Pourquoi Bernie Sanders a perdu son pari

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©Gage Skidmore

Passé à deux doigts de la nomination en 2016, Bernie Sanders abordait les primaires de 2020 en position de force. À quatre jours du Super Tuesday, les sondages lui promettaient une victoire décisive. Pourtant, c’est Joe Biden qui, en remportant une série d’États dans de très larges proportions, s’est rapidement constitué une avance insurmontable. Comment expliquer cet échec ? La campagne de Bernie Sanders était-elle trop « à gauche », pas assez « populiste » ou bien l’appareil démocrate est-il trop puissant pour être renversé? Autrement dit, la défaite s’explique-t-elle par des erreurs stratégiques ou par le contexte structurel de cette élection ?


S’il a gagné la bataille des idées, Sanders n’a pas réussi à convaincre les électeurs démocrates que celles-ci pouvaient triompher à l’échelle nationale. Or, battre Donald Trump constitue leur priorité absolue. Malgré ses faiblesses manifestes, Joe Biden leur est apparu comme un choix moins risqué. 

« L’argent contre les gens »

Les électeurs démocrates étaient-ils mal informés ? Pour répondre à cette première question, il est utile d’observer les trois principaux leviers dont dispose une campagne pour diffuser son message :

  • L’engagement direct : les meetings de campagne et l’action des militants qui réalisent du porte-à-porte, appels téléphoniques, envoient des SMS etc. ;
  • Les médias payants (publicité à la télévision et sur internet, campagne sur les réseaux sociaux, brochures dans les boîtes aux lettres, affiches…) qui sont très peu régulés aux États-Unis ;
  • Les médias gratuits (participation dans des émissions du candidat et de ses porte-paroles, plus la couverture médiatique sans la présence du candidat en plateau). Aux États-Unis, il n’y a pas de décompte du temps de parole ni de règle de parité.

En termes d’engagement direct, Bernie Sanders bénéficiait d’un avantage indéniable. Il a tenu le plus grand nombre de meetings, rassemblé les plus grandes foules et disposait de la plus large organisation militante observée depuis des années. Cette dernière a téléphoné à tous les électeurs de l’Iowa, frappé aux portes de tous les démocrates du New Hampshire, et délivré des millions d’appels téléphoniques, SMS et centaines de milliers de porte-à-porte en Californie et au Nevada. [1]

Deuxièmes et troisièmes sur cet aspect, les campagnes de Warren et Buttigieg avaient également établi un maillage important dans les deux premiers États, avec des résultats remarqués pour Buttigieg et décevants pour Warren.

À l’inverse, Joe Biden n’avait aucune infrastructure de terrain digne de ce nom. Il a cependant bénéficié indirectement de l’auto-organisation d’une partie de la base électorale démocrate. Depuis 2017, le mouvement « indivisible » inspiré des tactiques du Tea Party s’est mobilisé pour défendre la réforme de la santé Obamacare et s’opposer aux politiques de Trump les plus brutales dans une forme de résistance spontanée. Si cette base électorale issue des zones périphériques n’est pas dédiée à un candidat particulier, elle a contribué à l’augmentation de la participation en faveur de Biden dans les jours qui ont précédé le Super Tuesday. [2] Dire que Biden n’avait aucune force militante est donc inexact, bien qu’elle se soit manifestée sans son intervention et dans des proportions moins importantes.

Avec cette primaire, l’organisation de terrain montre tout de même ses limites. Un porte-à-porte de vingt minutes s’avère souvent insuffisant pour changer définitivement l’opinion d’une personne qui entend quotidiennement dans les médias le point de vue inverse et reste influencée par son milieu. À ce titre, l’analyse effectuée par la journaliste et militante pro-Sanders Megan Day, qui a conduit des centaines de porte-à-porte, est éclairante. Si son expérience démontre le peu d’information et de temps dont disposent les électeurs pour se forger une opinion, elle tend à valider l’hypothèse d’un électorat désinformé ou peu informé. Des choses aussi évidentes que le fait que Sanders défendait un système de santé universel, gratuit et public, et que Biden y était férocement opposé n’avaient pas atteint de nombreux électeurs. [3]

En clair, si Sanders bénéficiait d’un avantage certain sur le terrain militant, il n’était pas suffisant pour contrebalancer les deux autres leviers que sont les médias payants et gratuits.

meeting de sanders à houston
Bernie Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Sanders a récolté près de 190 millions de dollars, soit plus du double de Joe Biden et davantage que tous les autres candidats à l’exception des milliardaires Tom Steyer (250 millions de dollars) et Mike Bloomberg (1 milliard). Mais ces sommes ne servent pas seulement à diffuser de la publicité ciblée : il faut aussi payer l’infrastructure de la campagne.

Avec l’argent des Super Pacs, c’est l’inverse. Or, Sanders fut le seul candidat majeur à refuser l’aide de ces entités privées, et à subir les attaques de certaines d’entre elles pourtant non affiliées à un candidat. Des millions de dollars furent ainsi dépensés par divers lobbies hostiles, alors que les candidatures de Biden, Buttigieg et Warren furent maintenues en vie par leurs Super Pacs respectifs après la primaire du New Hampshire. [4]

Si l’on compare l’argent dont disposait Sanders pour diffuser des spots publicitaires susceptibles de convaincre les électeurs avec le total des dépenses réalisées dans ce domaine par ses multiples adversaires et Super Pacs indépendants, le socialiste accuse un déficit conséquent – contrairement à 2016 ou il avait pu faire jeu égal avec Clinton.

Mais c’est encore le troisième levier, celui des médias “gratuits”, qui lui aura fait le plus défaut.

Le rôle problématique des médias démocrates

Aux États-Unis, les médias sont de plus en plus structurés selon leurs cœurs de cible. Pour la presse écrite, le New York Times et le Washington Post sont les titres de références des démocrates, tandis que CNN et MSNBC jouent ce rôle dans l’audiovisuel.

Suite à l’élection de Donald Trump, ils ont recruté une pléthore d’anciens cadres des services de renseignements et d’ex-stratèges républicains qui s’étaient illustrés comme Never trumpers en appelant à voter Hillary Clinton. Qu’ils tiennent des colonnes quotidiennes dans la presse ou monopolisent les plateaux télé, leur parole s’ajoute à celle des anciens cadres de la campagne de Clinton et membre de l’administration Obama pour produire une information particulièrement éditorialisée.

L’opposition médiatique à Donald Trump s’est davantage axée sur la forme que le fond, traitant en priorité les questions de politique étrangère et de protocole, promouvant des théories conspirationnistes de type RussiaGate et se nourrissant des nombreux scandales qui ont touché la Maison-Blanche. Inversement, ils ont dépensé très peu d’énergie à couvrir la politique intérieure de Trump. [5]

Leur discours a ainsi produit trois effets dominants : faire apparaître Donald Trump comme la cause principale des problèmes du pays (et non un symptôme), porter une critique de droite à son encontre, et marteler le fait que seul un candidat de centre droit serait capable de le battre.

Dans ce cadre, la candidature Sanders ne pouvait qu’être mal accueillie. CNN comparera sa campagne au Coronavirus, MSNBC à l’Allemagne nazie. Selon une enquête sociologique, les téléspectateurs de cette chaine avaient une opinion moins favorable du sénateur socialiste que ceux de Fox News. Le Washington Post est allé jusqu’à écrire que Sanders était aussi dangereux que Donald Trump pour le climat. CNN a monté une polémique la veille d’un débat télévisé pour repeindre le socialiste en sexiste avec le concours d’Elizabeth Warren, ce que le journaliste Matt Taibbi a décrit comme la pire tentative d’assassinat politique de l’histoire moderne. Quant au Times, les douze membres de son service politique ont classé Sanders en dernière position des candidats susceptibles d’obtenir le soutien officiel du prestigieux journal.

Sanders en meeting à Houston le 24 février 2020, photo @politicoboyTX pour LVSL.fr

Lorsque la primaire a atteint une phase critique, les fameux Never Trumpers et anciens membres de la campagne Clinton ont ressassé l’idée que Sanders allait offrir un second mandat au président sortant, nombre d’entre eux allant jusqu’à refuser publiquement de voter pour lui contre Trump, en matraquant l’idée que seul un candidat modéré comme Hillary Clinton pouvait gagner.

Les services de renseignements américains l’ont également accusé d’être une marionnette de Poutine, en diffusant de fuites anonymes “révélées” par le Washington Post et amplifiées par les chaines d’informations continues. [6]

Or, ce sont les électeurs âgés de 45 ans et plus qui ont été le plus exposés à ce discours, ceux qui avaient été nourris pendant trois ans au RussiaGate et ont voté dans les plus larges proportions. Faut-il s’étonner qu’ils aient plébiscité Biden malgré leurs préférences pour le programme de Sanders ?

Lors des deux derniers jours précédant le Super Tuesday, Biden bénéficiera d’une couverture médiatique extrêmement large et positive, dont la valeur sera estimée à 72 millions de dollars. Plus de dix fois le montant publicitaire dépensé par Sanders dans le même laps de temps, alors que ce dernier recevait une couverture faible et extrêmement négative.

Sanders était-il condamné à subir ce désavantage ? Pas nécessairement. Il aurait pu se rendre plus souvent sur les plateaux, en particulier chez MSNBC, au lieu d’adopter une stratégie de contournement des médias. De même, il aurait pu orienter leur discours en lançant ses propres polémiques. Avant l’Iowa, sa campagne avait réussi à imposer un cycle médiatique centré sur le fait que Biden avait, par le passé, systématiquement cherché à réduire la sécurité sociale dont dépend une majorité des seniors qui constituent son électorat. Mais cette tactique offensive n’a pas été poursuivie plus avant.

Bernie 2020, une candidature trop à gauche ?

Si Sanders a musclé son programme depuis 2016, les enquêtes d’opinion montrent que ses propositions phares restent majoritaires non seulement auprès des électeurs démocrates, mais de l’ensemble du pays. En particulier, près de 90 % des Américains sont d’accord avec sa critique du rôle de l’argent en politique et 70 % sont favorables à un impôt sur la fortune. Ses propositions de légalisation du cannabis, de hausse du salaire minimum et de New Deal vert reçoivent toutes une majorité d’opinions favorables.

Même lorsqu’elle est formulée de manière négative, la nationalisation de l’assurance maladie a systématiquement reçu l’adhésion d’au moins 60 % des électeurs à la primaire, soit plus du double des suffrages obtenus par Sanders. D’autres enquêtes d’opinion vont dans ce sens. Une étude de l’institut Data for Progress a montré que l’étiquette socialiste n’avait pas d’impact négatif sur les chances de victoire de Bernie Sanders face à Trump, contrairement au qualificatif « démocrate ». Au Texas, une large majorité d’électeurs démocrates a indiqué préférer le socialisme au capitalisme.

Si la polémique lancée par CBS en diffusant les propos que Sanders avait tenus sur Fidel Castro dans les années 80 a été utilisée pour alerter sur le fait qu’il ne pourrait pas gagner la Floride, les fameux « latinos d’origine cubaine » de Floride ont voté en majorité pour Sanders à la primaire.

La présence de Warren le forçait à défendre son aile gauche, mais il a été débordé par divers candidats sur les questions de réformes institutionnelles et de contrôle des armes à feu. Sa campagne aurait cessé de solliciter l’aide d’Alexandria Ocasio-Cortez suite à ses propos en faveur des immigrants, jugés trop radicaux par l’équipe Sanders. [7]

À l’inverse, le sénateur du Vermont a cherché à étendre son électorat vers la droite, notamment en participant à deux émissions sur Fox News et en donnant une interview à Joe Rogan, le youtubeur le plus populaire du pays – qui, s’il se définit comme apartisan, accorde souvent des entretiens à des personnalités très marquées à droite.

En clair, le positionnement idéologique de Bernie Sanders ne semblait pas représenter un obstacle en vue de la présidentielle. Mais la perception qu’il en constituerait un explique certainement le ralliement des électeurs derrière Biden. Son erreur fut-elle de tenir un discours d’élection présidentielle lors d’une primaire, et de parler aux Américains dans leur ensemble plutôt que de cibler les électeurs démocrates ?

Une campagne trop populiste ?

En 2020, Bernie Sanders pouvait poursuivre le mouvement « populiste » entamé en 2016 ou rentrer dans le rang pour incarner le nouveau visage du parti démocrate.

Cette seconde voie aurait impliqué de rejoindre officiellement le parti au lieu de maintenir son statut d’indépendant, de cesser de critiquer « l’establishment » et de jouer le jeu des alliances et des compromis tout en ouvrant ses équipes aux anciens conseillers de Clinton et Obama.

Mais le programme de Sanders remet en cause les structures du parti et s’attaque aux industries qui le financent. Les innombrables conseillers qui gravitent autour n’auraient pu être intégrés dans son équipe, et encore moins dans sa future administration, sans entrer en conflit avec son programme. Pour ces centaines de personnes, Sanders représentait une menace existentielle.[8]

Quelle que soit la bonne volonté affichée par le sénateur, cette option risquait de tourner court, comme l’a démontré Elizabeth Warren. En dépit de ses mains tendues à l’establishment, y compris en recrutant d’anciens dirigeants de la campagne d’Hillary Clinton, Warren a été sévèrement attaquée par l’appareil et boudée par les cadres du parti. Les fameux vétérans de la campagne Clinton l’ont orienté vers une stratégie désastreuse. Quant aux médias, ils lui ont réservé un traitement parfois aussi hostile qu’à Bernie Sanders. En clair, le capital ne cède pas aux flatteries, il ne répond qu’au rapport de force.

Sachant cela, l’alternative consistait à poursuivre sa stratégie « populiste » et «insurrectionnelle ». Pour avoir toutes les chances de fonctionner, elle devait être menée avec détermination. Or, dès 2016, Sanders a refusé la rupture. Il a fait activement campagne pour Hillary Clinton, puis suivi la stratégie d’opposition des dirigeants démocrates, attendant patiemment que les tentatives d’abrogation de l’Obamacare menées par Trump échouent avant de proposer sa propre réforme « Medicare for All ». En bon soldat, il a embrassé la stratégie du RussiaGate et soutenu la tentative de destitution maladroite de Donald Trump. Contrairement à Alexandria Ocasio-Cortez, il n’a jamais critiqué un cadre du parti publiquement.[9]

Lorsque Obama a imposé Tom Perez contre son allié Keith Ellison à la tête du DNC, Bernie n’a pas protesté. Pourtant, Perez était connu pour son opposition viscérale à Sanders.[10]

Dès le début des primaires, il a affirmé qu’il ferait campagne pour le vainqueur, quel qu’il soit, au lieu d’agiter la menace d’une candidature dissidente aux élections générales ou d’un soutien minimaliste qui risquerait de pousser sa base électorale vers l’abstention. Il s’est ainsi privé d’un levier important pour dissuader les attaques de l’establishment. Ses adversaires ont pu le qualifier de sexiste, de corrompu et dénoncer sa volonté de détruire le parti en toute impunité.

Pour plusieurs journalistes indépendants, cette timidité explique le manque d’enthousiasme suscité auprès des jeunes, qui l’ont considéré comme un démocrate de plus et se sont peu mobilisés. [11]

Cependant, une stratégie confrontationnelle semblait risquée. L’électorat démocrate reste attaché à son parti, et l’élection de Donald Trump a changé ses priorités. Sanders lui-même considère que battre Trump est plus important que de gagner l’élection, contrairement à une part de l’aile droite démocrate. Il a donc refusé d’attaquer directement ses adversaires et accepté de jouer l’unité, tout en conservant son statut d’indépendant et sa rhétorique anti-establishment.

Ce faisant, il a pu heurter des pans entiers de l’électorat démocrate qui s’identifient fortement au parti, sans pour autant mettre en difficulté l’establishment.

Se situer entre le « tout populiste » et le « tout démocrate » restait probablement le meilleur choix. Mais encore fallait-il l’exécuter avec agilité. Si la stratégie retenue par Sanders semblait fonctionner jusqu’à la primaire de Caroline du Sud, après le come-back de Biden et la consolidation de l’establishment, le socialiste a été incapable de pivoter efficacement et a payé cher ses erreurs initiales.

Les erreurs propres à la personnalité de Bernie Sanders

En 2018, Bernie Sanders a effectué une tournée dans le deep south à la rencontre de la « communauté » noire et de ses représentants afin de préparer 2020. Malheureusement, cet effort fut contre-productif, comme le rapportera un article du New York Times mettant en cause les choix sémantiques malheureux de Sanders et son manque de sensibilité. Surtout, il s’est montré incapable de mentionner son engagement pour le mouvement des droits civiques et son arrestation par la police lors d’une action non violente.

Comme l’a expliqué le journaliste Anand Giridharadas lors d’un long portrait en couverture du magazine Time, Sanders pèche par excès de matérialisme. Parler de sa personne n’est pas dans ses habitudes. Or, dans le jeu politique américain, cette capacité à démonter et susciter de l’empathie reste cruciale. Son autre problème restera son inaptitude à s’attirer des soutiens de poids. À l’exception d’Alexandria Ocasio-Cortez, venue d’elle même, Sanders est apparu isolé. 

À l’inverse, Biden a bénéficié de nombreux ralliements à l’impact déterminant. Le soutien du baron Jim Clyburn lui a offert près d’un tiers des votes de Caroline du Sud. De même, l’écrasante majorité des électeurs de Buttigieg et Klobuchar a voté Biden pour le Super Tuesday, provoquant une cascade de ralliements supplémentaires dans les jours suivants.[12]

Sanders aurait pu répondre à Biden coup par coup s’il avait lui aussi récolté des soutiens importants. Quelqu’un comme Clyburn, financé par les lobbys pharmaceutiques, était probablement hors de portée. Mais suite à sa victoire écrasante au Nevada, Sanders disposait d’une courte fenêtre de tir. Chuck Schumer (président du groupe démocrate au Sénat) et Nancy Pelosi (président de la chambre des représentants du Congrès) avaient publiquement déclaré qu’une victoire de Sanders ne présentait pas de risque pour le parti, sans pour autant se ranger derrière lui.

Beto O’Rourke constituait une cible plus aisée, tant cette étoile texane s’était inspirée de Sanders pour sa campagne sénatoriale de 2018 et avait recruté des vétérans de son équipe de 2016. Quant aux candidats Tom Steyer et Andrew Yang, le fait qu’ils n’aient pas de carrière politique à défendre et étaient idéologiquement proches du sénateur socialiste en faisaient des alliés évidents. Si leur poids politique restait faible, leur ralliement aurait permis de casser le récit médiatique.

Elizabeth Warren, enfin, restera le gros point noir des primaires. Non seulement son maintient jusqu’au Super Tuesday aura divisé le vote progressiste, mais elle aura également empêché l’union des institutions de la gauche américaine derrière Sanders. D’innombrables syndicats, élus, organisations militantes, médias, journalistes, activistes et personnalités influentes seront restés neutres jusqu’au Super Tuesday. Pendant que les néolibéraux se ralliaient derrière Biden, les institutions progressistes sont majoritairement restées spectatrices ou divisés. Enfin, Warren a livré d’innombrables attaques d’une rare violence contre Sanders, au point de décourager une part de son électorat de se reporter sur Bernie. Mais en ce qui la concerne, il semble que Sanders ait fait tout ce qui était en son pouvoir pour la rallier. [13]

La principale faute de Sanders fut-elle d’avoir été trop conciliant ?

En janvier 2020, un soutien de Sanders, Zephyr Teachout, publie une colonne très détaillée dans le Guardian, intitulé « Joe Biden a un problème de corruption ». David Sirota, conseiller stratégique de Sanders, diffusera cet article massivement. Devant l’indignation de Biden, Sanders s’excusera publiquement au lieu de saisir l’opportunité pour imposer ce thème majeur dans la campagne. [14]

Par la suite, les différents conseillers de Sanders vont le supplier d’attaquer Biden sur son bilan, et de formuler des arguments clairs pour expliquer en quoi le vice-président serait un candidat catastrophique à opposer à Trump. Bernie Sanders a refusé de rentrer dans ce jeu, prétextant qu’il était un « ami » des Biden. Enfin, lorsqu’un journaliste lui a demandé si Joe Biden pouvait battre Trump, Sanders a répondu positivement, détruisant ainsi son principal argument électoral. [15]

Pour des raisons personnelles que le journaliste Matt Taibbi a très bien explicité, Sanders n’était pas capable de confronter Biden de manière décisive, malgré les innombrables opportunités qui se sont présentées. Mais au-delà des errements stratégiques, Bernie Sanders pouvait-il s’imposer dans ce contexte électoral particulier ?

L’électorat démocrate de 2020, plus à droite qu’en 2016 ?

Deux électorats clés ont fait défaut à Bernie Sanders : les Afro-Américains de plus de 45 ans et les habitants des banlieues aisées. Or, ces deux groupes ont massivement voté à la primaire.

Comme le révèle une enquête de The Intercept, les Noirs du Sud des États-Unis ont majoritairement voté pour Biden en connaissance de cause. Bien qu’ils préfèrent le programme de Bernie Sanders, ils ne font pas confiance aux électeurs blancs aisés pour élire un « socialiste » à la Maison-Blanche. [16]

Quant aux zones périurbaines aisées, leur vote s’explique d’abord par la stratégie du parti démocrate, explicité par Chuck Schumer en 2016 : « pour chaque électeur que nous perdons dans la classe ouvrière de l’ouest de la Pennsylvanie, nous en gagnerons trois dans les banlieues aisées de Philadelphie, et ce modèle peut se répliquer à travers tout le pays ». Si une telle stratégie a coûté la Maison-Blanche en 2016, elle a permis de reprendre le contrôle de la Chambre des représentants du Congrès en 2018. Outre le positionnement politique du parti, ce succès s’explique par la présence de Donald Trump à la Maison-Blanche.

Médias et Parti démocrate ont matraqué l’idée que le milliardaire représentait un danger existentiel, en l’attaquant quasi exclusivement sur la forme. Ils ont alimenté le feuilleton conspirationniste du RussiaGate avant de lancer une procédure de destitution bâclée, qui n’a produit aucun résultat probant, mais permettait d’éviter toute autocritique de fond aux cadres du parti.

Les électeurs les plus âgés et idéologiquement modérés, qui sont aussi le cœur de cible des médias de masse, semblent avoir adhéré à cette logique. Puisque Trump est la source de tous les problèmes, et que le parti démocrate est la solution, pourquoi prendre le risque d’élire un « socialiste » ?

Quelques appels téléphoniques de Barack Obama en arrière-plan auront suffi à rallier le parti derrière Biden, et par voie de conséquence, la majorité de son électorat. Les électeurs qui avaient pour priorité d’améliorer leurs conditions d’existence ont voté Sanders, les autres ont préféré Joe Biden par vote utile.

Cette élection aura signé le retour des vieilles recettes que 2016 semblait avoir discrédité : médias traditionnels, l’argent investi en spots télévisés et le poids des instances du parti auront triomphé des nouvelles techniques militantes, des campagnes ciblées à l’aide des réseaux sociaux et des médias alternatifs. Malgré ses faiblesses, Joe Biden reste le vice-président du plus populaire président démocrate depuis Kennedy, ce qui en faisait un adversaire bien plus redoutable qu’Hillary Clinton.

Quel futur pour la gauche américaine ?

En pleine crise de coronavirus, la défaite de Bernie Sanders laisse un gout amer.

La catastrophe sanitaire, économique et sociale qui tétanise le pays démontre la pertinence de son programme, tandis que l’ampleur des crédits débloqués par la FED et le Congrès prouvent que son projet était finançable. [17] Théoriquement, cette crise devrait placer la gauche américaine en position de force en vue des échéances futures.

D’abord, seuls les plus de 65 ans ont voté massivement pour Joe Biden. Sanders a remporté de très loin le vote des moins de 30 ans, et confortablement celui des moins de 45 ans. Cette génération de millenials, qui a connu le 11 septembre et la crise des subprimes reste durablement ancrée à gauche. Et dans quatre ans, une jeunesse marquée à son tour par une crise profonde viendra grossir les rangs du mouvement progressiste.

Ensuite, Bernie Sanders a remporté le vote latino, seul électorat en forte expansion démographique, dans des proportions écrasantes. Il s’agit d’un immense vivier de voix qui ne demande qu’à être « organisé ». Reste à savoir si Sanders et son mouvement auront la capacité de poursuivre le travail et de saisir cette opportunité…

 

Sources :

  1. Lire ce long article de Ryan Grim, en particulier pour les détails sur l’organisation militante de Sanders https://theintercept.com/2020/01/03/bernie-sanders-democratic-party-2020-presidential-election/
  2. Lire à ce propos Ryan Grim, “We’ve got people”, chapitre 19 et surtout Ryan Grim via reddit ici.
  3. https://www.vox.com/policy-and-politics/2020/3/16/21165201/bernie-sanders-joe-biden-2020-election-meagan-day
  4. Elizabeth Warren recevra un chèque de 14 millions de dollars de la part d’une richissime donatrice californienne pour former un Super Pac une semaine avant le Super Tuesday. L’argent sera utilisé pour tapisser le Texas, la Californie et le Massachusetts de spots télévisés anti-Bernie. https://theintercept.com/2020/03/20/karla-jurvetson-elizabeth-warrens-persist-super-pac/
  5. À ce propos, lire https://lvsl.fr/pourquoi-le-parti-democrate-renonce-a-sopposer-frontalement-a-donald-trump/
  6. Aaron Maté “The Russiagate playbook can’t stop Sanders
  7. Ce point reste très discuté, lire : https://www.huffpost.com/entry/alexandria-ocasio-cortez-bernie-sanders-campaign-rallies_n_5e6ade51c5b6bd8156f44356
  8. New York Times : Democratic Party leaders willing to risk party damage to stop Sanders. https://www.nytimes.com/2020/02/27/us/politics/democratic-superdelegates.html
  9. https://theintercept.com/2020/04/01/watch-our-new-weekly-video-commentary-and-interview-program-system-update-debuts-today/
  10. À lire absolument pour comprendre le rôle d’Obama dans la prise de pouvoir au DNC et ses conséquences : https://prospect.org/politics/tom-perez-should-resign-dnc/
  11. Lire Glenn Greenwald ici et Chris Hedges ici et .
  12. Lire sur LVSL le récit du come-back de Biden
  13. Lire à ce propos l’analyse de Current Affairs sur les causes de la défaite de Sanders
  14. Lire la réflexion de David Sirota sur cet épisode dans Jacobinmag, et l‘article du NYT qui le commente
  15. How things fell appart for Sanders, NYT
  16. À lire pour comprendre les problèmes de Sanders auprès des Afro-Américains : https://theintercept.com/2020/03/10/mississippi-sanders-biden-black-voters/
  17. Lire sur LVSL :  les USA face au Coronavirus

À l’heure de la mondialisation, les populismes expriment le nouveau visage de nos sociétés occidentales

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:2018-12-01_14-17-37_manif-GJ-Belfort.jpg
© Aïssa Kaboré

Plus d’un an s’est écoulé depuis le début des manifestations des « Gilets jaunes ». Désormais, les pavés ne volent plus. Mais la colère exprimée par certaines classes populaires longtemps restées silencieuses a mis en évidence les profondes divisions qui fragmentent la société française. Loin d’être apaisées, ces tensions apparaissent plus largement dans un grand nombre de pays occidentaux. Elles résultent des bouleversements économiques, culturels et sociaux qu’a imposé l’accélération de la mondialisation. À cet égard, l’émergence des populismes dans nos paysages politiques est amenée à s’inscrire dans la durée, et ne saurait être réduite au simple succès de discours jugés démagogiques. Elle se doit plutôt d’être analysée à travers les reconfigurations de classes qui tendent à opposer ceux qui jouissent des bienfaits de l’ouverture des frontières sous toutes leurs formes, et ceux qui en payent le prix.


 

Les évolutions socio-géographiques de nos sociétés

On distingue traditionnellement deux aspects du libéralisme : l’un économique, propre à la droite, qui consiste en un désengagement de l’État dans les processus de production, les échanges marchands et la répartition des richesses. L’autre, associé à la gauche, qui pourrait être qualifié de « sociétal », fondé sur le prima de l’individu et son émancipation de l’ensemble des structures collectives pouvant contraindre ou déterminer son comportement (famille traditionnelle, nation, etc). C’est ainsi que s’est bâtie la conventionnelle opposition entre conservateurs et réformateurs.

À partir de la seconde moitié du XXème siècle, l’ouverture des marchés intérieurs et l’intensification spectaculaire des flux internationaux a profondément transformé le visage socio-économique des États-Unis et des pays d’Europe de l’Ouest. La bourgeoisie a évolué, la classe moyenne s’est disloquée, et la lutte des classes a muté en conséquence. La spécialisation des économies a entamé la désindustrialisation des pays avancés, et de vastes régions ont été condamnées au déclin économique et social. Les grands centres urbains ont quant à eux pleinement embrassé le virage de la tertiarisation et se sont imposés comme les centres quasi-exclusifs de création de richesse. Subissant la gentrification des métropoles en pleine effervescence économique, les classes populaires ont progressivement été reléguées vers des espaces moins dynamiques et moins couverts par les services publics. Le géographe Christophe Guilluy décrit ces territoires comme un ensemble de villes petites et moyennes en déclin – auxquelles vient s’ajouter le mal-être distinct de régions rurales à l’agonie – et de plus en plus éloignées des richesses et des opportunités d’ascension sociale offertes par les aires métropolitaines. Selon lui, la population des territoires périphériques représenterait environ 60% de la population française.

Parallèlement, l’ouverture des sociétés occidentales aux flux migratoires, dans un objectif de combler des pénuries de mains d’œuvre et de soutenir la croissance économique, a sonné l’avènement d’un multiculturalisme de fait. De nouvelles minorités ethniques sont ainsi devenues de plus en plus visibles et ont largement investi les banlieues des métropoles.

Les mutations des clivages politiques

À l’aune de ces bouleversements structurels, le libéralisme économique et le libéralisme sociétal se sont révélés parfaitement complémentaires en ce que l’un est nécessaire à l’autre pour asseoir la pérennité du capitalisme mondialisé. La continuité du consumérisme de masse et la recherche éternelle de nouveaux marchés induit en effet une société atomisée, assurant la libre expression des comportements et des désirs individuels. Il a ainsi pu être observé un rapprochement des mouvements politiques conventionnels de droite et de gauche, les premiers renonçant à leurs mœurs conservatrices pour conforter la libéralisation des économies, quand les seconds concédaient à accepter pleinement la domination du marché pour se focaliser essentiellement sur leurs combats sociétaux (défense des minorités, « mariage pour tous », féminisme, antiracisme…etc). Par-delà ces compromissions, les libéraux des deux rives se sont retrouvés sur ce qui constitue l’essentiel de leur union politique : le démantèlement de tout construit social pouvant entraver l’avènement du marché mondialisé, et l’intégration progressive des États dans un cadre de gouvernance supranational.

Éloignés des préoccupations de leurs électorats populaires, droite et gauche conventionnelles forment désormais un pôle politique pleinement libéral et représentatif de l’avènement de la nouvelle bourgeoisie intégrée dans la mondialisation. La création du mouvement En Marche ! en 2016, accompagnée de ses succès électoraux en 2017 et en 2019 au détriment des partis traditionnels, s’est voulue être la démonstration paradigmatique de ces évolutions. L’essayiste Emmanuel Todd remarque d’ailleurs que les classes et professions intermédiaires supérieures ont voté à 27% pour Nicolas Sarkozy lors de l’élection présidentielle de 2007, à 31% pour François Hollande lors de celle de 2012, et à 37% pour Emmanuel Macron lors de celle de 2017 [1]. Dans le même temps, les nouvelles classes précaires opéraient elles aussi leur mutation. Elles apportent désormais leur soutien à des mouvements politiques largement réactionnaires face à l’ouverture économique et culturelle de nos sociétés aux flux de la mondialisation. En 2014, le Front national s’empare des communes de Hayange et de Hénin-Beaumont, pourtant des fiefs historiques de la gauche socialiste. En 2016, les territoires ouvriers du nord de l’Angleterre votent massivement en faveur du Brexit. La même année, Donald Trump s’appuie sur l’électorat populaire des territoires périphériques pour remporter l’élection présidentielle américaine et faire valoir la doctrine « America first ». Les exotismes de cette recomposition politique s’illustrent également par le fait de voir le premier ministre Boris Johnson, héritier de Margaret Thatcher, augmenter le SMIC de son pays de 6% et s’engager à investir massivement dans une sécurité sociale britannique largement déficitaire.

S’il n’a pas disparu, le clivage droite/gauche est donc concurrencé par l’avènement d’un nouveau clivage qui tend à opposer les gagnants et les perdants d’une mondialisation induite par la domination effective de l’idéologie libérale. Bien sûr, cette structuration des sociétés occidentales autour d’un triptyque « bourgeois des métropoles », « minorités ethniques des banlieues » et « masses paupérisées des territoires périphériques » demeure un idéal-type, et se doit d’être nuancé. Dans un entretien croisé, les géographes Michel Grosseti et Guillaume Faburel apportent une nécessaire critique au schématisme excessif des travaux de Christophe Guilluy. Arnaud Brennetot met quant à lui en en avant le rôle positif des métropoles de second rang en faveur de l’ascension sociale des populations des territoires périphériques [2]. Emmanuel Todd évoque enfin l’existence de classes intermédiaires aux caractéristiques plus floues et aux intentions de vote plus incertaines [3]. Toutefois, cette lecture socio-géographique permet d’entrevoir les variables lourdes qui animent le vote populiste et les nouvelles tendances d’oppositions de classe.

Des disparités qui s’accentuent

Dans ses différents travaux, Christophe Guilluy décrit l’isolement grandissant de la bourgeoisie qui, largement intégrée dans la mondialisation depuis ses bastions métropolitains, fréquente de moins en moins les masses déclassées et enracinées dans un cadre de vie national [4]: la France périphérique compte 66% des classes populaires, 59% des ménages pauvres et 60% des chômeurs. Les métropoles accueillent quant à elles 60% des cadres. Dans une note pour la fondation Jean Jaurès [5], le politologue Jérôme Fourquet indique qu’en 2013, la population parisienne est constituée de 46,4% de cadres (contre 24,7% en 1982 et 36,6% en 1999), de 18,4% d’employés (contre 29,7% en 1982 et 23,7% en 1999) et de 6,9% d’ouvriers (contre 18,2% en 1982 et 10,1% en 1999). Des ordres de grandeur relativement équivalents peuvent être constatés dans l’ensemble des plus grandes villes françaises.

L’espoir d’une ascension sociale se révèle par ailleurs de plus en plus compromis pour les délaissés de la mondialisation, la rupture de la bourgeoisie libérale pouvant se constater jusque dans l’accès aux études supérieures. Toujours selon la même note, les grandes écoles les plus prestigieuses (École polytechnique, ENA, HEC et ENS) comptent 9% d’étudiants issus des milieux sociaux les plus modestes, alors qu’ils étaient 29% en 1950. De la même manière, dans les établissements d’enseignement secondaire privés, le taux d’élèves issus de milieux favorisés augmente significativement (36% des élèves du privé en 2012 contre 30% en 2002), alors que celui des élèves issus de milieux défavorisés tend à diminuer (24% en 2002 contre 19% en 2012). Les cartes de Christophe Guilluy rejoignent largement ce constat, et mettent en avant les profondes disparités territoriales dans la création d’emplois et dans l’accès aux études supérieures [6].

Le sentiment commun d’appartenance national mis à mal

La rupture entre la bourgeoisie libérale et les masses paupérisées par la mondialisation dépasse largement les seules inégalités économiques. Les profondes divergences de valeurs et la réduction des possibilités de rencontre entre ces deux mondes exacerbent les oppositions de classe. À côté d’une France mobile et cosmopolite souffrent des populations contraintes géographiquement et éloignées des services publics en tout genre, notamment des infrastructures de transport. Les fortes oppositions suscitées par l’augmentation en 2018 d’une taxe sur le carburant ont révélé l’ampleur de la méconnaissance qui sépare le quotidien des classes populaires des périphéries, encore largement dépendantes de la voiture, de celui de la bourgeoisie des métropoles. En 2019, le député européen Raphaël Glucksmann déclare: « Quand je vais à New York ou à Berlin, je me sens plus chez moi culturellement que quand je me rends en Picardie. Et c’est bien ça le problème ».

Les discordances fondamentales entre les nouvelles classes s’expriment également à travers leurs perceptions respectives des problématiques migratoires et identitaires. Le visage de nos sociétés occidentales a profondément évolué en peu de temps du fait de l’apparition de minorités ethniques de plus en plus importantes démographiquement. La population blanche ne devrait plus représenter la majorité absolue des Américains d’ici l’année 2045. L’Angleterre comptera quant à elle 16 millions de non-blancs d’ici 2050. La même année, entre 20 et 30% de la population européenne sera d’origine étrangère. Enfin, en 2016, 20% des nouveau-nés en France portaient un nom à consonance arabo-musulmane. Or, si la transformation ethnique de nos sociétés occidentales est aujourd’hui incontestable, chacun ne vit pas le multiculturalisme de la même manière. Si la bourgeoisie mondialisée tend à accueillir ce phénomène comme un signe d’ouverture – confortant sa vision idéalisée du cosmopolitisme -, les classes populaires le perçoivent davantage comme l’arrivée menaçante d’un nouveau prolétariat susceptible de remettre en cause leur mode de vie et le maintien de leur identité comme référentiel culturel exclusif. De fait, l’intégration des populations d’origine étrangère a montré ses limites, et s’est concrétisée, pour beaucoup d’entre elles, par une concentration dans les banlieues des métropoles propice au communautarisme. Selon un sondage Ifop de 2019, « 61% des Français pensent que l’Islam est incompatible avec les valeurs de la société française », et selon une autre étude du même institut de 2018, « une nette majorité de Français (60%) considère que l’accueil d’étrangers n’est plus possible du fait des différences de valeurs et des problèmes de cohabitation. »

Au-delà de l’opposition entre la bourgeoisie surreprésentée dans les métropoles et les catégories défavorisées, les classes populaires apparaissent donc elles-mêmes profondément divisées. La France pauvre issue de l’immigration et la France périphérique déclassée ne vivent pas ensemble [7] et aucune réelle convergence d’ampleur n’a pu être observée dans leurs luttes et mobilisations politiques contemporaines respectives. Certes les émeutes urbaines qui émaillent les banlieues et les manifestations parfois violentes des Gilets jaunes ont en commun de s’inscrire dans une dénonciation des inégalités économiques et sociales. Mais les acteurs de ces deux formes distinctes de révoltes n’ont jamais battu le pavé ensemble, si ce n’est épisodiquement et très marginalement. Sondages et comportements politiques tendent à l’inverse à désigner le sentiment d’« insécurité culturelle »[8] comme un obstacle de poids à la consolidation d’un « front du précariat » unifié.

Les sociétés occidentales apparaissent donc profondément morcelées. À l’heure où les classes bourgeoises et populaires sont de moins en moins amenées à se croiser, où les élites libérales demeurent déterminées à s’émanciper du reste de la communauté nationale, le sentiment de partage d’un destin commun n’a jamais paru aussi fragilisé.

Commentant ce phénomène, l’historien Christopher Lasch écrivait déjà en 1994 à propos des États-Unis [9] : « Ceux qui aspirent à appartenir à la nouvelle aristocratie des cerveaux tendent à se regrouper sur les deux côtes, tournant le dos au pays profond, et cultivant leurs attaches avec le marché international par l’argent hyper mobile, le luxe et la culture populaire. On peut se demander s’ils se pensent encore comme des Américains. Il est clair en tout cas que le patriotisme ne se situe pas très haut dans leur échelle de valeur. D’un autre côté, le « multiculturalisme » leur convient parfaitement, car il évoque pour eux l’image agréable d’un bazar universel. […] Les nouvelles élites ne se sentent chez elles qu’en transit. […] Leur vision du monde est essentiellement celle d’un touriste […] ».

Au vu de l’ampleur des bouleversements de l’époque, les laissés-pour-compte de la mondialisation ne pouvaient sombrer sans réagir. Lutter contre les populismes implique de reforger avec eux un avenir partagé.

Notes :

[1] Les luttes de classes au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd

[2] Atlas de la France et des Français

[3] Les luttes de classe en France au XXIème siècle, 2020, Emmanuel Todd, p. 204            « élections et alignement de classes de 2002 à 2019 », p. 241 « France ouverte contre France fermée »

[4] Le crépuscule de la France d’en Haut, 2016, Christophe Guilluy

[5] 1985-2017 : quand les classes favorisées ont fait sécession, Jérôme Fourquet pour la fondation Jean Jaurès

[6] Le crépuscule de la France d’en haut, 2016, Christophe Guilluy, carte « part des personnes scolarisées de 18-24 ans »

[7] Le crépuscule de la France d’en haut, 2020, Christophe Guilluy, carte « une séparation de fait »

[8] L’insécurité culturelle, 2015, Laurent Bouvet

[9] La révolte des élites et la trahison de la démocratie, 1994, Christopher Lasch

 

Les deux faces de l’inaction climatique

Brune Poirson, secrétaire d’État à la transition écologique en séance au Sénat, et Emmanuel Macron lors de son allocution au G7 à Biarritz

Le président Macron annonce le « virage écologique » de son quinquennat. Pourtant les politiques gouvernementales restent dans la lignée de l’inaction climatique de l’État français depuis des années. Une interview récente de la secrétaire d’État à la Transition écologique Brune Poirson dans laquelle elle fustige le « populisme vert » donne l’occasion de décrypter les ressorts de l’impasse dans laquelle se trouvent les politiques écologiques françaises. Structurée par deux figures antagonistes, les annonces magiques et les compromis dérisoires, elle ne pourra être dépassée qu’en promouvant, à la fois, une transition déclinée opérationnellement et un changement de paradigme économique. Retour sur les derniers paradoxes macroniens en matière d’écologie. Par Damien Mehl.


Le président Macron était en février dernier au chevet du Mont Blanc pour mettre en scène son engagement pour le climat. Mais la montagne a, à nouveau, accouché d’une souris : on met la biodiversité à l’honneur, mais il manque plus de 200 millions d’euros de budget à l’Office national qui doit la défendre ; on crée 4 nouveaux parc naturels régionaux, mais les grands projets inutiles continuent de fleurir comme le terminal T4 de Roissy ; on bannit l’avion pour les déplacements professionnels des 2,4 millions d’agents publics, mais on s’oppose à l’amendement visant à interdire certains vols intérieurs quand des alternatives en train existent.

En fait de « virage écologique du quinquennat », on reste malheureusement dans la lignée de la politique conduite jusqu’à présent. À ce titre, les propos tenus le 21 janvier par Brune Poirson dans le Figaro donnent un éclairage pertinent pour décrypter les codes d’une inaction climatique persistante.

Dans cet entretien, la secrétaire d’État à la Transition écologique s’en est prise à ce qu’elle a appelé du « populisme vert […], des responsables politique prêts à faire croire n’importe quoi en suggérant que tout est faisable en un claquement de doigts », prêts à « faire passer le réalisme pour un manque d’ambition ». Ce faisant, elle cherche à écarter les critiques récurrentes qui accueillent chacune des mesures écologiques du gouvernement : « Pas assez vite, pas assez ambitieux, pas assez fort » reprennent en canon oppositions et ONG…. Brune Poirson, dans la même interview, convoque, comme figure repoussoir, l’ancienne ministre socialiste de l’Environnement, Ségolène Royal, accusée de n’avoir pas géré ses dossiers et de n’en être restée qu’à des déclarations velléitaires, là où le gouvernement, lui, passe aux actes. On retrouve à travers ces propos le débat qui structure les politiques écologiques actuelles : le pragmatisme efficace ou l’ambition volontariste, les petits pas contre les grands objectifs.

Pourtant, au-delà de cette polémique, Mesdames Royal et Poirson sont en réalité les deux faces d’une même médaille, celle de l’inaction climatique.

D’un côté, l’annonce magique : il suffirait de viser un objectif ambitieux, si possible à grand renfort de trompettes médiatiques pour apporter des réponses aux défis environnementaux. Ségolène Royal a excellé dans cet exercice. Il suffit de se rappeler ses déclarations tonitruantes pour déployer plus de 1 000km de routes solaires alors même que le premier et seul kilomètre expérimental s’est avéré un fiasco. Ou l’absence totale d’anticipation de la baisse de la part du nucléaire qui a obligé N. Hulot, alors ministre, à en repousser la date. Mais elle n’est pas la seule dans le domaine… On peut citer le Grenelle de l’environnement de 2007 qui annonçait la baisse de 50% de l’usage de pesticides en 10 ans : faute des mesures concrètes quant à notre système agricole, on a constaté au final… une augmentation de +25% sur la période.

On voit actuellement se multiplier les annonces de changements radicaux à des échéances variées : ici une déclaration d’urgence climatique, là un territoire à énergie positive, ailleurs des neutralités carbones prochaines… On peut légitimement craindre que cela relève du même registre de postures incantatoires, tant elles sont rarement adossées à des programmes concrets de transition écologique dont le triptyque opérationnel est trop souvent absent : prévisibilité, irréversibilité, progressivité. Se fixer des objectifs ambitieux à la hauteur du défi environnemental est louable ; c’est inopérant si on ne se pose pas dans le même temps les questions comment et à quel rythme. Il faudrait exiger de tout politicien qui annonce un plan pour les décennies à venir de préciser par quelles mesures proportionnées à l’objectif il/elle commence le lendemain matin.

De l’autre côté, le compromis dérisoire : portée par une croyance libérale, cette autre face de la médaille reflète la conviction que rien ne se fera sans les acteurs économiques et la prise de conscience progressive de leur responsabilité dans la transition. Cela débouche sur des négociations pied à pied, mais dont les parties prenantes restent toutes deux embourbées dans les schémas de pensée productivistes qui sont justement à l’origine de la destruction du vivant et du dérèglement climatique. Et l’on est ainsi sommé de s’enthousiasmer pour la fin des plastiques à usages uniques pour 2040, la fin de la vente, mais pas de leur circulation, des véhicules thermiques pour la même date ou encore la fin du glyphosate pour une échéance… qui recule au même rythme que le temps passe.

C’est qu’au fond, ces compromis tellement éloignés des enjeux réels auxquels nous sommes confrontés sont extorqués à des opérateurs économiques qui n’en veulent tout simplement pas et qui luttent pour que rien ne bouge. Exagéré ? Qu’on en juge : P. Pouyanné, patron de Total, l’une des 20 entreprises contribuant le plus au changement climatique a ainsi déclaré le 14 janvier dernier que « les actionnaires… ce qu’ils veulent surtout [assurer], c’est la durabilité de nos dividendes » ; une note interne de BusinessEurope (le MEDEF européen) du 13 septembre 2018 explique la stratégie de communication pour s’opposer à toute hausse des ambitions climatiques de l’UE ; depuis l’accord de Paris, les cinq plus grosses entreprises pétrolières et gazières cotées en Bourse ont dépensé plus d’un milliard de dollars de lobbying pour retarder voire bloquer les politiques de lutte contre le changement climatique ; les géants de l’agrochimie manœuvrent pour faire annuler des lois limitant la production de produits dangereux pour la biodiversité et la santé ; 77% des entreprises de l’alimentaire se sont vues demander des baisses de tarifs lors des dernières négociations commerciales avec les mastodontes de la distribution ; l’industrie automobile déploie des fraudes massives pour contourner la réglementation anti-pollution des véhicules, etc.

On ne fera pas une transition écologique à la hauteur des enjeux en la négociant avec ces acteurs économiques-là, mais au contraire en leur ôtant tout pouvoir de nuisance : investissements publics démocratiquement décidés, isolation massive des logements, déploiement d’un système énergétique déconcentré basé sur les renouvelables, invention d’un nouveau modèle de mobilité libéré de la voiture, soutien inconditionnel à la conversion agroécologique de notre système alimentaire, fin des subventions aux énergies fossiles, arrêt de l’élevage industriel et de ses importations cause de déforestation… Autant d’actions concrètes indispensables qui vont directement à l’encontre des intérêts des grandes entreprises issus du modèle thermo-industriel : elles ont trop à y perdre pour en être des partenaires sincères.

Faute de transition écologique planifiée et de changement de paradigme économique, le gouvernement se condamne ainsi à l’inaction climatique, nourrissant un décalage grandissant entre les objectifs annoncés et la réalité des actions effectivement mises en œuvre. Le président Macron et son gouvernement, acculés dans leurs propres contradictions, s’en trouvent obligés, pour ne pas perdre la face, d’énoncer des « alternative facts » qu’on croyait réservés à l’administration Trump : on fanfaronne sur fond de Mer de glace sur le « combat du siècle », mais, en même temps, on recule devant la bataille à engager en retardant les objectifs de notre stratégie bas carbone. Cette distance entre les paroles et les actes vient raviver la méfiance grandissante envers les élites, déjà alimentée par l’accroissement des inégalités et la décrépitude du processus démocratique.

Lorsque de nombreux citoyens manifestent dans les rues en exhortant à « changer le système, pas le climat », quand des ONG attaquent l’État français en justice pour inaction climatique, ils ne réclament rien d’autre que de mettre fin aux annonces magiques et aux compromis dérisoires, de mettre enfin en cohérence les politiques avec les enjeux scientifiquement avérés. Mme Poirson, dans son interview au Figaro, accusait les populistes verts « [d’] utiliser l’écologie comme excuse pour casser le système actuel ». C’est parce que le gouvernement s’évertue à promouvoir une économie qui détruit la nature et le vivant que les collectifs et les citoyens engagés pour le climat veulent faire l’inverse : reconstruire un système solide car cohérent, celui-là, avec les écosystèmes.

“Quand Rome inventait le populisme” – Entretien avec Raphaël Doan

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Caius Gracchus s’adressant à la plèbe romaine © Silvestre David Mirys

“Le coup d’œil sur l’Histoire, le recul vers une période passée ou, comme aurait dit Racine, vers un pays éloigné, vous donne des perspectives sur votre époque et vous permet d’y penser davantage, d’y voir davantage les problèmes qui sont les mêmes ou les problèmes qui diffèrent ou les solutions à y apporter.” déclarait l’écrivaine Marguerite Yourcenar. L’ouvrage de Raphaël Doan, énarque et agrégé de lettre classique, Quand Rome inventait le populisme (Éditions Cerf), s’inscrit pleinement dans cette perspective en décrivant les divisions socio-politiques et l’émergence d’un courant populiste lors de la fin de la République Romaine. La situation qu’il dépeint présente ainsi de nombreux parallèles avec notre époque contemporaine. Entretien réalisé et retranscrit par Xavier Vest.


LVSL — Vous avez publié, en novembre 2019, Quand Rome Inventait le populisme, où vous dressez un parallèle politique saisissant entre la fin de la République Romaine et notre époque actuelle. En quoi convergent pour vous ces deux époques historiques alors qu’elles présentent pourtant des différences considérables (façon de faire de la politique, importance de la guerre, présence du religieux, place de la violence dans la société, rôle des femmes…) ?

Raphaël Doan — Vous avez rappelé les différences évidentes entre les deux époques. Ce qui m’a frappé dans l’histoire romaine, c’est qu’il y a eu à la fin de la République un mouvement politique que les Romains eux-mêmes qualifiaient avec un terme qui ressemble à ce que nous appelons « populistes ». Les Romains avaient un mot, en latin populares, qui est utilisé dans les discours et les écrits politiques de l’époque de la même manière que le mot « populistes » aujourd’hui. Ils ont connu un phénomène politique qui ressemble au populisme actuel avec des leaders radicaux, extravagants ou vulgaires qui s’attaquent à un système, à ses « élites » et qui se présentent comme les défenseurs du peuple. Mais le plus intéressant chez eux, c’est qu’ils avaient défini un terme pour conceptualiser ce phénomène et que ce terme a la même racine que le nôtre : dans les deux cas, il renvoie au peuple. On peut donc non seulement comparer les phénomènes antiques et actuels, mais aussi l’interprétation qu’en faisaient les Romains et la nôtre.

LVSL — L’influence qu’a exercé la République Romaine sur l’imaginaire des révolutionnaires français à l’image de Robespierre ou Saint-Just est indéniable. Ces derniers lisaient les historiens antiques, comme par exemple Plutarque. Pourtant, au regard de l’organisation économique et politique, la République romaine apparaît comme un régime très inégalitaire avec une mainmise du Sénat aristocrate. Faut-il définir la République romaine comme oligarchique dans son essence ?

R.D. — La république romaine est un régime mixte, et je pense que c’est ce qui a permis la naissance du populisme. Il y a des assemblées du peuple, avec des citoyens qui sont vraiment appelés à voter les lois. Mais le régime a aussi des aspects oligarchiques et assumés comme tels, puisque d’une part, il y a le Sénat, qui est une institution non représentative regroupant l’élite aristocratique de la république romaine et qui a souvent le dernier mot sur les orientations de la politique romaine. D’autre part, même les assemblées populaires qui regroupent tous les citoyens sont en fait inégalitaires, car quand on appartient aux classes des citoyens les plus riches, ce qu’ils appellent les “centuries”, le vote compte plus que pour les citoyens les plus pauvres. Mais le fait qu’il y ait au moins quelques aspects véritablement démocratiques permet l’émergence du populisme. Comme vous avez des assemblées de citoyens ouvertes et que les débats sont libres au forum, des leaders populistes peuvent apparaître et tenir des discours antisystèmes. Je dirais que le populisme ne peut pas émerger s’il n’y a pas une forme minimale de démocratie, aussi limitée qu’elle soit, sinon il y a aucun moyen pour les populistes de s’adresser au peuple et de s’appuyer sur lui pour prendre le pouvoir. Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme. 

« Il fallait qu’il y ait ce germe de démocratie à Rome pour que le populisme puisse naître, et il fallait aussi qu’en même temps, il y ait une forme d’oligarchie pour que le populisme puisse s’opposer à un système « d’élites ». Ces deux éléments donnent naissance au populisme »

LVSL — Dans votre ouvrage vous présentez tout du long, une division entre les populares et les optimates lors de la fin de la République Romaine qui serait le pendant de l’opposition actuelle entre ce que le politologue Jérome Sainte-Marie nomme “bloc populaire” contre “bloc élitaire”. Pouvez-vous revenir sur ce clivage ?

R.D. — Jusqu’aux années -130 av J-C, il y a pas vraiment de camp politique à Rome. Il y avait des regroupements qui se faisaient au cas par cas selon telle ou telle circonstance ou tel ou tel débat, selon qu’on était pour ou contre. Mais à partir des Gracques apparaît cette lignée des populares : ce n’est pas exactement un parti politique avec des financements ou des institutions, mais un courant d’idées politiques dans lequel beaucoup de politiciens romains vont se reconnaitre et auquel ils vont faire référence. En réaction se dégage un camp plutôt conservateur, attaché aux traditions, aux institutions du Sénat et aux valeurs économiques et sociales traditionnelles, comme le droit de propriété des grands propriétaires terriens. Ces gens-là se reconnaissent sous le terme d’optimates, qui veut dire les meilleurs (optimus : le meilleur). Ils se voient eux-mêmes comme ce que j’appelle les élites, c’est ainsi qu’on peut traduire le mot. Optimates ou élites, cela peut avoir une connotation économique et sociale, en renvoyant aux individus situés tout en haut de la société. Mais cela peut aussi avoir une connotation morale. Cicéron dit que les optimates, ce sont simplement « les gens biens », honnêtes et sérieux, attachés à défendre la République, quel que soit leur statut social. D’ailleurs, aujourd’hui non plus, ceux qui défendent les élites n’assument jamais de défendre un groupe social défini  : on oppose plutôt des gens qui seraient « mauvais » ou « séditieux » à ceux qui seraient de bons citoyens, respectueux des valeurs de la République. La fracture décrite par Jérôme Sainte-Marie est particulièrement intéressante dans cette perspective, puisqu’il définit un clivage actuel entre un « bloc élitaire » et un « bloc populaire » ; or, cela recoupe exactement, jusque dans les termes, l’opposition entre optimates et populares à Rome. Ce sont vraiment ces deux blocs-là qu’on retrouve dans l’Antiquité et aujourd’hui.

Raphaël Doan.

LVSL — Dans cette division Populares contre Optimates, ne peut-on pas relever un paradoxe ?Aujourd’hui les tenants de l’ordre actuel comme Emmanuel Macron se présentent comme des réformateurs et voient leurs opposants comme inadaptables et conservateurs. Or c’est tout l’inverse à Rome. Cela ne révélerait-il pas ainsi quelque chose sur nos élites actuelles ?

R.D. — Oui, c’est vrai. Les optimates assument d’être des conservateurs et de vouloir le status quo, sans rien changer. Alors que des hommes politiques comme Emmanuel Macron, qui incarne aujourd’hui une forme d’anti-populisme, se définissent par le mouvement, la réforme, la transformation. Mais si on regarde comment Emmanuel Macron a été élu, comme le rappelle le dernier livre d’Emmanuel Todd, on voit que ses électeurs votent majoritairement en opposition au Rassemblement national : ils veulent conserver, dans l’ensemble, le système économico-politique tel qu’il est, éventuellement en l’aménageant ou en l’approfondissant à la marge. Ce ne sont pas des révolutionnaires, ils ne veulent pas changer le système, contrairement à ce que peuvent revendiquer les populistes. Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. 

« Les optimates sont des conservateurs assumés, tandis que les antipopulistes d’aujourd’hui se donnent une apparence de réformiste, mais les deux défendent une forme de stabilité. »

LVSL — De l’élection de Tiberius Grachus comme Tribun de la plèbe en -133 av J.C à la mort de son frère Caius Grachus en -121 av J.C, Rome connait l’épisode des Gracques qui tentent alors de mettre en oeuvre un programme de réformes économiques inédites qui va diviser comme rarement les citoyens libres romains. Comment arrive-t-on à cette situation de lutte sociale 10 ans après la fin des Guerres Puniques, qui avaient uni la République Romaine contre l’ennemi carthaginois et semblaient pourtant avoir renforcé la prospérité de Rome ?

R.D — À cette époque, Rome est devenue la super-puissance du monde antique. Elle n’a plus de rival géopolitique. Elle a vaincu Carthage et les empires successeurs d’Alexandre le Grand en Orient. Rome connaît alors un afflux de richesses inédit, et notamment un afflux d’esclaves, dont des prisonniers de guerres ramenés en Italie. Cette situation créé un déséquilibre économique : les esclaves constituent de la main-d’œuvre bon marché, puisqu’il faut seulement les nourrir, et toujours disponible. À l’inverse, ce n’est pas le cas des citoyens romains, qui peuvent être appelés à l’armée. Cela intéresse beaucoup les grands propriétaires terriens, qui, au lieu d’engager comme travailleurs agricoles des citoyens romains, les remplacent par des esclaves. Il y a donc de plus en plus ce que l’on appelle aujourd’hui “du chômage”, c’est-à-dire des citoyens qui n’ont pas de terres qu’ils pourraient cultiver eux-mêmes, et qui ne peuvent pas non plus cultiver les terres des autres à cause de l’arrivée massive des esclaves.

C’est à ce moment-là qu’apparaissent les Gracques : ce sont des héritiers de l’aristocratie romaine qui décident de s’occuper du problème et de répondre aux aspirations des citoyens pauvres en proposant un changement assez radical : un partage des terres au profit de ces citoyens, des distributions de blé pour les plus pauvres, et une réforme politique en donnant plus de poids aux représentants du peuple et moins au Sénat, défenseur de l’aristocratie foncière. Ils finissent par être assassinés, mais le mouvement est lancé. Tout le programme des populistes ultérieurs reprendra cette politique en dénonçant l’injustice de la répartition des terres et le sort des citoyens démunis.

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Les Gracques, sculpture d’Eugène Guillaume.

LVSL — Pour l’épisode des Gracques, faut-il voir cela comme un calcul politique pour accéder aux postes politiques les plus prestigieux au Sénat ou y a-t-il vraiment une intention vertueuse dans leur action politique ?

R.D. — On ne peut jamais être certain de ce qui se cache derrière les actions des hommes, encore plus quand il s’agit de l’Antiquité ! Plutarque écrit que Tiberius Grachus aurait eu l’idée de son action politique en traversant l’Italie. À l’époque, quand on faisait de la politique et qu’on devait se déplacer, faute de train, d’avion ou de voiture, on traversait vraiment les campagnes et on croisait leurs habitants de près, ce qui est moins vrai des politiques actuels. Tiberius voit alors tous les champs cultivés par des esclaves et non par des citoyens. Plutarque écrit que c’est en observant cette situation qu’il a eu l’idée de son action politique, ce qui laisse croire qu’il était convaincu par ses idées. Mais cela n’empêche pas qu’il ait eu une ambition personnelle. De manière générale, presque tous les populares, comme souvent les populistes actuels, appartiennent socialement aux élites et se servent du populisme, de l’appel au peuple, pour l’emporter sur d’autres membres des élites. C’est une manière de sortir du conflit interne aux élites pour mieux le gagner.

LVSL — Si des membres du courant des populares comme les Gracques semblent ainsi avoir des intentions vertueuses comme le dit Plutarque, y a-t-il membres de la mouvance des populares issus eux aussi de l’aristocratie qui adoptent par la suite des stratégies d’appropriation de codes populaires par pure ambition personnelle ?

R.D. — Il y a les deux. Il y a ceux qui choisissent de faire semblant d’appartenir aux classes populaires : c’est le cas de Clodius, le descendant d’une grande famille aristocratique romaine, la gens Claudia. Il se dépouille de ses apparences aristocratiques. Il change son nom pour qu’il sonne plus plébéien. Il s’appelait Claudius avec la diphtongue « au » et se renomme Clodius. Il déménage et s’installe dans un quartier populaire. Il se fait inscrire comme plébéien sur les listes électorales. Il fait tous ces changements de forme pour montrer qu’il est proche de ses électeurs. A l’inverse, Jules César, qui est aussi un éminent membre des populares, ne fait pas semblant d’être issu de la plèbe et assume ses origines aristocratiques (il disait même divines). Il est très mondain, très riche, très cultivé et il ne le cache pas ; il écrit des livres de haute littérature destinés à une élite intellectuelle. C’est quelqu’un qui assume totalement son statut d’élite, et qui dit le mettre au service des classes populaires. Je compare cela un peu à Donald Trump. On ne peut pas dire ce soit une élite intellectuelle, mais c’est une élite économique et il ne le cache pas du tout : il étale sa richesse en disant justement que parce qu’il est milliardaire, il pourra mieux servir les intérêts des Américains de la classe moyenne.

LVSL — Dans votre livre, vous évoquez longuement la figure de Cicéron dans un Chapitre ; célèbre sénateur dont l’image d’orateur, de philosophe et de sauveur de la République a traversé les siècles. Néanmoins, on retrouve dans ses discours de nombreux éléments de langage condamnant de manière caricaturale le populisme opposé au « consensus de tous les gens de bien ». Cicéron serait-il un symbole politique de l’aristocratie romaine figée ?

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Cicéron.

R.D. — Ce qui est intéressant avec Cicéron, c’est qu’il est un peu à part dans l’élite sénatoriale : il est ce que les Romains appelaient un « homme nouveau », c’est à dire un nouveau venu dans la carrière politique. Il est le premier à devenir consul dans sa famille. Il a donc un regard extérieur sur le clivage populares/optimates, mais, comme souvent les gens qui accèdent à un haut statut, il défend sa nouvelle appartenance d’autant plus âprement. Il va donc être un grand défenseur de la classe sénatoriale. Mais comme il est intelligent, il se rend compte aussi qu’on ne peut pas se contenter de dire « non, passez votre chemin » aux populistes, en conservant le status quo. Il voit l’intérêt de l’étiquette « populiste » et c’est pour ça que lui-même, pendant un temps, se définit comme populiste. Mais il précise tout de suite qu’il n’est pas comme les autres, qu’il n’est pas menteur, qu’il n’est pas violent, qu’il ne s’attaque pas à la propriété, qu’il protègera la République. Il va défendre les droits des grands propriétaires. Superficiellement, il se sert de la rhétorique populiste, mais sur le fond c’est un défenseur des élites. C’est pour ça que je le compare à Emmanuel Macron, qui a aussi ce type de discours  : il dit qu’il est un « vrai populiste » parce qu’il fait des réformes dans l’intérêt du peuple, et s’attaque aux « faux » populistes qui seraient des démagogues. C’est un procédé rhétorique que je retrouve chez Emmanuel Macron et Cicéron.

LVSL — Lors de la fin de la République romaine, les inégalités économiques explosent entre la plèbe et l’aristocratie romaine. Y a-t-il durant cette période une critique culturelle et philosophique de cette élite et de ses nouvelles valeurs liées à l’argent ?

R.D — Il y a un petit peu de cela. Ce n’est pas conceptualisé tel quel, il n’y a pas de discours anticapitaliste, et pour cause. En revanche, il y a clairement un discours contre le luxe et une forme de décadence morale. C’est assez classique dans la société romaine : les vieux romains sont censés être austères, le luxe étant assimilé à l’Orient. Au moment de l’affaire Catilina, où un arriviste a voulu renverser le Sénat, le coup d’Etat a rassemblé des Romains endettés et qui se jugeaient spoliés par les « ultra-riches ». Dans un discours, Catilina critique la hausse des inégalités : il dénonce le fait que des riches ne savent plus quoi faire de leur argent et s’achètent des dizaines de villas alors qu’il y a dans le même temps des Romains qui meurent de faim. Mais ce discours se retrouve dans les deux camps. Par exemple, Caton, qui est un sénateur très conservateur, attaché aux optimates,  dénonçait lui aussi le luxe, la corruption et la frivolité de ses collègues, en affirmant que c’était indigne des Romains, et que cela les conduirait à leur perte. C’était un tenant de la rigueur et de la transparence !

LVSL — Vous mentionnez également la figure de Jules César, qui pour vous est le populiste ultime. Aujourd’hui on a l’image d’un César, dictateur tyrannique, égocentrique. En quoi est-il alors le digne héritier des populares ?

R.D. — César est clairement un dictateur, puisque c’était une de ses fonctions officielles. En revanche, on ne peut pas dire qu’il soit tyrannique ou égocentrique. Ce n’est pas le portrait qu’en font les auteurs de l’époque. C’est quelqu’un de très intelligent, cultivé, affable, qui s’attache à prouver au contraire sa magnanimité après les guerres civiles, en pardonnant à tous ses anciens ennemis. Il a l’ambition de rassembler la société romaine après les conflits atroces et sanglants qui l’ont déchirée. Ce n’est pas quelqu’un qui essaye d’imposer son pouvoir par la force et de manière brutale. En même temps, il est ce que j’appelle le populiste ultime, l’aboutissement de la lignée des populares qu’il a menés à la victoire, sur les plans à la fois politique et militaire, puisqu’il a écrasé les armées du camp sénatorial. Il reprend et mène à bout le programme initié par les Gracques. Il poursuit les distributions de terres, notamment pour les vétérans des guerres des Gaules et des guerres civiles. Il développe les distributions de blé ou d’argent pour les citoyens pauvres et mène des campagnes de grands travaux, qui sont assez caractéristiques des programmes populistes : il s’agit de montrer leur efficacité via de grandes réalisations concrètes. César a cette stature d’homme d’État rassembleur, qui lui permet de fonder des institutions qui lui survivront sous l’Empire. Son erreur est peut-être d’avoir été trop magnanime, d’avoir laissé trop de place à ses anciens opposants au sein de son nouveau régime. Il se fait assassiner par des gens auxquels il avait pardonné, comme Brutus.

La mort de césar par Vincenzo Camuccini.

D’ailleurs, pour revenir sur les révolutionnaires français dont vous parliez tout à l’heure, il est assez étonnant qu’ils se soient inspirés de Brutus à la Révolution, puisque c’est un conservateur, partisan de l’aristocratie romaine. Bien sûr, il y a le fait que Brutus ait été un régicide, tueur de rois, et il y a aussi la référence à l’autre Brutus, son ancêtre, le fondateur légendaire de la République. Mais les deux Brutus sont des garants du règne de l’aristocratie, tandis que César se présentait comme le défenseur du peuple. Il y a donc une certaine ironie de l’histoire à voir des révolutionnaires français se revendiquer de ces figures… et cela prouve la victoire posthume de la propagande des optimates, qui se sont présentés comme les derniers défenseurs de la liberté ! 

LVSL — Dans votre conclusion, vous dites que le populisme à l’époque de Rome était une forme de lutte politique comme le syndicalisme ou la social-démocratie. Vous évoquez enfin le Brexit comme un cas d’école où l’élite gouvernementale prend en compte les mesures d’en bas. Est-ce la leçon de votre livre, les élites ne peuvent survivre qu’en s’appropriant les demandes des classes populaires ?

R.D. — Je pense qu’il est impossible de résoudre la question populiste sans prêter oreille aux revendications populistes sur certains aspects. Je ne pense pas qu’on puisse faire tenir une société ou un corps politique en disant simplement « non » à tout ce que demandent les populistes. En Grande-Bretagne, on a vu que la mécanique politique menait à ce que tout le parti conservateur devienne un parti de populistes « doux ». Je pense que ce qui a causé la perte des optimates romains, c’est qu’ils n’avaient rien à proposer face aux populares. Ils défendaient le status quo, mais n’avaient rien à opposer aux revendications légitimes des classes populaires. C’est cette absence d’alternative qui peut causer la perte des camps antipopulistes. Logiquement, si les élites au pouvoir veulent rester au pouvoir, elles ont intérêt à reprendre au moins une partie de ces revendications, éventuellement de manière plus intelligente ou plus sérieuse que ce que réclament les partis populistes eux-mêmes. Finalement, quand on voit l’exemple italien, américain, britannique ou hongrois, je pense qu’il y a deux choix : soit les partis populistes arrivent au pouvoir, soit les partis au pouvoir reprennent une part des revendications populistes. Je ne suis pas sûr que l’on puisse échapper à l’une de ces deux solutions.

AMLO : rupture avec le néolibéralisme ou continuité ? La « quatrième transformation » du Mexique

AMLO © PresidenciaMX 2012-2018

Le 2 décembre dernier, Andrés Manuel López Obrador (AMLO) a été investi président du Mexique. Arrivé au pouvoir grâce au soutien d’une large base populaire et d’une partie de la bourgeoisie, il entreprend la « 4ème transformation » (4T) du pays (1) après des décennies de politiques néolibérales ; sans pourtant rompre clairement avec l’agenda de ses prédécesseurs…


Le Mexique est un pays plongé dans la violence. Violence sociale et de genre d’abord, avec un coefficient de Gini sur la répartition des revenus (tout type de revenu compris (2)), de 0.78, un taux de pauvreté de 45% (3) et 8 200 meurtres de femmes à déplorer sur la seule période 2015-2017 (pour une population de femmes de 66 millions) (4). Violence provoquée par les cartels de la drogue ensuite, qui se sont développés sur tout le territoire mexicain. Sur le plan économique, les cartels génèrent une activité annuelle estimée à 30 milliards d’euros (soit 10 % du budget fédéral annuel du Mexique) à l’aide d’une main d’œuvre qui comprend environ 1 millions de Mexicains (5).

Le cas Ayotzinapa : quarante-trois étudiants de l’École normale rurale de Ayotzinapa ont disparu en 2014 après une rencontre avec la police locale

Violence institutionnelle enfin, caractérisée par l’impunité manifeste dont bénéficient la police et l’armée mexicaines. On peut aussi citer à cet égard le cas Ayotzinapa : quarante-trois étudiants de l’École normale rurale de Ayotzinapa ont disparu en 2014 après une rencontre avec la police locale, alors qu’ils allaient manifester contre les pratiques du gouvernement mexicain. Cette brutalité policière se conjugue à une violence politique et un système électoral largement frauduleux, qui a permis d’écarter le candidat d’opposition aux élections présidentielles en 1988, 2006 et 2012 (à savoir, dans ces deux derniers scrutins, AMLO).

La promesse d’une nouvelle force politique ?

Il faut noter que depuis la Révolution mexicaine de 1910, le Parti révolutionnaire institutionnalisé (PRI) a toujours remporté les élections présidentielles, à l’exception des scrutins de 2000, 2006 et 2018. Le Parti action national (PAN), conservateur, a remporté celles de 2000 et de 2006. Quant au scrutin de 2018, c’est le parti-mouvement « Mouvement de régénération nationale » (Morena) qui l’a emporté, dirigé par AMLO.

Ce dernier est arrivé au pouvoir avec la promesse de mettre en place une rupture radicale : lutte contre l’insécurité qui ravage le Mexique, éradication de la corruption, guerre menée à la pauvreté via la distribution d’aides sociales et la stimulation d’une croissance juste et soutenable(6) (7), mêlée à des éléments plus orthodoxes : respect de l’autonomie de la Banque centrale, de l’équilibre budgétaire…(8)

Dans les faits, pour réaliser cette promesse de « transformation », AMLO s’appuie sur un cabinet composé notamment de plusieurs personnalités bien connues des Mexicains : Esteban Moctezuma Barragán, l’actuel secrétaire de l’éducation publique, qui a été membre du PRI jusqu’en 2002 ; Víctor Villalobos, l’actuel secrétaire de l’agriculture, de l’élevage, du développement rural, de la pêche et de l’alimentation, qui a servi sous le gouvernement de Felipe Calderón (président de 2000 à 2006, PAN) ; ou encore Arturo Herrera Gutiérrez, l’actuel secrétaire aux finances et au crédit public, qui a collaboré avec la Banque mondiale de 2010 à 2018 (9)(10)(11).

Renouvellement démocratique et lutte contre la corruption

Ce gouvernement, malgré sa continuité avec l’ancien système politique, encourage l’émergence de nouvelles institutions et pratiques démocratiques ; des consultations populaires sont mises en place, l’une d’entre elles aboutissant à l’arrêt de la construction de l’aéroport de Texcoco (12)(13)) ; le référendum d’initiative citoyenne révocatoire est inscrit dans la loi (14) ; la fin de l’immunité judiciaire du président est actée, ainsi que la possibilité de condamner celui-ci pour « traîtrise à la patrie », tandis qu’une procédure qui pourrait éventuellement mener à la révocation du président est légalisée (15). Les Mexicains devront donc choisir, début 2022, si leur président doit ou non terminer son mandat. Par ailleurs, chaque jour, le gouvernement donne une conférence de presse à propos de ses dernières décisions. Enfin, – rupture notable par rapport à la présidence de Felipe Calderón et d’Enrique Peña Nieto (président de 2012 à 2018, PRI) – les manifestations d’opposition à la politique du gouvernement se sont pour le moment déroulées sans répression massive.

Le renouvellement des institutions et des pratiques institutionnelles a pour fin la lutte contre la corruption, promise par AMLO. La loi dite d’austérité républicaine (16) prévoit, entre autres, la suppression des retraites des anciens présidents ; pour les fonctionnaires de l’État, elle interdit de contracter des assurances vie et médicale ; l’interdiction d’être employé dans une entreprise pour un fonctionnaire disposant d’informations sensibles en lien avec l’activité entrepreneuriale, et ce jusqu’à dix ans après la fin du contrat de travail avec l’État mexicain – une mesure qui aurait empêché Felipe Calderón de travailler dans le secteur énergétique après son mandat présidentiel.

Chaque jour, on estime que 9 millions de litres d’essence sont volés, représentant une perte annuelle d’un peu moins de 3 milliards d’euros par an (de l’ordre de 1% du budget fédéral).

Le gouvernement, toujours dans l’optique de la lutte contre la corruption, s’attaque aux réseaux de huachicoleros, ces voleurs d’hydrocarbures produits par PEMEX (l’entreprise publique du Mexique chargé de la production de l’essence (17)), soit directement dans les installations, soit au niveau des oléoducs. Cette année encore, un gouverneur d’État a été pris sur le fait. Chaque jour, on estime que 9 millions de litres d’essence sont volés, représentant une perte annuelle d’un peu moins de 3 milliards d’euros par an (de l’ordre de 1% du budget fédéral) (18). Les « huachicoleros à col blanc », selon l’expression d’AMLO, c’est-à-dire les fraudeurs fiscaux, sont aussi l’une des cibles privilégiées du gouvernement (19). Dans la période correspondant au mandat de Calderón et de Nieto, le gouvernement a gracié environ 150 000 contribuables pour un montant total d’environ 2 milliards d’euros.

Une politique d’aides limitée

Cet argent récupéré via la lutte contre la corruption permet au gouvernement de mettre en place des politiques d’aide aux Mexicains considérés comme vulnérables : les plus pauvres, les handicapés, les retraités. Désormais, les élèves pauvres de tous niveaux scolaires et les étudiants peuvent demander une bourse bimensuelle, d’un montant compris entre 75 et 115 euros (ce qui représente une population d’un peu moins de 11 millions de personnes pour une aide totale d’un peu moins de 3 milliards) ; les handicapés (790 000 personnes) ont le droit à une bourse bimensuelle de 120 euros, ainsi que les personnes âgées (8 000 000 de personnes) (20).

De la même manière, une politique d’aide à des petits producteurs est initiée. Début octobre, le gouvernement a enclenché un processus d’achat direct des récoltes de riz, haricot, maïs, blé et lait auprès de 2 millions de petits producteurs, ce qui a permis à ces derniers d’avoir des prix de vente garantis. Les entreprises publiques Diconsa et Liconsa se chargent ensuite de vendre ces produits à des prix plus bas que la normale (21)(22). En revanche, les producteurs de café ne bénéficient pas d’un tel traitement, et certains se plaignent de cette carence d’aides et de protection face à la concurrence de la multinationale Nestlé (23).

Cette politique d’aide se fait sans hausse d’impôts, en particulier sur les plus riches

Il faut noter que cette politique d’aide se fait sans hausse d’impôts, en particulier sur les plus riches et qu’AMLO a insisté, en février 2019 (24) et octobre 2019 (25), sur le fait qu’il n’y en aurait pas. Le gouvernement mexicain compte principalement sur la croissance de l’économie mexicaine pour financer le budget fédéral. Celui-ci a augmenté le salaire minimum de 16% dès le début de son fonctionnement (26), et l’inflation a ralenti pour atteindrait 3% cette année (27). Cependant, la croissance mexicaine n’est pas repartie à la hausse, au contraire : après avoir atteint 1,6% au dernier trimestre 2018, elle est redescendue à 0,1 % au premier trimestre 2019 pour remonter à 0,3% au second trimestre 2019 (28). Par ailleurs, il faut noter que le chômage est resté à peu près stable (contredisant ceux qui estiment qu’une hausse du salaire minimum est nuisible pour l’emploi) : il est passé de 3,3% au second trimestre 2018 à 3,5% au second trimestre 2019 (29).

Si la croissance continue à se maintenir à ce niveau et, sans hausse d’impôts supplémentaires, cela compliquerait la maîtrise de l’équilibre budgétaire du gouvernement – et l’obligerait à faire des choix plus radicaux, dans une direction ou l’autre.

Développement des infrastructures

Un des projets majeurs vise à redonner son indépendance énergétique au Mexique ; celle-ci a été abandonnée lorsque PEMEX a été longuement privatisée, depuis le mandat de Carlos Salinas de Gortari (1988-1994, PRI) jusqu’au mandat de M. Nieto (30). AMLO a choisi d’investir massivement dans PEMEX, sans refouler le secteur privé (31). Au total, 600 000 000 d’euros ont été investi dans les six raffineries du pays en 2019 (32) afin d’enrayer la chute de la production d’essence. Celle-ci est passée de 3 400 000 barils en 2004 à 1 670 000 barils en 2018. L’investissement réalisé a eu pour conséquence d’augmenter la production de 50 000 barils. Cependant, malgré cette hausse de la production, PEMEX a enregistré une perte de 8 milliards sur les trois premiers trimestres de 2019 à cause de la baisse des prix (33). Par ailleurs, toujours en vue d’augmenter la production, la construction d’une nouvelle raffinerie, à Dos Bocas (Tabasco), a commencé à être entreprise (34).

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Les états du Mexique et leurs capitales respectives

À ce sujet, il convient de souligner que le congrès local de l’État de Tabasco, soutenu par AMLO (35), a fait passer une loi, la « ley garrote », qui punit quiconque entrave la liberté de circulation ou réalise une extorsion d’une peine de prison allant de six à treize ans (36). Un arsenal législatif est donc mis en place contre des groupes qui tenteraient de bloquer la construction ou le bon fonctionnement de la nouvelle raffinerie – il est destiné à contrecarrer les résistances que le gouvernement risque de rencontrer de la part de l’oligarchie mexicaine.

Dans cette optique, la cour suprême a bloqué l’application de la ley federal de remuneraciones de los Servidores Públicos, qui vise à empêcher que les fonctionnaires gagnent davantage que le président, à savoir 5000 euros mensuel. Ce salaire est deux fois inférieur à celui de M. Nieto (37-38).

Des entrepreneurs, en créant le hashtag #NoMásDerroches et en faisant appel à la cour suprême, ont aussi manifesté leur opposition à la fin de la construction de l’aéroport de Texcoco et à la construction, à la place, d’un aéroport dans la zone militaire de Santa Lucía, tous deux dans l’État de Mexico (État proche de Mexico, voir la carte) (39).

Les transports et le secteur privé

La cour suprême ne s’étant, au final, pas prononcée en sa défaveur, l’aéroport de Santa Lucía, qui serait à la fois civil et militaire, commencerait à fonctionner en mars 2021 (40). Sa construction nécessitera un budget de 3,5 milliards d’euros.

Des chocs futurs avec des élites économiques sont aussi à prévoir avec la construction du Train Maya, dont le budget est évaluée à 7,1 milliards d’euros, dans la partie sud-est du pays (41). En effet, les chemins de fer dans leur quasi-totalité ont été privatisés puis abandonnés. Les Mexicains pour se déplacer en transports en commun n’ont donc, le ferry mis à part, que deux choix : l’avion qui relie seulement les capitales des États ou les bus, moins onéreux.

Or dans le sud-est, la compagnie de bus ADO est en situation de quasi-monopole. Il est donc probable que celle-ci essaie d’empêcher la construction du train Maya. Pour légitimer cette construction, le président AMLO compte organiser une consultation populaire dans les États concernés (13).

En plus de ces deux projets, un projet de tramway dans la ville de Guadalajara est également prévu (42), ainsi que la rénovation des lignes de métro 1 et 3 de Mexico (43). Les transports, jusqu’ici, avaient été largement négligés ; entre 2008 et 2016, ce secteur avait reçu seulement 0,6% du PIB, soit deux fois moins que la moyenne des pays d’Amérique latine sur la même période (44).

Volontarisme politique et orthodoxie : le grand écart du gouvernement

En parallèle de ces grands projets, l’organisation du travail encourt des modifications sensibles. C’est dans cette optique que la « ley federal del Trabajo » (loi fédérale du travail) a été votée au cours de cette première partie de mandat qui vise à garantir la liberté et la démocratie syndicales, la négociation collective et de meilleurs salaires(45).

Cette dynamique de renforcement des droits des travailleurs risque de se heurter aux accords de libre-échange avec le Canada et les États-Unis d’Amérique (l’ACEUM pour l’Accord Canada-États-Unis-Mexique) qu’AMLO cherche, en parallèle, à finaliser. Plus généralement, les réformes étatistes et dirigistes mises en place par le nouveau gouvernement mexicain semblent difficilement compatibles, sur le long terme, avec le respect de l’équilibre budgétaire et le statu quo fiscal promus par AMLO.

Le « populisme » d’AMLO serait-il un « radicalisme du centre », pour reprendre la formule de Francesco Callegaro (46) ? Depuis l’investiture d’AMLO il y a deux ans, le gouvernement mexicain est parvenu à initier un agenda de démocratisation des institutions et de lutte contre la pauvreté sans rompre avec le consensus néolibéral. Un grand écart entre volontarisme politique et équilibre budgétaire qu’une croissance en berne pourrait bientôt compromettre…

 

Notes

Pour les conversions, 1€ = 21 pesos mexicains.

(1) La première transformation correspond à la guerre d’indépendance du Mexique (1810-1821), la deuxième à la réforme laïque (1857-1860) et la troisième à la Révolution mexicaine (1910-1920).

(2) Ce coefficient sert à mesurer les inégalités de revenu : 0 correspond à l’égalité parfaite et 1 au cas où un individu concentre tous les revenus d’un pays. En comparaison, la France a un coefficient d’environ 0,3, les États-Unis d’Amérique de 0,4.

(3) : https://www.proceso.com.mx/567654/pobreza-en-mexico-15-superior-al-promedio-de-america-latina-cepal

(4) : https://www.proceso.com.mx/527637/solo-20-de-los-asesinatos-de-mujeres-en-mexico-son-investigados-como-feminicidios-el-ocnf

(5) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/economia/2018/11/11/economia-del-narco-genera-600-mil-mdp-cada-ano-en-mexico-5650.html

(6) : Deuxième chapitre de « El principio. Los primeros cuatro meses » de Armando Batra.

(7) : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-44681165

(8) : “En materia económica, se respetará la autonomía del Banco de México; el nuevo gobierno mantendrá disciplina financiera y fiscal; se reconocerán los compromisos contraídos con empresas y bancos nacionales y extranjeros.” (tiré du discours de victoire de AMLO : https://www.animalpolitico.com/2018/07/discursos-lopez-obrador/)

(9) : https://lopezobrador.org.mx/gabinete-2018-2024/

(10) : https://www.celag.org/gabinete-amlo-perfiles-y-prospectivas/

(11) : https://www.milenio.com/politica/quien-es-y-cuanto-gana-esteban-moctezuma-como-titular-de-la-sep

(12) : https://www.bbc.com/mundo/noticias-america-latina-46024519

(13) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/11/11/consulta-por-tren-maya-para-evitar-sabotaje-legal-amlo-939.html

(14) : https://www.eluniversal.com.mx/nacion/politica/diputados-avalan-revocacion-de-mandato-y-consulta-popular

(15) : https://www.proceso.com.mx/605942/amlo-plantea-el-21-de-marzo-de-2022-como-dia-para-consultar-si-continua-en-el-cargo

(16) : https://www.proceso.com.mx/602452/lista-la-ley-federal-de-austeridad-republicana-pasa-al-ejecutivo-para-su-publicacion

(17) Créée à la suite de l’expropriation par le gouvernement de Lázaro Cárdenas des entreprises nord-américaines et britanniques.

(18) : https://www.proceso.com.mx/570016/del-narco-al-huachicolero-cronica-de-una-guerra-inventada

(19) : https://www.proceso.com.mx/600883/diputados-aprueban-reforma-que-elimina-la-condonacion-de-impuestos

(20) : https://www.proceso.com.mx/597983/amlo-presume-en-su-primer-informe-sus-politicas-de-apoyo-a-jovenes-adultos-mayores-y-discapacitados

(21) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/10/01/amlo-comprara-el-gobierno-cosechas-a-precios-de-garantia-7324.html
(22) :
https://www.proceso.com.mx/601478/amlo-anuncia-precios-de-garantia-a-productores-y-baja-en-canasta-basica-de-diconsa-y-liconsa

(23) : https://www.jornada.com.mx/2019/08/19/estados/027n1est

(24) : https://www.proceso.com.mx/572935/ni-alza-de-impuestos-ni-gasolinazos-para-el-desarrollo-de-mexico-afirma-amlo
(25) :
https://www.proceso.com.mx/604298/amlo-se-opone-al-aumento-del-cobro-por-el-derecho-al-uso-del-agua-a-agricultores

(26) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/09/30/se-estudia-aumento-al-minimo-para-2020-el-16-fue-insuficiente-amlo-1895.html

(27) : https://expansion.mx/economia/2019/10/09/la-inflacion-en-mexico-se-desacelera-a-su-menor-nivel-en-3-anos

(28) : https://mexicocomovamos.mx/?s=seccion&id=97

(29) : https://www.proceso.com.mx/596050/el-desempleo-en-mexico-aumenta-a-3-5-en-el-segundo-trimestre-inegi

(30) : https://www.proceso.com.mx/526543/a-80-anos-de-la-expropiacion-la-desnacionalizacion-petrolera

(31) : https://www.proceso.com.mx/597665/amlo-planea-revivir-la-exploracion-de-empresas-privadas-en-aguas-profundas-financial-times

(32) : https://edit00.jornada.com.mx/ultimas/2019/09/23/produccion-de-pemex-se-ha-recuperado-al-50-amlo-6626.html

(33) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/economia/2019/10/29/pemex-perdio-88-mil-millones-entre-julio-y-septiembre-2847.html

(34) : https://www.proceso.com.mx/596906/va-bien-se-esta-trabajando-bien-amlo-sobre-la-refineria-de-dos-bocas

(35) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/07/30/respalda-amlo-ley-garrote-en-tabasco-281.html

(36) : https://www.jornada.com.mx/2019/07/30/estados/025n1est

(37) : https://www.proceso.com.mx/574160/por-mayoria-el-senado-aprueba-la-ley-federal-de-remuneraciones

(38) : https://www.infobae.com/america/mexico/2019/09/10/salario-y-aguinaldo-de-lopez-obrador-aumentara-en-2020/

(39) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/10/09/da-juez-via-libre-al-aeropuerto-en-santa-lucia-3243.html
(40) : http://jornadabc.mx/tijuana/17-10-2019/santa-lucia-sera-inaugurado-el-21-de-marzo-de-2022-amlo

(41) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/09/20/tren-maya-obra-aceptada-por-mayoria-en-sureste-del-pais-amlo-5673.html

(42) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/politica/2019/04/05/supervisa-amlo-construccion-de-linea-3-de-tren-ligero-en-guadalajara-3193.html

(43) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/capital/2019/10/31/se-invertiran-30-mil-mdp-para-renovar-lineas-1-y-3-del-metro-5576.html

(44) : https://www.jornada.com.mx/ultimas/economia/2019/11/03/mexico-invierte-en-transporte-0-6-por-ciento-del-pib-cepal-9915.html

(45) : https://www.proceso.com.mx/581893/reforma-laboral-es-una-conquista-para-los-trabajadores-defensores-sindicales

(46) : https://lvsl.fr/le-populisme-est-un-radicalisme-du-centre-entretien-avec-francesco-callegaro

« L’alliance avec le M5S a fourni une caution contestataire à la Lega » – Entretien avec Pierre Martin

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte et son ex-Ministre de l’Intérieur Matteo Salvini. © robertsharp via Flickr, Presidenza del Consiglio dei Ministri & U.S. Army photo by Elizabeth Fraser / Arlington National Cemetery via Wikimedia Commons.

La démission surprise de Luigi Di Maio de la direction du Mouvement 5 Etoiles a de nouveau démontré l’imprévisibilité du jeu politique italien. La probable victoire de la Lega aux élections d’Emilie-Romagne ce week-end devrait en effet affaiblir la surprenante alliance entre le M5S et le Partito Democratico, qui avait permis d’éviter des élections nationales suite au départ de Salvini à la fin de l’été 2019. Si Salvini est le favori des sondages, Matteo Renzi demeure toujours en embuscade, tandis que les néo-fascistes “frères d’Italie” (Fratelli d’Italia) progressent dans les intentions de vote. Pour décrypter le jeu politique transalpin, nous avons interrogé le politologue Pierre Martin, ingénieur de recherche au CNRS, enseignant à l’IEP de Grenoble et spécialiste de l’étude des élections. Retranscription par Dany Meyniel, interview par William Bouchardon.


LVSL – La coalition qui a émergée en Italie après les élections de mars 2018 a surpris tout le monde. Pourquoi le mouvement 5 étoiles a-t-il formé un gouvernement avec la Lega ?

Pierre Martin – Deux choix ont été déterminants dans cette affaire : celui du M5S de gouverner et celui de la Ligue de rejoindre ce gouvernement. Au départ, le Mouvement 5 Étoiles est un mouvement protestataire, centré sur le social, la réforme politique, la démocratisation, la lutte contre la corruption et les enjeux environnementaux. Or, on constatait déjà dans la campagne de 2018 du M5S un changement de ton par rapport à la campagne précédente, beaucoup plus contestataire, menée par Beppe Grillo. Le choix de leaders comme Luigi Di Maio et d’un discours qui insistait sur la volonté d’être une composante importante du gouvernement, notamment à travers une critique beaucoup moins forte de l’Union européenne, le traduit. Pour les électeurs du M5S, dont beaucoup sont des personnes en situation sociale difficile et en particulier dans le Sud de l’Italie, il était nécessaire d’obtenir du concret, donc il faut gouverner, et le M5S s’est donc modéré. Mais dans le même temps, ce programme social et environnemental est en opposition par rapport aux politiques néolibérales menées par le Parti Démocrate et la droite dirigée par Berlusconi et promues par l’Union européenne. On mesure donc la difficulté du M5S à pouvoir gouverner pour répondre aux attentes de ses électeurs alors que l’essentiel des forces politiques qui avaient gouverné précédemment étaient des adversaires, dont le M5S avait dénoncé les politiques et le degré considérable de corruption. Voilà donc une première explication.

« Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. C’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. »

Cette volonté de résultats pour ses électeurs, nous l’avons vu à travers la loi sur le revenu de dignité [fixé à 780€/mois/personne, soit moins que le seuil de pauvreté, et avec quasi-obligation d’accepter le premier emploi venu, ndlr], une des priorités de Luigi Di Maio, la volonté de revenir sur la réforme des retraites et sur le Job Act de Renzi, etc. De toute façon, quand vous avez obtenu plus de 30% des suffrages, vous ne pouvez pas vous dérober. Qu’aurait-on dit ? Si le M5S n’avait pas pu former un gouvernement, il y aurait eu un gouvernement technocratique qui aurait mené une politique néolibérale dure. En fait, c’était le scénario prévu par les élites politiques italiennes, qui était sur le point d’avoir lieu s’il n’y avait pas eu l’accord surprise entre le M5S et la Ligue. Or, pour le M5S, une force opposée aux politiques économiques néolibérales et que je qualifierai de force de gauche contestataire, seule la droite radicale peut fournir l’allié nécessaire à la formation d’un gouvernement dans une situation de ce genre. Cette situation n’est pas sans précédent : en 2015, en Grèce, Syriza n’a pu former un gouvernement qu’en s’alliant avec une force de droite radicale, les Grecs Indépendants. Ce chemin-là est symétrique parce que la droite classique néolibérale et le centre-gauche refusent de soutenir des politiques en contradiction avec l’Union européenne et les politiques économiques qu’ils ont menées.

La deuxième question est donc : pourquoi la Ligue a-t-elle accepté ce gouvernement sous l’égide de Giuseppe Conte, qui est très proche du M5S ? D’abord, les sondages permettaient d’avoir une idée assez précise du fait probable qu’il n’y aurait pas de majorité claire, et Salvini a sans doute eu des contacts avec le M5S, ce qui est normal en campagne électorale. L’alliance de droite, entre la Ligue, Fratelli d’Italia (FdI) et Forza Italia, n’a en effet pas eu de majorité. Par contre l’événement à droite en 2018, c’est que, pour la première fois, la Ligue arrive devant Berlusconi et cette première percée a donné une responsabilité à Matteo Salvini. Il ne faut toutefois pas oublier qu’il y a d’abord eu une tentative exploratoire de la part du bloc de droite, qui avait fait 37% au total et a le plus de députés, de gouverner avec un allié qui serait minoritaire dans le gouvernement, soit le M5S, soit le Parti Démocrate. Chacun des deux a dit non. Le Président de la Chambre (un M5S) a alors été chargé de tester l’hypothèse d’un gouvernement avec le Parti Démocrate. Sans surprise, celui-ci a dit non, et le Président Sergio Mattarella a alors envisagé l’option du gouvernement technique, l’option favorite de la plupart des principales élites italiennes, afin de continuer la politique précédente. Or, ni le M5S, ni Matteo Salvini n’avaient intérêt à cette solution.

En passant devant Berlusconi, Matteo Salvini a compris que la lutte contre l’immigration était un thème populaire et a voulu être en position de l’incarner pleinement. Au vu de la politique déjà très restrictive sur l’immigration du précédent gouvernement du Parti Démocrate, il est probable que ce gouvernement technique aurait mené une politique encore plus dure sur l’immigration afin de prendre à Salvini une bonne part de son électorat. Evidemment, ce gouvernement ne pouvait avoir comme cible électorale les électeurs anti-austérité du M5S, donc il n’avait pas le choix. Je pense que c’est cela qui a motivé le choix de Matteo Salvini d’aller avec le M5S, en passant un accord minimum sur les politiques économiques en échange d’une politique restrictive en matière d’immigration qu’il incarnerait en tant que Ministre de l’Intérieur.

« Après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. »

C’était possible parce qu’il y avait un point de convergence économique entre la Ligue et le M5S : après 2008, une partie des élites économiques italiennes a rompu avec le néolibéralisme habituel, notamment au niveau du libre-échange tel que défendu par l’Union européenne, en estimant que cet aspect-là n’était pas dans leur intérêt. S’est donc constituée une fraction qu’on pourrait appeler “néolibérale nationaliste” dans certains milieux économiques, qui a influé sur le programme économique de la Ligue. Le point commun de la Ligue et du M5S, l’hostilité aux politiques économiques de l’UE  et une volonté de relance justement de l’économie s’est bien vu dans le premier gouvernement Conte. Cette relance s’est faite à la fois par une baisse d’impôts qui favorise les électeurs de la Ligue, qui n’a certes pas obtenu autant que ce qu’elle voulait, et par une relance de la consommation via la fin de l’austérité en faveur des milieux les plus populaires, ce que voulait le M5S. Tout cela nécessitait l’affrontement avec l’Union européenne sur le premier budget, il ne faut pas l’oublier. Et l’UE a été obligée de transiger…

De plus, Matteo Salvini a su, avec beaucoup de brio je dois dire, incarner la politique anti-immigration en tant que Ministre de l’Intérieur. La presse libérale et de gauche italienne mais aussi étrangère, l’a beaucoup aidé dans ce sens puisqu’elle en a fait l’emblème du « méchant ». Or, en Italie comme ailleurs, beaucoup d’électeurs rejettent les médias et leurs discours que l’on peut qualifier de bien-pensants, et soutiennent une restriction de l’immigration. Cet effet médiatique a été magnifique pour la Ligue, qui a très vite eu une énorme progression dans les sondages, pour arriver à plus de 30% en seulement deux, trois mois. Les élections européennes n’ont fait qu’enregistrer un phénomène prévu depuis plusieurs mois. Plus intéressant, cette dynamique a démarré avant même que le gouvernement ne soit définitivement fixé, mais dès l’officialisation d’une discussion entre la Ligue et le M5S. L’alliance avec le M5S a donc fourni une caution contestataire à la Ligue, ce qui en dit long sur le rejet des électeurs italiens des élites en place. Tout cela a été très positif pour Matteo Salvini, mais ce choix était aussi très risqué, car il mettait gravement en danger l’alliance électorale de droite. Comme la stratégie gouvernementale de la Ligue était dénoncée à la fois par Berlusconi et par les Fratelli en raison de la position minoritaire de la Lega vis-à-vis du M5S, il y avait un risque de pertes électorales sur les questions économiques. Or, c’est l’inverse qui s’est produit, en particulier concernant Forza Italia, ce qui montre une nouvelle fois à quel point les politiques néolibérales classiques et les élites qui les incarnent étaient rejetées en Italie. Cette double image contestataire de Matteo Salvini, à la fois contre les élites européennes au sujet de l’immigration mais aussi au fait d’être allié avec le M5S, répondait à la demande des électeurs. Il ne faut pas oublier que ce gouvernement populiste avec le M5S a été soutenu par une majorité jusqu’au bout.

LVSL – Pourquoi Matteo Salvini a-t-il rompu la coalition à la fin de l’été ? Et pourquoi n’y a-t-il pas eu de nouvelles élections ?

P.M. – Parce qu’il avait obtenu une situation dominante exceptionnelle pour la Ligue. Or, la Lega, ce n’est pas « le perdreau de l’année » : elle existe comme formation importante depuis 1990 et comme formation de gouvernement, avec des hauts et des bas électoraux, depuis 1994, elle a participé à de nombreux gouvernements, a beaucoup d’élus, dirige des régions… Donc la Ligue est une force très implantée, capable de concrétiser un potentiel électoral. Pendant le gouvernement M5S-Lega, la dynamique sondagière de Salvini, vérifiée dans des élections locales, lui a permis d’attirer beaucoup d’élus locaux de droite. A mon avis, si Matteo Salvini a rompu avec le M5S, c’est qu’il s’est dit que la situation ne pouvait que se dégrader pour lui. Il espérait obtenir des élections, qu’il avait toutes les chances de gagner avec l’alliance électorale de droite traditionnelle et avec un système électoral qui n’aurait pas changé, et c’est précisément pour ça qu’il fallait rompre avant la réforme institutionnelle prévue pour le mois de septembre 2019. Cette réforme, qui comprend la réduction du nombre de parlementaires, est très populaire, donc il fallait rompre avant et trouver un prétexte pour ne pas paraître s’y opposer…

D’autre part, du fait de la position minoritaire de la Ligue dans la coalition et dans les deux chambres, Matteo Salvini savait qu’il ne pouvait pas obtenir les baisses d’impôts que voulaient ses électeurs. Il était en effet hors de question pour le M5S d’avoir un budget trop en déséquilibre, qui aurait débouché sur l’augmentation de la TVA, où le M5S aurait eu le soutien de la population contre la Ligue. Si la Lega était restée au gouvernement, elle aurait dû affronter le M5S au moment du budget et d’autre part et se heurter à ses dirigeants des régions du Nord, qui aussi réclamaient des baisses d’impôts et une diminution des transferts du Nord vers le Sud. La popularité de Salvini aurait donc décru. Avec le prétexte du désaccord sur le Lyon-Turin, sur lequel le M5S s’oppose à toutes les autres forces politiques, Matteo Salvini a pu se séparer des 5 Étoiles, même s’il était déjà en campagne, parcourait les plages, etc. depuis des mois.

Par ailleurs, Salvini était persuadé qu’il allait y avoir des élections parce que c’était la position du Parti Démocrate. Or, la surprise pour Matteo Salvini, et pour la majorité des observateurs, a été que le Parti Démocrate change son fusil d’épaule et s’oppose finalement aux élections. Le rôle de Matteo Renzi est ici fondamental: c’est ce dernier qui avait la direction du Parti Démocrate jusqu’aux élections en mars 2018, fonction qu’il a cédé au Président de la région Latium, Nicola Zingaretti, qui a gagné les primaires internes du parti. Or, Matteo Renzi et ses partisans sont majoritaires au sein du Parti Démocrate dans les deux groupes à la Chambre. Pourquoi ? Parce que c’est la direction du Parti qui fait les listes pour les élections ! Donc au moment de la rupture de Matteo Salvini du gouvernement, les renzistes au sein du Parti Démocrate savent que, s’il y a des élections, ils seraient éliminés ou très fortement diminués. Ils n’avaient donc aucun intérêt à ces élections, d’autant plus que Matteo Renzi et bon nombre de ses partisans avaient compris qu’ils n’avaient aucune chance de reconquérir le Parti Démocrate et avaient donc comme objectif de former un autre parti, hypothèse déjà envisagée publiquement et testée par les instituts de sondage italiens avant les élections européennes. La scission opérée par Matteo Renzi n’était donc nullement une surprise mais pour qu’elle soit possible, il fallait évidemment qu’il n’y ait pas d’élections. Faute de quoi les renzistes n’auraient pas eu le temps de bâtir leur parti et auraient été éliminés des listes démocrates, ce qui aurait réduit leur poids parlementaire. 

« Pour le Parti Démocrate qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ? »

Matteo Renzi, dans la grande intelligence politique qu’on lui connaît, a donc coincé Nicola Zingaretti en seulement quelques jours après la crise provoquée par Salvini. D’une part, il semble que Romano Prodi a menacé Nicola Zingaretti en lui téléphonant avant un vote décisif au Sénat en lui laissant entendre que si le Parti Démocrate votait avec la Ligue pour des élections, Prodi le dénoncerait publiquement. D’autre part, Matteo Renzi, un peu plus tard, a publiquement déclaré qu’il était impossible de se présenter aux électeurs comme le rempart contre Matteo Salvini si on avait voté avec ce dernier pour qu’il y ait des élections. Il mettait le doigt sur la contradiction forte de la direction du Parti Démocrate : pour un parti qui se présente en permanence comme le rempart anti-Salvini, après avoir fait de l’anti-berlusconisme pendant des années, comment peut-on soutenir des élections que Salvini a toutes les chances de gagner ?

D’autant plus que Giuseppe Conte, lui, ne s’est pas incliné et a décidé de se battre devant le Parlement pour rester Premier Ministre, ce qui a mis la Ligue et une partie des démocrates au pied du mur. Les démocrates n’ont pas eu d’autre choix que d’accepter un gouvernement dirigé par Conte et dominé par le M5S. Une fois la réforme constitutionnelle du vote enclenchée, il ne peut plus y avoir d’élections avant un certain temps puisque précisément ça nécessite une modification de la loi électorale… Je vous passe les détails techniques mais entre les délais de vote de la nouvelle loi électorale, d’autre part les délais de la possibilité d’organisation d’un référendum pour ceux qui sont contre, il me semble impossible qu’il y ait des élections avant mars-avril. Cela laisse tout le temps à Renzi de former son nouveau parti. Il l’a fait tout de suite, en disant que ce nouveau parti n’était pas contre le gouvernement, tout ne s’y engageant pas afin de garder ses distances. Enfin, en empêchant les élections, Renzi permet aussi à des parlementaires berlusconistes de réfléchir, son but étant de les détacher de Forza Italia et de les attirer vers son nouveau parti. Quant à la loi électorale, il est probable que la réduction du nombre de parlementaires poussera à une plus forte proportionnelle, qui serait un élément défavorable à la tentative centriste de Matteo Renzi, qui a donc besoin de nouvelles troupes.

LVSL – Jusqu’en 2018, les 5 Etoiles étaient porteurs de beaucoup d’espoirs chez les Italiens en déclassement ou menacés de l’être. Comment le M5S a-t-il évolué depuis qu’il dirige le gouvernement ?

P.M. – En fait, pour une force contestataire, on a systématiquement observé que la première expérience du pouvoir est toujours dramatique. Daniel-Louis Seiler, dans son ouvrage « Les Partis Politiques » paru en 2000, explique que, dans ce cas, deux phénomènes sont à l’oeuvre : d’une part un très fort espoir de la part des électeurs pour ce parti et de l’autre une situation difficile qui permet l’arrivée au pouvoir d’un nouveau parti contestataire. Le M5S est dans cette situation et, mis à part les municipalités de Rome et de Turin, il n’a aucune expérience de gouvernement local, aucune majorité dans aucune région… Bien sûr, il a des élus dans les régions mais ne dirige, ni ne participe à aucun gouvernement régional. Donc il y a un fossé pour ce nouveau parti entre l’ampleur des résultats électoraux, 32% des voix, auprès d’un électorat très récent qui n’a pas d’habitude de vote et ne correspond pas à des implantations locales fortes, excepté Rome et Turin, et les espoirs suscités. Tous ces éléments permettaient de prévoir des difficultés électorales et la déception qui ont eu lieu.

Le politologue Pierre Martin dans son bureau.

Par ailleurs, il faut rester prudent sur ce qui pourrait se passer lors de prochaines élections. Bien sûr, beaucoup de choses dépendront de la volonté du Parti Démocrate et de sa direction de rester dans l’alliance jusqu’à la fin du mandat de la Chambre ou de la rompre avant. Mais on ne peut pas simplement projeter le faible niveau des 5 Étoiles dans les sondages et aux élections européennes du M5S pour de futurs scrutins. La figure de Giuseppe Conte comme rempart contre Matteo Salvini peut jouer, même si on ne sait pas quel sera le lien entre ce dernier et le M5S. L’avenir du M5S se jouera aussi dans le renouvellement du personnel politique via ses règles et décisions de non-professionnalisation des élus. Il est normal qu’il y ait eu une forte déception des électeurs du M5S, mais il peut y avoir une remontée. Tout dépendra de la teneur des débats politiques.

« Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. »

Les électeurs de M5S qui sont attirés dans les sondages par Matteo Salvini le sont plus par rapport à l’immigration, mais ils peuvent être remobilisés si le M5S a un bilan suffisant au point de vue économique et social via un discours du type « l’alliance de droite est une menace pour nos réformes sociales ». Jusque-là, les résultats du M5S étaient liés à la mobilisation contestataire. Beppe Grillo incarnait cela en 2013 sans être lui-même candidat. Or, même si certains électeurs ont été déçus par ces résultats qu’ils perçoivent insuffisants, il y a quand même une inflexion économique significative sur les retraites et un certain nombre de choses ont été faites comme le revenu minimum, par exemple.

Pour l’instant, aucune force n’est capable de se substituer au M5S quant à la mobilisation sur l’hostilité aux politiques d’austérité. Aucune force de gauche contestataire n’est capable de rivaliser avec le M5S et n’a profité des espoirs déçus. Le M5S est toujours perçu comme la force qui est la plus proche des préoccupations sociales. Par contre, ce n’est pas obligatoirement une bonne image dans le Nord de l’Italie où beaucoup d’électeurs sont défavorables à des transferts financiers en faveur du Sud. L’électorat du PD est un bloc très proche de celui de Macron en France, quant à la Lega, il suffit de se souvenir de son histoire…

LVSL – En face, l’alliance électorale des droites va-t-elle pouvoir se maintenir ?

P.M. – S’il y avait eu des élections précipitées, Silvio Berlusconi était prisonnier de cette alliance. Dans le système électoral actuel au scrutin uninominal, Forza Italia aurait été marginalisée, dans le Nord de l’Italie voire dans tout le pays, par la dynamique Salvini, donc il ne pouvait pas rompre. Aujourd’hui, la donne est très différente avec la très vraisemblable modification du mode de scrutin par la réforme institutionnelle. Cela dépendra aussi de la capacité qu’aura Matteo Renzi à réussir un rapprochement avec des élus de Forza Italia. Il y a aussi des dynamiques européennes, puisque Renzi joue sur le fait d’avoir voté avec Forza Italia (et le M5S) pour l’investiture de la nouvelle présidente de la Commission Européenne et parle d’une « majorité européenne ». 

Avec le discours de plus en plus hostile à l’Union européenne de Matteo Salvini alors que Forza Italia demeure le représentant du PPE (dans la majorité au Parlement Européen) en Italie, une rupture peut advenir. Si la dimension majoritaire du mode de scrutin est supprimée, les élus de Forza Italia savent qu’ils risquent d’avoir leur portion congrue s’ils restent alliés à Matteo Salvini. Ils peuvent donc être incités à tenter une autre aventure, celle que leur propose Matteo Renzi en formant un parti distinct du PD, un peu comme Emmanuel Macron. Si la proportionnelle domine le nouveau mode de scrutin, l’alliance des droites est en danger.

LVSL – Et en ce qui concerne Fratelli d’Italia, quelle est la nature de ce parti et pourquoi constate-t-il une certaine dynamique ? En quoi se différencie-t-il de la Lega de Salvini ?

P.M. – L’origine de Fratelli d’Italia renvoie à la première crise politique italienne majeure, autour de 1993-1994 avec l’effondrement de la démocratie chrétienne et des socialistes (après celui des communistes un peu plus tôt). Cela avait été l’occasion pour les néo-fascistes du MSI, jusque là confinés dans l’opposition, de participer à des majorités gouvernementales, en se transformant en Alliance Nationale (Alleanza Nazionale), en renonçant à une bonne part de leur programme économique étatiste. En gros, ils se sont convertis au libéralisme et se sont ensuite directement avec Silvio Berlusconi, alliance dont la dynamique électorale leur a profité. Après la fusion de l’Alliance nationale et de Forza Italia au sein du Popolo Della Liberta, toujours dominé par Berlusconi, une minorité d’anciens de l’Alliance nationale a estimé qu’il fallait recréer un parti alors que le berlusconisme entrait en déclin. Cela a donné les Fratelli d’Italia, qui restaient dans une alliance avec Silvio Berlusconi et qui conservaient le nationalisme, d’ailleurs quand on regarde le nom, “Frères d’Italie”, c’est explicite !

« D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. »

Ce parti est resté en dehors du gouvernement et a critiqué l’alliance Matteo Salvini avec le M5S, mais pas sa position hostile à l’immigration, qu’il partage. Il y a donc deux forces de droite radicale, la Ligue et les Fratelli. D’abord, la Ligue a eu une dynamique électorale spectaculaire, mais maintenant on a le sentiment que la Ligue piétine et ce sont les Fratelli qui en profitent. Ils sont aujourd’hui devant Forza Italia dans les sondages. D’une certaine manière, le fait que Matteo Salvini ait rompu avec le M5S a donné raison aux Fratelli qui soutenaient sa politique migratoire mais dénonçaient son alliance avec le M5S. Si Giorgia Meloni est moins connue que Matteo Salvini, elle commence à l’être, et son parti incarne le nationalisme depuis déjà un certain nombre d’années et auprès d’une part importante des électeurs. Malgré toutes les tentatives de Matteo Salvini, la Ligue reste très fortement marquée par ses origines autonomistes du Nord et l’héritage néo-fasciste italien a toujours été différent. Il s’agit d’accepter le jeu démocratique, tout en restant un parti très centraliste, qui défend l’unité italienne comme le faisait Mussolini. C’est d’ailleurs pour ça d’ailleurs que l’Alliance nationale était très hostile à la Ligue au début des années 1990 : Quand Silvio Berlusconi avait négocié en 1994 son alliance avec la Lega et Alleanza Nazionale, il a été obligé de faire deux alliances séparées, une dans le Nord de l’Italie avec la Ligue et sans les néofascistes de l’Alliance nationale et une dans le Sud et le centre de l’Italie avec l’Alliance nationale où la Ligue n’existait pas… Puisque la Lega reste marquée par les intérêts économiques et spécifiques qu’elle défend du Nord de l’Italie, il y aura toujours un espace politique pour les Fratelli.

LVSL – Et en ce qui concerne le positionnement des forces politiques italiennes sur l’Union européenne ? 

P.M. – Au niveau des rapports avec l’Union européenne, l’abandon du discours anti-européen du M5S pendant la campagne électorale de 2018 a été confirmé. Mais entre la crise grecque, le Brexit et les difficultés allemandes, l’UE n’est plus en situation d’avoir un affrontement avec un gouvernement italien qui ne veut pas mener une politique austéritaire trop forte. Elle a elle-même été obligée d’évoluer. C’est ce contexte qui a permis la transaction entre l’UE et le premier gouvernement Conte sur le budget et qui facilite aussi la situation actuelle. De fait, les élites européennes n’ont pas intérêt à provoquer un conflit avec l’Italie, c’est la différence avec la Grèce. Le M5S n’a pas été obligé de « manger son chapeau » contrairement à ce qui s’était passé pour Syriza. Au fond, le M5S soutient désormais la Commission européenne et les politiques européennes rapprochent les composantes du gouvernement. Cela s’est concrétisé par la nomination du commissaire Paolo Gentiloni, qui a été une concession du M5S au PD, mais permet aussi à l’Italie d’avoir un poids dans la Commission européenne. Il n’y a pas du tout eu de conflit entre le gouvernement italien et la Commission européenne comme il y en a un entre le gouvernement français et le Parlement européen et cela renforce le gouvernement actuel. 

« Les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est en première ligne, a besoin de cette solidarité. »

C’est aussi un élément qu’il faudra prendre en compte aux prochaines élections : la droite dominée par Matteo Salvini est en conflit avec les élites européennes, ce qui n’est pas obligatoirement une position de force pour lui parce que cela peut inquiéter les électeurs.  De ce point de vue, il n’y a plus que les forces radicales de droite, la Ligue et les Fratelli, qui tiennent un discours d’hostilité qui peut les mettre en difficulté dans la mesure où une partie des élites italiennes hésitera. Ces rapports tendus à l’UE peuvent pousser la composante Forza Italia à rompre avec ses alliés de droite. On voit bien le calcul de Renzi, dont il est trop tôt pour évaluer les résultats. Mais tout cela dépendra aussi des évolutions au niveau européen, la rapport de Salvini à l’UE est aussi lié au fait qu’elle ne soit pas capable d’imposer une solidarité sur les migrants vis à vis de l’Italie. C’est paradoxal, mais les forces de droite radicale s’opposent entre elles : les conservateurs et la majorité des électeurs en Pologne et en Hongrie ne veulent pas entendre parler de répartition de migrants alors que l’Italie, qui est un des pays en première ligne, a besoin de cette solidarité. D’un autre côté, ça facilite par contre l’écho au niveau national l’écho des discours anti-UE des droites radicales.

Ne perdons pas non plus de vue également que l’attitude du M5S est mouvante :  s’il y avait une nouvelle crise économique et financière, les rapports peuvent se durcir considérablement et cela dépendra des capacités de réaction de l’Union européenne. N’oublions pas que ce sont avec les politiques économiques austéritaires imposées par l’Union européenne, en particulier au moment du gouvernement de Mario Monti, que se situe l’origine de l’hostilité du M5S à l’UE. C’est à ce moment que le M5S a surgi comme force politique majeure. Son discours anti-européen était bien lié à une réalité d’une pression très forte de l’UE, d’Angela Merkel et de Nicolas Sarkozy qui ont obligé Silvio Berlusconi à démissionner. Aujourd’hui, nous ne sommes pas dans une telle situation et le M5S n’a pas pas d’opposition de caractère idéologico-nationaliste ou identitaire vis-à-vis de l’UE. Mais en cas de nouvelle crispation, tout cela peut ressurgir très rapidement.

Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini : compagnons de route

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Pasolini se recueillant sur la tombe de Gramsci © Paola Severi Michelangeli

L’un philosophe et théoricien, l’autre poète, écrivain et cinéaste, tous deux journalistes, tous deux marxistes et tous deux Italiens proches d’une certaine idée du peuple : Antonio Gramsci et Pier Paolo Pasolini sont deux incontournables noms de l’histoire du XXe siècle italien et ne manquent guère de noircir de nombreuses pages d’études. Ne se rencontrant jamais, les deux hommes ont pourtant deux destinées étroitement liées, tant par le cachot que par les procès, et, au fond, se rejoignant dans leur conception commune d’un homme, d’un intellectuel prêt à porter la voix d’un peuple étouffé par les crises de son temps.


Antonio Gramsci naît le 22 janvier 1891 à Ales en Sardaigne et n’en finit pas d’alimenter les théories politiques actuelles : populisme, socialisme, néo-marxisme… L’enfant de Sardaigne fascine par son parcours et sa pensée singulière au sein du marxisme du début du siècle, en mettant en avant la lutte idéologique et culturelle. Pier Paolo Pasolini est né cinq ans avant l’emprisonnement à vie de Gramsci, à Bologne, d’une famille plus aisée. Son œuvre n’en finit pas de chanter le peuple italien, dans sa beauté la plus saisissante, comme dans sa cruauté et sa dureté. C’est dans les années 1950 que l’enfant de Bologne vient se recueillir sur la tombe d’Antonio Gramsci et lui livre un poème à l’arrière-goût âpre : Les Cendres de Gramsci. Ce poème dresse le constat de l’Italie post-fasciste, en ruines, livrée à la résignation, à la pauvreté extrême, privant le peuple de tout destin révolutionnaire. Pasolini s’adresse à Gramsci comme à un ami intime, un frère, un compagnon de route et évoque son amertume, son dégoût du monde moderne, et son amour profond pour le peuple, la révolte et la nature.

Si les deux hommes sont intimement liés, c’est d’une part par la politique. Certes, Pier Paolo Pasolini est loin de se prétendre philosophe ou théoricien. Pour comprendre ce positionnement, il est nécessaire d’opérer un retour à Gramsci. Au cœur du message des Cahiers de prison, rédigés de 1929 à 1935 à l’ombre des barreaux de la prison sicilienne sur l’île d’Ustica, se trouve l’idée que l’organisation de la culture est organiquement liée au pouvoir dominant et au rôle de l’intellectuel dans la société. Cette fonction s’avère être celle de direction technique et politique exercée par un groupe, qui est soit un groupe dominant soit un groupe qui tend vers une position dominante. 

« Tout groupe social, qui naît sur le terrain originaire d’une fonction essentielle dans le monde de la production économique, se crée, en même temps, de façon organique, une ou plusieurs couches d’intellectuels qui lui apportent homogénéité et conscience de sa propre fonction, non seulement dans le domaine économique, mais également dans le domaine social et politique. »

L’intérêt de l’intellectuel chez Gramsci est qu’il prend part à la dynamique de l’histoire par son engagement au sein de la société et son inscription organique dans un groupe social, en cultivant la lutte que mènent des groupes dominants dans un but de conquête idéologique et d’hégémonie. C’est l’objet même de la bataille des idées développée dans les Cahiers de prison qui doit, selon lui, soustraire le peuple à l’idéologie dominante qui l’annihile. Découvrant le marxisme par les Carnets de prison de Gramsci, Pier Paolo Pasolini se construit parallèlement en tant qu’intellectuel proche du peuple, prêt à prendre la parole pour lui et mettant l’art à son service.

Pasolini, entre intellectuel organique et poète-civique

Pasolini bénéficie d’une image d’artiste sulfureux, polémiste volontiers provocateur, mais surtout d’une image d’un artiste engagé et proche du peuple italien. Adhérant au Parti communiste italien en 1947, il devient le secrétaire de la section de San Giovanni[2]. Les désaccords avec le PCI ne tardent pas et c’est finalement sur la question de l’autonomie du Frioul[3], région chère aux yeux de Pasolini, puisqu’il s’agit de la région d’origine de sa mère, que Pasolini s’éloigne du PCI. Le parti défend une logique unitariste, qui déplaît à Pasolini, celui-ci considérant le Frioul comme sauvé de la modernité et de l’industrialisation que l’unitarisme mettrait à mal. C’est durant le début des années 1940 qu’il écrit ses premiers poèmes en langue frioulane s’opposant ainsi à une unification par la langue de l’Italie, voulant défendre ainsi les spécificités régionales. Pasolini se concentre alors sur l’exaltation de paysages bucoliques mais surtout sur la contemplation de la vie paysanne, dont la simplicité émerveille l’enfant de Bologne. D’ores et déjà, Pasolini clame son amour pour le petit peuple. Mais son séjour dans le Frioul s’achève en 1949 par le scandale qui bouscule la région suite à un coup monté par des notables réactionnaires, qui lui vaut une accusation pour détournement de mineurs et d’homosexualité, deux procès et l’exclusion définitive du Parti communiste. Pasolini se voit forcé de quitter le Frioul et fuit ainsi vers la capitale, laissant derrière lui les paysages sauvages de la région. Mais cette fuite s’avère démiurgique dans la construction du poète engagé qu’il deviendra ; Pasolini s’expatrie à Rome, et cette décennie romaine modifie profondément son art. À l’univers populaire frioulan, fortement dominé par la composante paysanne, succède la plèbe romaine, à laquelle s’associe une langue qui s’avère aussi riche que le frioulan : le patois, argot des masses populaires, que Pasolini parviendra à dompter dans ses romans, ses films et sa poésie.

C’est à ce moment-là qu’il fait la découverte de Gramsci, dont l’œuvre se diffuse de plus en plus en Italie. Pasolini comprend alors sa position de bourgeois, appelé par une inclination mécanique vers le peuple. Il comprend que la misère de ce peuple n’est pas une fatalité mais le résultat d’un long processus historique et que cet état de fait n’a rien d’inaliénable. Se construit alors une œuvre dans le sillon de Gramsci, entre pessimisme de l’intelligence et optimisme de la volonté. Pasolini n’a jamais lu Marx. Sa découverte du marxisme se fait uniquement par les écrits de Gramsci. Dans son ouvrage, La langue vulgaire, il déclare en outre être « […] marxiste au sens le plus parfait du terme quand j’hurle, je m’indigne contre la destruction des cultures singulières, parce que je voudrais que les cultures singulières soient un apport, un enrichissement et entrent en rapport dialectique avec la culture dominante […] Gramsci les défendait, il défendait cette culture, il aurait voulu que survivent ces cultures […] il était totalement contre leur génocide. » Rome s’avère être une ville où Pasolini peut saisir les moindres mouvements d’un peuple urbain, d’un corps social rendu plus sensible par la proximité des centres de décisions gouvernementales. Il se lance ainsi dans la poésie populaire, avec son anthologie, Canzoniere italiano en 1955, qui met en exergue ses positions au sujet des rapports qu’entretient le peuple avec l’Histoire. Parallèlement à son activité de poète, Pasolini, polymorphe, s’essaie au journalisme, notamment avec la fondation de la revue Officina.

Cependant, au fur et à mesure de sa lecture de Gramsci, Pasolini n’hésite pas à le remettre en cause et exprime son besoin d’idéologie qui n’en est néanmoins pas exempt de passion, contrairement à ce qu’il comprend de son aîné. L’importance du Moi apparaît donc au travers de sa poésie et Les cendres de Gramsci mettent en évidence ce paradigme dans l’expérimentation poétique. Composé entre 1951 et 1956, à une période où sa foi communiste s’effondrait, il s’adresse à son aîné, déplorant ses contradictions entre sa conscience de faire partie de l’histoire et son besoin viscéral d’exalter une forme de poésie plus intimiste. Le poète se plaît, dans ce long poème, à exalter les contrastes et les oppositions qui mettent en évidence la situation délicate dans laquelle il se trouve, notamment en utilisant habilement un style ciselé de figures d’opposition (oxymores, distiques et rythme binaire du poème). La poète évoque son parcours atypique, qui se pose en contradiction avec ses origines familiales (son père est un ancien militaire), lui si proche du peuple.

« Scandale de me contredire, d’être / avec toi, contre toi; avec toi dans mon coeur,/ au grand jour, contre toi dans la nuit des viscères;/ reniant la condition de mon père / – en pensée, avec un semblant d’action -/ je sais bien que j’y suis lié par la chaleur[4] »

À cette occasion, Pasolini s’affirme également comme individu à part entière, et même poète à part entière, capable d’exalter un art individuel et pas seulement mettre son oeuvre au service de la bataille culturelle. Loin d’attaquer la figure illustre d’Antonio Gramsci, le poète semble se confesser à lui, ne niant jamais son aîné, ne le réfutant pas mais évoquant son besoin viscéral de revenir à une forme de poésie plus personnelle. Envisager ce dédoublement comme une rupture avec Antonio Gramsci, et le recueil comme une lettre d’adieu au père spirituel, serait erroné, même si à sa publication les communistes s’insurgent contre le recueil. Celui-ci revêt davantage la forme d’une autocritique, envisageant les conséquences directes exercées sur l’identité sociale et la configuration du monde auquel l’individu va se trouver confronté, en restant proche de Gramsci, sans tenir de propos péremptoires sur sa pensée.

« La vie est un bruissement, et ces gens qui / s’y perdent, la perdent sans nul regret, / puisqu’elle emplit leur cœur : on les voit qui / jouissent, en leur misère, du soir : et, puissant, / chez ces faibles, pour eux, le mythe / se recrée… Mais moi, avec le cœur conscient / de celui qui ne peut vivre que dans l’histoire, / pourrai-je désormais œuvrer de passion pure, / puisque je sais que notre histoire est finie ? [5] »

Pasolini remet en question la question de l’intellectuel organique et de son rôle dans la société, sans réfuter la thèse gramscienne. Il introduit sa personnalité d’artiste dans le même champ, en mettant en lumière la contradiction qui lui fait emprunter une voie différente de celle de Gramsci. La relation entre Pasolini et Gramsci n’est donc ni homogène, ni faite de ruptures. La pensée de Gramsci a servi de colonne vertébrale à l’œuvre de Pasolini, de manière plus ou moins intense. La figure de Pasolini n’est pas figée, et une lecture synchronique cherchant infatigablement à trouver l’essence gramscienne chez l’enfant de Bologne tendrait naturellement à voir Gramsci à travers chaque passage de l’œuvre de Pasolini.

Un idéal d’art populaire

Le poète et scénariste réalise néanmoins une œuvre pouvant être caractérisée de populaire, notamment au travers de ses films et de ses romans. À titre d’exemple, Les Ragazzi, paru en 1955, évoque l’histoire d’une jeunesse du sous-prolétariat urbain de Rome, durant l’après-guerre alors que la misère est plus présente que jamais. Ce roman n’a pas véritablement d’intrigue, il s’agit du récit de l’errance somnambulique d’une jeunesse désœuvrée en proie aux doutes et soumise au destin qui incombe au sous-prolétariat.

Dans son roman Une vie violente, publié en 1961, Pasolini va plus loin, non seulement en décrivant l’état misérable de cette jeunesse après la guerre, dans les bas-fonds de l’Urbs, gangrénée par la pauvreté mais aussi l’envie d’ascension sociale. Tommasino, le personnage principal, n’a rien d’un héros : jeune romain, il grandit dans les bidonvilles et vole, escroque, intimide pour survivre. Pasolini nous traîne froidement dans les rues crasses de Rome, où s’entassent mendiants, prostituées, drogués et seules les descriptions du ciel permettent au lecteur de s’échapper. À cette crasse s’opposent également les âmes de ses personnages : la détresse de Tommasino, l’émouvante solidarité des classes populaires, l’amour juste. Tommasino vit également une contradiction déchirante, entre son appartenance à la classe sous-prolétarienne et son envie d’ascension dans la société. Une vie violente est l’occasion pour Pasolini de clamer son amour pour cette deuxième Italie, bien loin des idéaux et de la beauté de l’Antiquité et de la Renaissance, l’Italie populaire et pourtant si authentique.

Ce cadre du milieu urbain miséreux de la périphérie romaine est repris dans son œuvre Mamma Roma, qui prend la suite de son tout premier film Accatone. Dans Mamma Roma, une jeune prostituée d’une quarantaine d’années, jouée par la bouleversante Anna Magnani, tente de refaire sa vie aux côtés de son fils Ettore, qui ignore le passé de sa mère. Figure sacrificielle, la mère d’Ettore va tout mettre en œuvre afin d’offrir à son fils un avenir loin des bidonvilles de la banlieue de Rome. Tout comme dans Une vie violente, Mamma Roma dresse l’ambiguïté d’une vie sous-prolétaire avec une structure petite-bourgeoise. Les sous-prolétaires des borgate romaines constituent véritablement la matière de ses films ainsi que de ses romans.

À partir de 1973 et jusqu’à sa mort, qui survint en 1975, Pasolini se tourna vers le journalisme, notamment avec ses écrits corsaires publiés dans le journal Corriere della Sera. L’essence des écrits corsaires se trouve dans la critique du néocapitalisme d’État et du consumérisme, qui détruisent le monde et le peuple. Il dénonce le développement dénué de progrès qui, sous couvert d’améliorer les conditions de vie, transforme les peuples, les réduisant à une classe moyenne, indifférenciée, docile, qui s’appuie sur un sous-prolétariat miséreux. Il évoque la crise culturelle qui sévit en Italie à partir des années 1960, entre l’industrialisation, les objectifs des appareils économiques, politiques, idéologiques et culturels, la disparition des différences linguistiques etc. Il évoque ainsi dans Salo, sorti en 1975, cette jeunesse massacrée par ce monde.  

Pasolini, Gramsci : le populisme du savoir

Pasolini représente-t-il l’idéal de l’intellectuel chez Gramsci ? Pour Jean-Marc Piotte, dans son ouvrage La Pensée politique de Antonio Gramsci, paru en 1970, ainsi que pour Frédéric Bon et Michel-Antoine Burnier dans Les Nouveaux intellectuels, paru en 1966, on peut voir chez Gramsci la construction d’une pensée des intellectuels, entre élément effectif de la civilisation et œuvre d’art, sans toutefois définir un véritable modèle. La découverte de Gramsci pour le jeune Pasolini constitue une avancée dans son art, sans pour autant devenir une tension idéologique dans son œuvre. Le gramscisme chez Pasolini s’apparente ainsi à la prise de conscience de l’importance de l’Histoire dans la société et ses conséquences sur le peuple. Les cendres de Gramsci témoignent de la réticence de Pasolini à s’ancrer dans la pensée de Gramsci. Le drame décrit dans le poème est autant historique que personnel.

« Nous appelons poète civil, en Italie, un poète qui s’engage dans un contexte, disons-le ainsi, historique, politique et social. […] La grande originalité de Pasolini a été de faire une poésie civile de gauche, excluant l’humanisme et se rapprochant des Décadents européens [7]»

Quelle est la véritable fonction du poète civil ? C’est le poète qui se substitue aux paysans pour parler dans leur propre langue. Les premiers vers de Pasolini, lors de sa période frioulane, étaient dans le dialecte de cette région et le bouleversement dû à la découverte des borgate de Rome donnera lieu à une écriture plus proche du peuple de la capitale, plus sombre aussi, bien loin de l’exaltation des paysages de la côte adriatique. Le poète civil donne ainsi sa voix au peuple, aux plus faibles, en chantant non seulement ses vertus mais bien plus la réalité, l’âpreté et la dureté de leur existence.

Pour Pasolini, le peuple, sujet évident qui se définit par son opposition aux élites, se pose face à la classe dominante, dans une lutte pour le pouvoir, mais également une lutte pour vivre, contre l’industrialisation et la mort des petites cultures. Son œuvre tente de capter l’âme du peuple, rendu souverain à la fin d’un XXe siècle qui le voit dépérir, et ainsi « mendier un peu de lumière pour ce monde ressuscité par un obscur matin[7]».

[1] GRAMSCI A., Cahiers de prison, n°6 à 9, Gallimard, Paris, 1983, p. 770.

[2] San Giovanni Rotondo est une ville de la province de Foggia dans la région des Pouilles.

[3] Région historico-géographique se trouvant dans l’actuelle Vénétie.

[4] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 29.

[5] PASOLINI P. P., Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 43.

[6] MORAVIA A., « Pasolini poète civil », dans L’inédit de New York, Arléa, Paris, 2008, p. 10-11.

[7] PASOLINI P. P., « Comice », Les Cendres de Gramsci, Gallimard, Paris, 1980, p. 49.

En Italie, Salvini plus que jamais leader de l’opposition

© State Department photo by Michael Gross

Largement en tête des sondages d’opinion avec entre 33 et 36% des intentions de vote, Matteo Salvini a confirmé qu’il était bien le leader de l’opposition au gouvernement formé par le Parti Démocrate (PD) et le Mouvement 5 Étoiles (M5S). À l’origine du grand rassemblement « Orgoglio Italiano » (fierté italienne) rassemblant une grande partie de la droite italienne à Rome, en compagnie de Forza Italia (centre-droit) et Fratelli d’Italia (extrême droite) le samedi 19 octobre, le chef de la Ligue en a été le principal protagoniste, adoubé par une foule nombreuse – près de 200 000 personnes selon les organisateurs – et conquise.


On était restés sur l’image d’un Matteo Salvini déçu après la chute de la coalition gialloverde qu’il dirigeait en compagnie du Mouvement 5 Étoiles, mais l’ex-ministre de l’Intérieur semble s’être rapidement remis de ce revers. Ce samedi 19 octobre à Rome, le chef de la Ligue a réussi le pari qu’il s’était lancé : réunir la grande famille de la droite italienne pour un rassemblement contre le gouvernement dirigé par Giuseppe Conte. « Nous sommes venus jusqu’à Rome pour manifester contre un gouvernement antidémocratique, que l’on juge illégitime », déclare Andrea, jeune entrepreneur de 25 ans qui arbore fièrement le drapeau d’un mouvement favorable à l’autonomie de sa région, la Vénétie. Comme lui, de nombreux militants de province ont rallié la capitale pour l’occasion. Tous ne partagent pas les mêmes idées, loin s’en faut – en plus des trois partis précédemment cités, de nombreuses organisations régionalistes étaient présentes, ainsi que des groupuscules néo-fascistes comme CasaPound –, mais leurs avis concordent sur un point : le gouvernement en place n’est pas légitime.

Unis contre le gouvernement…

Le désamour de la droite pour la coalition PD-M5S a atteint un tel point de non-retour que, dès lors que les intervenants successifs ont évoqué certains de leurs représentants, une bronca s’est abattue, bien souvent mêlée à quelques noms d’oiseaux. Encore allié de la Ligue – ou du moins membre du même gouvernement – il y a moins de deux mois, le Mouvement 5 Étoiles est désormais considéré comme l’ennemi juré par l’ensemble de la droite italienne, accusé d’avoir retourné sa veste en formant une coalition avec la gauche afin de rester au pouvoir. « Les 5 Étoiles ont tout fait pour bloquer de nombreuses réformes de la Ligue, détaille Richard Heuzé, ex-correspondant du Figaro à Rome et auteur du livre Matteo Salvini, l’homme qui fait peur à l’Europe, paru en août 2019. Depuis le mois de mai 2019, il y a une forte rancœur qui est née au sein de la Ligue contre le Mouvement 5 Étoiles. Ils passent pour des traitres aux yeux des gens de la Ligue, et il n’est donc pas étonnant que ses membres soient conspués ».

Ainsi, de nombreux slogans « Elezioni ! » réclamant la tenue prochaine d’un nouveau scrutin se sont fait entendre parmi l’assistance, mais également parmi les responsables politiques qui se sont succédé sur la scène. Cependant, un appel aux urnes dans un futur proche semble peu probable selon Vincenzo Emanuele, universitaire et membre de plusieurs instituts de recherche en science politique : « Le PD et le M5S ont tous deux intérêt à maintenir la coalition jusqu’à son terme ‘naturel’ en 2023, car ils encourent le risque d’une victoire probable de Salvini en cas d’élection ».

 

“Jamais avec le PD, jamais avec les 5 Étoiles” : le message est clair

 

Le professeur italien a également tenu à rappeler avant le rassemblement que le principal défi de Salvini consistait à « maintenir son contrôle sur le centre-droit, de façon à renforcer sa légitimité ». Ces prédictions semblent avoir été confirmées après le véritable coup de force réalisé par le chef de la Ligue ce samedi. En effet, en plus d’envoyer un signal fort au gouvernement, Matteo Salvini s’est imposé comme le chef de file de la droite italienne devant Forza Italia et Fratelli d’Italia. Une domination qui n’a au fond rien de surprenante si l’on se fie aux récents sondages, qui créditent chacune de ces formations à environ 8% d’intentions de vote, mais qui s’est traduite de manière concrète par le déroulé des évènements. En véritable chef d’orchestre, Salvini a réussi à tourner une grande partie de l’évènement autour de sa propre personne, reléguant clairement au second plan les dirigeants des deux autres partis, Silvio Berlusconi et Giorgia Meloni. Le premier cité (83 ans) est apparu fatigué et a semblé donner l’impression d’être resté bloqué au siècle précédent, évoquant notamment à plusieurs reprises un curieux « danger communiste » qui rodait autour de l’Italie. À l’inverse, la présidente de Fratelli d’Italia a su convaincre le public en prononçant un discours musclé et très à droite. Racines chrétiennes de l’Italie, rhétorique anti-migrants et anti-taxes ou encore défense de la famille traditionnelle sont autant de thèmes développés durant sa déclaration, prononcée devant un écran affichant le slogan quelque peu troublant du parti : Dieu, Famille, Patrie.

… mais aussi pour Salvini

Pour autant, l’engouement autour de Giorgia Meloni a paru bien faible à côté de la popularité record de Matteo Salvini. T-shirts et banderoles à son effigie étaient légion, et les familles qui se photographiaient faisaient du nom « Salvini » leur « ouistiti ». Surtout, de nombreux drapeaux indiquant le slogan « Salvini Premier » – « car c’est le premier dans les sondages » selon un militant de la Ligue sous couvert d’anonymat, flottaient sur la grande place San Giovanni. Il Capitano a massivement joué de cette popularité, réclamant à plusieurs reprises les applaudissements d’un public conquis qui scandait son prénom en retour. Parallèlement, les personnes amenées à prendre la parole sur scène, qu’elles fussent politiciennes ou responsables de syndicats de police, n’ont pas hésité à remercier « Giorgia, Silvio mais surtout Matteo » pour l’invitation. De quoi oublier que l’évènement était conjointement organisé par les trois partis.

Salvini Premier

Croisée par hasard au milieu de la foule, la journaliste de la RAI Daniela Mecenate confirme l’engouement autour de la figure de Salvini : « En parlant avec les gens, je me suis rendu compte que la grande majorité d’entre eux sont venus pour Salvini, qui est devenu le nouveau leader grâce aux bons résultats électoraux de son parti. Alors qu’il n’était auparavant qu’une personnalité politique de second plan, le voici aujourd’hui capable de rassembler le populisme italien ». Alors que la journaliste de la RAI prononce ces mots, une militante de la Ligue l’arrête immédiatement : « Ce n’est pas du populisme, c’est du bon sens ! ». Pourtant, le discours de Matteo Salvini montre une réelle tentative de mobilisation du peuple à travers sa propre figure. Lui-même aime ainsi se considérer comme un populiste, comme il l’a déclaré dans un entretien donné au Point la semaine dernière (« Être populiste est un compliment. Cela signifie être proche des gens »).

Daniela Mecenate insiste de plus sur le rôle-clé du patron de la Ligue : « Lors des principales manifestations de centre-droit, Berlusconi et son parti Forza Italia étaient l’élément mobilisateur. Désormais, c’est la Ligue qui joue ce rôle ». Voir ces deux partis côte-à-côte malgré quelques divergences idéologiques est d’ailleurs quelque chose d’intriguant : en Italie, il n’existe pas de cordon sanitaire pour faire face à une extrême droite jugée fréquentable par beaucoup. Susana, militante de Forza Italia depuis sa création en 1994, avoue à demi-mot qu’un gouvernement formé avec la Ligue ne la dérangerait pas : « Je crois en un gouvernement de centre-droit uni ». Après tout, l’ex-Ligue du Nord n’a-t-elle pas participé à trois reprises aux gouvernements dirigés par Silvio Berlusconi (1994-1995 ; 2001-2005 et 2008-2011) ? Pour Richard Heuzé, ce positionnement peut également s’expliquer par la volonté d’exister politiquement pour un parti désormais en plein déclin : « Pour Forza Italia, c’est une question de survie. S’ils faisaient route à part, ils disparaitraient très rapidement : alors qu’ils ont récolté 14% des suffrages exprimés en mars 2018, ils sont désormais à 7% d’après les derniers sondages. Être avec Salvini est une garantie d’avoir une représentation »

Foule

Renzi, nouveau meilleur ennemi ?

Devant la foule conquise, le leader n’hésite pas à flatter ses fans, les qualifiant de « vraie Italie » (« Italia vera »). Des mots auxquels réagissent immédiatement de nombreux militants, criant « Italia vera, et pas Italia Viva », en référence au nom du nouveau mouvement lancé, hasard du calendrier, ce même jour par Matteo Renzi au cours d’une manifestation dans son fief de Florence. De l’avis de tous, l’ancien secrétaire du PD (2013-2018) représente un vrai danger pour la droite. Matteo Salvini n’a ainsi pas manqué de faire référence à plusieurs reprises à la Leopolda, nom du rassemblement pro-Renzi, déclenchant des huées à l’unisson. La confrontation Salvini-Renzi pourrait d’ailleurs rapidement s’implanter comme un nouveau vrai clivage dans le pays transalpin. À ce titre la RAI ne s’y est pas trompée, puisqu’elle a organisé ce mardi 15 octobre un débat retransmis en prime time opposant les deux hommes, visualisé par près de 4 millions d’Italiens.

« Je ne dirais pas qu’il s’agit d’un nouveau clivage, tempère l’universitaire Vincenzo Emanuele. Cependant, chacun des deux leaders reconnaît l’autre comme un vrai adversaire. Ce débat les a tous les deux favorisés, surtout Renzi qui n’est pour le moment crédité que de 4 ou 5% d’intentions de vote. Lui offrir l’opportunité de débattre contre l’homme politique le plus puissant d’Italie est une formidable façon de le légitimer ». Dans sa critique émise envers l’homme politique florentin, Matteo Salvini voit plus loin et table sur la mise en place d’un affrontement entre un peuple qu’il prétend représenter, et une élite caractérisée par Renzi et ses alliés.

Cette démonstration que fait le dirigeant de la Ligue est quelque peu contradictoire, puisque lui-même mise sur un programme économique très libéral. On se souvient, notamment, de la volonté d’introduire une flat-tax dans son programme électoral en vue du scrutin de mars 2018. De plus, Matteo Salvini est largement soutenu par les élites du Nord de l’Italie et ne s’en cache pas, ce qui pourrait s’avérer contradictoire à l’heure de faire les yeux doux à l’électorat plus populaire qu’il vise. Ainsi, le discours économique de Fratelli d’Italia se veut davantage protectionniste, rappelant celui du Rassemblement National. Pendant son discours, la leader Giorgia Meloni a notamment fustigé l’Union européenne menée par la France et l’Allemagne, tandis que Matteo Salvini s’est bien gardé d’évoquer le sujet. Ces divergences entre les différents partis de centre-droit montrent ainsi que, s’ils se rejoignent assurément sur certains points (immigration), ils présentent des visions économiques diamétralement opposées.

En monopolisant l’attention des militants et des journalistes – qu’il ne s’est pourtant pas privé de critiquer -, Matteo Salvini a incontestablement confirmé qu’il était l’homme politique du moment en Italie. Celui qui a déclaré la semaine dernière dans les colonnes du Point qu’il était prêt à gouverner « demain matin, dans six mois ou dans un an » confirme sa soif de pouvoir et se sait soutenu par une part non négligeable de la population italienne. Cependant, rien ne garantit que sa popularité restera aussi haute dans les mois à venir, et le voir en haut de l’affiche en 2023 – si de nouvelles élections ne sont pas convoquées entre temps – est tout sauf certain. « Ces dernières années en Italie, le leadership politique s’effectue vraiment à court terme, conclut Vincenzo Emanuele. Si Salvini a acquis une grande légitimité ces derniers mois, il est impossible de savoir s’il restera populaire encore longtemps ». L’universitaire estime cependant que le discours sur l’immigration est le principal marqueur de popularité de Matteo Salvini : « Tant que l’immigration est perçue comme le problème le plus important, je pense qu’il restera le principal leader ». D’ici là, le natif de Milan aura l’occasion de tester ses résultats électoraux lors de différents scrutins locaux, à commencer par les élections prévues dans différentes régions cette année. Avec une large victoire en Ombrie – pourtant historiquement ancrée à gauche – le 27 octobre, on peut légitimement penser que la phase de conquête de Matteo Salvini est entamée.

Le pari manqué de Más País

Íñigo Errejón pendant le meeting de Más País à Valence. ©Bruno Thevenin

Dans un contexte de tension maximale sur la question catalane, les élections espagnoles du 10 novembre sont venues confirmer la fragmentation du champ politique en Espagne. Avec 52 sièges dont 28 de plus gagnés à ces élections, l’extrême droite fait une nouvelle percée et est désormais la troisième force du Congrès. Parmi les acteurs perdants, Ciudadanos, l’équivalent de la République en Marche, a subi un revers cinglant et perd 47 députés. Mais il y a aussi Más País et Íñigo Errejón, qui rate sa tentative de recomposition politique et de perturbation du scénario initial de ces élections en obtenant seulement 3 députés. Ce revers est amplifié par la formation probable d’un gouvernement de coalition entre le PSOE et Podemos. Analyse.


À la fin du mois d’août et au début du mois de septembre, le contexte politique était porteur pour Más País et Íñigo Errejón. Après les élections du mois d’avril, le PSOE et Podemos s’étaient avérés incapables de trouver un accord pour former un gouvernement. Pedro Sanchez était alors persuadé qu’en cas de nouvelles élections le PSOE sortirait renforcé, et qu’il fallait donc mener les discussions avec Pablo Iglesias d’une main de fer. De son côté, le leader de Podemos a cherché à pousser son avantage au seul moment où un accord était à portée de main, soit au mois de juillet, et a donc tout fait capoter. L’incapacité des deux dirigeants à offrir un gouvernement aux Espagnols après trois élections en quatre ans pavait la voie pour qu’un outsider émerge à gauche et vienne bousculer le panorama politique en renouant avec la transversalité. De fait, lorsqu’Íñigo Errejón se lance fin septembre, sa candidature rencontre un écho important et bénéficie d’intentions de vote qui frôlent les 8% bien qu’il ne se présente que dans un tiers des circonscriptions, ce qui présageait un très bon score dans celles-ci. Plusieurs éléments conjoncturels sont venus refermer la fenêtre d’opportunité pour l’ex-stratège de Podemos, auxquelles se sont ajoutées des difficultés organisationnelles et budgétaires. Le bon départ de la campagne a notamment été arrêté net par la défection de la médiatique numéro 2 d’Errejón, Clara Serra, opposée au fait de présenter des listes en Catalogne.

Les circonscriptions dans lesquelles Más País s’est présenté.

L’impréparation de Más País, sa faiblesse organisationnelle et son impasse stratégique

Je peux d’autant mieux revenir en détail sur cette impréparation que je l’ai vécue de l’intérieur lors des trois semaines que j’ai passé en Espagne pour les élections. La campagne de Más País a été réalisée avec des moyens dérisoires. Tout d’abord, son budget était très faible, de l’ordre de 300 000 euros, alors que les formations nationales dépensent en moyenne 5 millions d’euros dans ce type de campagne. Pour donner un ordre de grandeur, Podemos a dépensé 1,2 millions d’euros en publicité sur Facebook, soit quatre fois le budget global de la campagne de Más País. Ensuite, le dispositif était complètement sous-dimensionné : l’organisation ne disposait que d’une trentaine de cadres auxquels s’ajoutait un ancrage militant particulièrement faible et désorganisé. Enfin, la stratégie préparée n’était pas assez étoffée et n’aura pas résisté à la saturation du débat politique par le conflit catalan. En effet, deux lignes discursives dominaient la rhétorique de Más País. En premier lieu et en majeur, le discours du déblocage politique alors que les partis ont été incapables de se mettre d’accord pour former un gouvernement et conduisent donc le pays à une quatrième élection en quatre ans. En deuxième lieu et en mineur, le « pacte vert » pour faire entrer l’Espagne dans une transition écologique à la hauteur des défis qui attendent le pays d’Europe le plus exposé au changement climatique. Ces deux lignes discursives ont été développées au début de la campagne à partir d’une rhétorique consensualiste, sans dimension conflictuelle. Paradoxe absolu, le théoricien le plus abouti du populisme démocratique cherchait à incarner une ligne politique aseptisée et sans dimension destituante. Celle-ci était synthétisée par le slogan de campagne : « Desbloquear, avanzar, Más País » (i.e. littéralement « débloquer, avancer, plus de pays »)

Sur quelle hypothèse ce discours reposait-il ? Pour utiliser des termes laclauiens, l’hypothèse d’Íñigo Errejón était que le moment populiste était passé en Espagne, que le chômage s’était partiellement résorbé, que les institutions avaient retrouvé une partie de leur capacité à neutraliser les demandes frustrées parmi la population espagnole. L’Espagne serait entrée dans un « moment institutionnel », où la logique différentielle du politique, soit la gestion différentiée des demandes sociales qui s’expriment dans la société, primerait sur la logique de l’équivalence du politique, soit la dimension antagoniste du politique face au système en place. Dans ce type de contexte, dans les temps froids, il est en effet théoriquement plus pertinent de mobiliser une rhétorique institutionnelle et consensuelle que de construire une nouvelle identité politique à partir d’une logique populiste.

Ce raisonnement, aussi abouti et cohérent qu’il puisse être, faisait l’impasse sur un aspect central de la candidature d’Íñigo Errejón : sa position d’outsider. La rhétorique institutionnelle ne peut être mobilisée que par des acteurs déjà en place et à des niveaux dans les sondages qui leur permettent de capter la demande de stabilité et de retour à la normale. C’est d’autant plus le cas que tous les acteurs politiques fustigeaient le blocage du pays et prétendaient être le meilleur levier pour débloquer la situation. En tant qu’outsider, il est rigoureusement impossible d’émerger dans le panorama politique sans adopter une rhétorique de destitution du système en place.

Íñigo Errejón avait conscience de ce problème et un débat stratégique a eu lieu au sein de Más País. Débat auquel j’ai participé et qui visait à introduire de la conflictualité au sein des deux lignes discursives de la campagne. D’abord en ciblant avec plus de vigueur l’incapacité des partis à se mettre d’accord. Ensuite en accusant les élites politiques de ne pas avoir pris le train de la transition écologique et d’emmener le pays à sa perte. À ces deux lignes devait s’ajouter une dimension plus propulsive et positive à l’image de ce spot vidéo : redonner aux Espagnols la fierté d’appartenir à un pays à l’avant-garde de la transition écologique en Europe et fournir des emplois plus qualitatifs aux jeunes partis étudier et travailler à l’étranger. Face à l’impasse des premières semaines d’octobre et à l’explosion du conflit catalan, la ligne stratégique a été amendée dans ce sens, mais probablement trop tardivement, alors que la campagne était déjà devenue invisible.

Un dispositif réseaux sociaux obsolète et sans créativité

Le second problème de grande ampleur de la campagne de Más País a été la maigre qualité du dispositif mis en place pour la mobilisation en ligne. Cela s’explique à la fois par la faiblesse du budget pour lancer de grandes opérations de communication, mais aussi par la vieillesse du logiciel de l’équipe de communication sur les réseaux sociaux. En effet, Más País a mené une campagne en ligne sur le modèle de ce qui se faisait en 2015, au moment du lancement de Podemos. La chaîne YouTube d’Íñigo Errejón est en jachère, sa page Facebook n’a pas de ligne narrative et pêche en matière de désintermédiation, et son compte Twitter manque de spontanéité, en comparaison avec les nouvelles expériences émergentes dans le monde : Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders, etc.

À l’inverse, Más País disposait d’une petite équipe de trois personnes très efficaces pour les relations presse et les passages TV. Sur ce plan, les choses ont été bien faites. Cependant, le déséquilibre entre le dispositif presse et le dispositif réseaux sociaux a rendu Íñigo Errejón captif de sa couverture presse, sans autres canaux de visibilité. Non seulement cela a coupé le candidat d’une partie de la population qui n’est pas touchée par la presse nationale, mais une fois que cette dernière s’est focalisée sur la crise catalane et sur les grands partis, l’exposition médiatique de la campagne d’Íñigo Errejón a été fortement réduite.

Comment la crise catalane a tué la candidature de Más Pais et propulsé l’extrême droite à 15%

Alors que la campagne était centrée sur l’incapacité des partis à se mettre d’accord pour former un gouvernement, un événement est venu chambouler l’élection et saturer le débat politique le 15 octobre : la condamnation des leaders catalans ayant participé à la tentative de sécession de 2017 à des peines de prison allant de 9 à 13 ans pour sédition et malversation. Ce jugement a immédiatement provoqué une réaction massive en Catalogne. Des centaines de milliers de manifestants se sont mobilisés, bloquant les routes. L’organisation secrète Tsunami Democratic a déclenché le blocage d’un aéroport. Les Comités de défense de la République ont envahi les rues de Barcelone et de nombreux affrontements ont eu lieu. Des scènes de violences, de barricades en feu et de voitures brulées ont scandé la campagne électorale pendant deux semaines, saturant complètement le débat politique sans qu’il soit possible d’aborder d’autres thématiques.

À titre de comparaison, l’effet de saturation provoqué par la réactivation de la crise catalane est du même ordre de grandeur que celui qu’avait eu l’attentat du Bataclan en France. Si les deux phénomènes sont de natures complètement différentes, ils ont la même fonction dans leur champ politique respectif : ils réactivent la logique de l’ennemi intérieur, autrefois incarné par l’ETA en Espagne. Les droites en font leur miel et hystérisent le débat, allant toujours plus loin dans le discours répressif. Le parti d’extrême droite, Vox, a par exemple proposé d’interdire tous les partis régionalistes et indépendantistes d’Espagne, ou de supprimer le régime des autonomies. Cette logique de l’affrontement et de polarisation croissante entre les forces indépendantistes catalanes et le reste de l’Espagne est alimentée des deux côtés par les partis qui ont intérêt à tendre la situation pour tirer les marrons du feu. Lors du débat électoral en présence des cinq grandes forces représentées au Parlement, il ne se passait pas deux minutes sans que la Catalogne soit évoquée, y compris lorsque le thème de la discussion était la politique économique et l’emploi.

Le chef de l’extrême droite espagnole, Santiago Abascal. ©Vox España

Ce contexte hystérique a eu deux effets : en premier lieu de réinjecter de la polarisation dans le champ politique et d’effacer les forces au discours consensuel, et en second lieu de radicaliser la demande d’ordre dans le pays. De fait, la ligne stratégique et le slogan de campagne élaborés à la fin de l’été étaient devenus obsolètes. Étant donné le profil philo-indépendantiste de la tête de liste de Más País en Catalogne, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une polémique et écorné l’image du parti, il était d’autant plus difficile d’être audibles sur le sujet sans être accusé de complaisance envers les manifestants violents.

De façon générale, si le mouvement des Indignés a bousculé la politique espagnole en 2011 et ouvert un cycle jusqu’en 2016, ce dernier a été clôturé par l’explosion de la crise catalane à partir de 2017. En réactivant la peur espagnole de la désagrégation du pays sur le modèle yougoslave, le conflit catalan a modifié le terrain politique de façon décisive en favorisant un retour au parti de l’ordre dans les régions centrales de l’Espagne. La difficulté d’Unidas Podemos et de Más País à se positionner sur le sujet a provoqué une désaffection de l’électorat espagnol qui est très anti-indépendantiste, y compris l’électorat de gauche, à l’égard de ces forces.

Et maintenant ?

L’obtention d’un groupe parlementaire pour Íñigo Errejón était un objectif décisif. Non seulement celui-ci aurait permis d’obtenir du temps de parole, mais les forces politiques qui en bénéficient disposent de personnel et d’une subvention annuelle de 3 millions d’euros. Ces ressources étaient stratégiques pour sortir de la situation de précarité extrême dans laquelle le parti se trouve, mais aussi afin de renouer avec de grandes ambitions nationales. En ne réussissant pas à obtenir les 5% requis au niveau national pour avoir un groupe autonome, Íñigo Errejón est condamné à faire partie d’un groupe mixte.

La résistance d’Unidas Podemos, qui perd 7 sièges et recule légèrement à 13%, et celle du PSOE, qui perd 3 sièges et stagne à 28%, montrent qu’il n’y a pour le moment pas d’espace pour un outsider issu de l’espace progressiste, du moins pas avec des moyens aussi dérisoires et dans un contexte aussi adverse. La formation probable d’une coalition entre ces deux forces rend inutile la présence de Más País comme levier de déblocage et va peut-être offrir une courte période de stabilité à l’Espagne, jusqu’à la prochaine crise politique dont les fondamentaux n’ont pas disparu puisque ces deux forces vont devoir obtenir le soutien ou l’abstention des indépendantistes catalans d’ERC.

À l’inverse, un espace important existe dans le champ culturel et intellectuel. C’est peut-être en réinvestissant ces espaces et en prenant du temps pour refonder un projet que réside la clé du succès pour l’ex-stratège de Podemos. Après avoir réalisé quatorze campagnes électorales en quatre ans, l’épuisement physique comme stratégique finissent par avoir raison de la capacité d’innovation des plus brillants stratèges. Un cycle se ferme en Espagne. Un nouveau ne s’ouvrira qu’à la condition de fournir une solution pérenne à la crise catalane, qu’elle prenne la forme d’un référendum légal sur l’indépendance ou d’un nouveau statut pour la Catalogne. Malgré ce retour partiel à l’ordre, symbolisé en particulier par le suicide accéléré des libéraux de Ciudadanos, notre voisin outre-Pyrénées reste profondément instable, à l’image de nombreux pays européens. Hormis la France, dont le système politique reste relativement résilient et déplace l’instabilité dans le champ extra-institutionnel, tout se passe comme si les gouvernements minoritaires étaient en train de devenir la règle en Europe.

« Le travail est un concept qui tombe en morceaux » – Entretien avec Nick Srnicek

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Nick Srnicek, Lecturer in Digital Economy in the Department of Digital Humanities Kings College, of London, High Level Dialogue: Development Dimensions of Digital Platforms. 17 April 2018. UN Photo / Jean-Marc Ferré

Nick Srnicek est co-auteur avec Alex William du manifeste Inventing the Future, publié en 2015. Celui-ci détaillait une stratégie politique pour les forces de gauche à la suite du « mouvement des places » ; il avait rencontré un écho important. Quatre ans plus tard, nous avons souhaité l’interroger sur le bilan de ces mouvements. Réalisé par Pablo Fons d’Ocon et Lenny Benbara. Retranscription : Léo Labat. Traduction : Nathan Guillemot.


LVSL – Vous êtes l’auteur, avec Alex William, du manifeste Inventing the Future, publié en 2015 dans le contexte des mouvements des places. Ces mouvements semblent déjà appartenir au passé et ont parfois atteint le statut de mythe, comme dans le cas du 15-M en Espagne. Comment voyez-vous ces expériences ?

Nick Srnicek – C’est une bonne question. Je pense qu’il y a une leçon cruciale à tirer de l’expérience post-2008 qui concerne les relations entre les mouvements eux-mêmes et les instances politiques existantes, qu’il s’agisse des syndicats ou des partis politiques dans un système parlementaire. Au Royaume-Uni, je pense que l’on prend davantage conscience au fil du temps de la nécessité d’agir aussi par le biais des institutions. Occupy Wall Street, les Indignés et tous les autres mouvements de cette nature ne cherchaient pas à agir à travers les systèmes en place, comme s’il était possible de recréer un monde quasi-spontanément sans avoir à en passer par les institutions. La gauche britannique en a tiré des leçons car elle a compris que cela ne suffisait pas. Non pas que les mouvements doivent être rejetés, mais ils sont insuffisants. Ce qu’on voit après 2012, une fois que les choses se sont calmées au Royaume-Uni, c’est un mouvement en faveur de la figure de Jeremy Corbyn. Ce dernier est élu en 2015 après l’échec de Milliband. Il est propulsé sur le devant de la scène et d’un coup, on observe un afflux important de personnes pour se mobiliser autour du Labour. Elles le font non pas parce qu’elles pensent qu’un parti politique va fournir une réponse à tout, ou qu’une personnalité politique va diriger tout le monde, mais simplement parce qu’elles reconnaissent le besoin d’agir à la fois au sein des mouvements et au sein des partis politiques. J’ai du mal à décrire la situation dans d’autres pays comme la France parce que je n’ai pas tous les détails. Mais j’ai le sentiment qu’il y a un tournant commun, du moins au Royaume-Uni, aux États-Unis et au Canada, qui consiste à agir davantage à travers les institutions.

LVSL – Depuis la publication de votre livre, le champ politique européen a été profondément remodelé. En France, la France insoumise a tué le Parti socialiste, avant de s’effondrer aux élections européennes. En Espagne, le soutien pour Podemos diminue à chaque nouvelle élection. Le Labour de Jeremy Corbyn a perdu des plumes et semble avoir du mal à se positionner dans une situation polarisée par la question du Brexit. Quel est le problème avec le populisme de gauche ?

NS – Je ne dirais pas que le problème réside dans le populisme de gauche en soi, car à bien des égards Jeremy Corbyn n’a pas fait de « populisme », du moins pas de la façon dont par exemple Laclau et Mouffe en parlent. Il y a eu des tentatives, notamment avec l’idée de la rigged economy (« l’économie truquée »), qui est devenue l’un des mots-clés de la dernière campagne électorale. C’était une idée populiste qui tentait de mobiliser un groupe de personnes qui se sentaient exclues de ce système truqué. Elle a été abandonnée depuis. À bien des égards, je pense que le problème principal est le même pour Podemos et le Labour : ils ont négligé les mouvements. Podemos émane par exemple du mouvement du 15-M, et a bénéficié d’un ancrage assez solide dans des mouvements de cette nature pendant un certain temps. Il s’en est finalement distancé, ce qui a eu un réel impact. Le phénomène est le même au Royaume-Uni. Momentum compte actuellement plus de 40.000 membres. Il avait été conçu à l’origine pour soutenir Jeremy Corbyn lors de sa campagne pour la direction du Labour, puis lors de la campagne électorale. Mais à Momentum a prédominé l’idée que le mouvement pourrait être davantage qu’une aile électorale, qu’un outil pour mobiliser des votes pour un parti. Ils se voyaient par exemple offrir le petit-déjeuner à des enfants, des repas à l’école, fournir de la nourriture aux sans-abris… toutes ces initiatives qui créent des liens avec les communautés. Mais ils ne l’ont pas fait. Je pense que c’est l’un des principaux problèmes qui explique pourquoi l’élan pour Momentum s’est dissipé, parce qu’ils n’ont pas concrétisé ces actions, de même que le Parti travailliste. Dans un sens, Jeremy Corbyn s’est donc barricadé au sein du parti et n’a pas tissé ce type de relations plus profondes. Pour moi cela joue dans la question du Brexit, parce que je ne peux pas imaginer, par exemple, une élection avec le même enthousiasme que lors de la dernière campagne électorale, au cours de laquelle des dizaines de milliers de jeunes s’étaient mobilisés pour militer et participer au travail acharné de la campagne du Labour. Vous ne verrez pas ça, tout simplement parce que le Labour a laissé cet enthousiasme s’atrophier.

LVSL – La situation inextricable du Brexit a permis à Boris Johnson et Nigel Farage de se présenter comme les hérauts du vote populaire contre les corps intermédiaires, les élites et le Parlement qui bloque la sortie de l’Union européenne. Nous savons cependant que ces deux dirigeants veulent mener une politique ultra-libérale en faveur des plus riches. Comment voyez-vous la stratégie de Labour consistant à jouer la carte institutionnelle pour empêcher un No Deal ? Ne risque-t-il pas d’apparaître comme le camp de l’oligarchie et de laisser la référence au peuple être hégémonisée par la droite radicale ?

NS – Ce risque est une certitude. C’était le problème initial de la campagne référendaire sur le Brexit, à savoir que la campagne du Leave avait comme slogan Take back control (« reprenez le contrôle »), et qu’il s’agissait d’un slogan populiste pour tous ceux qui se sentaient exclus et sans aucun pouvoir de contrôle sur les élites nationales et européennes. Cela a bien fonctionné. Du côté du Remain, on trouvait la défense d’un système européen indéfendable tel qu’il existe actuellement. J’ai voté Remain, et je voterais Remain à nouveau mais la campagne de ce camp était absolument odieuse. C’était l’équivalent de la campagne d’Hillary Clinton aux États-Unis, avec un discours que l’on peut résumer comme tel : « en réalité les choses ne sont pas si mauvaises, le statu quo est assez satisfaisant, nous n’avons pas besoin de changer les choses ». Ce discours était dirigé par des élites qui étaient publiquement méprisées depuis de nombreuses années. C’est là le risque réel d’un autre référendum : il y aura une bataille pour savoir qui contrôle la campagne du Remain, et différents camps sont déjà sur le coup. Ceux qui ont dirigé la première campagne veulent diriger la seconde. Or si tel est le cas je suis persuadé que nous irons vers une sortie sans accord, tout simplement parce qu’ils ne savent pas quoi faire, ils ne connaissent pas l’opinion publique, ils ne savent pas ce que les gens ressentent, ils n’ont aucun sens du peuple et ils ne savent pas pourquoi les gens veulent du changement. La situation est donc risquée. Ceci étant dit, je pense que Corbyn est plutôt bien positionné pour présenter une campagne populiste en faveur du Remain. De mon point de vue, s’il y a une élection générale, il faut que la campagne soit menée cette fois sur le thème de la démocratie. Cela inclurait un deuxième référendum, mais également des réformes parlementaires. Il serait judicieux de se débarrasser de la Chambre des lords, par exemple, et aussi du système uninominal majoritaire à un tour pour passer à une représentation proportionnelle. Mais il faudrait aussi reprendre une des préoccupations classiques du mouvement socialiste : la démocratie au travail. Appuyer sur cet aspect de la démocratie, c’est donner chair au slogan take back control. Je pense qu’il y a ici un énorme espace pour une approche populiste.

LVSL – De nombreuses organisations fleurissent dans l’ombre de Corbyn : Momentum, Novara Media, NEON, etc. Depuis 2015, pensez-vous avoir progressé dans la guerre de positions que vous menez ? Comment évaluez-vous ces quatre années d’activisme et le glissement à gauche du Parti travailliste ?

NS – Je pense que le virage vers les institutions a eu beaucoup de succès en termes de changement dans le sens commun si on part de l’approche classique de l’hégémonie. Je peux donner quelques exemples : le Guardian qui se prononce en faveur de la propriété par les travailleurs de leur outil de travail, le Financial Times qui cette semaine fait un article dans lequel on peut lire : « Le capitalisme ne fonctionne pas, nous devons le changer. » Toutes ces choses qui n’auraient pas pu se produire avant la création de tous ces think tanks et ces médias. C’est loin d’être parfait et il reste encore beaucoup de domaines où l’on peut aller plus loin, mais il y a eu un changement notable en matière de représentation dans les médias et de figures qui obtiennent la parole. D’importants progrès ont été réalisés.

LVSL – Vous évoquez régulièrement la nécessité de jouer dans les interstices du néolibéralisme pour changer le sens commun. Quelles sont les faiblesses actuelles du néolibéralisme au Royaume-Uni qui fracturent le bloc hégémonique en place ?

NS – Je pense que c’est difficile à dire parce qu’il y a un conflit transversal au Royaume-Uni et qu’il ne s’agit donc pas uniquement d’un affrontement entre le néolibéralisme, la social-démocratie et le socialisme. Il y a ce conflit autour du Brexit et des différentes manières de le concevoir, ce qui complique énormément la construction d’un bloc hégémonique. Depuis Thatcher, l’idée que la croissance est inéluctable grâce à la finance s’est imposée comme une évidence. Par la suite le New Labour a laissé la finance aller aussi loin qu’elle le souhaitait, mais en prélevant un peu d’impôts pour aider les plus pauvres et les plus démunis. Avec 2008, ce discours s’est complètement effondré, et le Brexit amplifie cette destruction, tout simplement parce que la position de Londres en tant que centre financier mondial est menacée par le processus de sortie. Au sein de la classe dirigeante vous n’avez pas d’intérêt commun, ce qui entraîne de nombreux conflits. En ce qui concerne les idées hégémoniques sur ce qui devrait être fait, je pense que la gauche a beaucoup progressé sur la notion de travail. Cette dernière était en effet considérée, jusqu’à ces dernières années, comme un idéal absolu, avec notamment l’idée que les gens ne devraient plus recevoir de prestations et devraient plutôt travailler. C’est sur cette idée que le gouvernement s’est appuyé pour réduire les prestations sociales. Aujourd’hui, peu de gens considèrent que le travail paie, qu’il a un sens, et qu’il est une meilleure option que toute alternative sociale. Le travail, pour moi, semble être un concept-clé qui tombe en morceaux et qui pourrait être tiré vers la gauche.

LVSL – Que pensez-vous de l’option de Lexit, c’est-à-dire une sortie par la gauche de l’Union européenne ?

NS – Les seules conceptions plausibles de Lexit sont celles qui, je pense, ne tiennent pas compte des pouvoirs réellement existants. Je peux envisager un monde imaginaire où le Lexit fonctionnerait, mais ce serait négliger plusieurs aspects. Laissez-moi vous donner un exemple concret, à savoir le contrôle de l’industrie des technologies. C’est quelque chose qui ne peut arriver qu’en Europe. Si le Royaume-Uni décide de partir et de se retirer des réglementations européennes, cela signifie que le Royaume-Uni se refuse tout pouvoir sur toutes les institutions technologiques. Donc, Facebook, Google, Amazon pourraient faire ce qu’ils voudraient au Royaume-Uni, tout simplement parce que le Royaume-Uni est une puissance moyenne à l’heure actuelle. Une partie du problème avec le Lexit est que ce concept adhère toujours à l’idée que le Royaume-Uni est une puissance de premier plan dans le monde et que nous pouvons nous en sortir seuls. Pour tous les pays du monde, sauf peut-être la Chine et les États-Unis, c’est un problème tellement intrinsèquement mondialisé que vous êtes forcé à penser en termes de coalitions de pouvoirs, avec une réflexion internationale et régionale. De ce point de vue, l’option nationale est complètement bloquée. Elle est futile. Au-delà même des aspects réactionnaires qu’elle alimente.