Tout acte de lecture est un jeu avec des structures de pouvoir – Entretien avec Peter Szendy

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Peter Szendy est l’un des théoriciens de la littérature les plus importants de notre époque. Nous l’avons rencontré à l’occasion de la parution de son ouvrage, Pouvoirs de la lecture. De Platon au livre électronique (La Découverte, 2022), dans lequel il étudie l’expérience de la lecture comme une scène, psychologique, sociale et politique complexe. Il se penche également sur les récentes transformations technologiques de cette expérience et notamment sur les implications anthropologiques de la croissance significative du marché du livre audio. Entretien réalisé par Simon Woillet.

LVSL – À l’heure où les technologies numériques bouleversent notre rapport aux savoirs, vous proposez de réinterroger l’expérience fondamentale de la lecture, dans une approche qui tente de faire droit aux zones d’ombres entre lecteur et texte. Vous déclarez, ce faisant, vouloir sortir de la vision de la lecture produite par les Lumières, où la relation au texte était principalement conçue selon vous sur le mode de la transparence en termes de transmission des connaissances. Pouvez-vous nous éclairer sur le sens de cette démarche ?

Peter Szendy – Il y a dans votre question deux marqueurs temporels importants : le passage au numérique d’une part et les Lumières d’autre part. Il ne s’agit pas pour moi de tenir ces balises chronologiques pour des frontières historiques intangibles. Au contraire, mon travail consiste à faire droit à ce que l’on pourrait appeler des hétérochronies, c’est-à-dire des temporalités différentes mais simultanées. Autrement dit, la relation des lecteurs d’aujourd’hui aux textes qu’ils lisent obéit à des régimes anciens en même temps que contemporains, des régimes qui peuvent coexister, s’hybrider ou s’affronter, ce qui implique une vision stratifiée des paradigmes historiques de l’expérience de la lecture.

J’essaie d’être attentif à la coexistence de vitesses contrastées, par exemple : qu’il s’agisse des vitesses propres aux systèmes de renvois internes à un texte (la consultation d’une note en fin d’ouvrage n’implique pas la même vitesse de renvoi qu’un lien hypertexte à cliquer) ou bien des vitesses de réception, de diffusion d’un ouvrage dans la texture de l’espace dit public (où la lecture qu’on a pu qualifier d’intensive, à savoir la rumination des mêmes textes, comme ce fut longtemps le cas de la Bible, coexiste avec la lecture dite extensive, celle des journaux, des nouvelles, des romans-feuilletons au XIXe siècle, des tweets ou autres notifications aujourd’hui…).

S’il y a donc des différences de vitesse dans la circulation des Lumières et dans leurs inscriptions sur papier ou sur écrans rétroéclairés, c’est aussi qu’il se crée des zones d’ombre, aujourd’hui comme au XVIIIe siècle. Non seulement parce qu’il y a de l’incompréhension, de l’inattention, disons, en un mot, de l’inéclairé qui résiste ou se reforme dans les plis de l’hétérochronie, mais aussi (j’imagine que nous y reviendrons) parce que tout acte de lecture implique de la violence, de la soumission, de l’irraisonné et de l’infondé. Il faudrait dire en outre, si l’on considère cette fois l’histoire matérielle des supports d’inscription des savoirs, que la propagation des « lumières » actuelles — les lasers, les systèmes de gravure et de décodage, les fibres optiques… — repose sur l’obscurité des tractations géopolitiques, du secret industriel et de la raison d’État ainsi que sur l’aveuglement face aux conséquences environnementales de ces technologies du visible ou du lisible.

LVSL – Vous proposez également une interprétation fascinante de notre rapport ambigu au livre audio.

PS – Je voulais d’abord faire un pas en arrière face à ce que l’on appelle un peu vite la crise de la lecture à l’ère numérique. Car le premier effort de réflexion devrait d’ores et déjà consister à ne pas tenir pour acquis que la lecture serait strictement cantonnée à un rapport silencieux à un texte écrit. Je ne suis bien évidemment pas le seul à le penser : beaucoup d’autres avant moi ont travaillé sur l’histoire de l’expérience de la lecture et sur les formes de résistance de l’oralité face au scriptural. C’est notamment ce qu’a pu développer Roger Chartier. Mais il reste que la puissance du paradigme scriptural continue de faire écran à une compréhension plus fine des voix intérieures de la lecture.

Toujours est-il que, en adoptant une perspective décentrée par rapport au seul support écrit, il me semble que l’on peut éviter d’en rester aux mêmes discours nostalgiques sur la perte du goût de la lecture ou la « mort du livre ». Qu’il suffise de penser à l’importance immense que revêt aujourd’hui le livre électronique (tant sur un plan économique qu’anthropologique). Il se présente sous deux formes : le livre numérisé lu sur écran, certes, mais également le livre audio, qui représente une part de marché toujours plus importante. « 9,9 millions d’audio-lecteurs en 2022 », pouvait-on lire dans un communiqué du Syndicat national de l’édition qui annonçait le lancement, en mai 2022, du « mois du livre audio », accompagné du slogan « lire ça s’écoute » (www.sne.fr/actu/parce-que-lire-ca-secoute).

Même si l’idée que lire peut consister à écouter un livre commence à faire son chemin, ce type de propos ne va pourtant pas de soi. Matthew Rubery, dans sa belle histoire du « livre parlant » (The Untold Story of the Talking Book), se fait l’écho d’une attitude fréquente : « écouter des livres », écrit-il, « est une des rares formes de lecture pour lesquelles les gens s’excusent ». Il met ainsi le doigt sur un malaise diffus mais sensible, révélateur en tout cas, dès lors qu’on applique le verbe « lire », voire un verbe d’action tout court, au fait d’écouter un livre audio. Il semble que l’on hésite à concevoir cette écoute comme un acte, car on ne sait pas très bien ce que l’on fait, au juste, avec ou face à un livre audio. Comme si écouter un livre n’était pas vraiment faire quelque chose, surtout lorsqu’on se consacre en même temps, comme c’est souvent le cas, à une activité parallèle (les courses, le ménage, la marche, la conduite…). Sans doute qu’une partie de cette drôle de honte ressentie à l’égard du format audio tient à la prétendue « passivité » de ce type d’expérience.

Quoi qu’il en soit, l’hésitation quant au statut de la lecture audio en tant qu’acte de lecture me semble révélatrice d’un changement de paradigme. Les failles du langage quotidien révèlent ici la tectonique des plaques en jeu dans les transformations anthropotechniques de la lecture. Il faut rouvrir le chantier de l’analyse de la lecture à l’aune de ces formes nouvelles.

LVSL – Selon vous, sommes-nous réellement sortis de ces représentations passives de la lecture oralisée ? Dans un chapitre de votre livre intitulé « l’anagnoste et l’archonte », vous convoquez les formes antiques de la lecture et les rôles sociaux liés à cette activité pour construire une grille d’interprétation des différentes « voix » qui cohabitent dans notre psychisme de lecteur. Pouvez-vous revenir sur ces concepts et ce qu’ils impliquent pour l’époque actuelle, notamment du point de vue des nouvelles formes de subordination de la lecture impliquée par les algorithmes de recommandation des contenus ?

PS – L’anagnoste, dans l’antiquité gréco-romaine, c’est l’esclave spécialisé dans la lecture à haute voix pour d’autres. C’est un rôle défini au sein d’une hiérarchie économique et politique précise, un rôle qui s’inscrit dans un réseau de relations aussi bien sociales que symboliques. Tout d’abord, l’anagnoste est bien évidemment une figure du dominé ou du subalterne — c’est un esclave —, mais qui est d’emblée complexe car il s’agit d’un travail auquel on associe une haute valeur symbolique. Son labeur ouvre la voie, facilite l’accès à la sphère idéalisée du sens.

Dans ses rares représentations ou apparitions (rares, car il est voué par essence à s’effacer devant le texte), l’anagnoste est une figure qui oscille de manière fascinante entre ces deux extrêmes que sont l’activité totale et la passivité totale. En effet, en lisant pour son maître, il est actif face à ce dernier, qui l’écoute passivement. Mais en même temps, l’anagnoste prête son corps et sa voix à un texte par lequel il se laisse traverser et littéralement posséder. Dans le lexique qui était celui de la pratique grecque de la lecture (comme l’a montré Jesper Svenbro dans sa remarquable Anthropologie de la lecture en Grèce ancienne), l’esclave lecteur, l’anagnoste peut être décrit à la fois comme l’« éraste », l’amant en position active, et l’« éromène », l’aimé en position passive. Il est actif en tant qu’il lit pour l’autre ; il est passif en tant qu’il est le simple relais du discours lu qui passe par lui.

LVSL – De ce point de vue, la figure de l’anagnoste vous semble-t-elle pertinente pour décrire notre propre situation vis-à-vis des algorithmes de recommandation de contenus sur les technologies numériques ? Puisque nous sommes autant producteurs des données qui les alimentent qu’esclaves des techniques de manipulation émotionnelle et attentionnelle qui constituent leur raison d’être économique ?

PS – C’est une idée intéressante. On pourrait déjà faire l’hypothèse que l’anagnoste antique se dilue ou se dissémine dans toute sorte de machines, de logiciels, d’algorithmes qui font ce travail de « faire exister » des textes en les lisant pour nous. L’exemple le plus évident serait la voix automatisée du GPS qui vous « lit » la carte de votre trajet, qui est l’anagnoste de votre itinéraire. Mais il existe aussi quantité d’applications pour la vocalisation des textes, à l’instar de Speechify ou NaturalReader, qui vous permettent de choisir le genre ou l’âge ou les caractéristiques ethniques de la voix lisante ainsi que sa vitesse de lecture.

Ceci dit, votre question nécessite que l’on considère la position de l’anagnoste au sein de la scène de lecture antique d’une manière à la fois plus précise et plus vaste. Car l’anagnoste n’est qu’une des voix ou qu’une des instances dans cette scène. Il y a également le texte lui-même, bien sûr, à savoir le texte lu par l’anagnoste lorsqu’il prête sa voix à celle de l’auteur. Il y a ensuite la place de l’auditeur, de celle ou celui qui écoute la lecture : j’ai proposé, pour désigner cette instance, le néologisme de lectaire, par analogie avec destinataire. Enfin, et c’est le plus important peut-être dans la perspective ouverte par votre question, il y a cette figure implicite et pourtant centrale qui peut, je crois, éclairer notre relation aux algorithmes de recommandation dans la lecture numérique : il s’agit de l’instance qui commande la lecture, à ne pas confondre avec le lectaire, car un personnage peut, comme on le voit par exemple dans certains dialogues de Platon, commander à l’anagnoste de lire à haute voix pour quelqu’un d’autre que lui-même, pour un tiers.

Avant d’en venir à cette antique instance prescriptive et à ce qu’elle pourrait bien nous dire sur les prescriptions de lecture actuelles, je voudrais souligner que la structure de la scène de lecture, telle qu’elle nous apparaît depuis son histoire lointaine et largement oubliée, est fondamentalement triangulée. Il est en effet impossible d’en dégager ou d’y identifier une relation simplement et purement duelle, à l’image de ce que nous avons fini par construire comme l’expérience par excellence de la lecture, à savoir le face-à-face du lecteur et du texte, l’immersion de celui-là dans celui-ci. Lorsque l’anagnoste s’entend commander de lire à haute voix pour un lectaire, c’est déjà une relation à trois, c’est déjà un réseau qui s’ébauche, une circulation réticulée plutôt qu’une absorption frontale, immédiate, transparente.

On pourrait donc faire l’hypothèse que la lecture a toujours été une affaire de « réseaux ». C’était le cas pour la lecture pratiquée par l’anagnoste antique, mais c’est également vrai lorsque c’est le phonographe qui « lit » des « livres parlants » ou lorsqu’on lit aujourd’hui des livres électroniques. L’une des premières idées de Thomas Edison, dans son texte intitulé The Phonograph and its Future(1878), était précisément que son invention servirait à enregistrer des textes pour que d’autres puissent les écouter. Le phonographe ainsi utilisé, c’est, si vous voulez, la mécanisation de la fonction de l’anagnoste, sa rationalisation technique et sa reproductibilité à une échelle industrielle.

Mais je reviens à votre question concernant les algorithmes de recommandation. Là où l’ordre de lire adressé à l’anagnoste avait la structure simple d’un impératif (« prends le livre et lis ! », disent l’un des personnages du prologue du Théétète de Platon à l’esclave lecteur), les modalités actuelles de la prescription, à l’ère du capitalisme numérique, impliquent des bouquets de données (ce que Gilles Deleuze, dans son « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », avait analysé comme la désagrégation de l’individu en flux dividuels). Cela modifie et l’injonction de lecture sur les réseaux sociaux et la signification même de l’acte de lire, qui se redouble d’un ensemble d’activités d’enregistrement et de formatage invisible de votre comportement, en temps réel et à votre insu. Sur Kindle par exemple, vous pensez être seul face à votre livre, mais en réalité vous êtes vous-même « lu », c’est-à-dire observé, et constitué en travailleur numérique inconscient par les technologies de ce type d’entreprises : vous êtes une série de points, un nœud de données (vitesse de lecture, types de contenus choisis, fréquence de la consultation de l’outil, passages relus…) dans un réseau plus vaste et dont la finalité est en général purement commerciale (l’ergonomie servant souvent à cacher ces formes de surveillance et de formatage autant qu’à les rendre possibles en renforçant la fluidité de l’expérience de l’utilisateur).

Je raconte dans Pouvoirs de la lecture une anecdote personnelle à ce propos. Me pensant bien assis chez moi, dans l’intimité d’une scène de lecture domestique idéalisée, je m’aperçois soudain, en touchant naïvement le texte à l’écran de ma tablette et en voyant s’afficher une petite case de commentaire, que je suis le nième utilisateur à souligner telle phrase précise. Une expérience comme celle-ci, que nous sommes tous susceptibles de faire, nous ramène brutalement à la puissance des technologies de prescription qui structurent désormais nos vies sans que nous en ayons suffisamment conscience.

Au début des années 1990, Bernard Stiegler avait initié un beau projet à la Bibliothèque nationale de France, qui consistait à produire des outils numériques de « lecture assistée par ordinateur » afin de matérialiser et de rendre transmissibles les traces laissées par les lecteurs dans leur élaboration du texte (je renvoie à son article intitulé « Machines à écrire, machines à penser », paru dans le n° 5 de la revue Genesis en 1994). Ce système d’annotations devait permettre de rendre visibles les gestes de lecture autrement invisibles au sein d’une sorte de communauté de lecteurs qui se formerait autour d’une œuvre. Et ce que montre ce type de démarche, c’est qu’il est possible de concevoir des régimes numériques de circulation de la lecture, des mises en réseau d’actes de lecture qui ne soient pas pensés uniquement dans la perspective d’une prescription marchande.

L’une des questions passionnantes que soulèvent les annotations des lecteurs, c’est sans doute celle de la singularité de l’acte de lecture. Une marque de lecture doit-elle ou peut-elle être signée, et si oui, comment ? Ce n’est pas le même type d’anonymat qui est en jeu dans l’impersonnalité machinique des algorithmes de recommandation de contenu, dans les commentaires de lecteurs identifiés par des pseudonymes sur les plateformes de vente en ligne ou dans les griffonnages dus à d’autres lecteurs inconnus que l’on rencontre en feuilletant un ouvrage emprunté à une bibliothèque. L’anonymat des modes de prescription propres au capitalisme numérique tend à être celui, statistique, du nivellement, de l’homogénéisation des singularités. Mais l’anonymat d’une trace de lecture, ce peut être aussi ce qui ouvre la possibilité de l’accident, la chance de l’imprévu.

LVSL- Vous parlez de « phonoscène » intérieure de la lecture notamment pour désigner les développements que vous venez de nous présenter et vous suggérez qu’il faut se pencher sur les relations entre les parties prenantes implicites de toute « scène de lecture ». Vous montrez dans votre livre et comme nous venons de le voir qu’il existe toujours une instance que l’on peut appeler « l’impératif de lecture ».

PS – En effet, cette instance impérative fait partie intégrante de toute scène de lecture, c’est-à-dire de tout acte de lecture. Mais elle est susceptible d’être configurée et appropriée — sur le plan psychique, social et technologique — de manière extrêmement différente selon les contextes et les époques historiques. Il semble n’y avoir rien de commun entre, par exemple, l’enfant qui exige qu’on lui lise une histoire et l’injonction implicite de lecture qui se loge dans la nécessité de cocher la case « lu et aprouvé » des « conditions générales d’utilisation ». Mais il y va, dans l’une comme l’autre de ces situations de lecture, d’une certaine configuration de l’impératif dont nous parlons. Il arrive aussi que cette instance impérative ou prescriptive (« lis ! ») soit détachée, présentée pour elle-même, pour ainsi dire sur le devant de la scène de lecture. Pensons au cas de La philosophie dans le boudoir de Sade, que j’analyse dans Pouvoirs de la lecture : l’impératif de lecture vient se loger sur la couverture du livre, sous la forme d’une sorte d’exergue (« la mère en prescrira la lecture à sa fille »).

Si l’impératif de lecture fait donc partie intégrante de toute scène de lecture, c’est parce que lire implique toujours quelque chose qui est de l’ordre de la soumission. Une soumission à déjouer, à contester, à refouler, mais implicitement à l’œuvre, avec laquelle il faut compter. Pas de lecture sans soumission du lecteur à l’ordre (typographique, syntactique, argumentatif, rhétorique, narratif…) du texte. Ce qui ne veut pas dire, loin de là, que la lecture se réduit à cette passivité. Les lecteurs ne cessent de subvertir l’autorité de cet ordre, consciemment ou inconsciemment, volontairement ou non. Qu’on pense à l’attention flottante, aux formes variées de l’interprétation, érudite ou spontanée, des textes : le lecteur est en permanence dans une relation équivoque, tendue, avec le tissu des « micropouvoirs » dont est constitué tout ordre textuel. On pourrait dire, en reprenant ce mot proposé par Deleuze et Guattari, que tout acte de lecture est un acte « micropolitique ». Autrement dit : la lecture rejoue en miniature, sur un mode micrologique, des rapports de pouvoir que l’on retrouve ailleurs, sur d’autres scènes, sociales, politiques… Tout acte de lecture est un tel jeu avec des structures de pouvoir. C’est ce qui fait de la lecture un espace intrinsèquement politique (bien au-delà du fait que tel ou tel texte puisse proposer ou non des idées ou des thèmes explicitement identifiés comme politiques).

LVSL – Pouvez-vous revenir sur votre analyse magistrale du Léviathan de Hobbes et la relation entre politique et lecture dans ce texte fondamental ?

PS – Comme nous l’évoquions à l’instant, tout acte de lecture est à la fois un acte de soumission et d’affrontement, de contestation et d’assimilation critique des règles du pouvoir. En ce qui concerne le Léviathan de Hobbes, on est face à un moment-clé de l’histoire de la philosophie politique, bien sûr, mais également face à un moment-clé dans l’histoire des discours sur la lecture, des réflexions sur la performativité, l’efficacité des dispositifs de lecture. Il y a, dans ce texte, une sorte de correspondance entre, d’une part, le dispositif micropolitique des prescriptions adressées au lecteur (le Léviathan est en effet ponctué de conseils, explicites ou implicites, sur la manière de lire ce livre qu’il est) et, d’autre part, le dispositif macropolitique de l’État moderne tel qu’il est élaboré théoriquement au fil de l’ouvrage. Ces deux niveaux s’articulent en permanence et de manière souvent paradoxale. Le lecteur est ainsi appelé à devenir une sorte de souverain pour s’assimiler pleinement le sens du texte, en même temps qu’il est incité explicitement par Hobbes à se soumettre au dispositif de lecture. Hobbes construit une sorte de machine textuelle qui identifie les opérations de lecture et les opérations du bon gouvernement. La souveraineté politique et la souveraineté du lecteur sont superposées ou repliées l’une sur l’autre tout au long du texte.

Les conseils de lecture qui ponctuent le Léviathan sont parfois explicites, par exemple quand Hobbes recommande à son lecteur de ne pas faire comme ces oiseaux qui perdent la mémoire de l’entrée dans la pièce où ils sont dès lors bloqués et condamnés à virevolter (une belle métaphore pour l’inattention du lecteur distrait ou vagabond dans sa lecture). Mais certaines prescriptions de lecture du Léviathan restent implicites, sans être moins efficaces pour autant, au contraire. C’est le cas lorsque Hobbes performe l’acte de lecture pour le lecteur, en employant par exemple des expressions apparemment anodines mais en réalité puissamment configurantes telles que « en somme », ou encore en proposant au lecteur des résumés de ce qui a été lu. C’est ainsi que s’établit, que s’impose un dispositif de lecture cumulative, une lecture additive. À savoir un régime de lecture (entendez ce mot de « régime » à la fois dans son sens mécanique ou moteur et dans son sens politique) qui en exclut beaucoup d’autres possibles.

Cette petite machine de lecture, implicite et explicite, explose toutefois lorsque Hobbes conclut sur deux prescriptions contradictoires, enjoignant simultanément le lecteur à opérer une somme intégrale de tout ce qui a été préalablement énoncé et à contester chaque aspect. Car, dit-il sans réaliser pleinement les conséquences de ce qu’il dit, c’est en objectant que l’on peut renforcer sa conviction de la nécessité des arguments et de leur ordre précis d’énonciation. Ce moment, ce point de lecture aux exigences contradictoire est fascinant, car on y voit le code des prescriptions se déconstruire lui-même et faire signe vers son caractère impossible ou aporétique.

LVSL – Vous proposez également une interprétation philosophique du passage du volumen au codex puis du codex à l’écran, pouvez-vous revenir là-dessus. On parle fréquemment de l’infinite scrolling, est-ce un nouveau temps de lecture ?

PS – C’est une question que pose Giorgio Agamben dans « Du livre à l’écran » (l’un de ses textes recueillis dans Le Feu et le récit). Il oppose, d’une part, un temps circulaire et continu qui serait propre au volumen, c’est-à-dire à la forme enroulée d’un rouleau de papyrus ou de parchemin, et, d’autre part, un temps linéaire qui serait celui du codex, c’est-à-dire le cahier paginé, voire indexé, donc discontinu. L’écran paraît conjuguer ces deux propriétés opposées. D’une part, le scrolling se présente comme un déroulement potentiellement infini, même s’il est en réalité bel et bien bordé, limité par des caractéristiques matérielles et spatio-temporelles (il ne saurait y avoir de page infinie car tout stockage est par essence fini). Mais d’autre part, l’hypertexte sur écran se compose d’innombrables renvois sous forme de liens qui sont autant d’indexations, autant de discontinuités, autant de « paginations », si l’on veut, interrompant la continuité du déroulement. Bref, à l’écran, le codex devient volumen et le volumen devient codex.

On est donc face à un déroulement en forme de flux, certes, mais infiniment accidenté, discrétisé ou discrétisable. Cette discrétisation fluide ou cette fluidité discrète de l’espace de lecture relève de ce que Deleuze et Guattari, reprenant une distinction proposée par Pierre Boulez, appelaient le « temps lisse » (ici : celui de la lecture continue) et le « temps strié » (ici : celui de la lecture discontinue, ponctuée par des renvois référentiels). Ces temporalités contrastées se replient sans cesse l’une sur l’autre dans notre expérience contemporaine de la lecture numérique. Et ce faisant, elles invitent à instituer, mais aussi et aussitôt à destituer, de nouveaux dispositifs de lecture-pouvoir constitués par des injonctions — souvent invisibles pour les lecteurs — qui se trament entre ces divers registres, entre ces strates que sont le texte lu, le sous-texte de son encodage ainsi que le formatage inhérent aux supports logiciels et matériels qui les portent.

Plus que jamais, l’acte de lecture, à l’ère du numérique, est tramé, transi de micropouvoirs.

Flore Vasseur : « Nous subissons aujourd’hui cette vanité de l’Homme »

Bigger than us, premier film de Flore Vasseur. © Elzévir Films

Le parcours de Flore Vasseur est atypique : à l’issue de brillantes études, âgée de 25 ans, elle créée une agence de marketing à New York et vit une véritable success story. Mais après quelques années au sein de milieux d’affaires dont elle dit aujourd’hui avoir été « programmée » pour y travailler, elle vit d’une intense proximité l’éclatement de la bulle Internet et les attentats du 11 septembre 2001. Suite à ces chocs, elle décide de changer la trajectoire de sa vie. « J’ai remercié mes employés et mes clients, j’ai fermé ma boîte et je me suis mis en tête de comprendre d’où venaient les bombes » explique-t-elle. Elle se met alors à écrire et à enquêter autour d’une question qui ne cessera de la tourmenter : « Qui nous gouverne ? ». Elle publie plusieurs ouvrages (Une fille dans la ville – 2006, Comment j’ai liquidé le siècle – 2011, En bande organisée – 2013, Ce qu’il reste de nos rêves – 2019), fonde Big Mother Productions, son studio de production aux contenus à impact, et produit son premier film Bigger Than Us, qui relate de la vie de jeunes activistes. Entretien édité et réalisé par Julien Chevalier.

LVSL – En 2001, vous décidez d’abandonner votre statut de business woman pour devenir journaliste puis écrivaine et enfin réalisatrice de documentaires et films engagés. En quoi votre précédente situation au sein de milieux d’affaires vous a-t-elle aidé à comprendre le monde ? Comment l’exprimez-vous à travers vos œuvres ?

Flore Vasseur – Je crois que j’ai eu la chance d’apercevoir le cœur du réacteur, c’est-à-dire le monde des affaires. Pour comprendre ce qu’il se passe, il faut l’approcher. On se gargarise de choses compliquées mais c’est pourtant simple à comprendre : tout ce qui nous arrive est dû à un système économique qui ne tient que parce qu’il crée des dysfonctionnements et des injustices. Un seul exemple : de nos jours, environ 30% de notre PIB est lié à du déchet et du gaspillage. 30% de ce que l’on appelle création de richesse ou progrès ! Ce n’est que de l’illusion. Tant que vous n’avez pas vu ça, tant que vous n’avez pas compris que le système profite des dysfonctionnements qu’il engendre, vous ne voyez pas le nœud du problème. Vous ne faites que le subir.

Flore Vasseur © Hannah Assouline

À titre personnel, j’ai eu la chance de voir cette clé d’explication très tôt. Ensuite, je me suis demandé pourquoi tout le monde faisait comme si l’ordre établi ne pouvait être changé. Le système était-il fou ? Ou alors est-ce moi ? Et je me suis intéressé à quelque chose d’autre qui est lié, que les Américains appellent le too big to fail (trop gros pour faire faillite). C’est cette idée d’aléa moral très présente parmi les élites, les « gagnants du système », la conviction de s’en sortir mieux que les autres et de penser pouvoir échapper à la tragédie. En somme, on a beau tout abîmer, on ne tombera jamais, on ne sera jamais puni… Ce too big to fail est intervenu au moment de la crise des subprimes de 2007-2008, lorsque l’on s’est rendu compte que les banques allaient être sauvées par l’État, quel que soient les erreurs produites, parce qu’il fallait sauver le système.

« Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements. »

On le voit à l’œuvre avec le dérèglement du climat, dans le milieu politique ou des affaires notamment. C’est comme une idée de supériorité, l’idée que l’on s’en sortira mieux que les autres, qu’on est intouchable. Au nom de cette supériorité, de son propre confort, on lâche l’intérêt général par de petits accommodements, des légers glissements où l’on s’arrange avec la réalité et à la fin, c’est une catastrophe. Selon moi, l’opposition entre confort et humanité est centrale. Notre confort matériel n’est possible qu’au détriment de la destruction du vivant, ou de l’humanité. Il l’a toujours été. C’est juste extrêmement visible aujourd’hui. 

LVSL Dans une interview précédente, vous déclariez : « Aujourd’hui ce qui est plus grand que nous, c’est que la plupart des gens considèrent que le confort est plus important que l’humanité. » Selon vous, comment le plus grand nombre peut-il sortir de son individualisme ?

FV – C’est une question de déprogrammation. Tout est fait aujourd’hui pour que nous soyons convaincus que l’individualisme est la seule façon de s’en sortir. La société est organisée autour de cette doctrine : vous êtes à l’école, vous avez des notes, il faut être meilleur que les autres ; vous êtes dans une entreprise, il faut être meilleur que ses « collaborateurs », etc. Cet instinct de compétition, de comparaison permanente, de distanciation à l’autre, est profondément ancré dans notre société. À ce jeu-là, certains pensent avoir tous les droits.

Peut-être cette idée s’ancre-t-elle au XVIIème à partir du moment où Descartes formula que l’Homme est supérieur et séparé de la nature. Lorsque l’Homme a commencé à mettre de la distance avec la nature, il a commencé à faire tout ce qu’il voulait, notamment à s’accaparer les ressources.

Le système capitaliste n’est pas nécessairement le problème des maux de ce monde. Il s’agit plutôt de la valeur qu’il sous-tend : cette histoire de séparation. Alors que c’est exactement l’inverse : nous sommes profondément interdépendants. Tout ce qui nous arrive est éminemment lié, tout ce qui vous arrive m’impacte. Et cette interdépendance s’est particulièrement manifestée lors de la crise sanitaire : de personne en personne, le virus se transmettait. Aucun de nous ne pouvait y échapper. 

Dès lors, quand allons-nous arrêter de croire en cette croyance d’impunité, à cette idée que nous allons mieux nous en sortir que les autres ? C’est évidemment impossible car nous sommes tous liés : si la nature va mal, nous allons mal. On a beau se protéger avec diverses illusions, dont la consommation et le statut social, mais ce sont simplement des constructions intellectuelles. Pas la réalité. À nouveau, la crise sanitaire nous a éclairé sur ce point. Tant que nous n’aurons pas « acté » cette interdépendance de tout et en tout, la leçon reviendra.

LVSL – À partir de l’idée de rationalité, le cartésianisme représente peut-être aussi le début de la gouvernance par les nombres – que nous subissons particulièrement aujourd’hui -, où les statistiques cherchent à tout démontrer, où les sondages et les indicateurs orientent nos opinions, où l’on tente de tout quantifier y compris ce qui n’est pas quantifiable… À travers cette période, ne faut-il donc pas percevoir aussi le début de la séparation entre l’Homme et la spiritualité ?

FV – Absolument. Il y a cette idée de maîtrise et d’ultra-rationalité qui s’impose au nom de cette logique de domination. L’idée que nous allons maîtriser la nature, maîtriser les peuples, maîtriser les femmes, maîtriser le temps. La technologie et les logiciels d’analyse prédictive fonctionnent autour de cette folie. Nous n’avons jamais eu autant d’ingénieurs, jamais autant de diplômés, autant d’intelligence, et pourtant nous n’avons jamais été aussi « plantés ». 

« Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. »

Pourquoi ? Car il y a effectivement cette prétention de domination, où l’Homme pense pouvoir mettre la main sur la nature. Nous subissons aujourd’hui cette ultra-prétention, cette vanité de l’Homme. Pourtant, tout nous appelle à l’humilité et à une forme d’élévation. Nous ne sommes pas sur Terre pour être des chiffres, des capacités de transaction. Il y a plus « grand ». Mais quoi ? À quoi servons-nous ? C’est LA grande question. Et ce n’est pas nécessairement un repli mais un ré-ancrage, un réalignement.

LVSL – « Ne pas faire l’histoire mais la permettre » est le titre de votre présentation sur le média TedTalks. Étant donné que vous situez l’élément déclencheur du début de votre « grande introspection » au 11 septembre 2001, date des attentats terroristes de New-York, pensez-vous – à travers votre parcours – que le changement de l’ordre établi nécessite une « rupture » ?

FV – Oui, je le pense. Mais elle ne doit pas forcément être aussi dramatique que celle-ci… Pour perdurer, le système a besoin de nous séparer les uns des autres. Cela est sous-tendu par un système de valeurs, de « programmation », dont l’individualisme, les chiffres et la performance. Tant qu’il n’y a pas d’accident, de rupture, rien ne nous fera sortir de cette trajectoire. Car toute la société est organisée autour de cela.

Flore Vasseur

Dans mon cas, c’était un événement exogène – le vécu des attentats du 11 septembre – mais la vie est maillée de drames. Et c’est comme si elle venait nous présenter continuellement des occasions de sortir de cette trajectoire posée par d’autres. C’est comme si ces drames étaient aussi des occasions pour nous demander si nous sommes au bon endroit, si la vie que nous menons est celle que nous avons envie de mener, si nous savons réellement qui nous sommes. À chaque drame, la vie demande : qui as-tu envie d’être ?

Aujourd’hui, nous vivons un immense drame, abyssal. Nous disposons de tous les chiffres, de toutes les datas, de toutes les images… mais la plupart du temps, nous luttons pour faire comme si de rien n’était. Car cela impliquerait de reconnaître que nous nous sommes trompés, puis de sortir de l’illusion, de la programmation. S’effondrer et accepter qu’il n’y a pas de feuille de route. Mais depuis des siècles on nous rabâche que nous sommes « au-dessus » de toutes les espèces et des lois. Comme si collectivement, nous n’étions pas prêts à cette humilité. Cette sublime occasion de se demander enfin : qui avons-nous envie d’être comme personne, comme espèce ?

La rupture dont vous parlez n’est pas forcément le chaos social ou politique. Cela peut être une maladie, un deuil, une rupture amoureuse… Ces drames sont là pour nous rappeler est-ce que nous avons été justes, sincères ? Où est-ce que nous avons triché ? Je pense qu’en ce moment on nous demande d’être sincèrement nous. Mais cela est ô combien compliqué car dans nos familles, dans nos cercles, en entreprise, nous jouons continuellement des rôles, nous sommes dans des pièces de théâtre. 

Mais que se passe-t-il quand nous n’avons pas envie de jouer ? Quand nous avons envie de parler de notre colère, de notre tristesse, de nos émotions, de qui nous sommes réellement ? Malheureusement, ce sont des choses que l’on ne s’autorise que très rarement car c’est très compliqué pour – ce que l’on estime être – notre « sécurité. »

LVSL – Selon vous, où se situe la place du politique de nos jours ? Si l’on entend ce terme comme action collective visant le bien commun.

FV – Elle se situe très loin de toute logique électoraliste. Selon moi, les grands hommes et femmes politiques de notre temps, ce sont les protagonistes comme ceux présents dans Bigger Than Us. Ce sont des hommes et femmes qui, sans aucune attente de récompense, s’engagent. Ils font quelque chose pour sauver la vie, un peu de dignité. Ça, c’est de la très grande action politique.

La politique concerne les affaires de la cité : quelle est ta cité ? Quelles sont les affaires ? Qui va mal ? Qu’est-ce que tu fais pour les autres ? Je crois qu’il y a vraiment cette idée d’action plus forte que soi. Au-delà de soi.

Aujourd’hui plus que jamais, j’ai l’impression que la politique politicienne est condamnée par les questions d’égos, de statut, d’intérêt électoraliste. Ce ne sont que des programmations auxquelles ont fait mine de croire ! Tout est fait pour que chaque politicien – y compris celui qui a la perspective de l’intérêt général en tête – doive y renoncer et mordre sur ses idéaux pour arriver à ses fins. Je reviens ici à mon propos initial : les accommodements dont je parlais. Je pense que personne n’entre en politique pour faire du clientélisme, mais je pense que la pratique même corrompt. Ce que j’ai essayé de montrer dans Bigger Than Us, c’est comment, chacun, à notre petit niveau, nous faisons de la politique, au sens nous essayons d’aider à s’éduquer, à s’élever, changer les valeurs, montrer d’autres idéaux, d’autres possible.

LVSL – Où vous situez vous vis-à-vis de l’offre politique actuelle ? 

FV – Absolument nul part. Si les gens ont besoin de moi, je parle à tout le monde, je n’ai pas de chapelle, pas de candidat. Je regarde ça avec beaucoup d’empathie pour ceux qui essayent d’y aller, mais cela ne m’intéresse pas. Je fais même dos à cela.

À titre personnel, j’essaye de me rendre constamment utile à travers mon action auprès de la jeunesse. J’essaye de lui faire comprendre comment elle peut jouer un rôle, comment elle peut y croire, puis je tente de la convaincre, et de lui montrer des pistes pour qu’elle y aille. C’est-à-dire qu’elle ait envie d’embrasser la vie.

LVSL – À travers votre parcours, comment réussir à transmettre votre prise de conscience aux jeunes générations ?

FV – J’essaye de produire des œuvres qui me survivent. Mes livres, mes films, mes articles, sont des petites pierres, des bouteilles à la mer. Je ne suis pas responsable de la réaction des gens. Je suis responsable de ce que j’écris, de ce que je produis, de ce que je donne. J’essaye de le faire le plus dignement et de la façon la plus intègre possible. Est-ce que j’ai toujours raison ? Je n’en sais rien. Pour l’instant, j’essaie d’ouvrir des possibles. 

Bigger Than Us permet de présenter des rôles modèles qui soient aspirationnels. Car la question est : quel adulte avez-vous envie d’être ? Est-ce que vous avez envie de suivre les modèles avec lesquels nous avons grandi, à savoir disposer d’un certain statut, d’un patrimoine, d’un « bon job » ? Est-ce que c’est ça que vous allez suivre ? Ou bien, vous allez-vous dire : non moi ça ne me parle pas j’ai envie d’être quelqu’un qui compte pour les autres car j’ai envie d’aider, d’être utile, de jouer un rôle ? J’essaye ainsi d’agir sur vos aspirations profondes, sur votre rapport à la vie, à ce monde ci. 

Dans cette période, étonnamment, je suis plus heureuse que je ne l’ai jamais été car j’ai l’impression – ne serait-ce qu’un tout petit peu – d’être utile. C’est ce que je tente de communiquer, de transmettre : ce rapport à la vie, à son temps, est extrêmement riche. Certes; il y a de la précarité – mais de toute façon elle est partout -, mais il y a aussi beaucoup de travail, mais surtout des cadeaux, beaucoup de joie, des liens invisibles, des révélations, le plaisir de créer, d’ouvrir des brèches, d’explorer. Je pense qu’aujourd’hui on nous demande profondément d’être vivants. Sinon, vous pouvez complètement débrancher, et rester « au chaud » dans l’univers de la consommation, de la pièce de théâtre et des morts vivants.

« La République a un contenu politique et nous le revendiquons » – Entretien avec Antoine Léaument, député de l’Essonne

Antoine Léaument
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Il a commencé son mandat en faisant résonner les symboles républicains, en répondant de Robespierre et de la cocarde tricolore. Il a fêté la prise de la Bastille le 14 juillet et la première République le 21 septembre. Antoine Léaument, jeune député de l’Essonne, proche de Jean-Luc Mélenchon, nous a reçu à l’Assemblée nationale pour un long entretien. Voix grave et yeux pétillants, il nous détaille les grands points de sa stratégie : reprendre les symboles républicains volés par la droite et l’extrême droite, articuler un fond politique à une communication large et populaire, montrer que la République est autant l’affaire des quartiers que de la ruralité. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Victor Woillet, photographies par Clément Tissot.

LVSL – Depuis le début de votre mandat, vous vous êtes lancé dans une bataille pour redonner du sens aux signifiants républicains : on vous a vu notamment fêter la République le 21 septembre, vous engager pour la réhabilitation de Robespierre ou encore arborer régulièrement une cocarde tricolore. Si les symboles républicains sont particulièrement présents dans le discours politique contemporain, ils ont cependant souvent été laissés à la droite. Pouvez-vous nous détailler votre stratégie ?

Antoine Léaument – Cette stratégie vient de plusieurs sources. La première d’entre-elles est un constat politique : l’extrême-droite a essayé de s’emparer des symboles nationaux (le drapeau tricolore et la Marseillaise notamment) alors que leur origine, dans l’Histoire de France, porte un message radicalement opposé à leur projet politique. Quand la Première République naît, elle affirme ainsi qu’un étranger peut avoir le droit de vote au bout d’un an de vie sur le territoire national et de contribution au projet républicain. C’est aux antipodes de ce que prône par exemple le Rassemblement national avec le droit du sang. Ce sont ces décalages entre la réappropriation contemporaine des symboles républicains et leur source historique qui m’ont d’abord amené à cette volonté de me les réapproprier. 

Le droit au bonheur, à une existence digne, à l’éducation gratuite et nationale ou encore, après Thermidor, la première loi de séparation laïque de l’Église et de l’État qui instaure le fait de ne salarier aucun culte, sont autant de principes qui émergent au même moment que les symboles républicains que nous connaissons aujourd’hui : la Marseillaise, la devise ou encore le drapeau. Ils prennent alors une signification éminemment sociale et, je l’affirme, anti-raciste. Même si cela peut être considéré aujourd’hui comme un anachronisme, le fait que la Première République instaure la citoyenneté non par le sang, mais par l’appartenance à un projet politique commun qu’est la République, constitue, aujourd’hui, un principe émancipateur et anti-raciste. 

La République a un contenu politique
et nous le revendiquons :
il  n’est pas neutre d’affirmer
le droit au bonheur et à la vie digne
en l’inscrivant dans le projet initial
d’un régime politique.

D’autres logiques entrent également en compte dans le choix de se réapproprier les symboles de notre nation. Souvent, nous sommes accusés, sans justification véritable, d’être « anti-républicains ». Or, lorsqu’il s’agit de célébrer la date anniversaire de la Première République, les mêmes personnes qui nous accusent de ne pas être républicains, sont étonnamment absents. La République a un contenu politique et nous le revendiquons : il  n’est pas neutre d’affirmer le droit au bonheur et à la vie digne en l’inscrivant dans le projet initial d’un régime politique. Notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » contient en son sein l’idéal de République sociale auquel nous aspirons.

Enfin, revenir à ces symboles nous rappelle aux moments où la République a été forgée pour la première fois. En l’espace de quelques années, le peuple a mis à bas un système monarchique qui dominait la société depuis plusieurs siècles. Se remémorer le sens profond des symboles républicains, c’est aussi cela : puiser du courage en pensant aux femmes et aux hommes qui ont fait la Révolution.

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez beaucoup cité Robespierre et Saint-Just et, avec d’autres députés insoumis, avez même décidé de lui rendre hommage à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Beaucoup d’historiens ont réagi à ce sujet en critiquant votre volonté d’héroïser une figure historique particulièrement complexe. Que représente Robespierre pour vous et qu’avez-vous à répondre aux critiques des historiens à ce sujet ?

A.L. – Robespierre est une figure historique complexe et le rôle des historiens est évidemment de le rappeler. Mais, si nous demandons aujourd’hui spontanément à quelqu’un ce qui lui vient à l’esprit lorsqu’il entend ce nom, la plupart vont répondre en affirmant qu’il s’agissait d’un dictateur et d’un coupeur de têtes. La nuance qui existe dans les travaux des historiens n’est pas présente dans la société, car la manière dont est aujourd’hui diffusée la figure de Robespierre dans l’espace public contribue à en faire un portrait d’après les dires et les écrits de ses adversaires. Jean-Clément Martin l’a démontré avec brio : notre perception de Robespierre dépend abondamment de la légende noire constituée après sa mort. 

Il y a donc le rôle des historiens, qui appartient au champ scientifique, mais il y a aussi celui de la politique et des débats au sein de la société, qui diffère de ce dernier. Je considère à ce titre, qu’il est de notre ressort de contribuer à rétablir une forme d’équilibre dans la manière de percevoir la figure de Robespierre ou celle de Saint-Just. Or, quand l’espace public est saturé et profondément orienté d’un côté, vous ne pouvez pas le modifier de manière légère et modérée. Au contraire, il faut accepter d’en faire beaucoup en réhabilitant la part de progrès et de justice sociale apportée par de telles figures dans leur combat. 

Robespierre s’est battu
pour le droit de vote des juifs,
pour l’abolition de l’esclavage,
contre le « marc d’argent »,
qui instaurait le suffrage censitaire,
et pour le droit à l’existence.

Robespierre s’est battu pour le droit de vote des juifs, pour l’abolition de l’esclavage, contre le « marc d’argent », qui instaurait le suffrage censitaire, et pour le droit à l’existence. « Nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blés à côté de son semblable qui meurt de faim » affirmait-il. Comment ne pas voir dans tout cela des éléments qui ont contribué à l’émancipation commune et qui résonnent avec les moments que nous traversons ? Aujourd’hui encore, des gens comme Bernard Arnault entassent des monceaux de blés pendant que 2000 personnes meurent chaque année dans la rue. 

Avec la figure de Robespierre, j’essaye de créer les conditions d’une identification à un personnage qui a lutté toute sa vie pour la justice sociale face à des inégalités monstrueuses, en montrant la continuité de la période révolutionnaire avec notre quotidien. Ce débat n’est pas nouveau dans l’histoire de la gauche. Du temps de Jaurès également, on l’interrogeait sur la figure de Robespierre. Sa réponse était éloquente : « Sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. ». Il ajoutait même « Réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République, et avec eux le peuple qui, autrefois, n’écoutait et ne suivait qu’eux (…).  Le robespierrisme, c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. ». En ayant continuellement appelé à la mobilisation du peuple, bien qu’il ait commis l’erreur de ne pas y intégrer les femmes, à la différence de certains de ses contemporains, Robespierre a donné corps à l’idée de République sociale qui se fonde sur la participation populaire.

« Sous ce soleil de juin 93
qui échauffe votre âpre bataille,
je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui
que je vais m’asseoir aux Jacobins.
Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Jean Jaurès – 1900

LVSL – Par le passé, on a déjà vu la gauche se replier sur son identité et ses totems, travailler à réhabiliter ses symboles, au point d’en oublier son rôle et ses combats. Est-ce que la défense des symboles républicains ne risque-t-elle pas de tomber dans le même écueil ?

A.L. – Cela pourrait effectivement constituer un risque, si cela représentait l’ensemble de mon activité. Mais ce n’est pas le cas. Si je concentre une partie de mon mandat au fait de mobiliser les symboles républicains et d’en rappeler l’origine, cela a aussi un contenu politique. Rappeler l’article 4 de la Constitution de 1793 qui énonce que le droit de vote peut être obtenu par un étranger au bout d’un an s’il a bien mérité de l’humanité en choisissant d’adhérer au projet républicain, surprend ceux qui l’entendent, mais permet aussi aux premiers concernés, de s’emparer de cet héritage politique qui ne les laissait pas de côté. 

Participer aux débats parlementaires en défendant la hausse des salaires face à l’inflation, intervenir dans l’hémicycle en faveur des plus précaires, faire des amendements pour sortir les gens de la misère et leur redonner de la dignité, ou encore appeler à une marche contre la vie chère le 16 octobre ne relève pas du domaine purement symbolique et c’est en réalité le cœur de mon activité en tant que député. 

À l’heure où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir en Italie, qu’elle ne cesse de prendre des voix dans notre pays, je considère que le fait de mobiliser les symboles républicains dans le débat et leur redonner leur sens originel participe au combat contre l’extrême-droite. Je suis assez convaincu qu’une partie du score actuel de l’extrême-droite dans notre pays provient de la représentation qui est donnée dans les médias des quartiers populaires, en les dénigrant continuellement. Or, tout cela contribue à construire un imaginaire national profondément divisé et permet à l’extrême-droite de progresser même là où elle n’est que très peu présente en termes de militants. La présence des symboles républicains dans les quartiers populaires, le fait que les jeunes qui y habitent s’en saisissent déjà est une réponse à cela. Contre le « on est chez nous » de l’extrême-droite, le fait de brandir le drapeau français, comme cela a été le cas pendant les mobilisations contre les violences policières ou lors de la marche du 10 novembre contre la haine des musulmans, revient à affirmer son appartenance à la communauté nationale et à mettre en déroute les discours de haine et de division qui pullulent à l’extrême-droite. Dans l’hypothèse où des mobilisations sociales de masse ont lieu, unissant les quartiers populaires et les zones rurales et en se réappropriant des symboles républicains et révolutionnaires comme cela avait été par exemple le cas au moment des Gilets jaunes, l’image renvoyée par des médias comme CNews, de haine ou de division, serait inaudible. Les symboles républicains ont un très grand potentiel de lutte contre l’extrême-droite et mon objectif est de parvenir à faire en sorte qu’il soit impossible pour elle de tenter de les faire siens.

Ce combat et cette stratégie ne sortent pas non plus de nulle part. Je continue, depuis un poste désormais différent, la lutte initiée il y a déjà plusieurs années par Alexis Corbière et surtout Jean-Luc Mélenchon. Il était le premier à avoir réintroduit, dans des meetings de gauche, les drapeaux tricolores ou encore la Marseillaise, qui en avaient disparu. On ne peut pas nous soupçonner d’être nationalistes en raison de nos prises de positions politiques, au contraire : en faisant cela, nous redonnons sens au patriotisme républicain fondé sur un idéal d’émancipation individuelle et collective. Quand dans ma circonscription, de jeunes enfants sont meurtris par le fait que leurs parents, alors même qu’ils travaillent et ont contribué depuis plusieurs années à la vie de notre nation et se sentent eux-mêmes pleinement et entièrement français, ne parviennent pas à obtenir la nationalité pour des raisons administratives parfois absurdes, notre combat est de ne pas les abandonner en laissant la République à ceux qui souhaitent les en exclure.

LVSL – Dans le champ politique de la gauche, la République, comme l’idée de nation, n’est pas perçue par tous comme un élément émancipateur. Comment répondez-vous aux critiques de votre camp sur ce sujet ?

A.L. – Je pense d’abord qu’il est important de clarifier un certain nombre de termes. On peut certes s’opposer à la République en tant que régime politique, mais les défenseurs de l’Empire ou de la monarchie ne sont pas vraiment les plus présents à gauche. Ensuite, certains émettent des critiques sur le contenu qui est associé à la République. Le plus souvent, ce jugement se fonde sur le fait que la République est aujourd’hui associée à un État dirigé par des personnes favorables au capitalisme. Dès lors, il serait impossible de dissocier les deux et, par essence, l’État ou la République correspondraient à ce que ceux qui les dirigent en font. Je considère l’inverse : l’État et les régimes politiques sont constitués politiquement par ceux qui s’en emparent. 

Sur le plan historique, deux critiques principales reviennent à propos de la République. Premièrement, comme je l’ai mentionné précédemment à propos de Robespierre, cette dernière n’accordait pas à son origine de place aux femmes en leur reconnaissant des droits équivalents à ceux des hommes. Je fais partie de ceux qui estiment que c’était alors une erreur fondamentale. Durant la Révolution, les femmes ont en effet contribué au projet républicain et d’autres que Robespierre ont défendu avec ferveur une égalité totale des droits. Mais il faut également reconnaître que c’est dans le cadre d’un régime républicain que les femmes ont ensuite pu accéder, elles-aussi, au droit de vote. La seconde critique est celle qui associe la République à la colonisation. Si la monarchie en est à l’origine, il est vrai que la République la continue à travers l’Histoire. Cela constitue pour moi une trahison du projet républicain originel, car durant la Première République, par le décret du 4 février 1794, la Convention a voté l’abolition de l’esclavage dans les colonies française. Il convient, d’après moi, de ne pas nier ces critiques et de savoir les regarder en face. Mais les assumer, c’est aussi les juger au regard des principes défendus par la Première République. La souveraineté populaire par exemple, implique, de fait, le refus de la colonisation, car elle impose de donner à ceux qui constituent le peuple le statut de détenteur, en dernière instance, du pouvoir politique. 

En ce qui concerne l’idée de nation, il convient également de clarifier un certain nombre d’éléments. Pour moi, la nation signifie l’affirmation du peuple souverain que j’évoquais précédemment en tant que corps politique. C’est d’ailleurs le sens que lui ont conféré les soldats de l’armée française, constituée du peuple en armes, lorsqu’ils ont entamé leur charge au cri de « Vive la nation ! » le 20 septembre 1792 à Valmy. Il s’agissait d’affirmer la souveraineté du peuple face aux monarchies ennemies qui voulaient l’anéantir. Dans la Marseillaise, un couplet qui est souvent méconnu reprend cette idée en énonçant : « Français, en guerriers magnanimes / Portons ou retenons nos coups ! / Épargnons ces tristes victimes / À regret, s’armant contre nous ! ». L’ennemi ne sont pas les individus, mais le régime de domination monarchique qu’ils sont contraints de défendre et face auquel la nation française s’affirme et se bat. La nation demeure le seul cadre dans lequel la souveraineté populaire peut s’affirmer. 

« Français, en guerriers magnanimes
Portons ou retenons nos coups !
Épargnons ces tristes victimes
À regret, s’armant contre nous ! »

La Marseillaise, Ve couplet

Il n’est pas vrai de croire, comme certains le font, que la souveraineté populaire s’affirme de la même manière dans toute l’Union européenne par exemple. Nous n’avons pas les mêmes règles dans chaque pays en matière de suffrage pour élire des représentants au sein du Parlement Européen, les députés sont tantôt élus dans des régions, tantôt au niveau national. Il n’y a pas d’uniformité qui permettrait l’affirmation d’une seule et même souveraineté. En outre, le pouvoir dont bénéficie le Parlement est extrêmement limité et les principales décisions émanent de la Commission européenne qui n’est pas issue d’une expression directe de la souveraineté populaire. Dans le cadre de l’Union européenne, cela est presque le plus frappant : face à une structure supranationale dont la fonction première a été pendant des années, par ses traités, d’imposer le néolibéralisme, comment résister si nous abandonnons un outil tel que la nation ? C’est le même cas de figure dans le domaine de la transition écologique, lorsque l’Union européenne favorise un appel d’offre polluant à des milliers de kilomètres, au nom de la libre concurrence ou d’un accord de libre échange qui va détruire le marché de la pêche en Afrique, ou lorsqu’elle impose des normes permettant l’utilisation du glyphosate, refuser en relocalisant la production au niveau national est essentiel pour réduire les émissions carbones inutiles et relancer notre économie. Si on souhaite changer radicalement l’ordre dans lequel nous sommes en relocalisant une partie de la production, en instaurant le SMIC à 1600 euros, à rendre l’éducation véritablement gratuite et émancipatrice, tout comme la commune, la République et l’État restent les instruments privilégiés pour exprimer la volonté du peuple. Notre rôle politique est avant tout d’impliquer le grand nombre dans cela. 

Certains affirment enfin que la nation est un outil de division entre les travailleurs. Je ne pense pas et je considère même l’inverse. La nation peut déjà être un facteur d’unité entre les travailleurs au sein de l’espace national, car face aux divisions fondées sur la couleur de peau, le genre, la religion ou l’orientation sexuelle, affirmer son appartenance à une même entité politique et revendiquer, au nom de l’égalité, davantage de droits contre ceux qui se gavent, vient mettre en défaut ces procédés. Par ailleurs, comme le disait Jaurès : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Si vous souhaitez discuter de peuples souverains à peuples souverains et demander davantage d’égalité en matière de droits, cela ne peut se faire, pour le moment, qu’à partir de l’échelon national. Avant de penser au socialisme universel dans lequel nous ne vivons malheureusement pas, il est nécessaire de considérer avec sérieux les moyens dont nous disposons pour s’émanciper collectivement et, en l’occurrence, la pertinence du cadre national. Il ne faut pas biaiser l’Histoire et la regarder avec un prisme unique : l’émancipation des peuples colonisés s’est par exemple faite par le cadre national face aux puissances impérialistes. Che Guevara, un argentin qui se battait à Cuba, qui est pour certains l’incarnation même de l’internationalisme ne reprenait-il pas le mot d’ordre de la Révolution française en affirmant « Patria o muerte », « la patrie ou la mort » ?

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous êtes particulièrement actifs sur les réseaux sociaux et vous vous présentez même comme député youtuber. Comment articulez-vous les codes de la communication numérique et la nécessité du formalisme de la représentation nationale ?

A.L. – La première difficulté quand on est un jeune député comme moi est d’abord d’intégrer le fait que nous représentons la nation. Il m’arrive parfois de me surprendre moi-même en me faisant cette réflexion. Cela n’est pas naturel de se dire qu’une partie de la population vous a élue pour la représenter. J’essaye pour ma part d’assumer cette fonction de la façon la plus juste et la plus digne, notamment lorsque je prends la parole au sein de l’hémicycle. Mais j’estime également qu’il y a un enjeu qui consiste à faire sortir la représentation nationale du cadre dans lequel on a coutume de l’enfermer. Par mon travail sur les réseaux sociaux, j’essaye justement de donner à tous la possibilité de voir ce qu’est le quotidien d’un député. Il ne s’agit pas simplement d’un témoignage, mais d’une manière de faire comprendre que les députés sont avant tout des citoyens comme les autres qui ont choisi de s’engager pour défendre l’intérêt général. 

J’ai par exemple publié une vidéo pour montrer à quoi ressemble la journée d’un député, une story sur les lumières artificielles qui nous permettent de continuer à siéger en séance la nuit sans s’en rendre compte ou encore une autre sur la préparation de ma première prise de parole afin de dévoiler également l’envers du décor. Pour une simple prise de parole de deux minutes, il y a tout un travail en amont pour savoir ce qu’il convient de dire, comment le dire, puis une forme de pression au moment d’intervenir. Assumer mon stress lors de ma première prise de parole, c’est aussi une manière de rapprocher les élus du peuple, de leur faire sentir qu’ils sont leurs semblables et qu’eux aussi peuvent s’engager politiquement dans les institutions. Si les critiques à l’égard de la fonction de député et le manque de rigueur et d’investissement de la part de certains peut être justifié, il est important de montrer ce que c’est qu’accomplir véritablement son mandat de député, à travers ses interventions mais aussi ses déplacements, et de redonner une part de confiance envers les élus que ne permet pas la seule exposition médiatique.

Cette question qui revient souvent à propos de l’appropriation du numérique par les élus contient également une forme de mépris à l’égard des réseaux sociaux et des gens qui y produisent du contenu. Je considère précisément l’inverse, il faut avoir un peu d’humilité lorsqu’on émet un jugement à propos des réseaux sociaux : ce que certains parviennent à faire dessus dépasse parfois largement la diffusion médiatique traditionnelle. Quand on prétend représenter le peuple, il n’est pas inintéressant de se demander comment certaines personnes parviennent à obtenir des millions d’abonnés pour suivre leur contenu. Je pense qu’il y a d’ailleurs beaucoup de gens, notamment dans la partie la plus jeune de la population, qui voient ma démarche et celle de mes camarades sur les réseaux sociaux d’un œil très favorable. 

Il y a un enjeu qui consiste
à faire sortir la représentation nationale
du cadre dans lequel
on a coutume de l’enfermer.

Quand je m’occupais auparavant des réseaux sociaux de Jean-Luc Mélenchon, j’ai toujours considéré que chaque plateforme possède une grammaire propre. YouTube n’est pas TikTok et Facebook ne fonctionne pas de la même manière que Twitter, vous ne pouvez pas produire un contenu uniforme pour tous ces réseaux. Ce principe s’impose à nous et il faut être capable de jouer avec les codes que nous dictent ces plateformes, ce qui n’est pas toujours simple. Savoir maîtriser les codes des réseaux sociaux n’est pas une fin en soi, il importe de les mettre au service du message que nous portons. L’exercice a des limites. En tant que député, je ne représente pas seulement les personnes qui ont voté pour moi, mais l’ensemble des citoyens. Par conséquent, je ne peux pas me permettre de dépasser ma fonction pour m’adapter à la grammaire des réseaux sociaux. Je prends souvent l’exemple de Florian Philippot : lorsqu’il a lancé sa chaîne YouTube, il a mis de côté ce qu’il avait à dire pour préférer placer des références propres à Internet et aux communautés qui s’y trouvent, c’est une maladresse. De la même manière, Jean-Baptiste Djebbari, lorsqu’il était ministre, a pu reprendre à l’excès les codes des réseaux sociaux dans ses vidéos sur TikTok, sans véritablement faire passer de message et en ridiculisant même parfois sa propre fonction. Voilà la limite que je me fixe : la fonction qui est la nôtre implique une certaine dignité que nous ne pouvons délaisser en publiant des contenus sur les réseaux sociaux trop soumis aux codes de ces plateformes. 

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez récemment animé une conférence lors des universités d’été de la France insoumise sur la manière de construire des ponts entre les demandes des quartiers populaires et celles des campagnes. Considérez-vous que le pacte républicain et notamment l’égalité d’accès aux services publics constitue précisément un moyen d’unifier ces revendications qui semblent aujourd’hui, pour certains, incompatibles ?

A.L – Oui, c’est précisément ce que je pense. Je ne me suis cependant pas contenté d’animer cette conférence. Récemment, j’ai effectué un certain nombre de déplacements dans la Meuse, dans l’Yonne, dans la Nièvre et dans l’Indre où nous n’avons pas obtenu de député de la NUPES. Provenant moi-même de l’Indre et étant élu dans une circonscription où se trouvent plusieurs quartiers populaires au sein d’une ville, ce sujet me touche et m’importe tout particulièrement. J’ai grandi dans une ville de 43 000 habitants, mais dans un département où habitent 220 000 personnes. Une partie de ma famille habitait dans des villages et hameaux particulièrement reculés par rapport aux principales villes du département. Cette expérience personnelle m’a fait remarquer à quel point les problématiques des quartiers populaires sont semblables à celles des habitants de zones rurales. Que ce soit en matière de désertification médicale, si vous habitez à Grigny en Essonne ou au Blanc dans l’Indre, vous rencontrez la même difficulté pour trouver un médecin ou un spécialiste proche de chez vous. Il en va de même pour les petits commerces. Dans les territoires ruraux, les centres-villes se vident des petits commerces au profit des grandes zones commerciales. C’est la même chose dans bon nombre de quartiers populaires où il est de plus en plus difficile de trouver des commerces ou des services essentiels, du coiffeur à la boulangerie. Dans leur ensemble, les services publics disparaissent conjointement dans ces deux types de territoires, les bureaux de poste, les lycées ou encore les hôpitaux sont de plus en plus éloignés des lieux de résidence. Toutes ces difficultés face à la disparition de ce qui crée du lien social créent du lien entre les demandes des quartiers populaires et celles des milieux ruraux qu’on tend à opposer fréquemment. 

Dans les zones rurales,
bon nombre de CDI ont été remplacés
par des intérims,
comme en miroir des quartiers populaires,
où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développés.

Ce n’est pas le seul élément qui permet d’unifier les demandes entre ces différents territoires. La question de l’emploi et de sa stabilité est à cet égard essentielle. Dans les zones rurales, bon nombre de CDI ont été remplacés par des intérims, comme en miroir des quartiers populaires, où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développées. Le niveau des revenus et la difficulté à faire face à l’inflation est encore une demande qui réunit les populations qui vivent dans ces territoires. L’accès à un logement – et que celui-ci soit de bonne qualité – devient de plus en plus difficile et, dans les quartiers populaires comme dans les zon es rurales, les contraint à habiter plus loin de leur lieu de travail et implique pour eux de recourir soit aux transports en commun, dont les réseaux sont bien souvent dysfonctionnels, soit à la voiture qui les expose à l’augmentation des coûts de l’essence. Enfin, l’ennui, le sentiment de déshérence ou encore la difficulté à sortir de son lieu de naissance sont des enjeux et des sentiments partagés par ces deux parties de la population : qu’on vienne d’un quartier populaire ou d’un village dans une zone rurale, qu’on doive franchir le périphérique ou faire cinquante kilomètres en voiture pour se rendre dans une métropole ou même à Paris, on sait que les richesses et le pouvoir se concentrent ailleurs. 

Tous ces sujets créent de l’unité dans le peuple français, alors même que bon nombre de médias et d’acteurs politiques se fixent pour objectif de le diviser à l’aune de cette fragmentation territoriale. La surmédiatisation des faits divers au sein des banlieues contribue à accentuer la fracture avec les territoires ruraux qui ne perçoivent plus ce qui les rapproche, dans leur condition matérielle quotidienne, des quartiers populaires. Or, la mise à distance des services publics, de l’activité économique, conséquence des politiques néo-libérales et de la désindustrialisation à marche forcée dictée par la mondialisation, est la même dans les campagnes et dans les banlieues. C’est précisément au nom de l’égalité d’accès aux services publics et du contrat républicain qu’il est possible d’unir ces demandes et de fournir un débouché politique à cette colère face aux inégalités croissantes dans notre pays. Il ne faut pas réifier les catégories de nos adversaires et de l’extrême-droite, mais au contraire chercher à mettre en avant ce qui rassemble des populations qui ne vivent pourtant pas au même endroit. L’abandon commun que subissent ces franges de notre peuple est un affect extrêmement fort que nous ne pouvons laisser de côté politiquement. Contrairement à ce que veut faire croire Marine Le Pen, les oubliés ne sont pas que présents dans la ruralité. Il faut que nous parvenions à faire en sorte qu’un jeune de zone rurale ne perçoive pas un jeune de banlieue comme un ennemi, un délinquant en puissance, mais comme quelqu’un qui partage la même condition que lui, les mêmes difficultés, et avec qui il peut revendiquer ses droits à partir du projet républicain fondamental. Voilà comment j’envisage politiquement l’unité nationale. Nous devons la reconstituer pour nous émanciper collectivement. 

Élections présidentielles iraniennes : la République islamique tangue mais ne coule pas

L’ayatollah Khomeiny, fondateur de la République islamique d’Iran, et son successeur Ali Khamenei, représentés sur les murs d’une mosquée de Téhéran © Vincent Ortiz pour Le Vent Se Lève.

L’élection présidentielle iranienne intervient dans un pays gravement atteint sur le plan économique, social et humanitaire. Le retour des sanctions infligées par les États-Unis en mai 2018 a grandement participé de cette détérioration. Alors que la majeure partie de la population espère des candidats une sortie de l’ornière, ces derniers, en campagne, peinent à convaincre. Cependant, ni les relations à couteaux tirés avec les Américains, ni la situation interne tendue ne semblent menacer les cadres sur lesquels repose la République islamique d’Iran (RII).

Sur les 600 volontaires ayant tenté de se présenter aux élections, seuls sept ont été retenus par le Conseil des Gardiens, qui ont essentiellement avalisé des candidatures proches du pouvoir religieux. Ce choix a provoqué les critiques du conservateur modéré M. Larijani, dirigeant du parlement iranien. Si le pluralisme de cette élection est donc pour le moins limité, les marges de manoeuvres du vainqueur sera elle aussi sévèrement contrainte par le contexte international.

Le pays connaît une pénurie de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline.

Après le retrait unilatéral américain de l’accord de Vienne, dit « Joint Comprehensive Plan of Action » (JCPoA) décidé par l’administration Trump, le rétablissement d’une politique de pression maximale a achevé d’asphyxier l’Iran. Les sanctions, loin de ne s’appliquer qu’au domaine militaire et à quelques personnalités ciblées, s’étendent à l’ensemble de l’économie. L’inflation galopante, la dépréciation folle de la monnaie iranienne, ainsi que la diminution vertigineuse des échanges commerciaux avec le reste du monde, ont provoqué l’arrêt de nombreux secteurs d’activité et la chute de la consommation des catégories populaires. Le taux de pauvreté s’étend actuellement à près de la moitié de la population. La viande, le lait, les fruits ou le pain se raréfient dans les ménages. Les jeunes, souvent très diplômés – 800 000 nouveaux détenteurs d’une licence chaque année -, peinent à s’insérer sur un marché du travail atone. Selon les estimations les plus récentes de la Banque mondiale, un jeune sur quatre est au chômage. À cela s’ajoutent les pénuries de médicaments, eux aussi sous embargo étranger. Les personnes atteintes de diabète, qui représentent 11 % de la population de plus de 25 ans, ne peuvent ainsi plus se fournir correctement en insuline. La pandémie du SARS-CoV-2 est venue confirmer la déliquescence du système de santé iranien, puisque le pays a connu le plus important taux de décès liés au virus dans le Moyen-Orient.

Pour une analyse de l’impact des sanctions en Iran, lire sur LVSL notre entretien avec Thierry Coville : « Les sanctions américaines contre l’Iran sont d’une grande brutalité et les Européens laissent faire »

L’économie iranienne a connu des mutations importantes. D’un encadrement étatique appuyé, on est passé à une économie d’arrangements entre particuliers, marquée par la suppression de nombreuses normes et l’explosion du marché noir. Ce processus de dérégulation ne détonne pourtant pas excessivement avec la trajectoire que suit l’Iran depuis une quarantaine d’années. À l’instar de nombreuses économies autrefois strictement contrôlées par l’appareil d’État, le régime a dû se soumettre, dans un contexte de crise de la dette, à des plans d’ajustement structurel. En Iran, des réformes libérales ont été entreprises par les gouvernements successifs, à partir du mandat de M. Rafsandjani (1989-1997), alors même que « la volonté de lutter contre les inégalités sociales a sans doute été l’un des éléments les plus fédérateurs du discours pré-révolutionnaire des opposants au régime du Shah » [1]. Cette période coïncide avec la mise en place des premiers embargos sur le pétrole et le commerce extérieur. Face aux contraintes internationales – dévaluation structurelle du rial, pénurie de devises -, les gouvernements ont opté pour des campagnes de privatisations. Ces dernières ont été relancées et accélérées pendant la présidence Ahmadinejad, entre 2005 et 2013. Un comble, pour celui qui avait justement su séduire par sa critique des plans d’ajustement structurels…

L’aggravation de la situation économique se traduit par une désillusion politique croissante. Ces derniers mois, le Guide a affiché à plusieurs reprises sa préoccupation vis-à-vis d’un taux de participation potentiellement dérisoire. Les Iraniens n’entendent plus se rendre aux urnes, qui plus est suite à ce processus de sélection qui a drastiquement limité les options politiques. Interrogé par Le Vent se Lève, Thierry Coville précise : « Politiquement, on entend de plus en plus de gens qui se questionnent quant à l’intérêt de voter et la différence entre le camp réformateur et conservateur ». Ce risque d’abstention n’a rien d’une nouveauté. Lors des élections présidentielles et législatives de juin 2017 et de février 2020, les Iraniens avait déjà préféré rester chez eux. L’une des raisons réside peut-être dans l’incapacité chronique des candidats à proposer des mesures qui mettent en cause les carcans néolibéraux, qui conduisent à la dégradation de vie des Iraniens depuis trois décennies.

La pierre angulaire du nucléaire

Les pourparlers sur le nucléaire, qui ont repris le 6 avril par l’entremise de l’E3 – la troïka européenne composée de la France, l’Allemagne et le Royaume-Uni -, surplombent l’ensemble de ces tensions internes. Pour Thierry Coville, la chose est acquise : « Ce qui peut rétablir une stabilité macro-économique en Iran, c’est le retour des Etats-Unis dans l’accord ». Contrairement aux idées reçues, l’élection qui se profile aura sans doute une influence mineure sur les négociations. Quoi qu’il advienne, le Guide suprême demeure l’ultime digue qui se dresse face aux Américains et aux Européens. Il apparaît même que ce dernier ait adopté la stratégie de la patience ; si la levée des sanctions figure parmi les conditions iraniennes sine qua non à un éventuel compromis entre les différents partis de l’accord, le leader ne se presse pas pour y parvenir avant le verdict du 18 juin. Et ce, pour une raison simple : la crainte d’un nouveau – et énième – tollé intérieur une fois la reprise économique amorcée. Pour la plupart des analystes et certains officiels, la nomination d’un tenant de la ligne « dure » au poste de président ne devrait pas, en somme, mener le prochain gouvernement à l’abandon du dialogue.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées dans la région.

En Iran, deux tendances s’affrontent quand il s’agit de se positionner sur la politique étrangère. D’un côté, les éléments les plus radicaux du régime revendiquent la surenchère nucléaire en vue d’abolir l’intégralité des sanctions, qui s’élèvent au nombre de 1 500 après la rupture inaugurée en 2018. Une levée qu’il appartient, in fine, au gouvernement américain de décider. De l’autre, ledit camp « modéré » vante le rapprochement avec les Occidentaux, tout en maintenant une hostilité affichée vis-à-vis des autres puissances régionales, israélienne et saoudienne.

Le camp des « radicaux » peut compter sur des soutiens économiques et politiques qui n’ont pas intérêt à un apaisement avec les États-Unis. Parmi eux, on trouve les Pasdaran, « Gardiens de la révolution », qui soutiennent financièrement nombre de groupes armées au Liban, au Yémen ou en Irak. Du reste, les affrontements à distance avec les États-Unis garantissent leur légitimité auprès de la population, qui se soumet à la militarisation accrue du pays.

Les bouleversements régionaux et globaux ont jeté de nouvelles bases dont l’accord en devenir ne pourra faire fi. La donne a effectivement changé quant à l’évolution des relations entre puissances. Les accords d’Abraham, signés en 2020, marquent le début d’un processus de normalisation des rapports d’Israël avec les États arabes voisins. Bien qu’il demeure à l’état embryonnaire, le rapprochement avec la monarchie saoudienne a envoyé un signal clair à l’Iran : les lignes bougent et l’isolent un peu plus. En parallèle, le cadrage géopolitique de la région, encore largement dicté par Washington, semble évoluer. La Russie de Vladimir Poutine n’hésite pas à prendre fait et cause pour Téhéran, au moment de condamner les agissements de la Maison Blanche. Ainsi en est-il allé de la proclamation unilatérale d’un renouvellement des sanctions onusiennes, en septembre 2020, et de l’assassinat par drone du commandement des forces Al-Qods, M. Soleimani, décisions vivement dénoncées par les autorités russes. La Chine, elle, ne cache pas ses ambitions économiques. Elle a notamment annoncé un « pacte de coopération stratégique de 25 ans » avec l’Iran, le 27 mars dernier. Pékin, qui « a toujours soutenu l’Iran, comportement lié à la rivalité avec les Etats-Unis », analyse Thierry Coville, est devenu, au cours de la dernière décennie, le premier partenaire commercial de la République islamique. Sa présence n’aura, cependant, « pas un énorme impact sur les négociations », nuance le chercheur.

L’administration Biden a quant à elle suspendu son jugement, dans l’attente du résultat des élections. M. Blinken, Secrétaire d’Etat depuis l’élection de Joe Biden, a cependant affirmé le 8 juin 2021 que les États-Unis maintiendront « des centaines de sanctions […], y compris des sanctions imposées par l’administration Trump », renvoyant sine die l’espoir d’une désescalade aboutie. Ces divers épisodes d’inimitiés ponctuées d’accalmies ne laissent pas présager un retour dans l’accord en des termes identiques à ceux initialement définis.

L’hypothèse d’une crise de régime

Par-delà cet entrelacs de factions et d’intérêts se dégage un régime tenace. Aujourd’hui, la contestation populaire, si elle n’a pas complètement disparu, n’est plus d’actualité. La dernière véritable secousse aux revendications politiques remonte à 2009. Le « Mouvement vert » et des millions d’électeurs s’étaient alors insurgés contre le verdict des urnes, donnant M. Aminedjhad vainqueur. Une décennie plus tard, de tels soubresauts ne sont plus concevables. La répression féroce des autorités iraniennes n’y est pas pour rien. Selon un décompte réalisé par Amnesty International, en décembre 2019, le nombre d’assassinats perpétrés par le régime s’établirait à 304.

Mais la répression n’est pas le seul facteur de cette singulière résilience, qui caractérise une théocratie dont on prêche si souvent la fin. « Ce qui est frappant avec l’Iran, c’est la résilience de la société, qui a passé une grande partie de son histoire récente en situation de crise », rappelle T. Coville. Le plus saisissant, à rebours des chiffres rapportés – réels -, c’est de constater une part de bonne santé économique en Iran. La République islamique a en effet pu continuer de compter sur quelques exportations. Entre combines pour contourner les sanctions américaines – en mélangeant son pétrole avec la production irakienne, par exemple – et hausse de la vente du brut à l’étranger, avec l’écoulement d’un million et demi de barils par jour selon TankerTrackers en janvier 2021, l’économie iranienne « ne va pas s’effondrer » dans l’immédiat.

Au-delà, l’imaginaire de la citadelle assiégée semble maintenir le régime à flot. Et les mollahs iraniens ne s’y trompent pas. Ils n’ont de cesse de tirer sur la fibre nationaliste en agitant l’épouvantail du « Grand Satan » – utilisé pour désigner l’Empire américain – à coup de slogans éloquents, tels que down with the US (« à bas les Etats-Unis ») et de mobilisations de masse, comme la célébration en grande pompe des 30 ans de la RII le premier février 2019.

Néanmoins, il ne fait aucun doute que le régime joue sa survie dans les années qui viennent. Pour ce faire, un arbitrage à visages multiples s’impose : économique, religieux et souverain, quand on pense au dossier du nucléaire. Surtout, la question de la succession de Ali Khamenei, souffrant selon certains, se pose déjà dans les rangs du pouvoir. Sachant que le Guide suprême est le véritable chef de l’État, tous les regards se tournent vers l’après. En 1989, au moment de la disparition de l’instigateur de la Révolution, l’ayatollah Khomeini, des chambardements constitutionnels et théologiques avaient eu lieu : à partir de cette date, entre autres, le Guide n’est plus obligatoirement un marja, c’est-à-dire une « source d’imitation » dans le chiisme duodécimain, mais peut être désigné parmi le clergé moyen. Feront-ils office de précédent ? Les Américains, en coulisse, en ont fait une priorité ; l’amer constat d’un régime qui refuse d’abdiquer et qui reste, aux yeux du monde extérieur, un objet mal identifié.

Notes :

[1] Vahabi, M., Coville, T. (2017). « L’économie politique de la République islamique d’Iran », Revue internationale des études du développement, 1 (229),  pp. 11-31.

De la nécessité d’un réel congé paternité

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© Rotaru Florin

L’égalité entre les femmes et les hommes passe par de nombreux combats dont l’un des points cardinaux dans notre pays est le congé paternité. Concentrant à lui seul plusieurs enjeux sociétaux privés et publics comme l’égalité professionnelle, l’implication des pères dans l’éducation de leurs enfants, et même un rééquilibrage des tâches domestiques, il est primordial que les congés parentaux soient mieux répartis. La France était (et reste) en retard par rapport à ses voisins européens quant à la durée du congé paternité. Ce congé a donc été récemment allongé par Emmanuel Macron, annonçant plus que son doublement : de onze jours, il passera à vingt-huit jours dont sept obligatoires. La mesure entrera en vigueur en juillet 2021. 

Mis en place en 2002 à l’initiative de Ségolène Royal, alors ministre déléguée à la Famille sous le gouvernement Jospin, le « congé de paternité et d’accueil de l’enfant » permet à tous les pères, peu importe leur activité professionnelle, de bénéficier de jours de congés à l’arrivée de leur enfant. L’arrivée d’un nouveau-né bouleverse l’équilibre professionnel : c’est un événement privé qui affecte donc la vie « publique » des parents et dans le cas d’un couple hétérosexuel,  davantage celle de la mère. En effet, en France, le congé paternité était jusqu’à peu d’une durée de 11 jours consécutifs, week-end inclus [1]. Il était également facultatif. En comparaison, le congé maternité peut aller jusqu’à 16 semaines, dont 8 sont obligatoires, le tout étant rémunéré par l’Assurance maladie au prorata du salaire. Avec cette nouvelle mesure, le congé paternité se voit rallongé et oblige ainsi les nouveaux pères à prendre au minimum sept jours de congés. Si l’on peut saluer cette avancée, on peut également remarquer que ce n’est pas encore assez pour arriver à une véritable égalité, faisant reposer toujours plus la charge parentale sur les mères à l’arrivée de l’enfant.

La maternité comme « risque »

Un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) de 2018 explique qu’un scénario volontariste « traduit une priorité plus marquée en faveur de l’atteinte de résultats substantiels en matière d’égalité professionnelle. Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi (embauche, rémunération, carrière…), il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère[2]. » Ainsi, allonger et rendre obligatoire le congé paternité à une durée équivalente au congé maternité traduirait une volonté forte de la part du gouvernement d’inclure pleinement les femmes dans le monde du travail. Il démontrerait aussi que l’arrivée d’un enfant n’est plus uniquement une « affaire de femmes », les repoussant à la marge de l’emploi. 

Pour réduire le « risque maternité » qui pèse sur les femmes avec ses conséquences négatives sur leurs conditions d’emploi, il est indispensable que ce risque de « parentalité » soit partagé plus équitablement entre le père et la mère.

Un congé paternité ambitieux permettrait également de rattraper un retard auprès des autres pays européens, ce que l’IGAS souligne comme « des évolutions constatées au cours des deux dernières décennies dans les pays européens, avec un allongement progressif des congés pris par les pères à la suite de la naissance de leur enfant. » 

En effet, certains pays ont récemment rallongé la durée accordée aux pères. En Espagne, elle est passée de 5 à 8 semaines, et sera même alignée sur celle des mères en 2021, atteignant 16 semaines. Les pays du Nord de l’Europe sont les plus généreux. La Norvège offre 14 semaines de congé pour les pères, rémunérées à hauteur de la totalité de leur salaire. 60 jours sont réservés aux pères suédois, avec une indemnité correspondant à 80% du salaire antérieur, et 3 mois rémunérés jusqu’à 80% en Islande [1]. Si ces pays peuvent le faire, alors la France, troisième pays européen le plus riche, et le septième à l’échelle mondiale, le peut également [3]. Car le coût est un des points cristallisant le débat. Régulièrement accusé d’être trop dispendieux, la charge financière de l’allongement du congé paternité est estimée entre 300 et 500 millions d’euros. Par ailleurs, une amende de 7500 euros est à l’étude afin de contraindre les entreprises à respecter ce nouveau droit. 

Des pères plus enclins au congé paternité… selon la catégorie socio-professionnelle

En France, selon une enquête lancée en début d’année 2019 par le Conseil supérieur de l’égalité professionnelle (CSEP) sur la parentalité et la vie au travail, 78 % des pères ont pris leur congé paternité dans son intégralité [4]. Si on note ainsi une volonté de la part des pères de profiter des premiers instants de vie de leur enfant, cela ne vient pas sans disparités : selon l’IGAS, le taux de recours est plus important chez les pères ayant un emploi stable. Il est de 80% pour ceux en CDI et 88 % chez les fonctionnaires, contre 48 % chez les pères avec un emploi instable (CDD) et seulement 13 % chez les demandeurs d’emploi. De plus, seuls 47 % des cadres dirigeants se sont arrêtés pour prendre leur congé paternité. En ce sens, il est primordial que la durée du congé soit allongée et qu’il devienne obligatoire, afin que femmes et hommes, peu importe leur catégorie socio-professionnelle, soient tous deux responsabilisés et dans une situation d’apprentissage face à l’arrivée de l’enfant. Il s’agit également de réduire les inégalités dans la répartition des tâches ménagères et parentales, qui incombent encore majoritairement aux femmes. Selon une étude de l’INSEE, l’arrivée des enfants ne fait que creuser l’écart en termes de travail domestique. Les mères y consacrent en moyenne 34 heures par semaine contre 18 heures pour les pères [5].

84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant.

Par ailleurs, mettre en place un congé paternité long et obligatoire permettrait de réduire les discriminations à l’embauche puis en emploi envers les femmes, puisqu’un « risque de paternité » identique s’appliquerait sur le marché du travail. Ainsi, 84 % des femmes estiment que la maternité a eu un impact négatif sur leur carrière, notamment dû au fait d’un sexisme ambiant. Cela peut aller de remarques désobligeantes et de mises à l’écart à une stagnation dans le travail avec à la clé moins de responsabilités et une absence de promotion salariale. En effet, les femmes font régulièrement face à ce que Marlène Schiappa, ministre déléguée chargée de la Citoyenneté auprès du ministère de l’Intérieur, a défini comme un « plafond de mère » [7]. Cela fait référence par analogie au « plafond de verre » et correspond à « l’ensemble des mécanismes économiques, managériaux, psychosociaux, qui conduisent à entraver la vie professionnelle des femmes et à brider la carrière des mères. » Ainsi, il n’est pas rare que certains employeurs demandent à une candidate ses ambitions de maternité – bien que cela soit interdit par la loi. Une telle mesure permettrait donc de protéger les femmes et les hommes d’éventuelles pressions de l’employeur et réduirait les répercussions sur les carrières. Il y aurait également un impact concernant les inégalités salariales, car en s’investissant dans leur parentalité, les pères seraient aussi sujets à des contraintes et pourraient être moins à même de sacrifier du temps familial pour du temps de travail, en acceptant des réunions tardives ou des déplacements réguliers par exemple.

Des normes sociales qui évoluent lentement

Un congé paternité obligatoire plus long et mieux rémunéré est donc la clé. C’est un des outils de l’égalité entre les femmes et les hommes car il répondrait aux injonctions professionnelles, aux stéréotypes de genre invoquant la mère comme seule gardienne du foyer, modifierait la perception du rôle de chacun et pourrait contribuer à la réduction des inégalités salariales. Il serait donc intéressant de réfléchir à un congé paternité sur la base du modèle espagnol, d’une durée d’au moins 8 semaines obligatoires pour le père (ou second parent) dont les deux premières devant être prises sans interruption après l’accouchement, de façon non transférable, et indemnisées à 100% du salaire antérieur. Cette proposition est ouverte au débat, mais s’ils sont trop longs et mal rémunérés, les congés parentaux incitent à ce que ce soit les femmes qui les prennent. Or, un retrait du monde du travail sur une période conséquente entraîne des difficultés pour la réinsertion des salariées peu qualifiées, faisant reposer toute la dynamique économique du ménage sur le salaire de l’homme, n’incitant donc pas non plus ces derniers à prendre un congé paternité. 

De façon plus globale, il est souhaitable d’avoir une discussion sur la politique familiale de la France et d’engager une réflexion ambitieuse sur le congé parental mais aussi sur le système d’accueil des enfants par la création d’un nombre plus important de crèches publiques notamment. Il s’agit de faire preuve de volonté, pour une société moins inégalitaire, et de transformer les rapports sociaux de genre ; il est nécessaire de rééquilibrer les rôles et d’inclure la parentalité dans le monde du travail. Cela va au-delà d’une question financière, c’est une question de justice et d’égalité sociale. 

Références :

1. Guedj Léa, « Congé parental : ça coince toujours pour les pères français », FranceInter.fr, 4 avril 2019. 

2. Gosselin Hervé, Lepine Carole, « Évaluation du congé de paternité », Inspection générale des affaires sociales, n°1098,  22 novembre 2012. 

3. Journal du net, « Classement PIB : la liste des pays les plus riches du monde en 2019 », Journal du net, 16 avril 2019.

4. Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, « Prise en compte de la parentalité dans la vie au travail », Conseil Supérieur de l’Égalité Professionnelle, 21 février 2019. 

5. Roy Delphine, « Le travail domestique : 60 milliards d’heures en 2010 », Insee, n°1423, 25 janvier 2018. 

6. Cordier Solène, « La durée du congé paternité en France va doubler, passant à vingt-huit jours », Le Monde, 22 septembre 2020.

7. Huffington Post, « Le « Plafond de mère », qu’est-ce que c’est ? », Huffington Post,  5 octobre 2016.

En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne est un droit populaire

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Berne, capitale de la Suisse © CC0

En Suisse, le référendum d’initiative citoyenne (RIC) n’est pas le mot d’ordre de mouvements politiques défendant une démocratisation du système politique. Reconnu constitutionnellement dès le milieu du XIXème siècle, il est un « droit populaire » inaliénable, garant du fonctionnement horizontal de la démocratie helvétique. Cependant, ses vertus démocratiques bien réelles ne doivent pas faire oublier qu’il est aussi le fruit d’une sensibilité fédéraliste propre à la Suisse, qui n’en est parfois pas à un conservatisme près. 


Le RIC suisse, un « droit populaire » fédéral et cantonal

Le « référendum d’initiative citoyenne » suisse est un « droit populaire » reconnu par la Constitution fédérale suisse et par les constitutions cantonales, permettant aux citoyens de participer à la prise de décision politique par le biais de votations. L’expression « droits populaires » désigne, en Suisse, l’ensemble des mécanismes politiques permettant aux citoyens de participer directement à la prise de décision politique. Le référendum d’initiative citoyenne suisse se décompose quant à lui en trois formes référendaires distinctes.

Le référendum facultatif constitue la première forme de référendum d’initiative citoyenne. Il est déclenché par un ou plusieurs citoyens en vue de proposer l’annulation d’une loi préalablement adoptée. Il intervient au niveau fédéral lorsque 50 000 citoyens ou 8 cantons signent une pétition demandant l’organisation d’une votation de l’ensemble du corps électoral au sujet d’un texte de loi adopté il y a moins de 100 jours. Lors de cette votation, le corps électoral détermine, à la majorité simple, s’il accepte ou refuse l’entrée en vigueur de la loi. Le référendum facultatif existe aussi à l’échelle cantonale. Il permet aux citoyens de contester une loi votée par un parlement cantonal. Les conditions et les modalités de déclenchement varient selon les 26 sous-systèmes politiques cantonaux présents en Suisse. Certaines formes de référendums facultatifs plus poussées peuvent ainsi exister à l’échelle cantonale. Dans les cantons de Berne et de Zurich, un référendum facultatif dit « constructif » permet aux citoyens de ne pas rejeter en bloc une loi mais de l’amender. Le texte voté par le parlement et celui amendé par le ou les citoyens sont alors soumis à une votation citoyenne.

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Carte de la Suisse et de ses cantons en 1778 © Biblioteca Nacional de España

La deuxième forme de RIC est l’initiative populaire constitutionnelle. Elle est reconnue comme droit constitutionnel depuis 1891. Elle permet à tout électeur de proposer une modification de la Constitution fédérale. Pour cela, le citoyen ou le groupement de citoyens à l’initiative de la modification constitutionnelle doit réunir 100 000 signatures en l’espace de 18 mois. Si ces conditions sont remplies, la proposition est soumise au vote de l’ensemble du corps électoral ; elle doit alors recueillir la majorité des voix du peuple et des 26 cantons. L’initiative populaire soumise au vote est souvent mise en concurrence avec un contre-projet élaboré par les autorités fédérales. Les électeurs doivent alors départager l’initiative populaire et le contre-projet. L’initiative populaire constitutionnelle existe aussi au niveau cantonal et permet à tout électeur de proposer une modification de la constitution du canton dans lequel il réside, selon des modalités qui varient d’un canton à l’autre.

L’initiative populaire législative, quant à elle, n’existe qu’au niveau cantonal. Elle offre aux citoyens la possibilité de proposer l’adoption d’une nouvelle loi. Les conditions de déclenchement du référendum et les modalités de la votation sont relativement similaires à celles de l’initiative populaire constitutionnelle de niveau cantonal.

Ces trois formes de RIC sont complétées par un référendum obligatoire qui n’existe qu’au niveau fédéral depuis son inscription dans la Constitution suisse de 1848. Il est dit « de droit » et est obligatoirement déclenché lorsque l’Assemblée fédérale suisse (détenant le pouvoir législatif) ou le Conseil fédéral suisse (détenant le pouvoir exécutif) est à l’initiative d’un projet de modification constitutionnelle ou propose l’adhésion de la Suisse à des traités internationaux. Son adoption requiert la double majorité populaire-cantonale ; le principe fédéral de stricte égalité politique entre les cantons est ainsi respecté.

Le déclenchement de ces différents outils se fait « par en bas » et non « par en haut », ce qui les distingue du référendum d’initiative partagée français. Si les RIC suisses peuvent être le fruit d’initiatives individuelles, ce sont surtout des organisations (ONG, partis politiques, syndicats, associations) qui en sont à l’origine. Ces dernières peuvent parfois faire preuve d’une importante capacité de financement et il n’est pas rare que plusieurs centaines de milliers de francs suisses soient dépensés afin de faire connaître le projet de loi (ce qui équivaut à plusieurs centaines de milliers d’euros).

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Vote © Radoan Tanvir

Bien évidemment, l’initiative populaire est très encadrée. Tout texte de loi proposé par un ou des citoyens doit se conformer à des normes juridico-légales définies par les autorités fédérales ou cantonales avant de pouvoir être soumis à signature. Si l’initiative citoyenne atteint le seuil de signatures requis, le texte est remis aux autorités qui vérifient la constitutionnalité du texte ainsi que sa conformité au droit international. Une fois cette étape franchie, le texte est soumis à la votation dans un délai d’un à trois ans.
Entretemps, la campagne référendaire s’organise et plusieurs débats contradictoires ont lieu. Depuis 1972, tous les électeurs reçoivent à leur domicile un livret contenant l’avis des autorités fédérales ou cantonales (en fonction du type d’initiative citoyenne) ainsi que celui de différents acteurs engagés sur les questions soumises à votation. Le jour du vote, les citoyens suisses se prononcent généralement sur trois à huit votations déclenchées à la fois au niveau fédéral et au niveau cantonal. Les votations sont en effet concentrées sur quelques jours, deux ou trois en moyenne par an.

Retour sur l’instauration du RIC suisse au XIXème siècle

En Suisse, le RIC est très réglementé car il n’est pas qu’un outil de démocratie populaire mais répond à une pluralité d’objectifs définis par les pères fondateurs de la démocratie suisse. L’instauration des différentes formes de RIC résulte en effet des singularités historiques de l’État fédéral suisse. À l’époque médiévale, la plupart des communautés montagnardes ou urbaines de Suisse étaient régies par des assemblées populaires avec vote à main levée. Ces Landsgemeinde étaient souveraines sur un ensemble de questions selon un principe de subsidiarité : elles pouvaient ainsi s’opposer directement à la politique menée par les podestats, officiers judiciaires et administratifs nommés par les seigneurs féodaux et chargés d’administrer les comtés suisses. L’assemblée était vue comme un outil de dialogue garantissant l’unité de tous les citoyens face aux velléités d’expansion territoriale des Habsbourg et de la maison de Savoie, deux puissances voisines de la Suisse.

En 1848, le mouvement radical suisse (d’idéologie libérale) parvient au pouvoir et décide de l’adoption d’une nouvelle constitution, encore en vigueur aujourd’hui, censée enraciner l’idéal démocratique en Suisse. Les constituants reprennent alors naturellement cet exemple de démocratie communale qu’est la Landsgemeinde, auquel ils mêlent les idéaux de la Révolution française importés en Suisse en 1798 avec le Directoire. Il s’inspirent également de la théorie du contrat social et du concept de souveraineté populaire développés par le genevois Jean-Jacques Rousseau. Ces héritages politiques et intellectuels forgent la nouvelle Constitution de 1848 et les différentes formes de référendums d’initiative citoyenne qui sont adoptées quelques années plus tard.

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Une Landsgemeinde, canton de Glaris © Adrian Sulc.

Si l’adoption des différents RIC est à relier à cet idéal démocratique, ceux-ci sont aussi le fruit de sensibilités politiques fédéralistes propres à la Suisse. Ainsi, le référendum facultatif et l’initiative populaire constitutionnelle fédérale, instaurés respectivement en 1874 et 1891, sont défendus par des forces très conservatrices qui promeuvent l’autonomie cantonale. Celles-ci voient dans le RIC le moyen d’empêcher une potentielle expansion des compétences de l’État fédéral et de garantir un « droit des minorités » face aux majorités politiques fédérales. Le référendum est ici perçu comme un mécanisme doté de vertus décentralisatrices. Il permettrait de réduire l’emprise de l’État sur les individus, selon une conception libérale et fédéraliste défendue notamment par Alexis de Tocqueville, l’une des inspirations intellectuelles de la Constitution suisse de 1848, dans son ouvrage De la démocratie en Amérique : « un pouvoir central, quelque éclairé, quelque savant qu’on l’imagine, ne peut embrasser à lui seul tous les détails de la vie d’un grand peuple. Il ne le peut, parce qu’un pareil travail excède les forces humaines. »

Plus qu’une radicalisation de la démocratie, les RIC sont aussi sensés affermir le caractère fédéral du système politique suisse et empêcher l’émergence d’un puissant État central. Si certains les imaginent être de grandes institutions de la démocratie directe, ceux qui les promeuvent puis les mettent en place sont parfois loin d’être de farouches démocrates.

Vertus et limites du référendum d’initiative citoyenne suisse

Le RIC a d’indéniables effets vertueux sur le système politique suisse dans son ensemble. Tout d’abord, il possède une vertu démocratique. En autorisant n’importe quel citoyen à proposer un projet de loi sur un éventail quasi infini de sujets politiques, il institue une forme de « pouvoir du commun ». Le RIC suisse favorise aussi la délibération citoyenne. Le délai parfois très long entre le dépôt d’une liste de signatures et la votation qui peut en découler permet à des organisations engagées sur la question d’organiser plusieurs débats contradictoires. Au niveau fédéral comme cantonal, il n’est pas rare de voir les citoyens suisses débattre de questions qui pourraient parfois sembler anecdotiques aux yeux d’un citoyen français. Par ailleurs, les Suisses ayant la liberté de s’emparer à peu près de n’importe quel sujet, l’agenda politique n’est pas uniquement dicté par les organisations partisanes ni par de grands scrutins électoraux, comme c’est le cas en France, mais aussi par les gouvernés eux-mêmes.

En second lieu, le RIC suisse a une vertu éducative. Les citoyens suisses sont régulièrement invités à se prononcer sur un ensemble de sujets dont certains nécessitent une certaine expertise technique. Par conséquent, ils sont naturellement amenés à acquérir un bagage diversifié de connaissances. Deux économistes suisses, Matthias Benz et Alois Stutzer, ont avancé une explication cognitive de ce phénomène : comme les électeurs rationnels savent que leurs votes ont des conséquences directes et concrètes (la mise en place d’un projet urbain, l’adhésion à un traité de libre-échange, etc.), ils tendent à s’informer davantage et de manière plus rigoureuse [1].

Le RIC a aussi d’étonnantes capacités régulatrices. Il permet aux gouvernants de connaître régulièrement l’état de l’opinion publique sur un ensemble de sujets. De plus, les citoyens ayant la possibilité de contester les décisions prises par la majorité parlementaire, il en résulte une indéniable pacification des relations entre les gouvernants et les gouvernés et un renforcement de la légitimité des premiers, ce qui va dans le sens de « l’unité nationale » espérée par ceux qui ont institué le RIC suisse au XIXème siècle.

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Mosquée de Genève © MHM55.

Il faut cependant se garder de présenter un tableau trop optimiste du RIC suisse. Lorsque l’on rentre dans le détail des votations, le RIC semble surtout être mobilisé par les franges conservatrices de la population suisse. L’exemple le plus probant est sans nul doute l’initiative populaire du 29 novembre 2009 intitulée « contre la construction de minarets » et adoptée à la majorité des voix. Certains Suisses y ont vu la marque de la nature « populiste » du RIC qui pourrait permettre à la majorité de stigmatiser à peu près n’importe quelle minorité religieuse, sexuelle, ou culturelle. De plus, l’emprise de certaines organisations économiques sur les votations référendaires est très forte. Celles-ci bénéficient notamment de l’absence de toute forme de régulation. Lors de l’initiative socialiste « contre l’abus du secret bancaire et de la puissance des banques », rejetée le 20 mai 1984 par 73% des votants, le comité d’initiative disposait de quelques centaines de milliers de francs suisses là où la banque UBS dépensait près de 8 millions de francs pour obtenir la victoire du « non ». Le RIC suisse n’a donc jamais permis une quelconque transformation de l’ordre social en place.

Enfin, il faut noter que le taux de participation aux votations diminue depuis plusieurs années. On peut y voir une forme de lassitude de la part de citoyens très souvent sollicités. De même, la participation des citoyens est très inégale d’une classe sociale à l’autre. L’effet de « stimulation politique » du RIC est limité par les inégalités sociales persistantes.
Malgré ces limites notables, le référendum d’initiative citoyenne suisse reste un formidable vivier de réflexions pour ceux qui souhaitent questionner la démocratie représentative libérale française, à condition de garder à l’esprit que le RIC suisse est le produit de singularités historiques et d’une sensibilité fédéraliste propre aux citoyens suisses.

[1] « Are Voters Better Informed When They Have a Larger Say in Politics? Evidence for the European Union and Switzerland », Empirical Research in Economics Working, n°119.

Territoires zéro chômeur ou les chantiers d’un projet politique d’avenir

Travailleur de l’association 13avenir ©13avenir

Face aux diverses transformations sociales qui menacent le travail, il est urgent de penser à des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate. Alors que l’offre politique actuelle propose, pour résoudre ce problème, soit de le flexibiliser et donc de dégrader toujours plus les conditions de travail des individus, soit d’en nier le besoin et l’utilité future en le présentant comme un fardeau dont le revenu universel nous déchargerait, le projet d’ATD Quart Monde promet une solution peu onéreuse et vertueuse, car utile socialement, pour garantir à tous un emploi. 


Les universitaires ont abondamment documenté les effets négatifs d’une période d’inactivité, même courte, à la fois sur l’individu, sur la famille et sur la communauté. Une période de chômage affecte en effet la santé et la satisfaction de vie d’un individu [i], mais également le montant de son salaire futur [ii] – si réinsertion économique il y a. La baisse de revenu induit en outre une diminution des biens et services consommés par la famille, et une augmentation de l’anxiété et des symptômes dépressifs des personnes concernées susceptibles d’affecter leurs apparentés. Plusieurs études ont, par exemple, mis en évidence que la perte d’un emploi du père était associée à un plus faible poids à la naissance [iii], ou à des performances scolaires moindres [iv] de l’enfant. Enfin, si les personnes inactives sont concentrées autour d’une même aire géographique, c’est sur l’ensemble de la communauté [v] que peuvent se répercuter les conséquences du chômage prolongé via l’augmentation de consommation des services publics combinée à une diminution de la base d’imposition nécessaire au financement de ces services, ce qui conduit presque inéluctablement à leur dégradation.

À l’heure où trois grands événements, à savoir la crise du COVID 19, la transition écologique et la transition numérique, menacent l’emploi, et où les politiques successives de l’offre, supposées le stimuler, ont échoué, il est nécessaire d’envisager des alternatives à la création d’emplois par le seul secteur privé, répondant à une logique de rentabilité immédiate.

C’est précisément ce que propose le projet Territoires Zéro Chômeur (TZC) initié par le mouvement ATD Quart Monde, dont l’objectif premier est d’éviter que des individus ne tombent dans des trappes à inactivité et ne deviennent inemployables en raison de la dégradation de leur capital humain (c’est l’une des explications du fameux effet d’hystérèse, mécanisme par lequel un chômage conjoncturel se transforme en chômage structurel après une récession). Fondé sur un principe de garantie à l’emploi, ce dispositif, dont l’expérimentation sur dix territoires a débuté en 2017, permet à tout chômeur de longue durée (un an minimum) qui le souhaiterait, d’être employé en CDI au sein d’une Entreprise à But d’Emploi (EBE) chargée de pallier un besoin économique ou social local qui ne soit pas déjà couvert par une entreprise. Concrètement, il s’agit d’identifier des besoins économiques ou sociaux d’un territoire et de réfléchir à une activité qui fasse coïncider ces besoins avec les compétences des personnes inactives. Le tout, sans concurrencer les entreprises locales. A ce jour, les emplois créés dans les territoires d’expérimentation concernent le service à la personne, le gardiennage, le maraîchage ou encore le transport, autant d’emplois non pourvus car précisément dépourvus de valeur marchande, mais non moins utiles socialement.

Le modèle économique des EBE est, par ailleurs, relativement simple : le coût d’un chômeur pour la collectivité est estimé à 15000€ par an si l’on inclut les dépenses liées à l’emploi (allocation spécifique de solidarité, aide au retour à l’emploi), les dépenses sociales (RSA, allocations logement), les coûts indirects (santé) et le manque à gagner d’impôts et de cotisations. A peu de choses près, le coût d’une personne inactive équivaut ainsi à un SMIC. L’idée est donc de transformer les prestations sociales et les coûts indirects liés au chômage en salaire ; autrement dit d’activer des dépenses « passives ».

L’extension du projet en débat

Trois ans après le début de l’expérience initiée sur dix territoires, le bilan semble plutôt positif : 700 personnes qui étaient dans une période d’inactivité prolongée, ont été embauchées en CDI, et 30 d’entre elles ont, par la suite, retrouvé un emploi dans une entreprise locale. Surtout, le dispositif a permis de sortir des individus d’une grande pauvreté qui allait jusqu’à contraindre leur consommation alimentaire :

« L’un d’entre eux nous a dit, en aparté du questionnaire, pouvoir faire trois repas par jour alors qu’avant il ne mangeait qu’au petit déjeuner et au dîner. En outre, les salariés déclarent des achats « plaisirs » qui sont devenus possibles, notamment au niveau vestimentaire (vêtements, chaussures, montres…) » (Source : Rapport de la métropole de Lille, DARES, p. 37)

La suite de l’enquête révèle que les salariés de l’EBE de Tourcoing, embauchés dans des entreprises de récupération de matériaux, garages ou épiceries solidaires, ont davantage confiance en eux depuis qu’ils travaillent (55,9%).  Dans l’ensemble, la classe politique est donc favorable au dispositif et salue l’initiative d’ATD Quart Monde. C’est pourquoi le contrat des dix territoires actuels a été renouvelé, permettant ainsi la continuation du projet.

En revanche, la question de son extension divise : dans le projet de loi étudié par l’Assemblée en début de mois, il est question d’étendre l’expérience à 30 nouveaux territoires. Or, comme le suggère les rapports IGAS/IGF, le coût du dispositif aurait été sous-estimé. D’un côté, les personnes ayant bénéficié de ce programme ne demandaient pas toujours les minimas sociaux, donc l’économie de prestations sociales devant être réalisée au départ s’avère plus faible que prévue – en moyenne, 5000€ au lieu de 15000€. De l’autre, les EBE ont dû acquérir du capital (local, machines) pour mener à bien leur projet, un coût fixe qui a contraint ces entreprises à revoir à la hausse leurs dépenses.

Un coût, certes plus élevé que prévu, mais destiné à s’amortir avec le temps

Il n’est toutefois pas surprenant que le lancement des premières EBE ait nécessité un investissement de base dans du capital. Cela ne permet en rien de conjecturer sur le coût réel du dispositif dans le futur, puisque, par définition, ces coûts fixes s’amortiront dans le temps. Certaines entreprises pourront même devenir rentables en dégageant du profit grâce à la vente de biens ; on pense par exemple aux épiceries solidaires ou aux usines de recyclage qui ont servi de support au film Nouvelle Cordée de Marie-Monique Robin. Il est donc probable que le dispositif soit moins onéreux dans les années à venir. C’est d’ailleurs ce qu’on peut lire dans le rapport IGAS :

« L’expérimentation s’est vue également dans certains cas évoluer vers la création de structures (ex : SCIC Laine à Colombey-les-Belles) qui, si leurs activités s’avéraient rentables, pourraient quitter le cadre de l’expérimentation. » (Source : L’évaluation économique visant à résorber le chômage de longue durée, rapport IGAS, 2019, p.73)

Certaines EBE pourraient donc même, à terme, être assez productives pour ne plus nécessiter d’aides publiques.

Le « coût faramineux » des politiques de l’offre qui ont été menées ces dernières années

Pierre Cahuc, qui n’en est pas à sa première attaque contre toute forme d’emploi subventionné par l’État[vi], a dénoncé, sur un ton proche du subtil « pognon de dingue », le « coût faramineux » de ce projet. Le grand prédicateur de la méthode expérimentale en matière de politiques publiques ne serait sans doute pas opposé à une comparaison de ce coût à celui des politiques publiques décidées ces dernières années pour tenter de réduire le chômage. Bien souvent en effet, l’expérimentation consiste à comparer plusieurs groupes tests (qui se voient attribuer un traitement) à un groupe contrôle (qui ne perçoit pas de traitement), afin de tester l’efficacité d’un traitement par rapport à un autre.

A titre de comparaison justement, prenons le cas du CICE, politique votée en 2012 et destinée entre autres à réduire le chômage. Dans son dernier rapport de 2020 [vii], France Stratégie évalue que le dispositif aurait permis la création de 100 000 emplois, 160 000 au maximum, entre 2013 et 2017. Pour un coût – sous forme d’allègement fiscal – s’élevant à 18 milliards d’euros simplement pour l’année 2016. Au total, ce sont près de 47 milliards d’euros qui auraient été dépensés entre 2013 et 2015 pour un modeste résultat de 100 000 personnes embauchées. Plusieurs rapports pointent également un effet quasiment nul de la mesure sur l’investissement, en dépit des objectifs annoncés en la matière. Finalement, ces allègements fiscaux auraient principalement servi à baisser les prix et augmenter les plus hauts salaires [viii]. Un travailleur embauché aurait donc coûté 435 000€ [ix] au contribuable, ou 100 000€ si l’on prend la fourchette la plus haute de l’OFCE, qui estime le nombre d’emplois créés ou sauvegardés à 400 000. Un coût largement supérieur à la plus haute estimation de celui d’un salarié en EBE, soit 26 000€.

Pour l’économiste, d’autres alternatives plus efficaces existeraient pour résorber le chômage de longue durée. Il cite, par exemple, des dispositifs combinant la miraculeuse « formation » et un « soutien personnalisé », « aspects quasi absents de l’expérimentation territoire zéro chômeur ». Pourtant, à la lecture du rapport publié par le ministère du Travail sur le territoire de Colombelles, on constate que de nombreuses entreprises de la nouvelle économie (haute technologie, recherche et développement, informatique) se sont implantées dans cette région, et que les tentatives pour former les anciens travailleurs industriels aux compétences requises n’ont pas manqué. Mais quand le décalage entre les compétences des travailleurs et celles requises par les nouvelles entreprises est trop important, le chômage d’inadéquation persiste. Comme le souligne le rapport :

« Il existe un décalage entre les besoins des entreprises qui s’implantent sur les zones d’activités situées sur le territoire et les compétences des chômeurs qui y vivent. Le niveau de formation des demandeurs d’emploi Xois ne leur permet pas de profiter des opportunités d’emploi liées à cette activité économique naissante. » (Source : Rapport du territoire de Colombelles, DARES, p.12)

La Société Métallurgique de Normandie de Colombelles. Source : Ouest-France

En dépit des efforts déployés pour limiter les conséquences du démantèlement de l’activité métallurgique dans cette région normande[x], et malgré de nombreux emplois privés à pourvoir dans la région, le chômage s’élevait donc à 20% en 2016. En clair, l’emploi privé ne peut être une solution au chômage de masse de cette région. Et au-delà des échecs successifs des dispositifs qu’évoque Pierre Cahuc pour résorber le chômage, il semble de toute manière utopique d’imaginer que la capacité des organismes de formation en France sera en mesure d’absorber tous les licenciements à venir.

Les Territoires zéro chômeur, un projet politique

C’est avec un effarement qui confine au complotisme que Pierre Cahuc révèle finalement un secret de polichinelle dans sa tribune : la défense des TZC, au-delà du seul objectif de résorption du chômage, serait un projet politique. Et en effet, ATD Quart Monde n’a jamais dissimulé son ambition de transformer le rapport au travail et d’en faire un droit de « première nécessité sociale ». De ce point de vue, le travail n’est plus conçu comme un fardeau, dont le revenu universel pourrait nous décharger, mais comme un besoin quasi-anthropologique, nécessaire à la réalisation de l’individu autant qu’au bon fonctionnement d’une société.

En conséquence, les TZC évacuent les aspects aliénants du travail : tout d’abord, le projet n’a aucun pouvoir contraignant sur les individus. Ils peuvent choisir de travailler ou de continuer de percevoir leurs prestations sociales, selon leur bon vouloir. Le projet assure également des conditions de travail décentes aux salariés puisqu’ils sont sécurisés via l’emploi en CDI et qu’ils décident des tâches qu’ils devront effectuer, moyen efficace pour garantir la concordance entre leurs compétences et leur emploi. On ne peut pas en dire autant des quelques politiques entreprises pour réduire le chômage ces dernières années, en particulier la flexibilisation du marché du travail ou la baisse des indemnités chômage, qui ont plutôt eu pour effet de précariser davantage les travailleurs et de leur laisser toujours moins de marge de manœuvre quant au choix de leur emploi.

Enfin, les individus retrouvent du sens à leur métier – composante plus que nécessaire au travail à l’heure où les « bullshit jobs » inondent le marché de l’emploi – puisque ce dernier doit être socialement et écologiquement utile. Dans les enquêtes menées sur les territoires concernés, on trouve ainsi de nombreuses EBE spécialisées dans l’agriculture bio, la permaculture ou encore l’entretien des forêts. A titre d’exemple, les employés de l’EBE de la Nièvre ont transformé des jardins ouvriers tombés à l’abandon en potager afin de répondre aux besoins du territoire (écoles, maisons de retraite) en circuit court.

Il ne s’agit pas de nier que le dispositif mérite encore d’être amélioré. S’il représente pour l’instant une solution efficace au délaissement de certains territoires désindustrialisés, à l’instar de Tourcoing et Colombelles, il n’est pas, en l’état, en mesure de proposer une solution de long terme à l’ensemble des problèmes liés à l’emploi et à la crise écologique. Le projet repose en effet sur une décentralisation de la gestion du dispositif et sur l’autonomie des employés (ils choisissent eux-mêmes les tâches à effectuer) qui semble difficilement compatible avec une planification écologique. Il serait par exemple souhaitable qu’au lieu de prendre des décisions sans être coordonnées, les régions se concertent pour recenser les besoins nationaux de production afin de maximiser l’impact écologique du dispositif. Pour représenter une solution pérenne au chômage de masse, il serait par ailleurs bon de renforcer l’acquisition de compétences des employés au sein des EBE, d’une part pour augmenter leur taux de réinsertion sur le marché du travail, d’autre part pour ne pas renoncer à former des travailleurs dans des secteurs d’avenir et productifs, également nécessaire à la transition écologique.

Bien que le projet ne soit pas entièrement abouti pour prétendre à être un dispositif révolutionnaire contre le chômage et le réchauffement climatique, il faut lui reconnaître ses mérites à la fois empiriques et théoriques. Il a permis une réduction non négligeable de la pauvreté dans des régions jusqu’alors délaissées par les autorités publiques en redonnant un emploi digne à ses travailleurs. De plus, il pose les premières briques d’un chantier plus vaste de redéfinition du travail, à l’heure où celui-ci est menacé par les reconversions à venir. A rebours d’une idée défendue par une frange anarchisante de la gauche selon laquelle les sociétés de demain ne nécessiteraient plus de travail – perspective pour le moins inquiétante pour bon nombre d’individus – ATD Quart Monde propose de réhabiliter la valeur travail en tant qu’élément essentiel à l’individu et la société. Celui-ci, en étant synonyme de sécurité, autonomie et consistance, retrouverait sa pleine fonction de réalisation de l’individu pour permettre à « l’homme qui travaille de reconnaître dans le monde, effectivement transformé par son travail, sa propre œuvre[xi] », comme l’écrit le philosophe et commentateur de Hegel Alexandre Kojève. Les réflexions ultérieures devront se pencher sur la tension entre autonomie des travailleurs – élément phare du projet qui propose d’éradiquer l’aspect aliénant de l’exécution de tâches – et nécessité de planifier.

Je remercie Nicolas Vrignaud pour ses suggestions toujours fécondes.   


 [i] Burgard, S. A., Brand, J. E., & House, J. S. (2007). Toward a better estimation of the effect of job loss on health. Journal of health and social behavior48(4), 369-384.

[ii] Barnette, J., & Michaud, A. (2012). Wage scars from job loss. Working paper. Akron, OH: University of Akron. http://www. uakron. edu/dotAsset/2264615. pdf.

[iii] Lindo, J. M. (2011). Parental job loss and infant health. Journal of health economics30(5), 869-879.

[iv] Rege, M., Telle, K., & Votruba, M. (2011). Parental job loss and children’s school performance. The Review of Economic Studies78(4), 1462-1489.

[v] Nichols, A., Mitchell, J., & Lindner, S. (2013). Consequences of long-term unemployment. Washington, DC: The Urban Institute.

[vi] Algan, Y., Cahuc, P., & Zylberberg, A. (2002). Public employment and labour market performance. Economic Policy17(34), 7-66.

[vii] Rapport CICE 2020, France stratégie https://www.strategie.gouv.fr/sites/strategie.gouv.fr/files/atoms/files/fs-2020-rapport-cice2020-16septembre-final18h.pdf

[viii] Libé, « Mais où sont passés les milliards du CICE ? », 29 septembre 2016. https://www.liberation.fr/france/2016/09/29/mais-ou-sont-passes-les-milliards-du-cice_1515075

[ix] Médiapart, « Créer un emploi avec le CICE coûte trois fois plus cher qu’embaucher un fonctionnaire », 16 décembre 2018. https://blogs.mediapart.fr/stephane-ortega/blog/161218/creer-un-emploi-avec-le-cice-coute-trois-fois-plus-cher-qu-embaucher-un-fonctionnaire

[x] Colombelles abritait la Société Métallurgique de Normande, grand bastion d’emplois normand, qui a fermé en 1980 après avoir été racheté par Usinor-Sacilor (aujourd’hui Arcelor).

[xi] Alexandre Kojève, Introduction to the Reading of Hegel: Lectures on the Phenomenology of Spirit (Ithaca: Cornell University Press, 1989), p. 27. Citation originale: « The man who works recognizes his own product in the World that has actually been transformed by his work. »

 

Alexandria Ocasio-Cortez : une stratégie de communication féministe

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Alexandria Ocasio-Cortez © Ståle Grut

Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante du Parti démocrate aux États-Unis, s’est démarquée une fois de plus par sa réponse cinglante à un sénateur Républicain l’ayant insultée sur les marches du Capitole à Washington D.C. en juillet dernier. Son dernier coup de communication, une vidéo réalisée pour Vogue US où elle évoque maquillage, politique et acceptation de soi, démontre bien l’intelligence politique de l’élue pour s’adresser à un électorat jeune, mais pas moins engagé.


Alexandria Ocasio-Cortez n’est pas une femme politique comme les autres. Cette activiste américaine d’origine portoricaine née le 13 octobre 1989 dans le Bronx, à New-York City, est représentante du 14e district de New-York à la Chambre des représentants des États-Unis. À seulement 29 ans, elle devient ainsi la plus jeune candidate jamais élue au Congrès américain. Elle remporte les primaires démocrates en 2020, se faisant ainsi réélire avec plus de 73% des votes. Ex-collaboratrice de Bernie Sanders, qu’elle a soutenu pour les primaires présidentielles du Parti démocrate de 2020, elle se revendique du socialisme démocratique et est membre des socialistes démocrates d’Amérique, une organisation politique fortement marquée à gauche.

Entre storytelling et engagement

Son authenticité, son intelligence politique et sa proximité avec les classes moyennes (« working people ») lui ont permis de non seulement remporter un siège au Congrès américain, mais également de devenir l’une des figures de proue d’une nouvelle vague de femmes issues des minorités au sein du parti démocrate. Bousculant « l’establishment » – l’ordre – , ces élues redonnent espoir et intérêt en la politique à de nombreux américains.

Sa façon de communiquer sur les réseaux socionumériques est aussi un bouleversement. Sa première publicité de campagne – vue plus d’un million de fois – dénonçant le pouvoir de l’argent et des lobbies et la gentrification de la ville de New York, la met en scène en prenant le métro, troquant ses ballerines contre des chaussures à talons, dînant avec sa famille, allant à la rencontre des habitants de son quartier (le Bronx). Son slogan ? « We got people, they have money » (Nous avons les gens [avec nous], ils ont l’argent)[1].

À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Avec une capacité à manier Twitter (8,5 millions d’abonnés) et Instagram (6,5 millions d’abonnés), elle a fait de son histoire personnelle un étendard, mettant en scène sa vie de « working girl » et de nouvelle élue au Congrès. En expliquant le fonctionnement de la Chambre des représentants dans des vidéos « live » sur Instagram, en parlant de son « Green New Deal » tout en partageant des recettes familiales, elle a permis à des millions de personnes de s’identifier à sa simplicité et à son passé modeste. À travers un storytelling bien rôdé et d’un nouvel écosystème communicationnel, Alexandria Ocasio-Cortez a su se démarquer politiquement et se présenter en porte-parole des minorités.

Des minorités, et des femmes justement. Que ce soit en campagne ou dans le cadre de ses fonctions, celle-ci a toujours mis au centre de sa politique son goût de l’engagement, de la conviction dans ses actions, et surtout la revendication de son identité, comme femme issue des minorités hispaniques et venant d’un milieu modeste.

Michel Foucault dans L’ordre du discours introduit l’idée que « la production du discours est à la fois contrôlée, sélectionnée, organisée et redistribuée par un certain nombre de procédures qui ont pour rôle d’en conjurer les pouvoirs et les dangers, d’en maîtriser l’événement aléatoire, d’en esquiver la lourde, la redoutable matérialité »[2]. Face à cette idée de production de discours, Ocasio-Cortez a fait sienne une forme d’expression intéressante et accessible à tous : l’argumentation. Nombre de ses prises de parole offensives ont été saluées, comme celle du jeudi 23 juillet 2020, où lors d’un discours implacable, “AOC” rappelait ses talents d’oratrice et son intelligence politique. Quelques jours plus tôt, cette dernière avait été insultée de « fucking bitch » par l’élu républicain Ted Yoho. Ce dernier s’était par la suite excusé à demi-mot, utilisant sa femme et ses filles comme bouclier anti-sexiste.

L’affirmation d’un féminisme politique

Lors d’une percutante prise de parole de dix minutes, Ocasio-Cortez replace cette insulte dans un cadre systémique et politique, rappelant que c’est le quotidien des femmes que de subir ce genre d’attaques, et ce, au sein de toutes les catégories sociales. En faisant de son cas l’incarnation d’une réalité plus vaste, elle soutient qu’ « avoir une fille ne rend pas un homme convenable. Avoir une femme ne rend pas un homme convenable. Traiter les gens avec dignité et respect est ce qui rend un homme convenable. » Dénonçant une culture de l’impunité, les conséquences du patriarcat et la structure soutenant ces violences, Ocasio-Cortez rappelle son féminisme et sa volonté de défendre les voix de celles et ceux qui ne peuvent s’exprimer. En refusant la silenciation et la prétendue « place » assignée aux femmes, l’élue bouscule l’ordre établi et les rapports de pouvoir.

Déjà, lors de la marche pour les droits des femmes à New York en 2019, Alexandria Ocasio-Cortez délivrait un discours poignant, mentionnant que « la justice n’est pas un concept qui se lit dans les livres […] la justice c’est aussi combien les femmes sont payées ». Elle rajoute qu’un « combat signifie qu’aucune personne ne soit laissée pour compte » et « qu’il ne s’agit pas seulement d’identité, mais de justice ». Dès lors, Alexandria Ocasio-Cortez semblait s’inscrire au sein de la branche intersectionnelle du féminisme, combattant les inégalités sociales, environnementales et économiques, et se plaçant dans un combat rassemblant toutes les luttes en s’attaquant à une multitudes d’oppressions simultanées.

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Alexandria Ocasio-Cortez à la marche mondiale des femmes à New-York, 2019. © Dimitri Rodriguez

Dernièrement, au travers d’une vidéo Youtube en collaboration avec le magazine Vogue américain, l’élue présentait sa routine maquillage tout en faisant une nouvelle démonstration de communication politique. Au-delà de quelque chose pouvant sembler frivole, elle évoque alors la « taxe rose » comme une inégalité supplémentaire et défend le « pouvoir de la féminité » et le maquillage comme outil de confiance en soi plutôt que comme injonction. Rappelant qu’il est difficile pour les femmes d’être prises au sérieux, d’autant plus lorsqu’elles sont jeunes et issues des minorités, Alexandria Ocasio-Cortez défend l’estime de soi comme acte militant au sein d’une société moralisatrice et sévère. Les enjoignant à s’émanciper d’une certaine norme et à faire les choses pour elles-mêmes et non pour le regard extérieur, elle délivre alors un discours libérateur.

L’importance de la communication politique dans la production de discours

Ainsi, dans son sens le plus large, la communication politique est un flux continu de circulation, de représentations et de symboles contribuant à affecter les registres de la légitimation politique. Les origines d’Alexandria Ocasio-Cortez sont son étendard : femme, hispanique, issue d’un milieu modeste, elle rassemble tous les critères de genre, race, classe, lui permettant à la fois de comprendre et de défendre les populations marginalisées de son district et au-delà.

Par ailleurs, une des forces d’Alexandria Ocasio-Cortez est d’amener ses abonnés dans le processus politique, sans condescendance, et de les convaincre qu’eux aussi, pourront un jour être à sa place. En mettant en avant le pouvoir de la communauté plutôt que de l’individu et en partageant les informations qu’elle reçoit à tous, elle sort du schème classique du politicien technocrate qui semble loin des réalités des citoyens.

Alexandria Ocasio-Cortez a saisi l’importance de la dimension communicationnelle au sein de la politique tout en préservant son intégrité et ainsi, sa légitimité. La communication, surtout au sein d’un environnement politique, est régulièrement acculée et discréditée, perçue comme une arme visant à « manipuler les individus et les masses ». Tout l’enjeu pour les femmes et les hommes politiques et leurs communicants est de réussir à communiquer d’une façon intègre, honnête et acceptable[3]. La communication politique se trouve bousculée à l’ère des fausses nouvelles, de la sur-communication et de la rapidité à laquelle se propagent les informations. Il semblerait que les pratiques participatives soient une solution à ce déficit de légitimité ou de crédibilité dont certains élus peuvent souffrir. Au travers des réseaux socionumériques bien sûr, par la mobilisation de ces plateformes et en interagissant avec les citoyens pour créer de l’engagement.

Le pouvoir d’Alexandria Ocasio-Cortez réside ainsi dans son capital politique. En apparaissant comme radicale et en impliquant les citoyens au travers des réseaux socionumériques, elle parvient à capter l’attention médiatique et à placer ses propositions au centre des débats. Les membres de son parti, bien que réticents à ces dernières, sont bien conscients qu’ils ne peuvent trop résister à des projets fondamentalement sociaux, au risque de paraître déconnectés de leur électorat. Ainsi, en faisant preuve de transparence et d’honnêteté, en continuant de communiquer chaque jour sur son quotidien et en emmenant ses abonnés dans les coulisses de la vie politique, elle démontre sa légitimité et sa proximité avec les citoyens. En s’emparant de sujets sociaux très actuels comme le féminisme ou l’environnement, elle prouve sa capacité à parler à une jeune génération avide de leaders qui se préoccupent de leurs électeurs. Nul doute donc que ces qualités lui permettront de continuer à s’imposer comme figure majeure de la vie politique américaine.


[1] Stéphanie Le Bars, Alexandria Ocasio-Cortez, l’étoile montante de la gauche américaine, Le Monde, 22 Mars 2019.
[2] Michel Foucault, L’ordre du discours, 1971.
[3] Benoit Denis, “Une éthique de la communication : la requête (ou revendication) impossible…”, Market Management, 2006/4 (Vol. 6), p. 37-53

Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée : amour, violence et politique

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© Editions l’Harmattan

Si l’on cherchait une allégorie pour imager l’ouvrage de Martine Gärtner, ce serait sans doute une rivière. En effet, si le récit de Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée ne s’écoule que sur 200 pages, il mêle avec élégance plusieurs affluents. Au fil de ses méandres, le roman se fait ainsi historique, policier, épistolaire et sentimental. Autant de styles littéraires qui viennent se jeter dans la trame du roman, pour en renforcer le cours et accompagner le lecteur vers son embouchure troublée.


Cette trame c’est l’histoire de Marie-Laure, personnage fantôme que l’on poursuit sans jamais être sûr de l’avoir rattrapée ou comprise. À la manière d’un puzzle historique que l’on cherche à reconstituer, les aventures de Marie-Laure se présentent en ordre dispersé. Elles traversent toute une frange de l’histoire récente de la France et des deux Allemagnes, des années 1970 jusqu’à aujourd’hui. L’histoire commence par une amourette d’été. Puis elle se développe par-delà les tourments amoureux de son personnage.

Un personnage bien plus souvent objet que sujet du roman. Ainsi, c’est Cécile, l’ami épistolaire de Marie-Laure qui nous raconte comment elles ont toutes deux rencontré l’amour. Cet amour se trouve Au-delà du Mur, en Allemagne de l’est, en République Démocratique Allemande. Cette histoire, c’est celle de deux filles qui veulent retrouver leurs amants et qui se moquent du mur placé entre eux.

Correspondance d’une liberté à conquérir

C’est là que le roman prend son envol. Le monde décrit n’est pas une affreuse dictature soviétique, un monde gris avec un goût de la vie bien fade. Au contraire, la RDA est un pays vivant. Leurs amants sont de jeunes gens cultivés, intéressants et qui voyagent dans les pays du bloc de l’est. Le mur et l’impossibilité pour les habitants de l’Allemagne de l’Est d’accéder à la culture de l’Ouest sont bien présents. Ils ressemblent, au fond, bien plus à des tracas administratifs, ordinaires entre adolescents en quête d’ailleurs, qu’à des barrières infranchissables entre deux mondes différents.

Carte de l’Allemagne avec les principales villes du roman © éditions l’Harmattan

L’histoire de ce livre, c’est aussi celle d’une France en pleine révolution. De Rennes à Marseille, les jeunes étouffent dans un régime gaulliste en fin de course. Les demandes de changement affluent partout. Les lettres de Cécile racontent les manifestations massives du mouvement anti-militariste. Les lycéens et les étudiants se révoltent contre un système éducatif obsolète. Le Mouvement de Libération des Femmes commence à faire bouger la société française.

Cette histoire politique et sociale de la France fait sourire. Il semble que, des blocages des lycées et universités contre les réformes éducatives des années 1970 à ceux contre Parcoursup, on retrouve les même slogans et, au fond, la même énergie. Seuls les noms des ministres ont changé entre temps. Une histoire qui fait sourire encore quand les victoires féministes sur l’avortement et la contraception des années 1970 sont contrebalancées par les commentaires d’un garde-frontière à Cécile sur ses tampons hygiéniques, qui nous rappellent à l’actualité de ces combats.

Tragédie passionnelle et politique

Une histoire qui se fait tragique en 1973. Cette année là, Cécile et Marie-Laure participent au dixième festival mondial de la jeunesse à Berlin. Elles applaudissent chaudement leurs camarades chiliens dont le président socialiste, Salvador Allende, est une lueur d’espoir partout dans le monde. Quelques mois plus tard, le général Pinochet lance un coup d’État, assassine Allende et installe une dictature militaire. Le roman semble donner aux milliers de militants socialistes, communistes et anarchistes, un visage, une humanité. Il rend par-là leur souffrance plus atroce. Cela fait dire à Cécile « Heureusement qu’il y a les pays socialistes, sinon… ».

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Le 10e festival mondial de la jeunesse à Berlin en 1973 a réuni plus de 25 000 jeunes de tous les pays, de la France au Vietnam en passant par le Chili ou le Ghana © Bin im Garten

Ce croisement de l’histoire de Marie-Laure et de l’Histoire avec un grand H, c’est sans doute ce qui rend le livre de Martine Gärtner si passionnant. C’est une histoire militante que l’on voit à travers Marie-Laure et Cécile. Une histoire des mouvements sociaux et des dissensions entre gauchistes et communistes. Une histoire de celles qui n’acceptaient pas que l’Allemagne de l’Est et les pays du « socialisme réel » soient leurs ennemis. Cette histoire militante, on la voit au travers de la conscience politique et du militantisme grandissant de Marie-Laure et Cécile dans les années 1970 et puis, petit à petit, de la lassitude de Marie-Laure, de sa fatigue et de sa désillusion. Elle se fait ainsi le reflet des espérances, des échecs et des désillusions de toute une génération de jeunes entrés dans le militantisme dans les années 1970.

Policer un monde sans alternative

Le roman devient policier à partir des années 1980, lorsque Marie-Laure entre dans l’action clandestine en Allemagne. Elle chasse d’anciens nazis ayant effacé leur passé dans la République Fédérale Allemande, lors d’un des rares chapitres où son histoire n’est pas narrée par d’autres personnages.

Cette décision la poursuit pour le reste de sa vie. Celle-ci prend une forme à mi-chemin entre le roman policier et le roman d’espionnage. On y voit l’effacement de son engagement politique au profit de l’humanitaire, la nostalgie de la disparition de l’Allemagne de l’Est et une vie marquée par la peur diffuse mais permanente que son passé soit découvert. Les dates, les personnages et les évènements s’enchevêtrent et se rejoignent en laissant parfois un certain sentiment de confusion au lecteur. Le style y est moins poignant que dans les échanges épistolaires. Le récit est parfois très dispersé, les personnages nombreux et certains tardivement introduits. Sans être un nouvel Agatha Christie, le roman parvient malgré tout à créer une atmosphère d’incertitude ainsi que des moments de rupture et de panique. Il laisse le lecteur hébété par l’enchaînement des évènements et avide d’en comprendre le sens.

Au-delà du Mur, un conte de l’Allemagne réunifiée est donc un livre qu’on ne peut que recommander. Les passionnés de roman sentimentaux liront avec passion les aventures de Marie-Laure et Cécile. Les amateurs de roman policier y trouveront sans doute de quoi susciter l’angoisse et la curiosité. Les amateurs d’histoire politique sauront apprécier ce roman profondément ancré dans l’atmosphère politique de ses époques. Fourmillant de références et de clins d’œil, riche en événements parfois oubliés, à l’image du festival mondial de la jeunesse et des étudiants, qui attirait des dizaines de milliers de jeunes du monde entier dans les pays socialistes et anti-impérialistes, le roman est une véritable caverne d’Alibaba dont la richesse ne cesse d’émerveiller le lecteur.

Le retour de la souveraineté

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Gustave Courbet, La mer orageuse dit aussi La vague (1869). Musée d’Orsay.

La crise sanitaire engendrée par la propagation du coronavirus à travers le monde bouscule les représentations politiques. Ce changement se traduit, en France, par un renouveau de l’idée de souveraineté. Retour sur un concept qui a une longue histoire et qui peut prendre des formes bien différentes.


Une brève histoire de la souveraineté

La souveraineté est une notion qui a d’abord été théorisée par l’Église autour du Vème siècle après J.-C.. À cette époque, le pape régnait de manière souveraine : il pouvait faire et défaire les lois sur l’ensemble de la chrétienté, et ce, sans partager son pouvoir. Cette souveraineté, qui tirait sa force et sa légitimité d’une idée métaphysique, Dieu, s’affranchissait donc des frontières. Elle était supranationale.

Cette toute-puissance papale entre en conflit, au cours des siècles suivants, avec le pouvoir des dirigeants séculiers. Pour ne pas avoir à partager leur pouvoir avec les papes, les rois de France introduisent une dimension religieuse dans leurs fonctions : à partir de Pépin le Bref (roi des Francs de 751 à 768), les rois sont oints, à la manière du Christ (Christos en grec veut dire « celui qui est oint »). Tout comme le Christ avait deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par la chrétienté, le roi a deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par le royaume unifié. Ainsi, même si la personne physique du roi vient à disparaître, son corps politique continue d’exister : c’est le sens de la fameuse formule « le roi est mort, vive le roi ! » . Cette théorie des deux corps du roi avait déjà été formulée à l’époque médiévale (par le philosophe Jean de Salisbury, par exemple) et a été analysée en détails par l’historien Ernst Kantorowicz dans un ouvrage éponyme. Au cours de ce processus, la souveraineté acquiert un caractère territorial.

Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État.

Avec l’avènement de l’ère moderne, la conception de la souveraineté connaît de profondes modifications. En 1576, Jean Bodin publie une des premières théories modernes de la souveraineté dans Les Six Livres de la République. La souveraineté y est définie comme « puissance absolue et éternelle » de la République, au sens de communauté politique, permettant de « faire et casser la loy ». Pour ne pas affaiblir cette puissance, l’organisation des pouvoirs qui convient ne peut être que monarchique. La souveraineté est donc royale et, en raison de son caractère absolu, indivisible. Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État, bien qu’il utilise peu ce dernier concept.

Au tournant du siècle, il existe pourtant d’autres conceptions de la souveraineté. Par exemple, celle de Johannes Althusius, qu’il détaille dans son ouvrage Politica methodice digesta, publié en 1603. Pour lui, la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir ». Les droits de souveraineté doivent donc revenir au peuple, entité jugée la mieux à même de renforcer sa propre vitalité.

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Jean-Jacques Rousseau. Portrait au pastel de Maurice-Quentin de La Tour, musée Antoine Lécuyer (1753).

L’œuvre philosophique de Jean-Jacques Rousseau, qui a fortement influencé un des mouvements politiques moteurs de la Révolution française, à savoir le jacobinisme, crée une rupture dans la conceptualisation de la souveraineté. Dans Du contrat social ou Principes du droit politique (1762), il imagine un régime politique égalitaire, de démocratie directe : « [Le contrat social] produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] prend maintenant [le nom] de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. »

Tout comme chez Althusius, la souveraineté revêt donc chez Rousseau un caractère populaire, l’exercice du pouvoir étant issu de la volonté générale. Cependant, avec Althusius, la souveraineté ne tire pas sa force des individus mais plutôt des différents corps constituants la société. Il n’est pas question d’indivisibilité de la communauté politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ».

La nature de la souveraineté change radicalement avec la Révolution française mais, malgré l’apport de Rousseau, elle ne devient pas pour autant populaire. Alors royale, celle-ci devient nationale : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui fait d’ailleurs encore partie du bloc de constitutionnalité), rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Cela permet aux représentants de la nation de s’arroger un droit constituant, autrefois réservé au roi. Le pouvoir reste in fine séparé de la société.

Bien plus tard en Allemagne, dans le contexte instable de la République de Weimar (1919-1933), Carl Schmitt redéfinit le souverain comme celui « qui décide de l’état d’exception ». Autrement dit, dans la théorie schmittienne, le souverain est l’autorité transcendante à même de sortir du cadre légal.

L’idée de souveraineté a donc traversé les époques avec des caractéristiques changeantes : populaire, royale, nationale, supranationale, transcendante etc. Elle resurgit dans la période actuelle, marquée par l’incapacité de l’État de protéger correctement sa population sur le plan sanitaire à cause, en particulier, de sa dépendance aux importations de matériel médical (masques et respirateurs artificiels notamment).

La souveraineté, remise au goût du jour à la faveur de la crise

Emmanuel Macron a déclaré le 31 mars dernier : « Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne.[1] » Considérant l’échec de la stratégie de dépendance aux importations, il expliquait, dans la même allocution, qu’il était nécessaire de produire davantage en France et en Europe. Cela permettrait à la France de retrouver son indépendance. Par ces propos, dont il faut cependant souligner le caractère exceptionnel car prononcés en période de crise, Emmanuel Macron indique que, pour La République En Marche (LREM), la souveraineté est synonyme d’indépendance et qu’elle appelle une forme de patriotisme économique devant s’inscrire, selon les cas, dans le cadre du territoire français ou européen.

Arnaud Montebourg a une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour lui, qu’au niveau national.

À la gauche d’Emmanuel Macron, Raphaël Glucksmann, député européen de Place publique (PP), affirme dans une interview publiée le 12 avril que « si nous n’arrivons pas à faire bouger les lignes à Bruxelles sur certains sujets, l’Europe devra redonner aux États et aux nations leur souveraineté. Sur d’autres, comme la transformation écologique, au contraire, la souveraineté devra être européenne ». Il ajoute que « la question fondamentale est celle de la souveraineté. Mais, contrairement à ce que prétendent les nationalistes, cette souveraineté peut exister à différents niveaux. Des grands chantiers communs peuvent être menés à l’échelle européenne. Ainsi, sur le Green Deal, les institutions communautaires doivent faire un bond fédéral, imposer des objectifs communs aux États et être désormais seules comptables » et place un signe égal entre indépendance et souveraineté[2]. LREM et PP semblent donc partager une même conception de la souveraineté.

Mais toutes les voix, à gauche, ne sont pas identiques. Arnaud Montebourg, qui était resté en retrait de la vie politique ces dernières années, nuance ce point de vue. Pour lui, la souveraineté est certes synonyme d’indépendance mais elle s’inscrit dans le cadre de la nation. Le 7 avril lors d’un entretien à Libération, après avoir dénoncé l’hypocrisie d’Emmanuel Macron et prôné une forme de patriotisme économique avec relocalisation de la production, le journaliste lui pose la question : « Vous diriez-vous désormais « souverainiste » ? » Il répond alors : « J’utilise le mot d’« indépendance ». Être indépendant, c’est ne pas dépendre des autres, décider pour nous-mêmes. La France, pays libre, n’a pas vocation à être assujettie aux décisions des autres. […] L’exercice de la souveraineté est un de nos fondements depuis la Révolution française qui l’a conquise sur les monarques.[3] » Il ajoute peu après que cette indépendance se décline à plusieurs niveaux : militaire et stratégique, technologique et numérique. L’ancien ministre socialiste semble donc avoir une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer, selon les cas, dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour Arnaud Montebourg, qu’au niveau national car, dans le cas contraire, cela signifierait être dépendant d’autres pays. Cela conduirait même à revenir sur un acquis de la Révolution.

La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national mais aussi populaire.

Emmanuel Maurel, député européen de la France insoumise (LFI) et de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS), et Éric Coquerel, député de LFI, le rejoignent[4]. Jean-Luc Mélenchon souligne également que « la souveraineté a un lien avec l’indépendance » et tient à la distinguer du nationalisme guerrier[5]. La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national lorsqu’il plaide, par exemple, pour une indépendance de la France en termes alimentaire, militaire ou encore énergétique, en investissant dans les énergies renouvelables pour ne plus dépendre des importations de combustibles mais aussi populaire. Après tout, son slogan à l’élection présidentielle de 2012 était « Prenez le pouvoir », celui de 2017 « La France insoumise, le peuple souverain » et le programme qu’il défendait comportait, entre autres, une forme de référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Ce retour en force de la souveraineté n’est cependant pas exempt de critiques, provenant notamment de l’extrême gauche. « Les frontières ne nous prémunissent pas du capitalisme » a pu ainsi dire Olivier Besancenot, ancien porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), avant de prendre l’exemple des États-Unis de Donald Trump. La souveraineté, conçue comme simple inscription de la lutte contre le capitalisme au sein des frontières nationales, n’est pas la priorité du NPA. Toutefois, si on se fie à une entrevue du même acteur datant du 3 juin 2019, la souveraineté, si elle est considérée dans son aspect populaire, semble constituer un point d’accord entre Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon : « La question du souverainiste, si c’est pour parler de souveraineté populaire, ça ne me gêne pas. La souveraineté populaire, c’est la possibilité d’avoir une incursion de centaine de milliers de personnes pour reprendre le pouvoir démocratique, économique et répartir les richesses.[6] »

Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

Le son de cloche est semblable chez Europe Écologie – Les Verts (EELV), si l’on s’en remet à l’opposition que trace David Cormand (député européen EELV) entre « une gauche d’inspiration jacobine, souverainiste et qui s’épanouirait à l’échelle de l’État-nation », synonyme de régression, et une alternative écologique qui nécessiterait de mettre en place un fédéralisme européen et une décentralisation accrue[7]. Éric Piolle, maire EELV de Grenoble, répond pour sa part que « la question du rapport au territoire est importante. L’avenir industriel de la France est clé. […] J’aborde la question de la souveraineté par celle de puissance des territoires. On le voit avec le Covid : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée. Les frontières ne nous protégeront pas des virus, ni des catastrophes climatiques. Il faut relocaliser, équiper nos territoires.[8] » Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

La quasi-totalité du champ politique examiné est donc d’accord sur un point, unique, en ce qui concerne la souveraineté, que ce concept soit défendu ou vilipendé : celle-ci consiste, en partie ou en totalité, en la défense d’intérêts nationaux. Pour le reste, c’est surtout la diversité des conceptions qui domine et peu se réclament d’une souveraineté nationale et populaire.

Pour une souveraineté nationale-populaire

La défense d’une conception nationale-populaire de la souveraineté et d’une politique visant à l’affirmer semble plus que jamais d’actualité et serait un formidable moteur de changement. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au mouvement des gilets jaunes et à leur revendication principale : le RIC, ou encore à l’intérêt politique (voire la passion) que suscite l’échelon national, ce que l’on peut observer en comparant les taux de participation aux différentes élections (élections législatives exclues[9]) : 77 % des inscrits sur les listes électorales ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 50% aux dernières élections européennes, 63% au premier tour des élections municipales de 2014[10], 50% aux premiers tours des dernières élections régionales et départementales.

Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme.

Le cadre national semble être le plus adapté pour impulser des changements politiques d’envergure, y compris dans une perspective internationaliste, pour peu que l’on comprend celle-ci comme le développement de relations d’abord amiables, puis fraternelles, entre les nations. Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme. En effet, on pourrait imaginer que, pour chaque traité international, un contrôle populaire soit exercé au niveau national, ce qui éviterait que des traités internationaux soient établis sans respecter la volonté populaire.

Une telle politique serait aussi utile pour surmonter les immenses défis du moment, en particulier le défi écologique. La lutte contre le changement climatique requiert des politiques ambitieuses, nécessitant elles-mêmes une grande confiance de la part de la population. Pourtant, sondages après sondages, il apparaît que la défiance envers un grand nombre d’acteurs institutionnels (gouvernement, partis politiques, président de la République…) est majoritaire et se renforce [11].

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ».

Il convient donc de rétablir un lien de confiance entre les citoyens et les différents acteurs institutionnels. Or, cette confiance ne peut s’établir que sur les bases d’une réelle souveraineté populaire. Une solution pourrait alors être d’instaurer un pouvoir de commandement provenant directement des citoyens. La mise en place du RIC participerait à la construction d’un tel pouvoir. L’organisation d’un contrôle citoyen régulier, où un citoyen serait tiré au sort pour observer et vérifier le bon fonctionnement, d’un point de vue légal, d’une institution pendant une journée dédiée y contribuerait également. Le spectre des institutions concernées serait d’ailleurs assez large : gouvernement, sénat, assemblée nationale, préfectures, tribunaux, etc.

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ». Un tel pouvoir de commandement permettrait d’inverser cette logique de la servitude. Mais pour que ce pouvoir de commandement devienne effectif, il faudrait rompre avec l’enfermement de l’individu dans sa condition de consommateur et redonner du sens à la citoyenneté.

1 Arthur Berdah, « Coronavirus: Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne, exhorte Emmanuel Macron », Le Figaro, 31 mars 2020.

2 Cécile Amar, « Raphaël Glucksmann : Ce qui doit primer, ce n’est pas l’idéal européen, c’est la nécessité d’être souverain », L’Obs, 12 avril 2020.

3 Lilian Alemagna, « Arnaud Montebourg : Macron est-il le mieux placé pour parler de patriotisme économique ? », Libération, 7 avril 2020.

4 Charlotte Belaïch, « Souverainisme : à gauche, le grand retour d’un gros mot », Libération, 20 avril 2020.

5 Rachid Laïreche, « Mélenchon : L’idéologie de Macron le paralyse devant les questions de survie collective », Libération, 16 avril 2020.

6 Pierre Jacquemain, « Olivier Besancenot : un courant ne peut incarner seul toutes les radicalités sociales et politiques », Regards, 3 juin 2019.

7 Raphaël Proust, « Le retour des thèses de Montebourg nourrit le match idéologique à gauche », L’Opinion, 28 avril 2020.

8 Cécile Amar, « Éric Piolle : On le voit avec le Covid-19 : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée », L’Obs, 9 mai 2020.

9 Les élections législatives restent largement déterminées par l’élection présidentielle depuis le référendum sur le quinquennat présidentiel du 24 septembre 2000.

10 Les chiffres des élections municipales de cette année n’ont pas été utilisés à cause de la pandémie du COVID-19 qui a créé un biais évident par rapport aux élections précédentes.

11 Voir par exemple l’enquête de Madani Cheurfa et Flora Chanvril pour le CEVIPOF, 2009-2019 : la crise de la confiance politique, janvier 2019.