer. Pour écrire un livre, il faut concentrer son énergie sur un travail au long cours et non pas sur un rythme effréné où on perd le fil, c’est un défi dans le monde d’aujourd’hui. D’autres à la France insoumise écrivent, comme Jean-Luc Mélenchon, François Ruffin, Alexis Corbière, Bastien Lachaud… C’est important, pour bien formaliser ses idées au-delà de la surface des choses, cela permet de travailler en profondeur et aussi de convaincre davantage, au-delà d’une impression générale. Il me semble qu’en politique, l’écriture est une arme décisive. Il est vrai que pour une élection régionale, ce n’est pas commun. J’ai eu la chance d’avoir un éditeur qui m’a accompagnée, Les éditions du Seuil, ce qui n’était pas gagné d’avance. Le fait que nous étions confinés et les conditions spécifiques de la campagne m’ont convaincue de le faire. Ne pouvant pas organiser des réunions publiques, il m’était compliqué de m’adresser aux Franciliennes et aux Franciliens. Alors une fois les librairies redevenues essentielles et ouvertes, je me suis dit que je me devais de le faire. Cela me permet de formaliser mes idées, et surtout de les transmettre. Ça reste court, je n’ai pas écrit 500 pages sur le programme régional. Ce que je voulais, c’était donner une vision, un sens aux politiques, de prendre le temps d’expliciter ce sens-là.  

Denis Colombi : « La société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste »

Accusés tantôt d’incapacité à gérer un budget, parfois de fainéantise, les personnes pauvres sont stigmatisées au travers de polémiques régulières. Dans un ouvrage paru en 2020, Où va l’argent des pauvres, Fantasmes politiques, réalités sociologiques, Denis Colombi tente de déconstruire notre perception de la pauvreté. L’auteur, professeur agrégé de sciences économiques et sociales et docteur en sociologie, alimente depuis 2007 le blog Une heure de peine dans lequel il livre une analyse sociologique de l’actualité. Entretien réalisé par Jules Brion. Retranscription par Dany Meyniel.

LVSL – Un des grands apports de votre livre est de livrer une analyse sociologique des discours, produits notamment par certaines personnalités politiques et éditorialistes, d’individualisation des causes de la pauvreté. Le pauvre serait celui qui a failli, notamment à gérer son budget. Quels sont les effets d’un tel discours ?

Denis Colombi – Les effets d’un tel discours sont négatifs sur plein de points de vue. Premièrement, ils permettent de légitimer l’existence de la pauvreté et de la richesse : si on définit le pauvre comme celui qui a échoué, qui a un problème, alors par contraste on va définir celui qui n’est pas pauvre comme celui qui mérite. On efface ainsi les multiples inégalités économiques, découlant notamment de l’héritage, au profit d’un discours individualisant contre lequel il n’y a pas à agir puisque la pauvreté cesse d’être un problème politique et collectif pour devenir une simple question de déviance personnelle. Ce discours fait porter la culpabilité du dénuement sur les pauvres eux-mêmes et le mérite de la non-pauvreté sur les autres. Toute action qui sert à corriger cette situation est de fait délégitimée puisque, si les pauvres sont fautifs de la situation dans laquelle ils se trouvent, pourquoi viendrait-on les aider ?

Ensuite, à cause de ce discours individualisant, les pauvres seront perçus comme incapables de gérer leur argent. La société va chercher à contrôler au maximum les allocations. Les sommes versées ne sont d’ailleurs pas considérées comme appartenant directement aux pauvres mais à la société dans son ensemble. Cette situation va nuire à la capacité des personnes concernées de faire leurs propres choix. La pauvreté ne devient plus seulement une situation économique mais une situation de conflit permanent : les pauvres ne sont pas en situation de faire leurs propres choix puisque cette capacité leur est retirée par le reste de la société. La délégitimation de leur action redouble l’inégalité matérielle qui les frappe, produisant ainsi une inégalité politique. Ce phénomène conduit à ce que les personnes dans le dénuement ne soient pas considérées comme des sujets politiques dont il faudrait améliorer la situation. Ces deux inégalités, matérielles et politiques, se recouvrent et se renforcent mutuellement.

LVSL – Au contraire, vu leurs faibles moyens, les pauvres ne seraient-ils pas plutôt de bons gestionnaires ?

D.C. – Les pauvres, en un sens, sont de bons gestionnaires. Nombre de sociologues, dont j’essaie de faire la synthèse dans mon livre, sont allés voir concrètement comment les personnes dans le dénuement géraient leur budget. Ils se sont rendus compte que beaucoup de pauvres tiennent à jour leurs dépenses, qu’ils ont parfois des cahiers dans lesquels ils notent tous les jours chacun de leurs achats, chacune des factures. Ce sont des personnes qui vont surveiller très régulièrement leurs dépenses, leurs comptes en banque. De fait, il y a toutes sortes de formes de gestion qui font apparaître une attention à la question budgétaire plus forte chez les pauvres que celle qui peut exister chez des personnes plus fortunées. Il existe ainsi une forme de charge mentale de l’argent résultant d’un réel travail de gestion quotidien : il faut aller faire la queue à des guichets, remplir des dossiers, vérifier que ces dossiers soient bien arrivés…

« Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. »

Cependant, je voudrais rester prudent sur une prétendue meilleure gestion de l’argent par les pauvres. Ces derniers y consacrent plus de temps et d’énergie, c’est incontestable, mais parce qu’ils n’ont pas le choix. De facto, l’argent a cette particularité que moins vous en avez, plus il est difficile à gérer. Si à un moment donné vous décidez de faire un achat compulsif – ce que tout le monde a fait concrètement un jour dans sa vie – alors que vous avez un revenu stable et confortable, les conséquences ne seront pas très graves. Si vous avez un revenu faible, un achat inconsidéré devient beaucoup plus coûteux. Les pauvres ne sont pas forcément de meilleurs gestionnaires, ils sont juste confrontés à une gestion budgétaire plus difficile et c’est ce qui explique ce travail de l’argent, ce money work. S’ils avaient plus d’argent, ces pauvres ne deviendraient certainement pas tous de puissants gestionnaires ou des financiers, ils ne le feraient tout simplement pas plus mal que la moyenne des personnes plus fortunées.

LVSL – Avec la montée en puissance des enjeux environnementaux, on constate aussi une stigmatisation de la consommation des pauvres, par exemple à travers le fait d’acheter du Nutella en promotion. Comment déconstruire ce discours ?

D.C. – Plutôt que de se poser la question « est-ce que les pauvres sont peu soucieux de l’environnement ? », ne pourrait-on pas se poser la question de l’offre qui est faite à ces derniers ? Quelles sont les offres, les informations qui leur sont données sur les produits au moment où ils veulent choisir ? Comme le montre la sociologie de la consommation, acheter du Nutella permet à certains pauvres de faire plaisir à leurs enfants. Ces derniers veulent éviter d’avoir le sentiment d’être dans le dénuement et achètent ainsi le produit d’une marque connue. Il y a un sketch de Jamel Debouze où il raconte que, quand il était petit, ses parents allaient à Lidl et ne lui achetaient pas du Nutella mais du « mutella », une sous-marque à laquelle était assignée un stigmate.

Lors du premier dé-confinement en 2020, plusieurs personnes ont critiqué, sur les réseaux sociaux ou dans des émissions, les personnes qui faisaient la queue devant Zara sur la rue de Rivoli. On espérait rentrer dans un nouveau monde, le monde d’après, qu’on allait réfléchir à l’écologie… Visiblement ça n’a pas marché puisque les gens continuent de faire la queue devant les grands magasins. Ces commentateurs sont très naïfs de se dire qu’en quelques mois de réflexion, nous pouvions changer radicalement notre modèle de production, comme si la consommation ne dépendait que d’une idéologie ou d’un effort de volonté.

En fait, la consommation est déterminée par des institutions, par une offre, et donc par des paramètres qui sont extérieurs aux individus. Il est possible d’aller acheter des vêtements ailleurs que chez Zara, chez une marque plus écologique. Seulement, ce choix sera d’autant plus difficile qu’il va falloir chercher soi-même des informations susceptibles d’orienter ses choix. C’est peut-être là-dessus que nous pouvons agir : sur les choix, les informations qui sont données. On retrouverait un peu de capacité d’action politique en déconstruisant la consommation car elle n’est pas une affaire de préférence interne aux individus mais bien une affaire d’organisation de la société.

LVSL – Partant d’un tel constat, que penser de certaines thèses expliquant que le dénuement serait le produit d’une culture de la pauvreté ne valorisant pas le goût de l’effort et privilégiant la paresse ?

D.C. – Je pense qu’elle conduit totalement à une impasse, j’ai principalement écrit mon livre pour combattre cette idée. Cette thèse s’est d’abord développée aux Etats-Unis et est arrivée petit à petit en France. Les pauvres ne valoriseraient pas assez l’effort, le travail, l’investissement, l’avenir… Dans l’hexagone, ces affirmations se jouent plus sur les questions de réussite scolaire. Visant généralement les migrants, certains tentent d’expliquer que certaines cultures ne valorisent pas assez la réussite scolaire, produisant, in fine, des résultats médiocres. Ces explications très culturalistes supposent des individus qu’ils soient entièrement déterminés par une culture qui se transmettrait au sein des familles. Cette forme de naturalisation flirte d’ailleurs souvent avec des formes de racisme. Seulement, si on regarde les budgets des personnes pauvres ainsi que leur marge de choix, on s’aperçoit qu’il n’est nullement question de culture mais de conditions de vie particulières.

« Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. »

D’aucuns dénoncent souvent l’incapacité des pauvres à épargner leurs revenus. Des travaux de la sociologue Ana Perrin-Heredia montrent pourquoi les pauvres n’épargnent souvent pas. Ces derniers ont bien besoin de stocker, non sous forme monétaire mais sous forme de produits alimentaires. Si l’on garde son argent sur son compte en banque, il peut disparaître à tout moment. Il suffit d’une facture qu’on avait oubliée, d’un impôt non-payé ou d’une contravention si l’on prend souvent sa voiture. Cet argent peut disparaître très facilement. Certains pauvres vont le dépenser tout de suite, sous forme de nourriture, dans le congélateur : c’est une forme d’épargne populaire déterminée par les conditions matérielles de vie de ces individus.

Ce que j’essaye de faire dans mon livre, c’est d’inverser la manière dont on voit les choses. Ce n’est pas la culture qui produit la pauvreté mais la pauvreté qui détermine les façons dont on consomme et cette situation de précarité constitue une réalité matérielle qui s’impose aux individus. Si ces personnes avaient plus d’argent ils consommeraient sans doute autrement. Il y a eu des expériences menées où l’on versait des revenus en cash de façon relativement importante sans condition aux plus pauvres. Les résultats d’une telle expérience ont récemment été publiés au Canada. Au bout de quelques mois, on se rend compte que, non seulement la situation économique des personnes recevant cette aide s’est améliorée, mais ils se nourrissent mieux et ils consomment moins d’alcool, moins de drogue, moins de tabac. Ces types de consommations dangereuses pour la santé sont directement produites par la pauvreté. Lorsque l’on possède peu, on va oublier un peu la misère et la difficulté en fumant une cigarette, en buvant un petit coup, en fumant un joint. Finalement, ce sont les rares choses que l’on peut faire. Avec plus d’argent, on peut se projeter dans l’avenir, on peut faire des choix différents et modifier alors sa manière de consommer.

LVSL – Vous mobilisez dans votre livre plusieurs travaux, notamment ceux du sociologue Georg Simmel. Ce dernier explique que « L’Assistance publique n’a rien de révolutionnaire ou de socialiste, elle est au contraire profondément conservatrice ». Vous-même la décrivez comme un « mode de contrôle de populations mal considérées ». Pouvez-vous nous expliquer ces affirmations ?

D.C. – Simmel montre que la société s’intéresse aux pauvres non pas pour améliorer la situation de ces derniers mais parce qu’ils sont vus comme étant un problème. Il s’agit alors soit d’éviter qu’ils ne sombrent dans la violence et la délinquance, soit de les remettre sur le marché du travail pour que ces derniers soient disponibles pour la production. Ainsi, il ne s’agit pas d’un projet révolutionnaire et socialiste visant à améliorer la condition matérielle des plus démunis, mais simplement d’une façon de s’assurer le contrôle d’une population perçue comme dangereuse ou potentiellement exploitable. Cette assistance existe non pas dans l’intérêt des pauvres mais dans l’intérêt des autres, des non-pauvres.

Il faut remarquer que l’Assistance publique est l’une des rares administrations dans laquelle les personnes qui en bénéficient ne sont pas exactement des usagers. On ne leur demande pas si les politiques sociales leurs conviennent, la société politique ne pense pas pour eux. Ces politiques sont pensées en fonction des intérêts de la société et non comme un droit des individus à une protection minimum, ce qui va souvent conduire à stigmatiser certaines populations. Ce phénomène peut constituer une cause, sinon de pauvreté, du moins de maintien dans la pauvreté. En effet, si l’on pense l’assistance sur ce modèle-là, on ne donnera jamais plus aux pauvres que ce qui est strictement nécessaire. L’assistance n’existe pas pour améliorer la situation des plus démunis, elle n’est pas prévue pour.

LVSL – Vous notez dans votre livre que l’on assiste à un durcissement régulier des conditions d’accès à l’aide sociale. La polémique autour de l’allocation de rentrée scolaire en est un exemple. Quelle est la logique qui s’opère derrière ce phénomène ?

D.C. – Ce sont des polémiques qui sont extrêmement récurrentes et tournent autour de l’idée qu’il vaudrait mieux donner des revenus d’assistance aux plus pauvres sous forme de bons d’achat. Certaines propositions reviennent régulièrement et proposent de ne pas verser l’allocation de rentrée scolaire aux familles, mais directement aux écoles. Il y a toujours une peur que cet argent soit utilisé par les familles pour s’acheter de l’électro-ménager, des écrans plats ou des iPhones dont on pense que les pauvres n’ont pas besoin… Ce que j’ai montré dans le livre, c’est qu’un smartphone est quand même très utile dans notre société car c’est une des seules manières de recevoir internet et que l’on vit dans une société où de plus en plus de démarches se font en ligne. Les polémiques dénonçant une prétendue mauvaise utilisation des allocations de rentrée scolaire sont un peu étranges : aucune étude, aucun rapport ne permet de dire qu’elles sont spécialement mal utilisées. Pourtant, les polémiques de ce type se succèdent et ne servent à rien d’autre que de permettre à certains représentants politiques de se donner une image de personnes exigeantes n’ayant pas peur de prendre des décisions courageuses.

« Du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. »

Ces discours politiques contribuent à stigmatiser encore plus fortement ces populations qui sont décrites comme des repoussoirs, des assistés et non comme des sujets et acteurs politiques qu’il faudrait défendre. Je me pose souvent la question suivante : quel représentant politique prend aujourd’hui en charge les revendications des plus pauvres. Il n’y a aucun politique qui porte les revendications de ces groupes-là, ou alors c’est parfois fait selon des lignes extrêmement problématiques. Le Rassemblement National (RN) par exemple veut bien s’inquiéter des SDF du moment que ce sont des SDF français : ils disent s’intéresser aux pauvres pour ne pas s’occuper des migrants. Seulement, lorsque vient le moment d’agir pour les pauvres dans les municipalités RN par exemple, les aides aux associations qui s’occupent des plus pauvres sont coupées, les inscriptions des enfants de chômeurs à la cantine scolaire sont refusées… Les municipalités RN mènent une politique extrêmement violente vis-à-vis des pauvres. Les représentants politiques qui prennent vraiment en charge ces populations-là sont rares. Le mouvement des gilets jaunes aurait pu mettre la question de la pauvreté sur la table, mais ça n’a guère été le cas. Cette absence de représentation politique des plus pauvres est un vrai problème.

LVSL – Vous analysez que l’on ne peut se permettre, si l’on veut résorber la pauvreté dans notre société, d’opérer uniquement des changements incrémentaux. Il faudrait une transformation de notre modèle sociétal car, selon vous, « beaucoup de personnes ont intérêt à ce que la pauvreté existe ». Pourquoi cette affirmation ?

D.C. – C’est une question que j’aborde dans les derniers chapitres de mon livre : pourquoi la pauvreté est un problème persistant ? On peut premièrement y répondre avec une approche économique : il y a assez de richesses dans un pays comme la France pour résorber la de la pauvreté par la redistribution. Seulement, la société a parfois intérêt à ce que la pauvreté persiste, ce qui me fait dire que c’est plus un problème politique que strictement économique. En effet, du fait de l’existence de la pauvreté, on a des travailleurs qui sont disposés à prendre des emplois pour des salaires extrêmement faibles et tout ça bénéficie aux classes moyennes et supérieures car il existe une main d’œuvre peu coûteuse. Nombre de travailleurs acceptent des emplois qui sont à la fois difficiles, stigmatisés et très maigrement payés. Pourquoi ? Parce qu’elles ont peur de la pauvreté, que notre société résume à une position infamante, stigmatisante et sans aucun soutien.

Il y a une forme d’exploitation de la pauvreté dans le sens où tout le monde bénéficie de l’existence de celle-ci. Nombre d’entreprises numérique s’appuient par exemple sur ce que le sociologue Antonio Casilli appelle le « travail du clic ». Des travailleurs vont cliquer simplement sur des captchas ou des images afin d’améliorer et de faire fonctionner des intelligences artificielles, un travail peu passionnant et surtout mal payé. Penser la sortie de la pauvreté de la population concernée c’est aussi se poser la question de l’organisation de nos sociétés. Il faut se rendre compte que sans pauvreté, nous devrons sans doute payer nombre de services un peu plus cher. Il me semble important de comprendre pourquoi on a intérêt à l’existence de la pauvreté pour pouvoir ensuite prendre les décisions adéquates afin de sortir de cette situation-là. Il est primordial de prendre conscience du fait que la pauvreté est une question politique ainsi qu’un un problème d’exploitation.

LVSL – Vous évoquez le phénomène de « propriété sociale », à savoir les droits et ressources attachés au travail (retraite, sécurité sociale) censés prévenir les risques sociaux. Pour qui veut lutter contre la pauvreté, quelle est la position à adopter face à la multiplication des emplois dits atypiques ou « uberisés », n’offrant souvent que peu de « propriété sociale » aux travailleurs et travailleuses ?

D.C. – La « propriété sociale » est une notion créée par le sociologue Robert Castel. Ce dernier étudie les rapports salariaux et les travailleurs du XIXe siècle. Leur situation au début de la révolution industrielle n’était d’ailleurs pas très différente de celle des travailleurs « uberisés » d’aujourd’hui. C’était en effet des ouvriers qui travaillaient à la journée, choisis par des capitaines d’industrie et des contremaîtres le matin aux portes de l’usine et qui étaient payés à la journée pour un salaire de misère. Il s’est construit petit à petit un ensemble de protections, de « propriétés sociales ». Castel s’est en effet rendu compte que seule la possession d’un capital privé permettait de se protéger des risques sociaux, par exemple le fait d’acquérir un logement. Seulement, certaines personnes n’avaient accès à aucune forme de capital. Se sont alors petit à petit créées des propriétés collectives comme la Sécurité sociale, financée par des cotisations. Cela permet d’être protégé contre les risques sociaux, même en l’absence d’une propriété privée, parce que l’on est, au travers de la collectivisation des cotisations sociales, propriétaire d’un bien collectif.

Finalement le statut de salarié s’est construit au travers des luttes sociales qui cherchaient à imposer des conditions d’emploi meilleures et grâce à la traduction juridique et légale de ces mêmes mobilisations. Si l’on part du constat qu’il existe de nombreuses ressemblances entre les travailleurs du XIXe siècle et les emplois « uberisés », peut-être est-il temps de construire une protection juridique au travers de luttes et de mobilisations. Il convient de se demander si les travailleurs « uber » – on pourrait en citer d’autres – ne seraient pas des salariés déguisés. Il y a un certain nombre de décisions de justices qui ont été rendues pour essayer de re-qualifier ces travailleurs en salariés plutôt qu’en indépendants. Ce genre d’actions est sans doute un moyen de modifier un peu le rapport de force qui existe.

LVSL – Vous affirmez, dans une des dernières parties de votre livre, que « la pauvreté peut être, sinon tout à fait vaincue, du moins considérablement réduite ». Quels sont les écueils à ne pas reproduire dans la conception de futures politiques publiques de lutte contre la pauvreté ? Existe-t-il des expériences concluantes qui permettraient de guider leur mise en place ?

D.C. – La conclusion vers laquelle je tends est que le meilleur moyen de lutter contre la pauvreté, c’est ce que montre un certain nombre de travaux, c’est de donner de l’argent. Cette thèse peut sembler être un truisme, un peu simpliste au premier abord. En effet, il est terriblement difficile de faire accepter que la pauvreté soit d’abord un phénomène de privation d’argent et de moyens. On a tendance à penser, à droite comme à gauche, que les pauvres ont besoin de beaucoup de choses, qu’on leur explique comment gérer leurs budgets, qu’on leur donne accès à la culture, à des diplômes. De fait, ils auraient besoin de plein de choses… sauf d’argent. Pourtant, ce que montrent les expérimentations menées notamment par Esther Duflo, prix Nobel d’économie, c’est que, lorsqu’on donne plus d’argent aux pauvres, leur situation concrète s’améliore. Ces derniers vont réduire leur consommation de drogues, d’alcool, vont sortir plus facilement du chômage et pouvoir obtenir un diplôme.

Un des écueils à éviter serait d’avoir des politiques trop peu efficientes, se contentant de maintenir les populations concernées dans la pauvreté en ne leur donnant pas assez. Un autre écueil à éviter relevé par la littérature sociologique est ce qu’on appelle le paradoxe de la redistribution : les politiques qui sont souvent les plus efficaces pour réduire la pauvreté sont les plus universelles, celles qui paradoxalement ciblent le moins la pauvreté. Prenons l’exemple des politiques sociales d’assurance ou d’une politique de redistribution très large concernant une grande partie de la population. Tout le monde a intérêt à ce que le seuil de ces aides s’améliore. Dans ce cas-là, la pauvreté est réduite d’autant plus efficacement qu’il existe un soutien plus fort des populations. Il faut éviter de simplement donner une aide à un moment donné sur des populations extrêmement ciblées. Ce procédé est en effet moins efficace comparé à une politique plus stable, plus large. Le principal écueil des politiques publiques actuelles de lutte contre la pauvreté concerne finalement leur manque de vision. C’est une ambition forte que de réduire significativement la pauvreté voire de l’annihiler, la faire disparaître. Depuis les années 1980, ces objectifs sont sortis du débat et sont de moins en moins mobilisateurs politiquement. Peut-être faudrait-il remettre cela à l’ordre du jour et montrer qu’il est possible de faire disparaître la pauvreté.