De Pékin à Lyon : la nouvelle route de la soie chinoise

Jeudi 21 avril 2016, gare de Vénissieux. Prochaine arrivée : le premier train direct en provenance de Chine. Transportant des marchandises, il aura mis seulement seize jours pour franchir les six pays [1] et 11 500 km qui séparent Wuhan, située dans la province du Hubei dans le centre de la Chine, de Lyon. Alors que 164 convois en provenance de Wuhan ont desservi l’Europe depuis 2015, cette ligne prévoit deux trains par semaine. 


Voici l’exemple concret du gigantesque projet de « Nouvelle route de la soie » qu’a officiellement lancé la Chine en 2013. Son but : la connecter directement à toutes les zones et pays nécessaires à son intérêt national et à son développement économique.

La première puissance mondiale organise et équipe son espace régional proche et lointain

La Chine ambitionne la création de véritables corridors économiques qui la connectent à ses partenaires commerciaux européens (pour le volet terrestre), arabes et africains (pour le volet maritime). En contrôlant ainsi ces nouvelles voies de communication, elle parviendra par là même à échapper à l’influence d’autres puissances qui pourraient vouloir la contrer, tels les États-Unis.

Ses moyens : la construction et la maîtrise de nombreuses infrastructures, qu’elles soient de transport (routes, voies ferrées, aéroports, ports), de réseaux énergétiques (gazoduc, oléoduc, électricité), dans tous les pays traversés par les flux commerciaux et humains en direction et vers la Chine.

Et l’argent est là : la nouvelle Banque asiatique d’investissement dans les infrastructures (BAII) créée en 2015 sur impulsion chinoise est clairement destinée à financer ce projet. Elle est dotée de plus de 100 milliards de dollars et devrait en allouer en rythme de croisière plus de 15 milliards chaque année (3,5 milliards l’ont été en 2017). À cela, il faut ajouter d’autres fonds, dont le Silk Road Company Ltd doté de 40 milliards de dollars et ceux qui pourraient être mobilisés par la Nouvelle Banque de Développement des BRICS. En 2017, l’agence de notation Fitch Ratings a ainsi évalué à plus de 900 milliards de dollars le nombre de projets prévus ou en cours.

Son volet terrestre : la « grande marche » vers les capitales européennes

La route terrestre partirait de la ville de Xi’An, également située dans la province du Hubei et rejoindrait l’Europe jusqu’en Belgique, à travers un réseau de plus de 13 000 kilomètres de routes, autoroutes et voies ferrées. Sur le seul plan ferroviaire, trois axes principaux sont prévus : Shenyang dans le Liaoning à Leipzig (en passant par la Russie), Yiwu également dans le Liaoning à Madrid et Chengdu dans le Sichuan à Duisbourg (en passant par l’Asie centrale). Illustration de cette importance stratégique de l’Europe du Nord : le géant chinois du commerce en ligne Alibaba vient d’annoncer mi-novembre la création d’un centre ou hub logistique européen à Liège – plus de 380 000 m2 – afin de se confronter directement à son concurrent américain Amazon.

Ce volet terrestre serait complété par des corridors économiques [2], tel celui acté en avril 2015 entre la Chine et le Pakistan. La Chine a ainsi promis plus de 46 milliards de dollars – 17% du PIB pakistanais… – pour construire un axe allant de l’Ouest chinois (de Kashgar dans la province du Xinjiang) au port de Gwadar [3] au Pakistan où la Chine construit un port en eau profondes. Exemple de projet en travaux : l’autoroute Karachi-Lahore-Peshawar de presque 400 km financée par la Chine.

Le président chinois Xi a aussi annoncé vouloir accompagner le volet terrestre par une « Route aérienne de la soie », pont aérien commercial aérien entre Zhengzhou, située dans le Henan, avec une liaison aérienne avec le Luxembourg, qui a concerné plus de 150 000 tonnes de fret en 2017.

Son volet maritime : cap sur Venise et Athènes en passant par le canal de Suez

La route maritime s’inscrit, quant à elle, dans la stratégie du « collier des perles » des années 1990 et 2000 [4]  qu’elle poursuit et développe. La Chine se fonde ainsi sur sept « perles » [5] qui partent de la Chine du Sud, contournent la péninsule indochinoise, traversent le détroit de Malacca et longent l’océan Indien jusqu’à l’entrée du détroit d’Ormuz. Elle a ainsi modernisé ou créé de nombreuses infrastructures, notamment des ports en eau profonde – adaptés à des navires de grande taille [6] et [7].

Sur cette assise solide, la Chine souhaite désormais compléter sa route de la soie jusqu’à l’Europe. Il ne reste plus que quelques perles à aligner. Prochaine étape : la première base militaire chinoise à l’étranger a été construite à Djibouti en 2017 [8]. En Grèce, le port d’Athènes qu’est le Pirée a été racheté par l’armateur chinois Cosco [9] au début de l’année 2016 [10] et devrait doubler l’activité du port d’ici la mi-2019.

Enfin, le port d’arrivée de la nouvelle route de la soie serait Venise. La destination est particulièrement symbolique pour les Chinois : revenir à la ville de départ de Marco Polo, 800 ans après son voyage à la découverte de l’Orient !

Vers une alternative ou une concurrence de la route de la soie chinoise ?

L’importance stratégique de ce nouveau projet de routes commerciales n’a pas échappé aux États-Unis puisque le 17 novembre 2018, au dernier sommet de l’APEC (qui réunit les pays asiatiques et du continent américain), le vice-Président Mike Pence a affirmé que la puissance états-unienne ne soutiendrait pas « une route à sens unique » et a dénoncé l’opacité et l’importance de l’endettement qu’implique un tel projet. En effet, depuis 2013, d’importantes fragilités du projet chinois sont apparues.

Ainsi, dans une note d’octobre 2018, la direction générale du Trésor français se montrait vigilante, en pointant du doigt que ces investissements massifs « pourraient entraîner les États concernés dans des dérives d’endettement insoutenables ». D’autres signaux faibles de cette rébellion sont apparus dans des pays pivots : après le Premier ministre de la Malaisie qui a dénoncé un « néocolonialisme chinois » en août 2018 et reporté plusieurs grands projets d’infrastructure portés par Pékin – dont une ligne à grande vitesse devant relier le pays à Singapour, le Pakistan a annoncé souhaiter renégocier les conditions du « corridor économique » impulsé par Pékin sur son territoire.

Les États-Unis, le Japon et l’Inde vont probablement s’engouffrer dans ce mécontentement. Ainsi, dès 2015, face à la BAII, Shinzo Abe a annoncé que son pays était prêt à investir 100 milliards d’euros pour soutenir le développement d’infrastructures en Asie – soit le capital total de la BAII) et l’Inde a lancé une contre-offensive diplomatique : la blue diplomacy  dans l’océan indien aux Seychelles, à l’île Maurice et au Sri Lanka. Pour preuve, en février 2018, ces trois pays, aux côtés de l’Australie, travaillaient à une alternative à la route de la soie chinoise et ce, pour promouvoir une stratégie dite « indo-pacifique » libre et ouverte. Les jeux sont ouverts !

[1] Le Kazakhstan, la Russie, la Biélorussie, la Pologne et l’Allemagne

[2] Outre le corridor Chine – Pakistan, le corridor Chine – Singapour. Le but étant de créer une ligne à grande vitesse Kunming – Singapour. A cet effet la Chine a signé un accord de coopération avec la Thaïlande en 2014 pour construire une voie ferrée de 867 km (sa construction doit débuter en 2016).

[3] Ce port stratégique est en face du détroit d’Ormuz et à une cinquantaine de kilomètres de la frontière iranienne.

[4] Raffermissement des liens diplomatiques et investissements importants pour le développement de ports commerciaux et de zones supports pour la marine chinoise (Merguy et Sittwe en Birmanie, Chittatong au Bangladesh, Hambantota au Sri-Lana, Gwadar au Pakistan). Outre l’approvisionnement énergétique chinois qui  était sa priorité, la Chine « encerclait » ainsi dans l’Océan indien son rival régional qu’est l’Inde. Exemple : installation d’une base d’écoute et d’interception sur l’Île Coco (Birmanie).

[5] L’île de Hainan (Chine), l’île Woody (Paracels – territoires contestés mais sous domination chinoise), Sihanoukville (Cambodge), Mergui et Sittwe (Birmanie), Chittatong (Bangladesh), Hambantota (Sri-Lanka – depuis 2007) et Gwadar au Pakistan.

[6] Tels les cargos, les porte-conteneurs, les navires pétroliers et minéraliers.

[7] Extension de l’aéroport de Malé aux Maldives, aérodrome de l’Île Woody dans les Paracels,

[8] La France, les Etats-Unis et le Japon (depuis 2011)

[9] Il détient désormais 51% de la société du port du Pirée, et 67% d’ici 2020 s’il respecte ses engagements.

[10] Pour 368,5 millions d’euros.

© President of Russia

Le blockbuster chinois peut-il conquérir le monde ?

© deepskyobject, Flickr

« Quand la Chine s’éveillera, le monde tremblera », écrivait Alain Peyrefitte en 1973, dans une formule si célèbre qu’elle en est devenue éculée. Force est de constater pourtant qu’en matière de marché mondial du cinéma, la Chine semble ronronner et que le box-office international, ultra-dominé par les superproductions hollywoodiennes, n’a pas ne serait-ce qu’un frisson à l’idée d’une concurrence venue de Pékin. Pourtant, la Chine a ses blockbusters qui font des recettes équivalentes à celles des géants américains… en s’appuyant seulement sur le marché intérieur. L’industrie du cinéma chinois tente maintenant de passer à la vitesse supérieure : lancer ses champions à la conquête des marchés occidentaux.


En 2017, dans le club prestigieux des dix plus gros succès du box-office mondial, aux côtés des attendus poids lourds de Disney (le remake de La Belle et la Bête, le nouveau Spiderman) ou d’Universal Studios (Fast & Furious 8), on retrouvait un invité surprise. Avec 870 millions de dollars encaissés, le blockbuster chinois Wolf Warrior 2 fait cette année-là mieux que des licences emblématiques du cinéma mondialisé comme Pirates des Caraïbes ou encore Les Gardiens de la Galaxie. Un tour de force d’autant plus grand que le film n’a quasiment pas été exporté en dehors du territoire national : 854 millions de dollars sur 870 ont été réalisés dans les salles obscures chinoises, 16 millions seulement à l’international.

Le premier marché cinématographique au monde

Le marché chinois est en réalité si puissant que les blockbusters locaux n’ont pas besoin de s’exporter pour réaliser des recettes équivalentes ou supérieures à celles des productions hollywoodiennes. L’émergence rapide d’une classe moyenne urbanisée a conduit à l’explosion de la fréquentation des salles en Chine continentale depuis les années Deng Xiaoping.

Le marché chinois est très récemment devenu le premier au monde, devant son concurrent nord-américain. Plus encore, il devient une étape essentielle dans les stratégies commerciales des studios occidentaux. Fast & Furious, Transformers, ou encore Jurassic World sont autant de franchises qui doivent en grande partie leur succès planétaire à leur popularité dans les salles chinoises. Ces dernières font même parfois office de planche de salut pour des longs-métrages à la peine en Europe et en Amérique. En 2016, l’adaptation en film du jeu vidéo Warcraft est sauvée de la catastrophe par le public chinois : sur les 400 millions de dollars de recettes mondiales, 50 % proviennent des entrées en Chine.

Rachats et stratégies d’influence

Ce poids croissant de la Chine n’a pas échappé aux gros studios américains et européens, qui multiplient ces dernières années les partenariats de coproduction avec les producteurs et distributeurs chinois, pour s’assurer une place sur leur marché. Parfois au prix d’étonnantes contorsions : par exemple, cette année, devant le peu d’engouement des Chinois pour la franchise Star Wars, Disney a renommé son Solo : A Star Wars Story en Ranger Solo lors de la sortie chinoise, pour éviter de faire fuir le public. Les partenariats stipulent aussi parfois de tourner des scènes en Chine, offrant une vitrine non négligeable pour le pays.

Wang Jianlin, propriétaire de Wanda Group, principal acteur de l’industrie chinoise du cinéma © crédits : Stuart Isett, Flickr

Mais les arrangements sont parfois plus politiques. Les partenaires n’hésitent plus à imposer leurs choix. Le blockbuster Marvel Doctor Strange, coproduit par la Chine, a ainsi délocalisé un personnage censé être tibétain au Népal, pour ne pas fâcher les investisseurs. Répondre à ce genre de cahier des charges permet aux studios d’éviter la censure redoutée de Pékin, prompte à charcuter le montage des films qui ne lui plaisent pas, ou tout simplement à en interdire l’exploitation sur son territoire.

Parallèlement, les gros bonnets du cinéma chinois investissent directement dans le cinéma occidental en achetant des parts dans des studios. Fundamental Films, basé à Shanghai, est propriétaire à 27,9 % d’Europacorp, la société du Français Luc Besson. Ce qui lui a permis, en 2017, d’imposer un acteur chinois au casting de Valérian. Le géant Wanda Group, dirigé par le milliardaire chinois Wang Jianlin, détient depuis 2016 Legendary, le studio américain à l’origine de Jurassic World, Godzilla, Warcraft ou encore Pacific Rim. La société est aussi depuis 2012 propriétaire de la chaîne de cinémas AMC Theater, une des plus importantes des Etats-Unis.

Dépasser Hollywood : le rêve de Wanda Group et du gouvernement chinois

C’est là tout le paradoxe de l’industrie cinématographique chinoise à l’international : elle est à la fois partout et nulle part. Car les champions occidentaux du box-office mondial ont beau être de plus en plus cofinancés par l’argent chinois, ils n’en demeurent pas moins identifiés comme purement nord-américains ou européens, diffusant les valeurs occidentales standardisées par la mondialisation et le capitalisme triomphant.

La Chine dépasse tous les records par son dynamisme économique, mais sait qu’en matière de soft power elle ne constitue pas un concurrent sérieux pour l’hégémonie nord-américaine. En matière de cinéma, elle a longtemps été dans l’ombre des films hong-kongais qui se sont exportés durant l’âge d’or des années 1980-1990, avec ses réalisateurs emblématiques (John Woo, Tsui Hark, Wilson Yip). Pire encore (aux yeux de Pékin), même Taïwan a plus de notoriété critique et commerciale, grâce à des cinéastes comme Ang Lee (Tigre et Dragon). Tout le défi pour la Chine continentale est de transformer les succès nationaux de ses films en triomphes internationaux. Depuis le début des années 2000, Pékin a bien compris que les films étaient de formidables ambassadeurs pour promouvoir sa vision du monde, bien plus que la propagande à l’ancienne.

L’Empire du Milieu s’est donc donné les moyens de conquérir le marché mondial. En se dotant des plus grands studios de cinéma du monde, d’abord : les Hengdian World Studios (surnommés un temps Chinawood), ouverts en 1996, dépassent les studios Universal en surface. Mais même eux s’inclinent devant la rutilante Qingdao Movie Metropolis, ouverte en 2018 par Wanda Group. Avec cela, la Chine a les équipements technologiques pour concurrencer en qualité le cinéma américain. Et ça tombe bien. Dépasser Hollywood, c’est le rêve avoué derrière cette nouvelle « Cité du cinéma ».

Franchir la grande muraille culturelle

Or derrière les gros poissons du cinéma chinois, le Parti communiste n’est jamais loin. Le dirigeant de Wanda Group, Wang Jianlin, est un fidèle du parti. Wu Jing, réalisateur-producteur-acteur du triomphe Wolf Warrior 2, sorte de Michael Bay version Beijing, n’a jamais caché son nationalisme et sa proximité avec le pouvoir ; ils constituent d’ailleurs l’essence même de son film, qui raconte l’histoire d’un ancien soldat des forces spéciales chinoises qui sauve des populations africaines martyrisées par les Occidentaux. Le film s’inscrit pleinement dans la stratégie de rapprochement chinois avec les Etats africains.

Wu Jing sur le tournage de Wolf Warrior 2. © Célina Horan

Problème, ce type de films à gros sabots a peu de chances de convaincre qui que ce soit passée la frontière. Plaire à un public international biberonné depuis plus d’un siècle à la « machine à rêves » américaine est un challenge autrement plus difficile. La Grande Muraille, sorti en 2017, fait figure de coup d’essai. Le long-métrage de Zhang Yimou, produit par Wanda Group, tourné à Qingdao, intègre dans son casting la superstar américaine Matt Damon. De quoi attirer les Occidentaux en salles.

A mille lieux de l’archétype du héros blanc qui arrive dans un monde inconnu dont il résout instantanément tous les problèmes (le syndrome Avatar), Damon y campe plutôt un Occidental auquel le spectateur non chinois peut s’identifier, qui ne comprend pas grand-chose et qui va découvrir les enjeux en même temps que lui.

Logiquement, c’est surtout le casting chinois qui est mis en valeur dans La Grande Muraille. Le film s’éloigne aussi du modèle du blockbuster américain, en mettant davantage l’accent sur l’esprit de corps et la coopération entre les individus au service du collectif (le film raconte comment l’armée chinoise défend la Grande Muraille d’une horde de démons, or les stratégies militaires déployées demandent la synchronisation parfaite de tous les guerriers).

La Grande Muraille n’a que partiellement réussi sa mission. La plupart des critiques, sentant peut-être venir le cheval de Troie, ont accueilli ce film très froidement. Pourtant, il n’a pas à rougir de ses recettes en Occident. Plus de 800 000 entrées en France, 160 millions de dollars de recettes hors box-office chinois (où il a fait à peu près autant d’argent). Pas de quoi faire vaciller l’hégémonie d’Hollywood, certes. Mais le signal est là : il est possible pour un film produit et réalisé en Chine de connaître un succès de masse avec une histoire pourtant très ancrée dans la culture chinoise. A l’heure où les blockbusters se font de plus en plus calibrés et standardisés par les « majors », la Chine pourrait même jouer la carte du vent de fraîcheur et faire un gros coup dans les prochaines années.