« Mettre la République en sûreté » – Entretien avec Marion Beauvalet et François Thuillier

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Marion Beauvalet, doctorante en théorie des organisations, et François Thuillier, ancien membre des services de sécurité anti-terrorisme et contre-espionnage, ont été sollicités par le laboratoire d’idées Intérêt général pour travailler sur les questions de sécurité. Dans leurs rapports, le premier intitulé « Penser la police au service du peuple » et le second « Refonder la police », ils montrent en quoi les politiques sécuritaires de ces dernières années ont progressivement discrédité et affaibli l’idée d’une police républicaine et sociale et proposent des pistes de réflexion pour restaurer un service public de sécurité en France. Entretien réalisé par Guillemette Magnin.

LVSL – Dans votre rapport, vous écrivez que « les politiques sécuritaires témoignent des rapports de force économiques et sociaux entre catégories de population et entre classes sociales ». L’argument sécuritaire a-t-il toujours permis de légitimer le rapport de force entre les classes dirigeantes et la population ?

François Thuillier – Oui, mais j’irai même au-delà. Je crois qu’il témoigne non seulement des rapports de force, mais aussi des rapports de force sémantiques. Le but de cette note était d’essayer d’empêcher la bourgeoisie – l’oligarchie de manière générale – de disposer du vocabulaire à leur guise, pour leur propre confort. C’est ce que disait justement Jean Genet lorsqu’il contestait cette faculté que les pouvoirs ont de disposer du vocabulaire. C’est très marquant pour les questions économiques – avec les termes de « réformes » pour ne pas dire « casse sociale » ou de « charge » pour désigner les cotisations sociales – mais cela l’est également pour la sécurité : les termes de « sécurité », de « violence » ont été accaparés par la classe bourgeoise. Je pense que l’on vit actuellement sous les auspices d’un coup d’État sécuritaire, que l’on peut faire remonter à la deuxième moitié des années 1970. Dans la note, nous partons du rapport d’Alain Peyrefitte de 1976 intitulé « Réponse à la violence » dans lequel il pose les bases de l’époque sécuritaire dans laquelle nous vivons toujours. Nous avons souhaité ouvrir une petite brèche dans ce mur du lobby sécuritaire qui, actuellement, détient le pouvoir et tous les rouages de la communication politique.

LVSL – Comment expliquer le caractère performatif des discours sur la sécurité ? Le sont-ils particulièrement dans ce domaine ?

Marion Beauvalet – Je pense que oui. On observe en effet, sur ces thématiques-là, un phénomène d’homogénéisation et d’alignement du bloc dominant, que je qualifierai de libéral sur le plan économique mais pas aussi libéral qu’il le proclame sur le plan social. Ce que l’on voit depuis le quinquennat d’Emmanuel Macron et que l’on voyait déjà avec Manuel Valls à Matignon, c’est une sorte de raidissement progressif d’un point de vue autoritaire et un alignement de ce discours avec les médias pour d’autres raisons (montrer les scènes de violences et d’affrontement entre les gilets jaunes et les policiers permet de mieux tenir le téléspectateur en haleine et de faire monter l’audimat). Dans cette note, on essaie de montrer le caractère performatif de ces discours et de décrire le processus de création de cette thématique sécuritaire, indépendamment de ce que les gens vivent au quotidien, qui peut faire passer un événement marginal, comme un vol dans le métro, pour une problématique sociétale majeure.

Le spectacle de la violence est sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir.

F. T. – Les sondages de ces dernières années montrent que les Français placent la peur dans leurs premières préoccupations quotidiennes. Mais attention à ne pas confondre deux sentiments que l’on amalgame souvent dans la presse. D’une part il y a la « peur de victimation », c’est le fait d’avoir peur pour soi, de se sentir en position de vulnérabilité et de considérer qu’on peut être une cible et être attaqué. Ce sentiment est stable depuis des dizaines d’années. D’autre part, il y a la « préoccupation pour la délinquance », c’est-à-dire le sentiment des gens en réaction au spectacle de la violence. Celui-ci est effectivement en hausse depuis quelques années. Mais, comme l’a dit Marion, le spectacle de la violence est tout à fait sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir. On l’a bien vu en 2002 avant le second tour de la présidentielle avec l’affaire Paul Voise… On sait très bien que le fait de mettre la sécurité dans les sujets des médias fait monter automatiquement la droite et l’extrême-droite. Si on mettait les questions sociales, ce serait l’inverse. Ce sont des stratégies de pouvoir tout à fait conscientes et assumées.

LVSL – En quoi le modèle de société néolibérale, tel qu’évoqué dans le premier rapport, permet-il aujourd’hui de relayer et d’accréditer ce discours ?

F. T. – On sait que les médias sont principalement aux mains des oligarques. Le lobby sécuritaire, si vous voulez, c’est une étoile à quatre branches qui tient le pays aujourd’hui. Ce sont d’abord les outils d’influence de la diplomatie anglo-saxonne – occidentale d’une manière générale –, on l’a vu avec la guerre contre le terrorisme. Vous avez ensuite leurs employés et leurs relais que sont les partis libéraux et conservateurs en Europe et particulièrement en France. Puis vous avez l’industrie de la sécurité privée, le conseil de la sécurité, les experts de l’industrie du contrôle… et puis vous avez les médias. Et les médias, pour ceux qui sont privatisés, ont pour stratégie d’assumer, là aussi pour l’audience, un discours et une représentation du monde qui ont pour but et pour effet d’influer sur l’opinion publique pour qu’elle vote correctement.

M. B. – Pour ajouter un mot sur la dimension néolibérale, je pense que le fait de poser ce genre de discours et d’analyse sur la sécurité a pour effet de détourner le regard des citoyens et de dresser les gens contre certaines menaces ; en l’occurence, les populations fragiles économiquement et les populations étrangères. En mettant en avant le caractère insécurisant des banlieues par exemple, on pose une sorte d’ennemi qui serait « l’autre » au lieu de poser un adversaire qui appartiendrait à la classe dominante, par exemple un banquier qui, lui, s’enrichit continuellement. Ainsi, l’adversaire est toujours pensé comme « quelqu’un à notre niveau », notre voisin que l’on peut croiser dans le métro, mais jamais comme le dominant, celui du dessus.

LVSL – En 1972, le programme commun de la gauche dénonce une police « détournée de son rôle républicain ». Vous faites également référence à Jaurès qui distinguait la violence des pauvres et la violence des maîtres. Quel devait être selon lui le rôle de la police ?

F. T. – Cette déclaration, on l’a mise dans la note comme un clin d’œil à l’œuvre de Jaurès, mais elle ne faisait pas spécifiquement référence à la délinquance mais plutôt aux conflits sociaux. Jaurès disait qu’on ne pouvait pas éviter la violence des conflits sociaux, mais que lorsqu’elle s’exprimait, il ne fallait pas stigmatiser les ouvriers – ceux qui luttaient pour leur peau – mais plutôt se tourner vers leurs maîtres, les chefs d’entreprise, comme principaux responsables de cette violence.

Quand je parlais de coup d’État sécuritaire depuis 1976, la manière dont la gauche a accompagné ce coup d’État est quand même significative. En 1972, on a dans le programme commun, très fortement influencé par le parti communiste de l’époque, la qualification de la police presque comme une institution de l’Ancien Régime. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, on observe un recentrage doctrinal du parti socialiste qui devient hégémonique à gauche, et donc les questions de police disparaissent. Finalement, cet ordre libéral leur convient mieux. La question de la police disparait des 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981, et de sa Lettre à tous les Français en 1988. Il est intéressant de voir que les stratèges de la deuxième gauche (Dray, Valls…) considèrent à un moment donné que l’échec de la gauche aux législatives de 1986 est dû aux questions de sécurité. Dès lors, les figures du Parti socialiste pensent que la gauche ne va pas assez loin et que, pour gagner, il faut coller au discours sécuritaire de la droite.

On a donc une inversion des valeurs : non seulement, la police et les questions de sécurité disparaissent de leur champ de préoccupation politique, mais, en plus de ça, il y a un alignement sur la droite. En 1997, au moment du colloque de Villepinte, la gauche opère un alignement complet sur les questions sécuritaires avec la droite. Par exemple, elle s’approprie la notion de police de proximité, qui initialement est une notion de droite. En 2012, Valls va encore au-delà sur le terrain de l’extrême-droite, avec la guerre contre le terrorisme… De fait, depuis le programme commun, on a l’impression que la gauche libérale a parcouru tout l’arc politique de la gauche à l’extrême-droite, si bien qu’il n’y a plus de politique spécifique à la gauche en la matière.

La gauche a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes.

M. B. – Pour compléter sur la phrase de Jaurès et sur la dimension sociale de la citation, je pense que l’idée de la note était aussi de montrer que la gauche, en cessant de penser les questions de sécurité et en se soumettant simplement aux questions de la droite, a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes. Or, le fait de reconnecter les questions de sécurité aux questions sociales permettrait de se remettre à les penser et de construire une analyse sur les causes de ces phénomènes. Quand on se réfère à Jaurès, c’est aussi une manière de se reconnecter à cette matrice de pensée. 

F. T. – Pour revenir au sujet de la distinction entre « violence des riches » et « violence des pauvres », il est vrai que sociologiquement, on ne se livre pas au même type de crimes et délits. On a d’une part ce qu’on appelle les « illégalismes populaires », c’est-à-dire les atteintes aux personnes et aux biens. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on glisse sur le terrain de la délinquance économique et financière, la corruption… Il est important de distinguer ces deux types de manifestation délictuelle.

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Dans la seconde partie du rapport vous dénoncez l’absence de moyens déployés par les pouvoirs publics pour assurer la sécurité, notamment dans les périphéries. Peut-on dire que la politique du chiffre telle que vous la décrivez dans la lutte contre la consommation de drogues gouverne l’ensemble des politiques sécuritaires menées ces dernières années ?

M. B. – Sur les questions de politique du chiffre, il y a un vrai sujet. On fait face à une sorte de paradoxe, puisque les personnes qui mettent systématiquement à l’agenda les questions sécuritaires sont aussi celles qui, une fois au pouvoir, suppriment des postes et ferment des commissariats. Par exemple, récemment dans la première couronne parisienne, on a fermé beaucoup de commissariats pour mutualiser les lieux. Résultat : quelqu’un qui aurait besoin de déposer une plainte ne peut plus y accéder aussi rapidement qu’avant. Il y a donc tout un travail de distorsion du lien entre l’institution et la population par les mêmes personnes qui scandent que les questions de sécurité sont primordiales.

Sur les questions de drogue en effet, la politique du chiffre est particulièrement frappante. On le voit par exemple avec les contrôles au faciès dans certains quartiers. Cela alimente un sentiment de défiance et permet aux policiers de remplir des objectifs statistiques. S’ajoute à cela le système de prime, qui permet de « combler » le fait que les policiers sont pour la plupart très mal payés…

Au-delà de ça, la politique du chiffre correspond à des choix d’investissement. Fermer des commissariats, en plus de distendre le lien de confiance entre la police et les citoyens, correspond à un choix de démantèlement du service public. Ces économies permettent d’investir dans d’autres choses comme l’armement de la police et plus globalement l’arsenal de maintien de l’ordre en manifestation.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes.

LVSL – Au sujet du service public, vous déplorez le démantèlement progressif du service public de la police. Par quels moyens concrets est-il possible à ce stade de lutter contre la privatisation des services de police ?

F. T. – Une des préconisations de la note est justement d’essayer de faire refluer le mouvement général de privatisation de la sécurité. Il faut, en effet redonner à l’État les prérogatives pleines et entières de la mission de sécurité au détriment, évidemment, de la sécurité privée (industrie de la sécurité, gardiennage…), mais également des collectivités locales. Prenons l’exemple des polices municipales : il y a 23 000 policiers municipaux en France, une explosion cependant très inégale, puisque les effectifs dépendent du budget de chaque ville. On assiste donc à une rupture du principe d’égalité devant la sécurité. Par ailleurs, cela prive la sécurité nationale d’un certain nombre de prérogatives. C’est pourquoi nous proposons d’étudier la possibilité juridique d’une renationalisation des polices municipales pour les faire rentrer dans le giron de l’État. Cela vaut aussi pour les départements et les régions. Seul l’État, selon nous, est légitime pour assurer cette sécurité et cette violence légitime. Or on déplore une dilution de la notion de sécurité dans le marché libéral, au profit des plus riches, des plus à même de se doter de leurs propres moyens de sécurité.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes. Dans ce sens, il faut également mettre un terme au pantouflage de certains hauts cadres du renseignement qui se mettent au service des grandes fortunes pour créer, dans les entreprises, des services de sécurité qui ont aujourd’hui quasiment plus de moyen que l’État lui-même. Ce n’est pas acceptable.

LVSL – Selon vous il est impératif de changer de paradigme sur l’insécurité et de miser davantage sur la lutte contre la criminalité économique et financière. Le fait de prioriser volontairement une lutte – ici celle contre la criminalité économique et financière – plutôt qu’une autre, n’est-il pas incompatible avec la vision républicaine et égalitaire des services publics de sécurité ?

F. T. – Aujourd’hui, la priorité est mise sur ce qu’on appelle les « illégalismes populaires » car c’est cette notion de violence qui fait des carrières électorales et qui enrichit le lobby sécuritaire. Pourquoi veut-on inverser la politique pénale ? Simplement parce que la « violence des riches », comme disait la sociologue Monique Pinçon-Charlot, cette violence légale est en vérité plus pathogène pour la société. Je crains en effet que, s’il n’existe pas de ruissellement en économie, il y en ait un en matière de délinquance. C’est-à-dire que l’exemple, funeste, de cette délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain. Par exemple, le consentement à l’impôt, quand on regarde le nombre de fraudes fiscales… En plus de cela, la délinquance des pauvres est relativement circonscrite dans l’espace, elle s’étend peu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la police arrive si facilement à la déplacer dans l’espace, en la renvoyant en périphérie des villes.

La délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain.

M. B. – Je pense aussi que requalifier le paradigme de la sécurité permet de redéfinir certains phénomènes. Si l’on reprend l’exemple de la drogue, on peut se demander : est-ce qu’un phénomène de violence policière permettra à des consommateurs de drogue d’en sortir ? Je ne crois pas, il faut sortir de politiques qui sont manifestement inefficaces. Je crois en ce sens que c’est en renommant les phénomènes, en portant un autre regard dessus, que l’on pourra agir sur le réel. Concernant les drogues, je crois que l’on est face à un phénomène qui est d’ordre social. On a observé une augmentation de la consommation de crack pendant l’épidémie. Les gens qui sont tombés dedans sont les personnes en situation de marginalité.

LVSL – En conclusion du second rapport, vous préconisez une relocalisation des forces de police, qu’entendez-vous par là ?

F. T. – L’idée, c’est de dire qu’il y a des disparités géographiques. Par exemple, il n’est pas normal que le taux de quadrillage, de répartition des policiers par habitant soit plus important dans les quartiers riches de Paris qu’en Seine-Saint-Denis. Il faut reconsidérer la police comme un service public auquel chaque citoyen doit avoir un égal accès. Notre proposition était donc de revoir la carte de répartition des forces de police en fonction des territoires, mais également en fonction des types de délinquance afin que chacun d’entre eux soit soumis à la même répression et de manière égalitaire.

M. B. – Un service public, pour être qualifié comme tel, doit répondre à un certain nombre de conditions : l’égalité, la continuité et l’adaptabilité. Rappelons que s’il y a une grande défiance vis-à-vis de la police, c’est en grande partie parce que dans beaucoup de territoires, les policiers sont en sous-effectif. Ils ont, pour la plupart, de très mauvaises conditions de travail, et sont soumis à des objectifs qui détruisent aussi certainement le sens de leur profession.

Relocaliser, c’est dire repenser différemment en repartant par le bas. C’est une des conditions sine qua non pour recréer la confiance entre le peuple et la police. Il s’agit aussi de repenser les questions de recrutement, pour que la police ressemble plus aux Français, pour que l’institution soit elle-même davantage comptable de ses actes, et pour qu’elle corresponde enfin à cet idéal républicain.

Pourquoi le libéralisme économique est intrinsèquement autoritaire

© Hugo Baisez

La crise sanitaire a révélé le caractère autoritaire du gouvernement libéral d’Emmanuel Macron. Cherchant à sauvegarder les fondements du système économique dominant, il a imposé des mesures contraignantes aux individus plutôt qu’aux entreprises. Simple dérive conjoncturelle ou aboutissement d’une logique intrinsèque au libéralisme économique ? Grégoire Chamayou, dans La société ingouvernable, son dernier ouvrage paru en 2018 aux éditions la Fabrique, analyse la genèse du libéralisme autoritaire. Retour sur les thèses qu’il développe.

Le régime libéral-autoritaire

Le point de départ de ses travaux se situe dans les contestations très fortes qu’a subi le capitalisme à la fin des années 1960, qui ont mené les capitalistes et les dirigeants politiques conservateurs à modifier leur façon de gouverner. Ces derniers ont « élaboré des stratégies pour conjurer la crise de gouvernabilité de la démocratie »[1], selon l’expression en vigueur à l’époque. En transcrivant les débats des milieux patronaux, Chamayou décrit comment ceux-ci ont vécu cette période d’activité démocratique intense (grèves ouvrières, mouvements sociaux, nouveaux mouvements politiques comme les écologistes, etc.) comme une « attaque sur la libre entreprise », c’est-à-dire une menace pour eux-mêmes et leurs intérêts. Il s’agissait de redresser le gouvernail de leur bateau capitaliste. Les stratégies qu’ils ont déployées pour ce faire ont mené de fil en aiguille au « libéralisme autoritaire » d’aujourd’hui.

Libéral au sens économique, le libéralisme autoritaire garantit la propriété privée des moyens de production et la liberté d’entreprise, en utilisant une « boîte à outils ne contenant que quatre gros marteaux : déréglementations, privatisations, baisse des impôts, libre-échange »[2]. C’est le point commun des différents libéralismes économiques. Autoritaire ensuite, il soustrait à la délibération collective ces mêmes règles économiques, qu’il pose comme immuables et inéluctables : les « lois naturelles » de l’économie. Cet autoritarisme se caractérise par « l’affaiblissement des pouvoirs parlementaires, la répression des mouvements sociaux, l’amoindrissement des droits syndicaux, de la liberté de la presse, des garanties judiciaires, etc.», écrit Chamayou. Le quinquennat d’Emmanuel Macron coche toutes les cases de cette définition : répression de la quasi-totalité des mouvements sociaux depuis 2016, peines de prison ferme expéditives contre les Gilets Jaunes, limitation du débat parlementaire et 49-3, affaire Benalla, etc. Depuis le début de l’épidémie de coronavirus, les conseils de Défense quasi-hebdomadaires et les lois Sécurité globale et « renforçant les principes républicains » accentuent le phénomène : les libertés publiques sont plus restreintes, ou du moins plus difficiles à exercer.

Dans le libéralisme autoritaire, ces deux termes ne sont pas simplement juxtaposés : l’autoritarisme permet de maintenir le libéralisme économique dans le temps et les différentes configurations sociales. En effet, le libéralisme inflige une souffrance économique et sociale via le chômage, la précarité et les inégalités, et cette souffrance porte en elle le risque d’une révolte. Pour Karl Polanyi, qui a analysé le libéralisme économique du XIXe siècle[3], son application progressive a engendré un contre-mouvement de défense dans la société. La répression est donc une réponse possible pour les gouvernants. Finalement, comme le pose Grégoire Chamayou dans sa conclusion, « on a beaucoup dit que le libéralisme autoritaire était un oxymore, ce serait plutôt un pléonasme ». L’histoire du capitalisme est riche de ces phases d’ingouvernabilité des dominés, et de retour de bâton des capitalistes. Elles commencent avec l’essor de la production industrielle, et sa surveillance.

Discipliner les travailleurs

La surveillance se transforme au début du capitalisme moderne avec la révolution industrielle. Auparavant, une part importante de la production manufacturière était assurée à domicile. Les artisans achetaient de la laine et revendaient des tissus, confectionnés chez eux sur un métier à tisser. C’est dans ces conditions matérielles de production que démarre la Révolution industrielle en Angleterre. L’émergence des premières usines, c’est-à-dire de regroupements de machines et de travailleurs asservis à celles-ci au sein d’un même bâtiment, pendant un même temps, permet d’instaurer l’inspection du lieu et de l’activité de travail elle-même, et non plus du produit fini.

Pour maximiser les profits, les propriétaires d’usines imposaient une discipline stricte. En effet, les ouvriers étaient indisciplinés face à leurs conditions de travail épouvantables : risques d’accident élevés, environnement de travail malsain, horaires à rallonge. Le simple fait d’exiger des travailleurs des horaires précis était nouveau à cette époque. Et avec l’invention de l’éclairage artificiel à gaz puis électrique, le travail pouvait être prolongé la nuit.

Les penseurs du libéralisme économique et politique naissant s’interrogent sur l’organisation du travail à adopter pour maximiser la production. En particulier, c’est l’utilitariste Jérémy Bentham qui mit au point un outil de surveillance voué à la postérité, le panoptique. Il sera repris plus d’un siècle plus tard par Michel Foucault dans son travail sur la gouvernementalité, par lequel Chamayou introduit le livre et le titre La société ingouvernable. Pour Foucault, les institutions disciplinaires comme les panoptiques sont des instruments de pouvoir permettant d’induire des comportements chez les individus. À la rigueur, il n’y a même plus besoin que le surveillant surveille, la discipline ayant été incorporée, c’est-à-dire faite corps, par les surveillés.

Une branche récente de l’économie dominante, l’économie comportementale, s’est même spécialisée dans cette recherche de l’incitation non-coercitive. Celle-ci considère que les êtres humains sont irrationnels et doivent par conséquent subir des « coups de pouce » (nudges) pour prendre les « bonnes » décisions[4]. C’est la voie qu’a choisi le gouvernement français en créant les auto-attestations de sortie, idée lui ayant été soufflée par un cabinet privé spécialisé, BVA[5]. Si elles ont finalement peu d’applications directes, ces « nudges » illustrent le glissement moderne dans la gouvernementalité, comme le développe Grégoire Chamayou au long du livre.

Les bullshit jobs, ou le contrôle pour le contrôle ?

Le mode de production, capitaliste en l’occurrence, façonne les formes de gouvernement, c’est-à-dire les formes de pouvoir sur les hommes, mais pas de façon univoque. La volonté de pouvoir dépasse-t-elle l’impératif de maximisation du profit économique ? Ce conflit se manifeste dans l’entreprise, par exemple par l’existence de certains bullshit jobs, ces postes qui n’ont aucune raison d’exister, théorisés par l’anthropologue David Graeber[6]. Même si les entreprises ne créent pas l’emploi, un chef d’entreprise peut en général décider de créer un poste dans son entreprise – ce qui n’est pas la même chose[7]. Si les nécessités productives justifiant le poste n’existent pas, il s’agit donc d’un poste superfétatoire, un bullshit job. Dans la classification que David Graeber a établie existent ainsi deux types de postes inutiles dus à cette logique, les larbins et les petits chefs. Les premiers existent pour que leur chef se sentent supérieur (une assistante de direction). Les seconds existent car on a pensé avoir besoin d’un chef, là où ce n’était pas le cas (le manager dont les subordonnées travaillent très bien tous seuls).

Ces bullshit jobs hiérarchiques traduisent le fait que les capitalistes ne sont pas forcément motivés uniquement par le profit et l’accumulation. La crise sanitaire actuelle l’a démontré : nombre d’employeurs ont été réticents à mettre en place le télétravail, et le gouvernement n’a jamais réussi à l’imposer tout à fait, pas même pour ses fonctionnaires. Pourtant, des études ont montré que le télétravail améliore la plupart du temps la productivité des salariés[8], au moins pour ceux qui peuvent y avoir recours dans de bonnes conditions matérielles. Pour ces patrons, exiger de leurs salariés de revenir au bureau prouvait qu’ils plaçaient le contrôle et la surveillance au-dessus du profit[9]. Cet état de fait n’est cependant pas généralisable : comme le note Chamayou, une entreprise qui déciderait de s’écarter en général et de façon durable de l’impératif du profit serait rappelée à l’ordre et disciplinée par les marchés. L’exemple récent de la mise à pied d’Emmanuel Faber de Danone a montré l’impossibilité des « entreprises à mission », oxymore en soi. Les autres types de bullshit jobs, eux, apportent du profit à leur employeur.

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Tour de contrôle. ©CC0

Par ailleurs, les bullshit jobs rappellent aussi comment le rapport des forces sociales joue sur la façon dont chacun peut, ou pas, gouverner (au sens de diriger) sa vie. Chaque dégradation de la situation économique et sociale, chaque augmentation du chômage incite les moins privilégiés à accepter des postes moins qualifiés, ou vides de sens, à accepter des cadences de travail supérieures, des heures supplémentaires non payées, etc., au bon vouloir de son employeur. Pour Grégoire Chamayou, cela est aussi une forme d’autoritarisme du libéralisme, au sein de l’entreprise : « La politique néolibérale, en ce qu’elle pratique la dérégulation, notamment du droit du travail, renforçant le pouvoir de l’employeur dans la relation contractuelle, en ce qu’elle précarise et insécurise les travailleurs, affaiblissant leur rapport de force, réduisant leur capacité de refus, leur liberté, en ce qu’elle favorise l’accumulation des richesses, creusant les inégalités, exacerbant par là encore plus les possibilités de subjugation de tous ordres, implique un raffermissement des autoritarismes privés. C’est en ce sens-là aussi que le libéralisme économique est autoritaire, au sens social, et pas seulement étatique ». Le romancier Edouard Louis l’exprimait dans son livre Qui a tué mon père[10], en rappelant que chaque attaque contre les droits des salariés se retrouvait in fine prise dans des corps, en particulier celui de son père, ouvrier, qui a été tué par son travail. Enfin, cette domination économique peut se conjuguer avec d’autres formes de domination, qui peuvent exister en dehors du capitalisme mais qui sont renforcées par lui, comme le sexisme et le racisme.

Pour un anticapitalisme antibureaucratique

L’existence des bullshit jobs contrecarre des idées fausses propagées aussi bien par les libéraux que certains marxistes. Pour les idéologues du capitalisme, les entreprises évoluent sur le marché concurrentiel et ne peuvent donc pas se permettre d’engager des gens pour rien. Ils en concluent que les personnes qui disent que leur poste est absurde doivent halluciner. De même, pour un marxiste orthodoxe, un poste est au moins utile à faire fructifier un capital, fût-ce contre l’intérêt général. La question ne se pose donc pas vraiment pour eux non plus. Mais la réalité résiste à cette interprétation.

Enfin, la théorie des bullshit jobs laisse le soin aux travailleurs de définir le caractère utile ou non de leur poste, ce qui leur redonne un pouvoir de définition sur leur travail, soit précisément ce qui leur a été enlevé par un siècle d’organisation tayloriste du travail. Ils sont capables de juger de l’utilité de leur profession à l’aune de critères qui, sans nécessairement constituer une théorie sociale de la valeur, ne sont pas moins réels et peuvent être discutés. Ces valeurs profondes sont souvent anticapitalistes ou au moins a-capitalistes.

Si les cadences ont diminué grâce aux luttes sociales, les méthodes de surveillance du travail se sont développées depuis la Révolution Industrielle et causent de plus en plus de souffrances psychiques au travail. Ces nouvelles méthodes constituent de plus en plus un gouvernement par les règles, venu du privé et qui a été transférée au public via le « Nouveau Management Public ». Il se voit dans les protocoles, procédures, évaluations et formulaires qui se multiplient aujourd’hui. Il compose une gouvernementalité bureaucratique : gouverner par la règle écrite. Pour David Graeber, dont c’était l’objet dans son précédent livre, l’attrait de la bureaucratie réside dans sa promesse d’être gouverné non plus par l’arbitraire de l’autorité, mais par la règle de droit. Mais la bureaucratie a ses revers et c’est elle qui est à l’origine de la multiplication des bullshit jobs ces dernières années[11], car les protocoles et indicateurs sont souvent superflus. Ces nouveaux postes inutiles sont ceux de chef de projet, de contremaîtres et consultants en tous genres ; ils peuvent exister dans le public comme dans le privé, au sein du capitalisme comme dans un système socialiste mal conçu, productiviste.

Du gouvernement à la gouvernance

Cette « gouvernance par les nombres »[12] a été théorisée par le juriste Alain Supiot. Il remarque (comme le fait Grégoire Chamayou) qu’une translation linguistique s’est opérée à partir des années 1980. Les termes de gouvernement et ceux associés (gouvernementalité) ont été substitués par celui de gouvernance. La gouvernance désigne toujours un mode de gouvernement, mais contrairement aux premiers termes, elle évoque un gouvernement sans gouvernants, naturalisé, incorporé en effet. Tout comme le panoptique était si efficace qu’il permettait de surveiller sans surveillant, la gouvernance est un gouvernement (au sens de méthode) qui cherche à se passer de gouvernement (au sens de conseil des ministres).

Le capitalisme moderne, armé de son idéologie néolibérale, trouve donc aujourd’hui une gouvernementalité parfaite dans la gouvernance par les nombres. Cette gouvernance programme les individus en vue d’atteindre un objectif chiffré et généralement financier. Elle repose sur une abondante bureaucratie (noter la « performance » de son chauffeur de taxi, par exemple) et un imaginaire cybernétique (qui vient du grec kubernân, gouverner). Les nombres qu’elle utilise pour tout évaluer représentent l’objectivité même, plutôt que la soumission à l’arbitraire. Ils permettent de camoufler les logiques de pouvoir à l’œuvre : l’autorité se brouille mais la subordination demeure.

La nouvelle crise d’ingouvernabilité

Mais le néolibéralisme entre lui-même en crise. Dans La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme[13], les sociologues Marlène Benquet et Théo Bourgeron s’inscrivent dans l’histoire du libéralisme de Grégoire Chamayou et montrent via l’exemple du Brexit l’avènement d’un « nouveau régime d’accumulation » du capital. Celui-ci n’est plus porté par les institutions habituelles de la finance, c’est-à-dire les banques, les assurances et les fonds d’investissement, mais par les acteurs de la « deuxième financiarisation », à savoir les hedge funds, qui spéculent sur des actifs titrisés, les fonds de capital-investissement, qui prennent le contrôle de firmes non cotées, ou encore les fonds de trading à haute fréquence et les fonds de spéculation immobilière. Ces banquiers de l’ombre (shadow banking) sont ceux qui ont été à l’origine de la crise des subprimes de 2008.

Aujourd’hui, ces nouveaux capitalistes considèrent que le cadre institutionnel du néolibéralisme, celui de l’Union Européenne en l’occurrence, ne leur suffit plus. Ils veulent construire une « Singapour-sur-Tamise », c’est-à-dire rendre la place londonienne aussi peu taxée qu’un paradis fiscal off-shore. Les maigres réglementations créées par l’UE après la crise de 2008 leur paraissent encore trop contraignantes. Face au péril climatique, ces idéologues libertariens ne veulent donc plus aucune limite à leur liberté d’accumuler, à laquelle ils ne donnent plus de justification en dehors d’elle-même. Pour ce faire, ils soutiennent la répression des mouvements sociaux comme Extinction Rebellion, mouvement de désobéissance civile né au Royaume-Uni.

La gestion de l’épidémie par le gouvernement français a elle aussi illustré cette méthode double, et cette transition de gouvernementalité. Plutôt que de s’informer, et d’informer au mieux les citoyens avec des informations scientifiques à jour, il a choisi l’infantilisation dans ses discours et la répression dans les actes. Depuis un an il répète la même logorrhée, « les Français se laissant aller, nous sommes obligés de renforcer les contrôles ». Autrement dit, il considère la population comme une masse d’enfants à éduquer par des ruses, tout en usant de la matraque contre ceux qui auraient à y redire. Cette attitude a fait voler en éclats la croyance selon laquelle un gouvernement libéral économiquement serait peu enclin à l’autoritarisme. La France est même passé de la catégorie « démocratie complète » à « démocratie défectueuse » dans l’indice calculé par le journal libéral The Economist[14].

La liberté des propriétaires et le retour de la matraque

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Pourtant, cette contradiction était présente dès les débuts du libéralisme économique. Comme l’explique Aaron Bastani dans le magazine socialiste anglais Tribune[15], ses premiers penseurs comme John Locke soutenait le travail des enfants à partir de 3 ans ou la peine de mort pour les voleurs à la tire. Dans la même veine, Alexis de Tocqueville était contre une journée de travail à moins de 12h et contre l’encadrement des loyers. Jérémy Bentham proposait que les miséreux portent des uniformes. Aucun ne soutenait l’association des travailleurs ni le suffrage universel. Certes, l’époque était différente mais les Républicains sociaux de la Révolution française avaient déjà ouvert une autre voie possible.

Les colons américains qui ont revendiqué cette inspiration libérale au cours du XIXe siècle étaient pour la plupart des maîtres d’esclaves. On ne peut comprendre cela sans situer la liberté dont se prévalaient, et se prévalent toujours, les libéraux : la liberté des propriétaires. C’est cette liberté purement individuelle qui « s’arrête où commence celle des autres », qui permet aux commerçants de commercer et aux riches de s’enrichir sans limite, ainsi que d’user et d’abuser de ce qui leur appartient selon leur bon vouloir, que cela soit leurs enfants ou des adultes esclavagés.

Par la suite, après la première guerre mondiale et sa « mobilisation totale », ces débats ont pris un tournant plus contemporain sous la République de Weimar. Le juriste Carl Schmitt, par la suite rallié au nazisme, pose alors une formule qui allait résumer « l’Etat total » qu’il voulait construire : Etat fort et économie saine[16]. Friedrich Hayek, un des plus grands théoriciens du néolibéralisme, a encensé cette clairvoyance de Schmitt (tout en critiquant son ralliement au régime nazi). Sous cette formule, il s’agit de conserver les rapports économiques fondamentaux par la mise en place d’un Etat « fort-faible : fort, contre les revendications démocratiques de redistribution, et faible, dans sa relation au marché »[17]. Grégoire Chamayou situe à ce moment le véritable acte de naissance du libéralisme autoritaire, dans cette formule qui allait décrire parfaitement l’avènement politique du néolibéralisme plus de 40 ans plus tard, avec Margaret Thatcher. Il ajoute toutefois le fait « que la transcroissance de l’État libéral en État total totalitaire soit possible, et que, sans être nécessaire, ce phénomène ne soit pas accidentel, ne permet pas d’en conclure que le libéralisme serait par essence un crypto-fascisme »[18]. Montrer les points communs entre libéralisme et fascisme ne permet donc pas de les amalgamer, mais de mieux les comprendre pour les combattre tous les deux.

David Graeber avait saisi la dynamique libérale en nous rappelant dans son article de 2013 sur les bullshit jobs que le système capitaliste s’appuyait sur un esprit particulier, égoïste et austère[19]. Le grand économiste John Maynard Keynes souhaitait offrir à l’humanité la vraie liberté, celle d’être « libéré du problème économique »[20], et de ne plus travailler que trois heures par jour, pour enfin se consacrer aux plaisirs de la vie et aux arts, dont il était d’ailleurs amateur et mécène[21]. Tous les deux avaient compris que l’humain n’était pas que déterminismes économiques, et qu’il cherchait à s’en défaire. Il n’est que temps de rappeler que la liberté réelle ne peut s’obtenir sans l’égalité entre tous.

[1] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, une généalogie du libéralisme autoritaire, 2018, La fabrique

[2] Serge Halimi, Le Grand Bond en arrière, rééd. Agone, 2012. Extrait « Le naufrage des dogmes libéraux », Le Monde Diplomatique, octobre 1998

[3] Karl Polanyi, La grande transformation, 1944, Gallimard

[4] L’économie comportementale a été récompensée en 2017 par le prix « Nobel » d’économie pour l’un de ses défenseurs, Richard Thaler. Il a publié en 2008 Nudge, La méthode douce pour inspirer la bonne décision.

[5] Barbara Stiegler dans l’émission « À l’air libre » de Mediapart, le 29 janvier 2021

[6] David Graeber, Bullshit jobs, éd. Les Liens qui Libèrent, 2018

[7] Frédéric Lordon, « Les entreprises ne créent pas l’emploi », Le Monde Diplomatique, mars 2014

[8] Selon la note « Quel avenir pour le télétravail ? Pérenniser et sécuriser une pratique d’avenir » publiée par l’Institut Sapiens, libertarien et proche du MEDEF, le 15 mars 2021.

[9] Usul, « Télétravail : pourquoi le patronat ne joue pas le jeu », Mediapart, 8 février 2021

[10] Edouard Louis, Qui a tué mon père, 2018, Seuil

[11] Guillaume Pelloquin, « À l’origine des bullshit jobs, la gouvernance par les nombres », Le Vent Se Lève, 2020

[12] Alain Supiot, La Gouvernance par les nombres. Cours au Collège de France (2012-2014), Fayard, 2015, réédité en poche aux éditions Pluriel, 2020.

[13] Marlène Benquet et Théo Bourgeron, La finance autoritaire. Vers la fin du néolibéralisme, Raisons d’agir, 2021. « L’ère de la finance autoritaire », Le Monde Diplomatique, mars 2021.

[14] « Global democracy has a very bad year », The Economist, 2 février 2021

[15] Aaron Bastani, « How Liberals rewrite their own history », Tribune, Dagenham, Royaume-Uni, hiver 2021

[16] Herman Heller et Carl Schmitt, présentés par Grégoire Chamayou, Du libéralisme autoritaire, La Découverte, 2020

[17] Wolfgang Streeck, « Heller, Schmitt and the Euro », European Law Journal, vol. 21, n°3, mai 2015, pp.361-370, p.362

[18] Grégoire Chamayou, La société ingouvernable, op. cit., p. 231

[19]On the phenomenon of bullshit jobs“, David Graeber, Strike! Magazine, 2013

[20] John Maynard Keynes, Lettre à nos petits-enfants, 1930. Edition française : Les Liens qui Libèrent, 2017, préface André Orléan.

[21] Gilles Dostaler, Keynes par-delà l’économie, éd. du bord de l’eau, 2014

Alexandre Langlois : « Il y a ceux qui dirigent un pays avec une garde de citoyens et ceux qui dirigent avec une garde contre les citoyens »

Alexandre Langlois, du syndicat Vigi police, a choisi de protester contre la gestion politique violente et délétère des effectifs de police en présentant sa démission de ses fonctions de gardien de la paix. Sous le coup d’une nouvelle procédure administrative lancée en dépit de sa décision, nous l’avons interrogé sur les motivations de son geste, ainsi que sur sa vision des réformes nécessaires à l’amélioration des conditions de vie et de travail des policiers et à la reconstitution des liens entre cette institution et la population, que le pouvoir, par son instrumentalisation de la brutalité, semble avoir rompu.

LVSL – Vous avez récemment décidé de démissionner pour protester contre les manquements de la hiérarchie administrative au devoir de protection des fonctionnaires et de bonne gestion des personnels, accompagné de votre collègue Noam Anouar du syndicat VIGI Police. Vous dénoncez conjointement l’utilisation brutale de la répression en manifestation, ainsi que les conditions de travail poussant vos collègues au suicide. Quels évènements spécifiques vont ont conduit à cette décision ?

Alexandre Langlois – Pour être précis, c’est une rupture conventionnelle, que le ministère, en toute illégalité, à commencer à traiter à partir du 1er janvier 2021. La suite d’événements qui l’a précipité est la concomitance entre l’affaire Michel Zecler, où ce producteur a été tabassé par plusieurs policiers, suivi par des tirs de grenades, et le projet de loi sécurité globale, notamment l’article 24, sur la non-diffusion des visages des policiers, mais pas uniquement. Cela a été accéléré par la rhétorique gouvernementale : conjointement, Monsieur Darmanin et Monsieur Macron ont dit que dans cette affaire, ce qui les a choqué, ce sont les images du tabassage. Ce qui m’a choqué, c’est le tabassage, pas les images. La loi qui est défendue par Gérald Darmanin permettra de ne plus voir ces images, or cela semble être précisément ce qu’ils veulent. Nous sommes sur la négation des valeurs de la République. Nous ne voulons plus protéger les gens, mais cacher les déviances du gouvernement. Cette loi sur la sécurité globale va encore plus loin, parce que de façon générale, elle légalise l’affaire Benalla. Le syndicat VIGI – qui est partie civile au tribunal dans l’affaire Benalla — avait porté plainte pour tous les manquements qui ont été découverts, et nous sommes contents que la procédure commence à avancer avec le procureur de la République. Mais pourquoi disons-nous que cette loi permet la légalisation de ces pratiques dangereuses ?

crédits photos : Pablo Porlan/Hans Lucas

Demain, les Benalla, les personnels privés pourront se déguiser en policiers, et plus personne ne pourra dire s’il en existe. Il y a une volonté de privatiser les missions régaliennes de l’État, avec le transfert de pouvoirs de police judiciaire à des sociétés privées. Ces entreprises n’ont pas à cœur l’intérêt général, mais faire de l’argent. C’est bien quand on vend une voiture, mais quand on assure une mission de l’État, cela pose un problème, notamment sur la question d’à qui va la fidélité. Dans l’affaire Benalla, Macron voulait privatiser sa sécurité. Nous avions des spécialistes de gendarmerie et de police qui ont assuré la sécurité de tous les présidents de la 5e République, sans jamais faillir à leur mission. Mais Macron voulait une sécurité privée. Pourquoi ? Parce qu’il y en a qui sont pour l’intérêt général, et d’autres dont la loyauté est achetée par l’argent. Comme disait Aristote, « il y a ceux qui dirigent un pays avec une garde de citoyens, et d’autres avec une garde contre les citoyens ». Tout cela fait fond sur un désengagement de l’État vers les polices municipales, qui pose un problème d’égalité des citoyens quant à la sécurité sur le territoire. Chaque commune, en fonction de ses budgets et de ses possibilités, n’aura pas la même police municipale. Toute commune, tout citoyen a un droit constitutionnel à une égale qualité du service public.

LVSL – Est-ce que vous avez des nouvelles par rapport à votre procédure disciplinaire en dépit de votre demande de démission ?

A. L. – J’ai écrit au ministre pour demander ma démission, en précisant que je ne voulais pas que cela prenne trop de temps, pour éviter que cela ne donne prise à une éventuelle sanction en termes de calendrier… La réponse du ministre a été de m’envoyer en conseil de discipline un mois après. Ce qui est assez amusant, c’est qu’après deux mois sans réponse, tout agent peut considérer que son administration accepte le départ, ce qui a d’ailleurs été confirmé par Mr. Darmanin. Une question lui a été posée quand il était ministre des comptes publics, au Sénat, pour connaître la nouvelle réglementation sur le silence de l’administration. Il a alors répondu qu’il n’y a pas de cadre précis, donc cela veut automatiquement dire qu’il y a une acceptation par l’administration dans ce genre de circonstances. Au lieu de quoi, il m’a donc envoyé en conseil de discipline. Ce conseil de discipline s’est bien passé, autant qu’il était possible. Dans la fonction publique, un conseil de discipline rend un avis, c’est au ministre d’avoir le dernier mot. En général, l’avis rendu est conforme à celui du conseil de discipline, pour avoir un paravent si l’une des parties prenantes est en désaccord avec cette décision.

Dans mon cas, tous les syndicats ont décidé de ne pas prendre part au vote, considérant que leur rôle n’est pas de juger la liberté d’expression syndicale. Il y a donc eu un front syndical. J’ai eu la chance d’être accompagné par des personnes ayant des profils totalement différents : un syndicaliste du FPIP qui est également au Rassemblement National, par Gérard Miller, et par David Dufresne. Ce dernier, pour l’anecdote, m’a appelé quelques jours avant ma convocation, parce qu’il veut faire un nouveau documentaire sur la police, et notamment sur ce qu’il se passe en interne, quand un policier dénonce certains agissements. Je l’ai donc rappelé pour qu’il puisse venir voir un cas concret. Il a accepté et il était content de venir. Finalement, aucune décision n’a été prise lors de ce conseil de discipline, c’est au ministre de trancher.

Par rapport à la première affaire et l’expérience que j’ai déjà eu, pour des motifs similaires de liberté d’expression syndicale, le conseil de discipline ne s’était pas non plus prononcé, et Mr. Castaner avait estimé que cela méritait une exclusion de 12 mois de fonction, dont 6 fermes. Mr. Darmanin a le choix, soit de légaliser la rupture conventionnelle qu’il a acceptée par sa non-réponse, soit de me sanctionner, en me renvoyant, me révoquant. C’est entre ses mains, donc je suis toujours en attente. Selon la jurisprudence, il a environ un mois pour se décider, ce qui nous amène aux alentours du 20 février. Le respect de la légalité par le ministère de l’Intérieur n’est cependant pas sa plus grande spécialité. 

LVSL – Quelles mesures immédiates dans l’emploi et la gestion des effectifs de police recommanderiez-vous pour renouer le lien de confiance qui semble brisé entre ce corps d’État et la population ?

A. L. – La première chose à faire serait de réformer l’IGPN, l’inspection générale de la police nationale. Toutes les démocraties européennes ont un organisme de contrôle indépendant. En quoi cela recrée-t-il le lien entre police et les citoyens ? Cela a trois effets immédiats. Premièrement, il y a une transparence vis-à-vis de la population. Quand on se reporte à l’interview de la directrice de l’IGPN, Brigitte Julien, par Envoyé Spécial, on constante que quand elle est interrogée sur les plus de 300 affaires de violence sur les Gilets Jaunes, elle n’en considère que 2, avec un sourire narquois. Cela pose quand même un problème. En second lieu, cela pose également un problème sur la gestion en interne des dossiers concernant la discipline. Nous avons également eu un cas récemment, d’intelligence avec un pays étranger, concernant des ventes de fichiers de renseignement français au services de renseignements marocains à l’aéroport d’Orly. L’IGPN, alors sous la responsabilité de l’ancienne directrice, Madame Guillemard, semblerait avoir orienté l’enquête, à tel point que le juge d’instruction s’en est plaint dans les colonnes du Parisien, en effet, le directeur de la police des frontières d’Orly était son mari.

Il fallait donc le couvrir, trouver un responsable sans remonter trop haut. Cela pose des problèmes graves de fonctionnement interne de cette administration. Par ailleurs, cela permet de libérer la parole des policiers. Souvent, on se demande pourquoi les policiers ne dénoncent pas les faits qui se passent, les faits de violence illégale, de racisme, ou la mauvaise gestion. Ils ne le font pas, tout simplement parce que lorsqu’un policier veut le faire, il est envoyé en disciplinaire, pour manque de loyauté envers ses chefs, pour avoir porté atteinte au crédit et renom de la police nationale. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai été sanctionné notamment, pour discrédit et atteinte au renom de la police nationale : pour le directeur, en ayant médiatisé certains manquements et dysfonctionnements graves en interne, c’est de ma faute si l’image de la police a été ternie. A cela, j’ai opposé le fait que si jamais l’ordre avait été rétabli au sein de la police nationale, je n’aurai pas eu besoin de médiatiser. Nos collègues du syndicat avaient déjà averti. Pour nous, c’est eux les fautifs. Cela sera au tribunal administratif de statuer.

crédits photo : Pablo Porlan/Hans Lucas

Cela libérerait donc la parole, parce que si les policiers n’avaient plus peur d’être envoyés en conseil de discipline pour avoir dénoncé des manquements de leur hiérarchie, et qu’un organe de contrôle indépendant est mis en place, ils pourront décrire plus librement les dysfonctionnements multiples dont ils peuvent être témoins. La hiérarchie sera peut-être plus encline à ne plus donner des ordres illégaux. Enfin, l’IGPN a également un rôle d’audit et d’amélioration du service public. Comment cela se passe-t-il aujourd’hui ? Le commissaire qui est à l’IGPN va échanger avec un commissaire dans un autre service, souvent ami, pour lui demander de bien le noter. C’est ce qui construit le discours officiel suivant lequel « dans la police française, tout va bien, circulez, il n’y a rien à constater ». Si ces évaluations étaient effectuées par un contrôle indépendant, comme en Angleterre, nous n’en serions pas là. Pour avoir discuté avec des collègues anglais, qui m’ont confié avoir agi avec précipitation sur certains sujets lors des émeutes de 2012. Ils ont commis des erreurs, les ont reconnues, et se sont demandés comment faire la prochaine fois pour que cela ne se reproduise pas. Cela permet une amélioration du service public, conjointement avec des personnes qui sont à la fois des professionnels et des usagers. Parce que souvent, notamment avec le Beauveau de la Sécurité, on parle de beaucoup de gens sauf des premiers concernés, sauf des usagers des services publics. Cela serait donc le premier et plus important maillon de la chaîne d’une grande réforme d’amélioration du fonctionnement de l’institution.

LVSL – Quel regard portez-vous sur la récente polémique autour de la Loi de Sécurité globale et son fameux article 24 concernant la captation d’images de policiers en manifestation ?

A. L. – Au sujet de l’article 24, il y a eu une hypocrisie terrible de la part du gouvernement et plus particulièrement de Monsieur Darmanin, qui a instrumentalisé la souffrance des policiers pour faire pleurer dans les chaumières et faire accepter l’inacceptable. Il a dit, par exemple, qu’il y a eu un attentat à Magnanville où deux policiers se sont fait assassiner chez eux par un terroriste, et que c’était à cause des réseaux sociaux et de la circulation numérique des images. C’est complètement faux. La cause principale est une fuite de données RH du ministère de l’Intérieur sur une clé USB. Est-ce que depuis ce problème a été résolu ? Non, donc cela peut se reproduire. Le ministre a également dit qu’il y a des policiers qui se suicident ou qui sont en dépression à cause de tout ce qui est diffusé sur les réseaux sociaux. Faux. Les policiers se suicident et partent en dépression parce qu’il y a un management délétère, une perte de sens de leurs métiers, une destruction de leur vie personnelle par des horaires atypiques et beaucoup d’heures supplémentaires (dont une part considérable mal ou non payée). Une fois de plus, le ministère n’a rien fait pour régler ce problème.

Par ailleurs, avec cette loi, on pourra sanctionner de 12 mois de prison ceux qui filment les policiers avec de mauvaises intentions. La loi ordinaire, pour tout justiciable, permet déjà de protéger contre ce type d’action malveillante. Une collègue policière, à Versailles, a été suivie par un individu qui avait une intention manifeste de lui nuire. Elle a été filmée, a vu certaines de ses informations personnelles être diffusées. La personne qui a commis ces actes a été condamnée à 17 mois de prison ferme, —  cinq mois de mieux que la loi de Monsieur Darmanin à son plafond —, si le juge applique la peine maximale.

Enfin, il a dit que, parfois, certains agents peuvent être identifiés sur le net et poursuivis jusque chez eux. La seule fois où des policiers ont reçu des menaces de mort chez eux, avec des courriers, les lettres mentionnaient : « on ne vous connaît pas, on ne vous a jamais vu, par contre, on sait où vous habitez et on peut venir vous tuer ». Comment ces personnes ont pu avoir l’adresse ? Grâce au Journal officiel, parce qu’ils avaient relevé les informations personnelles de tous les régisseurs des CRS, ont regardé leurs lieux d’affectation, ont cherché dans les pages blanches et les ont contactés. C’est une fois plus, une non-sécurisation des données à un niveau administratif, en interne, qui dans certains cas, pour la sécurité des agents ne devraient pas être diffusées au public. Rien n’a été fait non plus de ce côté-là. Nous sommes sur quelque chose d’assez abject : l’instrumentalisation de la souffrance des policiers, leurs suicides, le fait qu’ils peuvent être poursuivis chez eux, pour des motifs de politique politicienne, pour quelque chose qui n’a rien à voir avec la protection des policiers. C’est ce qui est scandaleux avec cet article de loi et sa défense par le gouvernement. Ce qu’il y a d’encore plus scandaleux, et c’est en cela qu’ils sont forts, c’est qu’ils l’ont remis dans la loi sur le séparatisme, dans l’article 18. C’est quasiment le même article reparu dans la loi qui a été votée le mardi 16 février.

LVSL – On assiste depuis plusieurs années à une transformation des doctrines et méthodes de la sécurité intérieure liée à la transformation numérique (reconnaissance faciale, usage des drones…). Il y a une récente décision de mai 2020, du Conseil d’État, d’interdire l’usage des drones pour motif de police administrative notamment sur la surveillance des manifestations. Cela témoigne de la profondeur des clivages liés à cette transformation. Craignez-vous que la technologie, une fois de plus, serve de justification aux dérives sécuritaires, et surtout, austéritaires du gouvernement ?

A. L. – C’est le cas depuis longtemps, même si cela s’est aggravé avec le mandat de Monsieur Macron. J’en veux pour preuve, par exemple, ce qui s’est passé à Viry-Châtillon. Des collègues ont été brûlés dans leur voiture parce qu’ils surveillaient une caméra de surveillance, qui elle-même surveillait un trafic de drogue. Dans un État normal, on se sert plutôt des policiers pour surveiller directement le trafic de drogue et interpeller les gens responsables, plutôt que de surveiller la caméra qui surveille le trafic de drogue… Une fois que cela est arrivé, ils ont renvoyé des CRS, pour continuer de surveiller la caméra de surveillance plutôt que de régler le problème. Pourquoi surveiller une caméra de surveillance plutôt que de régler le problème par des moyens humains traditionnels ? Est-ce que l’on veut surveiller plus largement, est-ce que l’on veut contrôler d’autres types de personnes ? Cet acharnement à défendre l’option technologique contre l’option humaine pose des questions légitimes sur les libertés publiques. Deuxième chose, qui était dans la loi sécurité globale, concernant les drones, il est déjà difficile d’avoir un accès pour rectifier les informations quand on est filmé par des caméras de vidéosurveillance. Il y a bien des panneaux qui l’indiquent, mais on ne fait pas forcément attention. Avec un drone, il est impossible de savoir quand il va nous filmer. L’idée du gouvernement et de l’administration actuelle est d’enregistrer ce qu’ils veulent où ils veulent. Dans cette loi, sur les drones, c’est le seul article de la loi dans lequel il n’y a pas de sanction. Ils disent comment doivent être conservées les vidéos, comment doivent être utilisées les vidéos, mais ils n’évoquent jamais les procédures si la loi et les libertés constitutionnelles ne sont pas respectées.

Finalement, nous sommes en train de remplacer l’être humain par des moyens technologiques, alors que normalement, le moyen technologique doit être au service de l’humain. Des caméras de surveillance peuvent être utiles dans certains endroits, mais il faut que des patrouilles de police puissent intervenir. Là, nous avons juste des films à des fins de propagande politique, mais qui n’ont rien avoir sur la sécurité des usagers. Nous en revenons à l’affaire Benalla, au cours de laquelle les vidéos de surveillance de la préfecture de Paris ont été utilisés par l’Élysée, par un de ses conseillers spéciaux, et diffusées sur des comptes twitter anonymes. Par ailleurs, le directeur de la DOPC, direction de l’ordre public sur Paris, a conservé les vidéos plus de trois mois, alors que le délai légal est seulement d’un mois. Dans la loi, il est prévu un délai d’un mois, mais il n’y a aucune sanction si cela n’est pas respecté.

Concernant la surveillance faciale, quand c’est arrivé en Chine, de nombreux observateurs avaient dit que cela n’arriverait jamais en France. Et pourtant, c’est ce qui est en train de se développer à présent. Quand on voit ce qu’il se passe en Chine, la prochaine étape pourrait bien être le système de notation sociale numérique si on laisse les idéologues qui nous dirigent avec les mains libres… C’est donc inquiétant sur la dérive sécuritaire et autoritaire de l’État et de la classe politique, qui veut la main mise sur des moyens technologiques, car contrairement à des êtres humains, les technologies ne se rebelleront jamais.

Par ailleurs, nous avons numérisé la plupart des données, des fichiers, des services… Nous avons également crée des outils dont la prise de plainte en ligne. Cela crée aussi une coupure importante avec une partie de la population. Pour donner un exemple très concret, ma grand-mère n’a pas internet et n’a donc pas accès à ce service. Cela permet d’éviter certaines affaires et de faire baisser artificiellement le taux de délinquance parce que les gens n’ont pas accès à ces droits. Il y a un gros problème avec cette numérisation accélérée, on coupe le lien humain, dans un moment où on en aurait besoin, notamment dans l’accompagnement. On met en place une barrière numérique, pour faire de l’austérité sur le lien humain nécessaire au service public. Avec la numérisation des plaintes, il n’y aura pas d’accompagnement des victimes, ce qui est quand même assez dramatique dans les missions de la police…

Sur l’utilisation de matériel, cela ne se limite pas au numérique, on essaie de remplacer les êtres humains qui vont dans les manifestations, par exemple, par de l’armement. L’armement sert, normalement, en cas de problème parce qu’on n’a pas assez d’effectifs humains. On a pris la logique inverse, on a renvoyé des effectifs pour les remplacer par de l’armement et cela conduit à augmenter la quantité des blessures graves, des mutilés, parce que les effectifs humains ne sont plus suffisants pour maîtriser une situation de façon moins violente. Il y a toutes ces dérives, qui mènent à plus de sécuritaire, plus de contrôle, et surtout, avec le moins de gens possible. L’objectif lisible derrière ces choix est une société de surveillance généralisée où tous les fichiers peuvent être pilotés au niveau central, demandant un cercle restreint de personnes de confiance, verrouillé en fonction d’objectifs soustraits à la vue des institutions démocratiques et des citoyens. La CNIL rends certes des avis, mais comme nous l’avons vu dans le cadre du fichage centralisé « Gendnotes » portant sur des opinions politiques, religieuses, syndicales, sexuelles, y compris certaines données de santé normalement protégées par le secret médical, ce genre de décisions liberticides passent tout de même facilement. Ce qui est assez inquiétant quant à l’état de notre système politique.

Un député avait proposé dans le cadre des débats sur la loi contre le séparatisme, que le ministre de l’Intérieur puisse décider tout seul des assignations à résidence, sans contrôle du juge. Heureusement, l’amendement a été écarté, car inconstitutionnel, mais on voit l’idée du projet. La dérive autoritaire est bel et bien installée au cœur de la classe politique actuelle…

LVSL – Allez-vous continuer votre démarche civique autour des questions de sécurité à suite de votre démission ? Quelle forme va prendre votre engagement à présent ?

A. L. – Oui, je vais continuer. J’aimais mon métier, mais il a été dénaturé. J’avais décidé de quitter la police quand il n’y aurait plus de moyen de résister en interne. En interne, à chaque fois que l’on fait quelque chose, nous subissons un conseil de discipline, des sanctions, et même quand on gagne au tribunal, cela prend trois ans. Au bout d’un moment, dans la vie de tous les jours, cela devient compliqué de boucler les fins de mois. J’ai donc décidé de quitter cet endroit anxiogène, délétère et que je peux continuer à suivre de l’extérieur, fort de mon expérience. Il y a un premier projet qui s’est mis en place, l’association « IGPN citoyen », de laquelle je suis président. Nous cherchons à faire tomber ce premier domino. Nous avons imaginé un modèle participatif inspiré des jurys d’assises. Si nous avons deux tiers de citoyens non policiers, tirés au sort et un tiers de policiers, également tirés au sort, nous avons un certain équilibrage. En général, les jurys d’assises donnent des décisions qui sont en adéquation avec l’attente populaire, et cela permet de la transparence. C’est donc un premier combat, et je pense que si ce domino tombe, cela permettra de redonner de la confiance dans la police, et d’aider les gens et les policiers qui sont anonymes, qui résistent à des ordres illégaux et aux pressions qu’ils reçoivent de leurs supérieurs hiérarchiques. 

crédits photos : Pablo Porlan/Hans Lucas

Soit je me résigne à changer complètement de secteur professionnel, soit je trouve un moyen de continuer le combat en en faisant mon activité principale, par exemple par de l’associatif, avec des budgets, ou du conseil politique. Il y a plusieurs options. Et si ce n’est pas possible, je continuerai en trouvant un travail alimentaire en complément tout en continuant le combat. Je n’ai pas envie de laisser la police dans cet état, parce qu’elle est garante des libertés individuelles, celles que nos dirigeants abîment, en permettant l’oppression du peuple plutôt que de permettre son épanouissement, et je n’ai pas envie que mes enfants grandissent dans un monde pareil. Le combat va donc continuer.

Pour qu’il y ait un débat démocratique en France, il faut qu’il y ait des limites, parce qu’on ne peut pas faire usage de violence ou de mensonge, comme l’avait pourtant dit Sibeth Ndiaye, qui assumait le recours au mensonge pour faire passer les réformes pour lesquelles la majorité a été élue. Non seulement ces gens ne vont pas sur le terrain, mais pire encore, les réformes pour lesquelles ils ont été élus ont été savamment camouflées dans une rhétorique creuse autour de l’énergie entrepreneuriale, la « start up nation ». On assiste à une inversion des valeurs.

Je vais quoi qu’il arrive continuer le combat contre ces injustices, mais je ne sais pas définitivement sous quelle forme. La seule corde que j’ai à mon arc, c’est que j’avais prévu une reconversion comme détective privé, au cas où !

Entretien avec David Dufresne : « Les vidéos des gilets jaunes prennent leur force sur grand écran »

© Pablo Porlan
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À l’occasion de la sortie du film Un Pays qui se tient sage, Le Vent Se Lève a rencontré David Dufresne. Journaliste, écrivain et réalisateur, il met en lumière les actes de violence commis à l’encontre des manifestants depuis son Twitter, « Allô Place Beauvau ». Plus qu’une simple compilation, cette recension pointe du doigt les dérives du maintien de l’ordre. Son film permet aujourd’hui de questionner la violence physique légitime, en articulant des vidéos de manifestations et les perspectives d’universitaires comme de personnes mobilisées. À l’écran s’affiche une double violence : violence de la matraque, mais aussi violence des politiques libérales qui resserrent progressivement leur étau sur ceux venus protester dans la rue et remettre en cause la légitimité du pouvoir gouvernemental.


Le Vent Se Lève – En plus du film Un pays qui se tient sage, vous avez également écrit le roman Dernière sommation et recensé les violences et les mutilations perpétrées par les forces de l’ordre pendant les différents “Actes” des Gilets jaunes. Comment se complètent ces formes de création ou d’information ? Comment l’idée de faire un documentaire a-t-elle fini par s’imposer ?

David Dufresne – « Allô Place Beauvau », c’était avec d’autres, au fond. C’était une façon de provoquer le débat. Le roman, c’était une façon de raconter comment moi j’avais vécu tout ça intérieurement, dans ma chair, dans ma tête, dans mon cœur, dans mes tripes. Le film, lui, c’est une réflexion collective pour nourrir le débat. Donc il y a : provoquer le débat, le raconter et le nourrir.

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Cependant, je ne l’ai pas envisagé comme un triptyque. C’est venu naturellement. Mais, après le roman, je me suis dit qu’après les mots, il y avait peut-être quelque chose à faire avec les images pour leur rendre leur caractère documentaire, historique. Pour ça, il fallait aller au cinéma, le montrer en grand écran.

LVSL – Vous faites le choix de vous appuyer sur des vidéos. Elles ont été filmées, pour la plupart, par des gilets jaunes pendant les manifestations. Pour le spectateur, cela implique une grande violence, à l’image de celle qui a pu être éprouvée pendant les “Actes”. Dans votre film c’est une accumulation, une surenchère qui met mal à l’aise et ne peut pas laisser indifférent. Ce choix a-t-il été évident quand vous avez pensé au film ?

D. D. – Pour être sincère, quand je faisais le montage, j’étais parfois sidéré, bouleversé. Je pensais l’être parce que derrière chaque image, je savais qui était la personne qui avait filmé, ce qui lui était arrivé ou encore dans quel état elle se trouve aujourd’hui. Certains s’en sont sortis mais pour d’autres, leur vie est brisée. Je plaquais donc sur ces images des émotions. Je n’avais jamais imaginé qu’en fait, même sans ces émotions, ces images allaient produire ce qu’elles ont produit. En d’autres termes, je ne m’attendais pas à ce que ce soit aussi viscéral pour certaines personnes.

“Je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite.”

Nous avons tout monté de la manière la plus sobre possible. Nous avons par exemple privilégié les plans-séquences. Nous n’avons absolument pas accéléré ou, au contraire, mis des ralentis, zoomé, ajouté de la musique… En ce sens, nous avons enlevé tous les artifices possibles pour que le rendu soit le plus en retenue possible.

Maintenant, ce sont des images de violences, de violences réelles. Donc effectivement, elles peuvent provoquer quelque chose de très fort. Dans les débats, il est vrai que je vois très bien que lorsque la lumière se rallume, on ne peut pas reparler tout de suite. Mais c’est aussi pour cela qu’on est allé au cinéma : c’est à la fois le lieu de l’émotion et du débat, de la réflexion. On va davantage au cinéma accompagné, plutôt que seul parce qu’on débat par la suite de ce qu’on a vu, on parle de ces images.

Ce qui est étonnant, c’est que ces images prennent, de mon point de vue, leur vraie force sur grand écran. Pour autant, elles n’ont pas du tout été filmées comme ça. En effet, tout d’un coup, et c’est la magie du cinéma, notre regard ne peut pas s’échapper, à moins de fermer les yeux ou de les baisser. Ce n’est pas comme les réseaux sociaux, Twitter ou Facebook où vous faites défiler, où vous pouvez effacer. Là, l’idée, c’est de regarder pour ne pas effacer.

© Pablo Porlan
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LVSL – Pendant les gilets jaunes, les spectateurs ont été exposés à la violence qui était montrée dans les médias. Vous vous intéressez également à la répression plus qu’aux scènes sur les ronds-points. Pourtant, la violence que vous montrez n’est pas tout à fait celle qu’on a pu voir sur les chaînes d’information… 

D. D. –  Il faut tout d’abord préciser qu’il ne s’agit pas d’un film sur les gilets jaunes. Il y en a eu d’autres, certains sont en préparation. C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »

Pendant le film, nous réfléchissons aux questions suivantes : qu’est-ce que la violence ? Qu’est-ce que la contrainte physique ? Quand est-elle légitime ? Qu’est-ce que la revendication ? Le monopole ? L’État ? Quel est le rôle et quelle est la place de la police ? Il se trouve que les gilets jaunes ont fait éclater cette question-là. C’est pour ça qu’il y a tant d’images de gilets jaunes. Mais il n’y a pas que ça pour autant.

“C’est un film sur la question de Max Weber : « L’État revendique à son propre compte le monopole de la violence physique légitime. »”

Donc effectivement, la fraternité des ronds-points n’est pas racontée dans le film parce que ce n’est pas le sujet du film. Dans Effacez l’historique (de Benoît Delépine et Gustave Kervern), il y a un moment où l’on voit ce genre de choses racontées. Dans ce dernier film, elle est abordée à deux reprises, on comprend qu’il a tenu un rond-point.

Dans mon roman, il y a la question des ronds-points, mais le film porte vraiment sur ces questions posées par Max Weber. Ceci dit, c’est vrai que je n’ai jamais vu d’images de bulldozers conduits par des forces de l’ordre pour démolir des cabanes sur les ronds-points alors que c’est aussi extrêmement violent. Ce n’est pas non plus un film sur la police dans les quartiers populaires même si le titre évoque directement Mantes-la-Jolie – cette séquence absolument sidérante qu’on ne peut pas laisser passer.

LVSL – Concernant les intervenants que vous avez choisis, comment les avez-vous sélectionnés ?

D. D. – Je trouve que le terme « sélectionner » est un peu fort. Il y a des gens que je connais depuis très longtemps, avec qui je suis ami et d’autres que j’ai presque rencontrés au moment du tournage. Mélanie par exemple, cette dame d’Amiens-Nord, je la rencontre sur le tournage. Taha Bouhafs, je le connais depuis deux ans par l’intermédiaire de son travail. L’idée, c’était de mettre ensemble des gens qui ont envie de parler, qui croient encore dans le dialogue. C’était le prérequis : ce que chacun a comme désir.

Moi je savais pour la plupart à peu près ce qu’ils pensaient. Pour autant, c’est une conversation, ce ne sont pas des gens qui répondent à un réalisateur, mais plutôt des personnes qui discutent entre elles. Je savais sur quelles lignes ils étaient. Je n’avais toutefois aucune idée de comment la rencontre se passerait. Certains se connaissaient, d’autres non. C’est par exemple le cas de Jobard et Damasio. Pourtant dans le film on a l’impression que cela fait des mois qu’ils discutent.

L’idée centrale était de parler et de s’écouter. Et pour moi, tout se résume dans cette belle phrase de Monique Chemillier-Gendreau qui termine le film : « La démocratie, c’est le dissensus. » Ces personnes acceptent de discuter de manière profonde, parfois même grave et radicale. Ils exposent leur point de vue, mais on n’est pas du tout dans le clash, dans la culture des journaux télévisés. C’est réellement une tentative de compréhension.

© Pablo Porlan
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LVSL – Pour finir, aviez-vous, à la genèse de ce film, une idée de l’institution policière que vous vouliez transmettre au spectateur ?

D. D. – La République seule ne suffit pas. La République c’est un idéal, mais ça peut être aussi la guerre d’Algérie ou encore la guerre faite aux pauvres. Je veux dire qu’avec la République, tout est possible, tout est faisable, dès qu’elle sert de prétexte aux dirigeants. Qu’est-ce que ça veut dire, aujourd’hui, “la police républicaine” ? Une police dite “républicaine” est-elle nécessairement une bonne police ? Je voulais vraiment réfléchir à la place, à la nature, à la légitimité, au rôle de cette dernière. Dans les débats il y a des gens qui veulent réformer, révolutionner, supprimer la police ou encore fraterniser.

L’idée du film, c’est davantage de nourrir le débat que de dire : “Voilà comment devrait fonctionner la police.” On ne doit pas laisser ces questions-là uniquement aux policiers ou aux politiques, puisque la police dit être au service de tous. En tout cas c’est ce qu’on lit dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen. On voit bien qu’on a une police de plus en plus en roue-libre, qui est aujourd’hui façonnée par un sentiment, voire une garantie, d’impunité. C’est à cela que le film permet de réfléchir.

 

Un pays qui se tient sage est produit par Le Bureau et co-produit par Jour2Fête.

Entretien avec Arthur Rizer : « C’est dans la mentalité des policiers américains que se trouve le véritable danger »

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer est membre du think tank R Street Institute et a travaillé au Columbia Justice Lab de l’Université de Columbia (New York). Ses contributions sont singulières dans le paysage universitaire des travaux sur la police, en ce qu’il s’intéresse aux mentalités autant qu’aux pratiques des agents sur le terrain. Une de ses thèses principales est celle de la redéfinition de l’habitus des forces de l’ordre par le biais de leur militarisation aux États-Unis. Conservateur revendiqué, il n’en demeure pas moins très critique à l’égard de l’arbitrage entre sécurité et liberté et rappelle combien l’on ne saurait sacrifier la seconde à la première. Entretien réalisé, à distance, par Marion Beauvalet et traduit par Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Pouvez-vous au préalable présenter le think tank dont vous faites partie : est-il affilié aux démocrates ou aux républicains ? Plus largement, auprès de qui bénéficie-t-il d’une audience aujourd’hui ? Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux questions de militarisation et de police ?

Arthur Rizer – Nous ne nous alignons absolument pas sur un parti ou un autre. Néanmoins, nous nous situons au centre-droit de l’échiquier, à l’échelle duquel nous portons les idées de la droite conservatrice. Cette dernière recouvre plusieurs significations selon l’endroit où vous êtes dans le monde.

Pour simplifier, pour ce qui est des États-Unis, mon idéal est de croire en des questions comme la gouvernance limitée, la responsabilité fiscale, l’utilisation intelligente de l’argent des contribuables, etc. Ce sont, selon moi, des valeurs qui transcendent l’échiquier. Avant, j’étais professeur dans une université. J’aimais enseigner, j’enseigne toujours, mais je voulais vraiment mener des actions qui avaient la capacité de changer les choses par l’intermédiaire de personnes réelles et me détacher des seuls bancs universitaires parfois déconnectés. Je me suis donc consacré à un travail plus politique.

J’enseigne toujours dans l’université George Mason et je donne aussi des cours à l’université de Londres. À Oxford, j’étudie les questions liées au maintien de l’ordre, à la violence policière et à la militarisation de la police. Mon intérêt pour la police et sa militarisation réside dans le fait que j’étais soldat et j’ai combattu en Irak. Quand je suis revenu d’Irak en 2005, j’ai atterri à l’aéroport de Minneapolis. Le hasard a fait que j’ai vu un policier qui se tenait là avec un fusil M4. Il s’agit justement  du modèle de fusil que j’avais en Irak. Je me suis demandé dans quelle situation il pouvait avoir besoin d’une telle arme, quel était l’intérêt d’avoir cela pour patrouiller dans les rues aux États-Unis. Je précise qu’il ne s’agissait pas d’un officier du SWAT (Special Weapons And Tactics) ou d’un policier qui recherche des terroristes.

J’ai écrit un article dans The Atlantic en 2008 qui parlait de la façon dont nous brouillons les frontières entre la police et l’armée. Je suis allé dans plusieurs pays en Europe, au sein desquels j’ai parfois élu domicile : je note qu’il y a une différence historique entre la police et l’armée en Europe. Aux États-Unis, nous sommes censés avoir une démarcation très claire entre les deux.

LVSL – Qui parle aujourd’hui aux États-Unis de ces sujets ? En quoi considérez-vous votre voix comme singulière ? Quelles sont les lignes structurantes du débat et les positions des différents acteurs ?

A. R. – La singularité de mon propos réside essentiellement dans le fait que j’ai été soldat. J’ai combattu, été sur le terrain, j’étais un officier de police civile et j’ai également été officier de police dans l’armée. J’ai aussi étudié la police d’un point de vue académique et j’enseigne à l’UCL un cours appelé « Éthique de la police ». Cela me mène à penser que j’ai une vue d’ensemble sur la question… Enfin, j’ai interrogé un grand nombre de policiers dans le cadre de mes travaux à Oxford. Je suis allé à Los Angeles, à Miami ou à Montgomery en Alabama. J’ai passé près de 320 heures avec ces officiers à les interroger et à leur parler.

Aux États-Unis, comme je l’ai mentionné, nous ne sommes ni républicains ni démocrates, mais nous sommes censés croire en un gouvernement limité, un gouvernement qui est contrôlé par des civils, mais la police est la chose la plus puissante et la plus réelle que le gouvernement puisse vous faire éprouver.

C’est pourquoi mon opinion a toujours été que si vous voulez dire que vous êtes un conservateur ou de droite, vous devez vraiment estimer que les civils doivent contrôler la police et que, dans le même temps, la police doit servir le peuple. Si vous ne le faites pas, vous n’êtes pas vraiment un conservateur.

LVSL – Qu’entendez-vous par « les civils doivent contrôler la police » ?

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de Rizer
Barack Obama, mentionnant les analyses d’Arthur Rizer.

A. R. – Ce que je veux dire c’est que, dans ce pays, pour être une société libre, les gens qui sont élus devraient être ceux qui décident de la façon dont nous allons être gouvernés. Pensez à l’affaire George Floyd. Ce policier agissait en dehors de la politique ainsi que de ses prérogatives. Il n’avait pas le droit de faire cela. Nous sommes dans une situation où, heureusement, il a été poursuivi, mais il y a une centaine d’autres cas où l’agent de police ne le sera pas ou ne l’a pas été. Il en est ainsi dans ce système. Les gens votent et les personnes qui sont élues doivent décider de l’apparence et du comportement des forces de police.

Trop souvent dans ce pays, à cause des syndicats de police et d’autres éléments qu’il conviendrait également d’appréhender, la police semble agir de façon presque indépendante et sans beaucoup de déférence envers ses maîtres civils élus, et je pense que cela a causé beaucoup de problèmes.

LVSL – Pourriez-vous décrire les différentes étapes qui ont conduit à la militarisation de la police ?

A. R. – C’est un problème de longue date aux États-Unis et vous pouvez remonter jusqu’à la prohibition. À un moment donné, dans ce pays, l’alcool était illégal. Nous avons eu plusieurs années où l’alcool n’était pas servi. Nous avons donc eu la mafia et le crime organisé qui se sont développés pour vendre de l’alcool, faire de l’argent, et la possession d’armes s’en est trouvée changée.

C’est là que la militarisation a débuté : vous pouvez regarder n’importe quel film américain des années 1920, vous voyez le « méchant » avec un pistolet automatique, tandis que le policier a un petit groupe de six tireurs. Je remonte à cette période, mais la militarisation est devenue réelle lorsqu’une vraie guerre contre la drogue a été enclenchée.

Nous combattions des cartels qui avaient des armes de qualité militaire. Nous voulions riposter, mais les services de police ont appris qu’ils pouvaient obtenir plus d’argent et de ressources s’ils ressemblaient davantage à des officiers militaires et s’ils agissaient dans le cadre de ces groupes de travail. Il faut ajouter à cela la guerre contre la terreur et le terrorisme.

Après le 11 septembre, nous avons constaté une augmentation très importante des types d’équipements dont dispose la police dans ce pays. Il y a également eu cet événement appelé le North Hollywood shootout, une fusillade qui sert de sujet au film Heat. Lorsque cet incident a eu lieu en 1994, les braqueurs de banque avaient des fusils mais les policiers ne disposaient que de gilets pare-balles.

Cela a provoqué un nouveau pic dans l’appel à donner à la police des armes plus importantes. À cela s’ajoute le programme appelé 1033 qui a permis de transférer beaucoup d’équipements de l’armée vers la police. Ce que je décris ici constitue un moment crucial. Vous aviez ce graphique qui montre qu’à chaque étape nous avons eu de plus en plus de soldats dans les forces de police. Il est extrêmement important de s’en souvenir car la mission de la police dans le monde entier est de protéger et de servir.

« Pour la Patrie, ils veillent », voilà la devise de la police française. Il s’agit précisément de protection ! Pour le soldat, la devise de l’armée américaine est : « Je suis prêt à engager l’ennemi dans un combat rapproché et à le détruire ». Ce n’est pas ce que les policiers devraient faire. C’est pourquoi c’est si dangereux. C’est un peu comme cela que nous avons militarisé les États-Unis. Une grande partie de tout cela est également lié à des enjeux budgétaires.

Beaucoup de services de police ont pu obtenir plus d’argent pour leur département en faisant ce type de travail. En Amérique, la criminalité est en fait au plus bas. New York est l’une des villes les plus sûres au monde. Per capita, il y a moins de crimes violents à New York que presque partout ailleurs. Elle n’est pas si éloignée de Tokyo et de villes comme celle-là. La criminalité était très élevée dans les années 1980, et elle a diminué depuis. Cependant, le recours au SWAT a augmenté de 1400 % entre les années 1980 et aujourd’hui.

Les services de police ont expliqué qu’ils avaient besoin de matériel supplémentaire et ont débloqué des crédits en plus. C’est l’utilisation de ces derniers qui a posé problème quant à l’équipement.

LVSL – En plus de faire partie d’un think tank, vous avez également travaillé les questions de militarisation et de sécurité à Oxford et à l’UCL. Quel est l’état de la recherche sur ces sujets à l’heure actuelle ? Quelles grilles de lecture dominent dans le champ universitaire ?

A. R. – C’est le problème auquel nous sommes confrontés dans le domaine du maintien de l’ordre, je pense. La plupart des recherches portent sur des questions qui, à mon avis, ne changeront rien. La plupart des recherches sur la police portent sur les nouveaux agents de police et leur formation et sur les chefs de police. Mais il y a très peu de recherche sur ce qui se passe au sein des services de police. Afin de changer réellement la culture policière – ce que nous devrions faire – nous ne pouvons pas simplement changer de direction, nous ne pouvons pas simplement engager plus de policiers. Nous devons changer la façon dont les policiers envisagent leur rôle, mais nous ne comprenons pas vraiment bien comment ils le perçoivent.

La plupart des recherches dans ce domaine portent spécifiquement sur des chiffres comme « à quelle fréquence la police commet-elle des actes de violence ». C’est important. Cependant, les lacunes de la recherche concernent spécifiquement la compréhension de la culture policière et la tentative faite pour comprendre comment les cadres moyens de la police, comme le sergent, pensent leur rôle et comment nous pouvons les amener à penser différemment.

Mes recherches portent précisément sur ce sujet, à travers l’étude des agents de formation sur le terrain (FTO) : ce sont les formateurs directs des nouveaux agents. Toutes les recherches sur les FTO portent sur le programme de formation, et non sur les pratiques et ressentis réels des FTO. Or, là réside tout l’intérêt : mes recherches portent alors sur ces dernières questions et cherchent à identifier concrètement ce qu’il se joue dans la tête des forces de police.

LVSL – Comment les médias traitent la question de la police ? Est-ce que cela a changé à l’aube des mouvements Black Lives Matter ?

A. R. – C’est une excellente question. Dans l’histoire du journalisme, le maintien de l’ordre a toujours été un moyen de vendre des journaux. L’adage dit que « si le sang coule, le sujet sera plus porteur ». Montrer de la violence permet de vendre des journaux. C’est un domaine très médiatisé parce qu’il permet d’obtenir facilement des clics. En même temps, chaque fois que j’ai lu quelque chose sur le maintien de l’ordre sur des sujets que je maitrisais, c’était faux.

Des erreurs, parfois importantes, parfois minimes, mais des erreurs, toujours et encore. Je pense que les médias ont causé un préjudice considérable en faisant du sensationnalisme sur la police. Je voudrais m’étendre un peu sur le mot « médias ». Quand je pense à ce mot, je ne pense pas seulement aux nouvelles du journalisme. Il faut également penser aux émissions, aux films.

Dans ces derniers, je suis prêt à parier que vous avez des références dans lesquelles les policiers font des choses qui sont probablement répréhensibles. Mais ils peuvent le faire et agissent ainsi car ils ont le beau rôle, et cela ne choque pas le spectateur. Aux Etats-Unis, et je sais que c’est aussi le cas en France, dans les services de police, il y a les affaires internes. Ce sont les agents de police qui contrôlent les autres agents de police. Si vous pensez à tous les films ou émissions de télévision américains où il y a des agents des affaires intérieures, ce sont toujours eux les méchants. Ce sont toujours eux qui essaient d’empêcher la justice de se faire, qui empêchent les policiers de faire leur travail correctement.

Nous avons fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

C’est un problème majeur. Je vais à nouveau m’intéresser à la culture populaire : si vous regardez le film Training Day, Denzel Washington incarne un policier sans foi ni loi. Pourtant, c’est lui qui retient la sympathie du spectateur. Nous voyons en fait des policiers qui agissent en dehors de l’éthique et qui sont rendus sensationnels. On fait du sensationnalisme avec l’idée qu’un policier peut faire du mal s’il pourchasse un « méchant ».

Nous regardons parfois ces émissions en direct où nous voyons des policiers être agressifs envers la population. C’est scandaleux. Je pense que le journalisme a alimenté tout cela parce qu’il a fait du sensationnel dans la violence et a donné l’impression que le mauvais travail de la police était « amusant ».

Concernant les Black Lives Matter, les blancs n’ont pas la même interaction avec la police que les autres personnes. Tant que nous n’aurons pas compris cela, nous aurons toujours des problèmes. Je vais prendre mon exemple : mes enfants sont noirs, mon ex-femme est noire, et la façon dont ils voient le monde est différente de la mienne. Si je ne comprends pas cela, je vais être un mauvais père, assorti d’un mauvais citoyen. Si je ne suis pas en accord avec tout, j’ai néanmoins conscience de la grandeur de ce mouvement. Je pense que ceux qui y prennent part mettent en lumière de vrais sujets, notamment cette égalité prétendue, parce que si c’était le cas, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont.

Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré.

Regardez la façon dont nous rendons compte des violences policières. Beaucoup de médias relativisent le sujet en assénant qu’il y a autant de fusillades pour les blancs que pour les noirs, et d’une certaine manière, ils agissent comme si cela prouvait qu’il n’y a pas de problème. Cela ne prend en compte que les fusillades qui sont enregistrées. Quand un policier vous pousse contre le mur et vous donne un coup de poing derrière la tête, cela n’est pas enregistré, et je vous garantis que cela arrive bien plus souvent aux pauvres, aux noirs, pas seulement aux États-Unis mais partout dans le monde. Nous devons regarder cette réalité en face et la reconnaître.

Aujourd’hui, je pense que beaucoup de blancs dans le monde sont paralysés. Il faut s’affirmer sur cette question et dire « le droit c’est le droit ». Ce n’est pas une question de droite, ni de gauche, ni démocrate, ni républicaine, c’est une question de justice.

LVSL – La militarisation permet de passer du paradigme d’un maintien de l’ordre, de la tranquillité publique à une opposition entre l’ami et l’ennemi, ce dernier étant donc, de fait, une menace à éliminer. Quelle est la doctrine à l’oeuvre ? Y’a-t-il une idéologie derrière cela ? Pensez-vous que cela puisse mener à une forme de guerre civile, qui sont des choses très présentes dans l’imaginaire américain ?

A. R. – La guerre civile est certainement présente dans l’imaginaire américain, et nous avons tant de séries télévisées et de films sur la guerre civile. C’est une question très pertinente, qui me ramène à certaines des choses que j’ai dites plus tôt. J’ai écrit un article qui traite spécifiquement des « raisons pour lesquelles les équipements militaires sont mauvais pour le maintien de l’ordre ». L’article défend l’existence de la police. Il dit que les policiers doivent être protégés et qu’ils doivent avoir les outils dont ils ont besoin, mais ces outils sont mauvais pour le maintien de l’ordre.

Cependant, ce que je fais vraiment dans cet article, si vous regardez les mentalités, c’est que la mentalité de la police est censée être « protéger et servir ». La police est censée protéger les gens, indépendamment de ce qu’ils ont pu faire, même quand il peut s’agir d’un crime ou d’une infraction grave. En revanche, quand j’étais soldat en Irak, mon travail consistait à tuer certaines personnes. C’est le rôle du soldat. Cela peut choquer, mais c’est comme ça depuis que les civilisations ont organisé les armées.

En brouillant les frontières entre la police et l’armée, vous causez vraiment d’énormes problèmes dans un pays. Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, et que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi être surpris qu’il agisse comme un soldat ?

Regardez ce qu’ils ont fait à Buffalo quand ils ont poussé cet homme au sol et qu’ils sont passés devant lui sans s’en soucier. De toutes vos questions, c’est la plus importante pour moi. C’est dans la mentalité des policiers que se trouve le véritable danger.

Est-ce que je pense que la militarisation peut conduire à une guerre civile ? Non. Beaucoup de gens sont très frustrés par le système américain, parce qu’il est si lent et qu’il semble mis sur écoute par tant de choses différentes, mais c’est fait exprès. Notre système a été conçu pour être lent et très monotone. Franchement, à quoi pourrait ressembler une guerre civile ? Cependant, cela pourrait-il conduire à plus de troubles civils, plus de gens dans les rues et plus d’émeutes ?

Si vous formez un policier comme un soldat, que vous l’équipez comme un soldat, que vous lui dites ensuite que sa mission est essentiellement militaire, pourquoi sommes-nous surpris qu’il commence à agir comme un soldat ?

Nous n’en avons cependant pas fini avec cette question. Est-ce que je pense que nous risquons la guerre civile ? Non. L’Amérique est très douée pour trouver le prochain bouc émissaire. Après le 11 septembre 2001, c’était le fondamentaliste musulman. Puis quand Donald Trump a été élu, il s’agissait des migrants à la frontière. Nous sommes vraiment bons pour cela : nous trouvons toujours la prochaine personne sur laquelle nous allons mettre notre haine.

Donc pour l’instant, c’est eux qui concentrent les critiques, mais il s’agit d’eux avant la désignation d’un autre bouc émissaire. Il y aura d’autres menaces qui vont surgir et auxquelles les gens vont donner la priorité. Pour citer Benjamin Franklin, « ceux qui sont prêts à renoncer à la liberté pour la sécurité ne méritent ni l’un ni l’autre ». C’est à cela que nous sommes confrontés dans ce pays.

Il y a des gens qui disent que nous avons besoin de la police, et que nous avons besoin qu’elle soit militarisée pour la sécurité. Et ce que je réponds c’est que si vous êtes prêt à abandonner votre liberté pour cette sécurité, vous ne méritez ni l’un ni l’autre. Dans l’histoire, cela a toujours été le cas. Est-ce que je pense que nous allons avoir un dictateur en Amérique ? Non. Mais je pense que nous allons lentement nous frayer un chemin vers la perte de la protection de notre Constitution.

LVSL – Pensez-vous que la situation actuelle, et plus largement les situations dites de « crise », peuvent constituer des temps où les citoyens sont enclins à tolérer davantage de surveillance ou qu’il s’agit d’un moment où des évolutions plus profondes dans le rapport à la surveillance prennent forme ? Comment arbitrer entre liberté et sécurité ?

A. R. – Je pense que nous l’avons montré dans notre histoire. Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet. Quand nous sommes allés en Afghanistan, personne n’a rien dit à ce sujet, je veux dire que vous êtes venus avec nous. Il faut du temps pour que ces choses se rattrapent, mais ce que je crains, c’est que chaque fois que vous avez ce genre de montagnes russes, vous vous retrouvez toujours dans le pire des cas. Si votre liberté est ici, et qu’ensuite il y a le 11 septembre et que les choses s’effondrent, vous ne revenez jamais au point de départ.

Dans la période qui suit le 11 septembre, personne n’a remis en question les lois relatives à la surveillance et à la sécurité et à l’espionnage des Américains, personne n’a rien dit à ce sujet.

En plaçant votre liberté à un certain niveau puis que vous viviez le 11 septembre, les choses s’écroulent, et vous ne revenez jamais au niveau de liberté initiale. Cette dernière se trouve rognée. Il en va de même pour les questions de militarisation.

Finalement, nous arrivons à un point où cela devient la norme. Je pense que c’est effrayant, et qu’en tant que peuple libre, nous devrions agir. Regardez toutes les caméras en Europe, en France, en Angleterre. Les gens n’auraient pas toléré cela il y a 40 ans. Mais aujourd’hui, c’est un peu normal : vous êtes dehors, vous êtes devant la caméra. Je ne dis pas que c’est une mauvaise chose, peut-être juste que nous ne devrions pas être aussi disposés à être d’accord avec cela.

Pour aller plus loin, références :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s

Interview with Arthur Rizer : “Blurring the line between police and army in the mentality of police officers is where true danger is”

Screenshot from The Square One Project
https://www.youtube.com/watch?time_continue=7&v=8UaWaERR6yM&feature=emb_logo

Arthur Rizer is a member of the R Street Institute and a former professor at Columbia, among others. His contributions are unique in the academic landscape of policing. One of his main theses is the redefinition of the habitus of law enforcement through its militarization in the United States. The interview was conducted on Skype by Marion Beauvalet and translated by Rémy Choury.


Le Vent Se Lève – Can you first introduce the think tank you are part of ? Is it affiliated with the Democrats or the Republicans? More broadly, who does it have an audience with today ? How did you come to be interested in issues of militarization and policing?

 Arthur Rizer – We are not part of a party, we are non-partisan in the sense that we absolutely do not align with one party or another. We are on the center-right and that means that we try to represent ideas from the right, conservative ideas, and I know that means different things depending on where you are at.

But in essence a conservative ideal in the United States is believing in issues like limited governance, fiscal responsibility, being smart with taxpayers’ money etc. So, we are not affiliated with any particular party. I was introduced to this job. I was a professor at a university, I liked teaching, I still teach at a university, but I really wanted to do things that had the ability to change things through real people and not just some students in the clouds. I went over to policy work instead.

I still teach at a university called George Mason and I lecture at the University of London. I do study at Oxford related specifically to policing, police violence, and police militarization. So how did I become interested in issues related to policing and militarization? I was a soldier and I fought in Iraq. When I got back from Iraq in 2005 I was in the Minneapolis airport, which is a coincidence, and I saw a police officer who was standing there with a M4 Rifle, which is the exact same rifle that I carried when I was in Iraq, and it made me think : “Wow why does he know that? In what situation is this police officer going to need an assault rifle to patrol streets in America?” And this was not a SWAT officers or some intense team of police officers that kick in door and look for terrorist.

This was a regular police officer so that got le started and I wrote an article in the Atlantic in 2008 that basically talked about how we were blurring the lines between police and military. I have been to Europe, I have lived in many European countries, and there is a difference history with police and the military in Europe. In the United States, we are supposed to have a very very clear line between the two.

LVSL – Who is speaking in the United States today about these subjects ? What is so special about your voice ? What are the structuring lines of the debate and the positions of the different actors ? Could you describe the different stages that led to the militarization of the police and its own redefinition ?

AR –  What I think is unique about my voice is that I was a soldier. I was a combat soldier, I was a civil police officer, and I was a police officer in the military as well. I’ve also studied policing from an academic sense and I teach at UCL a class called ‘police ethics’ so I think I have a view of this all the way across, and I even was arrested as a teenager by a police officer.

In consequence, I think I have a good view of how things are supposed to look like. In the United States as I mention, we are not republican or democrats, but we are supposed to believe in limited government, a government that is controlled by civilians, but the police are the most powerful and the most real thing the government can do to you.

This is why my opinion has always been that if you want to say that you are a conservative or on the right, you should really believe that civilians should control the police, and the police should serve the people. And if you do not, you are not really a conservative.

We are supposed to be better than that. I think I have the experience and I have written a lot about it. The most important for your reader is that I have been doing a research through Oxford where I’ve been sitting and interviewing police officers throughout the country. I have been to Los Angeles, Miami, or Montgomery in Alabama. I spent nearly 320 hours with those officers interviewing them and talking to them.

LVSL – What do you mean by “civilians should control police” ? Because in France this is a really abstract notion and we do not really think like this.

AR – What I mean is that in this country, to be a free society, the people who are elected should be the ones that are making the decisions about how we are going to be governed. Think about the George Floyd case. That police officer was acting outside the policy.

There was not a single book that said he was allowed to do that ; he wasn’t allowed to do that. We have a situation where luckily he was prosecuted, but there are a hundred of other cases where the police officer won’t be or hasn’t been. This is our system. People vote and the individuals that are elected should be deciding how the police force looks and how the police force acts.

Too many time in this country, because of police union and other elements we could look into, the police seems to act almost independently and without a lot of deference to their elected civilian masters, and I think that caused a lot of problem.

LVSL – To go back to the video that was made by Vox on your work, could you describe the difference stages that led to the militarization of the police and it own re-definion?

AR – This has been a long-time issue in the United States and you can go back all the way to prohibition. At one point in this country, alcohol was illegal. We had several years where alcohol was not served. So we had the mafia and organized crime that developed in order to sold alcohol and made money, and that was the first time that we saw that the bad guys had bigger guns that the good guys.

Capture d'écran d'un tweet d'Obama dont le matériau est une interview de RizerYou kind of see militarization start there : you can look at any American movie that are showing the 1920s, you see the bad guy with an automatic gun and the cop has a little 6 shooters. You can start there, but what I think really exploded militarization of the police is the war on drug. We were fighting cartels that had military grade weapons. We wanted to fight back, but police department learnt that they were able to get more money and acquire more resources if they looked more like military officers and acted on these task forces. You also had the war on terror and terrorism.

After 9/11, we saw a very significant increase in the types of equipment that the police have in this country. There was also this one event called the North Hollywood shoutout which was a gunfight you see in the movie “Heat”. It is an American Movie about this incident. When it happened in 1994, the “bad guys”, the bank robbers, had rifles, and the police officers could not act or even defend themselves.

That cause another spike in the call to give police bigger guns. There is also this program called 1033 which allowed for a lot of equipment from the military to be moved over to police department, that played a big part too. You had this graph that shows that at every step of the way, we got more and more soldier in the police force. This is extremely important to remember because the mission of the police all around the world is to protect and serve.

Police in Ferguson
http://puregarlic.blogspot.com/2014_08_24_archive.html

The motto of the French police is “pour la patrie ils veillent”. It is all about protection ! You know what the motto of the soldier is ? The motto, the creed of the US army is : “I stand ready to engage the enemy in close combat and destroy them”. That is not what police officers should be doing. That is why this is so dangerous and kind of how we have militarized in the United States. A lot of it also comes down to money.

A lot of police department were able to acquire more money for their department by doing this type of work. Here is a statistic that will blow your mind: do you know what SWAT means? We see the movies with the police officers in black, throwing grenade, those are the SWAT. In France, this is the BRI (Brigade de Recherche et d’intervention).

Here is the thing: in America, crime is actually at an all-time low.  New York is one of the safest cities in the world. Per capita, there is less violent crime in New York that almost anywhere else. It is not that far off from Tokyo and cities like that. Crime was really high in the 1980s, and crime has gone down since. But the use of SWAT from the 1980s to today has gone up by 1400%. This is partially because police departments were able to say that we need these things and get money for their department in order to do it. But once they had it, they had to use it, and that is where we got to these problems.

LVSL – How can this be changed and on what scale because the United States is federal?

AR – I think what you are asking is whether we should we be looking for a reform at a Federal level or at a State level. The federal government can only do so much. Imagine going to the White House today to talk about this. The federal government can do some things, they can prevent grants from going to organizations unless they do a better job, they can eliminate the 1033 program, but there is a report from the NY University that basically says that we don’t really use the 1033 program anymore. This is really has to be done at a state level, the states and the cities have to be on board with the reform.

LVSL – You are not only part of a think tank, you have also worked on militarization and security issues at Oxford and UCL. What is the state of research on these subjects at the moment ? Which reading grids dominate in the academic field?

AR – This is kind of the problem I think we are facing in policing. Most of the research is on issue that I do not think will actually change anything. Most of the research on policing is on new police officers and their training, and on police chiefs. But there is very little research done on what is happening within police department. In order to actually change police culture, which is what we need to do, we can’t just change leadership, we can’t just hire more cops. We need to change the way police officers think about their role, but we do not do a really good job at understanding how they view their role.

Most of the research in the field specifically surrounds number like “how many times are police violent”, which are things that we need to know. But the holes in research are specifically on understanding police culture and trying to understand how that mid-level management of policing, like the sergeant : how do they think about their role and how can we get them to think differently.

My research at Oxford is about this subject. It is on field training officers (FTOs): the officers that train new officers in the field. All the research about FTOs are about the training program, but there is nothing out there except for I think my research that look at what does the FTOs actually think and what are the field training officers actually thinking about these issues.

LVSL – How does the media treat the issue of the police? Has this changed with the dawn of the Black Lives Matter movements?

AR – That’s a great question. In the history of journalism, policing has always been a way to sell newspaper. There is an old phrase in English which states: “If it bleeds, it leads”. What it meant is that if there is violence involved, then will be selling newspapers. It is a heavily reported area because it sells news, it gets clicks. At the same time, every single time I have ever read something on policing that I had personal knowledge about, it was wrong.

Sometimes big, sometimes little, but it was always off a little bit. I think the media has done an enormous disservice to this issue by sensationalizing police. I want to expand on the word media a bit. When I think about the word media, I do not think only about news in journalism, I think about everything. I want you to personally think about what your favorite police show is ?

We have sensationalized bad cops and this idea that a police officer can hurt if you are a bad guy.

Then think about how those cops act in those police shows. I bet you they are doing thing that are probably wrong. But because they are the good guys, we are okay with this. In America, and I know it is the case as well in France, in police departments there are internal affairs. It is the police officers that police other police officers. If you think about every single American movie or TV show where there is an internal affairs officers, they are always the bad guy.

They are always the guys who are trying to prevent justice from taking place, who are preventing the cops in doing the right job. That is a major problem. I went back and look back at some of my movies. If you look at the movie Training Day with Denzel Washington, he is a terrible police officer, but they make him look kind of like a good guy at the same time. That is a problem. We have sensationalized bad cops and this idea that a police officer can hurt if you are a bad guy.

We watch these shows like Cops and these live TV shows where we’re seeing cops being aggressive to people, and for some reason we’re okay with that? That is outrageous to me. I think that journalism has fed into this because they have sensationalized violence and has made bad policing look “fun”.

You asked me a question about Black Lives Matter. Folks like you and me, white folks, do not have the same interaction with police as other people do. Until we come to grip with that, we are always gonna have problems. My children are black, my ex-wife is black, and the way they see the world is different than me. If I do not understand that, I am going to be a terrible father and I’m not gonna be a very good citizen.

I have problems with the organization itself of Black Lives Matter which I think goes a bit too far sometimes, but the movement is great. Regardless, I do think they shed light by saying “stop pretending that everything is equal”, because if everything was equal, of course things would be different, but they’re not.

Look at just the way we report on police violence. A lot of medias use sentences like “there is just as many shootings for white people as black people”, and somehow, they act like that proves that there is not a problem. That is only taking into accounts shootings, which are recorded.

When a police officer shoves you against the wall and punches you in the back of the head, that’s not reported, and I guarantee you that happens way more to poor people, to black people, and to brown people, not just in the US but everywhere in the world. We need to look at that reality in the face and acknowledge it. I know this is going to be an extreme example but let us go back to World War Two.

Today, I think a lot of white people in the world are paralyzed. We need to lock arms on this issue and say “right is right”. It is not a Right issue, not a Left issue, not a Democrat issue, not a Republican issue, it’s a right and wrong issue, and we need to do something about it.

LVSL – Militarization makes it possible to move to  maintaining order and public tranquillity to an opposition between friend and foe, the latter being in fact a threat to be eliminated. what is the doctrine at work? Is there an ideology behind it ? Do you think that militarization can lead to a civil war, which is very present in the American imaginary ? 

AR – Civil war certainly is present in the American imaginary, and we have so many TV shows and movies about the civil war. This is a very smart question, it takes me back to some of the things I said earlier. If you google my name, there is an article that I wrote that specifically looks at “why military equipment is bad for policing”. The article is basically pro-police, and I wrote it like this on purpose because I want cops to like my article. It says that cops need to be protected, cops need to have the tools they need, but these tools are bad for policing.

However, what I’m really doing in this article if you look at mentalities, is that the police mentality is supposed to be “protect and serve”. The police are supposed to protect the bad guys as well as the good guys. A cop is absolutely supposed to protect bad people. When I was a soldier in Iraq, my job was to kill the bad guys, and try not to kill the good guys. That is the soldier’s role. You may not like it but that is the way it has been since civilizations organized militaries.

By blurring the lines between police and military together, you are really causing tremendous problems in this country. If you train a police officer like a soldier, you equip a police officer like a soldier, and then you tell them that their mission is basically soldiering, why are we surprised that they start to act like soldiers ?

Look at what they did at Buffalo’s when they pushed that man on the floor and then walked straight past him and did not give a damn about it (image/lien possible). Out of all your questions, that to me is the most important one. Blurring the line in the mentality of police officers is where true danger is.

Do I think militarization can lead to a civil war? No. A lot of people are very frustrated about the American system, because it is so slow and it seems bugged down by so many different things, but that’s done on purpose. Our system was designed to be slow and very monotonous. Quite frankly, what civil war could this possibly look like? However, could this lead to more civil unrest, more people in the streets and more riots?

Absolutely, we are not done with this issue. Do I think we are gonna have civil war, armed conflict in our streets? No. America is very good at finding the next boogie man. After 9/11 it was the Muslim fundamentalist. And then when Trump got elected it was migrants at the border. We are really good at this, we always find the next person that we’re gonna put our hate on, and then we focus on hating that person.

So right now, this is important but ultimately this will pass. This is why it is so important that we talk about it right now: because this will pass. There is going to be other threats that are gonna come up that people are going to prioritize. To quote Benjamin Franklin, “those who are willing to give up freedom for security deserve neither”.

If your freedom is at a certain point, and you experience 9/11, things go down and you never come back to the original level of freedom, you come back at a lower point.

That is what we are facing in the country. There are people who are saying “we need the police, and we need the police to be militarized for security”, and what I’m saying is that if you’re willing to give up your freedom for that security, you don’t deserve either one of them. In the history of the world that has always happened. Do I think we are going to have a dictator in America? No. But I think we will slowly creep our way into losing our constitution protection.

LVSL – Do you think that the current situation, and more broadly so-called “crisis” situations, may be times when citizens are inclined to tolerate more surveillance, or that this is a time when deeper changes in the relationship to surveillance are taking shape? How to arbitrate between freedom and security?

AR – I think we have actually shown this in our history. If you look at right after 9/11, nobody questioned laws that were related to surveillance and security and spying on American people, nobody said anything about it. When we went to Afghanistan, nobody said anything about it, I mean you guys came with us. It takes time for these things to catch up, but what I fear is that every single time that you have this kind of rollercoaster, you always end up in a worst spot. If you’re freedom is here, and then you have 9/11 and things come down, you never come back to here, you come back to an other point which is on a higher level.

If your freedom is at a certain point, and you experience 9/11, things go down and you never come back to the original level of freedom, you come back at a lower point. The same happens with militarization issues. Eventually we come to a point where this is the norm. I think that is scary, and I think as a free people we should do something about it. Look at all the cameras in Europe, in France, in England. People would not have tolerated that 40 years ago. But today it is kind of normal: you are outside, you are on camera. I am not saying it is a bad thing, maybe just we shouldn’t be so willing to be okay with it.

To go further, references :

https://www.theatlantic.com/national/archive/2011/11/how-the-war-on-terror-has-militarized-the-police/248047/

https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/7/7/21293259/police-racism-violence-ideology-george-floyd

https://www.youtube.com/watch?v=KOAOVbyfjA0&t=415s

USA : les émeutes feront-elles avancer le combat antiraciste ?

Incendie d’un commissariat de Minneapolis suite à la mort de George Floyd. © Hungryogrephotos

L’émeute est une réponse rationnelle à la pauvreté écrasante et à l’oppression. Et bien que ce ne soit pas toujours le cas, des recherches montrent que les émeutes peuvent effectivement permettre des conquêtes sur le plan social. Donnant de la visibilité à des causes minoritaires, elles leur ouvrent la voie vers la conquête de l’hégémonie. Article de notre partenaire américain Jacobin traduit par Myriam Nicolas et édité par William Bouchardon.


Les progressistes américains ont une relation particulièrement contradictoire avec les manifestations anti-raciste. D’une part, les progressistes de gauche s’imaginent être les meilleurs amis de la cause de la lutte contre les discriminations. D’autre part, ils ont cependant pris leurs distances avec le militantisme anti-raciste, au moins depuis les années 1930, convaincus qu’il ne mènerait qu’à un renforcement de l’influence des réactionnaires. À l’heure où des dizaines de villes à travers les États-Unis sont secouées par des soulèvements massifs, cette incohérence des progressistes américains s’est de nouveau manifestée ouvertement.

Certaines tentatives de maintenir un équilibre entre soutien à la cause et condamnation des émeutes étaient tout bonnement ridicules, comme par exemple l’idée, grotesquement paternaliste, que la destruction de biens matériels était exclusivement le fait « d’anarchistes blancs ». En plus de recycler l’excuse sur laquelle la police se base pour réprimer les manifestations, ce genre d’argument a pour résultat de nier les nombreuses formes de protestation des afro-américains qui ne rentrent pas dans le moule cautionné par la gauche progressiste.

D’autres penseurs ont trouvé des manières plus subtiles d’exprimer leur inconfort vis-à-vis des soulèvements en avançant l’idée que les émeutes, même lorsque celles-ci pouvaient être justifiées sur le fond, ne faisaient que renforcer le camp réactionnaire. Par un alignement des planètes imprévu, les émeutes ont coïncidé avec la sortie d’un article du chercheur en sciences politiques Omar Wasow défendant l’idée selon laquelle les émeutes des années 1960 auraient conduit à l’arrivée de Nixon au pouvoir en effrayant les électeurs blancs.

Sur le fond, l’article de Wasow est un travail rigoureux de sciences sociales, et ses conclusions ne peuvent être validées ou rejetées selon qu’elles arrangent ou non les militants les plus radicaux. Il est en effet tout à fait possible que les soulèvements des années 1960 aient gonflé le soutien à la campagne de Nixon, qui promettait de restaurer « la loi et l’ordre ».

Or, cet article a reçu beaucoup d’attention dernièrement de la part de personnes cherchant à en tirer des conclusions bien au-delà de ses fondations empiriques. Ross Douthat, un chroniqueur conservateur au New York Times qui parvient à parfaitement articuler sa pensée avec les poncifs progressistes, s’en est servi pour avancer que la gauche progressiste a « une responsabilité particulière d’empêcher et de contenir » les émeutes si elle souhaite éviter des conséquences politiques encore plus incertaines. 

Il y a trois semaines encore, les progressistes condamnaient les extrapolations imprudentes de l’administration Trump, mais ils se prêtent désormais au même genre d’exercices en faisant des conséquences contre-productives des émeutes des années 1960 une règle absolue qui disqualifie à jamais l’émeute comme moyen d’action politique. L’idée que les effets d’une émeute différent selon le contexte est d’une complexité qu’ils préfèrent ne pas envisager.

Les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que les émeutes de Ferguson et Baltimore ont contribué au développement d’idées plus progressistes au sujet de la lutte contre les discriminations.

Prenons les premiers soulèvements du mouvement Black Lives Matter (BLM) qui eurent lieu en 2014 et en 2015 à Ferguson, dans l’état du Missouri, et à Baltimore, dans l’état du Maryland. Selon Douthat, ces soulèvements mirent fin à l’enthousiasme des conservateurs en faveur de la réforme du système pénitentiaire (il ne s’agit pas ici d’une réforme précise de l’administration, mais plutôt de l’idée de repenser le système pénitentiaire américain pour le rendre plus humain, N.D.L.R.) et participèrent à l’avènement de Trump. 

Les éléments venant cautionner ce raisonnement sont cependant quasi-absents. De fait, les résultats des enquêtes d’opinion suggèrent fortement que ces épisodes ont contribué au développement d’idées plus progressistes en matière de lutte contre les discriminations. Durant la dernière décennie, le Pew Research Center a demandé aux gens s’ils pensaient que le pays avait suffisamment œuvré en faveur de la lutte anti-raciste, ou s’il fallait en faire plus. Il suffit de consulter les résultats des enquêtes pour que l’impact du mouvement Black Lives Matter apparaisse clairement. 

Enquête du Pew Research Center sur l’opinion des Américains à propos de la lutte contre les discriminations : en rouge, plus d’efforts sont nécessaires pour atteindre cette égalité, en jaune suffisamment d’efforts ont déjà été consentis pour que les afro-américains soient égaux.

Dans l’ensemble de la population américaine, la part d’individus exprimant l’idée que le pays devait encore évoluer pour garantir l’égalité des droits a fortement augmenté durant la période 2014-2015. Certes, l’ampleur de la croissance de ce sentiment est à peine plus faible si l’on prend uniquement en compte la population blanche, mais même les sympathisants du parti républicain ont été très nombreux à reconnaître que la lutte contre les discriminations demandait encore des efforts. Néanmoins, les mêmes enquêtes ont montré que 80% des membres de la police estiment qu’aucun changement supplémentaire n’est nécessaire pour atteindre l’égalité entre citoyens de différentes couleurs. D’autres recherches académiques ont documenté l’impact du mouvement BLM de manière plus rigoureuse et approfondie. 

Dans l’histoire récente des soulèvements populaires, Ferguson et Baltimore ne font pas figure d’exceptions. Les exemples démontrant que des émeutes ont impulsé des changements progressistes ne manquent pas. Par exemple, un article récent a démontré que les émeutes de 1992 en soutien à Rodney King à Los Angeles (afro-américain passé à tabac après une course-poursuite en 1991, N.D.L.R.) ont renforcé la mobilisation des électeurs en faveur du parti démocrate ainsi que le soutien apporté à l’éducation publique. 

En Grande-Bretagne, des émeutes éclatèrent en 1990 lorsque Margaret Thatcher essaya d’imposer un nouvel impôt local incroyablement régressif, la « poll tax » (le montant de cet impôt local était le même pour tout le monde, quelque soit son niveau de richesse, N.D.L.R.). Si la majorité des membres du parti travailliste ont alors condamné les émeutes comme étant le fait d’anarchistes, la campagne de soutien aux personnes condamnées durant les émeutes deviendra finalement une composante importante du mouvement de lutte contre la « poll tax ». Cette mobilisation impulsée par la société – et non par les partis – provoqua une crise au sein du parti conservateur qui conduira finalement à la démission de Margaret Thatcher ainsi qu’à l’abandon de cet impôt. 

Le récit fait par certains progressistes des années 1960, où des électeurs blancs terrorisés auraient voté pour Nixon, est lui aussi plus compliqué qu’il n’y paraît. Tout d’abord, il a été prouvé que le gouvernement a été contraint d’investir plus d’argent public dans les villes défavorisées où les émeutes avaient éclatées. Dans son ouvrage précurseur Black Violence, publié en 1978, James W. Button révèle la manière dont les émeutes forcèrent les responsables politiques à porter davantage d’attention aux effets de leur politique sur les populations urbaines défavorisées, un groupe dont il ne se préoccupaient nullement auparavant. À une époque où de nombreux chercheurs en sciences sociales allaient jusqu’à considérer les mouvements contestataires comme symptômes d’une sorte de psychose de masse, Button montra que les émeutes étaient en fait des réponses rationnelles face à la négligence des gouvernants. 

Des recherches plus récentes ont dévoilé que les émeutes pouvaient conduire ces derniers à augmenter les investissements publics, y compris dans les lieux où le racisme des populations blanches étaient le plus fort. Autrement dit, même si les émeutes ont contribué à orienter l’opinion publique des américains blancs en faveur du conservatisme, elles ont également bénéficié aux quartiers où elles ont eu lieu. 

Si les effets politiques des émeutes sont plus complexes que ce que la morale progressiste suggère, celle-ci se trompe sur un point en particulier : quelles que soient leurs retombées politiques, des émeutes ont en fait lieu assez régulièrement dans les villes américaines. Lorsque des gens se trouvent dépossédés, lorsque leurs vies apparaissent chaque jour comme étant insignifiantes dans des vidéos qui les montrent se faire tuer par des agents de l’État, et lorsque le système politique ignore complètement leur détresse, ces gens-là vont, tôt ou tard, tenter d’imposer leurs problèmes sur le devant de la scène nationale, et ce par n’importe quel moyen. 

Comme l’a déclaré la chanteuse Cardi B dans une vidéo détonnant par son ton direct et son honnêteté : « En voyant des gens piller et s’indigner comme jamais, je me dis “Ces salauds vont enfin nous écouter maintenant.” » Bien que la gauche progressiste américaine ne cesse de rappeler l’importance qu’il y a d’écouter ce que les gens ont à dire dans de tels moments, elle a clairement démontré qu’elle ne souhaitait pas appliquer ce conseil à elle-même.

« Les violences policières n’ont été que le détonateur des soulèvements aux États-Unis » – Entretien avec Alex Vitale

Manifestation contre les violences policières et le racisme devant la Maison Blanche le 3 juin à Washington D.C. © Ted Eytan

Pendant des années, les seules réponses à la brutalité de la police aux États-Unis ont été les caméras-piétons et des formations sur les préjugés pour combattre le racisme. L’embrasement généralisé du pays après le meurtre de George Floyd par un policier de Minneapolis prouve que ces dispositifs sont loin d’être suffisants. Alex Vitale, professeur de sociologie, coordinateur d’un projet articulant police et justice sociale au Brooklyn College et auteur de « The End of Policing » (La Fin du maintien de l’ordre) estime que la seule manière d’avoir une meilleure police est d’en avoir moins. Il prône le « définancement » de la police. Interview par notre partenaire Jacobin, traduite par Romeo Ortega Ramos et éditée par William Bouchardon.


Meagan Day (Jacobin) – On constate le retour des manifestations contre la brutalité policière en ce moment, alors que la pandémie COVID-19 bat son plein (les États-Unis ont enregistré plus de 100.000 décès liés au coronavirus, ndlr) et qu’une grande partie du pays est toujours théoriquement en confinement. C’est très surprenant. Je ne m’attendais même pas à voir des gens manifester massivement contre la gestion inadéquate du coronavirus et encore moins protester contre les violences policières liées au racisme. Comment interpréter tout cela?

Alex Vitale – C’est assez déroutant, oui. Je pensais moi aussi que les impératifs de distanciation sociale réduiraient considérablement les manifestations de rue. Mais nous traversons une période de crise profonde qui va bien au-delà de la police. La crise du coronavirus et la récession économique à venir (à la date du 21 mai, 39 millions d’Américains avaient déjà perdu leur emploi suite aux conséquences de l’épidémie, ndlr) jouent un rôle dans ce à quoi nous assistons. C’est la convergence d’un tas de facteurs différents. La brutalité de la police, phénomène qui n’a jamais été résolu, n’en est que le catalyseur. Cela a déclenché une sorte d’activisme générationnel en réponse à une crise plus profonde, dont la police fait partie et est emblématique.

Jacobin – Je vois tous types de personnes aux manifestations : des noirs précaires ou pauvres, mais aussi des jeunes blancs, dont beaucoup sont probablement issus de la classe moyenne. Cela semble valider ce que vous dites, à savoir que les manifestations sont motivées par une colère à la fois vis-à-vis des violences policières envers les noirs en particulier, et contre une plus grande diversité de phénomènes sociaux.

Alex Vitale – Je pense que nous avons sous les yeux les vestiges d’Occupy Wall Street, de Black Lives Matter et de la campagne Sanders, des mouvements unis par le sentiment que notre système économique ne fonctionne pas. Même les personnes qui n’ont pas personnellement subi de violence policière sentent venir un avenir d’effondrement économique et environnemental. Ils sont donc terrifiés et en colère. Si nous avions une économie en plein essor ou un leadership crédible à Washington, les évènements n’auraient pas eu une telle ampleur. Mais non seulement Trump est à la Maison Blanche, mais en plus personne n’a confiance en Biden pour régler ces problèmes.

Quand on pense aux soulèvements urbains des années 1960, on ne les associe pas uniquement aux méthodes policières. On comprend que les incidents policiers ont été un détonateur mais qu’ils étaient avant tout une réponse à un grave problème d’inégalité « raciale » et économique en Amérique. C’est ainsi que nous devons comprendre ce qui se passe aujourd’hui. La police est le visage de l’incapacité de l’État à subvenir aux besoins fondamentaux des gens et à vouloir masquer cet échec par des solutions qui ne font que nuire davantage.

Jacobin – C’est un peu surprenant mais ces manifestations semblent avoir une intensité supérieure aux précédentes manifestations « Black Lives Matter ». Il se passe la même chose qu’à Ferguson et à Baltimore mais dans des centaines de villes. Comment l’expliquer ?

Alex Vitale – L’une des raisons pour lesquelles ces contestations soient plus intenses aujourd’hui qu’il y a cinq ans, c’est qu’il y a cinq ans, on a dit aux gens : « Ne vous inquiétez pas, nous allons nous en occuper. Nous allons former les policiers à la question des préjugés implicites. Nous allons avoir des réunions de quartier. Nous allons équiper les policiers de caméras-piétons et tout ira mieux. » Et cinq ans plus tard, ce n’est pas mieux qu’avant. Rien n’a changé. Les gens n’écoutent plus ces niaiseries sur les réunions de quartier.

Minneapolis est une ville libérale au meilleur et au pire sens du terme. Il y a cinq ans, ils ont pleinement adhéré à l’idée qu’il suffirait de réunir les gens pour parler ensemble du racisme pour régler les problèmes de leur police. Tout ce genre de tactiques pour rétablir la confiance de la communauté dans la police, ils les ont essayées. Et en même temps, les policiers pouvaient continuer à mener la guerre contre les drogues, une guerre contre les gangs et le crime et criminaliser la pauvreté, les maladies mentales et les sans-abris.

Ce n’est pas juste Minneapolis. On a beaucoup entendu parler de cette idée qu’il fallait emprisonner les flics qui tuent. Mais c’est une stratégie sans issue. Déjà, tout le système juridique est conçu pour protéger la police. Ce n’est pas un accident ou un bug, c’est une caractéristique. Et après, lorsque des policiers sont poursuivis, le système les expulse et dit : « Oh, c’était une brebis galeuse. Nous nous en sommes débarrassés. Vous voyez, le système fonctionne. »

Les gens se rendent donc compte que ce type de réforme procédurale ne changera rien au fonctionnement de la police. Vous voulez des preuves de ce que j’avance ? Nous avons emprisonné un flic qui avait commis des meurtres à Chicago l’année dernière. Et vous ne voyez personne dans les rues de Chicago en ce moment se féliciter de la qualité des services de police.

Jacobin – De plus en plus de gens sont en train de prendre conscience que la police est ce qui nous reste quand nous ne disposons pas d’un État-providence décent. Êtes-vous d’accord que les gens associent de plus en plus leurs sentiments négatifs à l’égard de la police au désir positif d’un programme de réforme économique de grande ampleur ?

Alex Vitale – Absolument. Par exemple, nous avons vu des panneaux dans la rue la semaine dernière où était écrit « Defund the police » (« Ne financez plus la police », ndlr). Ce slogan incarne à merveille cette idée que nous n’allons pas rebâtir la police, mais bien que nous devons plutôt la réduire de toutes les façons possibles et la remplacer par des solutions démocratiques, publiques et non policières. Cette idée s’est construite depuis cinq ans, car plus les gens ont suivi les problèmes dans la police et de criminalisation (de la consommation de drogues par exemple, ndlr), plus ils se rendent compte directement à quel point ces réformes sont inutiles. De plus en plus de gens sont en train de réaliser que la voie à suivre est celle de la réduction de l’appareil policier et de son remplacement par des alternatives financées par l’État.

Par ailleurs, tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. Cela fomente la division raciale, sape la solidarité, sème la peur, réduit les ressources à notre disposition, place les militants dans des positions précaires et mettra toujours à mal nos mouvements.

« Tout effort pour bâtir un mouvement populaire multiracial doit intégrer dans son programme la réduction de la machine carcérale de l’État. L’incarcération et la criminalisation de masse constituent une menace directe pour tous nos projets politiques. »

Les réformateurs procéduriers sont enfermés dans une vision mythifiée de la société américaine. Ils croient que l’application professionnelle et neutre de la loi est automatiquement bénéfique pour tout le monde, que l’état de droit nous rend tous libres. C’est une méconnaissance flagrante de la nature des structures juridiques dans lesquelles nous vivons. Ces structures ne profitent pas à tous de la même manière. Il existe un célèbre dicton du XIXe siècle qui parle de « la majestueuse égalité des lois, qui interdit au riche comme au pauvre de coucher sous les ponts, de mendier dans les rues et de voler du pain ». Mais bien sûr, les riches ne font pas de telles choses. Seuls les pauvres le font.

En fin de compte, le maintien de l’ordre consiste à maintenir un système de propriété privée qui permet de poursuivre l’exploitation. C’est un outil pour faciliter les régimes d’exploitation depuis la fin du XVIIIe et le début du XIXe siècle. Lorsque la plupart des forces de police modernes ont été formées, il s’agissait du colonialisme, l’esclavage et l’industrialisation. La police a émergé pour gérer les conséquences de ces systèmes – pour réprimer les révoltes d’esclaves, pour réprimer les soulèvements coloniaux, pour forcer la classe ouvrière à se comporter comme en main-d’œuvre stable et docile.

C’est la nature fondamentale du maintien de l’ordre. C’est une force qui n’a jamais été intéressée par l’égalité, bien au contraire. Elle a toujours existé pour réprimer nos mouvements et permettre à l’exploitation de se poursuivre.

Jacobin – A quoi ressemblerait le « définancement » de la police concrètement ?

Alex Vitale – Dans la pratique, au niveau local, cela signifie essayer de construire un bloc politique majoritaire en allant sur le terrain pour obliger un conseil municipal à voter la réduction du budget de la police et réinvestir autant d’argent que possible dans les besoins des citoyens.

Par exemple, à New York, les Democratic Socialists of America (DSA, parti de gauche américain qui a connu un fort essor depuis les campagnes de Bernie Sanders et compte aujourd’hui environ 60.000 membres, ndlr) mènent un plaidoyer sur les questions de criminalisation depuis un certain temps. En ce moment, ils s’organisent pour que les élections municipales de l’année prochaine soient l’occasion d’un test décisif : que tous les candidats prennent position et se déclarent en faveur ou non d’une réduction du budget des services de police d’un milliard de dollars. Ils sont en train de mettre cette question en avant de façon pratique. Et cette semaine, quarante candidats aux élections municipales ont signé un engagement à définancer le NYPD, le département de police de New-York. C’est incroyable.

Je suis le coordinateur du Policing and Social Justice Project (projet sur la police et la justice sociale, ndlr), qui fait partie d’un mouvement à New York pour la justice budgétaire. Nous avons fixé cet objectif d’un milliard de dollars. D’autres groupes comme les Communities United for Police Reform et Close Rikers (mouvement pour fermer la prison de Rikers Island, ndlr) ont appelé à des réductions substantielles des services de police et à réinvestir cet argent dans les besoins locaux. Ensemble, nous participons tous à des auditions budgétaires, nous écrivons des éditos, nous avons publié une vidéo qui circule sur les réseaux sociaux et même acheté des créneaux publicitaires pour appeler à cette réduction d’un milliard. Nous menons un vrai effort pour définancer la police non pas en théorie mais en pratique.

Ensuite, il est important de faire pression pour réaffecter cet argent dans des initiatives qui peuvent réellement remplacer la fonction de la police. Par exemple, à New York, le Public Safety Committee (Comité de sécurité publique, ndlr) a donné une recommandation sur l’usage du budget de la police et d’autres comités recommandent des réallocations de ce budget à d’autres services, le tout avec un président du Comité du budget qui peut demander des conseils à différents sous-comités. Par exemple, le président du Comité du budget sur lequel nous faisons pression à New York pourrait dire au Comité de la sécurité publique : « Nous voulons que vous retiriez deux cents millions du budget de la police », puis il pourrait dire au Comité de l’éducation : « Vous avez une centaine de millions supplémentaires à investir mais je veux que vous les investissiez dans des conseillers et la justice réparatrice. »

Jacobin – Les sondages montrent systématiquement que même si de nombreuses personnes, en particulier les personnes de couleur et notamment les noirs, se méfient de la police, ils ne veulent pas nécessairement que le nombre de policiers dans leur quartier soit réduit. J’ai l’impression que ce paradoxe s’explique par l’association automatique entre police et sécurité : les gens veulent se sentir plus en sécurité et la police est la seule solution à la sécurité publique qui existe. Que pensez-vous de ce paradoxe et comment y remédier?

Alex Vitale – Je pense que c’est semblable à la situation de Bernie Sanders. Vous avez vu les sondages de sortie des urnes montrant que les gens aimaient les idées de Sanders mais ont voté pour Biden. Ils ont peur, ils ne sont pas prêts. Ils ont un intérêt à la conformité et ils ne font pas confiance à cette nouvelle donne, même s’ils la comprennent et y croient jusqu’à un certain point.

En ce qui concerne la police, nous avons affaire aux conséquences de quarante ans de discours expliquant aux gens que la seule chose qui peut régler un problème dans leur quartier – chiens errants, nuisances sonores, adolescents turbulents – c’est davantage de police. C’est la seule option. Donc, les gens ont été conditionnés à penser : « Si j’ai un problème, c’est un problème que la police doit résoudre. » Quand les gens disent qu’ils veulent plus de police, ils disent en fait qu’ils veulent moins de problèmes.

Nous devons vraiment sortir de cette façon de penser. Nous devons donner aux gens confiance en eux pour qu’ils exigent ce qu’ils veulent et leur fournir plus d’exemples de choses qu’ils pourraient exiger et qui rendraient leur voisinage plus sain et plus sûr. Beaucoup de gens admettent par exemple qu’un nouveau community center (lieu en commun pour tout un quartier, où sont organisés tous types d’activités, similaire à une MJC en France, ndlr), mais ils ne croient tout simplement pas que cela soit possible. Ils se disent : « C’est inutile de le demander, ils ne nous le donneront jamais. »

Nous devons proposer des alternatives concrètes. Par exemple, les appels en cas de crise de santé mentale sont devenus une partie importante de l’action quotidienne de la police à New York. Il y en a 700 par jour. Nous n’avons pas besoin de policiers pour faire ce travail, et en soit nous ne voulons pas que des policiers armés fassent ce travail parce que c’est dangereux pour les gens qui ont des crises de santé mentale. Nous devons créer un système non policier d’intervention pour ce genre de problème qui soit disponible vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Jumaane Williams (politicien américain porte-voix de la ville de New York) a demandé exactement cela à New York dans un excellent rapport très détaillé. La proposition consiste à prendre l’argent dépensé pour les appels de police en cas de crise et à le dédier à la prestation de services de soin des troubles mentaux.

Voilà une idée concrète pour une alternative au maintien de l’ordre. Nous avons besoin de plus d’idées de ce type pour inculquer un sentiment de possibilité et d’optimisme, et accroître l’imagination collective.

Loi « anti-casseurs » : « Il y a donc tout de lieu de penser que… » ou le triomphe de la « répression prédictive »

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Emmanuel Macron © http://en.kremlin.ru/

« Je parle bien de brutes, M. le député. Non pas de casseurs, [mais] de brutes, qui considèrent que l’objectif, samedi après samedi, est de briser des vies, et de menacer des policiers » déclarait le Ministre de l’Intérieur le 29 janvier 2019 à l’Assemblée nationale. Il ajoutait : « S’appuyer sur le temps judiciaire, c’est faire en sorte que ceux que l’on voit casser le samedi puissent le samedi suivant être à nouveau devant les mêmes forces de l’ordre ».


Prévenir les violences militantes1 en amont pour ne pas avoir à les réprimer en aval. Ne plus attendre la survenance d’actes délictueux au cours d’une manifestation de rue2, mais suspendre momentanément la possibilité de manifester des personnes considérées comme susceptibles de se soustraire volontairement aux règles ordonnant la « bonne manifestation » : telle était l’idée-force de l’article 3 de la nouvelle loi dite « anti-casseurs »3 qui fut finalement censurée par les sages du Conseil Constitutionnel. Ceux-ci jugèrent que dans sa rédaction cet article portait atteinte aux libertés publiques, notamment celle du droit d’expression de ses idées et opinions, atteinte qui n’était ni proportionnée, ni suffisamment encadrée par le législateur. Cependant, ce n’est pas le principe d’une interdiction individuelle de manifester décidée par le préfet qui est jugée anticonstitutionnelle, mais uniquement ses modalités. Ce qui peut laisser dire que la mesure pourrait réapparaître sous une forme différente lors d’une prochaine loi sécuritaire.

Si son premier objectif était aussi de lutter contre les violences contestataires intervenant dans le cadre de manifestations de rue, la loi dite « anti-casseurs » de 20194, qui se veut une réponse aux violences du mouvements des gilets jaunes, se distingue de celle votée le 8 juin 1970 par la majorité des droites conduite par le Premier ministre Chaban-Delmas. Cette dernière visait à adapter le droit pénal pour mieux réprimer ce qui était perçu alors comme « certaines formes nouvelles de délinquance »5 dans ces années 1968 où la conflictualité politique et sociale demeurait remarquablement élevée, notamment dans les universités mais aussi dans les usines6. Elle se singularisait par l’instauration d’une « responsabilité solidaire » à travers la création d’un nouvel article dans le code pénal, l’article 314. Aussi, visait-elle d’abord à pénaliser les actions violentes et concertées de groupes organisés appelés alors « commandos », qui pouvaient désigner les actions coups de poing7 planifiées par des groupements politiques appartenant aux dissidences communistes8 (trotskistes, maoïstes), ou au mouvement nationaliste (Ordre nouveau).

Puis, dans le cadre des rassemblements de rue illicites débouchant sur des violences, il s’agissait de poursuivre sur le plan pénal les auteurs des déprédations, et aussi les « participants actifs » de ces rassemblements illégaux et violents, c’est-à-dire tous ceux qui, sans user eux-mêmes de violence, seraient demeurés sur place une fois les violences commencées au lieu de se disperser pour exprimer leur désaccords avec les atteintes à l’ordre public alors en cours. Ces derniers, par leur seule présence physique, pourraient être considérés, du point de vue des autorités, comme solidaires et par là même complices de ceux qui auraient été les vrais auteurs de ces voies de fait, et donc pourraient voir leur responsabilité pénale engagée au nom d’un principe de « coresponsabilité ». Cette responsabilité pénale collective, jugée étrangère au droit français, amena des juristes à qualifier cette loi de « monstre juridique », ou de « loi grecque »9 en référence à « la dictature des colonels » (1967-1974) du fait qu’elle consacrait le règne de l’arbitraire ;comme le dénonça François Mitterrand dans une intervention télévisée le 29 avril 1970, elle en venait en définitive à « supprimer pratiquement le droit de se rassembler ».

Presque un demi-siècle plus tard, l’enjeu pour les autorités n’est plus tant de faire « payer les casseurs » au sens propre comme au sens figuré, en espérant par ailleurs que la publicité des peines encourues puisse avoir une fonction dissuasive pour prévenir les comportements politiques jugés anormaux, que d’empêcher par des mesures de police administrative les « casseurs de casser » dans l’espace public. L’espace public étant ici entendu, comme le définit Eric Doidy10, comme « un espace abstrait de discussion et de confrontation des critiques et des justifications », c’est-à-dire un « espace du politique ».

L’article 3 de la proposition de loi de 2019 instaurait un dispositif directement inspiré11 du droit d’exception qu’est l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’état d’urgence. En effet, cette disposition accordait aux préfets la possibilité d’interdire par arrêté à des personnes présumées dangereuses pour l’ordre public d’accéder à une partie ou à la totalité d’un territoire d’une commune pendant un temps limité, et donc de ne pas pouvoir se rendre à des manifestations de rue autorisées. L’interdiction de séjour était utilisée pour entraver la liberté de manifester de personnes suspectées de vouloir attenter à l’ordre public. Ces méthodes ont été, en dépit de leur relatif manque de notoriété dûe à la partialité du couvrage médiatique, abondamment utilisées pendant la dernière application de l’état d’urgence notamment.

Fort de ce constat, en dépit de la censure en dernière instance du Conseil constitutionnel, il convient de mettre en exergue la philosophie de cette législation coercitive qui apparaissait comme une nouvelle étape dans le processus législatif visant à prévenir toujours plus en amont les violences susceptibles d’intervenir lors de manifestations de rue.

I) « La criminalisation de l’intention présumée » : le précédent fondateur de 2010

Le chercheur en droit pénal, Olivier Cahn, a décrit12 « la domestication de la rue protestataire » par le pouvoir d’État: pour ce faire, ce dernier aurait pris pour prétexte les violences militantes récurrentes des « black-blocs »13 lors de manifestations revendicatives ou de rassemblements dans la sphère publique.

Déposée par le député-maire de l’UMP, Christian Estrosi, le 5 mai 2009, dans le contexte politique troublé des violences survenues en marge du contre-sommet de l’OTAN à Strasbourg14, avec la présence d’au moins deux mille black-blocs venus de France, d’Allemagne, d’Italie, de Suisse, cette proposition de loi, qui sera adoptée15, visait à renforcer « la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public ».

Si elle se donnait pour objet de lutter contre les « bandes violentes »16, notamment aux abords des établissements scolaires17, qui seraient devenues un mal récurrent dans certains quartiers dits « sensibles », Christian Estrosi tint à préciser dans l’exposé des motifs et dans son rapport, que les dispositions comprises dans cette proposition de loi visaient également « les débordements violents en marge de manifestations du fait de casseurs encagoulés »18. Cette précision non-fortuite amena Olivier Cahn à considérer19 que la problématique des « violences de groupe » – en milieu scolaire ou dans les quartiers ségrégués où pouvaient survenir des règlements de compte entre bandes rivales20 – n’était qu’un prétexte commode pour légitimer une évolution de l’arsenal répressif pour prévenir les violences collectives qui conduiraient les manifestations à dégénérer en « zones de non droit »21.

Les manifestations sur la voie publique sont ici appréhendées comme un territoire à part entière, une sorte d’espace, dont l’existence est tolérée sous certaines conditions22 par un État pouvant décider souverainement par l’intermédiaire de la force publique d’en reprendre le contrôle, s’il juge que le seuil de l’intolérable a été franchi par ceux dont l’agrégation donne corps à la manifestation. La modification du Code pénal en 2010 conduisit à vouloir pénaliser23 la participation à un groupement dans la rue susceptible, selon l’appréciation subjective des forces de l’ordre, de dégénérer en « violences volontaires » contre des personnes ou des biens. Encore une fois le député-maire de Nice est clair quand il explique que l’article Art. 222-14-2. vise à répondre « pleinement à un objectif de prévention » en permettant « de sanctionner les membres qui, en connaissance de cause, appartiennent à un groupement ayant des visées violentes, avant même que cette bande ne commette un délit déjà prévu par le Code pénal ».

Ainsi, dorénavant permettait-on légalement aux forces de police d’agir en amont, et cela dès la formation d’un groupement d’individus jugés suspects, pour mieux prévenir les violences redoutées. Il ne s’agit plus de répression réactive, basée sur la matérialité, ou sur des éléments de réalité, mais d’une répression qui serait d’abord le produit d’une « imagination anticipatrice »24 contre, selon Olivier Cahn, des « ennemis intérieurs » : « Dès lors, si le citoyen ne peut être interpellé qu’après qu’il a mal agi, ”l’ennemi”, au contraire doit être neutralisé avant qu’il puisse exprimer sa nocuité »25. L’enjeu ici est d’anticiper les intentions des personnes dont on postule qu’elles entendent commettre dans le cadre d’une manifestation de rue des actes qui les positionneraient de facto en marge de la légalité. Il s’agit de devancer leurs supposés probables agissements en les interpellant avant qu’elles n’en viennent à transgresser les normes juridiques censées ordonner la manifestation de rue. La mise hors d’état de nuire intervient avant la réalisation des violences et non pas après elles: on se place au niveau de l’intention et non de l’exécution du délit. Olivier Cahn évoque une « anticipation discrétionnaire de la répression »26 qui se ferait « au mépris des exigences de la nécessité »27. En effet, la nécessité d’intervenir pour maintenir l’ordre public ne serait plus seulement déterminée en fonction de la réalité d’actes délictueux, mais selon un faisceau d’indices conduisant la police à prévoir la possibilité de comportements délinquants, et d’agir en conséquence en empêchant les personnes suspectes de les perpétrer. Désormais, la mauvaise intention prêtée à certains et non plus seulement des actes déjà commis, représenterait-elle un trouble caractérisé à l’ordre public, et justifierait une intervention policière contre ces manifestants perçus et traités comme des « délinquants en puissance ».

Ayant pour objectif de permettre à la police de réprimer sur ce qui lui apparaîtra comme des germes de violence, cette loi tendait à contrevenir à un des principaux fondamentaux du droit selon lequel l’intention est censée ne jamais être coupable, et donc ne peut raisonnablement être châtiée par la force coercitive. En cela, il constitua une césure dans le traitement policier des violences collectives, ouvrant ainsi la voie à des évolutions ultérieures qui seraient, elles aussi, justifiées au nom de la nécessaire prévention des délits de ceux qui voudraient délibérément désordonner les manifestations par leurs agissements. La loi dite « anti-casseurs » de 2019 s’inscrivait dans le prolongement de cette loi consacrant juridiquement la notion de « répression prédictive ».

II) « Loi anti-casseurs » ou rendre les malfaiteurs présumés personae non gratae des manifestations

A) Quand la « mauvaise réputation permettrait de prédire de « mauvaises intentions »

Après des semaines de violences contestataires en lien avec le mouvement des Gilets jaunes, le pouvoir d’État a décidé de profiter de la proposition de loi portée par des parlementaires LR depuis le mois de juin, et adoptée le 23 octobre par le Sénat, pour répondre à « l’ultra-violence » par « l’ultra-sévérité », selon les mots du Premier ministre Édouard Philippe le 8 janvier 2019.

Pour l’exécutif, la récurrence des transgressions au cours de la période récente nécessitait une évolution rapide et radicale de la législation afin d’enrayer un cycle de violences en France que le ministre de l’Intérieur fit remonter à l’automne 2012 et aux violences survenues en réaction de « l’opération César » à Notre-Dame-des-Landes qui visait à débarrasser la Zone d’aménagement différé (ZAD) des multiples lieux de vie afin de permettre le début des travaux.

Une fois encore, un pouvoir d’État prenait prétexte du contexte de violence de haute intensité auquel il était confronté pour procéder à une modification substantielle des règles de droit dans le but de les rendre plus efficientes. Celui-ci réagissait à chaud afin de répondre à une allégation de forte demande d’ordre émanant d’une partie de la population qui serait effrayée et exaspérée par le désordre incessant.

Comme en 2010, l’objectif affiché était de se doter de nouveaux outils légaux adéquats pour réprimer par anticipation des violences estimées hautement probables. Mais cette fois-ci, il ne suffirait plus de réprimer des regroupements d’individus suspects en procédant à leur interpellation mais d’intervenir encore davantage en nettoyant l’espace public de la présence indésirable de personnes a priori suspectes ; l’enjeu étant de réduire autant que possible les risques de violences dans le cadre des manifestations de rue.

Ce « passé qui ne passe pas » conduirait les autorités publiques à considérer comme presque fatals les débordements à venir du fait de leur seule présence. Dès lors, il ne resterait aux autorités compétentes soucieuses que la possibilité de frapper d’incapacité ces personnes suspectées28 en leur interdisant l’accès aux manifestations dans lesquelles elles seraient telles des poissons dans l’eau, pouvant s’adonner aux débordements dont elles sont réputées être familières. Tel est le sens de l’article 3 de la proposition de loi qui accorde aux préfets, et donc au Ministère de l’Intérieur, le pouvoir discrétionnaire d’interdire à un citoyen la liberté de participer à une manifestation sur la voie publique à partir du moment où son passé comporterait des éléments jugés suffisamment probants permettant d’en déduire sa dangerosité29, et par là même d’en conclure la nécessité d’agir par la voie de la police administrative pour prévenir les agissements qui conduiraient le malfaiteur présumé à pénétrer dans le champ de la répression pénale30. Le juriste Vincent Sizaire parle de « répression para-pénale »31 qu’il définit comme « un ensemble de dispositifs coercitifs visant à prévenir, voire à sanctionner des infractions, décidés et mis en œuvre par l’autorité administrative en dehors de tout contrôle de l’autorité judiciaire »32. Cette dernière n’est susceptible, en effet, d’intervenir qu’en aval de la décision privative33.

Ce changement est tout sauf mineur car aujourd’hui seul un juge a le pouvoir d’interdire à une personne condamnée pénalement de manifester pendant une durée déterminée. Il s’agit d’une peine complémentaire, à l’instar de la suspension des droits civiques, pour une durée temporaire. On est dans le registre de la double peine. Une fois la peine purgée, la personne recouvre sa citoyenneté de plein exercice, sans normalement avoir à craindre subir ultérieurement des restrictions de ses libertés. Ce passé judiciaire n’a pas vocation normalement à être instrumentalisé par des autorités administratives pour motiver des entraves dans le temps présent, auquel cas cela signifierait que la personne condamnée n’en a jamais totalement fini avec le châtiment34. Ainsi, on continuerait à lire son présent et son futur à l’aune de son passé, revendiquant ainsi une improbable faculté divinatoire, c’est-à-dire le fait de deviner des choses encore inconnues à l’instant T.

B) Ne pouvant tous les arrêter, ils ont préféré les invisibiliser

Mais pourquoi de la part du pouvoir d’État cette obstination de vouloir empêcher les fauteurs de troubles présumés d’exercer leur liberté de manifester ? Pourquoi ne pas se contenter d’interpeller après coup les citoyens s’étant rendus coupables d’actes délictueux dans le cadre d’une manifestation de rue ? Pourquoi faire ainsi de tels procès d’intention à des individus pour justifier leur mise à l’écart des défilés ? Pour l’historienne Vanessa Codaccioni, cela témoignerait « d’une contamination de l’appareil répression » par « l’antiterrorisme », ce dernier reposant d’abord sur la nécessité impérieuse de prévenir à temps les passages à l’acte de ceux qui sont considérés par les autorités comme susceptibles de franchir le Rubicon. On serait dans le registre de la « neutralisation préventive »35.

Pour le gouvernement, comme pour les sénateurs LR, il s’agirait a contrario de sauvegarder une liberté36 qui serait « le droit de s’assembler paisiblement » et qui, selon eux, « serait aujourd’hui menacé, en raison de l’agissement malveillant et récurrent de groupuscules violents qui agissent masqués pour échapper à la justice »37. Or, aux yeux des décideurs, les syndicats se sont révélées trop souvent incapables d’assumer efficacement leur rôle de sous-traitant38 dans la gestion du « maintien de l’ordre »39. Ils ne sont pas parvenus pas notamment, malgré la présence de services d’ordre chargés de créer les conditions matérielles de « l’appropriation pacifique de l’espace public »40, de veiller à ce que l’ordre interne des manifestations syndicales ne soit pas bouleversé du fait de la formation ritualisée de « cortège de tête »41 qui dessaisissent les organisateurs de ce qui est censé être la vitrine de la manifestation.

De même, ils considéraient que, seul, le pouvoir judiciaire – à l’instar des forces de l’ordre – serait impuissant à pacifier durablement l’espace public en mettant hors état de nuire les personnes se livrant à « des actions revendicatives violentes ». En effet, dans un contexte d’émeutes urbaines, il n’est pas possible de procéder à l’interpellation de toutes les personnes se livrant dans un espace temps donné à des actes de déprédation ou qui utilisent, dans le cadre d’interactions violentes avec des fonctionnaires de police ou de gendarmerie, des armes par destination. La proportion de ceux qui sont finalement appréhendés à la fin de la journée est le plus souvent inversement proportionnelle au nombre de personnes commettant au moins un acte délictueux, et qui seraient susceptibles de faire l’objet de poursuites sur le plan pénal. Le taux d’impunité est généralement très élevé, et nombreux sont ceux, surtout parmi les militants les plus organisés et expérimentés, qui sont convaincus que les chances d’être appréhendés sont en réalité infimes, sinon nulles. Cette certitude, nourrissant un fort sentiment d’impunité chez les émeutiers, et parallèlement une profonde lassitude et exaspération chez les forces de l’ordre, peut être interprétée par les autorités comme un véritable pousse-au-crime, comme un facteur criminogène.

Dès lors, une personne qui a été aperçue commettant des actes délictueux dans le cadre d’une manifestation sur la voie publique, mais qui n’a pas été pour autant interpellée sur le moment, ni a posteriori, peut parfaitement revenir autant de fois que les occasions s’offrent à elle.

À Rennes, en 2006, lors du mouvement anti-CPE, comme dans d’autres villes universitaires, nous avons vu des centaines de jeunes gens participer aux différentes émeutes qui se sont déroulées de façon hebdomadaire pendant les mois de mars et d’avril dans la foulée des manifestations de masse organisées par les organisations syndicales. Les fonctionnaires chargés du maintien de l’ordre essayaient d’interpeller ces jeunes émeutiers qui commettaient des actes délictueux en s’en prenant à leur intégrité le plus souvent avec des armes par destination (pierres, pavés, bouteilles en verre), soit qu’ils trouvaient sur place, soit qu’ils rapportaient par anticipation de l’émeute programmée. Mais les policiers ne pouvaient pas espérer tous les appréhender le même jour, sans même évoquer leur hypothétique déferrement devant un juge42. Pourtant, il ne fait pas de doute qu’ils avaient pu identifier nombre de ceux qui revenaient une fois, deux fois, de nombreuses fois se positionner volontairement en marge de la légalité.

Comment faire alors pour les autorités afin de prévenir la répétition de ces violences, devenues un rituel notamment chez les militants d’extrême gauche qui, revendiquant une « stratégie de la tension », postulent que la conflictualité ne devrait pas retomber mais bien se perpétuer par-delà la manifestation autorisée, ou qui font de l’émeute une fin en soi43 ?

Le meilleur moyen de prévenir les violences devait être d’empêcher les personnes repérées de revenir pour réitérer leurs exactions. Ainsi, à défaut de pouvoir les atteindre sur le plan pénal en les arrêtant en situation de flagrant délit, même si des arrestations auraient été toujours envisageables a posteriori grâce aux enquêtes diligentées par la police judiciaire, il restait la possibilité de restreindre la liberté de manifester de ceux dont les autorités ne voulaient plus avoir à subir la présence, c’est-à-dire ceux que le ministre de l’Intérieur a stigmatisé en les qualifiant de « brutes » dans son discours du 29 janvier devant la représentation nationale. Or, jusqu’à présent, rien dans le droit positif ne permettait aux autorités administratives d’agir en ce sens, si ce n’est entre 2015 et 2016 en détournant sciemment l’esprit de la loi de 1955 avec la fameuse disposition d’« interdiction de séjour ».

Ainsi, grâce à cette loi dite « anti-casseurs », les pouvoirs publics en la personne des préfets, disposeraient-ils dorénavant des moyens légaux pour agir en amont, et plus seulement en aval, en empêchant l’accès aux rassemblements de ceux dont les comportements antérieurs laisseraient à penser qu’ils seraient susceptibles de mal agir à nouveau, d’avoir des comportements anormaux, et représenteraient par là même une menace de violence à conjurer ?

De leur point de vue, il apparaissait évident qu’il existait un vide que la nouvelle législation permettrait de combler. Le fait qu’elle soit soutenue par les deux syndicats de police majoritaires44 ne constitue nullement une surprise : depuis longtemps, ces derniers se faisaient les porte-voix de leurs collègues qui expliquaient en avoir assez de voir revenir, semaine après semaine, les mêmes individus, comme si on remettait les compteurs à zéro à la fin de chaque émeute, et que ces derniers n’étaient pas comptables de leurs actes précédemment posés. Désormais, avec cette loi nouvelle, ceux qui se seraient rendus indignes de la possibilité de manifester devraient en payer le prix en subissant une sanction administrative, à défaut d’une sanction pénale. En effet, pour les autorités, si manifester constitue une liberté à laquelle peuvent prétendre tous les citoyens sans exclusive, il s’agit d’une liberté codifiée, réglée, strictement encadrée par la loi. Dès lors, ce qu’elles désirent sanctionner, c’est le mésusage de cette liberté, son dévoiement par la perpétration d’actes illégaux qui contreviennent à la conception légale, tolérable de la manifestation de rue.

III) Un militant politique « interdit de séjour » à Rennes en 2016

Nous souhaitons illustrer notre analyse critique en présentant un exemple concret d’entrave à la liberté de manifester décidée par une autorité préfectorale45.

Nous étions le 16 mai 2016, déjà deux mois que la mobilisation contre « la loi travail » faisait régulièrement la une des journaux en France. Si aucun texte de loi n’autorisait alors le préfet à prononcer des mesures préventives d’interdiction de manifester, nous étions toujours à l’heure de l’état d’urgence. Cela signifiait que l’article 5 de la loi du 3 avril 1955, permettant au préfet d’interdire dans un territoire donné, ici le département d’Ille-et-Vilaine, et pendant un temps limité, le séjour d’une personne « qui chercherait à entraver de quelque manière que ce soit l’action des pouvoirs publics », était toujours à l’ordre du jour.

Le jeune militant rennais était chez lui, se préparant pour se rendre à ce qui devait être une énième manifestation, lorsque trois fonctionnaires de police, dont un officier de police judiciaire, vinrent sonner à la porte de son domicile vers 10h pour lui remettre en main propre un arrêté préfectoral pris la veille, le 16 mai 2016, lui signifiant avec effet immédiat son interdiction d’aller et venir pour une durée de quinze jours dans un large périmètre de la commune de Rennes (du 16 au 30 mai 2016). Politique du fait accompli, décision unilatérale à l’exclusion de tout débat contradictoire : le pouvoir discrétionnaire de l’autorité préfectorale s’exprima ici dans sa crudité. Tout le centre-ville, c’est-à-dire là où se déroulait les manifestations, devint aussitôt une vaste zone interdite46. Ainsi, ne put-il pas se rendre à la manifestation syndicale prévue à 11h, ni à celle programmée le 19 mai. Il est intéressant de constater que la préfecture attendit le tout dernier moment47 pour notifier au militant son interdiction de séjour afin sans doute qu’il ne puisse pas engager une quelconque démarche auprès de la justice administrative visant à faire suspendre l’exécution de l’arrêté en question.

Après avoir décidé de procéder à la transformation de l’hyper-centre en citadelle imprenable à chaque nouvelle manifestation à partir du 17 mars 2016, au risque de créer des points de cristallisation qui débouchèrent sur des violences à plusieurs reprises, la préfecture d’Ille-et-Vilaine décidait-elle pour la première fois de sanctionner par une mesure extra-judiciaire un des principaux cadres organisateurs du mouvement étudiant à l’Université Rennes 2.

Il convient de revenir sur l’exposé des motifs ayant conduit la préfecture à prendre cette décision contre ce militant politique dont la présence dans les manifestations à Rennes était devenue indésirable.

La préfecture insista principalement sur le fait que cette personne visée par l’arrêté s’était déjà « défavorablement illustrée » du fait de sa supposée « participation à des actions revendicatives violentes dans le passé ». Cependant, elle fut bien incapable de fournir aussi bien les dates que l’objet de ces manifestations qui auraient été entachées de violence. Elle n’apporta pas d’éléments matériels prouvant de façon irréfutable l’implication de cette personne dans ces violences urbaines.

Par ailleurs, étant donné que cette personne n’avait jamais été condamnée, l’existence de condamnations pénales pour des faits de violences dans le cadre de manifestations ne pouvait être invoquée comme une condition de possibilité pour être sanctionné en application de la loi de 1955. En effet, l’accent fut mis sur l’expression politique de ce militant qui appelait par voie écrite et orale à la mise en œuvre « d’actions de grèves, de blocages et de sabotages ».

Ainsi, tous ces éléments amenaient-ils les autorités à postuler que ce militant, possédant une capacité de nuisance importante, risquait à court et moyen terme de se retrouver à nouveau associé à « des actions revendicatives violentes », et qu’il fallait, dès lors, prendre les mesures adéquates pour s’en prémunir, en l’occurrence l’interdire de séjour dans un périmètre suffisamment étendu pour l’empêcher de prendre part à des manifestations de rue.

Selon la préfecture, son absence serait a priori un gage de sûreté supplémentaire pour les forces de l’ordre qui n’auraient plus à subir ses comportements jugés inadmissibles. En réalité, si l’autorité préfectorale avait été réellement désireuse de maximiser les chances d’une tranquillité et une sûreté publique pleine et entière au sein de la commune de Rennes les jours de manifestation, une telle mesure aurait dû concerner non pas un seul mais des dizaines de jeunes gens, sinon des centaines, qui avaient pris part aux interactions violentes avec les policiers et gendarmes à Rennes, les 31 mars et 28 avril 2016 ; autant de violences répétées qui justifiaient du point de vue du préfet de recourir dorénavant à la loi du 3 avril 1955. Mais comment une telle décision portant atteinte à une échelle de masse à la liberté constitutionnelle d’aller et venir aurait été politiquement tenable pour l’autorité préfectorale, et a fortiori pour l’État ?

Dès lors, il est probable que ce qui détermina ce jour-là l’agir coercitif des autorités, ce fut moins la volonté d’aider les forces de l’ordre dans l’accomplissement de leur mission sécuritaire en les soulageant de la présence d’un individu présumé dangereux que de profiter de façon opportune de l’état d’urgence pour châtier un militant sans passé judiciaire, ne faisant l’objet d’aucune poursuite pénale, tout en entravant sérieusement son action militante, et ainsi faire un exemple dans l’espoir d’en dissuader d’autres.

Le militant frappé par cette punition extra-judiciaire décida le 23 mai 2016, comme le lui permettait la loi, d’engager une procédure de référé auprès du tribunal administratif de Rennes. Il voulut dénoncer le traitement qui lui était réservé, que son avocate considérait non seulement comme « disproportionné », « arbitraire », mais également comme « un détournement de pouvoir en faisant application du 3° de l’article 5 de la loi du 3 avril 1955 relative à l’État d’urgence » dont la vocation première est de lutter contre ce qui est désigné sous le vocable polysémique de « terrorisme ». Finalement, admettant qu’en l’absence de manifestation déclarée ou même illégale d’ici à la fin de l’interdiction de séjour, cet arrêté « portait une atteinte grave et manifestement illégale à la liberté d’aller et venir » du militant, le juge administratif des référés décida par voir de conséquence de suspendre l’arrêté du 16 mai 2016, et condamna l’État à lui verser la somme de 500 euros.

Les effets attendus de la proposition de loi dite « anti-casseurs », et notamment sa capacité à prévenir pratiquement les débordements en rendant exemptes les manifestations de la présence nocive des présumés malfaiteurs, sont très discutables.

En effet, ceux qui seraient visés par cette législation nouvelle ne seraient pas a priori ceux que le préfet de police de Paris a désignés à plusieurs reprises, depuis le mois de décembre 2018, comme étant des « casseurs d’opportunité » qui passeraient à l’acte sans avoir prémédité leur geste, sans l’avoir imaginé même, mais qui, « par “désinhibition », « effet d’entraînement », ou encore par « mimétisme », viendraient « à se livrer eux aussi à des violences injustifiables ».

Or, selon les contestations du préfet de police de Paris la grande majorité des « gilets jaunes » qui ont été interpellés à Paris entrent justement dans cette catégorie de personnes encore inconnues des services de renseignement, qui n’avaient aucun passif, aucun antécédent défavorable, et qui a fortiori n’étaient pas susceptibles d’avoir une « mauvaise réputation » auprès des autorités administratives. Aussi, la loi dite « anti-casseurs », même en vigueur, n’aurait pas concerné toutes ces personnes considérées comme des « lampistes » lorsqu’elles comparaissent au tribunal. Elles seraient venues manifester, sans en être empêchées, et peut-être se seraient-elles livrées à des violences. Cela amène à douter fortement de la capacité des pouvoirs publics à « sanctuariser » les manifestations de rue. Au lieu de verser dans la surenchère sécuritaire par le recours à des mesures dérogatoires au droit commun, au risque de remettre en cause le principe d’égalité des citoyens devant la loi, il aurait fallu se rappeler qu’aucune loi ni aucune force de maintien de l’ordre, en France comme ailleurs, ne permet de garantir absolument la sécurité publique.

Ainsi, cette loi de 2019, inscrite à l’ordre du jour en réaction aux violences répétées de Gilets Jaunes, aurait marqué un tournant dans l’histoire de la gestion du maintien de l’ordre en France. En effet, elle introduisait dans le droit commun une procédure jusqu’alors constitutive de l’état d’urgence, régime d’exception, confortant de facto l’idée que l’État se doit de légaliser, de normaliser, de banaliser une « justice d’exception »48 s’il désire réprimer efficacement certaines formes de violences pouvant émaner du corps social, et pas uniquement à l’occasion de périodes d’exception politique lorsque celui-ci est saisi de fortes convulsions.

Ayant pour principale caractéristique l’incrimination des intentions supposées néfastes pour l’ordre public de tel ou tel malfaiteur présumé pour mieux prévenir les violences dans le cadre des manifestations sur la voie publique, elle risquait en définitive de conforter « l’émergence d’un droit pénal substantiel de l’ennemi fondé sur l’anticipation de la répression »49, et de nourrir ainsi ce que Vincent Sizaire désigne comme étant « une proportion à l’arbitraire »50, révélatrice, d’après lui, d’une tradition autoritaire en matière pénale qui tendrait à prendre le pas sur une tradition libérale et républicaine faisant de la liberté et de la sûreté deux principes cardinaux.

Par Hugo Melchior.

1 Vanessa Codaccioni, Répression, L’État face aux contestations politiques, Paris, Éditions Textuel, 2019.

2 Olivier Fillieule, définit la manifestation de rue comme « une occupation momentanée par plusieurs personnes d’un lieu ouvert ou privé qui comporte directement ou indirectement l’expression d’opinions publiques », Stratégie de la rue, Paris, Presses de Science Po, 1997, p. 44.

3 Suite aux violences commises par des militants black bloc, forts de plus de 1 000 membres lors du défilé syndical du 1er mai 2018 à Paris, le sénateur Bruno Retailleau et plusieurs dizaines de ses collègues du groupe Les républicains, majoritaires au Palais du Luxembourg, ont défini une proposition de loi le 14 juin 2018 pour « graver dans le marbre de la loi la possibilité de mettre hors d’état de nuire les casseurs et les agresseurs des forces de l’ordre ».

4 Son appellation exacte est « loi visant à renforcer et garantir le maintien de l’ordre public lors des manifestations ».

5 L’intitulé exacte de la loi dite « anti-casseurs » publiée au Journal officiel le 9 juin 1970 est « Loi n°70-480… tendant à réprimer certaines formes nouvelles de délinquance ».

7 Le 24 avril 1970, Léo Hamon, porte-parole du gouvernement, évoqua à la télévision le cas du « musée Lénine » qui, situé rue Marie-Rose à Paris, dans l’appartement où le leader bolchevique en exil avait séjourné de1909 à 1912, avait été récemment saccagé.

8 Philippe Button, « Le PCF et le gauchisme. Acte I. La rencontre (1963-1968) », Revue historique, 2017/4 (n° 684), p. 855-874.

9 Expression du juriste et universitaire Maurice Duverger dans un article in le Nouvel Observateur , 22 avril 1970.

10 Eric Doidy , « Prévenir la violence dans l’activité militante. Trois études de cas », Revue française de sociologie, 2004/3 (Vol. 45), p. 499-527.

11 La loi dite « anti-casseurs » tendrait à s’inspirer également d’un dispositif en vigueur depuis 2006, et qui concerne ici le monde du sport. L’Article L332-16 du code du sport donne en effet la possibilité au préfet d’empêcher par voie administrative à des supporters de football « réputés » pour leurs agissements violents d’accéder physiquement à certaines enceintes où doivent se dérouler des manifestations sportives. Ces interdictions administratives de stades (IAS) apparaissent comme la matrice d’une « répression administrative » qui s’affirmerait de plus en plus depuis la deuxième moitié des années 2000 au détriment du rôle et du contrôle des juges. Voir à ce sujet Vincent Sizaire, « Du stade au laboratoire. Surveiller et punir le supporters, Délibérée, 2019/1 (N°6), p. 38-41.

12 Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, 2010/1 (n°32), p. 165-218.

13 Résultant de la réunion éphémère d’acteurs politique, appartenant le plus souvent à l’extrême-gauche « extra-parlementaire, anti-capitaliste et anti-fasciste », un black-bloc désigne un type d’action collective matérialisée dans un cortège de militants, habillés en noir pour être anonymes, susceptibles de recourir à l’action directe contre les symboles de l’État ou du capitalisme néolibéral. Francis Dupuis Deri « Penser l’action directe des Black Blocs », Politix, vol. 17, n°68, 2004, p. 79-109.

14 Des militants black-blocs se sont livrés à des exactions dans le quartier du Port-du-Rhin, près du pont de l’Europe: une station-service et du mobilier urbain ont été saccagés ; des bâtiments ont été incendiés, dégradés et tagués.

15 Loi n°2010-201 du 2 mars 2010 renforçant la lutte contre les violences de groupes et la protection des personnes chargées d’une mission de service public, JO, 3 mars 2010, p.4305.

16 Le député précisa que selon le ministère de l’Intérieur , « 5 000 personnes, la moitié de mineurs, appartiendraient à l’une des 222 bandes connues en France » ; il s’agirait de les démanteler avec l’aide de ce projet de loi.

17 « Le 10 mars dernier, une vingtaine d’individus encagoulés, porteurs de bâtons et de barres de fer, faisaient intrusion dans le lycée professionnel Jean-Baptiste Clément de Gagny en Seine-Saint-Denis, saccageaient les lieux et blessaient trois lycéens et une assistante d’éducation ». Rapport n° 1734 de Christian Estrosi, au nom de la commission des lois, déposé le 10 juin 2009.

18 Idem.

19 « Cela ne laissait « guère de doute sur la volonté du législateur de voir l’application de cette disposition s’étendre aux manifestants sur la voie publique ». Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », prétexte à la domestication de la rue protestataire », Archives de politique criminelle, 2010/1 (n°32), p. 165-218. Les pouvoirs publics auraient ainsi instrumentalisé sciemment le phénomène « des bandes », pour faire évoluer le droit pénal

20 « Au deuxième semestre 2008, les forces de l’ordre ont décompté pas moins de 200 affrontements entre bandes rivales, dont les trois quarts dans la région parisienne ». Extrait du rapport n° 1734 de M. Christian Estrosi, op.cit.

21 Idem.

22 Manifester de façon revendicative dans l’espace public, contrairement à la grève ou à la liberté de réunion, n’est pas un droit constitutionnel, mais une liberté individuelle strictement encadrée par le Décret-loi du 23 octobre 1935 portant réglementation des mesures relatives au renforcement du maintien de l’ordre public qui oblige notamment les organisateurs à déposer préalablement une demande d’autorisation auprès de la préfecture, et qui implique que cet investissement toléré de citoyens dans l’espace public se fasse sans commission de violence de la part des participants.

23 Art. 222-14-2. – Le fait pour une personne de participer sciemment à un groupement, même formé de façon temporaire, en vue de la préparation, caractérisée par un ou plusieurs faits matériels, de violences volontaires contre les personnes ou de destructions ou dégradations de biens est puni d’un an d’emprisonnement et de 15 000 € d’amende. »

24 Michel Rosenfeld, Antoine Garapon, Démocratie sous stress : Les défis du terrorisme global, Paris, PUF, 2016.

25 Olivier Cahn, ibid.

26 Idem.

27 Idem.

28 L’autorité préfectoral présumerait, essentiellement sur la base d’informations fournies par les services de renseignements sur lesquels aucune justification n’est demandée, les intentions transgressives de certaines personnes : elles se seraient en effet déjà « défavorablement illustrées » dans des manifestations précédentes.

29 « Lorsque, par ses agissements à l’occasion de manifestations sur la voie publique ayant donné lieu à des atteintes graves à l’intégrité physique des personnes ainsi qu’à des dommages importants aux biens ou par la commission d’un acte violent à l’occasion de l’une de ces manifestations, une personne constitue une menace d’une particulière gravité pour l’ordre public ».

30 Il est à noter qu’une personne n’ayant jusqu’alors jamais fait l’objet d’une poursuite, et a fortiori d’une condamnation pénale, peut être concernée à un moment donné par une telle mesure privative de liberté.

31 Vincent Sizaire, « Des sans-culottes aux gilets jaunes, histoire d’une surenchère répressive », Le Monde diplomatique, avril 2019, p. 4-5.

32 Idem.

33 La proposition de loi prévoyant que la décision d’interdiction de manifester doit être annoncée 48h avant le jour de la manifestation à la personne concernée, la décision du préfet de police peut faire l’objet d’un contrôle de la part du juge administratif si la personne visée par cet arrêté préfectoral décide de faire un recours auprès de ce dernier. Ainsi, il sera possible d’obtenir en référé l’annulation de l’arrêté d’interdiction si le juge considère a posteriori que l’arrêté pris par le chef de l’administration préfectorale n’est pas justifiée, ou jugée disproportionnée, portant par là même atteinte aux libertés de la personne.

34 En suivant les sénateurs LR à l’origine de cet article 2 controversé, il faudrait interdire à un ancien braqueur de bijouterie de pénétrer dans un périmètre déterminé sis autour de toute bijouterie, en raison de son passé de malfrat.

36 Selon la ministre de la Justice (Le Journal du Dimanche, 17 février 2019), au travers ce texte de loi, « ma volonté n’est pas d’entraver la liberté de manifestation, mais de réprimer les casseurs qui la menacent ».

37 Extrait de l’exposé des motifs de la proposition de loi déposé par les sénateurs républicains visant à prévenir les violences lors des manifestations et à sanctionner leurs auteurs », 14 juin 2018.

38 Isabelle Sommier considère, à l’instar des forces de police, les membres des SO comme des « spécialistes du maintien de l’ordre » in « La CGT : du service d’ordre au service d’accueil », in Genèses, 12, 1993, pp. 69-88.

39 Le maintien de l’ordre se définit comme « la gestion, par l’autorité administrative, de l’ensemble des rassemblements, hostiles ou non, de personnes sur la voie publique ou dans des lieux publiques, qui vont nécessiter un encadrement par la force publique. Dans la pratique, cela désigne tous les dispositifs à la fois de prévention (…) mais aussi les opérations de rétablissement de l’ordre quand celui-ci est troublé ».H.Vlamynck, « Le maintien de l’ordre: manifestations, réunions publiques et attroupements », AJ Pénal, Dossier, n°7-8 /2009, p. 289

40 Isabelle Sommier, « La scénographie urbaine des manifestations syndicales : le service d’ordre de la CGT à Paris », Les Annales de la recherche urbaine, N°54, 1992, pp. 105-112.

41 Apparu lors de la mobilisation contre la loi travail au printemps 2016, le « cortège de tête » représente un phénomène politique surtout à Paris mais aussi à Rennes et Nantes. Ce cortège « qui ne dépend de personne en particulier » remet en cause la façon dont les manifestations sont habituellement organisées en contestant aux directions syndicales le monopole de la tête de cortège considérée comme leur domaine réservé. L’enchâssement du « black-bloc » » dans le « cortège de tête » conduit à ne plus distinguer, à ne plus séparer le temps de la manifestation de celui de l’émeute.

42 Comme l’a rappelé la ministre de la Justice, Nicole Belloubet, (Journal du Dimanche 17 février 2019), « toutes les interpellations ne donnent pas lieu à des gades à vue et toutes les gardes à vue n’aboutissent pas à des poursuites ou à des déferrements ».

43 Cf à ce sujet ce que dit Le Comité invisible in Maintenant, La Fabrique, 2017.

44 Alliance (31,84 %) et SGP-FO (34,44 %).

45 L’auteur de ces lignes en a fait l’expérience.

46 Le militant pouvait faire l’objet d’une poursuite sur le plan pénal s’il décidait de se soustraire à l’interdiction. Il risquait jusqu’à 6 mois d’emprisonnement et 7 500 euros d’amende.

47 Dans le cadre de la loi dite « anti-casseurs » de 2019, cette stratégie de la préfecture sera normalement interdite étant donné que la notification de l’arrêté devra être adressée à la personne concernée au moins 48 heures avant la manifestation afin que cette dernière puisse, si elle le désire, faire un recours auprès du juge des référés.

48 Vanesse Cadoccioni, Justice d’exception. L’État face aux crimes oolitiques et terroristes, Paris, CNRS éditions, 2013.

49 Oliver Cahn, « La répression des « black blocs », op. cit..

50 Vincent Sizaire, « Des sans-culottes aux gilets jaunes, histoire d’une surenchère répressive », op.cit ;.

Où est Steve ? Un disparu et le silence assourdissant des pouvoirs publics

Les Champs Elysées © Marion Beauvalet

Steve Caniço a disparu le soir de la Fête de la musique à Nantes. A 4h30, les forces de l’ordre sont intervenues pour disperser un groupe. Les premiers témoignages évoquaient des tirs de grenades lacrymogènes en direction de la Loire. Il y a plus d’un mois maintenant, les appels pour comprendre se multiplient sans réponse de la part du gouvernement et du ministre de l’Intérieur Christophe Castaner.


 

À ce jour, peu de réponses sont apportées par le gouvernement de plus en plus pressé concernant la disparition de Steve. Les initiatives et rassemblements se multiplient : à Nantes, 700 personnes se sont rassemblées le 20 juillet. Sur Twitter, le hashtag #OùEstSteve exhorte Christophe Castaner. La maire de Nantes, Johanna Rolland a adressé un courrier au ministre de l’Intérieur après avoir sollicité le préfet à la fin du mois de juin.

Emmanuel Macron s’est dit « très préoccupé par cette situation » lorsqu’il a été interpellé à Bagnères-de-Bigorre sur une étape du Tour de France. Il a néanmoins ajouté que s’il faut « que l’enquête soit conduite jusqu’à son terme », « il ne faut pas oublier le contexte de violence dans lequel notre pays a vécu » et que « le calme doit revenir dans le pays ».

Un point pour le chef de l’Etat. Depuis le 17 novembre, le pays connaît bel et bien des épisodes de violence.

Ces violences ont cela de différent avec celles du passé qu’elles ne sont plus invisibilisées. Cela serait en effet se leurrer que d’estimer que la répression et l’usage d’une violence disproportionnée sont un phénomène inédit dans notre pays. Il y a un peu plus de trois ans maintenant mourait Adama Traoré à Beaumont-sur-Oise. En octobre 2014, Rémi Fraisse recevait une grenade offensive. Avec les gilets jaunes, les chaînes d’information ont montré des mois durant des rues en feu et des heurts entre manifestants et forces de l’ordre.

La question qui se pose est la suivante : comment justifier l’usage d’un tel arsenal répressif en France ? Plus précisément, comment est-on parvenu à le faire passer comme justifié sans qu’il ne puisse en être autrement ? Si certains sont pour faire interdire certains dispositifs, il s’agit souvent de personnes issues de la sphère politique, en témoigne la proposition de loi des députés insoumis pour faire interdire les tirs de Flash-Ball en janvier 2019. Par répression, ce n’est pas uniquement ce qui se passe lors des manifestations qu’il faut prendre en compte. Début juin, les donateurs à la cagnotte pour Christophe Dettinger étaient convoqués pour être auditionnés. Le 14 juillet, les figures du mouvement des gilets jaunes Eric Drouet, Maxime Nicolle et Jérôme Rodrigues ont été interpellées peu de temps après leur arrivée sur les Champs Élysées.

Si Emmanuel Macron est le président qui incarne l’arrivée des intérêts du capital au pouvoir, ce que n’incarnaient pas à ce point les présidents précédents, il est aussi un des membres du parti de l’Ordre. Le libéralisme est économique, par contre pas de liberté pour les adversaires du système. Les grands de ce monde peuvent dormir tranquillement, le président veille.

En portant les intérêts des dominants économiques au sommet de l’État et en tenant le pays avec fermeté, il tâche à nous faire croire qu’il est, qu’il incarne la fin de l’Histoire. Son gouvernement est celui de l’inéluctable : les réformes doivent se faire, il ne peut pas en être autrement. La vision du monde qu’il porte, opposant les progressistes aux réactionnaires, cristallise ce fatalisme. Son projet est le bon, toute remise en cause est le fait d’une incompréhension de la part de la population. Le cap doit être tenu, il ne faut que mieux l’expliquer. Sa figure est légitimée par un groupe dont il défend les intérêts.

La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

Tout va pour le mieux pour les dominants. Cependant, à regarder la société française en bas, on ne peut pas en dire de même. Le mouvement des gilets jaunes a pu mettre en avant des éléments saillants en les médiatisant. Plus personne ne pouvait se refuser à voir ce que les études de l’INSEE montrent : plus de 40% des Français ne partiront pas en vacances cet été, plusieurs millions d’entre eux ne peuvent vivre un mois avec ce qu’ils gagnent.

La fin du mois commence par ailleurs bien tôt pour nombre d’entre nous. La vie de toute une partie de nos compatriotes pourrait se résumer de la manière suivante : travailler, consommer, rembourser des crédits et se serrer la ceinture. Ce tableau révoltant prend forme dans des espaces dédiés : des vastes zones commerciales où on peut aller en famille le week-end, à défaut d’avoir encore des centres-villes attractifs. Cela a pour conséquence de diluer le commun au profit d’une individualisation de l’existence contrainte et forcée.

Là où les dominants, les 1%, peu importe la manière dont on les nomme, sont unis, ont conscience de leurs intérêts et constituent une classe tant en soi que pour soi, les dominés sont en fait des personnes qui s’additionnent et se juxtaposent. Malgré les points communs, plus rien ne les relie. La dissolution du Peuple est une des conséquences du système néolibéral et une des conditions du maintien de ce dernier.

La situation est en ce sens paradoxale : ce qui pourrait unir le Peuple, ce qui rassemble une majorité d’entre nous fait que par là-même nous n’avons pas l’envie de nous battre, de faire cause commune. Tout est fait pour nous maintenir dans une forme d’engourdissement et les conditions de vie objectives ne facilitent pas le désir de se ré-approprier son existence. Le système aliène et le lien social s’en trouve désintégré.

C’est là que réside l’intérêt de ce dont témoigne la répression du mouvement des gilets jaunes. La répression peut être violente, sans mesure aucune, elle est assumée et légitimée. Il faut de l’ordre et garder coûte que coûte le cap. Pour cela, tous les moyens sont bons. Tout cela se fait cependant de manière progressive, maîtrisée comme pour acclimater le pays à cette petite musique qui est celle des tirs de sommation et à l’odeur qu’est celle du souffre.

“L’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle”

Pour comprendre cette dynamique, les travaux de Giorgio Agamben sont particulièrement éclairants. Le philosophe italien spécialiste de Carl Schmitt et disciple de Martin Heidegger s’intéresse notamment à la question de l’état d’exception. Sa thèse majeure est que l’état d’exception tend à devenir la norme dans les Etats-nations contemporains. En 1922, Carl Schmitt écrit dans Théologie politique : « est souverain, celui qui décide de la situation exceptionnelle » là où Walter Benjamin estime que « l’état d’exception dans lequel nous vivons est la règle ». Le paradoxe qu’est celui de la normalisation de l’exception constitue le « point de départ » de l’analyse de Giorgio Agamben selon le sociologue Razmig Keucheyan dans Hémisphère Gauche.

L’état d’exception est défini par ce dernier comme « la suspension provisoire de la constitution et du droit afin de les sauver d’un péril ». C’est une absolue nécessité qui guide cette suspension : il faut temporairement suspendre le droit pour le préserver et envisager un rétablissement à venir une fois le péril passé.

Cependant, face à cette définition classique, Giorgio Agamben indique que l’état d’exception est devenu un « paradigme de gouvernement ». Le déclenchement d’une « guerre infinie » contre le terrorisme après les attentats du 11 septembre 2001 sont symptomatiques de cela. Les travaux de Bernard Harcourt vont également dans ce sens. Agamben estime de plus que les mutations qui ont entrainé l’émergence de ce nouveau mode d’exercice du pouvoir trouve ses racines profondes dans les modifications du droit pendant la Première Guerre mondiale. Ce n’est donc en soi pas un phénomène nouveau mais une lente dérive depuis un peu plus d’un siècle maintenant.

911: President George W. Bush Signs Patriot Act, 10/26/2001.
© Eric Draper, Courtesy of the George W. Bush Presidential Library

Si le cas étasunien semble épuiser les exemples (le Patriot Act, Guantanamo ce qui correspond à ce que Foucault qualifierait d’hétérotopie…), il peut être intéressant de retourner de l’autre côté de l’Atlantique et envisager l’état d’exception par le biais des exemple qu’est celui de la France.

La place croissante des décrets dans la vie politique est intéressante. Agamben explique que dans l’état d’exception permanent, les pouvoirs législatif et judiciaire sont comme absorbés par le pouvoir exécutif. Qu’est-ce qu’un décret si ce n’est l’effectivité de cette idée ? « Un décret est un acte réglementaire ou individuel pris par le président de la République ou le Premier ministre dans l’exercice de leurs fonctions respectives. En effet, la plupart des activités politiques et administratives de ces deux autorités se traduisent, sur le plan juridique, par des décrets. Ils constituent des actes administratifs unilatéraux » peut-on lire sur le site vie publique.

En 2018, ce ne sont pas moins de 1267 décrets réglementaires qui ont été pris. En 2017, ils étaient 1769. Ainsi, la manière de produire des textes évolue, correspond à une cadence plus élevée. De même, l’activité législative a tendance à croître, cette inflation entraînant ce qui est parfois vu comme un abaissement de la qualité de la norme.

Dans ce cadre, les techniques de répression déployées possèdent une acuité particulière. « Le régime contre-insurrectionnel de la guerre devint le mode de gouvernement américain à l’étranger, mais aussi sur le territoire national » écrit Bernard Harcourt. Le spécialiste des questions de surveillance et de la théorie juridique dessine une dynamique en trois temps pour ce qui est des Etats-Unis :

Lors des guerres menées en Irak et en Afghanistan, l’armée a redéployé des techniques utilisées pendant les guerres coloniales comme par exemple les éliminations ciblées sur de nouveaux terrains. Ces stratégies ont ensuite été étendues pour par exemple s’appliquer en-dehors des zones de guerre, tout en collectant des informations (l’exemple du Patriot Act est encore une fois un exemple majeur).

Le dernier temps qui est peut-être le plus intéressant pour comprendre ce qu’est la contre-insurrection est le retour et l’application de ce qui s’est fait hors du territoire sur le sol étasunien. « Ils militarisèrent à l’extrême une police local dotée d’un arsenal guerrier excessif pour affronter des manifestants afro-américains sans armes et en T-shirts : fusils d’assaut classés comme armes de guerre, véhicules blindés, lunettes infrarouges, lance-grenades. La police new-yorkaise infiltra des mosquées et des groupes d’étudiants et se mit à surveiller des commerces pour la simple raison qu’ils appartenaient à des musulmans » écrit-il dans une pièce théorique donnée au site Grand Continent.

Selon lui, la présidence de Donal Trump constitue un parachèvement qui lie ces trois temps en mettant en place une contre-révolution sans révolution. Dans son essai Exposed, il analyse le fait que le numérique dessine une « société d’exposition », dépassant ainsi ce que Foucault et Debord ont pu étudier, il n’y a que peu de temps. Entre surveillance et spectacle, les médias et réseaux sociaux viennent divertir, distraire et diminuent l’attention en saturant l’espace public de petites informations.

Tout cela conduit à une forme de normalisation de ce qui n’était pas initialement censé être la « norme ». L’intensité, la fréquence des informations qui deviennent de par leur nombre difficiles à hiérarchiser diminuent l’attention et rendent difficile l’opposition. Comment s’étonner d’une arrestation presque préventive de figures des gilets jaunes sur les Champs Élysées le 14 juillet quant tout cela ne semble qu’être la suite logique de la trame de fond de ce qui se passe dans le pays depuis maintenant 8 mois ?

Comment être choqué de la violence d’une nasse place de la République quand toutes les images produites par certains médias ne font qu’accoutumer et acclimater à des images de violence que les discours politiques tendant à rendre légitimes ? Ces scènes qui se sont banalisées ont également mis en avant le recours à un arsenal particulièrement violent : une sur-utilisation des agents de la BAC, la présence de motards qui rappellent étrangement les voltigeurs. Leur arme a changé, ils ne disposent plus de matraques mais de Flash-Balls.

La manière dont les images sont produites, leur orientation et la fréquence avec laquelle elles abondent tendent ainsi à normaliser ce qui devrait surprendre. Est érigé en norme ce qui ne devrait l’être.

Ainsi, outre le fait que les violences policières n’ont pas émergé avec les gilets jaunes, la grande différence avec l’avant, c’est qu’une forme d’état d’exception a été rendu public, sans discontinuer des mois durant et a transformé en une forme de routine hebdomadaire le déploiement d’un arsenal répressif sans pareil. Indépendamment des personnes touchées par la répression, c’est la manière dont la répression s’est imposée dans le paysage français comme une norme qui permet d’envisager un avant et un après gilets jaunes. Les discours du chef de l’État, du ministre de l’Intérieur et des membres du parti présidentiel qui invoquaient la nécessité d’un retour à l’ordre étaient légitimés par ces images et les discours légitimaient la répression.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits.

L’accoutumance de la population marque une rupture progressive entre la surprise des premiers actes et le moment où voir défiler les agents de la BAC, les tirs de LBD, l’usage à outrance des gaz lacrymogènes et des instruments de dispersion semblait devenir la règle pour quiconque voulait se rendre à un acte des gilets jaunes : dans certaines villes, on allait aux gilets jaunes malgré la peur, malgré la possibilité de subir la répression. Le 5 juillet, le journaliste David Dufresne recensait 859 signalements. Parmi eux, un décès, 314 blessures à la tête, 24 éborgnés et 5 mains arrachées.

Pour celles et ceux qui ne manifestaient pas, peu importe le fait de soutenir ou non la mobilisation, ce sont les images qui ont imprimé dans les esprits. Il est certes possible de s’émouvoir de l’utilisation de tel ou tel dispositif, pourtant il a bel et bien été utilisé des mois durant. La question de la légitimité, de l’intérêt ou non à utiliser des grenades de désencerclement, des LBD semble ne pouvoir que difficilement se poser.

Tout est fait pour générer de l’indifférence, normaliser l’anormal. De plus, comment se mobiliser ? Les syndicats peinent à mobiliser et à construire des rapports de force. Outre la prise de conscience générée, les débouchés politiques obtenues par les gilets jaunes sont très minces. Les images scandaleuses se succèdent mais que faire ? Des lycéens agenouillés, les mains sur la tête le 6 décembre à Mantes-la-Jolie, des manifestants écologistes gazés à outrance lors d’un rassemblement pour le climat, les images se succèdent et se ressemblent du fait de la violence qu’elles montrent.

Sans tomber dans une forme de fatalisme, le fait de comprendre les phénomènes à l’oeuvre actuellement permet de donner à voir un autre horizon, d’envisager une autre voie à tracer. Les images qui imprègnent les esprits tendent à normaliser ce qui devrait n’être qu’une exception. Déconstruire ce qui constitue aujourd’hui la norme et les mécanismes qui ont permis de faire glisser l’exception vers la norme est déjà une première manière de reprendre le contrôle et de quitter une forme d’anomie.

Ainsi, la disparition de Steve, l’absence de réponse et de responsabilité concernant sa disparition de même que l’indigence de la justification apportée par le chef de l’Etat se situe dans la continuité de ce qui se passe depuis de longs mois maintenant en France et trouve ses racines dans un état d’anomie profonde. La répression est disproportionnée et cette fois-ci, elle a fait une victime : un jeune homme de 24 ans qui a pour seule tort d’avoir voulu poursuivre sa soirée. La normalisation des dispositifs d’exception prouve toute son absurdité.

Combien de Steve, combien d’Adama, combien de mains arrachées avant de confiner à nouveau l’état d’exception à ce qu’il devrait être : une parenthèse pour sauvegarder l’Etat de droit et non le fil conducteur d’une politique violente ?