« Le féminisme ne doit pas s’inscrire dans les catégories masculines » – Entretien avec Clara Serra

Clara Serra à l’Université d’été de LVSL en 2019 ® Clément Tissot pour LVSL

En Espagne, le gouvernement de coalition dirigé par Pedro Sanchez a permis de nombreuses avancées sociales et culturelles. LVSL en a rendu compte : explosion du salaire minimum, reconstruction d’un code du travail démantelé par la « Troïka » (FMI, BCE, Commission européenne), institutionnalisation de nombreuses demandes féministes. Certains reprochent cependant à la gauche espagnole d’avoir renoncé à ses ambitions transformatrices et oublié la radicalité originelle du mouvement des indignados. Les réformes en matière de droit des femmes font également l’objet de critiques issues du courant féministe. Nous nous sommes entretenus avec Clara Serra, qui avait participé à l’Université d’été du Vent Se Lève en 2019. Ex-députée Podemos à l’Assemblée de Madrid, chercheuse à l’Université de Barcelone, elle est l’auteure de nombreux articles et livres – dont Leonas y zorras : estrategias políticas feministas (2018). Cet entretien est l’occasion de revenir sur le bilan du gouvernement espagnol, ainsi que sur les thèmes de l’identité, du désir et de la judiciarisation des comportements depuis une perspective féministe. Entretien mené par Guillermina Huarte, traduit par Paul Haupterl1.

Guillermina Huarte – Vous interrogez les luttes politiques identitaires, et êtes l’une des auteures de Alianzas rebeldes. Un feminismo más allá de la identidad [Alliances rebelles. Un féminisme au-delà de l’identité NDLR]. Quelles sont les limites des luttes identitaires ? Pourquoi parler d’un féminisme qui va au-delà de l’identité ?

Clara Serra – En un sens, toute politique est une politique de l’identité. Les identités sont des constructions sociales que les luttes politiques peuvent mobiliser pour affronter le pouvoir. Dans le cas du féminisme, il est clair que, d’une part, l’identité féminine a à voir avec le fait que les femmes sont assignées à travers le monde à des places similaires, qu’elles partagent des expériences proches voire un commun destin social ou économique, et que cela a à voir avec le patriarcat. Se servir de cette identité est un moyen de se retourner contre l’inégalité. Mais seulement si l’on s’en sert de façon stratégique.

Lorsque les luttes politiques oublient le caractère instrumental, et en un certain sens fictif (construit) des identités, les luttes peuvent cesser d’être émancipatrices et, au contraire, reproduire les catégories de pouvoir, en les essentialisant et en les réifiant.

On transite d’un cadre dans lequel les femmes sont comprises comme étant potentiellement capables de dire « non » vers un autre dans lequel – la sexualité étant entendue comme dangereuse pour les femmes – ce choix est pensé comme impossible.

Le but du féminisme n’est pas de reproduire la catégorie « femme », mais en quelque sorte de la détruire. C’est-à-dire de travailler à la construction d’un monde dans lequel cette catégorie perd son importance sociale et n’a pas d’implications particulières en termes de trajectoires individuelles. Nous nous battons pour le droit des femmes à être différentes les unes des autres et pour cela nous utilisons un mot qui construit une identité commune fictive de manière instrumentale. Lorsque nous perdons de vue ce caractère fictif, nous élaborons des politiques essentialistes et conservatrices qui sanctifient et mythifient l’identité des femmes. Je m’oppose à de tels féminismes.

GH – Les mots d’ordre féministes sont marqués par une demande d’intervention punitive et d’extension du code pénal. La loi sur les libertés sexuelles votée en Espagne s’inscrit en ce sens. Le durcissement du code pénal vous semble-t-il compatible avec l’idéal de transformation sociale que le féminisme pourrait contenir ?

CS – Je crois, comme le soulignent de nombreux auteurs, que la phase actuelle du néolibéralisme se caractérise par une dérive punitive. C’est le produit du recul de l’État-providence et des politiques sociales. Face à l’appauvrissement massif et à la précarisation de nos vies, l’incertitude et le sentiment d’insécurité, de risque et de danger social augmentent. Les politiques punitives rendent certains individus, ou certains groupes, responsables de ce risque et exonèrent ainsi les politiques structurelles de paupérisation d’où surgit la fracture sociale. On nous promet paix et ordre à travers des solutions punitives. Par conséquent, au cours des dernières décennies, les États libéraux ont eu de plus en plus recours au durcissement de leur code pénal. Aux États-Unis mais aussi en Europe.

Cela est à mon sens incompatible avec un horizon de gauche, qui devrait s’engager en faveur de politiques sociales et économiques qui s’opposent au néolibéralisme. Je crois que certaines forces de gauche et aussi certains féminismes se laissent séduire par ces politiques punitives et collaborent de façon parfaitement inconséquente et dangereuse à ce renforcement pénal des démocraties libérales actuelles.

La loi sur les libertés sexuelles, comme beaucoup de propositions qui ont été mises en œuvre dans le contexte nord-américain et anglo-saxon contre les violences sexuelles, envisage de façon explicite le code pénal comme le levier fondamental de la transformation sociale et de la correction des comportements individuels. De la même façon, certaines propositions politiques LGBT exigent également un recours excessif aux moyens punitifs dans leur lutte contre les « crimes de haine », ce qui a d’ailleurs été critiqué par des activistes LGBT et queer critiques tels que Dean Spade.

GH – Aujourd’hui, on parle beaucoup du consentement, et ce n’est pas pour rien que cette loi sur les libertés sexuelles est appelée solo si es si (« seul oui est oui » NDLR). À plusieurs reprises, vous avez souligné qu’il est problématique de passer de « non c’est non » à « seul oui c’est oui ». Quelle est la différence entre les deux ?

CS – On transite d’un cadre dans lequel les femmes sont comprises comme étant capables de dire « non » (et sont encouragées et habilitées à le dire), à un autre dans lequel – la sexualité étant entendue comme systématiquement dangereuse ou intimidante pour les femmes – ce choix est pensé comme impossible. Cela me semble hautement problématique. Sommes-nous prêtes à assumer cette impossibilité et à cesser de lutter pour une société dans laquelle nous pouvons dire « non » ? Quelles choses perdons-nous en cours de route en acceptant un tel cadre ?

Celles qui, partisanes du consentement positif, défendent le slogan « seul le oui est oui » le présentent comme un cadre supérieur parce qu’il est formulé en une phrase affirmative. C’est à mon avis totalement faux ; le slogan « seul oui est oui » n’a de sens que si l’on considère que le « non » est partout, c’est-à-dire que si nous pensons qu’en principe et par défaut les femmes ne souhaitent pas de relations sexuelles. Cela ne me semble pas rompre en quoi que ce soit avec la conception réactionnaire de la femme comme un être effrayé par le sexe.

De fait, c’est la société patriarcale qui nous amène à croire qu’être une femme décente, c’est ne pas vouloir ni désirer de sexe, c’est ne pas avoir d’attentes sexuelles. Je pense qu’il est juste, bien sûr, de remettre en question l’identification systématique dès que les hommes le désirent de tout silence à un « oui », bien sûr, mais je trouve très problématique que la réponse à cette question soit d’établir dans l’autre sens et catégoriquement que tout silence est un « non ».

Le problème, précisément, est que cette conception du consentement positif a besoin de tout faire rentrer dans la case du « oui » très clair ou dans celle du « non » très clair. Cette clarification drastique de la sexualité supprime la possibilité du « je ne sais pas ». Pour le dire autrement : je soutiens qu’en plus des choses que les sujets savent qu’ils veulent et de celles qu’ils savent qu’ils ne veulent pas, il y a un large éventail de choses qui relèvent du domaine du non-savoir, du doute et de l’incertitude (incertitude non seulement de ce que l’autre veut mais aussi de ce que l’on désire soi-même !). Lorsque le féminisme dit « non, c’est non », je ne pense pas que l’on puisse en déduire que tout ce qui n’est pas un « non » est un « oui » ; au-delà du « non », il peut y avoir un « peut-être », un « je ne sais pas » ou un « on verra ». Dans la conception imposée du consentement positif – pour laquelle « seul un oui est un oui » est un critère permettant de distinguer le sexe consensuel de la violence et du crime sexuel – nous disons clairement que la loi peut et doit considérer toute absence de « oui » comme un « non » clair comme de l’eau de roche, si clair comme de l’eau de roche qu’il implique une infraction pénale exactement comme si la femme avait dit « non ».

Quelque chose s’est perdu. Prétendre clarifier complètement le sexe et éradiquer la possibilité du « je ne sais pas » ne me semble pas être une avancée féministe et, de fait, semble limiter l’exploration sexuelle par les femmes des territoires opaques de leur propre désir tout en les rendant responsables de toujours savoir et dire clairement ce qu’elles veulent. Le problème est que nous ne savons pas toujours ce que nous voulons et que nous avons le droit de ne pas savoir, de douter, d’explorer, de découvrir.

De plus, pour les femmes, dire « oui » dans ce cadre actuel du consentement positif ne signifient pas prendre l’initiative sexuelle. Dire, prononcer ou expliciter un « oui », c’est répondre, c’est répondre à la demande, à la question ou à la proposition de l’autre (et répondre à ce que l’autre propose, en plus, de manière affirmative). Pour moi, un féminisme qui prétend défendre la désobéissance féminine doit s’orienter dans direction opposée : défendre l’initiative sexuelle des femmes dans la recherche de leur plaisir et de leurs désirs ; c’est-à-dire être celles qui proposent, qui cherchent l’autre, qui prennent des risques, qui explorent.

En d’autres termes, celles qui, s’il s’agissait d’un dialogue, sont celles qui demandent et non celles qui répondent. Dans les imaginaires sexuels dérivant de la conception du consentement sexuel comme le critère qui permet de séparer les violences du sexe, cette place a été effacée, la position d’attente et de passivité des femmes est généralisée, la désobéissance féminine est niée et cachée, les « mauvaises filles » qui veulent du sexe plus que les hommes et qui prennent l’initiative contre les mandats patriarcaux, ont disparu de la carte. Rendre cette possibilité visible est, je pense, fondamental, précisément parce que cela met en lumière quelque chose de très important. Les femmes, lorsqu’elles prennent l’initiative sexuelle, ne demandent pas toujours et n’attendent pas toujours un « oui » explicite de l’autre partie ou une clarté parfaite sur le désir. Devraient-elles commencer à le faire pour ne pas devenir des criminelles ? Peut-on imaginer dans le cadre de ces nouvelles dispositions juridiques (et de leur application par un système judiciaire conservateur), une augmentation du nombre de femmes accusées de harcèlement sexuel ?

Il me semble évident que prendre l’initiative, c’est précisément prendre les risques liés à la négociation sexuelle. De nombreuses femmes, notamment, ne montrent-elles pas qu’il est possible de prendre l’initiative sans clarté absolue et en même temps sans violence envers l’autre ? Ne devrait-on pas explorer cette voie ? Je crois que l’éducation sexuelle féministe doit apprendre aux hommes qu’il est possible de séduire sans violence. Tout comme je crois que l’éducation féministe doit apprendre aux femmes que se voir dire « non » n’est pas un outrage honteux ou humiliant. Si nous voulons encourager les femmes à emprunter les chemins que la culture patriarcale nous a toujours interdits, je pense que l’enseignement doit être : on peut se lancer, prendre des risques, essayer de séduire l’autre et, si l’autre ne veut pas, cela ne doit pas être vécu, par les femmes, comme une humiliation.

Être active, c’est aussi assumer le risque que l’on peut se voir opposer un refus, que l’on peut s’être trompée dans l’interprétation du désir de l’autre, que l’on peut s’être exposée mais que l’autre ne soit pas rentré dans le jeu. Dans notre imaginaire sexuel, il manque des hommes qui puissent dire non (par opposition à l’idée de l’homme au désir puissant et toujours actif, qui fait partie, je pense, des exigences de la masculinité) et plus de femmes qui acceptent de prendre les risques inévitables de toute négociation sexuelle (qui ne peut jamais être totalement nette, claire et transparente). La conquête du terrain d’exploration, la possibilité d’entrer sur un terrain sexuel où il y a place pour le malentendu ou l’incompréhension avec l’autre, va de pair avec la conquête du « non c’est non ». C’est un excellent slogan féministe car il signifie à toutes les femmes que dire « non » est possible, que nous ne sommes pas obligées d’être toujours disposées à et disponibles pour satisfaire les désirs des hommes. Il indique également aux hommes que le « non » doit toujours être respecté.

Nous avons besoin d’un féminisme qui s’oppose la violence et qui, en même temps, préserve pour les femmes la possibilité de ne pas toujours vouloir ce qu’elles désirent et de ne pas toujours désirer ce qu’elles veulent.

Je crois que, par rapport aux objectifs que je viens d’exposer, les conceptions actuelles du consentement que nous mettons en place sont régressives, et représentent un pas en arrière plutôt qu’un pas en avant. L’homme reste l’acteur et la femme reste celle qui répond à ce qui lui est proposé par les autres. Et la sexualité est un terrain tellement hostile pour les femmes que nous ne sommes jamais capables ni de nous engager dans la séduction ni de dire « non » aux désirs des hommes. Cela me semble un cadre conservateur qui ne rompt nullement avec les assignations et les rôles de genre traditionnels, mais qui les reconduit sous de nouvelles formes à travers de la loi. C’est un féminisme qui présuppose l’impuissance des femmes au lieu de travailler à leur autonomisation et qui, en présupposant qu’il n’y a pas de capacité à dire non, attribue à l’État le devoir de dire « non », et de manière préventive, pour nous toutes.

Bien sûr, je suis tout à fait d’accord pour dire que les lois doivent être réformées pour préciser les circonstances dans lesquelles les femmes ne peuvent pas dire non (bien évidemment, les cas de viol en situation d’inconscience, ou d’alcoolisme ou de toxicomanie, entrent dans cette catégorie : même en l’absence de force ou de menace ou contrainte, le consentement est alors impossible), mais cela devrait être l’exception plutôt que la règle. Il est clair que nous devons améliorer nos lois afin qu’elles reconnaissent de manière adéquate ces situations ou d’autres qui impliquent une difficulté de consentement, une impossibilité de dire non.

Mais les règles qui sont adoptées dans certains pays impliquent quelque chose de substantiellement différent. Elles ne comblent pas des lacunes ou des déficiences, elles redessinent complètement la façon dont nous pensons la sexualité. Elles mettent en place un cadre qui a étendu le danger sexuel de telle manière que les femmes ont perdu, par avance, pour toujours et dans tous les contextes, la possibilité d’exprimer un « non », ce qui nous conduit inévitablement à des approches paternalistes et sécuritaires.

GH – Sur le consentement, vous effectuez une distinction entre volonté et désir. Pourquoi est-il important de distinguer les deux ?

CS – Je pense que les politiques actuelles en matière de consentement sont fondées sur une dangereuse confusion entre volonté et désir, dans laquelle il n’est pas clair si consentir c’est choisir quelque chose ou le désirer. Ce n’est pas la même chose. Une femme peut choisir d’avoir des relations sexuelles sans la désirer, et elle peut consentir sans désir, non seulement dans le contexte du travail du sexe, mais aussi dans de nombreuses situations de la vie quotidienne. Évidemment, je pense que c’est une bonne chose de vouloir que les relations sexuelles soient désirées, mais je pense qu’il est très dangereux de faire du « sexe désiré » le critère du droit pénal pour identifier les violences sexuelles. On peut consentir ou choisir d’avoir des relations sexuelles sans désir et cela doit être respecté comme un choix du sujet, mais, en outre, il est possible de désirer quelque chose et, en même temps, de s’y opposer et de dire « non ». Ces féminismes actuels qui confondent volonté et désir et parlent de « consentement enthousiaste », ou que le viol est une relation « non désirée », me semblent impliquer inévitablement une vision moralisatrice du sexe dans laquelle, en fin de compte, on reconduit le modèle traditionnel et patriarcal de l’amour, du sexe amoureux ou du bon sexe comme le sexe typique des femmes.

De fait, la concordance du désir et de la volonté – vouloir ce que l’on veut et vouloir ce que l’on veut – peut être appelée « amour » et il est important – et même très souhaitable – que cela soit une option dans la vie sexuelle. Mais les femmes n’ont pas toujours de relations sexuelles pas toujours par amour, elles ne sont pas toujours réconciliées avec leurs fantasmes et leurs désirs, et le féminisme doit revendiquer le droit des femmes, elles aussi, à cette sexualité qui a traditionnellement été réservée aux hommes. Au demeurant, la confusion entre désir et volonté, c’est-à-dire l’identification du viol comme une violation du désir, est ce qui a traditionnellement conduit à penser – et certains juges à juger – que les mauvaises femmes, celles qui désirent mal, celles qui désirent trop, ne pourraient jamais être l’objet d’un viol parce qu’elles auraient en quelque sorte désiré ce qui leur est arrivé.

Cette perspective, selon laquelle la transparence des désirs n’est pas problématique, est une perspective profondément volontariste, rationnelle et libérale, sans esprit critique.

Virginie Despentes a parlé dans King Kong Theory de son propre viol et, en même temps, des fantasmes de viol qui l’ont toujours accompagnée. Comment un féminisme qui place la vérité, l’authenticité et la pureté dans le désir et l’investit comme critère de validité face à la violence sexuelle gère-t-il le fait que les femmes désirent des choses que nous ne choisissons pas ? Il n’est pas seulement nécessaire de défendre que les femmes ne désirent pas selon les imaginaires du pouvoir patriarcal. Il faut aller plus loin : même si les femmes désirent ou fantasment sur des choses qui ont à voir avec le pouvoir, la domination ou la violence, elles peuvent décider de ne pas réaliser ces désirs, elles peuvent les garder dans la sphère de la fiction, elles peuvent dire non avec leur volonté, et c’est ce seul critère de la volonté qui doit être considéré pour caractériser une agression sexuelle. Dans le cas contraire, le féminisme commencera à pénaliser les femmes pour leurs désirs ou à établir une idéologie moralisatrice selon laquelle la bonne féministe est une femme sans incohérences, contradictions ou désaccords entre ce qu’elle veut et ce qu’elle désire.

Nous avons besoin d’un féminisme qui s’oppose la violence et qui, en même temps, préserve pour les femmes la possibilité de ne pas toujours vouloir ce qu’elles désirent et de ne pas toujours désirer ce qu’elles veulent. Le viol n’est donc pas une attentat contre le désir, c’est un attentat contre la volonté. Et d’ailleurs, la loi doit se tenir aussi loin que possible de la prétention de connaître et de juger ce que les gens désirent intérieurement et profondément. Une telle prétention est inévitablement totalitaire et conduit directement au moralisme et au punitivisme pénal.

GH – A plusieurs reprises, vous insistez sur l’importance, pour le féminisme, de reprendre le dialogue avec la psychanalyse. Pourquoi ?

CS – Précisément à cause de ce point. La psychanalyse est une philosophie qui traite de sujets incongrus, fractionnés, porteurs de cette contradiction interne selon laquelle le désir est lié à l’inconscient ou, en d’autres termes, que nous ne savons pas toujours (ou même presque jamais) ce que nous désirons. C’est dans cette perspective qu’il faut penser la violence sexuelle et le rôle de la loi. Il y a certains féminismes actuels, je dirais les féminismes hégémoniques, qui pensent le monde à partir du modèle d’un sujet cohérent, sans fissures, angéliquement réconcilié avec lui-même. Un sujet même capable de connaître, de verbaliser et d’expliciter ses propres désirs.

Cette perspective, selon laquelle la transparence des désirs n’est pas problématique, est une perspective profondément volontariste, rationnelle et libérale, sans esprit critique. Elle restitue au sujet masculin la raison et la volonté que la culture patriarcale et néolibérale a exaltées et c’est précisément ce que le féminisme doit remettre en question. La psychanalyse, comme une grande partie de la théorie critique féministe, a critiqué les illusions masculines qui accompagnent ces self-made sujets autonomes qui savent toujours ce qu’ils veulent, et je pense que de ce point de vue, il est impossible de ne pas voir un volontarisme très peu critique et très problématique dans beaucoup des discours actuels sur la sexualité.

Si les discours féministes veulent promettre aux femmes d’être à l’abri de la violence à travers la construction d’un scénario de consensus, de pacte et de contrat sexuel qui implique de dire ce que nous voulons et d’expliciter notre désir, je pense que cela revient à promettre la sécurité sexuelle à condition de devenir ces sujets masculins de la modernité. Je crois que ce pacte n’en vaut pas la peine, que nous devons le rejeter. Les féminismes doivent travailler contre la violence sans demander aux femmes de devenir des êtres lumineux, éclairés, qui savent et peuvent toujours répondre clairement à ce qu’elles veulent pour espérer être en sécurité. C’est précisément le vrai défi féministe, et je crois que pour avancer sur cette voie, nous devons sortir des limites des cadres actuels du consentement, ou plutôt, sortir des conceptions du consentement qui sont dans les politiques actuelles faites au nom du consentement.

GH – On peut sans doute dire que les débats actuels qui traversent le féminisme sont ceux qui l’ont traversé historiquement. Bien que le contexte soit différent, peut-on noter une certaine radicalisation des débats ?

CS – En effet, les débats qui ont eu lieu à partir des années 1980 dans le contexte américain expliquent très bien les questions et les désaccords actuels. Ils ont toujours été là, ils n’ont jamais disparu car ils n’ont jamais été dépassés. Il y a plusieurs façons féministes de penser la sexualité, la violence sexuelle et la liberté sexuelle. Et les débats actuels sont précédés de généalogies différentes. La mienne est celle du féminisme pro-sexuel et queer, qui s’est opposé aux lois d’interdiction de la pornographie et a défendu le droit des femmes à jouer avec les rôles de pouvoir dans le domaine de la fiction (BDSM) et la nécessité de ne pas juger les désirs des femmes à partir d’une nouvelle normativité morale féministe, qui s’est toujours engagée à étendre la liberté (y compris la liberté sexuelle) en dehors des cadres sécuritaires du droit pénal. Et, de fait, nous en sommes là aujourd’hui.

GH – Comment vous positionnez-vous sur la question du « travail du sexe » ?

CS – Le travailleur du sexe, en tant que figure, est inacceptable pour une conception de la sexualité qui a étendu le danger si loin qu’elle finit par remettre en question, comme je l’ai dit précédemment, de manière illimitée, la capacité des femmes à dire « non ». C’est-à-dire pour une conception qui a renoncé à considérer que les femmes ont une volonté autonome et la capacité que de faire droit à cette volonté dans le domaine de la sexualité. La question du travail sexuel révèle les contradictions du féminisme abolitionniste radical et sa dérive vers une conception paternaliste dans laquelle les femmes ne sont pas considérées comme des individus majeurs. Si dire « non » est toujours impossible, si le monde de la sexualité est si inégalitaire et si hostile que les hommes ont toujours le pouvoir et les femmes non, alors en dernière instance le « oui » des femmes sera également remis en question. Car le libre arbitre des femmes et leur capacité à consentir dans la sphère sexuelle ont déjà été remis en question.

Ainsi, les cadres actuels du « seul oui est oui » glissent inévitablement vers le cadre du « oui est non » dans lequel, en fait, lorsqu’une actrice pornographique ou une travailleuse dit « OUI” » cela n’est pas valable. Cette contradiction traverse de manière radicale l’actuelle loi sur les libertés sexuelles du gouvernement espagnol. C’est une loi qui a été défendue comme plaçant au centre le consentement des femmes, et pourtant c’est une loi qui s’engage à établir des crimes « même avec le consentement » des femmes. Il s’agit d’une contradiction insurmontable. Et cette contradiction est due au fait que, malgré le discours politique, les lois actuelles sur le consentement positif n’apportent rien de neuf à l’utilisation du consentement comme critère de délimitation de la violence sexuelle.

De fait, évidemment, dans les codes pénaux modernes, également dans le cas espagnol, le consentement était déjà le critère utilisé par le droit pénal pour protéger la liberté sexuelle. La nouveauté est ailleurs : elle est dans une nouvelle façon de comprendre le consentement, une nouvelle façon de le délimiter et de comprendre quand et comment il se manifeste, qui redessine ses limites et les techniques juridiques pour le considérer comme avéré. La philosophie de la sexualité qui sous-tend ces nouvelles doctrines juridiques aboutit moins à un respect du consentement qu’à sa remise en cause et à la décision de le considérer parfois comme totalement dispensable.

GH – Dans différentes parties du monde, des groupes d’extrême droite émergent ou se consolident. Pensez-vous que les positions conservatrices au sein du féminisme y sont liées, ou sont-elles liées à d’autres facteurs ?

CS – Je ne suis pas très favorable à l’amalgame entre les dérives conservatrices ou plus réactionnaires de la gauche et l’extrême droite. Il me semble que ce sont des choses différentes et qu’on ne les comprend pas mieux en disant que « c’est la même chose ». Maintenant, bien sûr, on doit se demander dans quelle mesure elles convergent et quelles synergies se donnent. Aux États-Unis, le féminisme abolitionniste s’est allié politiquement avec l’administration Reagan pour construire un féminisme tout à fait fonctionnel à la bataille culturelle de la droite dans la perpétuation d’une morale sexuelle puritaine. Je pense que cette question doit également faire l’objet de réflexions aujourd’hui. Dans quelle mesure des discours sur la sexualité préconisés par certains féminismes ne consolident-ils pas des cadres conservateurs et de nouvelles versions du puritanisme dans un contexte où nous devons compter avec des forces politiques réactionnaires déterminées à limiter notre liberté sexuelle ?

Notes :

1 Article originellement publié par notre partenaire Jacobin Latin America sous le titre : « Algunos feminismos están dejándose seducir por el punitivismo neoliberal ». Etudiante en communication sociale à l’Université nationale de Córdoba en Argentine, Guillermina Huarte est journaliste et rédactrice en chef d’Enfant Terrible. La version originale de cet entretien a été publiée dans cette dernière revue. Les réponses ont été étoffées par l’interviewé pour cette publication.

Espagne : Pedro Sánchez reconduit, mais plus fragile que jamais

Carles Puigdemont, leader indépendantiste catalan, Pedro Sanchez, Premier ministre espagnol, et Santiago Abascal, leader de Vox (extrême-droite). © Joseph Édouard pour LVSL

Après un résultat mitigé mais meilleur que prévu aux élections cet été, Pedro Sánchez a été reconduit au poste de Premier ministre espagnol. Sa majorité de gauche repose cependant sur une coalition précaire, entre dépendance aux votes des partis indépendantistes et volonté de Podemos de s’émanciper du gouvernement. En embuscade, l’extrême-droite accuse Sánchez de coup d’État antidémocratique et incite la justice et la police à défier le gouvernement. Par Steven Forti, traduit par Jean-Yves Cotté et édité par William Bouchardon [1].

Au début de l’été, personne n’aurait parié un euro sur le fait que Pedro Sánchez resterait Premier ministre. Après les élections municipales largement remportées par l’opposition de droite, beaucoup estimaient que Sánchez, secrétaire général du Parti socialiste espagnol (PSOE), n’était plus qu’un mort-vivant politique. Les sondages réalisés avant les élections législatives du 23 juillet ne lui laissaient aucun espoir.

Madrid semblait alors sur le point de basculer aux mains des conservateurs et de leurs alliés d’extrême-droite, comme Rome, Stockholm, Helsinki et Athènes auparavant. Mais les choses se sont passées autrement : la coalition de gauche a résisté, montrant que la seule arme éprouvée des partis de gauche pour battre les émulateurs locaux de Donald Trump, Viktor Orbán et Jair Bolsonaro, est leur capacité à mobiliser leurs propres électeurs.

Certes, si le Parti populaire conservateur (PP) et à son allié nationaliste Vox n’ont pas obtenu la majorité qu’ils espéraient, la marge de manœuvre de Sánchez est faible. Aucune majorité de gauche claire ne s’est dégagée et, cette fois-ci, contrairement à la précédente législature, la formation d’un gouvernement exigeait les votes de tous les partis représentés au Parlement, à l’exception du tandem PP-Vox. L’obtention d’un soutien en particulier paraissait pour le moins incroyable : celui de Carles Puigdemont, chef de file de Junts per Catalunya (JxCAT), un mouvement indépendantiste catalan de centre droit. De 2020 à 2023, celui-ci s’est constamment opposé au gouvernement formé par le PSOE de Sánchez et Unidas Podemos.

L’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Compte tenu de l’improbabilité d’une telle alliance, même après les résultats des élections de juillet, nombre d’observateurs pensaient le chef du PSOE fini et l’Espagne bonne pour de nouvelles élections afin de sortir de l’impasse. Une fois de plus, ils se sont trompés. Sánchez a réussi à former une majorité et, après le vote d’investiture du 25 novembre, l’Espagne a de nouveau un gouvernement de coalition de gauche. Depuis la démission d’António Costa au Portugal, l’Espagne demeure désormais l’un des rares bastions progressistes au sein de l’Union européenne.

Résilience et sens politique

Il ne fait aucun doute que le dirigeant socialiste espagnol fait réellement preuve de résilience. Après tout, son autobiographie publiée en 2019 ne s’intitule-t-elle pas Manuel de resistencia ? Il semble puiser sa force dans l’adversité. Capable de souplesse idéologique, il est l’un des rares à avoir appris à faire de nécessité vertu, comme il l’a déclaré devant le Parlement la semaine dernière.

Cela avait déjà été le cas il y a quatre ans : alors qu’il n’avait cessé de s’opposer à un accord de gouvernement avec Unidas Podemos auparavant, il n’avait pas hésité à s’allier avec la formation de Pablo Iglesias après les élections de novembre 2019, face à la menace de l’extrême-droite. Sans coup férir, ils formèrent alors le premier gouvernement de coalition de gauche depuis le retour de l’Espagne à la démocratie. Pendant plus de trois ans, ce gouvernement a mis en œuvre un programme audacieux qui est devenu un modèle en Europe.

La composition très morcelée du Congrès espagnol depuis juillet 2023. © Wikipedia

Aujourd’hui, en faisant preuve de patience et de ténacité, Sánchez a réussi à conclure un accord avec un parti qui, il y a quelques jours encore, revendiquait la sécession unilatérale de la Catalogne et niait toute intention de soutenir un gouvernement de coalition à Madrid. Dans un parlement divisé, les sept voix de JxCAT se sont révélées capitales pour assurer la réélection du chef du PSOE au poste de Premier ministre.

Pour autant, le parti indépendantiste catalan ne participera pas au gouvernement. Comme lors de la précédente législature, l’Espagne aura un gouvernement minoritaire composé du PSOE (121 sièges) et de Sumar (31 sièges), la coalition de gauche radicale conduite par la ministre du travail Yolanda Díaz. Cependant, pour sa survie, ce gouvernement dépendra également des votes de l’Espagne « périphérique », c’est-à-dire des partis régionalistes et nationalistes de Catalogne (Junts per Catalunya et Esquerra Republicana de Catalunya (ERC) qui détiennent chacun sept sièges), du Pays basque (Partido Nacionalista Vasco, cinq sièges, et EH Bildu, six sièges), de Galicie (Bloque Nacionalista Galego, un siège), et des Canaries (Coalición Canaria, un siège).

Obtenir tous ces soutiens n’a pas été chose facile. Mais le PSOE, et notamment Pedro Sánchez lui-même, a montré qu’il était le seul à pouvoir forger des alliances avec plusieurs partis aux intérêts distincts. Le PP conservateur, qui de fait est arrivé en première position aux élections de juillet 2023, n’a obtenu qu’une victoire à la Pyrrhus, révélant ainsi son isolement au Parlement et dans le pays.

Les mouvements basques et catalans ont préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

En septembre, quand le candidat du PP, Alberto Núñez Feijóo, a eu l’opportunité de former un gouvernement, il a échoué lamentablement, obtenant pour seul soutien celui du parti d’extrême droite Vox. Le pacte du PP avec Santiago Abascal, leader de Vox, s’avère ainsi être une union mortifère qui empêche tout accord avec la droite catalane et les nationalistes basques, avec lesquels il avait conclu des alliances par le passé. Vox, en effet, défend de manière véhémente une recentralisation de l’Espagne qui mettrait un terme à toute autonomie régionale. Les mouvements basques et catalans ont donc préféré soutenir un gouvernement de gauche plutôt que de se tourner vers une droite qui s’oppose à une Espagne plurinationale.

Une tâche ardue

Toutefois, la suite s’annonce compliquée. Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sánchez ne dure pas est réel. La meilleure carte de Sánchez auprès de ses alliés est évidemment la peur d’une chute de son gouvernement, qui reviendrait à laisser le pays à la droite. Cependant, cette menace ne suffira pas à elle seule à tenir les troupes. Comment réconcilier le programme très à gauche de Sumar concernant la politique sociale, la fiscalité progressive ou le logement avec les positions droitières du Partido Nacionalista Vasco, de Junts per Catalunya ou de Coalición Canaria ?

Avec une majorité aussi étendue que composite, chaque vote est susceptible de s’embourber au Parlement, et le risque que le gouvernement de Sanchez ne dure pas est réel.

Qui plus est, la conjecture internationale est loin d’être favorable, entre les répercussions économiques et géopolitiques des guerres en Ukraine et à Gaza, l’inflation, la crise énergétique et la nouvelle politique monétaire de la Banque centrale européenne (BCE) toujours plus restrictive.

Dans l’immédiat, l’économie espagnole est l’une des plus performantes d’Europe : le Fonds monétaire international a confirmé des prévisions de croissance pour l’Espagne de 2,5 % pour 2023 et de 1,7 % pour 2024. Néanmoins, les investissements fournis par le plan de relance NextGenerationEU sont déjà largement pris en compte, et en janvier prochain le Pacte de stabilité et de croissance européen, qui limite le recours à l’emprunt, devrait redevenir d’actualité. Les marges de manœuvre du gouvernement espagnol s’en trouveront réduites.

La gauche radicale se divise à nouveau

Sur le plan politique, on note trois grands facteurs d’instabilité. Le premier est interne et concerne Podemos, le parti de gauche radicale qui fut l’une des principales composantes de Sumar. Après des mois de fortes tensions, la formation fondée par Iglesias (qui en demeure le chef incontesté même s’il s’est officiellement retiré de la vie politique) a décidé de quitter la coalition, jugeant Díaz trop modérée. Podemos reproche à l’équipe de Díaz son manque de considération et de l’écarter des postes clés. Ces derniers mois, Iglesias a posé comme condition qu’Irene Montero, qui est également sa compagne, soit reconduite au ministère de l’Égalité, ce qui n’a finalement pas été le cas.

Montero est une figure clivante dans la scène politique espagnole. Ayant porté la loi de garantie intégrale de la liberté sexuelle (parfois appelée loi « Seul un oui est un oui ») ainsi que la loi pour l’égalité réelle et effective des personnes trans et pour la garantie des droits LGBTI (loi « trans »), elle a souffert d’attaques extrêmement violentes de la part de la droite conservatrice.

Outre l’opposition prévisible de la droite, ces lois ont également engendré une crise au sein du gouvernement. En raison de l’application éclectique par les tribunaux de la loi « Seul un oui est un oui », plusieurs dizaines de violeurs ont au final pu être libérés ou voire leurs peines réduites, à l’inverse de l’objectif initial. Des problèmes juridiques qui ont finalement été résolus mais ont abîmé la réputation du gouvernement. La loi « trans » a quant à elle laissé des fractures entre les mouvements féministes proches de Podemos et ceux plus liées au PSOE.

Conscient de ces difficultés, Sumar, la large coalition de gauche radicale, a donc proposé à Podemos – qui fait partie de l’alliance, mais dont le poids interne s’est réduit – un autre ministère pour l’économiste Nacho Álvarez. Mais la formation d’Iglesias a refusé, ce qui a provoqué la démission d’Álvarez, jusque-là secrétaire d’État aux Droits sociaux et homme clé des arrangements parlementaires au cours de la législature précédente. Si Podemos s’estime victime, les responsabilités de ces cafouillages sont sans doute partagées.

Quoi qu’il en soit, l’attitude de Podemos menace la survie du gouvernement espagnol. Podemos n’est désormais plus que l’ombre de ce qu’il fut ces dernières années mais, compte tenu de la faible majorité de Sánchez, ses cinq députés demeurent incontournables. Podemos présentera vraisemblablement sa propre liste (séparée de celle de Sumar) aux élections européennes de juin prochain, renouant avec l’esprit de scission qui a marqué la gauche radicale espagnole ces dernières années. Le pari est risqué : en mai dernier, cette attitude avait en partie permis la victoire de la droite aux élections municipales, les voix de la gauche radicale s’étant dispersées sur de nombreuses formations qui n’ont pas atteint le seuil de 5%, d’où la création de Sumar par la suite.

Querelles intestines autour de l’indépendance catalane

Si les affaires internes de son allié fragilisent la majorité de Sánchez, le véritable maillon faible de son gouvernement est sa dépendance envers les partis indépendantistes catalans. Les accords du PSOE avec le JxCAT et l’ERC garantissent la stabilité du gouvernement, mais tout dépendra des résultats des négociations qui visent à résoudre la crise catalane et des querelles intestines au sujet de la cause indépendantiste.

La principale pierre d’achoppement, à savoir l’amnistie pour les personnalités indépendantistes inculpées après le référendum non officiel de 2017, semble avoir été surmontée, du moins sur le plan politique. Cette amnistie garantirait l’annulation de la responsabilité pénale, administrative et comptable de plus de trois cents activistes indépendantistes, y compris celle de Puigdemont qui s’est exilé en Belgique en tant que député européen ; elle s’étendrait également à soixante-treize policiers.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone.

Après le pardon accordé à l’été 2021 et la réforme du crime de sédition, une amnistie compléterait la voie empruntée par Sánchez vers la réconciliation et la normalisation des relations entre Madrid et Barcelone. Cependant, l’amnistie est juridiquement complexe, et pour juger au mieux de son effectivité réelle il nous faut attendre le débat au Parlement et la réponse de la Cour constitutionnelle. Étant donné le poids des juges conservateurs au sein de cette dernière, les recours en justice devraient être nombreux et l’application de cette amnistie prendra du temps.

Au-delà des accords sur des questions relatives à de nouveaux pouvoirs pour le gouvernement catalan ou une plus grande autonomie fiscale, l’autre pierre d’achoppement concerne un éventuel référendum d’autodétermination, exigé par le JxCAT et l’ERC.

Sur ce point, les marges de manœuvre sont pratiquement nulles : le « non » du PSOE est clair et net, tout comme l’inconstitutionnalité de cette demande. Les forces indépendantistes peuvent obtenir tout au plus un vote consultatif non contraignant concernant un accord politique négocié entre les parties. Un tel scénario permettrait peut-être de réformer le statut d’autonomie de la Catalogne, par exemple si les articles rejetés par la Cour constitutionnelle en 2010 étaient réinsérés après amendement. Une solution qui permettrait de sauver la face de part et d’autre, mais qui nécessitera une forte volonté politique et beaucoup de diplomatie.

En outre, en plus des élections européennes de juin 2024, des élections régionales auront lieu au Pays basque et en Galice au printemps prochain, et en Catalogne en février 2025. Au Pays Basque, l’hégémonie politique du Partido Nacionalista Vasco (PNV), qui soutient le gouvernement, est sérieusement menacée par la progression de la gauche indépendantiste d’EH Bildu.

Quant à la Catalogne, la lutte interminable pour l’hégémonie que se livrent le JxCAT et l’ERC, le parti de centre-gauche qui dirige actuellement le gouvernement minoritaire de la région, pourrait pousser chacun à se démarquer en faisant pression sur Sánchez, y compris sur la question du référendum, et aboutir là aussi à une situation intenable. Les derniers sondages confirment que le soutien dont bénéficie l’indépendance catalane est au plus bas depuis ces dix dernières années, une réalité susceptible de déstabiliser Puigdemont et Oriol Junqueras, le chef de l’ERC, qui pourrait les inciter à abandonner leur récent pragmatisme pour renouer avec une confrontation plus forte du gouvernement de Madrid.

Une droite trumpiste

Enfin, il existe un dernier facteur d’instabilité, sans doute le plus grave. L’Espagne se polarise de plus en plus, et une droite radicalisée souffle sur les braises. Certes, de nombreux Espagnols s’opposent ou demeurent sceptiques quant à l’amnistie des indépendantistes catalans, comme l’a révélé la manifestation pacifique du 18 novembre à Madrid à laquelle ont participé 170 000 personnes.

Ces dernières semaines, le débat politique s’est enflammé. Depuis l’accord entre le PSOE et le JxCAT, Sánchez est la cible d’un tombereau d’insultes inquiétantes et a notamment été qualifié de « traître » et de « putschiste ». Des députés du PSOE ont été agressés et le siège madrilène du parti, Calle Ferraz, a été assiégé par plusieurs milliers de militants néofascistes durant deux semaines. Ces manifestations, auxquelles participent des dirigeants de Vox, sont également soutenues par des influenceurs de l’« Internationale de la Haine », tel l’ancien animateur de Fox News Tucker Carlson.

Abascal, le président de Vox, est le plus véhément : il a qualifié le gouvernement d’« illégitime » et sa reconduction de « coup d’État » et appelé les policiers à se rebeller contre leur hiérarchie. Si le PP ne s’est pas livré à de tels excès, il n’a pour autant pas pris ses distances avec Vox et n’a pas explicitement condamné la violence.  Certains de ses dirigeants historiques, nostalgique du franquisme, comme Esperanza Aguirre, ont participé aux manifestations au côté de militants néofascistes. Pendant ce temps, le PP a lancé une campagne internationale comparant Sánchez au Premier ministre hongrois Viktor Orbán, intervenant même auprès des institutions européennes pour combatte ce qu’il considère comme la « destruction » de l’État de droit en Espagne.

La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Tout cela n’est pas nouveau. Quand le chef du PSOE José Luis Rodríguez Zapatero a remporté à surprise générale les élections de 2004, le PP a lancé une odieuse campagne au Parlement et dans la rue, soutenue par les médias conservateurs. Ce n’est pas une coïncidence si l’ancien Premier ministre de droite José María Aznar est revenu sur le devant de la scène, appelant à une mobilisation implacable contre Sánchez. La radicalisation de la droite est un fait accompli : preuve en est que Mariano Rajoy, considéré comme un conservateur modéré, a publiquement soutenu le libertarien d’extrême-droite Javier Milei lors de l’élection présidentielle en Argentine.

Dans ce climat explosif, il n’est donc guère surprenant que des juges, qui sont censés être neutres, aient organisé des manifestations devant les tribunaux contre l’accord PSOE-JxCAT ou que quelque soixante-dix militaires à la retraite aient lancé un manifeste appelant l’armée à chasser Sánchez. La droite crée volontairement le chaos. Si les institutions démocratiques espagnoles se sont révélées jusqu’ici solides, une version espagnole de l’assaut du Capitole n’est pas inconcevable.

Une période de tous les dangers

Malgré toutes ces menaces, la reconduction du gouvernement PSOE-Sumar est une bonne nouvelle pour la gauche européenne, notamment parce qu’elle n’allait vraiment pas de soi. Avant tout, c’est une victoire personnelle pour Sánchez. Mais c’est également le résultat de la prise de conscience, par tous les partis qui composent cette majorité hétérogène, qu’il est impératif d’empêcher l’extrême-droite d’accéder au pouvoir.

Cependant, quelles que soient les intentions du PSOE ou de Sumar, leur capacité à mettre en œuvre des politiques sociales courageuses comme lors de la précédente législature demeure incertaine. Le plus probable est que le gouvernement consacre la plus grande partie de son énergie à résoudre la question territoriale, avec pour objectif de mettre enfin un terme à la crise catalane.

La tâche ne sera pas facile. Les tensions susceptibles de surgir au sein d’une majorité aussi composite, l’attitude remuante d’un Podemos sur le déclin, et les luttes respectives des nationalistes catalans et basques pour l’hégémonie régionale compliquent sérieusement la donne, sans oublier, bien sûr, la mobilisation d’une droite radicalisée. Non seulement cette dernière s’appuie sur un puissant système médiatique et des juges à majorité conservateurs, mais elle contrôle également la plupart des régions et des grandes villes. De plus, elle possède la majorité absolue au Sénat et fera tout ce qui est en son pouvoir pour pratiquer l’obstruction parlementaire ou, à défaut, ralentir le processus législatif.

La droite, y compris ses composantes en théorie les plus modérées, a manifestement décidé que toute action pour faire tomber le gouvernement est légitime, et elle ne retiendra pas ses coups dans les mois à venir. Jusqu’aux élections européennes de juin prochain, une échéance cruciale pour les deux camps, il n’y aura aucun répit. Si le gouvernement Sánchez tient jusque-là, nous pourrons alors faire le bilan de ce qu’il aura accompli.

Note :

[1] Article originellement publié par notre partenaire Jacobin sous le titre de « Spain’s Left-Wing Government Faces Internal Splits – and a Trumpian Opposition »

« Nous voulons une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique » – Entretien avec Lilith Verstrynge

Lilith Verstrynge

Alors que le gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez affiche une politique ambitieuse sur le plan social ces dernières années, notamment grâce à ses partenaires de la gauche radicale, les élections municipales du 28 mai dernier en Espagne ont été marquées par une percée de la droite. Un temps divisée entre Podemos et Sumar, nouvelle formation menée par la charismatique ministre du Travail Yolanda Díaz, la gauche espagnole a finalement trouvé un accord de rassemblement le 9 juin dernier. Cet accord, obtenu à l’issue de dures négociations, devrait permettre d’éviter que la droite n’obtienne la majorité absolue aux élections générales convoquées le 23 juillet prochain par le chef du gouvernement. Dans ce contexte, nous nous sommes entretenus avec Lilith Verstrynge, ancienne directrice de la rubrique Politique du Vent Se Lève, désormais secrétaire d’État à l’Agenda 2030 au sein du gouvernement espagnol et secrétaire à l’organisation de Podemos. Elle figure également sur la liste présentée à Barcelone par Sumar-En Comú Podem. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique espagnole, le bilan social du gouvernement Sánchez, sa fonction au sein du gouvernement, les élections à venir ou encore les relations franco-espagnoles.

LVSL – La dernière réforme des retraites espagnole a fait l’objet d’un vif débat d’interprétation en France, dans le contexte de la contre-réforme portée par le gouvernement d’Élisabeth Borne. Si les opposants à ce projet ont pointé du doigt le sens progressiste de l’exemple espagnol et le fait qu’il existait d’autres solutions de financement – avec notamment une mise à plus forte contribution des hauts revenus et des entreprises –, l’exécutif et ses relais médiatiques ont au contraire insisté sur l’âge de départ à 67 ans, sans préciser que le nombre d’annuités nécessaire de l’autre côté des Pyrénées était fixé à 37 ans, soit 6 ans de moins que chez nous. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

Lilith Verstrynge – Je pense qu’il ne faut pas tirer de conclusions définitives sur les spécificités de chaque système de retraite. En effet, les institutions de protection sociale sont le résultat d’évolutions historiques, notamment du rapport de force politique et de l’état de la lutte des classes. En ce sens, on sait que la France a toujours été à l’avant-garde dans la lutte pour les droits des travailleurs. C’est le mouvement ouvrier qui, à travers ses luttes, a permis le développement de ces systèmes toujours complexes et comportant de nombreuses variables, avec des caractéristiques propres à chaque pays et à chaque période. Dans ce développement historique, les organisations de la classe ouvrière ont donné la priorité à certaines luttes par rapport à d’autres, souvent pour des raisons circonstancielles qui ne peuvent donc être extrapolées à d’autres contextes.

« Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. »

Pour autant, il est évident que dans la période qui est la nôtre, en Europe, l’un des enjeux de la lutte contre le néolibéralisme est précisément cette question des retraites. En Espagne, tant en 2010 qu’en 2013, les gouvernements en place ont affaibli le système de retraite. Dans le contexte actuel, avec un gouvernement plus favorable aux revendications populaires, nous avons réalisé une petite avancée en mettant davantage à contribution les plus riches pour qu’il n’y ait pas de baisse des prestations. L’une des autres motivations de ce choix était de faire en sorte que le système soit pérenne afin qu’il ne pénalise pas les jeunes mais qu’il repose sur ceux qui ont le plus d’argent.

Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. Cela fait partie de la même bataille que les citoyens français ont mené dernièrement contre la réforme d’Emmanuel Macron. Depuis l’Espagne, et notamment depuis Podemos, nous avons suivi de près les manifestations en France et nous pensons qu’il est injuste et antidémocratique que Macron applique une réforme contre la souveraineté populaire et la volonté des Français. Nous espérons que cette réforme sera tôt ou tard abandonnée. Les luttes des pays voisins et frères sont également importantes pour que notre pays continue à mener une politique en faveur de la promotion des droits sociaux.

LVSL – Comme vous l’avez souligné, la politique sociale ambitieuse menée en Espagne depuis le retour au pouvoir de la gauche en 2018 autour de Pedro Sánchez, tranche avec celle menée par Emmanuel Macron en France depuis 2017, voire avec le social-libéralisme qui avait marqué le quinquennat Hollande. Quelles ont été les grandes réalisations sociales de ce gouvernement et comment expliquer deux orientations aussi différentes de la social-démocratie de part et d’autre des Pyrénées ?

L. V. – De nombreuses mesures concrètes peuvent être citées. Dans la politique des droits sociaux, par exemple, nous avons parcouru un long chemin dans le développement de ce que l’on appelle le quatrième pilier de l’État-providence, qui englobe toutes les politiques de la dépendance. Ce sujet était jusqu’alors très peu développé en Espagne et nous avons réussi à beaucoup avancer dessus. Du point de vue de la législation sur le travail, ce gouvernement a été le premier depuis la mort de Franco [en 1975, NDLR] à adopter des lois sur le travail qui ont fait avancer significativement les droits des classes laborieuses.

En plus de ces mesures structurelles, au cours de la dernière législature, et en réponse à la crise pandémique et à la guerre en Ukraine, nous avons développé ce que l’on a appelé le Bouclier social. Nous avons essayé de faire en sorte que, dans une situation de besoin, l’État protège et défende les classes populaires. Pour cela, nous avons réalisé de nombreuses mesures comme le plafonnement des loyers, les aides directes, la limitation du prix de l’énergie, le subventionnement des transports en commun… Toutes avec la même logique : il faut que les citoyens voient que, face à une crise comme celle que nous avons vécue, l’État est capable de contrôler le marché et d’intervenir quand cela s’avère nécessaire.

De grandes lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes ont également été appliquées, ainsi que des lois plus directement féministes : la loi sur l’avortement – qui assure l’avortement libre et public dans toutes les communautés autonomes –, la « loi trans » et sur les droits des personnes LGBTQI+, ou encore la loi sur le consentement sexuel.

« Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme. »

Je crois que le facteur fondamental qui permet d’expliquer la différence entre l’orientation progressiste du gouvernement espagnol et celle du reste des gouvernements européens est la présence de Podemos au sein du gouvernement. En tant que force issue de la mobilisation sociale et reposant sur une forte contestation du système, la question d’entrer ou non au gouvernement a toujours été au centre de nos réflexions stratégiques. Malgré le fait que certains de nos alliés ne l’ont pas forcément vu du même œil, à Podemos, nous avons toujours pensé que la seule façon de changer certaines choses était de participer au gouvernement. Depuis, je crois que nous l’avons prouvé. Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme, lorsqu’il s’agit de faire de la politique.

LVSL – Le gouvernement de coalition constitué autour de Pedro Sánchez regroupe les socialistes du PSOE et d’autres forces politiques de gauche radicale, comme les communistes et Podemos, dont vous êtes secrétaire à l’organisation. Quel est aujourd’hui le rapport interne aux forces de gauche en Espagne ? Où en sont par ailleurs les débats autour du populisme de gauche en Espagne, pays où il fut particulièrement puissant ?

L. V. – La gauche en Espagne vit un moment de transition et de recomposition après avoir fait l’expérience du gouvernement. C’est la première fois depuis la Seconde République [de 1931 à 1939, NDLR] que des forces politiques à la gauche de la social-démocratie accèdent à l’exécutif. En ce sens, nous devons intégrer cette expérience dans nos organisations et dans nos stratégies afin de continuer à progresser au cours des prochaines années.

Dans ce contexte, je pense qu’il existe un consensus général sur le fait que la participation au gouvernement est quelque chose de positif. Ce gouvernement est un franc succès, puisque c’était un pari politique de Podemos. C’est important car, comme je l’ai dit, il y a quatre ans, Podemos était pratiquement la seule force à rechercher du gouvernement de coalition. Il est donc satisfaisant que notre hypothèse d’alors soit désormais partagée par l’ensemble de notre espace politique.

Au-delà de ce consensus, la plus grande différence repose sur le fait que certains croient que nous ne pouvons pas dépasser les limites mêmes du Régime de 1978 [instauré au moment de la Transition démocratique, NDLR], et que nous sommes donc destinés à faire une « meilleure social-démocratie » que le PSOE. D’autres partis, comme Podemos, pensent au contraire qu’il est possible de surmonter certains « verrous » institutionnels qui persistent. En ce sens, depuis Podemos, nous sommes fortement engagés dans l’alliance avec les forces de l’Espagne plurinationale, en particulier Esquerra Republicana de Catalunya [la Gauche républicaine catalane, NDLR] et Euskal Herria Bildu [coalition nationaliste basque de gauche, NDLR] pour faire avancer le projet plus large d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique.

LVSL – Vous êtes également membre du gouvernement espagnol, plus précisément secrétaire d’État à l’Agenda 2030, depuis juillet 2022. Quel est votre rôle et en quoi consistent plus précisément vos fonctions ?

L. V. – L’Agenda 2030 synthétise les grands objectifs de l’humanité face à la transformation de notre monde. C’est un document long et contradictoire, mais qui reprend certains des enjeux pour lesquels les mouvements sociaux se battent depuis des décennies : la justice climatique, la réduction des inégalités mondiales, un niveau minimum de développement social pour l’ensemble de l’humanité ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce sens, je crois que l’existence d’un engagement international autour de ces objectifs constitue déjà un acquis en tant que tel.

Au sein du gouvernement espagnol, je suis donc chargée de l’application de ces objectifs dans notre pays, tout en étant garante de la souveraineté de ce dernier. Nous avons développé une stratégie autour de huit grands axes de transformation qui feraient de l’Espagne un pays durable, avec moins d’inégalités et un système de production plus avancé. Mon rôle est donc de coordonner toutes les politiques publiques du gouvernement espagnol afin qu’elles fonctionnent de manière cohérente avec ces objectifs.

LVSL – L’Espagne apparaît comme une société extrêmement fracturée, notamment sur la question territoriale et identitaire. L’émergence de Vox à l’extrême-droite, les remises en cause de la nouvelle loi sur la mémoire historique et les crispations autour des nationalismes périphériques ont réinterrogé en profondeur les fondements de la monarchie constitutionnelle espagnole, hérités de la Transition démocratique. Dans de telles conditions, comment faire émerger un projet de société majoritaire et en même temps progressiste en Espagne ? Les aspirations à une Espagne républicaine progressent-elles dans la société ?

L. V. – Pour répondre à cette question, il faut déplacer notre regard du présent et analyser le temps long. Il y a dix ans, l’Espagne vivait dans une révolte permanente. Chaque jour, il y avait des mobilisations, la désobéissance civile était devenue fréquente sur des questions telles que les expulsions et la majorité de la population critiquait très fortement la politique néolibérale et ses implications économiques. C’est ce contexte qui a permis à un mouvement comme Podemos d’émerger comme option politique jusqu’à s’imposer dans le gouvernement.

« La volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne. »

Il est vrai que les choses ont changé et que désormais, nous sommes confrontés à un mouvement inverse. Toutefois, la volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne, notamment autour de questions clés. Par exemple, une enquête publiée le 10 avril dernier a montré que 75% de la population estime que le prix de location des logements devrait être plafonné. Face à des campagnes médiatiques massives contre de telles mesures, il existe toujours une opinion majoritaire prête à intervenir sur le marché pour garantir le droit au logement.

C’est précisément en partant de ce type de questions, qui sont idéologiquement transversales mais qui montrent qu’il existe dans notre pays une base solide opposée au néolibéralisme, que nous pouvons construire cette majorité progressiste qui dépasse les limites du système actuel et créer autre chose de plus juste et démocratique.

LVSL – La défaite électorale de la gauche aux dernières municipales et la convocation surprise d’élections générales pour le 23 juillet par Pedro Sánchez ont suscité de nombreux débats stratégiques à gauche. Comment analysez-vous ces résultats ?

L. V. – En 2021, Pablo Iglesias s’est présenté aux élections régionales à Madrid. Le 5 mai, il a annoncé publiquement qu’il quittait la vie politique. Il a pris sa décision après une analyse rigoureuse à travers laquelle sa personne politique était devenue le bouc émissaire mobilisateur de la pire droite de notre pays. Podemos, mais en particulier Pablo Iglesias, font l’objet de persécutions depuis des années dans les médias mais aussi politiquement et judiciairement. Au fil du temps, progressivement, cela a laissé une trace de stigmatisation dans notre organisation politique et chez nombre de ses dirigeants.

Quand Pablo a abandonné la politique, il l’a fait avec un projet pour la gauche. Un processus de renouvellement, une succession. D’un côté, une nouvelle direction à la tête de Podemos avec des femmes comme Ione Belarra, actuelle secrétaire générale, Irene Montero, secrétaire politique, Isa Serra, porte-parole et Idoia Villanueva, responsable internationale. De l’autre, une démarche de leadership externe à notre organisation politique, représentée par Yolanda Díaz. La feuille de route était l’unité des forces de gauche que les conflits internes et la réalité territoriale de notre pays avaient auparavant désunies ou n’avaient pas réussi à unir.

« La désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. »

Lors des dernières élections régionales et municipales, Podemos a suivi cette feuille de route en essayant de parvenir à un maximum d’accords d’unité au niveau régional et municipal. Certaines forces politiques telles que Compromís ou Más Madrid ne voulaient pas de candidatures unitaires. En 2015, ce type d’accords avait été une condition nécessaire de notre victoire dans la plupart des grandes villes d’Espagne, notamment Barcelone et Madrid. Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. Cela a donc provoqué de la désaffection voire de l’abstention.

Bien sûr, d’autres raisons permettent de comprendre ce résultat. L’Espagne n’est pas exempte de la réalité européenne et internationale, de la prolifération de gouvernements de droite et d’extrême droite. Le gouvernement espagnol, avec le PSOE et Podemos à l’intérieur, a également été le gouvernement qui a dû gérer une pandémie inédite et les conséquences de la guerre en Ukraine. Cette gestion, bien que progressiste et protectrice de l’État contre le marché prédateur, a fait des ravages électoraux sur ces deux formations politiques.

Les niveaux d’abstention ont été très élevés à gauche tandis que les électeurs de droite ont considéré ces élections régionales et municipales comme une sorte de référendum contre le gouvernement central. Celui-ci a été dirigé par Isabel Díaz Ayuso, à la tête du Parti populaire de Madrid et qui est aujourd’hui le principal instrument idéologique de la droite espagnole.

La convocation quasi immédiate d’élections générales par Pedro Sánchez, 24 heures seulement après ces résultats, visait à générer un choc de mobilisation au sein de l’électorat progressiste, mais aussi à capter ce vote au profit de son organisation politique, le Parti socialiste, en tant que vote utile contre une droite très organisée. Sanchez a ainsi renoncé à mettre en valeur le gouvernement progressiste et ses alliances. Au contraire, Podemos essaie de faire comprendre au PSOE depuis des mois qu’en revendiquant l’action de notre alliance gouvernementale progressiste et de la majorité plurinationale au Congrès des députés (avec Bildu et ERC), il serait possible d’assurer un deuxième gouvernement progressiste. 

LVSL – Finalement, un accord électoral a été trouvé sur le fil entre Podemos et Sumar. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cet accord et sur les perspectives pour la gauche dans ces élections ? La victoire annoncée de la droite réactionnaire est-elle inéluctable ?

L. V. –
Podemos et Sumar ont récemment signé un accord de coalition électorale. Un accord qui n’a pas été facile à accepter puisqu’il impliquait le veto politique d’Irene Montero, numéro 2 de notre organisation politique et actuelle ministre à l’Égalité. De notre point de vue, ce veto est une erreur politique et un message dangereux pour la société, qui a à voir directement avec la volonté de discipliner politiquement le féminisme. Irene Montero, depuis le ministère à l’Égalité, a promu les droits de tous. Avec ce veto, on concède en quelque sorte que l’extrême droite, qui a construit une bonne partie de sa position politique contre les politiques du ministère à l’Égalité et spécifiquement contre Irene Montero, a raison.

Malgré cela, nous allons nous présenter aux élections législatives avec Sumar, car dans le cas contraire, nous aurions facilité la tâche de la droite et de l’extrême droite qui auraient pu obtenir la majorité absolue. On peut donc encore éviter un gouvernement de PP et de Vox en Espagne, notamment grâce à cet accord responsable. Et malgré tout, Podemos continuera à travailler à la reconduction d’un gouvernement de coalition progressiste.

LVSL – Le 19 janvier dernier – lors de la première journée de mobilisation contre sa réforme des retraites –, Emmanuel Macron a rendu visite à Pedro Sánchez à Barcelone pour le 27ème Sommet franco-espagnol. Où en sont les liens et la coopération entre nos deux pays ? Le Traité de Barcelone signé à cette occasion va-t-il changer grand-chose ?

L. V. – Il est tôt pour le définir. Dans le moment que nous traversons, où les équilibres classiques de l’UE ont été rompus par la guerre en Ukraine, tous les États jouent des cartes différentes. C’est ce qu’a essayé de faire Macron avec Mario Draghi en Italie, bien que cette voie ait été stoppée par la victoire de Giorgia Meloni. Désormais, en partie à cause de la crise énergétique, il semble que l’Espagne soit un nouveau partenaire stratégique pour la France, puisqu’elle pourrait être une voie d’entrée privilégiée pour le gaz algérien ou l’hydrogène vert.

« Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine. »

En tout cas, je crois que tant que les alliances se feront sur ce type d’intérêts conjoncturels et non sur des visions partagées de l’Europe, elles ne dureront pas. Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Nous devons être en mesure de poser des bases solides pour que l’Union soit autonome, souveraine et garantisse les droits des peuples concernés dans un monde qui va profondément changer dans les décennies à venir. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine ou de la manière dont nous accélérons la transition écologique dans toute l’Europe. Tels sont les grands enjeux qui doivent articuler la relation entre la France et l’Espagne.

LVSL – Vous ne cachez d’ailleurs pas vos liens avec notre pays, et la fascination que constituent à vos yeux l’histoire et la vie politique française. Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique, ainsi que sur l’importance de la France dans ce parcours ?

L. V. – Tout d’abord, je suis franco-espagnole. J’ai eu la chance de pouvoir étudier en France, après avoir quitté l’Espagne à l’âge de dix-sept ans. J’ai été entièrement éduquée dans le système français, au Lycée français d’abord, lors de mon enfance en Espagne, et à l’université ensuite, en licence d’histoire à Paris-Diderot puis en master de sciences politiques et d’études européennes à la Sorbonne.

Mes références politiques et historiques sont profondément marquées par l’influence de la France, à commencer par la Révolution française et toutes les grandes figures révolutionnaires. Mon engagement politique a également commencé en France, avec la France insoumise, alors que je suivais par exemple le 15M [mouvement des Indignados né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, NDLR] à distance.

J’ai donc la chance d’être liée à ces deux pays. La France m’a donné tout ce dont je dispose pour faire de la politique actuellement en Espagne. De tous ces outils, les valeurs républicaines et l’implication politique et sociale que j’ai forgées en France sont sans doute les plus enrichissants.

Yolanda Diaz face aux obstacles

Yolanda Diaz, crédits : La Moncloa

Le 2 avril, Yolanda Díaz, vice-première ministre espagnole et ministre du Travail, a confirmé sa décision de se présenter comme candidate à la présidence lors des élections générales qui doivent être convoquées pour novembre 2023. La candidate a annoncé sa volonté lors d’un rassemblement bondé à Madrid, où sa nouvelle plateforme Sumar (« Additionner ») a rassemblé deux fois plus de personnes qu’il n’y avait de places dans le stade. La décision de Díaz a été chaleureusement accueillie avec le soutien du Parti communiste d’Espagne (PCE), de la gauche verte (Equo, Alliance verte). La plupart des partis régionalistes de gauche du pays étaient également présents, des membres de Cataluña en Comùn dirigés par la maire de Barcelone, Ada Colau, à la force dominante de la gauche alternative valencienne, Compromís. Cependant, l’événement a été marqué par l’absence notable de Podemos, dont la position dominante ne semble plus être tenue pour acquise au sein de la gauche alternative espagnole.

« Les femmes n’appartiennent à personne. Et moi, en tant que femme, je n’appartiens à personne non plus », a affirmé Yolanda Diaz à une foule ravie. « Nous en avons assez d’être sous tutelle, d’être ignorées. Nous sommes très fatiguées. Et nous continuerons à le dire : nous n’appartenons qu’à nous-mêmes. (…) Je veux être la première femme Premier ministre d’Espagne et, si vous le souhaitez, nous le rendrons possible ensemble ».

Le message à Pablo Iglesias et à Podemos était clair : la gauche espagnole ne se voit plus comme une constellation de satellites gravitant autour du parti violet. Un nouveau leadership, dirigé par Yolanda Diaz, soutenu par un front de syndicats, d’acteurs sociaux et de partis politiques, aspire à devenir son nouveau centre de gravité. À l’approche de nouvelles élections générales, l’Espagne est confrontée à la menace de la montée au pouvoir d’une coalition de droite intégrant l’extrême droite post-franquiste du parti Vox. Dans ce contexte, l’avenir du projet de Diaz et l’issue de ses négociations délicates avec les acolytes d’Iglesias deviennent cruciaux pour l’avenir de la gauche européenne.

Lent déclin de Podemos ?

Podemos, né du tumulte politique provoqué par le mouvement des Indignés et capitalisant sur un ressentiment généralisé contre l’austérité et la corruption, semblait conserver le leadership incontesté de la gauche alternative espagnole pendant près d’une décennie. Après son émergence explosive lors des élections européennes de 2014, le parti est devenu hégémonique au sein de la gauche radicale lors des élections générales de 2015 après avoir menacé de « détruire » le front électoral historique du parti communiste, Izquierda Unida (IU). À l’époque, les 69 sièges remportés par la « coalition confédérée » dirigée par Podemos prévalaient largement sur les résultats de Izquierda Unida, qui n’obtenait que deux sièges. Depuis lors, bien que les « rouges » et les « violets » aient réussi à résoudre leurs différences fondamentales pour forger une coalition stable, « Unidas Podemos », le leadership de cette dernière est resté pratiquement incontesté.

« Qu’est-ce qui a changé ? », demanderont beaucoup. En fin de compte, Podemos a été le principal architecte du gouvernement de coalition formé par Pedro Sanchez et Pablo Iglesias juste avant la pandémie. Sous la direction de Podemos, la gauche alternative a réussi à rompre avec son isolement persistant du pouvoir depuis la Seconde République espagnole (1931-1939). Ses ministres ont réussi à augmenter le salaire minimum malgré les réticences du PSOE et ont fait avancer des changements législatifs importants contre les violences de genre. La dernière réforme du travail en Espagne a rompu avec une logique historique de démantèlement des droits des travailleurs. De plus, le pays a fait un grand bond en matière de mémoire historique. Comme le politologue Sebastian Faber l’a expliqué, la nouvelle loi mémorielle espagnole reconnaît enfin les victimes de Franco et les atrocités commises par sa dictature.

Cependant, le bilan réel est plus mesuré. Au cours des cinq dernières années, les résultats électoraux de Podemos ont chuté à chaque élection. Au milieu de luttes internes sanglantes, de purges bruyamment médiatisées et d’une persécution judiciaire brutale de ses leaders, le parti s’est recroquevillé dans une posture de citadelle assiégée. Au fil des années, de nombreux fondateurs du parti ont quitté l’organisation allant jusqu’à la qualifier de « broyeuse de viande ». De plus, à la suite de désaccords récurrents avec le Parti communiste et la plupart des forces régionalistes, les liens du parti avec ses alliés sont fortement fragilisés. La majorité des prétendues « Villes du changement » (les mairies des grandes villes que la gauche alternative a gouvernées en 2015) sont désormais dirigées par le PP et le PSOE. Dans des nations historiques comme la Galice, le parti est passé de la direction de l’opposition à un statut extraparlementaire en moins de cinq ans.

Le bilan électoral de Podemos fait davantage figure de lent déclin que de conquête d’une hégémonie de long terme.

D’une certaine manière, Podemos n’était pas absent au meeting au cours duquel Diaz a été adoubée comme candidate. Certains membres dissidents du « Comité citoyen » du parti, tels que les secrétaires de l’Industrie et des Droits de l’homme, ont rompu avec la discipline de l’organisation pour assister à l’événement. Il faut également rappeler qu’un quart des partis accompagnant la vice-première ministre sont nés de la fragmentation de Podemos en une myriade de scissions. Par exemple, des partis tels que Más Madrid – qui surpasse actuellement Podemos dans tous les sondages pour les élections de la capitale -, et dirigés par Iñigo Errejon, soutiennent Sumar. De même, un autre parti récemment fondé dans l’archipel des Canaries et dirigé par Alberto Rodriguez, qui occupait le poste de secrétaire à l’organisation de Pablo Iglesias jusqu’en juin 2022, victime d’une décision judiciaire qui l’a révoqué son siège au Congrès des députés, soutient Yolanda Diaz. Enfin, et surtout, d’anciens cadres de Podemos ont joué des rôles cruciaux dans les cercles intérieurs de Sumar. Au sens propre, les mains qui écrivent les discours de Diaz ont composé les partitions de la mélodie de Podemos. En ce sens, leur ton accusateur envers Sumar est quelque peu paradoxal.

Yolanda Diaz et son « pari arithmétique » : un espoir de renouveau pour la gauche ?

Si les défis auxquels la gauche espagnole est confrontée sont si importants, qu’est-ce qui, dans Sumar, peut faire une réelle différence ? Avant tout, le projet de Diaz aspire à surmonter les limites du leadership de Podemos de trois manières. Premièrement, alors que les successeurs d’Iglesias ont enraciné leur organisation à Madrid, Diaz, elle-même originaire d’une région périphérique, la Galice, cherche à construire une coalition « plurinationale » de forces représentant la diversité des sentiments nationaux et régionaux de l’Espagne.

Deuxièmement, la posture de citadelle assiégée de Podemos, qui dénonce les opérations judiciaires et journalistiques menées contre ses dirigeants par « l’État profond » et « l’oligopole médiatique » semble peu payante en termes électoraux ; à l’inverse, Sumar mise sur d’un discours qui se veut « optimiste ». Pour reprendre les mots du politologue Daniel Guisado, cet imaginaire politique de « l’espoir » se focalise sur « l’adresse aux personnes à représenter » plutôt que sur « l’ennemi à combattre ». Sans nier la nécessité d’une confrontation agonistique avec les élites, Sumar renonce à en faire un élément aussi structurant que Podemos – accusé de tenir un discours aux relents anxiogènes et conspirationnistes. Enfin, Sumar, qui qualifie sa plateforme de « mouvement citoyen », prétend en revenir aux fondamentaux du parti violet, là où Podemos se recroquevillerait dans un « chauvinisme de parti ».

Dans une certaine mesure, le caractère éclatant et festif de la candidature de Diaz visait à représenter ce changement. Sur scène, Diaz était accompagnée d’un aréopage éclectique d’intervenants : une gameuse féministe et streameuse Twitch, une commerçante, la première députée transgenre de l’histoire de l’Espagne, un syndicaliste, la poétesse nicaraguayenne et ancienne combattante guérillera Gioconda Belli, une influenceuse TikTok de vingt ans, etc. En tant que base de soutien mis en avant par la vice-ministre, ils visaient à refléter les multiples visages de la gauche alternative espagnole. En parcourant le stade, on pouvait tomber sur des intellectuels marxistes à l’ancienne discutant avec des microcélébrités d’internet ; des membres âgés de la résistance anti-franquiste clandestine assis avec de jeunes militants pour la justice climatique ; ou des livreurs syndiqués fatigués des plateformes debout à côté d’activistes numériques techno-enthousiastes. L’événement était loin de ressembler à un rassemblement de campagne.

Diaz fait face à une bataille difficile. Le spectre d’une coalition entre le Parti populaire conservateur et l’extrême-droite de Vox devient de plus en plus tangible. L’expérience de la déclaration d’indépendance de la Catalogne en 2017, le ressentiment généralisé contre les transformations culturelles menées par la gauche, et les quatre années de consolidation institutionnelle d’un gouvernement de coalition qu’ils considèrent comme un « régime socialo-communiste » ont fortement mobilisé la droite politique. La tâche qui incombe à Diaz est ardue : elle doit unir la gauche sans laisser Podemos de côté et consolider son leadership émergent. D’un autre côté, on ignore dans quelle mesure Podemos serait prêt à accepter cette transition vers une gauche qu’il ne dirigerait plus.

Quel bilan pour Podemos au gouvernement ?

Yolanda Díaz, ministre du Travail durant deux ans et nouvelle leader d’Unidas Podemos.

Pour de nombreux militants de gauche, l’évolution du paysage politique espagnol ces 10 dernières années avait quelque chose de réjouissant. Alors que les projets progressistes échouaient ailleurs en Europe, Podemos a rapidement progressé dans les urnes, avant d’atteindre le pouvoir au sein d’une coalition début 2020. Pourtant, la radicalité initiale du mouvement semble avoir été étouffée par les contraintes propres au gouvernement et les compromis inhérents aux politiques de coalition. Si le bilan de cette dernière comporte plusieurs avancées intéressantes, elle ne peut se targuer d’aucune réforme politique majeure ou d’avoir pu résoudre certains des problèmes structurels de l’économie espagnole. En conséquence, sa base électorale est désormais atomisée et sa popularité décline. Alors que de nouvelles élections seront organisées en 2023, la gauche espagnole doit, pour continuer à peser dans le champ politique, apprendre à insuffler une énergie contestataire sans perdre son influence institutionnelle. Article du sociologue Paolo Gerbaudo paru dans la New Left Review, traduit par Albane Le Cabec et édité par William Bouchardon.

Comment Podemos a-t-il pu s’intégrer au paysage électoral, traditionnellement dominé par les deux partis centristes, le Parti Populaire (PP, centre-droit) et le Parti Socialiste Ouvrier Espagnol (PSOE, centre-gauche) ? Grâce au prétendu « miracle économique » initié dans les années 1980, l’Espagne est devenue l’un des pays européens avec les meilleures performances économiques, avec une croissance soutenue et un boom immobilier considérable. Le prix de l’immobilier augmentait de 8% par an des années 90 aux années 2000 tandis que les réformes néolibérales mises en œuvre étaient saluées par les « modernisateurs » de Bruxelles. 

Podemos, enfant de la crise de 2008

Quand la crise financière a frappé en 2008, il est pourtant devenu clair que cette croissance économique remarquable s’était construite sur des fondations fragiles. Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées. Le gouvernement a renfloué les caisses pour un prix colossal et les Espagnols ont payé la facture.

Le modèle économique, largement dépendant du tourisme, de la construction et d’une main d’œuvre peu chère et précarisée, a montré ses limites une fois que les institutions financières qui alimentaient la bulle immobilière se sont elles-mêmes effondrées en 2008.

Le PP et le PSOE ont tous deux étés tenus responsables pour ce désastre. En 2011, le premier ministre socialiste José Luis Zapatero a déployé une série de mesures d’austérité brutales qui ont considérablement réduit les dépenses publiques et provoqué une augmentation du taux de chômage, dépassant les 25%. Une situation sociale aussi mauvaise ne tarda pas à entraîner une révolte populaire de grande ampleur : plus de 3 millions de personnes manifestèrent et occupèrent les espaces publics partout dans le pays, donnant naissance à ce que nous connaissons aujourd’hui comme le Mouvement des Indignés. Préfigurant Occupy Wall Street, les manifestants organisèrent des sit-ins devant les grandes banques. Selon les sondages de l’époque, 70% de la population soutenaient les demandes des manifestants pour une démocratie participative, des emplois, des logements, des services publics et la lutte contre la corruption de la classe politique.

En 2014, Podemos est fondé pour donner à cette révolte naissante une forme institutionnelle. Le parti proclamait représenter une gauche nouvelle, capable de rassembler le mouvement anti-austérité tout en évitant les prises de positions minoritaires des partis radicaux comme Izquierda Unida. Adoptant une approche populiste inspirée par les travaux de Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, le parti s’est adressé à des groupes sociaux différents et plus divers que sa base électorale traditionnelle de la gauche radicale, un peu à la façon de la « vague rose » observée en Amérique latine dans les années 2000. Le leader politique, Pablo Iglesias, un jeune professeur de sciences politiques à l’université de Complutense qui avait manifesté son charisme lors de nombreuses apparitions dans des émissions télévisées, a incarné cette stratégie. Plutôt que de s’opposer à la droite, il s’est attaqué à la « caste », un terme emprunté du Mouvement 5 étoiles en Italie qui présentait le PP et le PSOE comme faisant parti de la même élite.

Un programme en lien avec les attentes des Espagnols

Dès le début, Podemos est devenu l’expression de l’esprit de démocratisation du Mouvement des Indignés. Son premier manifeste posait le cadre de divers problèmes politiques – économie, environnement, social, international – en termes démocratiques. Le parti proposait l’organisation de nombreux référendums, la possibilité pour les citoyens de proposer des lois et de révoquer des élus, ainsi que des mesures radicales pour favoriser la transparence et lutter contre la corruption. Son programme économique, élaboré avec l’aide de Thomas Piketty et fortement ancré dans le courant éco-socialiste, établissait une série de mesures de transitions écologiques qui ont gagné une certaine popularité. Le parti prônait notamment la restauration de l’investissement public et la refonte du mode de production autour de la réindustrialisation verte du pays et d’investissements dans les technologies et « l’économie de la connaissance ».

A l’inverse du Mouvement 5 Étoiles et de la France Insoumise, Podemos n’a jamais proposé de sortir de l’euro, encore moins de l’Union Européenne. Le parti promettait cependant de rompre avec la politique fiscale de la Troïka et de réduire la dette publique grâce à un audit citoyen. Daus une référence explicite au sauvetage des banques, Podemos défendait aussi un « plan de sauvetage des citoyens » (rescate ciudadano) permettant de réparer les dégâts sociaux causés par les élites, notamment à travers un revenu minimum entre 600€ et 1300€ par mois pour les ménages les plus pauvres, financé par une nouvelle taxe sur les hauts revenus et les entreprises financières. Face aux critiques des médias qui qualifiait son programme de communiste ou « bolivarien » (en référence au Venezuela d’Hugo Chavez, ndlr), Iglesias rappelait – à juste titre – que son programme aurait été vu comme social-démocrate quelques décennies auparavant.

Ce discours trouva vite son public : quelques mois après que le parti fut créé, Podemos obtient 8% aux élections européennes, puis 20% aux élections nationales un an après. L’objectif du parti était alors de dépasser le PSOE afin de devenir le parti d’opposition officiel, tandis que le centre-gauche s’affaiblirait et serait réduit à la marginalité, comme le PASOK grec. Par stratégie, Iglesia décida de s’allier à d’autres partis de gauche, comme Izquierda Unida, sous le nom de Unidas Podemos avant les élections anticipées de 2016 afin d’éviter la dispersion des votes de gauche. Cette tentative s’est pourtant soldée d’une division entre les leaders des partis. Pour Inigo Errejon, tête pensante de la stratégie populaire de Podemos, cette alliance était une forme de trahison à l’égard de l’objectif initial du parti : dépasser la tradition de la gauche radicale afin de séduire des électeurs désenchantés mais sceptiques à l’égard de la gauche. Selon lui, en rejoignant Izquierda Unida, Podemos perdrait la singularité politique qui en faisait l’attrait. Divisé par des conflits internes, le parti ne progressa pas aux élections de 2016 à l’issue desquelles le PP de Mariano Rajoy obtient une courte majorité.

Podemos au gouvernement : des victoires importantes mais encore trop faibles

Malgré le fait qu’il ait continué à être identifié comme un adversaire de premier rang du PP, Podemos occupe désormais une place différente dans l’espace public : le parti a succombé au sectarisme, bien loin de l’esprit de solidarité du Mouvement des Indignés qu’il avait réussi à capturer. Les mauvais scores aux élections locales suivantes ont ensuite laissé transparaître d’importantes faiblesses organisationnelles et les lacunes de ses cadres. Lors des élections régionales de 2019 à Madrid, Errejon se présenta en tant que membre d’une alliance avec des petits partis et des organisations de la société civile, imitant les campagnes municipales d’Ada Colau à Barcelone et de Manuela Carmena à Madrid, à la suite de quoi il quitta Podemos pour fonder son propre parti, Más País. D’autres figures importantes de Podemos comme Carolina Bescansa et Luis Alegre quittèrent le parti peu de temps, dénonçant le manque de pluralisme interne.

Malgré cet affaiblissement de Podemos, l’évolution du contexte politique transforma peu à peu le parti en partenaire de coalition pour le PSOE. En 2019, le PP fut éjecté du pouvoir à la suite de multiples scandales de corruption, tandis que le PSOE, mené par Pedro Sanchez, peinait à maintenir son gouvernement minoritaire. Après les élections d’avril 2019, qui ne firent émerger aucune majorité claire, Sanchez n’eut d’autre choix que d’entamer des discussions avec Unidas Podemos. Initialement, une coalition semblait impossible, tant les socialistes refusaient le compromis. Mais lors des élections qui suivirent en novembre 2019, les électeurs punirent sévèrement Podemos et le PSOE : alors que le premier atteignait à peine 12.8%, le second tomba à 28%. A cette défaite s’ajoutait l’ascension du parti franquiste Vox, qui souda la gauche dans un réflexe anti-fasciste. Cette configuration obligea Pedro Sanchez à conclure un accord avec Podemos, accordant notamment à Iglesias le Ministère du Travail, ainsi qu’une grande influence sur les décisions politiques du gouvernement. Malgré l’espoir initialement suscité par ce pacte de gouvernement, le soutien électoral aux partis de la gauche espagnole a depuis continué de baisser, malgré la mise en place de politiques sociales.

La ministre du travail Yolanda Diaz, membre du parti communiste espagnol et membre de la coalition Unidas Podemos, a notamment mis en œuvre une série de réformes audacieuses durant deux ans. Pendant les premières semaines de la pandémie, elle a instauré la Expediente de Regulación Temporal de Empleo (ERTE) – l’équivalent du chômage partiel mis en place en France – qui a fourni une couverture sociale à 3.6 millions de travailleurs et a été salué par son déploiement irréprochable. Elle est aussi à l’origine d’une réforme historique limitant l’utilisation de contrats courts, une loi considérée par Iglesias comme la plus importante du gouvernement. Adoptée avec une majorité d’une voix après qu’un membre du PP ait accidentellement voté pour en appuyant sur le mauvais bouton, cette loi a triplé le nombre de CDI dans le marché du travail espagnol. Diaz a aussi augmenté le salaire minimum de 33.5% et attribué un chèque de 200€ aux ménages précaires afin de les aider à surmonter la crise du pouvoir d’achat. Le revenu minimum défendu par Podemos a aussi été mis en place, permettant aux ménages les plus pauvres de toucher entre 560 et 1400€ par mois.

Ces victoires importantes sont néanmoins ternies par les nombreuses obstructions du parti socialiste, dont l’agenda politique reste libéral et pro-marché. La mise en place du revenu minimum, sous la supervision du ministre socialiste pour l’inclusion et la Sécurité sociale, a souffert de nombreux ratés. A cause d’un sous-financement, d’une bureaucratie complexe et d’un manque de personnel pour traiter les demandes, seule la moitié des foyers que l’allocation devait couvrir bénéficie aujourd’hui de l’aide. Dans le même temps, la ministre de l’Économie Nadia Calviño (PSOE), dans sa chasse aux déficits et du fait de ses liens avec le monde de la finance, a fait obstruction à toutes les réformes fiscales de Podemos, refusant toute nouvelle taxe sur les plus hauts revenus. Les socialistes se sont également battus bec et ongles contre la régulation des loyers et ont traîné les pieds sur la taxation des profits des compagnies d’énergie. Ces réticences témoignent du refus du PSOE de réformer un système économique espagnol à bout de souffle, qui reste très dépendant de la construction et d’un secteur tertiaire peu productif. Le taux de chômage atteint encore les 14% et les efforts pour industrialiser le pays restent maigres. S’attaquer vraiment à ces enjeux suppose en effet un degré d’interventionnisme étatique que le PSOE refuse de considérer.

L’après-Iglesias : la nécessité d’une réinvention

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%. Ses soutiens de la première heure sont frustrés par le faible bilan de la participation au gouvernement et considèrent avec méfiance les autres membres de la coalition. L’incapacité du parti à établir des structures démocratiques fonctionnelles continue par ailleurs d’abîmer sa crédibilité. Podemos ne semble pas en mesure de gérer les conflits internes, qui aboutissent souvent à des scissions impactant l’organisation entière. Lors des récentes élections en Andalousie, les Anticapitalistes, une formation trotskiste qui a joué un rôle important dans la formation de Podemos, a ainsi décidé de se présenter seul, expliquant que Podemos avait trahi ses principes fondateurs. A l’issue du vote, la gauche subit de lourdes pertes.

Confronté à l’obstination des institutions et à l’inertie de l’économie espagnole qui repose le capitalisme rentier, Podemos peine à convaincre sa base électorale, reculant dans les sondages autour de 10%.

Le parti a essuyé un nouveau revers lors de sa défaite aux élections régionales de mai 2021. Alors qu’Iglesias s’était retiré afin de mener la campagne, rallier les soutiens populaires et consolider l’ancrage du parti, sa décision de focaliser la campagne sur des attaques contre Vox et de présenter comme Podemos comme le rempart contre l’extrême droite n’a pas permis la percée escomptée. Au contraire, Iglesias, après avoir obtenu 7% des voix, s’est retiré de la politique institutionnelle pour retourner dans les médias. Son absence du monde politique pourrait révéler Yolanda Diaz comme le nouveau souffle du parti. Elle cherche d’ailleurs à établir une nouvelle plateforme électorale appelée Sumar, un mot valise réunissant les mots « résumer » et « unifier ». Comme le nom le suggère, l’objectif est de surmonter les divisions idéologiques et géographiques qui clivent la gauche espagnole. Son projet reçoit déjà le soutien de Izquierda Unida, Mas Pais et Podemos, ainsi que des formations régionales telles que Calencian Compromis et Catalunyan Comuns. Regrouper ces forces en une seule entité politique sera déterminant pour regagner la confiance du million d’électeurs que Podemos a perdu depuis 2016 et conquérir le vote des classes populaires qui ne votent pas. Si cette stratégie ambitieuse réussit, cela pourrait paver la voie pour le sorpasso que Podemos a échoué à mettre en place quelques années auparavant, reléguant le PSOE à une place mineure dans le prochain gouvernement de gauche.

Si le défi reste gigantesque, Yolanda Diaz paraît capable de le relever. Selon les sondages d’opinion, son ancienne fonction de ministre du travail a fait d’elle la personnalité politique la plus populaire d’Espagne. Si son orientation politique est radicale, elle est néanmoins capable de trouver des accords pragmatiques et son style rhétorique apparaît moins polémique que celui d’Iglesias. Pour ses soutiens, elle est la candidate parfaite pour réconcilier les fondations idéalistes de Podemos et l’exercice de la politique institutionnelle. Ses détracteurs estiment pour leur part qu’un accord avec le PSOE après les prochaines élections risquerait de rompre encore plus la confiance entre les soutiens de Podemos et le parti. Des dissensions ont aussi émergé au sujet de la guerre en Ukraine, Yolanda Diaz étant plus réticente que certains de ses camarades à l’idée de critiquer l’OTAN. Ces clivages sont inhérents à la poursuite de buts politiques contradictoire que Diaz entend réaliser : unifier la gauche et réunir les suffrages d’électeurs désenchantés. En modérant sa position pour rallier les différents groupes de son électorat, elle pourrait cependant perdre le soutien de sa base progressiste qui donne l’élan vital à son parti. Si raviver l’esprit des Indignés sera difficile face à la réticence du PSOE, la montée de l’extrême droite et la démoralisation de l’électorat, la gauche espagnole a déjà démontré une capacité unique à se réinventer et Diaz a le potentiel pour relancer cette dynamique.

« Podemos est confronté à la fin d’un moment populiste » – Entretien avec Vincent Dain

Dans Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous, Vincent Dain, doctorant en sciences politiques à l’université Rennes 1, décrit la sociologie militante de Podemos au niveau de l’Andalousie ainsi que les réorganisations successives qui se sont opérées localement depuis la création de Podemos en 2014. Dans cet entretien, il revient avec nous sur cette description et dresse un état des lieux de Podemos à l’heure actuelle. Entretien réalisé par Julien Trevisan.

LVSL – Bonjour M. Dain. Merci d’avoir accepté cet entretien pour LVSL au sujet de votre dernier livre Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous. Dans celui-ci, vous décrivez les différentes générations de militants qui composent Podemos. Pouvez-vous revenir sur cette description ?

Vincent Dain – On trouve effectivement dans les rangs de Podemos trois grandes générations de militants, chacune politisée dans l’un des principaux cycles de mobilisation qui ont marqué l’histoire récente de l’Espagne.

Il y a d’abord la génération de la transition : des militants aujourd’hui âgés de plus de soixante ans, socialisés au militantisme dans l’ébullition contestataire de la transition à la démocratie. Entre 1975 (année de la mort de Franco) et le début des années 1980, ils ont pris part aux mobilisations étudiantes contre la dictature, se sont engagés au Parti communiste espagnol (PCE), au Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE), ou dans des organisations de la gauche révolutionnaire. Certains ont même commencé à militer dans la clandestinité dans les dernières années du franquisme. Ces militants ont connu un pic de mobilisation dans ces années de la transition, avant de mettre leurs engagements en sourdine ou d’opter pour un militantisme de plus basse intensité, désenchantés par les insuffisances d’une démocratisation qui n’a selon eux pas tenu toutes ses promesses. Il faut attendre le mouvement des Indignés pour les voir reprendre pleinement du service, avec la sensation que tout ce pour quoi ils se sont battus dans les années 1970 est menacé par la crise économique et les politiques d’austérité.

On trouve ensuite la génération altermondialiste : des militants politisés au début des années 2000, dans les luttes étudiantes contre le gouvernement conservateur de l’époque, mais aussi et surtout dans les mobilisations contre la mondialisation néolibérale. Ces militants en ont gardé une sensibilité internationaliste et une certaine défiance envers l’appareil politique d’Izquierda Unida (gauche communiste), jugé excessivement bureaucratique et coupé des mouvements sociaux. En Andalousie, ils ont fourni les gros bataillons du courant anticapitaliste de Podemos.

Il y a enfin la génération des Indignés : des jeunes militants souvent diplômés et très qualifiés, percutés par la crise de 2008 et l’explosion du chômage. Après avoir participé aux manifestations étudiantes contre le processus de Bologne en 2008-2009, ils se sont pleinement investis dans le mouvement des Indignés qui constitue pour eux une véritable matrice identitaire.

LVSL – Comment expliquer que ces différentes générations de militants se soient retrouvées au sein de Podemos ? D’une manière plus générale, comment expliquez-vous l’apparition de Podemos sur la scène politique espagnole ?

V. D. – Pour ses participants, le mouvement des Indignés a laissé entrevoir au printemps 2011 l’espoir d’un profond changement social dans le pays. Or, quelques mois plus tard, ce sont les conservateurs qui ont remporté les élections générales et accentué les politiques d’austérité. Les mobilisations se sont poursuivies avec des marées citoyennes pour les services publics, des assemblées de quartier, mais l’imperméabilité du gouvernement conservateur aux revendications de la rue, conjuguée à un durcissement de la répression, a installé la crainte de voir la dynamique du mouvement social s’évaporer.

« Podemos est le produit de la crise de 2008. »

Certains secteurs des mouvements sociaux ont commencé à imaginer des plateformes citoyennes qui pourraient se présenter aux élections avec pour revendications le blindage des services publics et des droits sociaux. De nombreuses initiatives ont fleuri en ce sens, et c’est d’ailleurs ce processus qui a donné naissance aux plateformes municipalistes qui ont remporté des mairies importantes en 2015. Puis surgit Podemos, une plateforme incontestablement plus professionnelle que les autres, portée par une figure émergente du paysage médiatique espagnol, Pablo Iglesias. Le lancement de Podemos en 2014, présenté comme une « méthode », un « outil » au service des mouvements sociaux, a permis la convergence de tous ces réseaux d’activistes issus des mobilisations anti-austérité.

Podemos est le produit de la crise de 2008. Ou plutôt, c’est la rencontre entre un contexte favorable – une crise sociale d’ampleur, des partis de gouvernement affaiblis par leur zèle austéritaire et la révélation de nombreuses affaires de corruption, un agenda politique dominé par les questions économiques et sociales – et des entrepreneurs politiques qui ont su saisir les pulsations du pays pour s’engouffrer dans la fenêtre d’opportunité. Les fondateurs de Podemos sont avant tout des stratèges et des professionnels de la communication politique. Ils sont parvenus à traduire dans l’arène électorale le message contestataire et transversal des Indignés, avec cette idée d’une opposition entre « ceux d’en bas » et « ceux d’en haut », d’un rejet des partis traditionnels et d’un programme centré sur l’assainissement démocratique, la préservation des services publics et des droits sociaux.

LVSL – Vous revenez aussi dans votre livre sur les crises successives qui ont déchiré Podemos. D’abord celle qui s’est conclue par la sortie de Podemos de la partie errejóniste. Puis celle qui s’est conclue par la sortie de la partie anticapitaliste. Comment ces crises se sont-elles traduites au niveau des militants andalous et de leur organisation ?

V. D. – Les déchirements internes ont considérablement nui à Podemos, tant du point de vue de l’image publique du parti que de son organisation. Lorsque Pablo Iglesias a décidé de s’allier avec Izquierda Unida dès 2016, assumant d’ancrer davantage Podemos dans l’espace de la gauche « traditionnelle », certains militants ont ressenti un malaise et se sont davantage reconnus dans le discours d’Íñigo Errejón, fervent défenseur de la transversalité originelle. Quand Errejón a lancé sa propre initiative politique, Más País, certains cadres andalous l’ont rejoint. Mais la scission errejoniste n’a pas eu en Andalousie les répercussions retentissantes qu’elle a pu avoir dans la Communauté de Madrid, où le parti d’Errejón a supplanté Podemos et le PSOE aux dernières élections régionales.

« Du point de vue électoral, l’enjeu consiste surtout à ne pas se laisser dévorer par le PSOE et de créer des connexions avec les luttes sociales les plus récentes. »

En Andalousie, c’est surtout le départ du courant anticapitaliste qui a laissé des traces. En février 2020, quand Podemos est entré au gouvernement avec le PSOE, la ligne rouge a été franchie pour les anticapitalistes qui rejetaient toute coalition avec les socialistes. Ils ont donc quitté le navire. Or, c’est cette faction du parti qui dirigeait Podemos en Andalousie depuis 2015, derrière la figure de Teresa Rodríguez. Leur départ a désorganisé Podemos Andalousie, qui est aujourd’hui en phase de reconstruction, sous la direction d’une élue au Congrès des députés, Martina Velarde. Certains cercles qui reposaient localement sur la présence de militants anticapitalistes ont aussi été impactés.

LVSL – À l’heure actuelle, après ces crises, quelle est, selon vous, la stratégie de Podemos ?

V. D. – Podemos est entré dans une nouvelle phase, avec l’entrée au gouvernement en 2020 puis le départ de Pablo Iglesias en 2021. La nouvelle direction, féminisée et plus collégiale, se donne pour objectif de redynamiser le tissu militant et d’assurer l’ancrage territorial du parti, qui a du mal à s’imposer comme un acteur clé aux échelons régionaux. Le marathon électoral des dernières années et l’entrée dans les institutions ont aspiré les forces vives de Podemos, et les dirigeants souhaitent désormais prendre le temps d’affermir l’organisation. Du point de vue électoral, l’enjeu consiste surtout à ne pas se laisser dévorer par le PSOE au sein du gouvernement et de créer des connexions avec les luttes sociales les plus récentes, comme les mobilisations féministes ou écologistes.

LVSL – D’ailleurs, quelle place occupe l’écologie politique dans l’action du parti ? L’écologie est-elle éclipsée par la question sociale ? Ou bien s’agit-il d’un axe central comme c’est le cas pour le parti de Íñigo Errejón Más País ?

V. D. – La question écologique a toujours figuré dans l’agenda programmatique de Podemos mais il est vrai que dans les premières années, elle n’était pas au cœur du discours public du parti, davantage centré sur la lutte contre la corruption et sur les droits sociaux. Les mobilisations des jeunes pour le climat ces dernières années, bien qu’elles n’aient pas eu le même retentissement que dans d’autres pays européens, ont un peu rebattu les cartes. De même que la concurrence potentielle de Más País, qui joue pleinement la carte verte pour s’imposer comme une sorte de nouveau parti écologiste espagnol, avec un succès limité à l’heure actuelle. Le parti écologiste Equo, qui faisait partie de la coalition Unidas Podemos, a d’ailleurs rejoint Errejón en 2019. Mais Unidas Podemos a de son côté musclé son aile verte avec la création du parti Alianza Verde par l’un des fondateurs d’Equo resté fidèle à la coalition.

Le label vert est donc fortement disputé en Espagne. La coalition Unidas Podemos a récemment marqué des points en la matière, lorsque le ministre communiste de la Consommation, Alberto Garzón, a pris position contre le modèle agro-industriel et en faveur d’une alimentation moins carnée (les Espagnols sont les plus grands consommateurs de viande en Europe), s’attirant les foudres de la droite conservatrice et nationaliste.

LVSL – Tout au long de votre livre, on peut noter des références à l’Amérique latine (à la révolution mexicaine, au mouvement zapatiste, à la gauche contemporaine bolivienne …). Est-ce que ce sont des références conscientes chez les militants avec qui vous avez pu vous entretenir ? Par ailleurs, est-ce qu’il y a une vraie volonté de Podemos à créer des liens avec les mouvements progressistes d’Amérique latine ?

V. D. – Les militants de Podemos manifestent une sympathie naturelle pour les expériences progressistes latino-américaines des années 2000 comme pour les victoires récentes au Pérou ou au Chili. L’Amérique latine est surtout présente dans l’univers de références des militants les plus politisés et les plus internationalistes. Certains ont déjà eu l’occasion d’y voyager et de prendre part à des expériences de terrain sur place, d’autres mettent un point d’honneur à dénoncer les méfaits de la colonisation espagnole à travers le slogan « rien à célébrer » (« nada que celebrar ») lorsque chaque 12 octobre, l’Espagne fête le « jour de l’Hispanité », en référence à la « découverte » de l’Amérique par Christophe Colomb.

« Il a toujours été difficile pour Podemos de valoriser publiquement ces liens privilégiés avec l’Amérique latine. »

Plus généralement, les liens avec l’Amérique latine sont cruciaux dans le parcours des dirigeants de Podemos, qui ont consacré des travaux académiques aux expériences nationales-populaires des années 2000 et ont même conseillé des gouvernements de gauche comme celui de Hugo Chávez. En revanche, il a toujours été difficile pour Podemos de valoriser publiquement ces liens privilégiés avec l’Amérique latine, car les droites et la presse conservatrice en ont fait un instrument pour discréditer le parti, accusé d’être financé par le régime vénézuélien ou d’importer en Espagne le « castro-chavisme ». Les liens existent toujours, et Pablo Iglesias a eu l’occasion de rencontrer Cristina Kirchner, Evo Morales et Rafael Correa lorsqu’il était secrétaire général de Podemos, mais ils ne sont pas toujours mis en avant.

LVSL – Vous relevez dans votre livre, qu’avec le 15M, le régime politique espagnol est entré dans une « crise organique » pour reprendre la terminologie gramscienne. Pourtant, cette crise semble maintenant terminée alors qu’aucun changement de régime politique n’a eu lieu. L’idée de Constituante a même été mise de côté par Podemos car reposant sur une idéalisation naïve et minoritaire de la seconde République. N’y a-t-il pas pourtant un terrain propice à cette idée en Espagne en mettant en avant la question des biens communs et en s’appuyant sur ce qu’il se passe au Chili ?

V. D. – L’un des slogans du 15M était « à bas le régime », et Podemos a contribué à populariser l’expression de « crise du régime de 1978 », en référence au système politique hérité de la transition à la démocratie. En 2014, Pablo Iglesias disait vouloir mettre un terme à ce régime de 1978 en ouvrant un processus constituant. Ce discours a vite été abandonné au profit d’un discours moins frontal, autour de l’idée d’une « nouvelle transition » qui permettrait à l’Espagne de parachever un édifice démocratique encore chancelant.

Toute cette terminologie autour de la crise de régime était particulièrement mobilisée dans le cycle anti-austérité, alors que s’installait l’idée que le PSOE et le PP étaient les deux faces d’une même pièce, que les dirigeants politiques étaient immanquablement tenus par les pouvoirs financiers, etc. Podemos est aujourd’hui contraint de s’adapter à un nouveau cycle politique. Le Parti populaire de Mariano Rajoy a été délogé du gouvernement, la brutalité des politiques d’austérité s’est atténuée, et l’émergence du parti de droite radicale Vox a favorisé une relatéralisation du champ politique autour du clivage gauche-droite : il est désormais plus difficile de mettre le PSOE et le PP dans le même sac.

En d’autres termes, Podemos est confronté à la fin d’un moment populiste espagnol : la phase d’opposition entre le « peuple » et la « caste » a laissé place à une logique de blocs, avec PP-Vox d’un côté et PSOE-Unidas Podemos de l’autre. Dans ce contexte, les projets de transformation profonde du système politique ont semble-t-il moins d’écho qu’auparavant.

En revanche, ces dernières années, Podemos s’est tout de même davantage emparé de l’identité républicaine, un temps laissée au second plan car jugée trop clivante et associée à la gauche « traditionnelle ». La crise catalane a été l’occasion de puiser dans l’héritage du fédéralisme républicain pour défendre un modèle de pays « plurinational », et l’exil aux Émirats arabes unis du roi émérite Juan Carlos Ier, visé par plusieurs enquêtes judiciaires, a ravivé le discours républicain chez la gauche radicale. Et concernant les biens communs, il est vrai que les mobilisations autour de la santé publique, rudement éprouvée par la crise du Covid-19, peuvent fournir un support intéressant.

LVSL – En Andalousie, Podemos, via la figure de Teresa Rodríguez, s’attèle à l’émergence d’un nationalisme andalou populaire. Pouvez-vous revenir avec nous sur les conditions historiques qui permettent une telle émergence ? Par ailleurs, quels en sont les objectifs stratégiques ? Sont-ils compatibles avec une prise des institutions nationales espagnoles ?

V. D. – Il existe en Andalousie un sentiment d’appartenance régionale très fort, qui ne s’inscrit pas cependant en opposition à l’appartenance nationale espagnole. Au moment de la transition à la démocratie, les Andalous se sont fortement mobilisés pour que la région puisse accéder à l’autonomie selon les mêmes modalités que les nationalités « historiques » (Catalogne, Pays-Basque, Galice). Le nationalisme andalou, historiquement ancré à gauche, repose principalement sur la critique de l’assignation de l’Andalousie à une position périphérique dans l’économie espagnole. Ce nationalisme socio-économique s’exprime par exemple aujourd’hui de façon radicale dans les positions du Syndicat andalou des travailleurs (SAT), héritier des luttes sociales des travailleurs journaliers contre la grande propriété terrienne, qui ont notamment donné naissance à l’expérience autogestionnaire de Marinaleda.

« Adelante Andalucía adopte aussi une ligne écoféministe originale, avec tout un discours sur la « matrie » andalouse. »

On retrouve à Unidas Podemos des figures du SAT, comme Diego Cañamero, et Teresa Rodríguez, lorsqu’elle était à la tête de Podemos Andalousie, qui a très tôt incorporé à son discours des éléments du nationalisme andalou. Cette coloration nationaliste s’est encore accentuée depuis qu’elle a quitté Podemos et qu’elle œuvre à la construction de son propre parti, Adelante Andalucía.

Cette nouvelle organisation prône une plus grande autonomie pour l’Andalousie et défend l’héritage culturel andalou contre les stéréotypes qui visent les habitants de la région. Elle adopte aussi une ligne écoféministe originale, avec tout un discours sur la « matrie » andalouse. Il s’agit d’une force d’envergure régionale qui pourrait toutefois chercher à obtenir une représentation au Congrès des députés, sur le modèle des nationalismes catalans et basques qui ont leurs contingents de députés à Madrid.

LVSL – Comme vous le racontez dans votre livre, de grandes mobilisations ont secoué l’Espagne en 2003 en opposition à la guerre en Irak. Alors que la tension monte à l’Est au sujet de l’Ukraine entre l’OTAN et la Russie, peut-on voir un rejaillissement de ce mouvement ? L’initiative, portée notamment par Podemos, a-t-elle une chance d’aboutir ?

V. D. – Il existe effectivement une grande tradition de mobilisation anti-guerre en Espagne, qui s’est exprimée de façon spectaculaire en 2003 contre la guerre en Irak, mais aussi une quinzaine d’années plus tôt lors des débats sur l’appartenance à l’OTAN en 1986 – les Espagnols ont voté à 57% pour le maintien dans l’alliance atlantique. C’est ce sentiment anti-guerre que Podemos a cherché à réactiver autour de la crise ukrainienne, sans grand succès à ce jour. La politique extérieure espagnole est solidement arrimée au bloc atlantiste et Podemos ne dispose pas de levier à l’intérieur du gouvernement pour infléchir cette orientation.

En réunissant sur un même manifeste les partis qui ont donné à Pedro Sánchez une majorité pour son investiture, le parti a certes fait grimper la pression, mais le ton est rapidement redescendu. Les dirigeants de Podemos sont semble-t-il conscients de la faiblesse de leurs marges de manœuvre et du risque politique qu’il y aurait à déclencher une fracture dans le gouvernement sur ces questions de politique extérieure.

LVSL – Le récit de votre livre se termine en février 2020, soit au moment où Podemos rentre au gouvernement avec le PSOE. Depuis, Pablo Iglesias a quitté la vice-présidence qu’il occupait et a été remplacé par Yolanda Díaz. Celle-ci prend un poids de plus en plus important dans la vie politique espagnole, apparaissant comme une figure de gauche protectrice et populaire. Sauriez-vous comment celle-ci, ainsi que son action, sont perçus par les sympathisants de Podemos ?

V. D. – La ministre du Travail Yolanda Díaz s’est en effet imposée comme la nouvelle figure de proue de la gauche radicale espagnole après le retrait de Pablo Iglesias. Le leadership de ce dernier et son discours frontalement anti-oligarchique cadraient bien avec le cycle politique ouvert par le 15M. Comme l’a très bien montré Eoghan Gilmartin dans un article de Jacobin, Yolanda Díaz jouit quant à elle d’une image plus apaisée : on salue volontiers, y compris chez les électeurs socialistes, ses facultés de négociation et sa capacité à garantir la protection des salariés en période de crise sanitaire. Elle a un profil plus institutionnel.

L’autre grande différence, c’est qu’elle n’est pas issue des rangs de Podemos, mais de la gauche communiste. Elle n’en est pas moins appréciée par les militants de Podemos qui voient en elle une figure relativement indépendante – elle a quitté Izquierda Unida en 2019 – et en mesure de donner un second souffle à la coalition. Il faut dire qu’elle a été clairement adoubée par Pablo Iglesias, qui lui a transmis le flambeau.

LVSL – Concernant la question féministe, qui est un sujet très mobilisateur en Espagne, la ministre à l’Égalité Irene Montero, issue de Podemos, parvient-elle à obtenir des avancées significatives ?

V. D. – Depuis l’adoption en 2004 de la première grande loi contre la violence de genre, l’Espagne a réalisé de réels progrès en matière de lutte contre les violences faites aux femmes, et les impressionnantes mobilisations féministes de ces cinq dernières années ont encore accentué la pression sur les institutions. À travers le Pacte d’État contre la violence de genre adopté en 2017, l’État espagnol s’est engagé à débloquer 1 milliard d’euros sur cinq ans pour lutter contre les féminicides.

« La prise de fonction d’Irene Montero à la tête du ministère de l’Égalité constitue en soi un message très fort envers les associations de lutte contre les violences faites aux femmes. »

C’est dans ce contexte qu’Irene Montero a pris ses fonctions à la tête du ministère de l’Égalité, ce qui constitue en soi un message très fort envers les associations de lutte contre les violences faites aux femmes, car la numéro 2 de Podemos est très connue pour ses engagements féministes. Cela se traduit clairement dans la communication gouvernementale : Montero n’hésite pas à parler de « justice patriarcale » par exemple, et elle s’adresse aux mouvements féministes en tant qu’alliée.

Sur le plan des réformes, elle a eu à prendre en charge l’actualisation du fameux Pacte d’État contre la violence de genre, avec à la clé une garantie des mécanismes de financement des associations, le renforcement des mesures d’accompagnement pour permettre aux femmes victimes de violences de recouvrer l’indépendance économique. C’est également sous sa direction que le ministère comptabilise désormais plusieurs catégories de féminicides, non plus seulement dans le cadre conjugal, et prend en compte les violences d’ordre économique et la violence vicariante (violence contre les enfants dans le but d’atteindre la mère).

Sa plus grande réussite à l’heure actuelle est l’adoption de la loi qui autorise l’autodétermination de genre (la « Ley Trans ») : à partir de 16 ans, les personnes transgenres pourront désormais changer la mention de sexe sur leur carte d’identité par une simple demande auprès de l’état civil. Autre chantier en cours, un projet de loi sur la liberté sexuelle qui entend modifier le code pénal afin de faire du consentement explicite un critère primordial de jugement dans les affaires de délits sexuels.

LVSL – Dans la conclusion de votre livre, un certain sentiment d’amertume semble se dégager. Les cercles locaux de Podemos que vous avez observés se sont mortifiés et les citoyens, « les gens ordinaires » sont rentrés chez eux. Le rôle de Podemos se cantonnerait donc à l’avenir à être un partenaire minoritaire du PSOE ?

V. D. – Podemos est un parti qui a pour ainsi dire « vieilli » très vite, comme l’admettent beaucoup de militants. La plateforme citoyenne des premiers mois s’est rapidement muée en une organisation partisane structurée, qui a permis de propulser dans les institutions de nombreux cadres des mouvements sociaux. Mais dans le même temps, les cercles se sont considérablement affaiblis. Beaucoup de militants sont sortis épuisés des querelles internes. D’autres ont jeté l’éponge car ils ne se sont pas reconnus dans l’institutionnalisation du parti, qui a selon eux dénaturé le projet originel d’un « mouvement » citoyen censé reproduire les codes du mouvement des Indignés. À Séville, où j’ai mené mon enquête, beaucoup de cercles sont aujourd’hui tenus à bout de bras par des militants retraités qui ont du temps à y consacrer et pour qui le désengagement est symboliquement plus coûteux, après un retour tardif et enthousiaste au militantisme.

« C’est depuis le gouvernement qu’Unidas Podemos fait émerger la figure de Yolanda Díaz. »

Il est difficile de savoir de quoi demain sera fait, mais l’entrée au gouvernement pourrait tout de même avoir des effets positifs à moyen terme. Pablo Iglesias a tout mis en œuvre pour forcer la main au PSOE et l’obliger à gouverner en coalition, pour éviter que Unidas Podemos ne soit cantonné à un rôle témoin. Conscient d’arriver à la fin d’un chapitre, le fondateur de Podemos a estimé qu’il serait stratégiquement plus confortable d’aborder le nouveau cycle politique depuis le gouvernement plutôt qu’en s’épuisant dans un soutien parlementaire à géométrie variable, un peu à l’image du Bloco de Esquerda au Portugal.

Le pari est risqué : en acceptant d’être le partenaire minoritaire, Unidas Podemos s’expose bien sûr à ce que le PSOE s’arroge le mérite des réformes sociales engagées par la coalition. Il y a également le risque de décevoir : les socialistes détiennent les principaux leviers et se font les garants d’une certaine orthodoxie économique, sur la question du logement ou de la politique énergétique par exemple.

Le livre Podemos par le bas : trajectoires et imaginaires de militants andalous de Vincent Dain

Mais c’est depuis le gouvernement qu’Unidas Podemos fait émerger la figure de Yolanda Díaz, qui prend de l’envergure grâce à son rôle institutionnel. La perspective du sorpasso, un temps caressée en 2015-2016, est bien sûr très loin, mais en s’imposant comme un partenaire de gouvernement exigeant, emmené par une nouvelle leader charismatique, Unidas Podemos pourrait reprendre quelques couleurs. Quoiqu’il en soit, Podemos en tant qu’organisation n’en reste pas moins dans une position moins favorable qu’il y a quelques années, du temps où les scores électoraux et le leadership évident de Pablo Iglesias lui conférait une place hégémonique dans l’espace des gauches radicales espagnoles.

« La solution à la question catalane doit être politique » – Entretien avec Gabriel Rufián

Crédits : Amadalvarez

Gabriel Rufián est porte-parole de la Gauche républicaine catalane (ERC) au Congrès des députés de Madrid. Dans cet entretien, il revient avec nous sur son engagement en faveur de l’indépendance de la Catalogne et de la justice sociale, et plus largement sur la situation politique espagnole, marquée par une recomposition de la droite, un affaiblissement des forces progressistes et l’essor du parti d’extrême-droite Vox. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Léo Rosell. Traduction de Sonia Bagués.

LVSL – Quel impact ont pu avoir les résultats des élections du 4 mai dans la recomposition des gauches comme des droites espagnoles ? Et plus concrètement pour le camp indépendantiste ?

Gabriel Rufián – Je crois que cette victoire n’est pas tant celle d’Ayuso comme figure politique en tant que telle, mais plutôt celle d’un courant politique représenté par une équipe qui sait parfaitement ce qu’elle fait avec elle, ce qu’elle est susceptible de représenter. 

Elle est surtout parvenue à ensauvager la droite. Cela démontre qu’aujourd’hui, Jesus Gil [homme d’affaires espagnol qui s’est fait connaître dans les années 1970-1980 pour ses frasques médiatiques et son franc parler, NDLR] cesserait d’être un clown médiatique qui sort d’un jacuzzi entouré de femmes, faisant l’idiot et étant très généreux, serait probablement maire d’une ville très importante. De fait il a déjà été maire de Marbella dans les années 1980, mais dans ce contexte, il pourrait se présenter dans des villes encore plus importantes. Il pourrait même être ministre, il pourrait avoir ici, 20, 25, 30, 35, 40, 52 députés… En définitive c’est la victoire de ce type de politique.

Pour autant, la gauche se tromperait, et de fait elle se trompe, en collant à Ayuso, Almeida et leurs affidés, l’étiquette d’histrions, de fous, qui ne sauraient pas très bien ce qu’ils font, et qui se seraient retrouvés là un peu par hasard. Non, ils savent parfaitement ce qu’ils font. La question la plus importante selon moi, et que je ne cesse de me poser depuis quelques temps déjà, est la suivante : comment se fait-il qu’il y ait autant de souris, autant de gazelles, qui écoutent voire qui votent pour ces chats ou ces hyènes ? Car de fait, ils sont nombreux.

Ce que l’on a toujours du mal à comprendre, ou plutôt ce qui mérite une réflexion profonde de la part de la gauche, c’est de savoir pourquoi quelqu’un qui vit à Usera, à Ciudad Lineal, à Carabanchel, à Vallecas [quartiers populaires de la région de Madrid, NDLR], vote Ayuso ou vote pour des partis dont les refrains sont si étranges et ringards, qu’il y a quinze ans, personne n’aurait imaginé qu’ils pourraient gagner avec ce type de slogans, comme « Le communisme ou la liberté ». 

Au fond, la question qu’il faut poser est la suivante : « Quel type de liberté offre la droite ? ». La liberté qu’offre la droite à la classe ouvrière, c’est la liberté de livrer des commandes en ligne à vélo ou bien à moto. Voilà la liberté qu’ils offrent, et pourtant ils parviennent à gagner des élections. Pourquoi ?

Sans doute parce que, depuis des décennies maintenant, à gauche nous ne faisons plus une politique de gauche. Il y a une méfiance vis-à-vis des prises de position et des étiquettes. De plus, je crois que l’on ne parle pas assez du rôle que la droite espagnole joue dans cet affaiblissement démocratique. Prenons un exemple : si l’extrême droite gagne, ou si elle est susceptible d’arriver au pouvoir dans un Lander, en Allemagne, ce n’est pas la social-démocratie allemande qui va l’en empêcher, mais Angela Merkel, qui est peut-être plus de droite qu’Ayuso, mais dont les racines de l’engagement sont antifascistes.

En Espagne, cela ne fonctionne pas comme ça. Ici, personne ne doute que des gens comme Pablo Casado [dirigeant du parti de droite conservatrice Partido Popular (PP) NDLR] ou Inés Arrimadas [dirigeante du parti libéral et unioniste Ciudadanos, NDLR] gouverneraient ou arriveraient au pouvoir dans n’importe quelle institution en négociant un accord avec le parti d’extrême droite néofranquiste qu’est Vox, tout le monde le sait. Cela représente une anomalie en l’Europe.

Dans notre pays, le fait que la gauche ne semble plus rien avoir de gauche, peu importe le drapeau derrière lequel elle se rassemble, et que la droite ne soit pas antifasciste, permet en grande partie de comprendre ce qui est en train de se passer. 

LVSL – Croyez-vous que cela aura des répercussions au niveau étatique et que cela pourrait également représenter un problème pour la Catalogne ?

G. R. – Pendant longtemps, il y a eu une forme de naïveté au sein de l’indépendantisme et des forces souverainistes. Certains me disaient : « Ne parle pas du fascisme, ne parle pas de Vox, cela ne sert à rien, c’est une affaire d’Espagnols. » Je répondais : « Eh bien moi, quand j’étais gamin à Santa Coloma, il y avait des fascistes, donc je pense que cela nous concerne aussi ». 

Depuis douze ou treize ans, Ciudadanos est né et a joué un rôle dans la vie politique en Catalogne. Aujourd’hui, sa version beaucoup plus sauvage et décomplexée qu’est Vox, a obtenu onze députés en défendant des positions particulièrement réactionnaires, au cœur même du Parlement catalan. Le fait que ce parti soit susceptible d’attirer beaucoup de personnes ici en Catalogne doit nous faire prendre conscience que le fascisme nous touche tous, qu’il s’est manifestement introduit dans beaucoup de strates de la société, et pire, parmi les classes populaires. 

LVSL – Quels sont les objectifs que l’indépendantisme estime avoir accompli depuis le début du procés ?  

G. R. – Que l’on parle de nous, déjà. Tout au long de l’histoire, de nombreuses personnes ont eu raison, mais ne sont pas parvenues à faire gagner leurs idées. De mon point de vue, je pense qu’il est raisonnable de vouloir que les conflits se règlent de façon politique, à travers les urnes tout simplement. On peut être contre l’indépendantisme, contre l’autodétermination de la Catalogne, mais si l’on est démocrate, on doit vouloir que la solution se règle par les urnes. Je crois que les personnes de bonne volonté dans ce pays, quel que soit leur vote ou leurs idées, savent que les conflits politiques ne se règlent pas à coups de matraque ou dans les tribunaux. 

Je pense aussi humblement que nous avons réussi, dans la continuité du travail déjà entrepris par Jordi Tardà [prédécesseur de Gabriel Rufián comme porte-parole d’ERC au Congrès des Députés, NDLR] pendant une décennie ici à Madrid, à transmettre durant les cinq dernières années ce doute à la gauche espagnole : « Qu’est-ce qui se passe ici ? Et s’ils avaient raison ? » Je pense que cela portera ses fruits dans un avenir proche.

Je suis bien conscient du fait qu’il y a beaucoup de gens en Catalogne qui sont indifférents aux symboles, comme l’estelada [drapeau indépendantiste catalan, NDLR], Els Segadors [hymne catalan, NDLR], L’Estaca [chanson de Lluís Llach, associée à la résistance catalaniste pendant le franquisme, NDLR], ou même qui ne parlent pas catalan. Ces personnes sont nombreuses, mais parmi elles, une large part a une sensibilité progressiste, des espoirs de changement.

C’est pourquoi nous essayons de susciter des débats, pas sur ces symboles qui ne touchent sûrement qu’une partie de nos concitoyens, mais sur ce qu’une majorité de gens partage malheureusement, à savoir la précarité, la misère, l’exclusion sociale, la lutte pour le féminisme, la lutte pour l’environnement. 

Je pense que remplir le drapeau d’un contenu, peu importe le drapeau en question, est toujours pertinent, surtout pour la gauche. 

LVSL – Inversement, dans quelle mesure le camp indépendantiste a-t-il échoué, et qu’aurait-il pu améliorer pour faire avancer davantage sa cause ? 

G. R. – Je pense que nous n’étions pas suffisamment conscients de ce que nous avions en face de nous. Je m’appuie sur les réflexions de celles et ceux qui ont mené ce combat en première ligne face à l’État central et qui sont pour cela en prison. Ils ont de ce fait beaucoup plus de temps que nous pour analyser les événements passés, et pour en tirer les leçons. Carme Forcadell par exemple s’est retrouvée en prison uniquement pour avoir permis, en tant que présidente du Parlement, qu’un débat parlementaire ait lieu sur la question de l’indépendance. Le fait que quelqu’un d’aussi respectable que Carme ait été mis en prison devrait en couvrir plus d’un de honte. 

De fait, je suis tout à fait d’accord avec elle lorsqu’elle dit que nous n’étions pas conscients de ce que nous avions en face de nous. Le pouvoir de l’État est énorme, l’impunité de l’État est énorme, la machine médiatique de l’État est immense, si immense qu’il peut parvenir à faire croire que les gentils sont ceux qui utilisent des matraques et les méchants ceux qui utilisent des urnes. Je dois avouer que nous n’en étions pas conscients, du moins à ce point-là.

Dès lors, la réflexion que nous devons mener a pour objet la prise de conscience que la confrontation sans moyens suffisants et avec un rapport de force objectivement désavantageux ne comporte que frustration, car il est voué à l’échec. Nous n’avons pas le choix d’essayer de gagner toujours plus de gens à notre cause. De convaincre encore et de convaincre toujours plus de gens. Je ne connais aucun domaine de la vie ni de la politique dans lequel la volonté d’en faire plus soit mauvais. Alors, celui qui estime qu’être plus nous affaiblit sous-entend par-là qu’il ne veut pas gagner. Ou alors qu’il ne veut pas faire gagner une cause mais qu’il veut gagner de manière sectaire et partisane. Nous, ce que nous voulons par-dessus tout, c’est que la cause gagne.

LVSL – Votre profil semble très singulier dans le catalanisme. Vous avez des origines andalouses et vous avez démarré la politique avec la formation Súmate, qui milite en faveur du vote indépendantiste auprès des catalans hispanophones. Cela prouve que le camp indépendantiste est aussi ouvert à toutes et à tous, et que les gens qui ne sont pas d’origine catalane peuvent aussi partager cette lutte. Pour autant, la population de Catalogne qui provient d’autres régions d’Espagne est un électorat qui apparaît plus favorable aux forces unionistes. Croyez-vous que les partis catalanistes devraient tenter de convaincre plus ces gens-là ? Et si oui, de quelle manière ?

G. R. – Tout d’abord, je voudrais commencer par rectifier quelque chose, ma présence ici n’a rien d’extraordinaire. Tout comme moi, il y a beaucoup de gens en Catalogne, presque la moitié de la population, qui sommes fils ou petits-fils d’Andalous, de Galiciens, d’Estrémègnes, de Castillans, de Canariens, etc. La Catalogne, pour des raisons évidentes, est un mélange de mélanges, et c’est pour moi un motif de fierté.

J’ai cherché à démontrer que les préjugés, l’étiquette qui colle à la peau des indépendantistes, était complètement réductrice et fausse, à savoir l’image d’un monsieur avec un béret catalan, avec la photo de Jordi Pujol [ancien président de la Generalitat de Catalogne, NDLR] et qui danse la sardane [danse catalane traditionnelle, NDLR] tous les samedis et dimanches. C’est comme l’idée que certains Catalans se font des Madrilènes, ou des Espagnols, à savoir des gens qui écoutent Federico Jiménez Losantos [journaliste de droite, NDLR], qui portent une carte du Real Madrid dans leur portefeuille et qui adorent les Sévillanes. Certes, il y en a des comme ça, mais pas tous, bien entendu.

Ensuite, il est vrai que l’indépendantisme comporte une minorité ethniciste, identitaire, y compris avec des positionnements très réactionnaires. Mais c’est une minorité. C’est la même chose avec l’espagnolisme, le nationalisme espagnol. Pour ces personnes, si tes arrière-grands-parents n’étaient pas tous catalans, tu ne peux pas être comme eux. Je pense que dans notre camp, nous qui sommes antifascistes et démocrates avant tout, nous devons montrer que cette minorité existe aussi, et combattre ses arguments. À plusieurs reprises, certaines formations politiques ont fait semblant de ne pas voir ce problème. Il est temps de mettre le sujet sur la table, en insistant sur le caractère politique et démocratique de notre engagement, qui ne peut pas se conjuguer avec une forme quelconque d’ethnicisme. 

Je pense que parmi les gens qui ont voté pour nous lors des dernières élections, une part non négligeable voterait non à l’occasion d’un référendum sur l’autodétermination de la Catalogne. Notamment des gens qui sont émus quand la sélection espagnole gagne une Coupe du monde. C’est l’idiosyncrasie de la cause, aussi du peuple catalan, et je pense que beaucoup de gens en Catalogne sont déçus par la gauche espagnole. 

Je crois que si la table de négociation comporte une nouvelle déception provoquée par la gauche espagnole, beaucoup de gens en Catalogne finiront par voter pour des listes indépendantistes. Pour des raisons idéologiques et non pour des raisons identitaires ou nationalistes, qui sont tout aussi honorables. En effet, beaucoup se diront : «  Je souhaite une rupture, je souhaite un changement, je souhaite une révolution. Quelle meilleure façon de le faire que par l’autodétermination et un vote sur la souveraineté de notre nation ? »

Je crois, par exemple, qu’après un référendum d’autodétermination en Catalogne, un référendum sur la monarchie ou la république en Espagne pourrait avoir lieu. Je veux dire que cela peut être le point de départ de bouleversements souhaitables dans le reste de l’Espagne, et beaucoup d’entre nous le faisons aussi pour ça. Celui qui croit que parce que tu défends le vote d’un statut politique en Catalogne tu es anti-madrilène, anti-galicien, anti-murcien ou anti-espagnol, se trompe terriblement. 

LVSL – On dit souvent que, du fait de son histoire, de son progressisme ou de ses aspirations républicaines, la Catalogne est la communauté autonome la plus « française » d’Espagne. Selon vous, quels sont les principaux liens entre ces deux territoires ?

G. R. – On m’avait dit que les plus francisés étaient les Basques, plus précisément ceux de Guipuzcoa et je peux en témoigner. Peut-être que ces liens peuvent se comprendre déjà en termes de proximité. Par exemple, je viens d’une ville, Santa Coloma de Gramenet, où la Feria d’avril est célébrée depuis 40 ans. J’y suis allé, j’y vais, j’adore ça. Quelqu’un pourrait dire : « Vous ressemblez aux Sévillans ». Je pense qu’en fin de compte, la Catalogne est un pays composé de régions différentes. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui pensent, qui ressentent les choses très différemment. Comme dans le reste de l’Espagne. 

Ce qui est vrai, c’est que je crois que l’arithmétique parlementaire et les possibilités politiques en Catalogne, sans dire que nous sommes meilleurs, sont très différents de ceux du reste du pays. Je peux vous donner un exemple qui parle de lui-même : la droite catalane parle de république. Je pense que rien que cela, c’est déjà une victoire de la part des républicains.

LVSL – Peut-être s’agit-il d’un lien avec la France ?

G. R. – Bien sûr, exactement. Des gens comme Josep Rull, Jordi Turull, Joaquim Forn, qui sont des gens « Convergente » [de l’ancien parti de centre-droit catalaniste Convergència, NDLR], sont idéologiquement très éloignés de nous. Pourtant, je me sens très proche d’eux. Parfois, je me sens plus proche de personnes comme Turull, qui a défendu la cause à laquelle il croit et qui est en prison pour cela, que de certains des grands gourous de la gauche espagnole. C’est donc sociologiquement compliqué à comprendre de l’extérieur, mais j’en suis très fier. 

La Catalogne a aussi d’énormes problèmes, bien sûr, avec des chiffres très élevés en matière d’exclusion sociale. Je crois aussi que nous voulons prendre en charge cette terrible réalité car entre le quotidien et nos rêves, il y a la « réalité ». Vouloir prendre en charge cette réalité, gérer cette réalité, surtout maintenant, ne change rien à l’importance de la cause indépendantiste. Nous ne sommes pas moins indépendantistes, moins républicains ou moins catalans en prenant en charge cette réalité sociale, peut-être même au contraire. Il est sans doute plus simple de continuer à twitter depuis son canapé. Tout le monde le fait et sait le faire. Ce qui est difficile, c’est de vouloir prendre en charge la réalité. Non seulement la gérer, mais aussi la transformer. Sinon, vous devenez un bureaucrate. Je crois que l’exercice de la responsabilité de toute la gauche passe par là, c’est-à-dire en prenant en charge la réalité parce que c’est un mensonge de dire que la droite gère mieux. La droite vole toujours mieux.

LVSL – En France, l’histoire contemporaine de l’État a été étroitement liée au centralisme jacobin, ce qui rend compliqué, pour de nombreux Français, de comprendre la dimension plurinationale de l’État espagnol et les revendications nationalistes des Catalans ou des Basques. Pour certains, le nationalisme catalan représente des valeurs de droite, de l’égoïsme fiscal ou des privilèges économiques. Que répondriez-vous à ces personnes ?

G. R. – Je leur dirais qu’on ne comprendrait pas l’histoire contemporaine de ces quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent, cent-cinquante dernières années, sans les processus d’autodétermination que l’Europe a connus. C’est comme cela. Je ne me considère pas comme un nationaliste, je me considère comme étant un républicain de gauche avant tout. On m’a appris que le droit à l’autodétermination est un principe de base de la gauche. Je respecte beaucoup les nationalismes humanistes qu’il y a eu et qu’il y a. Comparer par exemple la droite ou des positionnements conservateurs qui peuvent aller jusqu’à défendre le Parti populaire indique déjà que nous sommes en train de parler de traditions très distinctes. 

Cela dit, je me rappelle parfaitement la première fois où je suis allé à l’endroit qu’on appelle la Catalogne Nord. On y trouve des communes limitrophes entre la Catalogne et la France où de nombreuses personnes parlent le catalan. Un catalan très déterminé. Je me rappelle que des drapeaux français et catalans flottaient ensemble sur ces places de village. En Espagne, une personne qui se balade avec un drapeau catalan ou basque aurait des ennuis dans bien des villages et villes. Cette personne se ferait traiter de tous les noms. Je crois que l’Espagne n’a jamais bien cohabité avec sa pluralité.

LVSL – Dans le même temps, la répression judiciaire dont ont souffert certains dirigeants indépendantistes catalans a provoqué de la solidarité envers votre camp, y compris en France. Depuis le Congrès des députés, ERC, votre parti, s’allie à d’autres partis territoriaux mais aussi avec des forces de gauche qui se sont prononcées comme étant contre l’indépendance et même contre le référendum. Pensez-vous qu’il est toujours possible de trouver une solution politique pour résoudre la crise territoriale et la question de la Catalogne ? Quelle solution privilégiez-vous ?

G. R. – C’est notre travail. Nous ne parlons pas ou nous ne voulons pas parler avec, dans ce cas précis, le PSOE, parce que nous en sommes tout l’opposé. Nous misons sur cette arithmétique gouvernementale progressiste, la plus progressiste que l’État espagnol puisse offrir en tout cas. Pour nous, c’est une bonne nouvelle que Unidas Podemos puisse être au gouvernement espagnol. J’ai vu, j’ai entendu et j’ai été fier des positionnements très courageux de la part de Pablo Iglesias par exemple. Je dois dire qu’ils ont été beaucoup plus courageux que En Comú Podem, leurs homologues catalans. Je ne le dis pas de gaieté de cœur, j’aurais adoré que ce soit différent mais c’est ainsi. 

Cependant, il est vrai que pour le moment, surtout de la part du PSOE, ce ne sont que des belles paroles que nous avons trouvées. Mais nous faisons ici nôtre le reflet de la gauche souverainiste abertzale [nationaliste basque, NDLR], peu suspecte d’être un traître à la patrie. Je pense que des gens comme Arnaldo Otegui le disent très clairement : il y a une fenêtre d’opportunité. Tout le monde dans ce pays sait, même ceux qui disent être contre le savent, que la solution à la question catalane passe par le dialogue : cette solution doit être politique. Nous n’allons pas disparaître, pas plus évidemment que les centaines de milliers de personnes qui votent pour nos formations politiques.

Cela nous oblige à faire notre travail, à dialoguer et à faire de la politique. Si quelqu’un a une meilleure idée, qu’il le dise. Nous sommes tout ouïe. Il est évident que le 1er octobre a été le point de départ de beaucoup de choses, mais pas la fin de quoi que ce soit. La voie à suivre pour l’indépendantisme est celle de la politique.

LVSL – Ces dernières semaines, les négociation pour former un nouveau gouvernement catalan ont été conflictuelles et incertaines au sein de l’alliance indépendantiste classique Junts / ERC / CUP. En fin de compte, ils sont parvenus à un pacte pour éviter de devoir répéter les élections. Cette négociation difficile aurait-elle pu générer des conflits profonds dans le camp indépendantiste ou signifie-t-elle, au contraire, l’opportunité de négocier ou de dialoguer en d’autres termes ?

G. R. – Je me souviens avoir dit à des camarades d’Unidas Podemos que nous étions bien-sûr en cinquième position dans la coalition électorale. Eux étaient en première ou deuxième position. Nous leur avons dit : « Attendez, vous avez encore du chemin à parcourir ».

Nous avons battu la droite. Il est toujours difficile de vaincre quelqu’un qui a eu tant de victoires et qui croit que le pays lui appartient, car c’est difficile à assimiler. Quand je parle de la droite, je fais référence à une partie de Junts, de cette famille, parce qu’il est vrai que nous devons reconnaître qu’il y a beaucoup de sensibilités dans cet espace. Mais il y en a une partie, composée de l’ancienne Convergència, qui a toujours gagné. Je ne dis pas cela comme une critique, mais comme un témoignage du fait que nous avons battu ces personnes et que c’est toujours difficile à assimiler pour elles.

Que cela nous plaise ou non, selon moi, nous devons nous mettre d’accord. Les différences que nous avons avec les traditions qui occupent l’espace de Junts sont énormes, mais c’est aussi l’avenir de la politique, du pacte indépendantiste que nous avons conclu avec ces personnes. J’aimerais aussi que les Comunes [membres d’En Comú Podem, NDLR] entrent dans l’équation, qu’ils soient plus importants. Je suis convaincu que l’avenir de la Catalogne dépend des accords avec eux.

L’accord avec la CUP me semble aussi très important. Je crois que, bien que je sois d’accord avec nombre des positions de la CUP, elle a toujours été un facteur de distorsion de la politique catalane au cours de ces dernières années. Je dis cela avec énormément de respect et d’affection, mais le fait que cela ait changé, qu’ils soient beaucoup plus impliqués dans la construction et dans le parlementarisme catalan, est très positif. Des personnalités comme Mireia Vehí et Albert Botran jouent un rôle très important. Cee sont des parlementaires qui font un travail extraordinaire. Nous devons continuer dans cette voie, c’est-à-dire en nous unissant.

Pour autant, rien ne sera facile parce que nous sommes tous très différents. Je me souviens très bien de débats très animés avec des collègues comme Xavier Domènech [ancien dirigeant d’En Comú Podem, NDLR], avec qui nous nous sommes entretués politiquement, alors que nous entretenons maintenant de très bonnes relations. Je regrette beaucoup de choses parce que nous n’avons pas pu nous comprendre davantage quand il était là, lorsque nous en avions l’occasion. Pendant longtemps, il nous a reproché notre accord avec Junts, et je lui disais d’attendre car pour pouvoir changer les choses, il fallait réaliser des alliances avec des gens très différents, en l’occurrence le PSOE. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux mêmes contradictions. L’avenir dépendra de notre capacité à les résoudre, toujours avec le même objectif de faire gagner notre cause et de changer la réalité sociale de la meilleure façon possible. C’est ce à quoi nous travaillons.

« Ayuso a tout écrasé, y compris dans les quartiers populaires » – Entretien avec Maria Corrales

Crédits : PP Madrid

Maria Corrales est analyste politique et conseillère en communication. Elle est en charge du discours d’En Comù Podem, la branche catalane d’Unidas Podemos. Nous avons souhaité analyser avec elle les résultats de l’élection du 4 mai à Madrid ainsi que leurs conséquences sur le champ politique espagnol, avec notamment le départ de Pablo Iglesias. Retranscription et traduction par Marie Miqueu-Barnèche, Sébastien Rollet, Simon Barthès et Lauréana Thévenet.

LVSL – Comment analysez-vous les résultats des élections du 4 mai ?

M. C. – Il y a plusieurs niveaux d’analyse. Le premier est purement électoral : c’est le fait que le Parti socialiste (PSOE) a mené une campagne qui était vouée à l’échec. Elle n’a suscité aucun enthousiasme. Le PSOE a misé sur un candidat totalement fade qui n’a pas mobilisé, qui ne s’est pas opposé, bref, les dirigeants du parti considéraient la bataille perdue d’avance. C’est très problématique, comme je l’ai personnellement fait remarquer à Ángel Gabilondo [NDLR, le candidat du PSOE], parce que cela a des répercussions sur la façon dont les positions sont en train de se déployer en Espagne. Si le PSOE considère que Madrid est perdue, ainsi que l’Andalousie, comme cela semble se profiler au regard des primaires socialistes, c’est-à-dire les territoires qui ont une identité plus encline à l’espagnolisme [NDLR, au nationalisme espagnol], cela donne beaucoup de marge à Vox, l’extrême droite. Je dis bien à Vox plutôt qu’au Parti populaire (PP) car je pense que le phénomène Ayuso est surtout lié à Madrid et qu’il n’aura pas la possibilité d’être majoritaire dans le reste des territoires en raison de deux facteurs fondamentaux. 

D’une part, le pari est fait sur le projet néolibéral, qui peut seulement fonctionner dans un endroit où l’économie se porte bien, en raison du statut de capitale, de l’investissement et des entreprises qu’il y a ici. De l’autre, la campagne s’est construite, fondamentalement, contre le reste des territoires de l’État : pas seulement contre la Catalogne ou contre le Pays Basque dans le cas présent, mais contre l’Espagne périphérique, soit contre tous ces territoires qui subissent le modèle extractiviste de Madrid, en particulier lors de la dernière crise économique. On le souligne trop peu souvent : les coupes budgétaires en Espagne ne se sont pas seulement faites du bas vers le haut, en faveur des élites contre les classes populaires, mais aussi de la périphérie vers le centre. Il y a eu un processus de centralisation économique des moyens et des compétences derrière lequel se cache en réalité une série de coupes budgétaires. 

En Espagne, l’État providence, la santé et l’éducation reposent sur les communautés autonomes. Il est donc très difficile, au niveau territorial, de rendre compatible ce constat avec un projet qui a connu une victoire écrasante mais qui se mène depuis une ligne purement néolibérale, tirant profit du dumping fiscal, des ressources que reçoit Madrid par rapport au reste des territoires. Cette situation complique des réformes clés comme la réforme du système de financement, qui est obsolète depuis 2013 ou 2014. Cela aurait pu être un point de rencontre entre les forces souverainistes [NDLR, les forces des nationalismes périphériques espagnols] et régionalistes qu’on trouve actuellement dans l’État. En particulier en ce qui concerne la relation entre le souverainisme et la crise en termes matériels, parce que le processus de souveraineté commence par là : exiger un nouveau pacte fiscal. 

Ensuite, il y a tout ce qui concerne le débat au sein de la gauche, qui par ailleurs est revenu avec force en Espagne, notamment sur l’articulation entre les problématiques culturelles et matérielles et sur la question du déclin de la gauche. J’ai été très surprise de voir qu’après les résultats du scrutin, il y ait des gens qui continuent de répéter machinalement que le problème est que l’on ne répond pas aux demandes matérielles de certains quartiers et certains secteurs de la population. Cela m’a d’autant plus surprise que ce que nous disent les résultats du scrutin, c’est précisément tout le contraire. Il y a, en quelque sorte, une relation émotionnelle, identitaire et aspirationnelle très forte vis-à-vis d’Isabel Diaz Ayuso [NDLR, la candidate victorieuse du PP] comme à l’égard de la campagne menée par Más Madrid. 

En réalité, la principale différence entre les campagnes de Más Madrid et de Podemos réside dans le fait que Podemos proposait une politisation du mal-être, une espèce de morne plaine où tout fonctionne mal, où tout le monde mourait de faim, une situation presque catastrophique pour les foyers. Le parti proposait de voter contre, en étant en colère et en prenant conscience de sa situation matérielle, alors que Más Madrid a fait tout le contraire : une campagne positive, très en lien avec le climat politique, c’est-à-dire plus transversale, parce que le climat politique n’est pas seulement polarisé. La polarisation existe et s’est accrue, mais précisément en raison d’un préalable qui est qu’il y a dix ans, les consensus qui organisaient notre vie ordinaire, ceux de la démocratie de 1978 et de la Transition, se sont brisés sur tous les fronts : en termes d’attentes de vie, en termes territoriaux, en termes de système de partis. Cet ordre politique, qui s’est rompu à ce moment-là, ne s’est pas reconstruit. 

Que nous disent les élections par rapport à la politique ? Ayuso est devenue une icône populaire, en lien avec toutes ces demandes de notre peuple qui n’étaient pas prises en compte. Par exemple, le fait d’avoir de nouveaux accès à nos lieux de retrouvailles, notamment dans les bars, de retrouver nos amis, nos relations, a un lien intrinsèque avec les aspirations populaires. Récupérer la rue et les espaces de socialisation, qui sont très liés au bar en Espagne, me semble faire partie de la question populaire. Ayuso, l’a incarné, et Mónica García à sa façon [NDLR, tête de liste de Más Madrid à la région madrilène] l’a très bien fait aussi. Ayuso a construit une proximité très forte, celle d’une personne qui par son ton, ses façons d’être, te parle d’égal à égal : de ton ex, des bières que tu vas prendre en sortant du boulot, etc. Ce sont des choses qui, en réalité, sont très ancrées dans la conception commune du quotidien à Madrid. 

Mónica, elle, l’a fait différemment. Elle l’a fait depuis une idée d’extériorité à la politique, très proche selon moi du premier Podemos, avec cette idée de compétence, de personnes très préparées, extérieures à la politique, qui se lancent dedans dans l’objectif de réduire la distance qui s’était créée entre la classe dirigeante et les citoyens. La campagne de Más Madrid suit beaucoup cette ligne. Tout cela indique que 10 ans après le 15-M [NDLR, le mouvement des Indignés], les forces politiques qui rencontrent un écho le font encore à partir de la même logique, et de façon plus forte que jamais.

LVSL – Sept ans ont passé depuis l’apparition de Podemos dans la politique nationale. Un cycle est en train de se fermer. Quel a été le sens de Podemos ces dernières années ? Quel va être l’impact du départ de Pablo Iglesias ? 

M. C. Je crois que le rôle de Pablo a été d’ouvrir une brèche. Son style politique est fondé sur cette geste, en proposant des objectifs à court terme et, à partir de cet objectif à court terme, en faisant en sorte que toute la politique nationale tourne autour de l’axe qu’il a défini. C’est sa manière de construire une tension narrative dans l’agenda politique et d’en orienter la direction. De mon point de vue, c’est très similaire à ce qu’a fait le procès souverainiste catalan entre 2011 et 2017. À savoir de poser des objectifs à court terme : les accords pour le référendum dans un an, un plébiscite dans deux ans, etc. Cela met l’espace politique sous tension par le biais d’une ligne de mire à très court terme qui alimente finalement tous les débats. 

Pablo a réalisé cela pour tout le pays, pour toute une génération politique, encore plus que pour le projet de Podemos. Le tournant de Podemos a lieu au moment où le PP l’emporte face au PSOE. C’est aussi le moment où Podemos entre dans les institutions et où l’on décide de revenir à l’axe gauche-droite, dans une mauvaise analyse de ce qu’est la logique populiste, comprise comme un moment qui a vocation à se clore. Cette lecture du populisme tient plus de Gramsci que de Laclau. Elle en fait un moment particulier lié à la crise d’une hégémonie particulière qui produit une accumulation de demandes frustrées et un champ d’opportunités pour qu’un leader ou une demande concrète puisse rassembler cet ensemble dans une construction absolument singulière. De mon point de vue, il faut entendre le populisme comme une logique, en ce sens que celle-ci opère dans toute manière de comprendre et de construire la politique.

Il me semble que Pablo assume ce tournant. Cela se voit tout particulièrement dans son premier discours, quand il entre au Parlement et que Podemos ne dépasse pas le PSOE. La tâche qu’il définit est, en quelque sorte, d’ancrer le projet de Podemos à partir d’une identité de gauche. Même si je privilégie une approche transversale, Pablo a réussi une chose : gagner la confiance de son électorat, et lui donner des lignes d’horizon à court terme, comme a posteriori le fait d’être entré au gouvernement, le fait de choisir les médias comme adversaires. Cela lui a permis de consolider sa base sociale. Elle est devenue plus petite, mais elle s’est consolidée, et cela dans un moment où l’on a vu, par exemple, les tournants stratégiques qui ont amené Ciudadanos à disparaître. 

Pour Podemos, il est peu probable qu’il en soit de même, car le mouvement a construit une base sociale autour de son leader par un discours fort, avec des objectifs particuliers, que Pablo définissait à chaque changement de cycle, et qui ont fonctionné comme une raison d’être pour une base sociale particulière. C’est contradictoire avec le fait de l’emporter dans le pays, c’est clair, mais ce n’est pas contradictoire avec une analyse qui faisait du moment politique un moment de résistance. Pour lui, nous nous trouvions dans un cycle résistancialiste, car le moment populiste et ses opportunités s’étaient clos quand nous avons échoué à dépasser le PSOE.

Je crois qu’il a partiellement raison et que l’opportunité que Podemos a eue d’émerger comme nouveau mouvement autour duquel s’agrégeait toute une série de demandes, de discours et d’espoirs est passée. L’idée de faire irruption, avec cette idée jacobine de prendre les cieux d’assaut, sans passer par une organisation territoriale, en partant plutôt du médiatique, de la construction du discours par en haut, n’était plus possible. Il n’y a pas d’opportunité historique pour cela, notamment parce que tout ce qu’il s’est passé s’est beaucoup condensé dans d’autres formations, dans d’autres projets et organisations. En particulier, dans un certain nombre de territoires, par les projets souverainistes des nationalismes périphériques de l’Espagne. Par ailleurs, lorsqu’Iñigo Errejón s’est présenté pour Más País, le succès n’a pas été au rendez-vous. Je crois que cela montre que ce champ d’opportunités s’était, d’une certaine manière, fermé. 

Quelle est donc la situation ? Pablo comprenait très bien que l’arithmétique parlementaire en Espagne passe nécessairement par les partis souverainistes et régionalistes afin de construire un bloc historique différent, en partant du signifiant « République », dans le cas présent, qui engloberait toutes ces forces sociales. Le problème est que la pandémie est survenue et il est impossible de passer à côté des grands événements qui transforment les repères, les récits et le sens commun. La pandémie implique tout ça à la fois : un grand événement qui a bouleversé nos vies, la façon dont nous comprenions la politique, notre rapport à l’État et la façon dont nous considérions les partis. 

Maria Corrales Pons. Crédits photos : Pablo Porlan

Au sein de ce contexte sont en train de se reproduire des problématiques pré-Podemos et pré-15-M, à savoir, cette séparation absolue entre l’agenda citoyen qui ne s’est pas encore exprimé et l’agenda politique et médiatique. Il faut être très attentifs à la façon dont se manifeste ce mal-être. De plus, même s’il se manifeste, cela n’implique pas qu’il soit possible de répéter l’histoire en reconstruisant un mouvement en partant de zéro à l’instar de Podemos. Nous avons aussi vu nos échecs et la pandémie ne les efface pas.

En revanche, cela prouve bien qu’il va y avoir un changement de demandes et d’environnement social auquel il faut faire face. C’est déjà visible à Madrid. C’est à Madrid qu’ont eu lieu les premières élections post-pandémie, qui permettent de voir comment les partis tentent de s’inscrire dans ce nouveau cycle. C’est à Madrid qu’on observe cette citoyenneté qui fait à nouveau irruption ainsi que la fragmentation que l’État.

LVSL – Avec une participation record…

M. C.Très haute : 80% ! C’est l’autre donnée qui devrait interpeller tous les amants de la classe ouvrière qu’ils imaginent tel un extraterrestre qui fait des apparitions ponctuelles. Pour eux, tu te réveilles en regardant ton compte en banque et tu identifies immédiatement quels sont les intérêts de ta classe, tes intérêts objectifs, comme s’il n’y avait pas de médiation, comme si ces représentations n’étaient pas modelées et incorporées dans des discours et un cadre, dans un récit et une attente. Les résultats de Madrid ont battu en brèche cette position. Pendant toute la campagne, la gauche n’a cessé de répéter : « s’il y a de la participation, c’est la gauche qui gagnera ». Le taux de participation a été historique, et Ayuso a tout écrasé, y compris dans les quartiers populaires.

LVSL – Le PSOE a obtenu ses pires résultats lors des élections du 4 mai et il se peut que ces élections aient ouvert une nouvelle étape de décomposition de la social-démocratie en Espagne. Il est probable que nous entrions dans une phase de recomposition. Quel sera le rôle de Más Madrid et de Podemos dans cette phase ? Comment analysez-vous le panorama politique des forces de gauche sur le long terme ?

M. C. Le problème du PSOE est que, d’un côté, Sanchez a su intégrer beaucoup de ce que Podemos a pu représenter à son point d’orgue, beaucoup d’espoirs et de demandes, au moins sur le plan esthétique et culturel. Il s’agissait des mêmes affects qui étaient mobilisés. Mais je crois que Sanchez s’est reposé sur ses lauriers après avoir donné de l’espoir à beaucoup de gens qui avaient été déçus par le PSOE et sa gestion de la crise précédente, en reprenant notamment de nombreuses idées de Podemos. Cela s’explique par une espèce de postulat selon lequel la droite ne sera jamais en état de gouverner car elle est fragmentée en trois partis. 

Sanchez s’est positionné comme seul acteur central, raisonnablement progressiste, opposé à un antagoniste évident : Vox. La solidité de cette position repose sur l’idée que ce qui arrive après étant bien pire, il suffit de maintenir le statu quo pour se démarquer, il n’y a pas de raison de s’efforcer à construire un horizon pour le pays. Il n’y a pas de raison d’affronter les défis que la crise précédente a laissés ou ceux créés par la rupture du consensus de la Transition de 1978. Il a refusé de se confronter à la difficulté de ces problématiques.

La seule chose qu’on peut relever dans la gestion du PSOE est le fait d’avoir géré la crise économique née de la pandémie de façon différente au regard de ce qui a été fait en 2008. Cela a bien évidemment un lien avec le fait qu’il y ait un gouvernement plus progressiste et avec la présence de Podemos au sein de l’appareil d’État. Mais c’est surtout lié aux transformations de l’UE et de sa stabilité hégémonique en raison de la crise de la social-démocratie européenne. Il était évident que la crise économique actuelle ne pouvait pas se résoudre avec de l’austérité. 

De plus, et c’est l’autre aspect, cette crise a affecté tous les pays de la même manière. Pour cette raison, il ne s’agissait plus seulement de sauver le Sud. L’impact en termes de pertes du PIB est différent selon les pays, mais tout le monde a subi les restrictions et un ralentissement productif. Il était difficile de stigmatiser le Sud et de le renvoyer aux clichés sur le tourisme, la bulle immobilière et l’économie de service comme cela a pu être le cas par le passé. Des politiques différentes se sont donc imposées et ont occupé une position plus centrale au sein des dirigeants européens. Ce n’est pas lié uniquement au PSOE, même si le gouvernement a sa part de réussite.

Le PSOE s’est senti très à l’aise dans cette position centrale : ils existaient contre Vox et Podemos faisait le sale travail en formant des alliances avec Bildu, ERC et les autres forces régionalistes. Par ailleurs, sur le plan arithmétique, le PSOE a beaucoup fait pour sauver Ciudadanos afin de maintenir son espace central et la possibilité de former des alliances sur sa gauche et sur sa droite, à géométrie variable. On l’a vu à travers les actions faites à Murcia, comme la motion de censure qui avait pour objectif de sauver Ciudadanos. Mais ce parti a fini par disparaître à Madrid, avec des conséquences nationales évidentes. Il n’y a donc pas d’alternative progressiste qui ne passe pas par les partis souverainistes des nations périphériques.

Le PSOE doit commencer à bouger. Ce qui m’inquiète beaucoup, c’est que ce parti est en train de faire des calculs électoraux au lieu de s’occuper du pays, en se disant : « je peux survivre avec les voix de la Catalogne, du Pays Basque et en étant la deuxième force en Andalousie et à Madrid, en comptant sur le fait de rassembler ces voix dans les élections générales » par la peur de la droite et grâce à la difficulté du PP à récupérer les voix de Vox au niveau national. Cela m’inquiète beaucoup parce mettre les problèmes sous le tapis et ignorer les grands changements dont le pays a besoin maintenant implique d’hypothéquer les décennies à venir. Si l’on ne prend pas certaines décisions maintenant, il sera impossible de les prendre dans le futur.

Malgré la situation électorale nationale, notamment arithmétique, je ne crois pas qu’il faille considérer que le PP et Vox ne peuvent pas arriver au pouvoir. Vox est en train d’opérer une mutation inquiétante. Le 1er mai, ils ont annoncé la création d’un syndicat nommé Solidarité. Celui-ci est voué à l’échec parce qu’il ne correspond à aucune tradition en Espagne et qu’il est relié à un parti politique. Il va essentiellement servir à former des casseurs des grèves que feront les syndicats et à afficher la pancarte Solidarité avec 4-5 militants déguisés qui investissent les quartiers populaires.

Cependant, la deuxième partie du discours de Santiago Abascal [NDLR, le leader de Vox] était vraiment dangereuse. La première partie s’opposait à « l’idéologie du genre dans les entreprises ». C’est-à-dire à comment les syndicats se seraient appliqués à atteindre la parité entre les hommes et les femmes dans toutes les entreprises, au lieu de prêter attention aux demandes de la classe ouvrière du pays. Ensuite, il a attaqué le patronat, ce qui m’a semblé être une nouveauté. C’était la première fois que Vox faisait quelque chose de ce type. Ils ont attaqué l’aile du patronat qui est en train de parvenir à des accords sociaux avec le gouvernement en la qualifiant de « vendue au gouvernement progressiste », alors que cette tradition du dialogue social est un héritage du consensus de 1978 et des accords de la Moncloa. D’ailleurs, en prenant une position quasiment marxiste, il a accusé le patronat de faire venir des migrants pour peser à la baisse sur les salaires. 

Ce discours me semble très dangereux, car il correspond à une inclination lepéniste et populaire qui était étrangère à Vox. Jusqu’ici, Vox ne faisait pas de différence entre les élites. C’est désormais le cas en différenciant les élites qui concluent des accords avec le gouvernement et celles qui ne le font pas. Cet aspect me semble inquiétant, par conséquent je pense qu’il ne faut pas considérer que les idées de l’extrême droite espagnole n’ont pas de place pour continuer de grandir.

LVSL – Quel sera le rôle de Más Madrid et de Podemos pendant cette phase ?

M. C.Je ferais la différence entre les deux. D’un côté il y a Podemos en tant que parti politique qui sera dirigé par Ione Belarra, une personne très proche de Pablo Iglesias et du reste de l’appareil. Puis, d’un autre côté, il y a Yolanda Díaz qui peut être candidate aux prochaines élections générales. Je pense que mettre une personne issue de l’appareil à la tête de Podemos et laisser Yolanda Díaz exempte de responsabilités partisanes est de nature à protéger l’image de la candidate. Au lieu de tout concentrer sur une seule personne qui recevrait toutes les attaques et qui assumerait tout le poids du projet, ils mettent une personne de confiance, très intègre, à la tête du parti. En faisant cela, ils protègent la candidate de tout ce qui a un rapport avec les responsabilités partisanes. Podemos est dans une très mauvaise position sur le plan territorial. Ils ont presque tout perdu. Ce qui reste est essentiellement lié aux alliances avec Izquierda Unida et aux cadres qui provenaient du Parti communiste. 

Quel va être le rôle de Podemos ? À mon avis il ne sera pas très différent du rôle qu’ils jouent aujourd’hui. En observant la situation du PSOE, je pense que Podemos peut croître sur le plan électoral grâce à Yolanda Díaz et récupérer une partie des électeurs socialistes. Le parti ne va pas monter en flèche mais il peut reprendre de la hauteur. Cependant, son rôle est clairement limité à être un petit acteur dans le gouvernement de la coalition. Quand on parvient à faire partie d’un gouvernement de coalition en tant que partenaire minoritaire, il est fort probable que cette situation se normalise et que cette participation soit renouvelée. Encore plus avec un profil comme celui de Yolanda Díaz, qui est très appréciée dans le gouvernement et facilite les alliances. 

À mon avis, Pablo Iglesias comptait déjà là-dessus et il avait ouvert la brèche pour arriver à cette situation. Je crois que le rôle de Podemos va essentiellement être celui-là. En partant de cette stratégie, s’ils le souhaitent, la question sera : « comment construire des alliances ainsi qu’un toit commun avec tous ces acteurs en reprenant certains aspects du discours que l’on avait cessé de mobilisés ? Maintient-on un seul bloc plus ou moins progressiste ? »

Quant à Más Madrid, je crois que c’est différent de Más País (MP) [NDLR, la tentative d’exporter nationalement Más Madrid]. Ce qui s’est passé à Madrid ne peut pas se reproduire au niveau national. Je pense qu’il y a un facteur que Pablo Iglesias a vu. Je ne sais pas si Iñigo Errejon l’a vu mais il a trait à la figure de Mónica. Il s’agit du fait d’avoir de nouveaux leaderships qui n’ont pas participé au dernier cycle politique car il a généré beaucoup de déceptions. La crise du rapport à la politique est plus importante maintenant que lors d’autres cycles. En fait, c’est la plus importante de l’histoire. 

Más País peut s’améliorer au niveau électoral mais j’ai des difficultés à voir quel peut être son rôle à la différence d’Unidas Podemos (UP). La stratégie, la théorie et le projet sont différents et ressemblent davantage à ceux du tout premier Podemos, mais je ne pense pas que le positionnement écologique de MP ait beaucoup d’espace en Espagne. Si Iñigo a pu consolider un certain espace, c’est précisément parce qu’il a réactivé la logique du premier Podemos : j’interviens au sein de la crise et je me présente comme celui qui traite les questions de sens commun, de mal-être, des choses qui n’apparaissent pas dans les agendas politiques des uns et des autres et je propose un horizon positif à la place du mal-être. Je politise le désir et pas uniquement le mal-être. 

Cependant, je pense que la façon dont il présente un projet écologique en Espagne est surtout liée au besoin de proposer un horizon différent de ce que UP propose. Iñigo Errejon sort cette carte de sa manche pour avoir une utopie à disposition. Notamment parce que la théorie populiste sur laquelle il s’appuie ne lui permet pas d’avoir cette utopie en termes de contenu politique tout en s’éloignant du socialisme. Mais je ne crois pas que cela soit de nature à générer un soutien important dans la population car cette tradition n’existe pas. 

Par ailleurs, le gouvernement se trompe sur bien des mesures qu’il est en train de prendre en lien avec la transition écologique. Au lieu de parler de transition écologique comme un projet créateur d’emplois, de réindustrialisation du pays, qui est le principal problème de l’Espagne depuis Maastricht et ses conséquences en matière de modèle économique (tourisme, services), le gouvernement adopte une approche punitive. La mesure-phare du gouvernement en matière écologique est de mettre des péages pour toutes les voitures. C’est exactement le rôle que Vox souhaite donner au gouvernement, qui n’a visibilement pas appris de ce qui a pu arriver en France avec les gilets jaunes. C’est la même problématique puisque le réseau de transport ne fonctionne pas, notamment en Catalogne. Les retards sont innombrables et de nombreux territoires sont mal connectés en raison du centralisme madrilène. Par conséquent, cette mesure ne fait qu’aggraver toutes ces contradictions territoriales existantes dans le pays. Cela donne du carburant à l’extrême droite dans l’Espagne périphérique [NDLR, la España vaciada, littéralement « vidée »]. 

Je crois qu’Iñigo s’est trompé lorsqu’il a essayé de créer un toit commun au niveau national, avec pour but de monter un parti politique auquel les gens se grefferaient. Il est évident que le nouveau cycle politique passe nécessairement par une imbrication avec tout ce qui existe déjà.

L’autre débat consiste à porter les nouvelles générations, les générations post 15-M, celles qui viennent après moi, qui ne se sont pas encore politisées et qui n’ont pas vécu le 15-M qui a eu lieu il y a désormais 10 ans. Comment peut-on incorporer toutes ces générations à la politique ? Comment sont-elles en train de le faire ?

Elles le font à partir d’une sensation de mal-être total, de résignation, avec cette idée de tout brûler, avec des débordements, à partir de l’expression d’un ras-le-bol social contre la société, mais surtout envers tout ce que notre hypothèse politique a pu représenter. Cela me semble inquiétant. C’est un défi immense. C’est très bien que nous parlions, nous qui avons 30, 40, 50 ans, mais le défi politique est de trouver comment intégrer les nouvelles générations qui ont grandi à cheval entre deux crises.

LVSL – Les droites glissent actuellement vers des positions toujours plus dures et toujours plus conflictuelles. Selon vous, qu’est-ce que Vox ? Et qu’est-ce que change l’émergence d’Isabel Diaz Ayuso au sein des droites ?

M. C. Je crois que le résultat de Vox à Madrid a été bon. Ils ont grappillé un siège malgré la présence d’Ayuso qui déferlait sur leurs plates-bandes. En Espagne, Vox a ceci de singulier qu’il est véritablement né et s’est nourri de la crise catalane de 2017, des événements du 1er octobre. On peut en ce sens l’analyser comme une conséquence de l’échec du PP dans la gestion du dossier catalan, qui a eu de très grosses répercussions. Au PP, les cadavres politiques liés à cette affaire ont été nombreux. La sensation que le PP avait échoué a été très nette, tant à droite qu’à gauche. 

Ce conflit politique n’a été résolu ni par la répression ni par la voie démocratique. Les membres de Vox apparaissent comme les plus radicaux parmi ceux qui blâment le PP pour cet échec et pour sa prétendue connivence avec les partis régionalistes et nationalistes, qui en Espagne sont indispensables à la formation de gouvernements. Indispensables, ils le sont dès lors qu’il n’y a pas de majorité absolue, ni pour le PP ni pour le Parti socialiste. Pour pouvoir gouverner, ces derniers ont toujours dû réussir d’une manière ou d’une autre à conclure des accords avec des partis nationalistes, régionalistes ou autres, en tout cas des partis autonomes.

Vox, en quelque sorte s’est aussi nourri d’une autre chose sur laquelle Ciudadanos s’était aussi positionné, l’idée selon laquelle le bipartisme était coupable de connivences avec les indépendantistes, que le PP et le PSOE avaient conclu des accords avec eux et avait cédé sur le terrain des autonomies. Ils ont donc axé leur discours en disant que ces histoires d’autonomie devaient cesser, qu’il fallait rendre les partis illégaux et en finir avec le modèle territorial espagnol. On ne peut pas comprendre Vox sans comprendre que ce mouvement est né de l’échec du PP, pas tant en ce qui concerne la corruption – ce vote, Ciudadanos l’avait déjà récupéré – mais surtout en tant que réponse à l’échec de la gestion de la crise territoriale. À partir de là, Vox a eu des hauts et des bas. Il y a des stratégies et plusieurs lignes très différentes qui cohabitent à l’intérieur du mouvement. La plus claire est celle d’Ortega Smith, une idéologie phalangiste classique, presque typique des partis groupusculaires fascistes qui ont toujours existé en Espagne. Ensuite il y a celle d’Espinosa qui incarne le secteur le plus néolibéral, et qui à mon sens a été celui qui a fait le plus pression pour que Vox s’abstienne sur la question des fonds européens. Enfin, il y a celle d’Abascal qui représente le secteur le plus lepéniste, le plus populaire, persuadé que la stratégie passe par la pénétration des quartiers ouvriers et par la construction d’un discours national-populaire de droite. Cette tradition est beaucoup plus visible chez Abascal, d’autant plus en tant que transfuge du PP du Pays-Basque à l’heure de l’ETA. Je crois que c’est celui qui envisage le plus clairement un tournant populaire.

Sur ce point, ils font un bon choix puis en font deux mauvais, naviguant toujours entre les deux. Par exemple, il me semble que pendant la campagne de Madrid, se rendre à Vallecas [ndlr, un quartier populaire de la banlieue rouge] a été un énorme fiasco. C’est une stratégie que l’extrême droite utilise presque partout, mais ici tout particulièrement, en allant dans un endroit ils sont très impopulaires, pour se faire huer, et pouvoir ensuite se poser en victime et s’étaler dans la presse, en dénonçant l’absence de liberté, le fait qu’on ne les laisse pas se rendre où ils le souhaitent, etc. Cette stratégie de victimisation perpétuelle, qu’ils utilisent à chacune de leurs campagnes électorales, est appliquée constamment au Parlement. 

En ce qui concerne Vallecas, ils se sont trompés car ce n’est pas la même chose que de se rendre sur la Plaza Mayor de Vic où ils étaient allés précédemment. Il s’agit d’un village ultra-indépendantiste catalan, où il ont été reçus à coups de pierres. Cet accueil a été utilisé pour montrer à une partie de l’électorat que n’importe quelle personne originaire d’une autre région d’Espagne ne peut aller où bon lui semble, alors que l’Espagne appartient à tous, et que ce village se comportait déjà comme s’il ne faisait plus partie de l’Espagne. Cette idée pouvait fonctionner.

En revanche, cela ne peut pas prendre quand ils se rendent dans un quartier ouvrier et qu’on commence à les insulter, à leur dire qu’ils n’ont jamais travaillé de leur vie. La réponse que donne alors la population de Vallecas est intelligente car elle ne s’enferme pas dans l’axe gauche-droite mais repose sur un axe entre ceux d’en haut et ceux d’en bas : « Vous Monsieur, qui vivez à la Moraleja [ndlr, un quartier aisé], vous venez vous promener dans notre quartier pour nous dire comment on doit faire les choses. » Là, Vox s’est trompé. 

Je crois que Vox doit évoluer car cela fait longtemps qu’ils utilisent cette stratégie. Le discours de son syndicat montre une certaine évolution, de telle sorte qu’ils peuvent jouer un rôle important dans la crise. Ils ont déjà joué un rôle important au moment de dénoncer les restrictions de mobilité, en plaidant qu’il fallait tout laisser ouvert, quitte à garder les masques, mais qu’il fallait tout ouvrir. C’était un discours beaucoup plus dur que celui d’Ayuso, qui contenait en définitive peu de positif étant donné qu’ils disaient s’opposer à une dictature, reprenant une rhétorique proche de celle de l’opposition vénézuélienne.

Mon sentiment est qu’ils doivent changer. Ils ont une base très solide avec une tendance à la hausse. À Madrid, ils couraient le risque de s’affaiblir et d’inverser la bonne tendance qui est la leur jusqu’à présent, mais cela n’est pas arrivé. Je crois qu’ils ont besoin de se repenser, notamment avec le tournant ouvrier qui n’est pas encore totalement pris. Le problème de Vox est que pour mener à bien ce tournant ouvrier, ils doivent sortir d’une impasse. Il s’agit du fait qu’au fond, ils restent le bras politique d’un élément bien particulier de l’État espagnol : le Roi, représentant du pouvoir judiciaire et des élites traditionnelles les moins dynamiques de l’Etat qui se sont forgées grâce à leurs noms et à leur patrimoine.

C’est évident dans chacun de leurs discours. Ils ont toujours loué le roi, incarnation du pouvoir judiciaire la plus proche des positions qu’ils défendent. Ils font partie d’une structure étatique qui leur donne beaucoup de pouvoir. Cela les empêche d’être une force plus nettement contestataire, ce qu’Abascal défend de manière plus explicite. 

Ensuite il faut voir ce qu’il se passerait s’ils participaient à un gouvernement. Vox a été intelligent en ne faisant pas ce qu’a fait Podemos. Vox ne se limite pas à être la béquille du PP dans leurs gouvernements. Ils veulent dépasser le PP. Cette stratégie est clairement assumée depuis leur congrès fondateur, ils appliquent une stratégie anti-partis, contre la politique traditionnelle avec une phrase qu’ils entonnent souvent : « Vox n’est pas seul, il ne reste que Vox ». Ils la répètent à chaque intervention, à chaque meeting. Au lieu de dire : « on reste dans l’axe gauche-droite et c’en est fini, je me contente de ma part du gâteau », ils ont continué avec une contestation très dure envers la classe politique et se sont beaucoup nourris de l’aggravation de la crise politique au cours de l’année dernière. Aussi, ils ont décidé de ne pas entrer dans un gouvernement pour ne pas se retrouver avec des responsabilités institutionnelles qui les auraient empêchés de poursuivre la même stratégie. Par conséquent, ils sont très ambitieux, ils ne veulent pas se contenter de la petite part du gâteau.

LVSL – Et pour ce qui est du PP, et d’Isabel Diaz Ayuso ?

M. C. Expliquer le phénomène Ayuso et sa relation avec Pablo Casado n’est pas si simple. Je crois qu’à court terme cela va profiter à Casado dans les sondages, mais ne pas lui donner pour autant le coup de pouce nécessaire pour l’emporter face au PSOE. Ayuso a construit son projet politique entièrement à Madrid, contre le reste des territoires et contre les autres lignes du PP qui parviennent aussi à gagner en obtenant la majorité absolue à l’image de Feijóo en Galice. 

Cela rend beaucoup plus compliquée la décision que doit prendre le PP : qu’est-ce que Casado veut faire ? Car Casado a commencé avec une stratégie très similaire à celle de Vox en s’imaginant que le meilleur moyen de leur couper l’herbe sous le pied était de se rapprocher d’eux et d’embrasser toutes leurs revendications. Ensuite, il a effectué un virage au moment où les choses ont commencé à aller mal dans les urnes et a alors décidé de placer des figures de l’époque Rajoy comme Ana Pastor et Feijóo qui, à l’image du PP galicien, est bien plus modéré tandis que là-bas ce sont eux la force dominante, comme peut l’être le PSOE en Andalousie. Il semblait que Casado avait décidé que la meilleure manière de réorganiser le vote de droite était de revenir à un parti institutionnel, comme le PP des grandes heures. Mais évidemment, Ayuso lui a retourné cette stratégie au visage et l’a fait pencher de l’autre côté.

Feijóo les rapprochait d’un penchant plus modéré, plus respectueux de la plurinationalité, plus proche des accords territoriaux alors qu’Ayuso tire de l’autre côté de la corde. Casado a un rôle compliqué car c’est le leader qui est le plus en perte de vitesse et qui a commis le plus d’erreurs importantes comme changer brutalement de porte-parole et de ligne politique. En ce moment, sa stratégie est de ne parler que d’économie pour redevenir une force de gouvernement crédible. Il suit l’exemple d’Aznar et surtout celui de Rajoy, en clamant que la meilleure manière de sortir de la crise passe par l’emploi. 

Aujourd’hui toutefois, son rôle est très compliqué : il doit choisir quelle stratégie adopter car il serait intenable de multiplier les virages. C’est cependant ce qu’il risque de se passer en tentant de trouver un point d’équilibre interne. Ainsi, il est évident que la victoire à Madrid et la défaite probable en Andalousie provoqueront un coup d’accélérateur électoral pour la ligne dure et que cela aura pour conséquence de rendre bien plus difficile de trouver des points d’accord entre le PP et le PSOE.

LVSL – On entend beaucoup dire que le moment populiste s’est refermé en Espagne et qu’il y a aujourd’hui de nouveau deux blocs : un de gauche et un de droite. Croyez-vous cette situation stable ?

M. C. Je ne suis pas d’accord avec ceux qui disent que le populisme est quelque chose d’épisodique. De plus, je crois que sur ce point c’est confondre Laclau et Gramsci. Gramsci parle beaucoup de blocs historiques, compris comme étant des blocs plus ou moins stables, jusqu’au moment où survient une crise organique qui fait tout s’effondrer, avant qu’un autre bloc historique ne se stabilise plus ou moins et génère de nouveaux équilibres et consensus. Je crois que la bonne façon de rendre compte de la pensée de Laclau est de concevoir le populisme comme une façon de construire la politique, qui opère de façon générale, plutôt que de le comprendre comme le moment de la crise de l’hégémonie.

Dans ce cas de figure et tel qu’ils le présentent, cela se rapproche plus d’une lecture digne de Gramsci que d’une lecture proche de comment Laclau explique le populisme comme étant une logique destinée à construire le politique qui opère plus ou moins dans toutes les situations. La logique populiste entendue de façon opposée à la logique institutionnelle, consiste à articuler des demandes qui sont extérieures à l’ordre institutionnel actuel et qui ne l’ont pas encore transformé. Il est évident que cette logique n’a pas disparu en Espagne car il y a une chose qui s’appelle la pulsion souverainiste, c’est-à-dire un mouvement populiste, et une autre chose qui s’appelle Vox, qui cherche aussi, à partir de cette logique, à construire le politique à travers ces revendications et ces sensations de mal-être qui génèrent des chaînes d’équivalences et qui sont présentes dans l’environnement social.

Dans la période actuelle, je crois que ce qu’il se passe avec le Covid est en soi ce qui génère des demandes, énoncées ou non. Il en découle beaucoup de mal-être qui s’exprimera à un moment donné. Cela génère un climat populiste ou pré-populiste, en tout cas un climat de crise de la représentation. C’est extrêmement clair. Cette crise de la représentation s’est profondément enracinée depuis 2010 notamment.

LVSL – Vous êtes catalane et avez été membre du parti indépendantiste CUP il y a quelques années. Il semble que de nos jours, il y a en Espagne une divergence territoriale et politique accrue avec l’essor de forces régionales. Pensez-vous que l’Espagne va se décomposer ?

M. C. Bien sûr que non. L’idée d’Espagne est une chose, et elle n’est pas forcément assimilable à un État espagnol conçu comme État fort, moderne, avec un pouvoir infrastructurel despotique, qui encadre la quatrième économie de la zone euro. Mais il est vrai que, et là je suis de cet avis, tout ce qui s’est produit depuis 2011, toutes les entorses à la démocratie qui ont eu lieu durant ce cycle politique du 15M depuis le processus souverainiste jusqu’au mouvement féministe, ont provoqué une espèce de dénuement de ce qu’était l’État. 

Un dénuement d’une part provoqué par la crise de souveraineté dans le sens où l’État n’a pas pu prendre en charge tout ce qui était exigé de lui depuis les mouvements sociaux, mais surtout parce qu’au cours du choc démocratique de transformation qui a eu lieu ces dernières années, nous nous sommes retrouvés avec un pouvoir judiciaire ciblé de toutes parts, tant par le mouvement féministe que par le mouvement souverainiste. Cela se voit dans la relation de la jeunesse à l’État. La génération postérieure à la mienne est plus prompte à mener des manifestations directement contre la police, comme si au lieu d’aller devant le ministère exiger telle ou telle chose, occuper la place en brandissant des revendications était une registre positif.

C’est ce qu’a dit Fischer en 2017, comme s’il était arrivé à la conclusion que l’État n’avait rien à nous offrir et que l’unique façon dont il se manifeste était la répression, comme outil au service du monopole de la violence légitime, mais aussi comme réponse judiciaire à tous ces assauts. Le genre de manifestations ou de premières formes d’expression que donnent actuellement les générations postérieures à la mienne, que ce soit dans les troubles qui ont suivi le 1er octobre ou en réaction à l’affaire Pablo Hasel [rappeur catalan condamné à de la prison pour avoir critiqué la monarchie, NDLR], rend bien compte de cela. 

Il n’y a pas de crise de l’État dans le sens où il y aurait une crise du pouvoir infrastructurel de l’État, mais il y a en effet une crise de légitimité très forte. Comme je le disais à propos du PSOE, il est impossible d’éviter éternellement de résoudre les problèmes qui ont provoqué une crise existentielle au sein de son espace politique. À la fin, cet espace finit par se désagréger et on en vient à accuser les gens de protester et de provoquer de la polarisation. Non, il y a de la polarisation parce qu’il y a une rupture antérieure aux consensus. 

À propos de la crise territoriale, il n’existe aucun territoire ni alliance territoriale qui ait suffisamment de force pour affaiblir un temps soit peu l’appareil d’État espagnol. Mais il y a bien sûr une évidence qui est que, tandis que la droite – et Vox particulièrement – s’est puissamment appliquée à dessiner ce qu’était son idée de l’Espagne, la gauche a considéré que le faire était un coup d’épée dans l’eau, et qu’il valait mieux recomposer le puzzle électoral et construire ses majorités. Ni le PSOE ni Podemos ne font ce travail de fond. Il est illusoire de penser que seuls les souverainistes [ndlr, les nationalismes périphériques] vont le faire. Aucun mouvement souverainiste ne peut comprendre que sa tâche, au-delà de construire des alliances avec le reste des forces en présence ou de placer au sein de l’agenda la négociation avec le gouvernement, est de construire une certaine idée de la légitimité de l’État et de ce qu’est l’Espagne. Soit la gauche s’y attelle, soit elle va s’enliser. 

La fiction selon laquelle nous allions abattre le régime et faire tomber l’État ou qu’un jour les choses s’effondreraient est illusoire. La révolution est quelque chose de continu, c’est un processus plus lent et conjoncturel. Il manque une certaine idée disponible et progressiste de l’Espagne, non nostalgique. Il n’y a aucun travail de fond en cours, malheureusement, continuer à s’enkyster dans ce puzzle qu’est devenu l’État espagnol aura des conséquences dramatiques.

Les Indignés : de la rue à la coalition avec le Parti socialiste ?

Le 15 mai 2021 marque le dixième anniversaire du mouvement des Indignés en Espagne. Issu du mécontentement populaire lié à la crise financière de 2008, ce cycle de mobilisation sans précédent a secoué le paysage politique en remettant en cause le bipartisme du Parti Populaire et du Parti Socialiste. Les partis nés après le 15M se sont présentés comme des formations « anti-système » et ont revendiqué le discours populiste des Indignés. Or, suite à la démission de Pablo Iglesias et à l’émergence de Vox, un populisme de nouvelle nature semble s’affirmer. 10 ans après, que reste-t-il du mouvement des Indignés en Espagne ?

En mai 2011, le taux de chômage en Espagne atteint 20,7% des actifs, soit plus de 4 millions de personnes. Pour les plus jeunes, la situation est dramatique. Près d’un sur deux ne trouve pas d’emploi et les privilégiés qui réussissent à maintenir leurs postes voient leurs salaires diminuer. De leur côté, les plus qualifiés partent tenter leur chance en Allemagne : l’Espagne devient ainsi l’un des leaders européens de la “fuite des cerveaux”. Mais la crise économique ne touche pas uniquement les salaires et l’emploi. Elle brise également le rêve immobilier des milliers d’Espagnols qui avaient fait confiance aux prix du marché pour acheter des maisons. Endettés et sans revenu, 171 110 ménages font face à des expulsions locatives entre juillet 2008 et décembre 20121

À la crise économique s’ajoute une méfiance croissante envers le système politique bipartite. Interrogés, les Espagnols ne savent pas si le problème vient des politiciens ou du fonctionnement de la démocratie lui-même. Pourtant, le constat est partagé : les scandales de corruption touchent l’ensemble des partis. La classe politique formée par le “PPSOE”, expression rassemblant la droite du Parti Populaire (PP) et la gauche du Parti Socialiste (PSOE), “ne nous représente plus”2. Tout au long du premier semestre de 2011, les manifestations organisées par les plateformes Une Vraie Démocratie Maintenant et Jeunesse Sans Avenir se succèdent. Elles réclament la fin du bipartisme et la mise en place d’une démocratie plus représentative. Ces manifestations culminent le 15 mai 2011, lorsque plus de 50 villes espagnoles sont secouées par une vague de mobilisation inédite : le mouvement des Indignés. 

LE 15M, UN MOMENT POPULISTE CONTRE-HÉGÉMONIQUE

De Madrid à Barcelone en passant par Valence et Séville, les Indignés prennent les rues des principales villes et campent dans les places du pays. Ils s’organisent de manière horizontale, dans l’espace public et via les réseaux sociaux, en rejetant le caractère opaque et exclusif de la politique institutionnelle. Face au bipartisme, les citoyens révoltés réclament plus de transparence et de participation dans la prise de décision. Ils ne croient plus que la crise économique de 2008 soit de leur faute comme l’affirmait la campagne “Cela, on le résout tous ensemble” du Conseil Supérieur des Chambres de Commerce. En accordant des prêts bancaires sans contrôle et en dissimulant les risques de l’achat des actions, les banques apparaissent désormais comme les principales responsables de l’éclatement de la bulle immobilière. Les Indignés critiquent donc le chômage et la crise économique, mais aussi les privatisations de l’éducation et la santé, le manque de représentativité politique et les conditions d’emploi précaires. 

Ce faisant, ces “anti-système” commencent à articuler leurs différentes revendications en un seul et unique mouvement de rejet des élites politiques et économiques du pays. Leur slogan “nous ne sommes pas une marchandise dans les mains des politiciens et des banquiers” cristallise une remise en cause globale du système : il ne s’agit plus de critiquer un scandale de corruption isolé mais de rendre compte d’un dysfonctionnement politique systémique menaçant la santé démocratique de l’Espagne. C’est pourquoi, par l’occupation de l’espace publique et l’organisation populaire, les Indignés tentent de démontrer qu’une autre démocratie, une vraie démocratie, est maintenant possible. 

En ce sens, le 15M marque un point tournant en l’histoire récente de l’Espagne. Contestant le bipartisme forgé dès les premières années de la Transition, le mouvement des Indignés vide la démocratie de son sens et la resignifie. La démocratie devient le terrain d’un jeu politique d’ordre nouveau qui ne repose plus sur le clivage historique entre la droite et la gauche mais bien sur un antagonisme entre le peuple et les élites. Lors du 15M, le peuple se dresse comme l’ensemble de “la gente corriente”, les gens ordinaires, un sujet apartisan et transgénérationnel, regroupant des gens de tous âges et bords politiques. Ainsi, en opposant la richesse de certains à la précarité générale du reste, les Indignés tracent une frontière politique qui traduit ce que Chantal Mouffe appelle un “moment populiste”3

Le populisme, tel que théorisé par le philosophe argentin Ernesto Laclau, repose sur la construction d’une frontière entre nous, un peuple prétendument majoritaire, et eux, une minorité politique, économique ou sociale jouissant de privilèges. Ce peuple n’est pourtant pas réduit à la classe ouvrière, précédemment revendiquée par la gauche et le marxisme comme le “sujet de l’histoire”. Les révoltés des places espagnoles débordent les cadres de l’idéologie communiste et parviennent à rassembler des revendications hétérogènes dans un même bloc constituant. En 2011, ils ont réussit à s’imposer comme un mouvement approuvé par l’écrasante majorité de la population4. L’hégémonie politique, jusqu’alors disputée par le PP et le PSOE, est devenue un horizon de possibilités pour les Indignés, qui n’ont pas hésité pas à s’organiser en associations, collectifs et partis divers. 

En rendant obsolète et inopérant l’antagonisme entre la droite et la gauche, le 15M répond donc à une logique populiste contre-hégémonique qui réarticule les concepts clés de l’imaginaire politique espagnol dans un discours à portée populaire et progressiste. 

« En opposant la richesse de certains à la précarité générale du reste, les Indignés tracent une frontière politique qui traduit ce que Chantal Mouffe appelle un « moment populiste ». »

LES DÉBUTS DE PODEMOS, DU REJET DU BIPARTISME À LA CONFIGURATION D’UN NOUVEL ANTAGONISME   

En 2014, trois ans après l’occupation des places par les Indignés, l’Espagne traverse un moment de forte mobilisation dans les quartiers populaires et les universités. Le 15M a servi à éveiller les solidarités entre voisins et a promu la création d’assemblées s’organisant contre la touristification de masse et les expulsions locatives. Les associations, telles que la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, se multiplient. À l’Université Complutense de Madrid, un groupe d’intellectuels et de professeurs discutent de la possibilité d’une régénération democratique en Espagne. Dirigés par Juan Carlos Monedero et Pablo Iglesias, ces anciens Indignés sont convaincus de la nécessité de transformer la mobilisation des rues en un bouleversement institutionnel du bipartisme. Ils tentent, dès lors, de “Donner un pas en avant : convertir l’indignation en un changement politique”. Signé par plus de 300 personnes, ce slogan est le nom du manifeste qui donne naissance à Podemos le 11 mars 2014. Pablo Iglesias, professeur de Science politiques à la Complutense et présentateur du programme d’analyse politique La Tuerka, se positionne comme le chef de file du nouveau mouvement. Lors des élections européennes de 2014, il réussit à remporter de manière inattendue presque 8% des voix et arrive en quatrième position au niveau national. 

Si la volonté d’une régénération démocratique favorise ces résultats, la clé de la montée en puissance de Podemos est plus subtile. De fait, le parti cherche activement à s’éloigner du bipartisme à travers sa couleur, le violet, ou son nom, Podemos, qui fait écho au “Yes We Can” de Barack Obama. Ces éléments se démarquent du Parti Socialiste et du Parti Populaire en ce qu’ils rejettent immédiatement toute étiquette politique. “Le problème de ce pays va au-delà de l’étiquette idéologique de la gauche et la droite”, “si nous sommes capables de construire un langage émouvant et mobilisateur, de travailler avec des personnes différentes et de convertir la majorité sociale existante en une majorité politique, alors [les autres forces politiques] auront de quoi se préoccuper”, déclare Iglesias5

Or, en ne se disant “ni de droite, ni de gauche”, Podemos est loin d’être neutre ou équidistant. Les anciens Indignés se situent dans un nouvel espace politique qui n’est plus structuré autour du clivage droite-gauche mais autour de l’antagonisme entre “ceux d’en bas” et “ceux d’en haut”, le “peuple” et la “caste”. En effet, Podemos s’approprie du langage Indigné en identifiant “les élites politiques et économiques du pays” à une “caste” ayant confisqué la démocratie. Par ce biais, Iglesias remet en cause un système démocratique imaginé par les élites dans la période de la Transition espagnole6 et dont la nature se révèle plus réformiste que rupturiste. Pour Podemos, la Constitution de 1978 promulguée après la mort de Franco instaure un consensus entre les élites qui écarte le “peuple” de la prise de décision politique. La “culture de la Transition”, qui constitue des objets non problématiques et se situe dans une position accommodante par rapport aux pouvoirs politiques et économiques7, est rejetée par la formation violette. C’est pourquoi, à 40 ans de la mort du dictateur espagnol, le mouvement des Indignés représente, pour Podemos, la fin d’un cycle “transitionnel” mettant fin au bipartisme (synonyme d’accaparation et d’élitisme) et ouvrant la voie à un processus constituant, à une période de régénération démocratique. Podemos, par la reprise d’un discours populiste rejetant la caste politique, s’érige alors comme l’héritière naturelle du 15M. 

« Le mouvement des Indignés représente, pour Podemos, la fin d’un cycle « transitionnel » mettant fin au bipartisme et ouvrant la voie à un processus constituant. »

LE PODEMOS POPULISTE : REVENDICATION DE LA “PATRIE” ET DÉMOCRATISATION DE LA POLITIQUE

Sous la direction théorique d’Iñigo Errejón, politologue spécialiste de Laclau, Podemos déploie une stratégie populiste afin d’imiter la tentative des communards de “partir à l’assaut du ciel”. Outre sa couleur violette et son nom, la formation s’empare de signifiants vides facilement modulables et non assimilables à d’autres partis afin de construire une “nouvelle majorité sociale”8. Des notions telles que “patrie”, autrefois absentes du vocabulaire de la gauche, deviennent désormais courantes dans les interventions des dirigeants de Podemos : “pour nous, le sens de la patrie est fondamentalement de prendre soin de nos gens, de protéger ceux qui se sont le plus efforcés dans les années les plus dures”, affirme Errejón en 20169. Là où la droite embrasse une patrie “de soleil et de plage”, une patrie du tourisme et de la brique, Podemos revendique une patrie des travailleurs, des retraités, des mères et des précaires. Le 12 octobre 2016, Jour de l’Hispanité, Pablo Iglesias déclare : “ma patrie c’est mon peuple”10.

La stratégie populiste de Podemos sous-tend alors une volonté de politiser les citoyens et de rapprocher la politique du peuple, de reconnecter les gens ordinaires avec des enjeux qui semblent réservés à l’élite politique de l’Espagne. La volonté de démocratiser la politique est d’abord attestée par l’esthétique des députés de Podemos. L’apparence détachée d’Iglesias, sa rhétorique militante et sa longue queue, qui lui vaut le surnom de “El Coletas”, marquent bien une rupture avec l’ethos des candidats socialistes et conservateurs. Les violets proclament vouloir “faire rentrer les gens ordinaires dans les institutions”11. Cette nouvelle approche de la politique institutionnelle, plus populaire et dépouillée des codes propres au bipartisme, se traduit par la victoire des mairies du changement lors des élections municipales de 2015. 

De Madrid à Barcelone, en passant par Valence, Cadix ou Saint Jacques de Compostelle, les candidats des “confluences” violettes attirent l’attention de par leur parcours, leur manière d’être et leur façon de s’habiller. Si à Valence Joan Ribó refuse sa voiture de fonction et se déplace à vélo, à Barcelone Ada Colau est connue dans les cercles militants pour sa participation dans la Plateforme des victimes du crédit hypothécaire, une référence nationale dans la lutte pour le droit au logement. Grâce aux forums locaux ou aux consultations citoyennes, Podemos et ses alliés cherchent à prolonger la dynamique assembléiste du 15M et s’engager dans un véritable “pari municipaliste”12. Le portail “Décide Madrid”, qui permet aux citoyens de choisir comment dépenser les budgets de la mairie, reflète la volonté d’accroître l’engagement politique du “peuple”. Finie la démocratie réservée à ceux qui portent des costumes, finis les “portes tournantes” qui permettent la reproduction des élites, finis les scandales de corruption et le financement illimité de macro-projets de construction immobilière : les mairies “violettes” s’efforcent de transformer une culture administrative municipale forgée lors de la Transition en une expérience de démocratie plus participative. 

Or, peu après sa formation, Podemos abandonne la stratégie populiste et assume pleinement son virage institutionnel en un parti de gauche. En effet, l’entrée de Podemos dans les institutions suppose un changement de son discours et une recomposition de l’antagonisme qu’il avait autrefois défendu. Étant au sein des institutions, la formation violette fait désormais partie de la “caste politique” et doit se positionner progressivement dans le spectre politique traditionnel de la gauche. Podemos cesse de considérer les institutions comme un problème, les accusant d’être non représentatives ou corrompues, et affirme que le problème appartient aux politiciens eux-mêmes13. Iglesias légitime ainsi sa présence dans les institutions et, après avoir rejeté la “culture de la Transition”, il commence à la revendiquer et à mettre en valeur la Constitution. Il ne s’agit plus de renverser le système, mais de faire avec, de se situer dans celui-ci et de construire à partir des institutions. En 2019, Iglesias proclame que “la Constitution doit cesser d’être une arme pouvant être instrumentalisée en politique. Exiger que ses articles sociaux soient respectés constitue la première garantie pour protéger et amplifier les droits de notre peuple”14

« La stratégie populiste de Podemos sous-tend une volonté de politiser les citoyens et de rapprocher la politique du peuple, de reconnecter les gens ordinaires avec des enjeux qui semblent réservés à l’élite politique de l’Espagne. »

PODEMOS A-T-IL TRAHI SES PROMESSES ?

Pourtant, dans l’imaginaire collectif, Podemos a trahi ses promesses quand il est rentré dans le Parlement en ce qu’il a délaissé sa dynamique horizontale et assembliste. Lors des élections législatives de 2016, Podemos réalise une enquête interne pour identifier les causes qui ont mené à la perte d’un million de voix. Il en ressort que les militants renient le “discours social-démocrate” des dirigeants, rejettent le rapprochement au PSOE et demandent une “rhétorique plus puissante”15.  En 2017, le journal Le Monde interroge des anciens manifestants du 15M sur l’évolution de Podemos. L’ensemble des interviewés, du “cinéaste des Indignés” Stéphane Grueso à une membre d’ Une Vraie Démocratie Maintenant, déclarent que “Podemos ne nous représente plus” ou encore que “sa structure n’est pas démocratisée”, “tout parti ayant une structure verticale (…) ne peut pas être considéré comme le 15M”16. L’article, publié en pleine dispute pour la direction de Podemos entre Errejón et Iglesias, traduit le mécontentement d’une partie des militants et des classes populaires qui voient dans l’institutionnalisation de Podemos la fin de l’esprit de régénération démocratique du 15M. En 2018, les photos de la nouvelle résidence d’Iglesias, située dans l’un des quartiers les plus riches de Madrid, font le tour de l’Espagne. La médiatisation et l’indignation que suscite l’affaire obligent au leader de la formation violette à se soumettre à un référendum au sein de son parti. Cet épisode entrave définitivement la confiance des militants en Iglesias.

Toutefois, depuis la formation du gouvernement de coalition avec le PSOE en 2019, les héritiers des Indignés ont tenté de mettre en place des mesures économiques bénéficiant aux classes moyennes et populaires. L’approbation des ERTE (un dispositif d’urgence à travers lequel l’État prend en charge le salaire des employés) et du Revenu Minimum Vital figurent ainsi parmi les politiques plus populaires prises par le gouvernement. Le contexte de pandémie et les tensions entre les membres de la coalition ont pu rendre difficile le début de la législature. Or, l’action gouvernementale de Podemos est loin de la réforme structurelle souhaitée par les Indignés. Son programme est davantage réformiste que révolutionnaire et son discours, qui exigeait le renversement du système, se situe aujourd’hui dans un cadre institutionnel classique. Podemos affirme vouloir “changer la donne” à travers les institutions.

Ainsi, ce parti, né trois ans après le 15M, ne peut donc être réduit au mouvement des Indignés. Podemos hérite des Indignés un discours populiste principalement déployé lors des élections européennes de 2014 et des municipales de 2015 : le parti profite manifestement d’un moment de mobilisation inédit, avec une redéfinition des frontières politiques et un discrédit du bipartisme, pour adopter une stratégie inspirée des théories laclausiennes et gagner l’électorat déçu du bipartisme. Or, Podemos abandonne très vite le populisme afin d’affirmer son rôle dans le terrain de la gauche espagnole. Avec les divisions stratégiques entre Iglesias et Errejón, et la création de Más Madrid par ce dernier, le populisme semble aujourd’hui définitivement abandonné par la formation violette. Malgré cela, d’autres partis récemment créés se disent aussi les héritiers des Indignés. 

« le parti profite manifestement d’un moment de mobilisation inédit pour adopter une stratégie inspirée des théories laclausiennes et gagner l’électorat déçu du bipartisme. »

LA RÉAPPROPRIATION DES INDIGNADOS PAR VOX, LA NAISSANCE D’UN POPULISME DE DROITE ?

Si le moment populiste du 15M semble directement lié à Podemos, la gauche n’est pas la seule à s’être servi des théories de Laclau en Espagne. Tandis que Vox revendiquait en pleine pandémie l’héritage des Indignés, cette année la conservatrice Isabel Díaz Ayuso a adopté un discours populiste afin de remporter les élections régionales à Madrid. 

Le 20 mai 2020, lors du neuvième anniversaire du 15M, Vox a lancé une vidéo sur Youtube intitulée “15M, Nous sommes encore indignés”. La vidéo recueille le témoignage de 3 personnes ayant participé au mouvement des Indignés en 2011. Ils avouent avoir été séduits par Pablo Iglesias lors de la création de Podemos, puis avoir été profondément déçus par ses idées. L’un d’entre eux affirme ainsi que le seul parti “qui se préoccupe des gens, c’est Vox”. 

Or, si Vox est né en 2013 dans un contexte de crise du bipartisme, le parti dirigé par Santiago Abascal n’a pas obtenu de reconnaissance jusqu’en octobre 2017, lors du référendum organisé par l’exécutif catalan pour décider sur l’indépendance de la région. En effet, après la proclamation de la République catalane le 27 octobre 2017, Vox s’est présenté en tant qu’ “accusation populaire” et a acquis une dimension nationale en Espagne. C’est aux élections générales du 28 avril 2019 que Vox est entré pour la première fois au Congrès des députés avec 10,26% des voix. 

Dans sa campagne électorale, Vox fait appel à un électorat vaste composé de ces citoyens qui ne sont pas des “squatteurs”, des “manteros” (des commerçants ambulants, généralement associés à l’immigration)  ou des “féministes radicales”17.  Le parti d’extrême droite ne se limite pas aux électeurs conservateurs mais cible également les classes populaires et les électeurs de gauche. Abascal s’adresse à l’Espagne ouvrière, à l’Espagne vivant des petites et moyennes entreprises. Son slogan, qui apparaît dans la vidéo sur le 15M, est ainsi dirigé à “l’Espagne qui se lève tôt”. Pour Vox, l’Espagne est également partagée entre le peuple, associé aux gens qui se lèvent tôt pour aller travailler, et une élite, représentée par des politiciens et des riches paresseux. 

Or, le programme économique de Vox pour les élections législatives de 2019 témoigne d’une volonté de favoriser les classes les plus aisées en leur offrant des avantages fiscaux, notamment à travers une modification de de l’IRPF, l’Impôt sur le Revenu des Personnes Physiques. Toutefois, ses mesures économiques, qui ne se distinguent pas particulièrement de celles proposées par le Parti Populaire, sont quant à elles reléguées dans un second plan face à une stratégie politique axée sur le domaine culturel et éducatif. En s’opposant au mouvement féministe et à l’indépendantisme catalan, Vox s’érige contre “l’hégémonie culturelle” de la gauche et s’adresse aux partisans de la chasse, de la famille “traditionnelle” et de l’anti-avortement.

Le “moment populiste” des Indignados, qui s’était définitivement éteint avec l’abandon de la stratégie populiste par Podemos en 2016, semble renaître de la main de l’extrême droite en Espagne. Les résultats des élections régionales de mai 2021 à Madrid, avec la démission d’Iglesias et le triomphe d’une candidate conservatrice clamant le slogan “communisme ou liberté”, semblent également marquer la fin cycle, et le commencement d’un nouveau. 

Est-ce Vox, à travers son lème l’Esspagne qui se lève tôt, le post-héritier du 15M ? Ou est-ce Ayuso, tête du Parti Populaire à Madrid, la responsable d’un nouveau populisme de droite ? Ce qui est clair, c’est que les prochains mois seront décisifs pour la recomposition des droites en Espagne. 

1. Noëlle Ballo, L. (6 avril 2013). Espagne : protéger les victimes des expulsions. Le journal international. https://www.lejournalinternational.fr/Espagne-proteger-les-victimes-des-expulsions_a641.html 

2. Il s’agit du slogan du mouvement des Indignés. 

3. Mouffe, C. (10 juin 2016). Le moment populiste. El País. https://elpais.com/elpais/2016/06/06/opinion/1465228236_594864.html 

4. Errejón, I. (2015). We the People El 15-M: ¿Un populismo indignado?, An International E-Journal for Critical Geographies,14 (1), 124-156. 

5. Medina, F. (21 octobre 2014). ‘Ni de derechas, ni de izquierdas’: una proclama de Pablo Iglesias que trae incómodos. El plural. https://www.elplural.com/politica/espana/ni-de-derechas-ni-de-izquierdas-una-proclama-de-pablo-iglesias-que-trae-incomodos-ecos_37750102 

6. Franzé, J. (2016). “Podemos: ¿regeneración democrática o impugnación del orden? Transición, frontera política y democracia”, Cahiers de civilisation espagnole contemporaine. URL : http://journals.openedition.org/ccec/5988 

7. Romero Peña, Aleix. (2015). Historia de un Movimiento: El 15-M como expresión del malestar social Nómadas, vol. 46, núm. 2. https://www.redalyc.org/pdf/181/18153279004.pdf 

8. Manetto, F. (15 septembre 2014). Podemos sienta sus bases para “construir una nueva mayoría social”, El País. https://elpais.com/politica/2014/09/15/actualidad/1410767860_412956.html 

9. Gascon, D. ( 24 juin 2016). Construir la patria, El País. https://elpais.com/elpais/2016/06/22/opinion/1466611903_959073.html 

10. Pablo Iglesias diffuse la vidéo “Ma patrie c’est le peuple”. https://www.youtube.com/watch?v=SfPdzQOQU1A

11. Comme l’ecrit le propre Iglesias dans un tweet : https://twitter.com/PabloIglesias/status/664538495898095616 

12. Nom d’un ouvrage publié par l’Observatorio Metropolitano (Éditions Traficantes de Sueños, 2014). https://traficantes.net/libros/la-apuesta-municipalista 

13. Franzé (2016), op. cit. 

14. Comme déclare Iglesias https://twitter.com/pabloiglesias/status/1202919513966235648?lang=es 


15. Muñoz, M. (10 juillet 2016). Las bases de Podemos piden más 15M y un discurso menos socialdemócrata, Cuarto Poder https://www.cuartopoder.es/espana/2016/07/10/las-bases-de-podemos-piden-mas-15m-y-un-discurso-menos-socialdemocrata

16. Terrassa, R. (14 février 2017). El desencanto de los Indignados : por qué Podemos “ya no nos representa”. El Mundo https://www.elmundo.es/espana/2017/02/10/589c6d9922601dfe358b4657.html

17. Ortega, L. (10 avril 2019). Estas son las piezas audiovisuales de campaña electoral que han presentado los partidos políticos. Gràffica. https://graffica.info/piezas-audiovisuales-campana-electoral-28a/

Les « partis populistes » existent-ils ?

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Jean-Luc Mélenchon en meeting à Toulouse, le 16 avril 2017. © MathieuMD

Peu de qualificatifs politiques sont aujourd’hui d’usage aussi courant et pourtant aussi clivants que celui de populiste. Ce terme est communément employé pour désigner les partis contestataires européens, non seulement dans le champ médiatique mais également dans divers travaux scientifiques. Pourtant, peut-on réellement parler de « partis populistes » ?


Dans les travaux scientifiques, l’usage du terme « populiste » vise à classifier l’offre partisane contemporaine contestant le bipartisme jusqu’alors dominant[1]. Le populisme est interprété par des politiques, des chercheurs ou des éditorialistes de premier plan comme une menace latente, renvoyant à une acceptation formelle des principes démocratiques pour mieux les subvertir – c’est à dire un style politique, symptôme d’une « maladie sénile » des démocraties. Ce style se fonderait sur l’émotion, jouant sur l’irrationalité des citoyens pour diviser artificiellement et cyniquement la société à son avantage, ce qui conduirait en retour à une simplification caricaturale du débat public.

Cette grande peur des démocrates est en réalité antérieure aux débats contemporains sur l’acceptation du populisme. Le juriste et politiste allemand Otto Kirchheimer développe dès 1966 la notion de « catch-all party », ou parti attrape-tout, qui dépasserait ainsi les intérêts particuliers des groupes sociaux. On retrouve dans ses œuvres une anxiété quant au délitement supposé des systèmes démocratiques occidentaux, délitement marqué par la disparition des oppositions constructives réduisant la politique à une simple gestion de l’appareil étatique. L’émergence du parti attrape-tout en serait un symptôme : celui-ci tenterait de construire une majorité électorale hétérogène en agrégeant les demandes de vastes parties du corps électoral.

« La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. »

Ces réflexions nous renvoient au débat entourant la notion de populisme et doivent nous pousser à questionner l’utilité analytique de catégories trop englobantes. Puisque le modèle du parti attrape-tout devient assez large pour recouvrir la plupart des partis contemporains, malgré leurs différences idéologiques, organisationnelles ou sociologiques, est-il encore utile de recourir à cette catégorie ? Dans le champ partisan français, quel candidat à l’élection présidentielle de 2017 ne s’est pas présenté comme « antisystème » ? La compétition électorale pousse tout parti souhaitant remporter un scrutin majoritaire à élargir sa base électorale en s’appuyant sur des thèmes et des clivages mobilisateurs, donc transversaux. Cette cynique rationalité, qui avait hier constitué un plafond de verre indépassable pour des forces se revendiquant d’une population ou d’une classe sociale particulière, semble aujourd’hui admise par les partis émergents.

Étiqueter pour disqualifier la contestation

L’étiquette de populiste constitue pourtant toujours une accusation, un anathème disqualifiant, rejetant hors du champ de la représentation légitime des outsiders menaçants. Ces derniers semblent avoir pour seul point commun de contester l’hégémonie du personnel politique installé (l’establishment) ainsi que la tendance au bipartisme jusqu’ici dominante dans nombre de pays sud-européens. La délégitimation d’un personnel politique incapable de répondre aux aspirations montantes de différents secteurs de la société dans ces pays a effectivement ouvert une fenêtre d’opportunité pour divers outsiders. Ceux-ci disposent au départ de ressources extrêmement limitées, les poussant à privilégier la forme d’un mouvement en vue des échéances électorales stratégiques. Ces structures couplent une relative flexibilité organisationnelle à une importante concentration du pouvoir. La vie interne est alors marquée par la démocratie de l’action : l’autonomie maximale est privilégiée à chaque échelon, la direction comme la base entretenant un rapport vertical réduisant les lenteurs d’appareil et la formation de baronnies locales – mais limitant également drastiquement les leviers de contrôle des dirigeants par les adhérents. L’existence d’une personnalité charismatique incarnant le projet politique est due à la forte personnalisation des démocraties représentatives (poussée à son paroxysme dans le cas français), tout en renforçant en retour ce phénomène.

Si de tels acteurs politiques sont susceptibles d’être individuellement qualifiés par leurs adversaires de populistes, qu’ils se défendent de cette étiquette ou la revendiquent, la question de l’existence de partis populistes issus de la gauche radicale européenne reste posée. Questionner la valeur scientifique de cette catégorie partisane implique un bref retour aux origines sémantiques du populisme, tant ce terme a pu recouvrir des réalités diverses.

Métamorphoses historiques du populisme

Le terme français de populisme apparaît pour la première fois en 1912 dans La Russie moderne de Grégoire Alexinsky pour traduire l’idéologie des narodniki russes. Hormis les phénomènes plus anciens tels que le boulangisme du XIXème siècle, l’exemple le plus connu d’un populisme dans l’histoire française contemporaine reste sans doute le poujadisme, représentant l’archétype d’un populisme marqué à droite. Ce mouvement apparu en 1953 et disparu avec la quatrième République mobilise autour de la question fiscale petits commerçants, agriculteurs et artisans, en ciblant principalement les grandes entreprises et l’interventionnisme étatique : les « gros », les « profiteurs » et le « système ».

Les définitions du terme au cours du siècle suivant sont innombrables. Si l’on s’en réfère à l’ouvrage Twenty-First Century Populism de Daniele Albertazzi et Duncan McDonnell, il s’agirait d’une idéologie opposant « un peuple vertueux et homogène à un ensemble d’élites et autres groupes d’intérêts particuliers de la société, accusé de priver (ou tenter de priver) le peuple souverain de ses droits, de ses biens, de son identité, et de sa liberté d’expression »[2].

« Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

Cette définition est intéressante à deux égards. Son caractère large met en lumière le flou sémantique entourant le terme, généralement employé de manière péjorative pour désigner un style politique sapant les principes démocratiques, voire les rejetant. D’autre part, cette définition fait référence à la notion de souveraineté – et plus largement à une opposition structurante entre un peuple souverain et des élites illégitimes, ou bien entre la démocratie et le populisme, l’interprétation du phénomène dépendant de la position des acteurs. Les affects touchant à ce débat sémantique doivent donc être neutralisés autant que possible pour pouvoir évaluer ce phénomène.

Le terme de populisme, tout comme ses traductions en anglais, italien ou espagnol, constitue dans son usage dominant une catégorie dépréciative regroupant divers mouvements et partis tentant de remettre en cause les rapports de force existants au sein d’un champ partisan, en appelant pour cela à la légitimité populaire. Nous retrouvons bien sûr cette dimension péjorative dans le terme démagogue, dont populiste est souvent le synonyme malheureux. Il s’agit pour des acteurs occupant le centre du champ politique (en termes de légitimité) de délégitimer leurs adversaires en leur accolant l’épithète de populistes. Comme le rappelle Cas Mudde, « il n’y a virtuellement aucun politicien qui n’ait été qualifié de populiste à un moment ou à un autre. […] Peu de politiciens s’identifient comme populistes. Ceux qui le font commencent généralement par redéfinir le terme d’une manière plus proche de l’usage populaire de démocratie que de populisme. »

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Populisme et démagogie sont souvent employés comme synonymes. © Johnhain

Nous appellerons donc ici populistes des acteurs construisant une stratégie d’accession au pouvoir en mobilisant le peuple – peuple construit comme sujet politique, opposé à une partie minoritaire de la population occupant une position dominante illégitime. Il s’agit donc d’opérer une distinction entre le « nous » et le « eux » en articulant divers clivages sociaux. Cette stratégie est interprétée par divers leaders charismatiques pouvant appeler à la mobilisation des électeurs pour régénérer la politique. Le populisme peut donc être conçu comme une stratégie ou, a minima, un style, une dynamique politique prenant corps durant une séquence particulière appelée moment populiste.

Le « retournement du stigmate » : quand la gauche radicale se réapproprie le populisme

Si l’on pense aux partis de gauche radicale contemporains et situés en Europe, il est frappant de constater que la plupart, sinon tous, ont pu être qualifiés de partis populistes. Cette catégorie, originellement employée pour désigner des forces situées à la droite radicale ou à l’extrême droite de l’échiquier, voit aujourd’hui son usage être étendu à des partis bien différents. La rhétorique consistant à amalgamer les positions extérieures au consensus dominant et remettant en cause la tendance au bipartisme – la fameuse théorie du « fer à cheval » – est bien connue. Il est alors utile de s’intéresser à l’émergence de forces partisanes adoptant une stratégie populiste tout en étant situées à gauche, et de questionner en retour la validité d’un tel modèle globalisant, celui du « parti populiste ».

“L’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.”

La majorité des travaux scientifiques récents traitant de ces partis évite d’en proposer une typologie comme de les ranger dans l’une des nombreuses catégories partisanes préexistantes. Il est vrai que la nouveauté de tels « objets politiques non identifiés » et leur rapide évolution rend l’évaluation de leurs caractéristiques difficile. Nombre d’auteurs s’y intéressant admettent qu’ils relèvent idéologiquement de la gauche radicale, mais ils sont surtout décrits comme des « partis populistes ». La radicalité de gauche associée au spectre du populisme constitue un sujet récurrent dans le champ médiatique européen. Sans que les analyses et comparaisons proposées ne soient solidement étayées, ce discours finit par imposer l’usage de ces catégories qui deviennent autant de termes de référence cadrant le débat autour des alternatives politiques émergentes.

Cependant, si la gauche radicale peut constituer un repère pour situer ces partis dans le champ des idées politiques, ce critère est insuffisant pour prétendre les classer et donc les comprendre. En effet, leur fondation récente, leurs transformations ainsi que l’existence de courants concurrents s’exprimant en leur sein invitent à rejeter toute prétention à l’homogénéité.

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Chantal Mouffe, théoricienne du populisme de gauche. © Columbia GSAPP

S’agit-il pour autant de « partis populistes » ? On sait que les droites européennes entretiennent un rapport complexe au populisme ; à gauche, la revendication de ce terme constitue cependant une innovation historique. Le terme de rupture serait plus exact tant l’adoption d’éléments issus des penseurs du « populisme de gauche » a conduit en retour à un vif rejet de ces forces par les acteurs traditionnels de la gauche socialiste ou marxiste, considérant le populisme comme chauvin et interclassiste.

Ces réticences ont cependant été dépassées en raison de la nécessaire recherche d’appuis internationaux susceptibles de rompre l’isolement menaçant les partis émergents contestant les politiques d’austérité européennes. Cette nécessité contribue à une rapide transnationalisation des théories, des méthodes et des modes d’organisation, comme en témoigne l’histoire récente de Syriza – parti représentant le « navire amiral » de la gauche radicale européenne à partir du début des années 2010.

Syriza : de l’opposition radicale à l’exercice du pouvoir

À l’origine, Syriza est une coalition électorale d’organisations de gauche et d’extrême gauche aux origines diverses : eurocommunisme, trotskisme, mouvements citoyens… Lancée en 2004 avec des résultats inégaux, Syriza se transforme en parti à part entière en 2012, un an après le grand mouvement d’occupation des places grecques traduisant la profonde colère de la population durement touchée par la crise économique. Ce mouvement inspiré de l’exemple espagnol du 15-M pousse la gauche radicale grecque à se repenser. Le fait qu’elle parvienne à structurer des forces hétérogènes, alors qu’en France le Front de Gauche ne parvient pas à dépasser l’addition de forces partisanes aux stratégies divergentes, témoigne de la prise en compte des enjeux du moment.

Cependant, le rapide développement électoral de Syriza entraîne, à partir de 2012, une évolution structurelle majeure. La politologue Lamprini Rori l’analyse en ces termes : « Parti à vocation majoritaire depuis juin 2012, Syriza a été incontestablement le grand bénéficiaire de la crise financière. […]. La marche de Syriza vers le pouvoir a été ponctuée de mutations organisationnelles conformes aux exigences institutionnelles : lors du congrès de juillet 2013, Syriza devint un parti unifié avec Alexis Tsipras comme président. »

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Alexis Tsipras. ©www.kremlin.ru

La conquête puis l’exercice du pouvoir à partir de 2015 a pour conséquence de transformer l’équilibre des forces internes au parti. D’une coalition de forces disparates, Syriza se transforme en parti fortement centralisé, regroupé autour de l’équipe dirigeante. Celle-ci est constituée des membres du gouvernement et des députés et est dirigée par Alexis Tsipras, figure charismatique du parti. Le départ de nombreux cadres suite au référendum de 2015 couplé à la professionnalisation de l’activité des membres permanents, tournée vers l’action parlementaire, participent de cette dynamique réduisant l’appareil du parti et concentrant le pouvoir.

Syriza n’est donc jamais devenu un grand parti de masse. Les conséquences de l’installation au gouvernement et des choix opérés alors le placent sur une trajectoire imprévue. Ces phénomènes sont attentivement étudiés par les partenaires européens de la gauche grecque et en premier lieu par Podemos, parti connaissant alors une rapide progression dans les urnes, ce qui ne l’empêche toutefois pas de reproduire certains travers du parti grec. La politologue Héloïse Nez souligne ainsi : « L’ambiguïté d’un mouvement politique qui s’inscrit dans la lignée d’un mouvement social prétendant mettre la politique à la portée de tous les citoyens, mais qui tend à reproduire, dans son organisation interne comme dans certains de ses discours (surtout à l’échelle nationale), le schéma traditionnel selon lequel la politique serait avant tout une affaire d’experts ».

La France Insoumise quant à elle s’inscrit dans l’héritage de Podemos, tentant d’importer de ce côté des Pyrénées certaines de ses recettes gagnantes. Elle ambitionne de devenir une machine de guerre électorale rompant avec les impasses des gauches françaises, tirant les leçons tant de l’échec du Front de gauche que des succès des nouvelles forces contestataires européennes. Celles-ci poussent les insoumis à structurer leur projet autour d’une direction charismatique rassemblée derrière Jean-Luc Mélenchon et s’appuyant sur un grand nombre d’adhérents pouvant inscrire leur militantisme dans divers groupes d’appui locaux[3].

Quelles leçons pour les nouveaux partis contestataires ?

Le modèle choisi est marqué par de fortes ambiguïtés. L’horizontalité et la démocratie directe sont promues, mais la bonne marche de la structure partisane se fonde sur une démocratie de l’action laissant de facto une grande liberté à la direction. À Podemos, une série de dispositifs innovants agissent comme autant de « concessions procédurales » et permettent de compenser la dépossession ressentie par les militants[4]. Malgré tout, l’important turn-over de la base confirme la difficulté qu’ont ces forces à fidéliser tant la clientèle électorale que la base active, c’est-à-dire les personnes cherchant à s’engager dans le mouvement. Ainsi, si Podemos revendique 433 132 membres inscrits après trois années d’existence, seule une infime minorité milite activement : un cadre barcelonais les estime à 30 000 à la fin de l’année 2016.

“Les ressources disponibles étant très réduites, les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique.”

L’adoption d’une forme « mouvementiste » constitue effectivement un trait distinctif des nouvelles formations politiques, bien qu’il doive être relativisé. Il s’agit toujours de partis au sens wébérien, centrés sur la conquête électorale du pouvoir. Leur structure comme leur représentation se calquent sur celles des mouvements sociaux, dans la continuité desquels ils se placent. L’adhésion n’implique plus la socialisation politique. Adhérer à Podemos ou à La France insoumise constitue un acte aussi peu engageant que la signature d’une pétition humanitaire. Il s’agit alors d’un geste de soutien témoignant d’une adhésion « post-it », pour reprendre les termes du sociologue Jacques Ion. Cette structuration dans laquelle une petite équipe dirigeante réunie autour d’une figure charismatique concentre les attributions et entretient un lien direct avec une masse d’adhérents peu structurés et faiblement idéologisés ne se résume pas à la gauche radicale, tant elle peut s’appliquer au Mouvement 5 étoiles italien (M5S) ou à La République en marche.

S’agit-il cependant d’un choix conscient ou d’une nécessité, dictée par les ressources disponibles ? Ces dernières sont effectivement très réduites : les outsiders souhaitant participer activement au jeu électoral doivent activer leurs réseaux et innover sur le plan de la communication pour faire émerger puis populariser une alternative politique[5]. Leurs moyens financiers et humains limités (faute notamment de représentation électorale préalable – les élus participant largement au financement des formations politiques) ne leur permettent pas de déployer un appareil national de permanents et de cadres locaux. De plus, même après plusieurs années d’existence, leur stabilité financière n’est pas facilement assurée. Alors que les dons et cotisations constituent des apports minoritaires, les ressources liées aux postes d’élus sont importantes mais extrêmement fluctuantes, sensibles aux reculs dans les urnes.

Occuper le centre, s’inscrire dans un moment favorable

Participer aux élections ne constitue donc pas une simple « tactique tribunitienne » contestataire. Il s’agit d’une nécessité vitale inscrite au cœur de la stratégie de ces partis, orientée vers la conquête rapide du pouvoir institutionnel permettant l’acquisition de ressources et leur concentration autour de l’activité parlementaire. Notons que les différents modes de scrutin en vigueur semblent peu déterminants dans la structuration de ces partis. Bien que les coalitions de gouvernement se construisent différemment selon la part de représentation proportionnelle existante, le mode de scrutin semble avoir plus d’impact sur les tactiques électorales à court terme que sur la stratégie de long cours. Podemos est ainsi plus proche de la France insoumise, se développant dans un pays où l’élection reine procède d’un scrutin majoritaire à deux tours, que de Syriza, quand bien même la Grèce et l’Espagne partagent un mode de scrutin proportionnel laissant plus d’espace aux acteurs électoraux minoritaires[6].

La stratégie réunissant ces partis est bien celle du « populisme de gauche » visant à construire et représenter le peuple (et non une communauté ou une classe sociale) en tant que sujet politique. Contre l’hégémonie des dominants, ces partis proposent la construction d’une contre-hégémonie en structurant le débat public autour de nouveaux clivages, le principal opposant le haut et le bas de la société[7]. Pour réellement devenir opérante, cette stratégie doit cependant s’inscrire dans un moment populiste, c’est-à-dire une fenêtre d’opportunité favorable, une séquence politique durant laquelle le gouvernement est fragilisé et les représentants du pouvoir institutionnel particulièrement délégitimés.

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Manifestation des Gilets jaunes à Lyon. © ev.

L’exemple le plus frappant et le plus récent d’un tel moment en France est la crise des Gilets jaunes qui a débuté en novembre 2018. Elle apparaît comme une conséquence de la désaffection populaire vis-à-vis des corps intermédiaires ainsi que de la recomposition du champ partisan français amorcée lors de l’élection présidentielle de 2017 et balayant le bipartisme traditionnel. Dans le cas espagnol, le mouvement du 15-M, massivement soutenu par l’opinion publique, a eu un rôle similaire – malgré des caractéristiques très différentes tant en termes de répertoire d’action mobilisé que de composition sociale. Dans les deux cas, comme dans le mouvement des places grecques, les médias, partis et syndicats traditionnels sont rejetés et les demandes s’articulent autour des notions transversales de démocratie, de justice sociale, de renouvellement du personnel politique et de souveraineté.

L’efficience d’une telle stratégie populiste dépend donc largement de la capacité des acteurs l’incarnant à comprendre l’évolution de la situation politique et à s’insérer dans ce moment populiste favorable au passage d’une contestation de rue à une dynamique électorale contestataire. Une grande flexibilité tactique est requise pour maximiser les gains électoraux futurs[8]. Cette nécessité favorise en retour le choix d’une organisation rationalisée, verticale et centralisée.

Quelle organisation pour quelle stratégie ?

Ainsi, la stratégie populiste de gauche propose une rupture nette avec les expériences passées, tant de la gauche libérale que de l’extrême gauche marginale. Sur le plan symbolique, cette rupture se traduit par l’emploi de signifiants flottants – des symboles non-idéologisés en dispute, tels que le drapeau national, le cercle de Podemos, la lettre grecque phi des insoumis ou encore des couleurs neutres – pouvant être investis d’un sens politique par le parti et articulés par le leader charismatique.

“Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.”

Les principaux penseurs du « populisme de gauche », Ernesto Laclau et surtout Chantal Mouffe, considèrent que la lutte des classes ne constitue plus, à elle seule, un paradigme permettant de transformer la société. L’époque serait celle de la multiplicité des luttes (sociales, environnementales, féministes, antiracistes, etc.) et leur stratégie consiste à les articuler autour d’un projet d’approfondissement de la démocratie – sa radicalisation – marquée par le pluralisme agonistique : c’est-à-dire l’opposition constructive entre deux adversaires politiques opposés acceptant un cadre institutionnel commun[9]. Selon Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, « toute politique démocratique radicale doit éviter les deux extrêmes que sont le mythe totalitaire de la cité idéale, et le pragmatisme positiviste des réformistes sans projet ». Relevons l’ironie d’une telle valorisation du conflit et de la mise en avant de l’opposition constructive de vues divergentes, autrement dit de l’agonisme permettant « d’approfondir la démocratie », à rebours des accusations formulées à partir des travaux d’Otto Kirchheimer et s’inquiétant de la disparition des clivages en politique.

La conquête du pouvoir s’opère par les urnes, en investissant le cadre institutionnel existant par la formation d’une majorité sociale capable de porter un projet de transformation au pouvoir. Cette définition implique d’abandonner la rigidité idéologique des partis issus du mouvement ouvrier. Celle-ci postulait que le parti assumait d’être minoritaire sur le temps long, comme le PCF français et d’autres partis dits antisystèmes remplissant théoriquement la fonction tribunitienne de représentation d’un secteur spécifique de la population. Les force partisanes émergentes décident au contraire de développer un cadre de pensée et de mobilisation plus transversal, visant à agglomérer les demandes frustrées des exclus au sens large pour régénérer la démocratie.

Déployer une telle stratégie implique un certain nombre de prérequis organisationnels. Si le modèle du « parti de masse », au sens où l’entend le juriste et politologue Maurice Duverger, apparaît aujourd’hui dépassé, les forces partisanes émergentes doivent pourtant trouver un équilibre entre la mobilisation massive des adhérents et l’efficacité électorale maximale. À ce titre, Syriza (à partir de 2012) puis, par la suite, Podemos et La France insoumise, se caractérisent par une direction charismatique et technique s’appuyant sur un paradigme divergeant de la lutte des classes pour rassembler le socle électoral susceptible de les porter au pouvoir. Comme dans le cas exemplaire du M5S italien, la construction de ces partis est bien sûr déterminée par de fortes contraintes initiales, en particulier par la faiblesse des ressources disponibles mentionnée précédemment. Celles à disposition – réseaux antérieurs, compétences techniques de l’équipe dirigeante, capital symbolique propre au leader et à certaines figures publiques de second plan – sont donc rationalisées et concentrées dans les mains de la direction. Celle-ci est également dépositaire de la « marque » du parti, donnant son aval aux groupes locaux comme aux candidats souhaitant employer son nom et son logo. La construction de la structure est quant à elle marquée par une dynamique verticale, top down, s’éloignant du discours mouvementiste prônant une construction « par le bas » et un mode de fonctionnement horizontal.

Le flou volontaire entourant les attributions des responsables durant la phase de structuration du parti ou les limites des dispositifs de démocratie directe mis en place ne doivent pas pousser à minorer l’importance et la complexité de la structuration interne. Ces partis ont pour ambition d’incarner un modèle exemplaire, marqué par l’horizontalité et la transparence. Cela constitue une caractéristique saillante poussant à multiplier les mécanismes de votation et les espaces de discussion, dans une recherche continuelle d’exemplarité et d’innovation.

De la contestation artisanale à la politique professionnelle

La professionnalisation croissante de la direction lui permet de centraliser la quasi-totalité des compétences liées à la mise en place de la ligne politique et légitime ces attributions. Cette équipe est également en charge, au jour le jour, de la conception et de l’interprétation d’un ensemble de symboles et de concepts politiques. Les évolutions de la situation politique nécessitent des ajustements permanents effectués par des techniciens-conseillers œuvrant en coulisse pour préparer le terrain aux figures médiatiquement exposées. Ainsi, la construction du discours de ces partis, de même que ses inflexions stratégiques dans le cadre de la course au pouvoir, résultent du travail collectif de l’équipe dirigeante et non du génie d’un leader prométhéen, pas plus que d’une élaboration collective par les adhérents anonymes participant aux votations. De tels partis se différencient alors du « parti attrape-tout » d’Otto Kirchheimer, concept qui s’appliquerait plus justement au M5S italien[10].

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Alexis Tsipras en compagnie de Katja Kipping, co-présidente du parti allemand de gauche radicale Die Linke. ©Martin Heinlein

Une double dynamique anime donc ces nouveaux venus. D’une part, les frontières du militantisme se trouvent atténuées pour valoriser la fluidité et la spontanéité de l’engagement, répondant ainsi à une demande croissante d’horizontalité. D’autre part, l’efficacité électorale de l’entreprise partisane est maximisée grâce à la verticalité de la structure qui permet de centraliser la prise de décision.

Les difficultés rencontrées par Syriza dès lors qu’il accède au pouvoir illustrent la fragilité inhérente à un tel modèle partisan. À la suite du référendum grec du 5 juillet 2015, la négociation (qui fut un échec) sur les mesures d’austérité imposées par la Troïka affaiblit fortement le prestige personnel d’Alexis Tsipras. En allant contre les croyances et les normes portées jusqu’ici par le parti, la dimension charismatique du leadership est affectée, entraînant un contrecoup difficile à surmonter – puisqu’il semble compliqué de remplacer Alexis Tsipras. Les dissensions au sein de la direction de Podemos, culminant avec le départ d’Iñigo Errejon en janvier 2019, ou encore les tensions qui ont pu apparaître au sein de La France Insoumise, constituent un autre exemple des fragilités associées à la personnalisation du projet politique. La sauvegarde de l’authenticité du leader et l’organisation éventuelle de sa succession restent donc des défis importants.

Des objets politiques non-identifiés ?

Au regard de leurs caractéristiques communes, l’émergence de tels partis questionne les catégories partisanes existantes jusqu’alors. Ni authentiques mouvements, ni partis de masse achevés, ni réellement partis « attrape-tout », ces promoteurs d’un renouveau de la politique contestataire témoignent de la vitalité des aspirations au changement de cap en Europe. Leur simple existence s’inscrit dans un cadre temporel bien spécifique et pousse leurs concurrents à réévaluer leur propre rapport au politique.

Nous avons choisi de restreindre ce panorama aux acteurs rattachés à la gauche radicale, rompant avec les références traditionnelles de la gauche socialiste ou communiste au profit d’une stratégie dite populiste de gauche. Pourtant, cette stratégie contre-hégémonique d’outsiders n’est pas propre à un courant politique particulier. Si le concept de parti populiste est aussi utilisé pour désigner des partis tels que le Rassemblement national (dont le dirigeant historique, Jean-Marie Le Pen, provient du poujadisme), il faut alors questionner sa scientificité, c’est-à-dire se demander s’il s’agit d’une réalité objective et non seulement d’une étiquette revendiquée. Le qualificatif de populiste semble opérant lorsqu’il est directement revendiqué par les acteurs, désignant alors la stratégie accompagnant un projet contre-hégémonique, et non lorsqu’il est utilisé comme catégorie analytique permettant de nommer ces nouvelles formes partisanes.

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Pablo Iglesias, secrétaire général de Podemos. © Ahora Madrid, Felix Moreno Palomero

Partant de là, l’étiquette de « parti populiste » ne peut être une catégorie analytique susceptible de décrire un phénomène contemporain. Le parti populiste reste un concept creux, d’usage politique ou médiatique courant mais sans valeur explicative probante pour décrire l’offre politique contemporaine. Ernesto Laclau, Chantal Mouffe et les personnes adhérant à leurs conceptions défendent la nécessité d’une stratégie populiste tenant compte du contexte socio-économique, de la démonétisation des étiquettes et symboles des gauches européennes traditionnelles, conduisant ces dernières dans une impasse, comme des succès des gauches latino-américaines au XXème et XXIeme siècle. Leur populisme est une stratégie visant à « construire le peuple », soit une majorité sociale et électorale, autour de thématiques transversales et d’attributs positifs constituant cette identité populaire : l’honnêteté, la modestie, le goût du travail, le courage etc.

Ainsi, l’étiquette de populiste devient pour Sandra Laugier et Albert Ogien « une qualification qui appartient exclusivement à la langue des professionnels de la politique […]. Elle y remplit très généralement une fonction d’accusation, de disqualification ou d’insulte permettant de stigmatiser une manière inacceptable de pratiquer l’activité politique. […] Bien sûr, rien d’interdit à celui qui est affublé de l’étiquette de « populiste » de retourner le stigmate à son avantage, en revendiquant fièrement le qualificatif dont les accusateurs pensent qu’il discrédite celui qui en est frappé ». Cet usage d’un mot si communément employé comme anathème permet d’inverser l’accusation pour neutraliser les critiques et de rendre positif la référence au peuple, impliquant une rupture nette avec une vision dominante et technocratique de la politique : « Vous nous accusez d’être populistes, nous sommes effectivement avec le peuple ».

Dans cette perspective, tenter de distinguer artificiellement un populisme de gauche « inclusif » d’un populisme de droite « exclusif » semble peu pertinent : il n’est pas question d’une objectivation savante des idées politiques, mais de stratégies discursives cherchant à délégitimer un adversaire en le reléguant hors du champ légitime, ou bien à occuper un espace politique en se présentant comme le représentant des préoccupations populaires, opposé à l’establishment, aux élites.

“L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.”

Aujourd’hui, ces stratégies deviennent elles-mêmes transversales. Des acteurs politiques installés, des insiders, s’en saisissent progressivement pour renforcer leur propre position tout en neutralisant leurs adversaires. L’étude de La République en marche révèle d’importantes et surprenantes similarités structurelles avec les partis contestataires émergents. Comme le note Rémi Lefebvre, « [La République en marche et la France insoumise] cherchent à concilier horizontalité participative et efficacité décisionnelle loin des formes traditionnelles de la démocratie partisane ». Emmanuel Macron, pourfendeur du populisme durant la campagne présidentielle, n’a-t-il pas affirmé lui-même devant un parterre de maires : « nous sommes de vrais populistes, nous sommes avec le peuple, tous les jours » ?

Les emplois concurrents du terme de populiste révèlent ainsi un ensemble de luttes au sein du champ politique. Le populisme ne peut nullement être résumé à un type de parti, pas plus qu’à une position idéologique. Il s’agit aujourd’hui d’une stratégie employée par un nombre croissant d’acteurs politiques et non pas d’une catégorie partisane. L’usage du terme en dit peu sur la réalité d’une menace latente mais beaucoup sur les préconceptions de ceux qui l’emploient comme un anathème quant aux formes légitimes de la politique dans les démocraties parlementaires représentatives.

[1] Dans les cas français, espagnol et grec, les partis socialistes tendent à se repositionner à gauche une fois revenus dans l’opposition. Les reculs électoraux majeurs du Pasok jusqu’en 2015 puis du PS en 2017 pourraient cependant leur porter un coup fatal hypothéquant leur capacité à gouverner seuls. Quant au PSOE, son ancrage militant dans des régions telles que l’Andalousie constitue une force lui permettant de résister aux périodes de reflux en se réorientant sur des enjeux locaux.

[2] Cas Mudde considère que le populisme est une thin ideology (idéologie mince) se résumant à une opposition sociale manichéenne entre une élite corrompue et un peuple pur et faisant appel à la « volonté générale » du second contre la première. Les formes contemporaines de populisme évoquées ici amènent plutôt à parler d’une stratégie désidéologisée.

[3] Contrairement aux partis de masse traditionnels, la formation de nouvelles élites à partir des masses populaires n’est pas systématisée dans les nouvelles structures : la formation des cadres, typique des premiers, est remplacée par la cooptation d’un personnel politique déjà professionnalisé, doté d’une expertise sectorielle ou d’une expérience militante antérieure et pouvant être réinvestie.

[4] Le rapport de légitimation et de contrôle entre la base et la direction passe par une série de dispositifs, certains novateurs comme les mécanismes numériques de participation et de vote, d’autres plus classiques – tels des primaires semi-ouvertes et des rencontres plénières sur le modèle des congrès de parti. Ces derniers peuvent être complétés par divers outils plus expérimentaux renforçant le rôle clé de la direction, comme le tirage au sort des adhérents assistant aux conventions de La France insoumise.

[5] En termes bourdieusiens, le capital social (réseaux d’interconnaissances dans le champ politique comme médiatique) et symbolique (en l’occurence, charisme personnel) sont les ressources les plus importantes à disposition.

[6] Podemos et Syriza envisagent différemment la question des alliances nécessaires à la constitution d’un gouvernement, faute de majorité absolue. Syriza réalise une coalition anti-mémorandum avec la droite souverainiste de l’ANEL dès le 25 janvier 2015. Podemos hésite entre rallier le PSOE et obtenir des ministères régaliens ou renforcer ses liens avec la Gauche unie (c’est cette seconde option qui est d’abord privilégiée dans le cadre de la coalition Unidos Podemos à partir de mai 2016, sans succès, avant la composition d’un gouvernement Podemos-PSOE à la suite des élections anticipées de novembre 2019).

[7] Les thématiques mobilisées sont cependant transversales sans être nécessairement consensuelles. Pensons à la réhabilitation de figures républicaines dans les discours de Podemos, à la revendication d’une sixième République par La France insoumise ou à la défense du mariage pour personnes du même sexe par Syriza dans une Grèce encore marquée par les valeurs orthodoxes traditionnelles. De tels marqueurs renforcent d’ailleurs le positionnement de ces partis dans le champ de la gauche radicale.

[8] À ce titre, il apparaît que La France insoumise a été la grande perdante du mouvement des Gilets jaunes : apparaissant comme un parti parmi les autres et recentrant son discours sur la gauche urbaine lors des élections européennes, elle n’est pas parvenue à incarner les aspirations d’un mouvement pourtant en phase avec ses principales lignes programmatiques. Pire, les scrutins suivants confirment la débâcle électorale des insoumis.

[9] L’agonisme diffère de l’antagonisme qui correspond à l’affrontement de deux ennemis, dont l’objectif est de détruire l’autre.

[10] Quoique faisant l’objet de vives critiques, le M5S italien de l’ex-humoriste Beppe Grillo constitue une figure quasiment idéale-typique du renouveau partisan à l’œuvre en Europe. Sa structure minimale et personnifiée à l’extrême, l’adoubement de ses représentants, ses outils de démocratie numérique, son système d’adhésion et de participation comme sa flexibilité tactique en font un précurseur sur bien des plans. Cependant, les grands axes de son contenu programmatique, de même que sa composition sociologique le distinguent nettement des autres partis évoqués dans cet article.