Les obstacles à « la reconquête du vote populaire rural » : discussion sur l’ouvrage de Cagé et Piketty

Une campagne française © Freddie Marriage

Les faibles performances électorales de la gauche dans les campagnes populaires entraînent de vifs débats depuis plus d’un an. Le livre politique de cette rentrée 2023, un pavé de plus de 850 pages signé Thomas Piketty et Julia Cagé, a de nouveau ravivé cette discussion. Chiffres à l’appui, les économistes estiment que le succès de la droite et de l’extrême-droite dans ces territoires est avant tout la conséquence d’un abandon de la France rurale par les pouvoirs publics, plus que d’un rapport hostile à l’immigration. Pour le sociologue Benoît Coquard, qui a grandi dans ces campagnes et leur consacré un livre (Ceux qui restent. Faire sa vie dans les campagnes en déclin), cette analyse purement statistique oublie de se pencher sur les rapports sociaux particuliers caractéristiques de ces espaces. Les ouvriers, employés et autres individus populaires des campagnes ont en effet souvent comme modèle les petits patrons, artisans locaux et ont généralement des liens forts avec eux. Il détaille ici son point de vue, afin d’enrichir la compréhension des ressorts du vote des campagnes populaires. Article republié depuis The Conversation France.

Dans Une histoire du conflit politique. Élections et inégalités sociales en France, 1789-2022 de Julia Cagé et Thomas Piketty, « la reconquête du vote populaire rural » est identifiée comme la « priorité absolue pour le bloc social-écologique » (p.741).

À l’issue de cet ouvrage qui déploie une analyse prolifique des inégalités sociospatiales en regard des comportements électoraux, Cagé et Piketty émettent un ensemble de propositions pour attirer à gauche les classes populaires rurales. Les deux économistes se risquent ainsi à un certain volontarisme politique sur la base d’un travail scientifique à la fois original, rigoureux et discutable par endroits. Ils invitent notamment à renforcer les services publics dans les espaces ruraux où dominerait, selon l’expression consacrée et maintes fois utilisée dans le livre, un fort « sentiment d’abandon » chez les classes populaires. Une autre de leurs idées est de faciliter, à l’instar du RN, l’accès à la propriété pour ces ménages sensibles aux inégalités de patrimoine et très attachés au fait de posséder leur chez-soi.

Mais par-delà l’adéquation a priori des mesures proposées, l’hypothèse de la « reconquête » des classes populaires rurales par la gauche n’a rien d’évident dans certains villages et bourgs où les idées d’extrême droite sont devenues hégémoniques face à l’absence d’opposition.

Il y a la difficulté pour un ouvrier ou une employée à se déclarer publiquement de gauche, tandis que se dire « de droite » ou « pour Le Pen », c’est déjà s’assurer un minimum de respectabilité en se désolidarisant des plus précaires taxés « d’assistés » par ces discours politiques dominants.

Une histoire du conflit politique peut intégrer par endroits ces éléments, mais l’équation générale laisse peu de place aux rapports sociaux concrets qui déterminent l’espace des possibles politiques.

Dans ce livre de 850 pages, les enquêtes de terrain qui permettent de mettre au jour de tels processus sont surtout mobilisées comme des recueils d’entretiens qui viennent illustrer la démonstration des chiffres. Alors certes, la notion de « classe géo-sociale » établie à partir d’un assemblage inédit d’indicateurs quantitatifs ouvre des perspectives de compréhension, dans le sillage des travaux sur les dimensions locales de l’espace social. Mais on peut s’interroger sur la capacité des catégories statistiques à saisir, à elles seules, « les effets de lieu » qui tiennent à la spécificité locale des rapports de classes.

Des configurations défavorables à la gauche

Cagé et Piketty font malgré tout plusieurs incursions vers une prise en compte de ces configurations, comme lorsqu’ils mentionnent que « le vote pour le FN-RN est devenu au fil du temps plus étroitement associé aux communes comptant la plus forte proportion d’ouvriers (principalement dans les bourgs et les villages). » Et ensuite que : « Ce vote a également toujours été une fonction croissante de la proportion d’indépendants. » (p.733)

Les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Seulement, lorsque les deux économistes s’étonnent positivement de corrélations entre la structure de la population et les comportements politiques, ils ne vont jamais jusqu’à les appréhender frontalement, c’est-à-dire de manière relationnelle, en envisageant la construction réciproque des classes sociales par les rapports qu’elles entretiennent entre elles. À défaut, comment comprendre que dans certaines configurations du tissu économique local, les affinités sociales et politiques des classes populaires jouent contre la politisation à gauche.

Il est fréquent qu’un ouvrier rural soit ami avec un artisan (ou un autre indépendant) et influencé politiquement (à droite) par lui. À l’inverse, les groupes sociaux qui portent typiquement le vote à gauche sont soit absents de ces villages et bourgs populaires, du fait notamment du départ des jeunes diplômés ne trouvant pas de débouchés sur le marché de l’emploi local, soit dans un entre-soi ignoré des classes populaires locales.

Cette configuration a des implications sur les modèles de réussite considérés localement comme légitimes, sur la façon dont les gens se définissent et s’identifient à « un nous », et donc sur les comportements électoraux.

Par conséquent, si l’approche de Cagé et Piketty permet mieux que jamais de répondre à la première partie de la question présente en 1ere ligne de leur livre, « Qui vote pour qui ? », le débat reste ouvert sur la seconde partie, « et pourquoi ? »

Des affinités transclasses

Les membres des classes populaires rurales ont tendance à dénigrer d’autres classes populaires associées dans leurs représentations à la ville, à l’immigration et à l’assistanat.

Tandis qu’ils cherchent à minimiser le sentiment anti-immigré des classes populaires rurales ailleurs dans l’ouvrage, Cagé et Piketty donnent une profondeur historique à ce rejet, en montrant qu’à chaque époque une somme de stéréotypes étaient mobilisés par les ruraux à l’encontre de leurs homologues des villes.

Or cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. Certes ces derniers sont davantage dotés en capital économique, mais ils les côtoient au quotidien, faisant parfois partie de leurs amis proches, de leurs familles, etc.

Ces affinités transclasses se comprennent logiquement si l’on a en tête le schéma de l’espace social proposé par Pierre Bourdieu. Les ouvriers et ouvrières de petites PME, propriétaires de leur logement et évoluant dans des sociabilités relativement homogènes ont des aspirations caractéristiques du bas à droite » de l’espace social, dans lequel se situent des individus au niveau de revenus et patrimoine différents, mais qui se rejoignent sur les valeurs, les goûts, la distance vis-à-vis du monde scolaire et du pôle culturel largement associé aux grandes villes.

Cette sorte de « fausse conscience rurale » tient aussi au fait que dans certaines campagnes, ouvrier·e·s et employé·e·s aspirent largement au style de vie incarné dans leur monde proche par des artisans, des petits patrons, des propriétaires comme eux. 

Cette petite bourgeoisie économique qui influence les classes populaires rurales est fièrement de droite et d’extrême droite, se faisant le relais informel de partis politiques pourtant assez absents des sociabilités locales.

Réputation et conformisme politique

Cette forme de bourgeoisie impose l’idée d’une méritocratie par le travail qui justifie à la fois le respect d’une hiérarchie sociale par le capital économique et la stigmatisation des plus précaires. Plus encore, ces groupes dominent les classes populaires au quotidien en distribuant les « bons points » des réputations des un·e·s et des autres sur le marché du travail et de là, dans toutes les scènes de la vie sociale, puisqu’en milieu rural, « tout se sait » et tout est lié.

Ces logiques réputationnelles sont omniprésentes dans mes enquêtes de terrain et forment la clé de voûte d’une analyse liant les conditions sociales et spatiales aux positionnements politiques.

C’est par exemple toute l’histoire d’Eric, cet ouvrier trentenaire qui a claqué la porte d’une petite PME. Son patron, qui était également un « pote », membre de son équipe de foot et partenaire occasionnel de chasse, l’a ensuite discrédité auprès des autres employeurs et plus largement de tout son entourage en le présentant comme un mauvais travailleur, surtout trop revendicatif. Plus tard, au cours d’une discussion avec plusieurs entrepreneurs locaux lors de laquelle des critiques lui sont adressées, Éric affirmera : « Moi, je suis bien de droite ».

La « sale réputation » dont il a souffert ne l’a pas mené à se politiser contre le patronat, mais bien à se revendiquer du « bon côté » de la frontière sociale avec « les bosseurs », contre lesdits « assistés », « cas sociaux » ou encore les « Mélenchons », comme on dit dans son entourage familial et amical pour désigner les personnes qui remettent en cause les inégalités.

Des obstacles démographiques

C’est pourquoi, pour jouer les pessimistes face à la démarche de Cagé et Piketty, on pourrait considérer que la « reconquête » des classes populaires rurales devrait avant tout passer par un bouleversement des dynamiques démographiques.

Ce dernier verrait les classes sociales plus marquées à gauche « s’établir » dans les campagnes industrielles et les bourgs en déclin. Une telle dynamique ne saurait cependant reposer sur le simple désir de verdure des citadins ou sur la volonté politique de quelques militants.

On pourrait à minima penser à la relocalisation d’emplois qualifiés dans les campagnes populaires qui permettrait aussi d’enrayer le départ des jeunes diplômés ruraux, notamment des jeunes femmes issues des classes populaires locales dont les qualifications scolaires ne sont pas adaptées au marché de l’emploi local.

De ce point de vue, la proposition de renforcement des services publics que l’on retrouve chez Cagé et Piketty pourrait se coordonner avec une politique de recrutement des diplômé·e·s issu·e·s de ces territoires.

Mais à l’heure actuelle, la tendance générale reste la suivante : les campagnes qui attirent les potentiels électeurs de gauche ne sont pas celles où l’on retrouve les plus fortes proportions de classes populaires. Comme les autres groupes sociaux, les représentants du pôle culturel de l’espace social ont une attirance pour les lieux, urbains et ruraux, où se concentrent déjà des personnes qui leur ressemblent.

Plus les différences d’opportunités d’emplois locaux, de styles de vie, de comportements politiques se polarisent géographiquement (et donc socialement), moins les espaces ruraux marqués par une domination du vote RN ont de probabilité d’attirer des individus et des groupes sociaux marqués à gauche.

La droitisation se construit en partie ainsi et les réponses à y apporter diviseront probablement la gauche, à l’image de la ligne envisagée par François Ruffin, qui s’adresse à la fois aux classes populaires et à leurs proches artisans, auto-entrepreneurs, petits-patrons qui font office dans les sociabilités de leader d’opinion.

Un « nous » à reconstruire

Cagé et Piketty, tout au long de leur livre, font du « sentiment d’abandon » une clé d’explication du vote RN. Sans écarter ce cas de figure, mes enquêtes m’ont surtout amené à observer une attitude différente à partir du moment où les classes populaires rurales ne se voient pas imposer ce registre de réponse. Loin de se vivre en permanence comme « abandonnés » par Paris, ces hommes et femmes ont accès à une reconnaissance locale et rejettent fortement le mode de vie urbain.

Alors qu’ils seraient plus anonymes en ville, les ouvrier·e·s et employé·e·s des villages sont pris dans des rapports de réciprocité intenses, où ce qui se passe ailleurs importe finalement moins. Les réduire, par une bienveillance située socialement, à cette image d’abandonnés ne ferait probablement que susciter chez eux le sentiment d’être incompris.

Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle.

C’est justement tout le succès du RN que d’avoir imposé ce registre de l’abandon dans le champ politique, tout en proposant à leur électorat un tableau cynique du lien social. Le RN vend aux classes populaires rurales une réification passéiste d’une prétendue tradition dans laquelle leur style de vie serait la norme universelle. Et plus encore, il promet une re-hiérarchisation des groupes sociaux de telle sorte que ces petits propriétaires s’assurent d’être toujours mieux traités que d’autres en dessous d’eux, ces autres issus de l’immigration avec qui la concurrence est présentée, de facto, comme inévitable.

Les ouvriers et employées des zones rurales désindustrialisées, qui font l’expérience de la concurrence pour l’emploi et s’accommodent assez largement des discours anti-immigrés, reconnaissent ainsi au RN d’être le porteur d’une vision intrinsèquement conflictuelle et donc honnête du monde social.

Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme

Là où la gauche pourrait prendre appui, c’est sur le fait que cette conflictualité vécue va de pair avec un besoin de solidarité. Les classes populaires n’ont pas le luxe de l’individualisme. Parce ce que rien n’est complètement acquis pour éviter de « tomber plus bas », il faut compter sur la reconnaissance et le soutien des autres. Ce que dit le RN, c’est que cette solidarité ne saurait exister autrement qu’au prix de l’exclusion d’une partie du reste du monde, sur des critères non pas sociaux mais ethnoraciaux.

Ce positionnement a trouvé un écho facile chez les classes populaires rurales qui ont tendance à se revendiquer d’un « nous » sélectif, conflictuel, sous forme d’un « déjà nous » ou « nous d’abord » qui résonne avec les préférences proposées par l’extrême droite.

C’est par cette solidarité à petit rayon que l’on pense s’en sortir dans un contexte où il n’y a pas suffisamment de travail et de ressources pour que tout le monde s’assure une respectabilité. En l’état actuel des rapports de force sociaux et politiques, il est difficilement envisageable de voir ce « déjà nous » être transformé, par le simple fait d’un nouveau discours de gauche, en un « nous les classes populaires ».

Néanmoins, par optimisme, on peut se rappeler que malgré l’imprégnation des idées d’extrême droite, ce n’est pas contre les immigrés que les classes populaires rurales ont enfilé un gilet jaune. Il s’agissait bien de la nécessaire question de répartition des richesses face aux difficultés économiques vécues. Malgré son côté perfectible, c’est là tout l’intérêt du livre de Cagé et Piketty, que de vouloir recentrer le débat politique autour de ces questions, en apportant de l’empirique et du factuel à disposition de celles et ceux qui voudraient savoir de quoi il en retourne.

« Taxer l’héritage est une mesure de justice de classe et de genre » – Entretien avec Céline Bessière et Sibylle Gollac

Céline Bessière est sociologue et professeure à Paris-Dauphine, membre du laboratoire IRISSO. Sibylle Gollac est sociologue au CNRS et membre de l’équipe « Culture et sociétés urbaines ». Depuis leurs thèses respectives sur les enjeux de transmission d’une génération à l’autre, elles ont tiré un ouvrage Le Genre du capital. Comment la famille reproduit les inégalités (La Découverte, 2020). Le Vent Se Lève a rencontré les autrices de ce livre majeur, tant par sa méthode que par son analyse des mécanismes profonds à l’œuvre concernant l’héritage et la répartition du patrimoine et des richesses. Comment expliquer qu’une femme accumule au long de sa vie moins de capital que son conjoint ou son frère malgré un droit qui proclame l’égalité ? Entretien réalisé par Marion Beauvalet et retranscrit par Dany Meyniel.

Le Vent Se Lève Avant de parler de l’ouvrage, pouvez-vous aborder sa genèse ? Vous expliquez en introduction que c’est un travail de vingt ans. Comment est né ce projet et surtout, comment le mener sur une si longue durée ?

Sibylle Gollac – Ce n’est pas un projet, c’est quelque chose d’important à préciser. Au début des années 2000, nous faisions chacune une thèse dans le même laboratoire (1). Aujourd’hui on mène beaucoup de recherches “par projet”. Céline Bessière travaillait sur les exploitations viticoles dans la région de Cognac. Quant à moi, je travaillais sur les stratégies immobilières familiales : comment les trajectoires résidentielles et patrimoniales des gens sont prises dans des logiques familiales.

Nous discutions régulièrement de nos travaux et nous nous sommes rendu compte qu’un élément structurait nos travaux : la question de la place du capital économique dans la reproduction sociale. On s’apercevait également sur le terrain que ces enjeux de transmission du capital économique d’une génération à l’autre croisaient la question du genre, que les stratégies familiales de reproduction qu’on observait produisaient des inégalités entre femmes et hommes.

Ce sont des choses qu’on a eu envie de creuser. Comment les stratégies de reproduction familiale fonctionnent ? Notamment dans les familles d’indépendants sur lesquelles on travaillait, qui reposaient sur une mobilisation conjugale forte. Comment ces stratégies pouvaient résister aux séparations conjugales ?

C’est sur la base de cette question que nous avons voulu enquêter sur des dossiers de divorce, ce qui nous avait amenées à lancer et à participer à une recherche collective plus vaste sur le traitement judiciaire des séparations conjugales (2). Notre fil était toujours les enjeux économiques de ces séparations. Ensuite, on a constaté que ce qui nous manquait – on avait enquêté dans les tribunaux, auprès des avocats – c’étaient les notaires, qui étaient des acteurs-clefs sur tous les aspects patrimoniaux des séparations et sur les successions.

Nous avions commencé à croiser les notaires sur nos terrains de thèse respectifs et nous voulions approfondir, comprendre mieux leur activité en matière de succession et de séparation. Avec toutes ces enquêtes, nous nous sommes dit que nous avions la matière pour écrire ce livre. Nous avions la volonté, à cette étape de nos carrières, d’écrire un ouvrage de sociologie générale, c’est-à-dire pas seulement destiné aux collègues en sociologie de la famille, en sociologie économique ou en sociologie du droit, qui puisse parler aussi au-delà du champ scientifique.

Tout ce qui concernait la question des inégalités patrimoniales entre femmes et hommes était quelque chose de très peu documenté qui nous semblait central, et il nous importait notamment que les militant·es féministes puissent s’en saisir.

Céline Bessière – Je n’ai presque rien à ajouter si ce n’est que je pense que le début de la réponse était très important, surtout dans le contexte actuel des transformations de l’enseignement supérieur et la recherche. Il s’agit d’une recherche sur le temps long alors que tout nous pousse à faire des projets de court terme, très vite, où l’on connaît quasiment déjà les résultats avant de faire l’enquête. Là, c’est exactement l’inverse : il s’agit de vingt ans de recherche. Bien sûr, il y a vingt ans, nous n’avions pas l’idée que notre travail donnerait ce livre.

Le Vent Se Lève – Justement, depuis les années 2000, avez-vous observé des évolutions notoires concernant les sujets que vous commenciez à aborder ? Par exemple, dans l’introduction vous mentionnez Ingrid Levavasseur ainsi que les travaux de Thomas Piketty.

Céline Béssière – Au début des années 2000, nos deux thèses étaient un peu à contre-courant du type de thèse que l’on faisait à l’époque. Ma thèse sur les transmissions des exploitations viticoles en 2006 vient après vingt ans où il n’y a rien, ou pas grand chose, d’écrit sur les agriculteurs en sciences sociales.

La manière dont est perçu ce que je fais alors est très provincialisée, c’est-à-dire qu’on me dit que j’étudie des familles agricoles, en voie de disparition. Il a été fait le même reproche à Sibylle sur sa thèse : une manière de minorer son travail était de dire qu’elle étudiait des familles « particulières ». Il y avait toujours cette idée que ce sur quoi nous travaillions (à savoir les transmissions patrimoniales dans les familles) était anecdotique et que les familles que nous étudiions alors n’incarnaient pas la modernité.

Au fond, s’était imposée en sciences sociales l’idée que la place du capital économique dans la reproduction n’était plus si importante, ou alors seulement dans des milieux sociaux en déclin, que seul désormais le capital culturel importait.

Cette idée provient d’une lecture réductrice des travaux de Pierre Bourdieu par la sociologie de la famille dans les années 1990 et 2000. À cette époque, c’était François de Singly qui était le porte-voix de la sociologie de la famille en France. Il disait que les dépendances économiques étaient passées au second plan dans les relations familiales, alors même qu’il avait travaillé dessus au début de sa carrière (3).

Au début des années 2000, la sociologie de la famille dominante, voire quasi hégémonique en France, insiste sur l’émancipation des individus, leur individualisation au sein d’une famille relationnelle. La sociologie de la famille se désintéresse complètement de ces sujets. Notre travail paraît de facto un peu décalé. Malgré tout, nous avons écrit nos thèses qui ont été reconnues, publiées, mais il y a une espèce de volonté ambiante de dire que ce qu’on fait n’est pas très important.

Sibylle Gollac – Lorsque nous avons soutenu nos thèses, elles ont été mieux reçues en sociologie des classes sociales. Malgré tout, la thèse de Céline constituait une thèse de référence sur l’étude des groupes sociaux agricoles et indépendants. La mienne était lue en sociologie des classes populaires, sous le même angle que les travaux d’Anne Lambert sur l’accession des classes populaires à la propriété (4), par exemple, je parlais de la dimension spatiale de la stratification sociale.

Pour nous, la sortie de l’ouvrage de Thomas Piketty, Le capital au XXIe siècle, a constitué un changement important ainsi qu’une grande source de motivation.

Céline Bessière – Nous connaissions Thomas Piketty puisque nous étions dans le même département [de sciences sociales, à l’ENS]. Cela faisait longtemps que l’on connaissait ses travaux et nous avions échangé sur nos sujets respectifs. Quand le livre de Thomas Piketty sort en 2013, il rencontre un succès international : il a réussi à imposer dans le débat public l’idée que le patrimoine était essentiel dans les inégalités contemporaines et que la question de l’héritage n’était pas une question anecdotique. Bien au contraire, il démontre que la part de l’héritage dans la richesse nationale s’accroît.

Après cette parution dans le paysage universitaire, ce que nous faisions a pris un autre sens ! Nous ne sommes plus en train de travailler sur des familles hyper-particulières, nous sommes en train de décrire un mouvement de la société, du capitalisme contemporain. En s’intéressant au patrimoine, on s’intéresse à quelque chose de crucial dans la vie des gens, de plus en plus important. C’est notamment le cas pour le logement, parce que le prix de l’immobilier augmente, ce qui fait que la part de la richesse des ménages consacrée à l’immobilier a crû.

Le logement social n’a plus le vent en poupe, les politiques de logement privilégient l’accession à la propriété, donc il y a davantage de propriétaires. Le patrimoine est aussi de plus en plus crucial pour financer les études parce que le système d’enseignement supérieur gratuit perd du terrain dans les pays comme la France, où il existe encore (5). Partout, faire des études supérieures coûte de plus en plus cher. Aux États-Unis, les familles se saignent pour financer les études de leurs enfants (6). Même pour l’emploi, l’effritement de la société salariale donne une nouvelle importance au patrimoine pour créer son entreprise. Enfin, les attaques répétées contre le système de retraite par répartition donnent une importance cruciale au patrimoine.

Notre livre est sorti au moment de la réforme Macron des retraites : quand les systèmes de retraite par répartition perdent du terrain, le patrimoine prend de la place.

Ces enjeux patrimoniaux et ces enjeux de transmissions patrimoniales dans la famille deviennent vraiment très importants. L’idée du livre était aussi de porter un autre regard sur le patrimoine que celui qui a été imposé par les économistes ces dernières années. Les économistes, qui travaillent sur les inégalités patrimoniales à partir de données statistiques, ne sont pas allés regarder ce qu’il se passait dans les familles, alors que nous disposions de ces données. On a donc retravaillé nos matériaux puis on a mis en place des enquêtes supplémentaires, notamment dans les études notariales.

Le Vent Se Lève – Dans l’introduction de votre livre, vous formulez la proposition théorique qui suit : lier une approche matérialiste et intersectionnelle. Ce sont deux approches que l’on a tendance à opposer, notamment dans l’arène politique. Pouvez-vous revenir sur ces approches, comment avez-vous procédé ? Sont-elles si antinomiques ?

Céline Bessière – Pour nous, ce n’est vraiment pas antinomique. Il y a des volontés de mettre les gens dans des cases, ainsi que des effets de génération qui sont très forts. C’est ce qu’on raconte dans la conclusion du livre. Nous avons d’abord été formées à l’anthropologie de la parenté, à la sociologie de la famille, à la sociologie économique. Nous avons aussi une formation poussée en économie (nous sommes toutes les deux agrégées de sciences économiques et sociales) et en études de genre.

Pour ma part, cette formation en études de genre date du début des années 2000. Au cours de ma scolarité à l’ENS, j’ai fait un séjour aux États-Unis, à Duke University, notamment dans le département des Women’s studies. Eric Fassin a aussi joué un rôle crucial dans la formation de notre génération aux études de genre, notamment américaines, à l’École Normale Supérieure.

Au début des années 2000, notre génération a absorbé en même temps les féministes marxistes, matérialistes mais aussi les études queer ou intersectionnelles. Nous avons lu Christine Delphy en même temps que Judith Butler. Comme l’a écrit plus tard Laure Bereni, qui appartient à la même génération que nous, ce qui a été construit comme des oppositions ou bien des retours de bâton, voire des critiques, peut s’avérer cumulatif : lorsqu’on arrive avec la génération suivante, on peut déterminer ce qui nous sert de chaque côté pour avancer dans nos recherches (7).

Pour ce livre, la relecture des féministes matérialistes françaises des années 1970 sur le travail domestique s’avérait absolument essentielle pour qualifier le travail domestique de travail, pour compter ce travail, lui donner de la place. Les données de l’enquête « Emplois du temps » de l’INSEE permettent d’établir qu’aujourd’hui deux-tiers du travail des femmes n’est pas rémunéré, alors que ce n’est le cas que d’un tiers du travail des hommes. Notre approche par le patrimoine consiste à se demander ce que tout ce travail domestique gratuit fait à l’échelle d’une vie : des hommes qui accumulent du patrimoine, des richesses et des femmes qui n’accumulent pas parce que ce travail n’est jamais reconnu, pas rémunéré et même pas compté.

Nous nous approprions vraiment le féminisme matérialiste dans ce sens-là, nous reprenons à notre compte l’idée d’exploitation du travail des femmes par les hommes. Le moment des séparations conjugales constitue le moment où cela se manifeste.

J’ai découvert les approches intersectionnelles en 2000 au cours de mon séjour en Caroline du Nord, à Duke University. J’y ai découvert les travaux passionnant des historiennes des femmes du sud autour de la guerre de Sécession. J’en ai rapporté un texte que j’avais travaillé avec Éric Fassin en 2003, qui s’appelle « Race, classe, genre » (8). Il y avait vraiment très peu de textes sur ces thèmes à cette époque en France. J’avais lu Angela Davis, notamment, mais aussi toutes les historiennes qui travaillent sur les femmes de planteurs ou les femmes esclaves et qui essaient sur leur terrain d’articuler rapports sociaux de race, de genre et de classe.

L’articulation des rapports de genre et de classe est centrale dans notre livre, même si cela a été vraiment un travail d’écriture ardu que de tenir tout le temps, au fil de la démonstration, les deux dimensions.

On essaye aussi plus ponctuellement de tenir compte des rapports sociaux liés à l’âge ou à la génération. Ce qu’on ne fait pas suffisamment dans le livre, ou qu’on ne fait qu’effleurer, c’est la question raciale. C’est quelque chose qu’on a commencées à travailler plus systématiquement depuis, à partir des matériaux obtenus dans les tribunaux. On pense qu’il est important de chercher aussi dans cette direction (9).

Sibylle Gollac – Il y a deux passages dans le livre où on aborde ce sujet, mais nous n’avons pas les matériaux pour être systématiques, notamment parce qu’au moment où l’on a accumulé l’essentiel de nos matériaux de terrain, on – quand je dis « on » c’est un « on » collectif, en particulier dans le collectif « Rupture », dans le cadre duquel on a accumulé les matériaux sur la justice – on n’avait pas de notation systématique et uniformisée dans notre collectif des formes de racialisation des justiciables.

Nos matériaux n’étaient pas évidents à analyser sous cet angle. Nous travaillons à partir de matériaux ethnographiques et de matériaux statistiques. En tant que sociologue, on a l’habitude de travailler avec de grandes variables qu’on articule, et l’approche intersectionnelle nous donne les outils théoriques pour penser cette façon dont on articule les effets de ces grandes variables que sont le genre — de fait le sexe dans les statistiques — et la classe sociale ou la catégorie socio-professionnelle. Dans l’enquête Patrimoine de l’INSEE, nous n’avons rien sur les formes de racialisation dont peuvent être l’objet les enquêté·es.

Pour revenir à notre cadrage théorique, le féministe matérialiste s’imposait puisque notre question était de savoir comment, tandis que les femmes travaillent autant que les hommes, seuls ces derniers accumulent. L’intersectionnalité s’imposait car elle nous offrait des outils pour comprendre et analyser nos matériaux ethnographiques et statistiques.

Le Vent Se Lève – Ce passage est en effet très marquant dans l’introduction de votre ouvrage. Votre livre montre que l’on peut articuler matérialisme et intersectionnalité, loin des impossibles dialogues des sphères plus militantes. Comment s’approprier les deux dans la recherche ?

Sibylle Gollac – Pour ma part, je suis arrivée au féminisme par mes activités scientifiques. Je pense que pour des militant·es féministes qui luttent depuis des années et des dizaines d’années, il est évident que ce n’est pas facile de sortir de ces lignes de conflit, alors que depuis notre position scientifique, c’est plus facile.

Céline Bessière – Ce que tu dis se discute…Je pense que les lignes de fracture militantes et politiques sont aussi des lignes intellectuelles. Il y a dix ans nous avions participé à un congrès d’études féministes, où Christine Delphy et Elsa Dorlin se donnaient des noms d’oiseau par conférences interposées. En ressortant de ces conférences, nous en sommes venues à l’idée que ces oppositions théoriques, philosophiques doivent impérativement être remises sur le métier des sciences sociales, avec l’analyse de matériaux empiriques à l’appui.

En tant que sociologues, nous devons aussi avoir une ambition théorique. À nous de faire travailler ces concepts et de voir ce qu’ils nous apportent. Pour moi l’intersectionnalité n’est pas une religion, c’est un outil pour penser des choses et tant que ça m’aide à penser, je l’utilise abondamment.

Tout cela est devenu complètement délirant avec les accusations d’islamo-gauchisme portées par le gouvernement sur qui utilise ces outils ! Pour moi ce sont vraiment des outils de travail et politiques pour montrer les rapports de domination ainsi que leur fonctionnement.

Le Vent Se Lève Pour revenir à votre livre, estimez-vous que certaines femmes, en raison de leur milieu social d’origine, sont plus égales que d’autres vis-à-vis des hommes ?

Sibylle Gollac  Nous montrons dans le livre que les inégalités de genre traversent les différents milieux sociaux de façon différente. L’approche intersectionnelle sert justement à ça : il s’agit de montrer qu’il y a des inégalités dans tous les milieux sociaux, qui se jouent à chaque fois un peu différemment. Ainsi, il n’y a pas de milieu, il me semble, dans lesquels les femmes sont plus les égales des hommes que dans d’autres. Il est certain néanmoins qu’elles vivent des réalités matérielles très différentes.

Ce n’est pas la même chose d’être une femme au foyer à Neuilly, dépendante économiquement de son mari ou d’être une mère célibataire à Saint-Denis avec un travail de femme de ménage à temps partiel, c’est évident. Il y a aussi des formes d’émancipation et des ressources pour s’émanciper qui sont très différentes.

Il me semble que c’est un peu ce que donne à voir le livre. Dans les milieux les plus aisés, les ressources d’émancipation, dans les situations où les femmes se battent, sont des ressources notamment héritées de leur famille. Dans le pôle à fort capital économique des classes supérieures, ce sont des ressources économiques qui permettent de tenir la longueur des procédures. Ensuite dans le pôle à fort capital culturel des classes supérieures, il y a des femmes actives très diplômées qui, elles aussi, ont des ressources pour faire valoir leurs droits.

Dans les classes populaires, le fait de travailler donne une forme d’indépendance économique, mais en sachant que, pour l’obtenir, les temps de travail sont extrêmement extensifs. Il faut à la fois avoir une activité salariée et s’occuper des enfants sans possibilité de délégation. Mais les outils qu’ont les femmes, malgré tout, peuvent être un niveau de scolarisation supérieur à celui de leur ex-conjoint ou le fait de réussir à s’en sortir face aux administrations peut-être mieux que leur ex-conjoint. Tout cela se joue en définitive en augmentant leur temps de travail, puisque ce sont elles qui s’occupent de ce travail administratif.

Les femmes parviennent différemment, selon les milieux sociaux, à des formes d’autonomie financière, qui leur permettent d’affronter les séparations conjugales. Mais ce que l’on montre dans le livre, c’est qu’elles payent toujours ces séparations au prix fort, beaucoup plus que leurs ex-conjoints, parce que le travail gratuit qu’elles fournissent n’est pas reconnu, tandis que le patrimoine et la carrière professionnelle de leurs ex sont protégés, au nom de l’intérêt des enfants, de la famille.

Le Vent Se Lève  Dans votre ouvrage, vous montrez qu’il existe des lieux de sociabilisation principalement utilisés par les hommes, que ces derniers déploient des stratégies d’accumulation au cours de leur vie. De l’autre côté, beaucoup d’obstacles semblent se dresser pour les femmes. Ces dernières, lors de vos entretiens, vous ont-elles partagé des solutions qu’elles ont expérimentées ? Imaginez-vous d’autres pistes ?

Céline Bessière – C’est toujours cette vaste question qu’on nous pose, parce qu’on ne l’a pas traitée explicitement dans le livre : il n’y a pas cent pages de recettes pour s’en sortir en partie parce qu’il y a plein de niveaux différents. Le premier niveau, c’est la prise de conscience. Ce qui est intéressant dans les monographies de famille que nous faisons, ce sont ces femmes que nous rencontrons et qui nous racontent comment elles se sont fait avoir dans leur succession. Ce n’est pas un discours politique, elles nous relatent qu’en fait elles n’ont pas voulu se disputer avec leur frère, leurs parents.

Il y a beaucoup d’enjeux familiaux impliqués pour dire un sentiment d’injustice, mais qui n’est pas converti en quelque chose de politique, et je pense que l’effet du livre est de mettre tout ça bout à bout. Nous prenons aussi en compte les différents âges de la vie, depuis la mise en couple, la vie en couple, la séparation, les successions, et leur rapport avec les parents, les frères et sœurs. Je pense qu’il y a un effet d’accumulation dans le livre qui nous permet de se dire que c’est un fait social, ce ne sont pas juste des histoires individuelles. C’est le but de ce livre de politiser l’ensemble.

Les retours que nous avons sont positifs, un certain nombre de femmes découvrent qu’il y a un enjeu politique dans ce qu’elles vivent, là où la plupart des gens voyaient des questions personnelles ou techniques.

L’idée du livre, c’était déjà d’en faire un enjeu politique.

Une fois que la succession devient un enjeu politique, on peut espérer qu’un certain nombre de femmes et d’hommes, de groupes féministes se saisissent de cette question et fassent des propositions concrètes. Bien sûr, on peut décliner un certain nombre de propositions. Par exemple, il n’est absolument pas normal que l’allocation de soutien versée par la CAF en cas de non-paiement de la pension alimentaire ne soit plus versée quand il y a une remise en couple. Cela signifie quand même que c’est au nouveau conjoint de la mère de prendre en charge la contribution à l’entretien de l’enfant. C’est absurde, une réforme pourrait consister à individualiser ce droit tout comme d’ailleurs un ensemble de droits et de prestations sociales en France, qui sont sous conditions familiales (RSA, AAH…).

Pour la prestation compensatoire aussi, le livre pourrait contribuer à voir cela autrement. C’est intéressant parce qu’on travaille avec l’Institut national de l’audiovisuel (INA) en ce moment sur leurs archives. Nous avons visualisé ce qui avait été dit dans les journaux télévisés en 2000 au moment de la réforme de la prestation compensatoire, lorsqu’elle est passée d’une rente à un capital, ce qui a contribué à diminuer drastiquement ces prestations en termes de montant et puis aussi à limiter les bénéficiaires, puisqu’il n’y a plus que les femmes mariées à des époux riches qui peuvent en bénéficier. Notre livre pourrait inviter à voir autrement la prestation compensatoire, réfléchir à une extension de ce type de compensation aux couples non mariés, ce qui est une situation fréquente aujourd’hui. On peut aussi aller beaucoup plus loin sur un programme politique plus radical, comme taxer l’héritage plus fortement qu’il ne l’est actuellement ou aller vers des mesures du type revenu ou patrimoine universel.

Taxer l’héritage est à la fois une mesure de justice entre les classes sociales mais également une mesure de justice de genres. Supprimer l’héritage serait peut-être encore mieux mais mettre ce sujet à l’agenda politique en ce moment est peu réaliste.

Sibylle Gollac – Il y a deux problèmes : le fait qu’effectivement les femmes sont moins riches et le fait que la richesse donne du pouvoir. Pour lutter contre les inégalités de richesse, il y a ce dont parlait Céline comme l’augmentation des prestations compensatoires. Il y a aussi la sensibilisation des professionnel·les du droit qui interviennent au moment des séparations et des successions, au fait que leurs pratiques peuvent être productrices d’inégalités. On nous questionne souvent sur la réaction des professionnel·les à notre livre. Pour l’instant nous avons peu de retours mais c’est l’un des enjeux.

L’autre façon de voir le problème est de se demander comment faire pour que ces inégalités de richesse aient moins d’effets en termes de pouvoir, de conditions de vie : les inégalités de patrimoine sont d’autant plus cruciales que l’accès au logement social est de plus en plus difficile, que le système des retraites est fragilisé.

Notre réponse consiste à dire que c’est tout ce système de protection sociale qu’il faut renforcer, consolider. J’ai en tête l’exemple d’une enquêtée dans une famille de boulanger, dans laquelle le frère a été très nettement avantagé par rapport à ses sœurs. Une des sœurs c’est par elle que j’ai rencontré la famille me disait que le fait que son frère ait plus lui importait peu. Elle disait : « je lui laisse ça, et d’ailleurs j’ai divorcé deux fois et à chaque fois j’ai laissé la maison à mes ex-conjoints, au moins c’est vite fini et on n’en parle plus ». Il me semble important de préciser que cette dame était salariée de la SNCF, avec un statut de quasi-fonctionnaire, qu’elle habitait dans un logement social via son employeur.

Sa possibilité de divorcer sans s’inquiéter trop du fait qu’elle allait se retrouver sans logement, de laisser à son frère cette boulangerie sans s’inquiéter de ce qu’elle allait récupérer, était liée à la stabilité de son emploi et à l’accès à un logement social, qui lui permettaient justement de prendre ces libertés.

Ainsi l’enjeu de la protection sociale et de sa consolidation est important pour que les inégalités économiques que subissent les femmes ne se transforment pas, comme c’est trop souvent le cas, en violence économique : on sait qu’il y a tout un continuum entre cette violence économique et les violences conjugales.

Le Vent Se Lève  Votre livre semble être unique en France. Y a-t-il, dans d’autres pays, des recherches similaires en termes d’approches, de préoccupations (sur les mêmes thématiques) qui existent et, si oui, leurs conclusions sont-elles similaires aux vôtres en termes des systèmes de protection ?

Céline Bessière – Nous sommes en train d’essayer de faire traduire le livre en ce moment, donc on a un peu examiné cette question. Il n’y a pas d’équivalent de ce livre si on le considère dans son ensemble. Ce qui est très particulier dans ce livre, c’est d’avoir mis ensemble au service d’une même démonstration autant d’enquêtes et de matériaux empiriques très différents, c’est assez rare, parce que les sciences sociales sont devenues très spécialisées.

Donc, ce qui existe à l’international, ce sont des travaux en sociologie économique ou en économie sur le gender wealth gap, l’écart de patrimoine entre hommes et femmes. C’est un champ qui est en train de se développer assez vite et qui est fondé beaucoup sur des méthodes statistiques, ce qu’on fait, en partie, dans le livre quand on étudie l’enquête Patrimoine de l’INSEE. Il y a l’équivalent de ce type d’enquête déclarative sur les patrimoines dans la plupart des pays du monde, et il y a des chercheurs et des chercheuses surtout qui essaient d’aller regarder à l’intérieur des ménages (l’unité d’analyse), qui possède quoi.

La meilleure enquête de ce type vient d’Allemagne, parce que c’est aussi une enquête déclarative par ménage mais où les hommes et les femmes ont été interviewés individuellement, donc deux personnes dans le même ménage sur qui possède quoi. C’est très intéressant parce qu’ils ne déclarent pas la même chose. C’est quelque chose qu’on va essayer de promouvoir dans les enquêtes françaises à l’avenir pour creuser ce qu’il se passe à l’intérieur des ménages.

Il y a aussi beaucoup d’économistes du développement qui ont travaillé sur la richesse possédée par les hommes et celle possédée par les femmes dans le cadre d’une politique de développement. Souvent la question c’est : si on donne de l’argent, un pécule, vaut-il mieux le donner à l’homme ou à la femme dans un couple et quels sont les effets produits ? Parce qu’ils ne vont pas le dépenser de la même façon.

Ces travaux ne sont pas reliés aux travaux de sociologie de la famille ou d’anthropologie de la parenté qui peuvent travailler, un peu comme on le fait dans le début du livre avec des monographies de famille, en faisant des longues interviews pour savoir ce qui se passe dans les familles en matière d’arrangements économiques familiaux.  

Enfin, il y a un troisième volet dans notre livre, le volet sur les professionnel·les du droit et plus largement ce qu’il se passe dans les tribunaux, les cabinets d’avocat·es et de notaires.

Il y a toute une littérature internationale Law and society qui étudie comment travaillent les juges : est-ce qu’une juge femme travaille et juge comme un juge homme, que font les avocat·es, comment travaillent-ils avec leurs client·es, mais cela n’est pas connecté ni avec ce qu’il se passe dans les familles ni avec le gender wealth gap.

Ce qui fait le caractère unique de notre livre c’est d’avoir fait ces trois choses-là ensemble. Je pense que c’est indispensable pour mener la démonstration de bout en bout, c’est-à-dire pour comprendre cette inégalité de richesse entre les femmes et les hommes que nous saisissons dans les statistiques, nous avons besoin d’aller regarder et ce qui se passe dans les familles et ce que répond le droit à ces questions-là, de fait c’est très rarement relié dans la même analyse.

Sibylle Gollac  C’est ce qui permet de comprendre ces inégalités de patrimoine : comment elles se construisent dans la famille et comment elles existent dans un cadre juridique formellement neutre. Notre point de départ dans le livre, c’est de constater que les inégalités de richesse augmentent entre ménages pauvres et ménages riches en même temps que les inégalités de patrimoine entre femmes et hommes augmentent, en même temps qu’on a un cadre juridique qui se présente comme de plus en plus égalitaire.

Céline Bessière – Il y a énormément de travaux dans des pays où il n’y a pas un droit égalitaire, notamment dans les pays d’Afrique du Nord où de nombreux travaux sont en train de se développer actuellement en lien aussi avec des mouvements féministes qui réclament l’égalité du droit. Qu’est-ce que ce droit ? Comment le transformer ? Comment s’applique-t-il ? Au Maroc, en Tunisie, en Algérie, il y a de nombreux travaux en ce moment qui se développent sur les rapports des familles au droit et les transformations éventuelles de ce droit.

Le Vent Se Lève À vous lire, il peut sembler que le système économique mette au banc les femmes, les positionne en tant que dominées. Pensez-vous que ce système est réformable pour améliorer la place des femmes ou est-ce que le système économique porte en lui le fait que les femmes se retrouvent en position de dominées ?

Sibylle Gollac – Il est difficile de répondre à cette question. On nous l’a déjà posée sous d’autres formes : est-ce que le patriarcat et le capitalisme peuvent exister l’un sans l’autre par exemple ? On sait que le patriarcat peut exister sans le capitalisme, l’inverse on ne sait pas. Cette question nous paraît très théorique.

Le système capitalisme contemporain est intrinsèquement patriarcal, et il y a longtemps que les féministes marxistes ont montré que l’exploitation du travail dans le cadre capitaliste ne peut exister que grâce à l’exploitation patriarcale du travail des femmes dans la sphère domestique.

Toutefois, le capitalisme est plein de ressources et de rebondissements mais ces deux sujets restent intrinsèquement liés. C’est pour ça que dans la conclusion du livre, nous disons que si on veut combattre le patriarcat, il faut combattre le capitalisme et que si on veut combattre le capitalisme, il faut combattre le patriarcat.

Références :

1. Le « laboratoire de sciences sociales » (qui intégra plus tard le Centre Maurice Halbwachs), abrité par le département de sciences sociales de l’Ecole Normale Supérieure. Thèse de Céline Bessière : Maintenir une entreprise familiale. Enquête sur les exploitations viticoles de la région délimitée Cognac, thèse de doctorat de sociologie, Université Paris-Descartes, 2006, sous la direction d’Olivier Schwartz ; Thèse de Sibylle Gollac : La pierre de discorde. Stratégies immobilières familiales dans la France contemporaine, thèse ENS-EHESS, 2011, sous la direction de Florence Weber.
2. Voir les travaux de l’équipe “ruptures” puis “justines” ici : https://justines.cnrs.fr ; Cette recherche collective a donné lieu notamment à la publication de l’ouvrage suivante : Collectif Onze, Au tribunal des couples, Odile Jacob, 2013.
3. Voir notamment, François de Singly, Fortune et infortune de la femme mariée, PUF, 1987.
4. Anne Lambert, “Tous propriétaires!” L’envers du décor pavillonnaire, Seuil, 2015.
5. Collectif ACIDES, Arrêtons les frais ! Pour un enseignement supérieur gratuit et émancipateur, Raisons d’agir, 2015.
6. Caitlin Zaloom, Indebted, How Families Make College Work at Any Cost, Princeton University Press, 2019.
7. Laure Béréni, « Une nouvelle génération de chercheuses sur le genre. Reflexions à partir d’une expérience située », Contretemps, 2012 ; voir aussi Isabelle Clair et Maxime Cervulle : « Lire entre les lignes : le féminismes matérialiste face au féminisme poststructuraliste », Comment s’en sortir ?, n°4, 2017.
8. Céline Bessière, « Race, classe, genre. Parcours dans l’historiographie américaine des femmes du Sud autour de la guerre de Sécession », Clio, Histoire, femmes et sociétés, n°17, 2003, p. 231-258.
9. Pour une première analyse, voir Céline Bessière, Emilie Biland, Abigail Bourguignon, Sibylle Gollac, Muriel Mille & Hélène Steinmetz] «“Faut s’adapter aux cultures Maître”. La racialisation des publics de la justice familiale en France métropolitaine », Ethnologie Française, XLVIII, 1, 2018, p. 131-140.

« L’impôt sur les successions est peu apprécié alors que bon nombre de personnes ne le paient pas » – Entretien avec Nicolas Frémeaux

Des billets de banque. © sharonmccutcheon

De nombreux économistes, à l’instar de Thomas Piketty, constatent une augmentation des inégalités dans nos sociétés. Si les questions des salaires, des impôts ou des minima sociaux sont souvent soulevées, l’inégale répartition des patrimoines l’est beaucoup moins. Or, l’idéologie néolibérale dominante tend à faire diminuer les taxations sur les capitaux, au bénéfice des plus grosses fortunes. Les transmissions, à savoir les donations entre individus et les héritages, sont également mal distribuées dans la population. Dans son livre Les nouveaux héritiers (Le Seuil, 2018), Nicolas Frémeaux, maître de conférences en sciences économiques à l’université Paris 2, explique ce phénomène et les leçons à en tirer. Retranscription par Cindy Mouci.


LVSL : Vous débutez votre ouvrage en faisant la même observation que Thomas Piketty : on assiste à un retour des sociétés patrimoniales. Quelles sont les principales conséquences de ce phénomène ?

Nicolas Frémeaux : Au niveau macro-économique les français n’ont jamais été aussi riches. Cela s’applique également à d’autres pays, et il s’agit d’une bonne nouvelle. Une des conséquences directes de cela est que l’on peut mobiliser fiscalement des masses de patrimoines. L’autre versant de ce phénomène est que ce retour du patrimoine que nous observons depuis les années 1970-1980 est très inégalement réparti : tout le monde n’en profite pas de la même manière. Même si cela varie d’un pays à un autre, d’une époque à une autre, les patrimoines restent très concentrés.

Si l’on creuse un peu sur la question des inégalités, on observe un retour du patrimoine qui est surtout celui de l’héritage. Au-delà de l’augmentation des inégalités, on a un changement dans leur nature : elles sont beaucoup plus héritées aujourd’hui que dans les années 1970. Cela signifie que les positions patrimoniales sont davantage corrélées au fait d’être né dans une bonne famille, d’avoir hérité, plutôt que d’avoir accumulé du patrimoine en épargnant. C’est le principal trait que l’on observe et que j’essaie de mettre en avant dans ce livre.

Si l’on essaie de chiffrer le patrimoine privé des ménages français, en mettant de côté celui de l’État, on observe que les deux tiers de ce patrimoine viennent de l’héritage quand un tiers seulement vient de l’épargne. C’était exactement l’inverse dans les années 1970. La première conséquence de ce phénomène est son côté inégal : tout le monde ne va pas hériter de la même chose. La grande majorité des individus n’hérite d’ailleurs de rien. Parmi ceux qui héritent, il y a une forte concentration. Ce retour de l’héritage implique des inégalités qui ne sont pas méritées : vous ne choisissez pas la famille dans laquelle vous naissez. Si vous héritez, tant mieux, si vous n’héritez pas, tant pis pour vous.

Des travaux montrent aussi que les sociétés dans lesquelles il y a beaucoup d’héritages et de transmissions ne sont pas vraiment les sociétés les plus efficaces. Souvent, l’argument invoqué est que l’héritage permet aux personnes qui en bénéficient d’investir, d’entreprendre. La réalité est souvent différente. Le patrimoine n’est pas forcément mieux utilisé par un héritier. Ces problèmes sont assez importants et justifient la fiscalisation de ces héritages, à la fois pour des questions de justice sociale, mais aussi pour des questions purement économiques.

LVSL : Vous avez réalisé votre thèse sur l’homogamie : est-ce que cette tendance à se marier avec des personnes du même groupe social que le sien va renforcer le poids de cet inégale répartition entre les héritages ?

N.F : Oui, et c’est un élément assez important mais qui n’est pas très bien documenté. Si vous avez un héritage très inégalement réparti à un niveau individuel, et qu’en plus les individus se mettent en couple avec les personnes qui leur ressemblent, cette polarisation va être accentuée.

C’est quelque chose qui est difficile à mesurer car il faut avoir des données très détaillées sur chacun des conjoints, sur ce que chacun hérite. Ce n’est pas si simple que cela. Mais depuis les années 1990, il n’y a pas d’évolution très marquée de cette homogamie.

LVSL : Vous parlez dans votre livre d’une tendance mondiale à la détaxation des transmissions. Pourquoi assiste-t-on à un tel phénomène et quels sont ses effets principaux ?

N.F : C’est un phénomène qui varie selon les pays : depuis les années 1970-1980 pour les pays anglo-saxons, début des années 2000 en Europe. On ne peut pas forcément comparer ces divers pays mais il y a une tendance globale à un déclin de cet impôt. Ce dernier est soit vidé de son contenu, soit totalement supprimé, comme on a pu l’observer en Suède.

« Les gouvernements qui suppriment ces impôts invoquent son caractère immoral : il ne faudrait pas « taxer les morts » ou fragiliser les familles. Un autre argument, notamment dans les petits pays comme la Suède, concerne la fuite des plus riches. »

Il n’est pas simple d’expliquer la raison derrière ce phénomène. Il y a globalement un accord entre économistes pour dire que cet impôt est plutôt utile car il va renforcer l’égalité des chances tout en créant relativement peu de changements de comportements (épargne, migration…). Son déclin est en réalité lié à des raisons morales plus qu’économiques. Les gouvernements qui suppriment ces impôts invoquent son caractère immoral : il ne faudrait pas « taxer les morts » ou fragiliser les familles. Un autre argument, notamment dans les petits pays comme la Suède, concerne la fuite des plus riches.

Dans certains pays, en voyant les inégalités augmenter, il y a des débats autour de la réintroduction des taxes sur les transmissions. En Suède, certaines campagnes se font en faveur de cet impôt. Aux États-Unis, au sein du parti démocrate, certains politiques comme Elizabeth Warren, Alexandria Ocasio-Cortez ou Bernie Sanders se sont mobilisés pour augmenter les taxations sur les transmissions. Joe Biden a été plus discret sur cette question.

LVSL : Est-ce que les différents systèmes de fiscalité des transmissions qui existent sont favorables aux patrimoines les plus élevés ?

N.F : En France, on a un impôt qui est progressif : le taux d’imposition augmente au fur et à mesure que votre héritage est élevé. On pourrait donc dire que l’impôt est en défaveur des plus gros patrimoines. Ce n’est pas totalement faux mais il faut nuancer cela : cette progressivité est en partie compensée par l’utilisation de niches fiscales. Celles-ci permettent que certains biens soient exonérés plus ou moins fortement. Ces niches concernent les œuvres d’art par exemple, mais également les assurances-vie, les transmissions d’entreprises, les donations aux enfants/conjoints pendant la vie, etc. Elles permettent un fort allègement de la facture. Tout le monde ne peut pas faire ce type de donations car il faut avoir suffisamment de patrimoine « liquide ». Les niches sont accessibles à tout le monde, mais il faut souvent posséder un certain niveau de patrimoine pour pouvoir en bénéficier. C’est le même principe pour les transmissions d’entreprises : ce mécanisme s’applique à toutes les entreprises quelle que soit leur taille, mais cela va plutôt bénéficier aux plus grandes compagnies.

L’un des problèmes concerne l’absence d’évaluation systématique, en France, de ces exonérations : on ne sait pas si elles sont efficaces, si c’est une bonne chose pour l’économie. Des études ont montré que certaines n’étaient pas justifiées, ce qui est problématique.

LVSL : Beaucoup d’auteurs comme Thomas Piketty et Emmanuel Saez parlent d’un lobbying des plus riches afin que la question de l’héritage ne soit pas ou peu abordée dans le débat public. Est-ce que vous pouvez nous en dire plus sur ce phénomène ?

N.F : Ce qui est particulier avec les fiscalités des successions, plus qu’avec l’ISF ou d’autres types d’impôt, c’est que l’on mélange des aspects économiques et moraux. D’un point de vue économique, les personnes vont dire qu’elles ont travaillé toute leur vie et qu’il est important de pouvoir transmettre son entreprise pour ne pas faire faillite ni supprimer des emplois. Elles vont aussi jouer sur le côté moral : si elles ont travaillé toute leur vie, elles voudront pouvoir transmettre leur entreprise à leurs enfants. Souvent, c’est ce deuxième argument qui va être mis en avant.

Seulement, tout le monde n’a pas le même niveau de patrimoine à défendre. Personne ne voudra taxer fortement quelqu’un qui aurait seulement 50 000 € ou 100 000 € de patrimoine. Or ces lobbys vont nier ces différences et mélanger des individus qui ont un faible patrimoine à transmettre à d’autres qui ont plusieurs millions. Le problème c’est que la fiscalité sur la succession est plutôt bonne et réduit les inégalités. Ce lobbying est partial car il ne va donner seulement qu’une partie des informations disponibles.

LVSL : Beaucoup d’économistes et de politiques pensent qu’une hausse des taxes sur les transmissions va faire exploser l’exil fiscal des détenteurs de patrimoine. Est-ce qu’une telle situation est à craindre ?

N.F : Tout dépend dans quelle mesure cela est fait. Comme pour tous les impôts, si on taxe à 100%, il y aura forcément des réactions. Il faut regarder ce qu’il se passe dans la réalité : les propositions qui sont faites ne sont jamais d’instaurer une taxation à 100%. La question à se poser est donc : si vous augmentez les impôts, quel taux pouvez-vous atteindre sans que tout le monde s’en aille ou arrête d’épargner et d’innover ?

Des études montrent que, malgré les différentes fiscalités au sein d’un même pays, comme en Suisse ou aux États-Unis on n’observe pas de mobilité significative des individus. Si on se concentre sur la population des retraités, par exemple, on n’observe pas de mouvements massifs vers les États ou cantons aux impôts les plus cléments. Les personnes restent là où elles sont pour plusieurs raisons.  Elles sont peut-être mal informées, leurs enfants ou leurs petits-enfants vivent près d’elles, et elles ne vont pas forcément bouger juste pour des questions fiscales. A l’inverse, les personnes qui se déplacent le font pour tout un tas de raisons qui ne sont pas uniquement fiscales. Cela ne veut pas dire que les français réagiraient de la même manière mais, sur des pays aux fiscalités internes différentes, il n’y a pas eu de mouvements massifs.

Cela rejoint plusieurs études sur les patrimoines qui ont été faites en France. Les travaux de Gabriel Zucman sur la question de l’exil fiscal montrent qu’il n’y a pas eu d’exil massif des personnes assujetties à l’ISF lorsqu’il a varié au cours de sa courte histoire. En effet, les personnes ont souvent des intérêts économiques et familiaux dans le pays où ils vivent.

L’exil fiscal est souvent un argument mis en avant parce qu’il y a des mouvements de personnes très médiatiques. Le fondateur d’Ikea en Suède avait ainsi menacé de quitter son pays. On retrouve cela en France, notamment avec Bernard Arnault. On va mettre en avant ces exemples sans compter toutes les personnes qui sont restées, ou celles qui sont revenues. C’est toujours le côté trompeur de prendre des personnalités médiatiques pour en faire une généralité.

LVSL : Les études que vous citez, par exemple de Jon Bakija ou de Joël Slemrod, étudient les retraités américains. Est-ce que vous pensez que cette absence de lien entre la fiscalité des successions et la mobilité des individus s’applique aussi à ce que les Pinçon-Charlot nomment les ultra-riches ?

N.F : Il y a assez peu d’études sur la fiscalité des successions.  Il existe de nombreux ouvrages à propos des taxations sur les revenus car ce sont des impôts qui existent dans tous les pays. On observe que les personnes qui sont en haut de la hiérarchie des salaires sont plus mobiles que les autres. On ne peut évidemment pas comparer l’américain moyen avec ces superstars économiques que sont les PDG des entreprises de haute technologie, les sportifs, etc.

Il y a beaucoup d’études qui ont été faites sur les sportifs par exemple : ils sont très mobiles et choisissent parfois leurs clubs en se basant sur le niveau de fiscalité de l’État dans lequel ils sont et pas forcément sur la qualité du club en tant que tel. Ils représentent une masse fiscale qui est certes importante mais, à nouveau, ce n’est pas parce qu’il y a quelques cas médiatiques de personnes qui bougent qu’il faut réformer l’impôt. Pour mieux y répondre, il faudrait avoir des données beaucoup plus détaillées sur ces mouvements.

LVSL : On voit bien que la question de l’héritage est un paradoxe total : alors que la taxation sur les transmissions est une exigence de justice sociale et qu’elle n’aurait pas ou peu d’effets sur l’évasion fiscale, sa hausse est très peu abordée dans le débat public. Comment l’expliquez-vous ?

N.F : Il faut souligner que ce débat revient dans certains pays, même s’il s’agit de courants minoritaires. Aux États-Unis, on ne parlait plus vraiment de cet impôt depuis Reagan. Il existe néanmoins des courants au sein du parti démocrate qui militent pour son augmentation. Il reste des embryons d’idées qui ne sont pas mis en application.

« L’impôt sur les successions est peu apprécié par la population alors que bon nombre de personnes ne le paient pas. »

L’impôt sur les successions est peu apprécié par la population alors que bon nombre de personnes ne le paient pas. Environ 85-90% des transmissions en ligne directe, entre parents et enfants, sont exonérées alors qu’elles sont les plus importantes en termes de taille et d’inégalités. A l’inverse, entre 85% et 95% des personnes sont favorables à un allègement ou à une suppression de cet impôt.

Cette impopularité vient du fait que les personnes méconnaissent l’impôt et vont généralement le surestimer. La dimension morale de cet impôt, que nous avons déjà évoquée, n’est également pas à exclure. Il est alors très difficile pour un politique, avec une telle opposition, de défendre une augmentation de cet impôt.

LVSL : Une réforme sur les taxations est-elle une fin en soi, ou faut-il qu’elle s’accompagne d’une réforme de la taxation au cours de la vie ?

N.F : On peut taxer le patrimoine de plusieurs manières : en exerçant des prélèvements sur les revenus du patrimoine (les intérêts, les loyers, les dividendes…), sur le stock (c’est-à-dire l’ensemble du patrimoine détenu à un moment donné) ou sur les successions entre des personnes. Or, ces facettes sont complémentaires : il faut taxer le patrimoine sous toutes ses formes à différents moments de la vie. C’est plutôt le complément entre ces politiques qui est envisageable plus que des substituts entre ces différents modes de taxation.

LVSL : Quelles seraient les différentes pistes à suivre pour revoir la taxation de l’impôt sur les transmissions et son utilisation ?

N.F : Les principales failles de notre système fiscale sont les exonérations fiscales qui diminuent la progressivité de l’impôt sur la transmission. Alors que ce dernier paraît progressif sur le papier – le taux marginal supérieur en ligne directe est de 45% – les exonérations profitent souvent aux patrimoines les plus élevés. Les transmissions d’entreprises sont souvent exonérées. Cela se justifie, notamment pour les PME ou les petits commerces, afin de ne pas faire faillite à chaque transmission.

Des études faites aux États-Unis, en France ou en Norvège montrent que l’héritier d’une entreprise obtient généralement de moins bons résultats économiques que son fondateur. Favoriser ces transmissions directes plutôt que celles à un entrepreneur extérieur à la famille n’est donc pas forcément une bonne chose. Il faudrait rendre ces transmissions directes un peu plus coûteuses pour les grandes entreprises, pour des questions d’efficacité économique.

De même pour les assurances-vie : il y a de nombreuses exonérations qui sont assez coûteuses, alors même que ces produits sont très concentrés dans la population.  Il faudrait remettre à plat de l’ensemble de ces exonérations en évaluant leur réelle utilité. La solution n’est pas forcément de toutes les supprimer, mais de mieux les cibler.

L’un des problèmes qui se pose aussi c’est l’architecture de l’impôt successoral en France : il existe une indépendance entre les transmissions. Si vous recevez un héritage de vos grands-parents, puis un autre de vos parents, les deux transmissions seront traitées indépendamment l’une de l’autre. Une personne recevant plusieurs petits héritages ou donations sera beaucoup moins taxée qu’une autre recevant la même somme mais en une seule fois. A héritage égal, l’impôt peut être très inégal. C’est assez problématique car cela va en partie remettre en cause la progressivité de l’impôt et l’équité entre les individus. Remettre en cause ces phénomènes ne fera pas forcément augmenter les recettes fiscales, mais cela le rendra plus transparent et accessible aux individus. Ce dernier sera alors peut-être plus accepté par la population. Il ne faut surtout pas taxer les classes moyennes qui subissent potentiellement de plein fouet la crise qui arrive mais plutôt cibler les personnes qui peuvent contribuer davantage en raison de leur patrimoine.

L’autre question à se poser est l’utilisation des recettes de l’impôt sur les transmissions. On peut ne pas les flécher et les faire contribuer au budget général, mais on peut également les utiliser pour des programmes de dotation universelle. Ces derniers nécessiteraient potentiellement d’autres sources de recettes fiscales. Cet impôt en rapporte beaucoup, mais reste assez limité dans le budget global de l’État.

Les illusions du fédéralisme budgétaire européen – David Cayla

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David Cayla est enseignant-chercheur à l’université d’Angers, membre des Économistes atterrés, Co-auteur avec Coralie Delaume de La fin de l’Union européenne, Michalon (2017).

Thomas Piketty propose un fédéralisme budgétaire qui passerait par la création d’un Parlement de la zone euro. Attrayante sur le papier, cette solution risque bien de s’avérer politiquement inapplicable.

Un spectre hante l’Europe : le spectre du populisme. Face aux menaces de dislocations économiques et politiques du Vieux continent, les dirigeants de l’Union se sont coalisés pour répondre aux multiples crises européennes dont le Brexit n’est pas la moindre. En France, la menace d’un Front national semble interdire tout vrai débat sur l’avenir de l’Union européenne, sujet systématiquement écarté des débats télévisés.

Il existe cependant un petit groupe d’irréductibles intellectuels qui travaillent de manière relativement sérieuse à l’élaboration de projets pour une Union européenne alternative. Citons en particulier les livres de Michel Aglietta et Nicolas Leron, La double démocratie (2017, Le Seuil) et le tout récent petit ouvrage coordonné par Thomas Piketty Pour un traité de démocratisation de l’Europe, (2017, Le Seuil).


Divergences économiques en Europe

Avant de détailler la nature de ces propositions, il convient de rappeler de quoi souffre l’Europe, en quoi le statu quo est intenable et pourquoi il est impératif que l’Union européenne change. L’économiste américain Joseph Stiglitz a récemment détaillé dans un important ouvrage (L’Euro : comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, Les liens qui libèrent, 2017) les dysfonctionnements structurels de la zone euro. Son constat est accablant. Sans réforme profonde de la zone euro, les économies européennes sont condamnées à diverger économiquement, l’Europe du cœur se renforçant au détriment de l’Europe périphérique. Dans l’ouvrage co-écrit avec Coralie Delaume (La fin de l’Union européenne, Michalon 2017), nous faisons un constat similaire : les forces centrifuges du marché unique et de l’euro créent une divergence économique croissante ainsi que des conflits d’intérêt de plus en plus prégnants au sein de l’Union qui se traduisent par un éclatement politique.

Un saut fédéral pour sauver l’euro

Face à ce problème, la solution logique serait d’abandonner la monnaie unique et le « grand marché » pour revenir à un système économique plus adapté aux spécificités des économies européennes. Mais la fin de la monnaie unique ne signifierait-elle pas la fin de l’Union européenne ? Pour la plupart des intellectuels, cette perspective est inimaginable.

Les projets de réformes de la zone euro partent donc du principe qu’il faut poursuivre l’aventure de la monnaie unique tout en atténuant ses effets, notamment en compensant l’appauvrissement de l’Europe périphérique par des transferts financiers. Il s’agirait de passer d’un budget européen qui représente aujourd’hui environ 1% du PIB de l’Union à un budget 4 ou 5 fois supérieur et qui permettrait de financer le développement des investissements productifs en Europe du sud qui en manque cruellement.

Mais comment faire accepter à l’Europe du nord une telle solidarité ? Le système actuel de financement de l’UE, fondé sur des cotisations nationales, doit être profondément révisé. La seule manière d’y parvenir serait de créer une fiscalité européenne, par exemple en instaurant un impôt sur les sociétés unique (proposition de Piketty) ou une taxe européenne sur les transactions financières (proposition d’Aglietta). Or, un système fiscal commun ne peut se faire sans une véritable validation démocratique. Il faut donc renforcer la démocratie parlementaire de l’Union afin de légitimer cette fiscalité européenne, d’où la proposition de créer d’un « Parlement de la zone euro ».

Confusion démocratique

Sur le papier, cette proposition paraît tout à fait crédible. Elle pose néanmoins trois problèmes politiques qui la rendent de fait infaisable. Le premier c’est qu’elle implique non seulement un nouveau traité, mais également une réécriture quasiment complète des traités européens actuels qui imposent énormément de contraintes en matière budgétaire et monétaire. Car la Commission européenne, le Parlement européen et la BCE continueraient d’exister en parallèle et continueraient de vouloir faire appliquer les traités. D’après les estimations de Piketty, le Parlement de la zone euro pencherait plutôt à gauche. Mais le Parlement européen et la Commission européenne, pour leur part, penchent clairement à droite. Que se passerait-il en cas de conflit politique entre ce nouveau Parlement et les instances européennes actuellement en charge des 27 ? Comment ce Parlement parviendrait-il à s’imposer face à des institutions européennes supranationales qui disposent de très nombreux pouvoirs ? En rajoutant un nouveau Parlement on risque d’ajouter davantage de confusion que de démocratie.

Un accord impossible des pays du nord

Deuxième problème, comment faire accepter à l’Allemagne, à l’Autriche, aux Pays-Bas, à la Finlande… à des pays tiraillés par des forces politiques rétives à tout approfondissement de l’intégration européenne le fait qu’il va falloir qu’ils paient pour les pays d’Europe du sud ? Car il ne suffit pas d’affirmer qu’il faut du fédéralisme et de la solidarité budgétaire en Europe. Encore faut-il faire passer la pilule auprès des populations concernées si l’on veut que ce nouveau traité voie le jour. Les peuples qui profitent de la zone euro sont-ils prêt à verser des dizaines de milliards d’euros chaque année aux pays d’Europe du sud afin d’éviter une explosion de la monnaie unique ? En se risquant à leur poser la question on risque surtout d’obtenir une réponse… négative. Et d’accélérer ainsi la fin de la monnaie unique qu’on entendait initialement préserver.


Un fisc européen est-il possible?

Enfin, imaginons que malgré toutes ces contraintes un fédéralisme budgétaire soit effectivement mis en œuvre. Imaginons un impôt sur les sociétés commun à toute la zone euro. En aurait-on fini pour autant avec le dumping fiscal de l’Irlande par exemple ? En théorie, la chose semble acquise. Mais dans la pratique c’est loin d’être clair. Le dumping fiscal irlandais est aujourd’hui bien connu. Il a valu à Apple une condamnation à une amende record de 13 milliards d’euros en août 2016, amende que le groupe et le gouvernement irlandais contestent de concert. Mais concrètement Apple est condamné non pas pour avoir bénéficié d’une fiscalité faible (l’impôt sur les société en Irlande n’est que de 12,5%) mais pour avoir échappé à l’impôt en raison d’accords jugés illégaux avec le fisc irlandais. Imposer une fiscalité commune au sein de la zone euro ne résoudra donc pas ces problèmes. Que faire si le fisc irlandais refuse de prélever l’impôt pour ne pas remettre en cause son modèle économique ? Mettons que les 17 pays de la zone euro se mettent d’accord pour un impôt sur les bénéfices des sociétés de 30%. Comment obliger un État membre à collecter effectivement cet impôt ? Dans un pays démocratique les impôts nationaux ne sont pas collectés par un fisc régional, mais par une autorité nationale dédiée. C’est la condition pour garantir à tous l’égalité devant l’impôt. C’est la raison pour laquelle une fiscalité européenne implique nécessairement la constitution d’un fisc européen de nature fédérale.

Dans le contexte actuel, difficile pour les populations d’imaginer devoir payer ses impôts à un fisc européen. C’est pourtant la condition pour qu’existe véritablement un budget fédéral, seule façon d’éviter à terme l’explosion de l’euro et de l’Union européenne. Bon courage à ceux qui souhaitent le mettre en œuvre !

David Cayla, Enseignant-chercheur à l’université d’Angers, membre des Économistes atterrés, Co-auteur avec Coralie delaume de La fin de l’Union européenne, Michalon (2017).

Crédit Photo : Margot L’Hermite