Au Portugal, le sacrifice annoncé d’un territoire d’exception au nom du lithium

Portugal lithium Barroso - Le Vent Se Lève
© Joseph Édouard pour LVSL

La Serra do Barroso, à l’extrême nord du Portugal, est unique : par son histoire, son héritage, ses paysages et sa biodiversité. Elle figure parmi les huit territoires européens classés à ce jour au Patrimoine agricole mondial par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture [1]. Mais pour son malheur, son sous-sol regorgerait de lithium, élément indispensable à la fabrication de batteries pour téléphones et véhicules électriques. Y voyant une opportunité économique, le gouvernement portugais a donc donné son feu vert pour l’exploitation. Sur place, la population se bat contre le projet mais sans se faire trop d’illusions. Chronique d’un désastre écologique annoncé. Un reportage de Nicolas Guillon.

Le socle et l’élévation. Du sommet d’un castro datant du second âge de fer, la statue en pierre d’un puissant guerrier gaélique, retrouvée dans la région, contemple des millénaires et un paysage à couper le souffle dessiné par la seule patience du temps : celui du Barroso, un territoire de moyenne montagne s’étendant sur les municipalités de Boticas et Montalegre, dans le district de Vila Real (région historique de Tras-os-Montes). Le randonneur s’aventurant jusqu’ici n’est pas à l’abri de croiser une meute de loups ibériques, très nombreux dans le coin et qu’on entend hurler la nuit. Plus bas, ce sont les vaches de race barrosa, à robe fauve et longues cornes incurvées, dont le patrimoine génétique s’inscrit dans la profondeur des siècles, qui s’imposent dans cette toile de maître.

En août dernier, des écologistes du monde entier s’y étaient donné rendez-vous, précisément dans le village de Covas do Barroso, dans l’arrière-cour d’une ancienne quinta reconvertie en écomusée (en nombre dans la région [2]). Leur combat local : la mine de lithium qui menace de défigurer l’endroit, plus exactement l’exploration de pegmatites lithinifères pour la production de concentré de spodumène, un minéral utilisé dans la fabrication du lithium destiné aux batteries. Selon un rapport de l’Institut d’études géologiques des Etats-Unis, paru en 2023, le Portugal détiendrait les premières réserves européennes de lithium et les huitièmes au monde. Son Premier ministre Antonio Costa ne cesse d’ailleurs de répéter que le pays est assis sur un trésor.

Le projet prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre. (…) Une méthode équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux.

« La réalité c’est qu’il n’en sait pas plus que vous et moi car il s’agit de ressources déduites, coupe court Carlos Leal Gomes, professeur à l’Université du Minho et spécialiste du sujet. Cinquième, sixième, huitième place, pour l’heure on n’a rien du tout. On ne connaîtra ce rang que lorsqu’on commencera à produire. » Le groupe britannique Savannah Resources Plc [3], qui a obtenu la concession de l’exploitation, avançait pourtant des chiffres très précis avant l’été : une production de 25 000 tonnes équivalant à la quantité de matériau nécessaire pour fabriquer chaque année des batteries pour environ 500 000 véhicules. Mais là encore, Carlos Leal Gomes tempère l’enthousiasme qui préside à Lisbonne : « À ce stade, ce sont des chiffres uniquement indicatifs, sachant que dans ce domaine très peu d’estimations sont prouvées. Qui plus est, les minerais du Barroso ne sont pas les meilleurs en termes de qualité. Ils nécessiteront beaucoup de travail pour être exploitables. »

Le projet Barroso Lithium prévoit un forage jusqu’à 1700 mètres de profondeur sur une surface de 593 hectares et un cratère à ciel ouvert de 800 mètres de diamètre, à moins de 200 mètres des premières habitations ! La pire méthode d’extraction qui soit, équivalente à celle du gaz de schiste, avec sa cohorte de dégâts collatéraux. L’extraordinaire forêt de pins qui avait réussi le prodige de se régénérer après de gigantesques incendies il y a quelques années va encore être sacrifiée, mais sciemment cette fois. On avait beaucoup lu sur le sujet avant de venir voir sur place mais lorsqu’on découvre le site c’est à pleurer.

Au bar du village, le bien-nommé O nosso café (notre café), on sent les clients un peu réticents à parler. On ne sait pas grand-chose, on n’a pas bien suivi et on vous renvoie toujours à quelqu’un d’autre. « Les gens ne comprennent pas pourquoi, dans l’objectif louable de moins polluer, on va détruire des forêts, des cours d’eau, tout un environnement et au final, leur vie, résume Nelson Gomes, président de l’association Unis pour la défense de Covas do Barroso. L’effondrement climatique, nous l’observons déjà de nos yeux et pour le contrer on va donc l’accentuer chez nous. C’est une aberration. »

La communauté intermunicipale du Alto Tâmega, dont fait partie le Barroso, est l’abreuvoir du Nord du Portugal. L’eau y est partout, en abondance, à tel point qu’on l’entend en continu chanter son fado. L’Office du tourisme en a fait sa marque : « Le territoire de l’eau et du bien-être ». Mais l’éventration de la montagne va, bien sûr, venir perturber ce bel équilibre immémorial. « L’extraction va inévitablement interférer avec l’irrigation de nos terres, ce qui à terme condamnera la production, se désole Aida, une autre voix de la contestation [4]. Or cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière ». Surtout, il faut entre 41 000 et 1,9 million de litres d’eau pour produire une tonne de lithium.

Aussi José promet quelques réjouissances à la ville lointaine : « Au-delà du bouleversement du système d’irrigation et des projections de poussières, tout ce lithium il va falloir le laver avant de l’expédier. Et c’est l’eau d’ici qu’ils reçoivent à Porto, Braga ou Guimarães. » Les promoteurs du projet vous diraient que ce ne sont que fantasmes sans fondement scientifique tandis qu’eux ont réalisé des études très sérieuses. Mais les plus anciens de la région se souviennent que l’exploitation durant la Seconde Guerre mondiale de la wolframite, minerai contenant du tungstène, un métal très utile pour la fabrication d’armement, faillit condamner la race Barrosa.

Le Portugal est déjà le premier producteur européen de lithium avec 900 tonnes par an [5]. Un chiffre qui reste, toutefois, très modeste comparé aux 55 000 tonnes de l’Australie (46,3 % de la production mondiale) ou aux 26 000 tonnes du Chili (23,9 %). Mais ses réserves s’élèveraient – toujours au mode conditionnel – à 60 000 tonnes. Alors il a été décidé de creuser en six endroits de l’intérieur du pays, où des gisements ont été repérés. Ce qui avait sauvé le Portugal jusqu’à présent ? Le coût de l’extraction, deux à trois fois plus élevé en Europe qu’au Chili, par exemple. Mais l’avancée technologique tend à réduire cette différence et comme un certain malaise commence à se faire sentir quant à une éventuelle pénurie mondiale à venir, la décision a été vite prise.

Savannah Resources est déjà comme chez lui au Portugal (son site se décline désormais en langues anglaise et portugaise), où il a installé une agence de relations media ad hoc. De fait, le groupe britannique bénéficie d’une impressionnante opération portes ouvertes dans la presse lusitanienne, où à force d’articles fleurant bon le publi-reportage on déroule toutes les bonnes raisons de l’exploitation à venir en rassurant sur ses conditions. Braves gens, dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses.

Pour mener sa barque à bon port, l’entreprise s’est, certes, conformée à un certain nombre d’exigences : promesse d’un dédommagement aux communes concernées, construction d’une nouvelle route pour l’acheminement du lithium afin de limiter les désagréments pour les populations, interdiction de capter l’eau de la rivière Covas, mécanismes de compensation etc. Savannah va même jusqu’à vanter une renaturation possible des lieux une fois la mine épuisée (on parle d’une durée d’exploitation de dix-sept ans).

Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026.

« Mais on nous a tellement menti depuis le début, opposé des arguments fallacieux, qu’on ne les croit plus, évacue Joao, qui revient chaque été dans son village natal. Ce n’est d’ailleurs qu’une fois le projet lancé que nous avons été informés. Et vous savez, il est difficile de protester au Portugal. Récemment, des militants ont voulu ériger un barrage sur la route nationale qui traverse le nord du pays d’est en ouest, en moins d’une heure ils avaient été délogés sans ménagement par les forces de l’ordre. » Alors la contestation se contente modestement d’inscriptions ou d’étendards où l’on peut lire : Nao a mina, sim a vida, (non à la mine, oui à la vie) ou plus simplement Nao litio.

Car la vie a un sens dans le Barroso, où les habitants respectent le vivant depuis toujours. On sent chez Sofia, dont la famille possède une quinta près de Chaves, à une vingtaine de kilomètres, une véritable admiration pour eux : « Leur vie a longtemps été dure. Très dure. Ils étaient totalement isolés du reste du pays. L’électricité n’est arrivée là-bas qu’en 1966. Ils étaient donc organisés en communautés pour la gestion des ressources. » Un isolement tel qu’au Concile de Trente, en 1542, une dérogation avait été demandée pour autoriser les prêtres du Barroso à se marier ! Il n’en fut rien mais les villages les plus reculés, tels que Vilarinho Seco, n’ont pour autant rien changé à leur mode de vie, que d’aucuns compareraient sans doute à celui des Amish.

Le photographe Gérard Fourel immortalisa dans les années 80 ce « pays des derniers hommes » qui se passe de mots. Quarante ans plus tard, ses habitants y vivent toujours avec leurs bêtes et font encore le pain dans le four communautaire aux allures d’agora. Et les baldios, terres communales administrées collectivement, sont toujours nombreuses dans le secteur. C’est ce chef-d’œuvre de l’Humanité, dont l’Unesco a mentionné « la forme traditionnelle de travail de la terre, le soin apporté aux animaux et l’entraide entre ses habitants », que David Archer, l’ex-PDG de Savannah Resources, décrivait, en 2021, dans Diaro de Noticias, comme une région moribonde en cours de désertification, présentant sa mine comme « la » solution pour inverser la tendance et revitaliser, promettant « une demande immobilière (sic) et la relocalisation de services publics »[6]. Mise en regard avec la camionnette-épicerie qui ravitaille Covas de Barroso, la perspective frise le grotesque. Comme toujours dans pareil projet, on évoque la création de 600 emplois mais qui ne concerneront guère les autochtones puisque la mine, dite « intelligente », sera en partie gérée à distance.

André, Toulousain natif de Montalegre qui revient tous les étés randonner avec sa fille, dresse le triste constat que « même ici où l’on se pensait à l’abri, on est rattrapé par la politique du fric ». Le néolibéralisme européen a posé ses grosses pattes sur le Barroso et il lui sera désormais difficile de s’en extirper. Fort de l’autorisation de l’Agence portugaise de l’environnement (APA), qui a donné son aval au printemps, Savannah Resources entend débuter l’excavation d’ici à 2026. La route d’une trentaine de kilomètres pour acheminer le lithium jusqu’à l’autoroute reste, toutefois, à construire d’ici là. Joao y voit « peut-être un moyen de retarder l’échéance car beaucoup de communes doivent être traversées et un certain nombre de propriétaires terriens sont récalcitrants. »

Mais il demeure pessimiste : « Les gens ne se font pas trop d’illusions : le projet se fera car beaucoup d’argent a déjà été investi. » Début septembre, l’APA a même donné son autorisation pour un deuxième projet, au nom « de l’intérêt stratégique du lithium pour les objectifs de neutralité carbone et la transition énergétique », à Montalegre celui-là : la construction d’une usine de raffinage du métal extrait par la société portugaise Lusorecursos. Montalegre, « 750 ans d’histoire » et « une idée de la nature », comme elle aime à se présenter. Une partie du territoire de la commune s’étend, en effet, sur la réserve de biosphère de Peneda-Geres.

Les associations de défense du Barroso affirment pourtant que la lutte n’est pas encore terminée et promettent d’aller devant les tribunaux s’il le faut. Depuis l’été, Antonio Costa s’affiche, quant à lui, sur de grands panneaux 6×4, de trois-quarts dos, donnant l’accolade à des personnes âgées qu’on imagine fragilisées. Governar a pensar nas pessoas, dit le slogan. Gouverner en pensant aux gens. Allez savoir pourquoi les gens du Barroso ne se sentent pas concernés.

Notes :

[1] www.fao.org

[2] Une quinta est une grande demeure ancienne située au cœur d’une propriété de plusieurs hectares souvent plantée d’oliveraies et de vignes.

[3] www.savannahresources.com

[4] Certains prénoms ont été modifiés.

[5] www.ig.com/fr/strategies-de-trading/top-8-des-producteurs-de-lithium-dans-le-monde

[6] Depuis le 18 septembre 2023, le Portugais Emanuel Proença est le nouveau CEO de Savannah Resources Plc.

Le Portugal au bord du « capitaclysme »

© Pedro S. Bello

Il y a la carte postale et l’envers du décor. D’un côté, un pays vu de l’étranger comme le nouvel Eldorado. De l’autre, une population qui, avec de petits revenus, ne s’en sort plus face à une inflation galopante et à un marché du logement de plus en plus inaccessible. Selon les dernières données publiées, près d’un Portugais sur cinq vivrait sous le seuil de pauvreté, dont nombre de personnes âgées, qui doivent survivre avec un minimum vieillesse de 268 euros. L’Instituto Nacional de Estatistica (INE) a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros… Une décennie après le plan de sauvetage de la Troïka (FMI, Commission européenne et BCE), le Portugal a certes retrouvé une capacité d’investissement mais la réalité du quotidien le situerait plutôt au bord du capitaclysme – pour reprendre un néologisme localement à la mode. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur nouvelle route des Indes. Le Portugal a annoncé fin septembre la construction d’ici à 2031 d’une ligne de TGV reliant Lisbonne à Porto en 1h15. Au-delà de l’utilité d’un chantier aussi gigantesque pour relier deux villes distantes d’à peine 300 kilomètres et reliables en 2h30, une question se pose : qui montera dans ce train de la « modernité » ? Antonio Costa, le premier ministre portugais, a donné une partie de la réponse : « C’est un projet stratégique qui favorisera la compétitivité », en cohérence avec la volonté portugaise d’attirer des entrepreneurs et des investisseurs étrangers. All right, répond l’écho qui commence à parler la langue du business. « Qui montera dans ce TGV ? Des touristes riches car désormais le Portugal veut des touristes riches », complète Joao, en position d’observation en retrait de l’emblématique pont Dom-Luis, qui enjambe le Douro [1]. Son Portugal à lui ne prend le jour que par des soupiraux mais sa longue vue offre néanmoins une belle visibilité.

NDLR : pour une analyse du contexte politique et social portugais depuis une décennie, lire sur LVSL l’article de Mariana Abreu « La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid », celui d’Yves Léonard « Portugal : les oeillets d’avril confinés », cet entretien avec Cristina Semblano sur les ravages de l’austérité au Portugal ou encore l’article de cette dernière sur les raisons politiques et économiques qui ont entraîné une hausse des feux de forêts ces dernières années au Portugal.

Les alentours immédiats peuvent en témoigner : le Portugal s’est amouraché des riches étrangers. Sur cette rive Sud du fleuve, qui jouit d’une vue imprenable sur la vieille ville de Porto, Vila Nova de Gaia, siège des plus grandes maisons de vin de Porto, s’est semble-t-il découvert un goût immodéré pour les projets immobiliers tape-à-l’oeil. Le plus spectaculaire d’entre eux, comme son acronyme l’annonce : le WoW, pour World of Wine. Impossible de passer à côté : dès l’aéroport, c’est dans cette direction que le voyageur est invité à s’engager. Inauguré en 2020, le WoW se présente comme le nouveau quartier culturel de la ville mais il serait plus juste de parler de parc d’attractions lié à la culture de la ville.

Sachant que le seuil de pauvreté s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population.

Le projet a été imaginé par le propriétaire des marques Taylor’s et Croft, Adrian Bridge. Le magnat anglais a investi 106 millions d’euros pour transformer 35 000 m2 d’entrepôts et de chais en un vaste espace de loisirs comprenant six musées, neuf restaurants, une école du vin, une galerie d’expositions, des lieux événementiels, des bars, des boutiques et un hôtel Relais & Châteaux avec son indispensable spa. Si les travaux de réhabilitation sont indéniablement de belle facture, l’ostentation du lieu (des carrés Hermès aux murs des couloirs et des escaliers) confine, de la part d’un lord, à la faute de goût dans une société qui cultive la simplicité. Inutile de préciser que tout est cher, et même très cher à l’échelle du niveau de vie portugais. Le manant peut néanmoins profiter gratuitement de la vue panoramique sur la ville.

Mais le WoW « en jette » et c’est précisément l’image filtrée que le Portugal veut aujourd’hui donner de lui-même : un pays qui a définitivement tourné le dos à la misère pour entrer avec ses plus beaux habits dans la salle de bal. Le futur TGV procède de cette même stratégie de développement mais Antonio Costa a beau en appeler au « consensus national » dans cette bataille du rail, le client des chemins de fer portugais, qui doit actuellement débourser une soixantaine d’euros pour un aller-retour en 2e classe Porto-Lisbonne, a d’autres préoccupations que celle de filer comme l’éclair du Nord au Sud. Car depuis qu’en 2011 la Troïka (Fonds monétaire international, Commission européenne et Banque centrale européenne) est passée par là, les Portugais ont de très faibles revenus. Selon l’Instituto Nacional de Estatistica (INE), l’équivalent portugais de l’INSEE, la rémunération brute mensuelle moyenne était de 1 439 euros au 2e trimestre 2022, le salaire minimum s’élevant à 822,50 euros.

Toujours selon l’INE, la pension moyenne en 2021 s’élevait à 487 euros par mois. Au Portugal, le minimum vieillesse n’est que 268 euros. L’INE a calculé qu’en 1974, au sortir des années noires du salazarisme, celui-ci était de 260 euros. Sachant que le seuil de pauvreté (60% du revenu médian selon le mode de calcul de l’Observatoire des inégalités) s’établit à 554 euros de ressources mensuelles – on notera que le salaire minimum net s’en rapproche dangereusement – ce sont aujourd’hui 1,9 million de Portugais qui doivent vivre avec moins, soit 18,4 % de la population, sur la base des dernières données sur le niveau de vie divulguées par l’INE, largement commentées par les media portugais cet automne.

Et encore ! Les aides sociales retouchent le tableau : sans elles, ce sont quelque 4,4 millions de citoyens qui ne franchiraient pas la barre. Au Portugal, travailleur pauvre est presque devenu un statut. Déjà effrayants dans le contexte européen, ces chiffres de la misère explosent si l’on prend en considération la privation matérielle, l’éloignement du monde du travail et l’exclusion sociale : près d’un quart du pays connaîtrait une ou plusieurs de ces situations. Les enfants ne sont, malheureusement, pas épargnés : 10,7 % d’entre eux souffraient, l’an passé, de manque matériel et de coupure sociale (source : INE).

On ne se rend sans doute pas compte à Bruxelles de ce qu’on a demandé au Portugal, de s’humilier, et aux Portugais, de se sacrifier. Les dégâts commis ne sautent, c’est vrai, pas immédiatement aux yeux. Depuis la dictature, les gens d’ici ont une capacité à encaisser assez phénoménale, comme si leur principal trait de caractère était de subir. Et vous ne les entendrez jamais se plaindre. Livreur pour des multinationales de l’ameublement, Sergio confie « passer 15 heures par jour sur la route, six jours sur sept ». Et depuis deux ans, on lui a retiré son binôme pour l’aider à porter les colis. Il continue pourtant de faire sa tournée avec le sourire. Il s’estime bien loti avec un travail et 1 100 euros net mensuels. Ici, c’est une serveuse dans un bar de centre-ville dont le salaire pour 40 heures par semaine et des horaires difficiles peine à dépasser les 600 euros ; là, une institutrice qui, au terme d’une carrière complète, va devoir se contenter d’une retraite de 500 euros. Tout ça fait d’excellents Portugais.

« Il entre au Portugal beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises.

Les « bons élèves de l’Europe » ont, en effet, souvent été cités en exemple. En remerciement des efforts colossaux consentis durant la récession, ils voient aujourd’hui le robinet des crédits communautaires couler à gros débit. Les travaux du premier tronçon de la future ligne TGV, à hauteur de 2,9 milliards d’euros, seront financés au tiers par des fonds européens. « Le pays réunit aujourd’hui les conditions financières pour pouvoir réaliser ce type de projet », se félicite Antonio Costa, de la famille des socialistes convertis au modèle néolibéral. Le nouvel Eldorado a peut-être des finances saines mais en attendant, le citoyen doit faire face à l’inflation bondissante : 9,3% à l’amorce du dernier trimestre, 22,2% pour l’énergie et 16,9% pour l’alimentation (source : Trading Economics). L’Association portugaise des entreprises de la distribution (APED) a constaté depuis septembre une recrudescence des vols de produits alimentaires de base : morue congelée, boîtes de thon, bouteilles d’huile d’olive et briques de lait. Retraité de l’industrie pharmaceutique depuis dix ans, Rui sait qu’il compte parmi les privilégiés. Dans la ferme qu’il a rénovée à une heure de Porto, il coule une vie paisible entre son jardin et ses animaux. Tout en conservant une louable lucidité : « Après toutes ces années d’austérité, nous commencions à retrouver un peu de souffle, à voir le bout du tunnel. Et puis la pandémie est arrivée. Et maintenant c’est la guerre en Ukraine et l’inflation. Quand le week-end je reçois mes filles encore étudiantes, entre les courses et le plein d’essence j’en ai pour 300 euros. Combien de Portugais peuvent se le permettre ? Et je ne vous parle pas de la facture de chauffage. »

Se chauffer a toujours été un problème au Portugal et pas seulement pour les plus modestes. Héritage d’une autarcie qui dura un demi-siècle – « mieux vaut la pauvreté que la dépendance », avait l’habitude de dire Salazar -, peu de logements sont bien isolés et équipés. Et c’est une idée reçue de croire qu’il fait toujours beau et chaud en Lusitanie. Mais la crise de 2009, encore elle, n’a rien arrangé. En retour des 78 milliards d’aides reçus, le Portugal a dû privatiser des pans entiers de son économie, dont le secteur de l’énergie. Le groupe chinois China Three Gorges a ainsi repris en 2011 les 21% détenus par l’Etat portugais dans EDP (principale entreprise de production d’électricité du pays). Après ça, allez exercer le moindre contrôle sur les prix.

Bons princes, les Chinois se sont également portés acquéreurs d’une partie de la dette portugaise. Le Portugal et l’Empire du Milieu entretiennent depuis 1557 une relation étroite par le biais de l’administration de Macao, rétrocédée en 1999. Energie, banque, assurance : l’investissement chinois au Portugal est estimé à environ 3% du PIB.

L’immobilier n’échappe pas, bien sûr, à cet afflux de fonds étrangers, en provenance de Chine mais aussi des Pays-Bas, d’Espagne, du Royaume-Uni ou du Luxembourg. Dans certains quartiers de Lisbonne ce sont des rues entières qui sont rachetées, ce qui pose évidemment un problème : l’envolée des loyers, qui ont augmenté de 42,4 % en moins de cinq ans, un chiffre affiché en une, fin septembre, par le journal Publico et confirmé dans la foulée par l’INE. A Lisbonne et Porto, l’augmentation atteint même 50 %, voire 60 % dans certaines communes périphériques de la capitale, dont Vila Nova de Gaia – l’effet WoW sans doute. Le loyer moyen portugais s’élève désormais à 6,25 euros par mètre carré (9,29 euros dans la zone métropolitaine de Lisbonne). A Braga, Joaquim gère un portefeuille de locations modestes, issu d’un legs familial : « Nous avons beaucoup de locataires très anciens et si nous suivions le marché, ces gens ne pourraient plus payer leur loyer ni se reloger. Nous essayons donc d’entretenir nos logements sans engager de trop gros travaux afin de maintenir le statu quo et de préserver ces personnes que nous connaissons de longue date et qui ont toujours honoré les échéances. » Pour leur salut, les Portugais ont conservé cette fibre de l’entraide qui naguère était leur seul canal de survie.

« Je déteste dire que le Portugal est un petit marché mais on ne peut pas dire non plus que c’est un très grand marché, et le fait est qu’il entre beaucoup trop de capitaux étrangers au regard du nombre d’opportunités. » Ce n’est pas un altermondialiste qui parle mais Francisco Sottomayor, le PDG de Norfin, une des principales sociétés de gestion immobilière portugaises. Résultat : pour ceux qui en ont encore les moyens, acheter un bien au Portugal coûte en 2022 50 % plus cher qu’en 2016.

Il y a dix ans, le maire de Lisbonne était un certain Antonio Costa, qui, à l’époque, se battait pour maintenir les autochtones dans la place, en passant, par exemple, des accords avec les promoteurs : un terrain en échange de logements sociaux. Mais il semblerait que la lame de fond de la spéculation soit en train de tout emporter, avec la multiplication sur le marché de biens de luxe, comme, par exemple, un penthouse de 200 m2 à Cascais, station balnéaire du grand Lisbonne, mis en vente au prix de 6 millions d’euros.

Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Alors dans les quartiers, la résistance s’organise, comme, à Bonfim, à Porto. L’adega Fontoura annonce sur une affichette la tenue d’un « événement convivial de contestation contre l’intimidation immobilière et les expropriations illégales ». Les bars ont toujours été les réseaux sociaux du Portugal : on y regarde le football mais pas seulement, on vient y boire son café pour 70 centimes, prendre des nouvelles des amis, parler politique et parfois, fomenter la rébellion. Coincé entre l’hyper centre et Das Antas, où l’appel d’air provoqué il y a dix-huit ans par la construction du nouveau stade du FC Porto a été épuisé, « Bonfim est le dernier terrain de jeu des investisseurs et la pression qui y est exercée sur les habitants est énorme », explique Antonio, le patron. Philippe, un Français qui vient une fois par mois pour son travail (la recherche de terrains pour l’industrie), est convaincu que « la bulle va exploser » Plus qu’une information, un oracle déjà ancien. Dans l’attente de la déflagration, bonne nouvelle : la mairie de Porto a suspendu pour une période renouvelable de 6 mois les agréments de logement touristique (Alojamento Local) dans le centre et à Bonfim. Mais 940 requêtes de propriétaire sont déjà parvenues sur ses bureaux.

Car les investisseurs font feu de tout bois en rachetant, par exemple, des quintas, anciens domaines agricoles ou viticoles, qu’ils transforment en lieux événementiels. Une quinta dans la région de Porto peut se louer 25 000 euros la journée pour un mariage. Et prière d’avoir effacé toute trace de la fête au petit matin car une autre famille attend son tour. Les Portugais s’endettent pour offrir à leur enfants ces noces dignes d’une série Netflix, avec feu d’artifice et pool de photographes et vidéastes pour immortaliser la story d’une vie. C’est tout le paradoxe d’un pays pauvre qui n’a jamais autant consommé, notamment dans ces centres commerciaux à l’américaine dont les villes sont désormais truffées. Longtemps, le Portugal fut privé de tout alors, plutôt que de commander un plat du jour à 6 euros au restaurant du coin, on préfère s’attabler à la terrasse d’une enseigne de la malbouffe dans un food court, ce qui peut s’apparenter à une forme de liberté.

« Non à la mine, oui à la vie. » A Montalegre, dans la région de Tras-o-Montes (littéralement : au-delà des montagnes), à l’extrême Nord-Est du pays, les habitants ont un autre souci : leur terre est classée au patrimoine agricole mondial des Nations Unies mais pour son malheur regorge en sous-sol de lithium, or blanc des fabricants de batteries de téléphone et autres véhicules électriques. Le Portugal serait assis sur un trésor de 60 000 tonnes qui n’a pas échappé aux industriels. Au nom de la transition énergétique et avec l’espoir de donner naissance à toute une filière, le gouvernement a donc donné son feu vert pour l’exploitation dans six endroits du pays, dont Covas do Barroso, à une trentaine de kilomètres au Sud de Montalegre, à proximité immédiate des parcs nationaux de Peneda-Geres et du Haut-Douro. La concession a été accordée à l’entreprise britannique Savannah Resources. Dormez tranquilles, notre projet est durable et conforme aux techniques les plus vertueuses, jure la société. Mais les locaux, qui vivent ici depuis toujours en harmonie avec la nature, n’ont que faire de la communication de Londres. « Nous ne sommes pas contre le lithium mais vaut-il vraiment l’éventration de cette montagne ? s’indigne Aida, l’une des voix de la contestation, en contemplant ce paysage de rêve où ruminent paisiblement de magnifiques vaches à longues cornes dont la race est réputée et où il n’est pas rare de croiser des hordes de chevaux sauvages. Cette nature est notre seule richesse, notre mère nourricière. Ici, pas de magasins mais nous ne manquons de rien. Et nous savons très bien ce qui va se passer avec la mine : nous allons devoir partir pour rejoindre la ville où l’on vit moins bien avec 1 500 euros qu’ici avec 500 euros. » Les agriculteurs des régions concernées affirment, en effet, que l’extraction va interférer avec l’irrigation des terres, ce qui à terme condamnera la production.

Dans ce contexte explosif, l’extrême-droite n’a pas manqué de faire sa réapparition dans le débat politique pour la première fois depuis la Révolution des œillets et la chute de l’Etat nouveau en 1974. Fondé en 2019, le parti Chega est arrivé en troisième position des élections législatives en janvier dernier, avec plus de 7 % des suffrages : un véritable choc dans le pays, dont chaque enfant a dans les yeux une image en gris de la dictature. Quelle que soit leur génération, les émigrants qui reviennent chaque été au village perpétrer la tradition, n’ont rien oublié, même si une certaine pudeur les rend discrets sur ce sujet ô combien douloureux. Dans Histoire du Portugal (Ed. Chandeigne, 2020), Albert Alain Bourdon et Yves Léonard nous remémorent les circonstances de l’accession au pouvoir d’Antonio de Oliveira Salazar : « Une inflation galopante avait multiplié les prix par 25. (…) Et Salazar, magicien des finances, réussit à équilibrer le budget. » Le cauchemar qui s’ensuivit dura 45 ans.

Notes :

[1] Certains prénoms ont été modifiés.

Les pays du sud dans le piège de l’euro et du marché unique

German artist Ottar Hšrl’s sculpture depicting the Euro logo is pictured in front of former headquarter of the European Central Bank (ECB) in Frankfurt/Main, Germany, on February 15, 2017.

À l’heure des trente ans du traité de Maastricht le bilan s’impose, tant la monnaie unique est liée à une multitude de maux dans les pays du sud de l’Europe. La plupart d’entre eux ont connu la désindustrialisation et l’austérité salariale, puis les affres de la souveraineté limitée – leur mise sous tutelle par des institutions internationales visant à leur administrer des réformes néolibérales à marche forcée. Au plus grand bénéfice de l’Allemagne et des pays du nord, qui ont vu leurs excédents augmenter à la mesure des déficits du sud, et leurs profits croître sur la modération salariale imposée au sud. Depuis la pandémie, les institutions européennes affirment avoir changé de doctrine et inauguré un cadre plus favorable au sud de l’Europe. Par-delà les discours, ce sont les mêmes pratiques politiques, héritées de Maastricht, qui demeurent. Par Frédéric Farah, économiste et auteur de plusieurs ouvrages sur le libéralisme et la construction européenne, dont Europe : la grande liquidation démocratique (éditions Bréal, février 2017).

D’un point de vue économique, le marché unique avait déjà très largement profité au cœur industriel de l’Union européenne et accéléré la désindustrialisation d’une partie des pays du sud de l’Europe. Les effets d’agglomération et de polarisation leur ont été défavorables. Toute une littérature académique l’a amplement démontré.

L’euro allait continuer le travail de sape des bases économiques et industrielles de ces pays. De 2001 à 2008, l’euro a été très largement surévalué pour les pays du sud. À la faveur de la crise de 2008 et surtout des dettes souveraines, l’épargne des pays du sud s’est dirigée vers les pays du centre.

Dans un cadre si peu coopératif, les pays du sud ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics.

D’un point de vue politique, la constitutionnalisation des politiques économiques est également venue porter un rude coup aux souverainetés populaires de ces pays (inscription dans les Constitutions d’une règle d’or budgétaire, logique mémorandaire, subordination des parlements en matière budgétaire, interférence électorale…).

Cette œuvre de déconstruction économique et politique a commencé dès la préparation à la monnaie unique. L’Italie, la Grèce, l’Espagne, Chypre, le Portugal se sont infligés une cure d’austérité pour satisfaire aux critères de Maastricht, entrant dans une logique déflationniste avant même l’adhésion à la monnaie unique.

Italie : de l’adhésion enthousiaste à l’extrême droite aux portes du pouvoir…

Ce choix de la monnaie unique a eu de lourdes conséquences. Ce que l’Italie avait réalisé en 1993 – une forte dévaluation de la lire, qui avait eu des résultats positifs en termes de croissance – ne lui sera plus possible. Depuis 1999, le niveau de vie de l’Italie stagne, voire diminue. Dans la compétition avec l’Allemagne, la perte de sa monnaie lui a été plus que dommageable. Le pays a dégagé des excédents primaires en matière budgétaire pendant presque 20 ans au détriment de ses investissements publics et de son système de santé. Depuis plus de dix ans, l’Italie vit sous surveillance européenne. Deux gouvernements techniques – celui de Mario Monti et Mario Draghi – ont explicitement eu pour fonction de mettre en œuvre les politiques amères de l’Union. Quant aux autres présidents du conseil, ils ne sont guère éloignés des orientations dominantes…

NDLR : pour une analyse détaillée des recettes néolibérales administrées à l’Italie, lire sur LVSL l’article de Stefano Palombarini « Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ? »

Aujourd’hui l’extrême droite est en passe de prendre la direction du pays. Mais il ne suffit pas de remporter les élections pour gouverner avec un processus électoral d’une telle complexité – sans compter que le président de la République veille à ce que les engagements européens de l’Italie soient respectés. Elle n’entend nullement rompre avec la cadre économique et social de l’Union européenne. Son agenda se veut culturel et porte sur les questions migratoires.

L’Italie sait qu’elle vit sous la menace d’une augmentation des spreads. Si nécessaire, les institutions européennes exploiteront leur force disciplinaire pour mettre fin à tout programme qui pourrait trop s’éloigner du paradigme économique dominant.

On aurait tôt fait d’oublier les menaces proférées à l’encontre des quelques mesures dites sociales du Mouvement 5 étoiles aux affaires en 2018, et qui visaient à lutter contre la précarité au travail, à instaurer un équivalent du RSA, ou à révoquer la loi Fornero sur les retraites…

Le traumatisme de la mise sous tutelle

La Grèce, elle aussi, a payé très cher le choix d’adopter l’euro. Avant même celui-ci, elle a mené à bien une politique d’austérité salariale. En 2007, la Grèce fut saluée par l’OCDE pour ses réformes structurelles, mais sa croissance reposait sur un endettement public aussi bien que sur une dette privée insoutenable. L’euro surévalué des années Trichet s’est avéré mortel pour l’économie grecque. La suite n’est que trop connue : de 2010 à nos jours, la mise sous tutelle du pays par les institutions européennes et le FMI a laissé le pays exsangue.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Zoé Miaoulis : « La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec »

L’Espagne, le Portugal, Chypre ont été aussi pris dans la même tourmente, contraints à l’austérité la plus brutale ou à passer sous la surveillance de l’Union pour les deux derniers. Dans un cadre si peu coopératif, ces pays ont été acculés à des stratégies parasitaires : dumping fiscal agressif, compression du cout du travail, etc. Mais ces choix n’ont pas enrayé les dynamiques de fond : tassement démographique, fuites des cerveaux, insuffisance des investissements publics. Entre 15 000 et 20 000 chercheurs Espagnols travaillent actuellement à l’étranger, soit plus de 10 % de ceux qui exercent dans leur pays…

À la lecture des recommandations du semestre européen pour l’Espagne, on constate sans surprise que les mêmes orientations dominent : « en ce qui concerne la période postérieure à 2023, [le semestre recommande que l’Espagne s’attache] à mener une politique budgétaire qui vise à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette et une soutenabilité budgétaire à moyen terme au moyen d’un assainissement progressif, d’investissements et de réformes ».

Les recommandations du même semestre pour le Portugal sont du même acabit : « pour la période postérieure à 2023 [le semestre recommande que le Portugal s’attache] à poursuivre une politique budgétaire destinée à parvenir à des positions budgétaires prudentes à moyen terme et à garantir une réduction crédible et progressive de la dette ainsi que la soutenabilité budgétaire à moyen terme grâce à un assainissement progressif, à des investissements et à des réformes ».

Alors que les pays du sud enregistrent une croissance positive malgré le contexte inflationniste, leur processus de désindustrialisation continue. La thèse, propagée par les tenants de l’Union européenne, consistant à attribuer les difficultés de ces pays à des raisons internes n’est pas satisfaisante. Le couple marché unique / monnaie unique a joué un rôle de duo infernal venant aggraver des difficultés anciennes, et rendant l’avenir de ces pays de plus en plus sombre…

La hantise de l’austérité et le spectre de Salazar : le Portugal à l’ère post-Covid

© Maria da Silva

Suite à une gestion de la crise sanitaire largement saluée, le Portugal s’apprête à affronter la plus vertigineuse récession depuis 1975, soit une chute de 9,8% du PIB selon les prévisions avancées par Bruxelles. Contrecoup pour le gouvernement d’António Costa : la crise économique qui menace de s’abattre sur l’Europe ouvre une plaie mal cicatrisée dans un pays où le souvenir de l’austérité est encore vif. Pour le premier ministre, un retour des plans d’ajustement structurel supervisés par Bruxelles n’est pas officiellement envisageable. Il subit cependant les contraintes d’un cadre européen qui compromet tout plan de relance significatif face à la crise de Covid, et la pression d’une opposition qui n’a pas renoncé à son orientation néolibérale.


Retour sur la crise de 2008

En 2008, la crise financière a ravagé les économies des pays du Sud de l’Europe, et le Portugal ne fit pas exception. En 2013, le chômage s’élevait à 16,2% et le pays s’enfonçait chaque jour davantage dans une austérité rude et dévastatrice. Baisse des salaires, baisse des pensions de retraite, coupures budgétaires au niveau de la santé et des services publics et un SMIC qui ne s’élevait pas au-delà de 485€ : les Portugais se sont pliés pendant plus de quatre ans au diktat économique imposé aux PIGS [acronyme dépréciatif englobant les pays du Sud de l’Europe : Portugal, Italie, Grèce et Espagne, ndlr] par Bruxelles. 

Arrivé au pouvoir en 2015, le socialiste António Costa semble à première vue avoir accompli l’impossible : d’une part, le déficit budgétaire a été fortement réduit et est tombé à un niveau historiquement bas, conformément aux exigences de Bruxelles ; d’autre part, il a réussi à faire tenir pendant l’intégralité de son premier mandat une coalition englobant toute la gauche (dissolue depuis la majorité obtenue par le PS aux élections de 2019). Une alliance inédite, baptisée geringonça (« bidule ») par l’opposition portugaise, que l’imaginaire français ne saurait concevoir qu’à travers le souvenir mythique du Front Populaire, et qui s’étendait, au Portugal, des communistes aux verts, en passant par les radicaux. 

Fragilisée par des décennies d’intégration au cadre européen, l’économie portugaise souffre d’une trop faible fiscalité ; une décennie d’exemptions fiscales ont rendu la base productive portugaise dépendante d’investissements étrangers, lesquels encouragent eux-mêmes des baisses d’impôts supplémentaires

Ce ne fut donc pas la baisse des dépenses publiques, des réformes structurelles du travail visant à anéantir les droits des salariés, ni la diminution des protections sociales, qui ont mené vers cette reprise économique. Un état de fait embarrassant pour Bruxelles, qui a vu l’autorité de ses dogmes économiques mise en question – du moins en apparence.

Des limites de la rupture avec le dogme bruxellois dans le cadre européen

Depuis, le Portugal a remboursé la totalité de son emprunt au FMI, et a pris de l’avance sur le remboursement de sa dette européenne. « Miracle économique » ? Si l’ère des « réformes structurelles » que le gouvernement précédent de Passos Coelho avait appliquées avec zèle semble clôturée, il serait erroné d’affirmer que la coalition ait impulsé un changement radical de paradigme. 

[Pour une mise en contexte de la nouvelle donne politique au Portugal, lire sur LVSL l’article d’Yves Léonard : « Les œillets d’avril confinés »]

Les réformes initiées par Antonio Costa, si elles ont encouragé un recul de la pauvreté, ne se sont attaquées ni aux inégalités béantes, ni à la vulnérabilité structurelle de l’économie portugaise. Fragilisée par des décennies d’ouverture au libre-échange et d’intégration au cadre européen, celle-ci souffre d’une trop faible fiscalité ; une décennie d’exemptions fiscales ont rendu la base productive portugaise dépendante d’investissements étrangers, lesquels encouragent eux-mêmes des baisses d’impôts supplémentaires.

Face à l’inégalité devant l’impôt entre nationaux et investisseurs ou retraités étrangers, la coalition de gauche a certes permis de timides progrès en supprimant le statut de résident non habituel, qui offrait aux détenteurs de ce titre une exemption d’impôts liés au logement. Une taxe de 10 % devrait être imposée aux retraités non portugais ; celle-ci reste très insuffisante vis-à-vis des retraités nationaux, dont les pensions de retraite ne permettent pas à la majorité d’habiter les centres-villes. Face à des prix d’immobilier très peu régulés, les résidents se voient éjectés vers la périphérie depuis une décennie, et la récente réforme ne permettra pas d’enrayer cette dynamique – d’autant plus que son caractère non rétroactif la rend… inapplicable aux résidents non habituels installés au Portugal avant le vote de cette loi. Raison pour laquelle le Parti communiste portugais n’a pas voté cette réforme, qui a en revanche reçu les suffrages de la droite dans l’hémicycle.

Plus important encore : la grande majorité des réformes du marché du travail mises en place en 2012 sous pression de lBruxelles n’ont pas été remises en cause par le gouvernement « socialiste ». Affichant une volonté de flexibiliser le marché du travail, la réforme de 2012 mène plus concrètement à la précarisation du statut de travailleur : baisse des indemnités chômage, élasticité du temps de travail, heures supplémentaires non rémunérées, réduction du nombre de jours fériés et des journées de vacances, augmentation des contrats à durée déterminée et extension du travail sous régime recibos verdes – un régime juridique spécial qui prévoit notamment le non-droit à des vacances, congés ou indemnités chômage… Si l’on met de côté la polémique réforme d’octobre 2019, laquelle concerne avant tout la limitation des contrats à durée déterminée, la réforme de 2012 reste essentiellement inchangée. 

Concessions de Costa à l’opposition de droite ? Volonté de ne pas engager un bras de fer avec l’Union européenne ? L’orientation néolibérale de celle-ci demeure résolument incompatible avec la volonté affichée par Costa de rompre avec le cycle austéritaire. Le maintien des lois de 2012 sur le travail lui a valu des critiques sur sa gauche en raison de la fragilisation des droits des travailleurs qu’elles engendrent, mais aussi parce qu’elles semblent mettre en cause la crédibilité de la politique de relance portugaise – face à une droite qui refuse sa remise en question, et y voit la raison de la sortie de crise du Portugal…

[Pour une analyse du bilan de la coalition des gauches au Portugal, lire sur LVSL notre entretien avec Cristina Semblano : « Portugal : une rupture avec l’austérité en trompe-l’oeil »]

Une gestion exemplaire de la crise sanitaire…contestée par l’opposition

En avril 2020, le Président de la Slovénie déclarait sa profonde admiration vis-à-vis de la gestion portugaise de la crise du Covid. En déclarant le confinement obligatoire avant d’atteindre le seuil des 1000 cas, le Portugal aurait évité la contamination rampante et exponentielle observée ailleurs en Europe. 

Le pays est avant tout salué pour les mesures de protection sociale décrétées par le gouvernement de Costa en temps de pandémie. À l’heure où la France est condamnée par la CEDH pour traitement inhumain des demandeurs d’asile, le Portugal a régularisé tous ses migrants, leur permettant ainsi de subvenir à leurs besoins sociaux, et d’avoir accès au système de santé public.

Si on ne compte plus les éloges à l’égard de la gestion portugaise de la crise, à l’intérieur des frontières lusitaines le coût des dépenses publiques ne fait que nourrir le feu de l’opposition. Bien que tout au long du confinement, l’éclat des applaudissements en soutien au personnel hospitalier ait résonné d’un coin à l’autre du pays, il n’a pas réussi à couvrir le bruit des critiques émises, quelques semaines auparavant, à l’encontre des investissements publics dans le milieu de la santé. Dès la fin du confinement, elles sont revenues plus rapidement que ne se sont dissipées les manifestations de soutien au personnel de santé. 

Il semblerait que l’investissement dans les places supplémentaires en réanimation, ainsi que dans l’équipement de protection médicale, paraisse excessif aux yeux des partis de l’opposition de droite. Les partisans de l’austérité la plus absolue, accrochés depuis l’élection de Costa à une boule de cristal, annoncent l’arrivée d’une catastrophe économique, propulsée par toutes les dépenses publiques des cinq dernières années. L’expression « nous avons vécu au-dessus de nos moyens » semble avoir acquis le statut de proverbe dans son discours.

La psychologie sacrificielle d’un pays toujours hanté par le spectre de la dictature

On ne peut manquer de se questionner sur l’empreinte laissée par le régime d’António de Oliveira Salazar sur la psychologie collective portugaise, à l’heure où l’extrême droite fait son entrée au parlement, mettant fin à « l’exception » européenne du Portugal en la matière. En finir avec la santé publique, réinstaurer la peine de mort, peine de prison pour ceux qui critiquent les magistrats ou la police… voilà quelques-unes des promesses d’André Ventura, leader de Chega!, qui siège sur les bancs les plus à droite de l’Assemblée portugaise. Si l’extrême droite ne cherche pas à cacher sa nostalgie pour l’ère salazariste, la réminiscence des « exploits économiques » de la période dictatoriale est aujourd’hui devenu un lieu commun, au point qu’il n’est pas rare d’entendre que face à la crise, « il nous faudrait un autre Salazar… » 

L’héritage salazariste se traduit aujourd’hui par « le goût du consensus, le mépris du conflit politique, la peur de la politique et de la différence d’opinions et l’intolérance vis-à-vis de la contestation ».

La psychologie portugaise demeure-t-elle marquée par l’empreinte de Salazar ? Le Portugal demeure-t-il, aux yeux de ses habitants, un petit pays périphérique pour qui tout (à l’exception du football) est mieux et va mieux ailleurs, où la fierté nationale repose, hélas encore, trop exclusivement sur les exploits coloniaux et les ballons d’or de Ronaldo ? Si l’idée que les Portugais vivent au-dessus de leurs moyens est le mantra qui a permis de faire endurer une sévère austérité durant plusieurs années, elle puise sa force et son efficacité dans un passé, certes plus lointain, mais toujours influent. Ce passé est celui de l’Estado novo, dictature répressive longue d’un demi-siècle (1933-1974). Incarnée par la figure d’António de Oliveira Salazar, la dictature européenne la plus longue du XXe siècle eut largement le temps de forger et modeler les esprits selon une doctrine du religieux, du rural et du sacrifice. Le triptyque Dieu, patrie, famille constituait la grande « leçon de Salazar », père d’un pays riche de 382 tonnes d’or à la population rurale et extrêmement pauvre.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Yves Léonard, spécialiste du salazarisme : « Le gouvernement portugais est le fruit d’une volonté de tourner la page avec la Troïka »]

L’austérité était la règle d’or du régime de Salazar, qui avait pour rôle affiché de « protéger le peuple de lui-même ». Face aux conditions de vie inhumaines et à la famine, il en appelait à « l’humilité de la terre » et de la valeur d’un peuple qui possède les « forces nécessaires pour affronter les difficultés ». Face aux progrès humains et scientifiques accomplis dans le reste du monde et à la pression internationale pour la décolonisation, il faisait l’éloge d’un pays « fièrement seul » – ce qui ne l’a pas empêché d’accepter la tutelle du Fonds monétaire international (FMI) et de mettre en place de douloureux plans d’ajustement structurel, eux aussi justifiés par un discours sacrificiel et doloriste.

Fernando Rosas, célèbre historien portugais et spécialiste du salazarisme, explique la pérennité et l’endurance de l’Estado novo par sa « violence préventive, intimidante et démobilisatrice », la complicité de l’Église catholique et son investissement dans une censure massive. Il s’agissait pour Salazar de procéder à une opération de contrôle social visant à modeler le pays à l’image de ses mythes, d’un idéal d’homme et de femme traditionnels. Parmi tous ces mécanismes répressifs, José Pacheco Pereira et Rosas insistent sur l’impact de la censure, qui selon eux, a constitué le mécanisme qui a pénétré le plus profondément et durablement la conscience collective portugaise. D’après Pacheco Pereira, l’héritage de la censure se traduit aujourd’hui par « le goût du consensus, le mépris du conflit politique, la peur de la politique et de la différence d’opinions et l’intolérance vis-à-vis de la contestation ». 

En effet, si l’écart entre les dirigeants et le peuple est aujourd’hui flagrant, ce gouffre s’explique avant tout par la connotation négative qui est attribuée à la classe politique – identifiée dans son ensemble à la corruption. Une réalité qui se traduit avant tout par les taux d’abstention faramineux qui concernent l’ensemble des élections, et qui augmentent tous les ans (il s’élevait à 45,5 % aux élections législatives de 2019)

L’endoctrinement salazariste résonne encore dans la conscience nationale ; s’il peut expliquer d’une part l’ « auto-discipline » des Portugais face aux restrictions du confinement, on peut aussi y voir l’une des causes de l’endurance des Portugais face aux mesures d’austérité.

Quelles perspectives pour l’après-Covid ?

Que peut-on alors anticiper pour l’ère post-Covid au Portugal ? Pour António Costa, le retour à une austérité sévère n’est pas une possibilité, du moins officiellement. Selon le Premier ministre, à la différence de 2008, les barrières imposées à l’économie portugaise ne sont pas d’origine financière, et il faudra donc faire preuve d’un grand effort afin de faire vivre les entreprises. Jeudi dernier, l’Etat portugais a repris le contrôle de la compagnie aérienne TAP à 78%, échappant de peu à une nationalisation fortement critiquée par l’opposition. La compétitivité de la compagnie aérienne, membre de Star Alliance, n’apparaît pas comme une évidence aux yeux de tout le monde, et l’investissement public fait débat.

Au niveau européen, le plan de relance de la Commission européenne, soutenu par la France et l’Allemagne, est a priori rassurant pour les pays du Sud. Mais au-delà des communications gouvernementales et des manchettes de journaux, force est de constater que son ampleur semble dérisoire par rapport à la magnitude de la récession. Les 500 milliards de subventions qu’exigent le Portugal, aux côtés de l’Espagne, de la France ou de l’Italie, étalés sur quatre ans, représenteraient moins de 1 % du PIB européen. Ils sont explicitement présentés par l’Allemagne comme une mesure exceptionnelle et transitoire, destinée à amortir les effets les plus récessifs de la pandémie de Covid – et non comme un mécanisme visant à pallier les déséquilibres structurels de la zone euro, dont souffre cruellement les Portugais depuis 2008. Pis encore : ils pourraient être conditionnés par de nouvelles mesures d’austérité, visant à « assainir » l’économie et les finances des pays bénéficiaires.

[Pour plus de détails sur le plan européen de relance, lire sur LVSL : « Plan de relance européen : la farce et les dindons »]

Bien que le pays ait retrouvé, au cours de ces dernières années, sa compétitivité, et qu’une croissance de 6% soit attendue pour 2021, le Portugal reste l’un des pays les plus à risque vis-à-vis de la crise économique qui menace de s’abattre sur l’Europe. L’imposition d’une nouvelle cure d’austérité par les institutions européennes n’est donc pas à exclure. 

En mars, António Costa condamnait publiquement les propos du ministre des finances néerlandais au sujet de l’ouverture d’une enquête sur la gestion de la crise sanitaire en Espagne, donnant lieu à un affrontement verbal violent. « Répugnant » fut l’adjectif employé par Costa au sujet du commentaire de Monsieur Hoekstra. « Si on n’a pas compris que face à un défi commun, il faut être en mesure d’organiser une réponse commune, alors on n’a rien compris à l’Union Européenne », ajouta le premier ministre. Dans le cas où l’Union européenne serait incapable d’apporter cette réponse commune, on est en droit de se demander quelle décision prendrait le gouvernement portugais. Se déferait-il de cette crainte historique d’engager un bras de fer avec les institutions européennes, quitte à provoquer une rupture ?

Portugal : les œillets d’avril confinés

Marcelo Rebelo de Sousa, Président de la République et Antonio Costa, Premier ministre portugais. ©José Cruz/Agência Brasil

Le Portugal a de nouveau fait l’objet de toutes les attentions ces derniers jours, d’aucuns évoquant le “mystère”, voire le “miracle” portugais face à la crise du Covid-19 qui l’épargne quelque peu par rapport à ses voisins européens. Quant au Premier ministre portugais, il a tenté de secouer les institutions européennes et le “club des radins” dont il a qualifié l’attitude de “répugnante”. Éclairage d’Yves Léonard, spécialiste de l’histoire contemporaine du Portugal, sur ce pays singulier à quelques jours du 25 avril, journée commémorative de la Révolution des œillets au printemps 1974.


« Ils traversaient une place où des groupes d’aveugles s’amusaient à écouter les discours d’autres aveugles, à première vue aucun ne semblait aveugle, ceux qui parlaient tournaient la tête avec véhémence vers ceux qui écoutaient, ceux qui écoutaient tournaient la tête avec attention vers ceux qui parlaient. L’on proclamait les principes fondamentaux des grands systèmes organisés, la propriété privée, le libre-échange, le marché, la Bourse, la taxation fiscale, les intérêts, l’appropriation, la production, la distribution, la consommation, l’approvisionnement et le désapprovisionnement, la richesse et la pauvreté, la communication, la répression et la délinquance » : en 1995, l’écrivain portugais José Saramago (1922-2010), prix Nobel en 1998, publie L’aveuglement[1], récit d’une épidémie soudaine où, à la suite d’un homme assis au volant de sa voiture à un feu rouge, chacun perd brutalement la vue, sauf la femme d’un médecin pour guider les autres hors de ces ténèbres. Devenir aveugle pour ne plus passer sa vie sans se voir, pour réussir à voir l’essentiel et à être humain : ce message de José Saramago résonne avec force en ces temps de pandémie du Covid-19, soulignant à quel point ce qui semblait inconcevable la veille peut devenir réalité le lendemain. Mais à quel point aussi, il existe une dissonance entre l’événement imaginé dans une fiction romanesque et l’événement survenu dans la réalité.

Pour un pays comme le Portugal, présenté à satiété ces dernières années comme un « modèle », sinon un « miracle » et, encore ces derniers jours, comme une sorte d’exception européenne face à un virus qui l’épargne plus que ses voisins européens, comment mesurer cette dissonance entre la part fantasmée d’un pays mythifié et la réalité de cette crise sanitaire, économique et sociale sans précédent ? Au Portugal comme ailleurs, est-il possible de croire aujourd’hui comme avant à l’Union européenne, à la libre circulation des individus et des biens ? Classé « 7ème meilleure démocratie au monde »[2], le Portugal peut-il être épargné par cette montée générale de l’autoritarisme et du contrôle léviathanesque des populations, alors que partout se renforce le sentiment selon lequel plus l’État-nation est puissant, mieux il s’en sort ?

Anticipation et prudence

« L’effort que nous avons fait, qui reflète le comportement exemplaire de la majorité de la population, a porté ses fruits. Mais il faut faire plus » déclarait le Premier ministre portugais António Costa début avril. Pourtant, le Portugal est bien moins affecté par le Covid-19 que nombre de pays européens, à commencer par son voisin espagnol : 599 décès (dont 86% âgés de plus de 70 ans) et 18 091 cas confirmés de contamination pour le Portugal au 15 avril, contre près de 19 000 décès et plus de 70 000 personnes contaminées en Espagne, dont la population est près de cinq fois supérieure à celle du Portugal. « Pour faire des pas vers un retour progressif à la normale en mai, il faut s’en donner les moyens en avril » a déclaré à l’unisson le 7 avril le président de la République Marcelo Rebelo de Sousa, qui s’était lui-même mis en quarantaine pendant deux semaines début mars, après avoir été en contact avec des élèves d’une école du nord du Portugal, fermée après la découverte d’un cas de coronavirus.

Plusieurs facteurs permettent d’expliquer cette situation. En laissant de côté le supposé « sens inné de la discipline » des Portugais, aux relents culturalistes sinon « saudosistas » évoqué parfois, la position géographique singulière du Portugal à l’extrême-ouest du continent – et donc éloigné du principal foyer épidémique d’origine au nord de l’Italie -, ne partageant qu’une seule frontière terrestre avec un voisin, s’est affirmée comme un atout dont les autorités ont su tirer parti rapidement, en imposant dès mi-mars des restrictions de mouvement à la frontière avec l’Espagne, alors que le Portugal ne comptait qu’une centaine de cas. De même, le relatif isolement de régions intérieures (Alentejo, aucun décès) moins densément peuplées, avec des populations vieillissantes sédentaires, a contribué aussi au ralentissement de la propagation de l’épidémie. Ensuite, l’impact d’une campagne précoce de sensibilisation à la dangerosité du Covid-19 auprès d’une population d’autant plus réceptive qu’elle connait les faiblesses et les disparités territoriales d’un Système national de santé (SNS) durement mis à mal par les années d’austérité : dès le 12 mars, aucun décès ou cas grave n’ayant alors été enregistré, l’état d’alerte est déclaré, puis l’état d’urgence le 19 mars, les écoles ayant été fermées le 16 mars et un cordon sanitaire étant établi autour de la ville d’Ovar (55 000 habitants) le 17 mars (20 décès et plus de 550 cas de contamination) ; le nord du pays se révélant le plus touché (321 décès et plus de 10 000 cas détectés).

Cette anticipation au regard de la situation épidémique du pays (2 premiers cas de contamination constatés le 2 mars – un homme de 60 ans de retour d’Italie et un homme de 33 ans de retour de Valence – annonce du premier décès le 16 mars) a permis d’éviter une première vague trop forte. Sans oublier l’absence de foyer épidémique majeur grâce, notamment, à l’élimination précoce des clubs du Benfica Lisbonne et du FC Porto de la Champion’s League de football, avant le stade des huitièmes de finale, ce qui a évité des situations dramatiques comme celle du match aller à Milan, le 19 février, entre l’Atalanta Bergame et le FC Valence, véritable « cluster » épidémique rassemblant plus de 50 000 supporters des deux clubs dans la capitale de la Lombardie, épicentre de la pandémie en Europe. Sans oublier également quelques divergences dans les chiffres des cas de contamination entre le « macro » et le « micro », entre les chiffres communiqués quotidiennement, à mi-journée, par la Direction générale de la Santé (DGS) et ceux, sensiblement plus élevés dans certaines villes, collectés par les collectivités.

Si le Portugal fait partie des pays européens les moins touchés par l’épidémie, il craint l’arrivée d’une deuxième vague, au regard notamment du faible pourcentage de la population immunisée. D’où une vigilance redoublée lors du week-end de Pâques, propice aux déplacements et rassemblements familiaux. D’où l’annonce que les écoles maternelles et primaires ne rouvriront pas d’ici septembre. D’où la prolongation de l’état d’urgence, au moins jusqu’à début mai. D’où aussi l’annonce, chargée d’affects, de l’annulation de la traditionnelle manifestation de commémoration de la Révolution des œillets sur l’Avenida da Liberdade à Lisbonne, accompagnée d’un appel pour que les Portugais ce jour-là, vers 15h, aillent à leur fenêtre et chantent “Grândola, Vila Morena”, la chanson emblématique du Mouvement des forces armées (MFA) et du 25 avril 1974.

Avec un nombre de cas de Covid-19 en faible progression, une population vieillissante, un système national de santé (SNS) affaibli au sortir de l’austérité imposée par la Troïka (9,1% du PIB, contre près de 10% en 2009 et 12,5% en Allemagne, soit un tiers de moins que la moyenne de l’UE) et une économie encore convalescente, dont la croissance est très fortement dépendante des exportations et du tourisme (15% du PIB), le Portugal est fortement fragilisé par cette crise sanitaire. D’où la prudence des autorités portugaises quant aux conséquences économiques et sociales de cette pandémie.

Résilience, consensus et solidarité ?

Lucidité et humilité au regard des capacités hospitalières d’accueil ont prévalu depuis le début de la crise. Selon le classement de Health Power House, le Système national de santé portugais (SNS), gratuit, général et universel, fondé en 1979, est considéré comme le treizième meilleur en Europe. À l’occasion de son quarantième anniversaire en septembre 2019, le SNS a fait l’objet d’un rapport soulignant ses bienfaits depuis sa création (trois fois plus de médecins qu’en 1979, fortes augmentation de la durée de vie et diminution de la mortalité infantile), mais aussi la baisse constante du nombre de lits (339 000 en 2017 contre 527 000 en 1980)[3], avec un système où les hôpitaux sont gérés comme de grandes entreprises et les hôpitaux privés de plus en plus nombreux (107 contre 93 en 1999). Si 2 milliards d’euros ont été injectés depuis 2016 et 800 millions d’euros inscrits au budget 2020, ces montants n’ont pas compensé les coupes sombres réalisées sous couvert d’austérité qui ont vu les dépenses de santé par habitant chuter de 1021 € en 2010 à 894 € en 2012 et 2013, avant d’atteindre 989 € en 2017 et de retrouver seulement en 2019 le niveau de 2010. Face à une crise sanitaire d’une telle ampleur, autant dire que la prudence s’impose dans les faits aux Portugais, l’objectif étant surtout de prévenir, avant même de guérir. Ainsi, 500 respirateurs/ventilateurs ont été commandés fin mars, venant s’ajouter aux quelques 1200 disponibles. Un hôpital de campagne de 200 lits a été installé à Lisbonne, près de Campo Pequeno. Quant aux tests de diagnostic, plus de 110 000 ont été réalisés depuis le 1er mars, atteignant le 10 avril une capacité quotidienne de 11 000 tests, niveau comparable à des pays comme le Danemark ou la Suède.

Dans un tel contexte, plus de 70% des Portugais déclarent avoir peur de se rendre dans les services de santé, nombre d’entre eux retardant ou annulant examens, interventions et vaccinations, faisant craindre de nouveaux drames sanitaires, alors que « tristesse et anxiété » prévalent chez près de 15% de la population[4]. Au-delà des difficultés économiques, du chômage partiel (avec 2/3 du salaire) ou des « congés forcés » qui conditionnent fortement pour tous la capacité à faire face aux restrictions, ces contraintes sont d’autant plus fortement ressenties par les plus jeunes qu’elles s’accompagnent d’un sentiment « d’isolement » et de « manque de liberté », alors que les trentenaires et jeunes quadra chargés de famille, avec des enfants en bas âge, soulignent leurs difficultés à concilier travail, vie familiale et éducation des enfants, générant stress, anxiété et état dépressif. Les incertitudes quant à la durée des restrictions (15% des Portugais déclarent ne pas être sortis ces 15 derniers jours) ainsi que la crainte d’un scénario catastrophe « jusqu’à la fin de l’année » sont plus fortes chez les personnes âgées et les plus vulnérables économiquement dans un pays où le salaire minimum s’élève à 635 € nets mensuels. 12% des Portugais – soit un million d’adultes – craignent de ne pouvoir faire face à leurs dépenses courantes dans un mois[5].

Face aux difficultés éprouvées au quotidien par la population, les autorités ont cherché à mettre en œuvre des mesures appelant à la solidarité, solidarité et esprit d’entraide dont la population a donné d’innombrables preuves depuis le début de cette crise sanitaire, notamment vis-à-vis des personnes âgées. Fin mars, le Parlement a ainsi approuvé la suspension des loyers pour les ménages vulnérables et les petites entreprises à court de trésorerie pendant l’épidémie, mais plusieurs associations ont averti que ces mesures risquaient seulement de retarder une crise du logement sous-jacente depuis longtemps, la mairie de Lisbonne ayant de son côté annoncé un gel des loyers pour l’habitat social (parc de 70 000 logements). Le gouvernement a également décidé de régulariser temporairement, à partir du 30 mars, les immigrés en attente de titre de séjour et les demandeurs d’asile. « En temps de crise, c’est un devoir pour une société solidaire que d’assurer l’accès des migrants à la santé, à la stabilité de l’emploi et au logement » a ainsi expliqué le ministre de l’Intérieur, Eduardo Cabrita. Si elle fait figure d’exception à l’échelle européenne, cet exemple de solidarité fait sens d’un point de vue sanitaire, permettant aux migrants et demandeurs d’asile d’accéder à un système national de santé gratuit, de se soigner, de se protéger, et ainsi de protéger les autres aussi. Mais, au-delà de ces considérations humanitaires, il y va aussi de l’intérêt d’un État dont la population vieillit, les taux de natalité et de fécondité s’effondrent, et où certains secteurs d’activité (agriculture, BTP) manquent de main-d’œuvre à bas coût.

Dans ce contexte, le gouvernement a, jusqu’à présent, bénéficié d’un large soutien de l’opinion et consensus politique, à l’image de l’adoption de l’état d’urgence – une première pourtant depuis le retour de la démocratie en 1974 -, approuvée par plus de 90% de la population. Le projet de décret présidentiel déclarant l’état d’urgence a ainsi été voté le 18 mars par l’ensemble des parlementaires à l’Assemblée de la République (chambre unique, 230 membres), seuls la coalition Parti communiste/Les Verts, le député d’Initiative libérale et une députée non inscrite s’abstenant. Toutes les autres formations, dont le Bloc de Gauche, les écologistes de PAN et l’opposition PSD (centre-droite), ainsi que le seul député de Chega (extrême-droite) ont voté ce texte restreignant temporairement les libertés, présenté comme un « mal nécessaire » par la présidente du groupe majoritaire PS, celle-ci ayant assuré que le gouvernement d’António Costa veillerait à « faire respecter le nécessaire équilibre entre sécurité et liberté. »

Ce large consensus associant gouvernement, partis politiques, corps intermédiaires et société civile confère au gouvernement une liberté d’action indéniable. Salué un peu partout à l’étranger, notamment par le vice-président du gouvernement espagnol Pablo Iglesias, ce consensus politique va se révéler précieux à l’épreuve du temps, alors que l’inquiétude et les interrogations vont se renforcer dans les prochaines semaines, notamment quant à la durée de cette quarantaine, déjà pointée du doigt par les milieux d’affaires. Ainsi, le lundi de Pâques, 159 personnalités (professionnels de la santé, du tourisme, de la culture, chefs d’entreprise) considérant « qu’il n’est pas possible de suspendre l’activité économique jusqu’à la suppression de tout risque de contagion », ont adressé une lettre au président de la République et au premier ministre pour demander de nouvelles mesures (généralisation du port des masques, tracking, dépistage massif) en vue d’une réouverture contrôlée de l’économie, inspirée de la Corée du Sud. Mardi 14 avril, le Premier ministre António Costa a indiqué sur son compte Twitter avoir le même jour « échangé avec un ensemble d’économistes et d’universitaires sur les perspectives pour l’économie portugaise et la relance de l’activité économique », précisant que « ce débat franc et ouvert a apporté une contribution importante à la mise en place d’une voie de relance solide et fondée sur la confiance ». Cette confiance est centrale dans la réflexion du gouvernement pour envisager une réouverture progressive de l’économie, insistant sur l’idée que c’est seulement « si les gens ont suffisamment confiance qu’ils pourront retourner au travail et consommer », grâce notamment au port généralisé de masques – jusqu’ici réservé aux seuls professionnels de la santé, de la sécurité et de la distribution -, sans donner de date ni de modalités plus précises pour le moment.

Foin de l’austérité ?

La crise du Covid-19 se présente comme un test de résistance d’autant plus redoutable pour l’économie portugaise que celle-ci était seulement convalescente, après les années d’austérité (2011-2015) aux séquelles encore bien présentes et dans tous les esprits. Autant dire que le spectre de l’austérité plane lourdement sur l’après, sur cette sortie progressive du confinement que les plus optimistes espèrent comme une reprise économique en forme de U et non plus de V, comme d’aucuns l’imaginaient encore courant mars. Les prévisions du FMI communiquées le 14 avril prévoient une chute de 8% du PIB pour 2020 (contre une contraction de 4,1% en 2012) et 380 000 chômeurs supplémentaires au Portugal. Ce même 14 avril, António Costa, après avoir parlé « d’une crise sanitaire qui se transforme en une crise économique que nous ne pouvons pas laisser empirer », a confirmé réfléchir à la nationalisation d’entreprises, notamment la compagnie aérienne nationale TAP, privatisée début 2015 et dont l’État est encore actionnaire à 50% : « Nous ne pouvons exclure la nécessité de nationaliser la TAP ou d’autres entreprises qui sont absolument essentielles pour notre pays. Nous ne pouvons courir le risque de les perdre ».

Dans une déclaration à l’agence Lusa le 11 avril, le premier ministre a déjà appelé au sens de « l’effort collectif » et à « l’esprit de responsabilité » ses anciens partenaires à gauche de la geringonça, cet attelage entre le PS, le PC et le Bloc de Gauche en vigueur de novembre 2015 aux élections législatives d’octobre 2019, avertissant au passage qu’il serait « d’ailleurs très déçu si nous devions arriver à la conclusion que nous ne pouvons compter sur le PCP et le Bloc de Gauche qu’en période de vaches grasses, lorsque l’économie est en croissance. » À la question sous-jacente si son gouvernement serait tenté d’appliquer dans le futur « la même recette que celle utilisée il y a dix ans pour affronter la crise », António Costa a affirmé qu’il n’appliquerait pas la même recette, « non seulement parce que je n’y ai pas cru à l’époque, mais surtout parce que la maladie est clairement distincte de la précédente. Il n’y plus actuellement de problème avec les comptes de l’État qui, heureusement, a pu assainir ses finances publiques ». Quant au scénario d’un retour à un gouvernement de « Bloc central » (comme en 1983-1985, avec Mário Soares Premier ministre), entre le PS (centre-gauche) et le PSD (centre-droite), António Costa l’a écarté, en relevant « qu’il y a une coïncidence remarquable entre les dirigeants du PSD et du PS selon laquelle ce n’est pas une bonne solution pour le système politique, car elle affaiblit les pôles naturels d’alternatives, alors que la démocratie exige des alternatives et a besoin d’alternatives ».

Alors, foin du « Bloc central », sorte de version portugaise de ce « Bloc bourgeois » analysé en France et en Italie par Bruno Amable et Stefano Palombarini ? Obsolète cette alliance autour de l’intégration européenne, des réformes néolibérales et du dépassement du clivage droite/gauche ? La leader du Bloc de Gauche (Bloco de Esquerda, BE), Catarina Martins, a déjà prévenu le premier ministre que si son parti était bien disponible pour aider à combattre la crise, ce serait à la manière du BE, sans austérité ni coupes sombres dans l’investissement public, rappelant « ne pas avoir accepté l’austérité en 2011 et ne l’accepter pas plus en 2021. » Cette crise sanitaire pose de nouveau avec acuité la question de l’équilibre instable, de cette culture du compromis, qui avait permis à la geringonça de fonctionner pendant quatre ans, équilibre entre « respect des engagements européens du Portugal » et « volonté de tourner la page de l’austérité. » Mais la geringonça a volé en éclats suite aux législatives d’octobre 2019 et la large majorité obtenue par le PS. Et, côté européen, si António Costa a cherché, avec son ministre des Finances – et président de l’Eurogroupe -, Mário Centeno, a desserrer l’étau financier, c’est sans grand succès qu’il a tenté de lever les réserves du « club des radins » néerlandais et allemands, désignant cette crise comme « un moment décisif » pour l’Europe, non sans avoir stigmatisé à plusieurs reprises l’attitude des autorités néerlandaises, qualifiée de « répugnante » : « Nous devons savoir si nous pouvons continuer à 27 dans l’Union européenne, à 19 – dans l’eurozone -, ou s’il y a quelqu’un qui veut être laissé de côté. Naturellement, je parle des Pays-Bas ».

À l’heure où les dogmes néolibéraux (« austérité expansionniste », « croissance potentielle ») qui sous-tendaient l’économie mainstream sont invalidés par les faits, cette déclaration du premier ministre portugais a fait l’effet « d’un coup de pistolet dans un concert », pour paraphraser Stendhal évoquant la politique dans un roman. Il n’est pas inutile de rappeler ici que, depuis son adhésion à l’Europe communautaire en 1986, le Portugal a été de tous les modèles d’intégration. Pour ce pays géographiquement et économiquement « périphérique », la raison, plus encore que le cœur, a conduit les différents exécutifs portugais depuis près de 35 ans à considérer que ne pas répondre aux appels de l’Europe aurait été une erreur historique. Après avoir pris le train de l’Europe en marche, rester dans le wagon de queue aurait signifié une sorte de suicide collectif aux yeux des responsables politiques portugais au pouvoir (alternance centre-droite/centre-gauche), au point de vouloir incarner ce « bon élève de l’Europe », reconnu comme tel au début des années 1990 par le président de la Commission européenne, Jacques Delors. À l’heure où celui-ci évoque le risque d’une implosion de l’Europe, à l’heure où l’intégration européenne est fragilisée de toutes parts, les déclarations du premier ministre portugais, pour stimulantes et détonantes qu’elles soient en termes d’inflexion vers une Europe plus solidaire et sociale, semblent relever plus d’un exercice rhétorique salutaire que de la realpolitik : au  jeu des intérêts « bien compris », des « coûts et avantages », le maître reste l’Allemagne, figure tutélaire de l’arbre généalogique d’une « famille européenne », proche de devenir cette famille en déclin de Lübeck au cœur du XIXeme siècle, Les Buddenbrook. Mais, comme le rappelait un des personnages du roman d’Eça de Queiroz (1845-1900) Les Maia, « pour pouvoir parler haut en Europe comme ministre des Affaires étrangères, il faut avoir derrière soi une armée de deux cent mille hommes et une escadre munie de torpilles. Malheureusement, nous sommes faibles… Et moi, pour jouer les rôles subalternes, pour qu’un Bismarck ou un Gladstone vienne me dire : « Il en sera ainsi », je ne marche pas »! [6]

À la fin des fins, le constat historique de Gary Lineker, sorte de loi d’airain de l’Union européenne, pourrait bien se vérifier une nouvelle fois. Et de répéter alors en boucle « it’s the Covid, stupid. » À moins que le jour soit venu d’identifier clairement cette forme d’union économique comme la source des difficultés et de se mobiliser pour en changer complètement le logiciel et rétablir la souveraineté du politique. À moins de s’imprégner des senteurs de ces œillets d’avril et de Lisbonne, qui, en avril 1974, « donnait de l’espoir à tous les déçus de Varsovie et de Prague, même à ceux qui étaient si jeunes qu’ils n’avaient pas encore eu l’occasion de savoir ce qu’était une illusion ». À moins, pour mieux sortir du confinement, de faire sien ce pacte des « Capitaines d’avril » : « Nous avons juré. Nous avons juré que dorénavant les mots je, tu, il, nous, vous, allaient disparaître et qu’on n’utiliserait plus que la troisième personne, la personne collective, englobant tout un chacun, ils, eux. J’en ai été le témoin, ça a été enregistré. Aucun de nous ne souhaitait qu’on se réfère à ses actes individuels ou qu’on en garde le souvenir, ce souvenir devait être à tout jamais un et indivisible, le souvenir d’un groupe de cinq mille, et tous diraient ils, eux. »[1]

[1] Cf. Lídia Jorge, Les Mémorables (2014), Paris, traduction Geneviève Leibrich, Editions Métailié, 2015

[1] José Saramago, L’aveuglement, Paris, Seuil, 1997 (traduction en français par Geneviève Leibrich de Ensaio sobre a cegueira, 1995)

[2] Cf. V-Dem Institute, « Democracy Facing Global Challenges, Annual Democracy Report 2019 », University of Gothenburg, https://www.v-dem.net

[3] State of Health in the EU · Portugal · Perfil de saúde do país 2019, OCDE, European commission, 2019

[4] Cf. enquête réalisée du 6 au 9 avril par Cesop-Universidade Católica Portuguesa pour RTP et Público.

[5] Cf. étude « O Impacto Social da Pandemia », ICS/ISCTE, Universidade de Lisboa, 10 avril 2020.

https://ics.ulisboa.pt/docs/RelatorioInqueritoICSISCTE.pdf

[6] Eça de Queiroz, Les Maia, 1888, traduction Paul Teyssier, Editions Chandeigne, 1996, p. 606.

Législatives au Portugal : et maintenant ?

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Depuis dimanche 6 octobre, jour des élections législatives au Portugal, commentaires et analyses se sont multipliés pour saluer la nette victoire du Parti socialiste (36,65%) sans la majorité absolue, sinquiéter de la persistance dun niveau élevé d’abstention (45,5%) et dénoncer l’entrée à l’Assemblée de la République, pour la première fois depuis la Révolution des œillets (25 avril 1974), d’une figure de la droite radicale, André Ventura, leader populiste de Chega (« Assez ! », 1,3% des suffrages), excluant ainsi le Portugal du club de plus en plus fermé des pays européens sans représentation parlementaire d’extrême-droite. Ces faits sont connus. António Costa est effectivement sorti conforté par le score du PS, reconduit dans ses fonctions de Premier ministre dès le surlendemain par le Président de la République, avec la certitude de pouvoir gouverner. Mais avec qui et comment ? Yves Léonard, spécialiste français de l’histoire contemporaine du Portugal, livre  pour LVSL son analyse des résultats des élections législatives portugaises.


Une victoire annoncée depuis longtemps, mais laquelle ?

Donné vainqueur depuis plusieurs mois, le Parti socialiste d’António Costa a largement remporté ces législatives, obtenant au moins 20 députés (106) – en attendant les résultats des 4 députés des Portugais de l’étranger – et 120 000 voix de plus quen 2015. Un résultat en forme de satisfecit pour le Premier ministre sortant, réputé habile tacticien, mais très apprécié et respecté. Depuis lautomne 2015, il a ainsi réussi à faire la preuve quun gouvernement de centre-gauche, soutenu par le Bloc de Gauche (BE) et, pour la première fois depuis 1975, par les communistes, était non seulement viable, mais facteur de stabilité politique, faisant taire au passage les critiques et les railleries sur le caractère « brinquebalant » de ce « bidule », de cet attelage singulier présenté au départ comme illégitime et incohérent (la « geringonça »).

Résultats des élections 2019 : PS en rose, PSD en orange et PC en rouge.

Le PS réalise un carton plein, en tête dans presque tous les districts (voir carte ci-contre – PS en rose, PSD en orange et PC en rouge), avec près de 45% à Portalegre et plus de 40% à Castelo Branco, Beja et aux Açores, 36,7% à Lisbonne et 36,55% à Porto, seul le district de Leiria étant très en deçà de la moyenne nationale, avec 31% des suffrages. La représentation proportionnelle avec la méthode d’Hondt, qui confère une prime au parti arrivé en tête dans chaque circonscription, amplifie ce succès du PS qui n’obtient pas la majorité absolue à l’Assemblée de la République (106 des 230 sièges). Malgré ses 1 866 407 votes, il perd près de 200 000 voix par rapport aux législatives de 2009 et 100 000 par rapport aux municipales d’octobre 2017 qui, avec 38,7% et 160 municipalités remportées sur 308, avaient alors laissé entrevoir une victoire à la majorité absolue aux législatives de 2019. Les tensions sociales des derniers mois (grève des enseignants au printemps, tensions sur le Système national de santé, grève des transports routiers de combustibles à l’été) et quelques dossiers sensibles récurrents (enquête sur un vol suspect d’explosifs et de munitions à la caserne de Tancos, mettant en cause des militaires et ayant entraîné en 2018 la démission du ministre de la Défense) ont émaillé la campagne, fragilisant le gouvernement et le PS au cours des dernières semaines, alors que celui-ci avait atteint 40%, avant de se stabiliser autour de 38% dans les intentions de vote.

Avec une campagne visant à valoriser le bilan du gouvernement et des quatre années de la législature, le maître mot semblait être de ne pas trop offrir de prise à gauche et de séduire avant tout l’électorat centriste grâce aux gages de bonne gestion et de rigueur donnés par le ministre des Finances – et président de l’Eurogroupe – Mário Centeno. Ce discours à fronts renversés, accusant même le PSD, parti incarnant rigueur et austérité, de prôner des mesures propices aux déficits, a séduit une partie de l’électorat centriste. Mais il a renforcé également la volonté d’une partie des électeurs de dénoncer les risques d’une majorité absolue et d’hégémonie du PS, soulignant les vertus de la « geringonça », aiguillon à gauche du gouvernement. Cette volonté affichée tant par le Bloc de Gauche (BE), que par le Parti communiste (PC) a été validée par un électorat de gauche enclin à saluer les vertus de la « geringonça » et à ne pas s’en remettre au seul PS, celui-ci plafonnant dans les intentions de vote, après avoir dépassé les 40%. Autrement dit, si la victoire du PS est indéniable, elle ne doit pas masquer celle de la « geringonça » : la gauche – PS, BE, stable avec 492 247 électeurs (50 000 de moins qu’en 2015), soit 9,7% des suffrages (19 député-e-s), PC, en perte de vitesse avec 6,4% (12 sièges) et Livre, parti écologiste de gauche, membre du Printemps européen, avec 1,09% (1 siège) -, obtient 63% des sièges au Parlement, son score le plus élevé depuis 1976.

Vers une transformation du système politique ?

A l’inverse du PS, la droite et le centre-droite reculent : alors que la coalition Portugal à Frente (PaF), rassemblant PSD et CDS-PP, avait obtenu près de 2 millions de voix aux législatives d’octobre 2015 (1 981 458), ses différentes composantes (scission en 2018 au PSD de Aliança, autour de l’ancien Premier ministre Pedro Santana Lopes, dissidence au PSD d’André Ventura avec Chega, création de Iniciativa Liberal autour d’un ancien PSD) n’ont séduit que 1,6 million d’électeurs, soit sa plus large défaite depuis 1976, avec plus de 350 000 électeurs perdus depuis 2015 et près d’un million par rapport à 2011.

Dans les 15 derniers jours de campagne, le PSD a finalement réussi à limiter la casse annoncée avec 27,9% et 77 sièges, alors que certains sondages faisaient état de scores inférieurs à 25%. Même si, fragilisé par ces scissions et par le fardeau de l’austérité, il enregistre son troisième plus mauvais score électoral depuis 1976. Même si le leadership de Rui Rio, l’ancien maire de Porto devenu son président début 2018, est très contesté. Mais c’est surtout le CDS-PP qui a connu un véritable séisme avec 4,25% et 5 élus, son plus mauvais résultat depuis 1976. Au point de remettre en cause le leadership contesté de Assunção Cristas qui, le soir même du scrutin, a annoncé un congrès anticipé et sa non-candidature à la tête du CDS qu’elle présidait depuis 2016. Au point d’évoquer « une seconde mort » pour Diogo Freitas do Amaral, fondateur et figure emblématique du CDS, décédé quelques jours avant ces élections législatives. Cette crise de leadership est aussi celle de la ligne politique d’un parti qui n’en finit plus d’osciller entre ses racines démocrates-chrétiennes et sa tonalité populiste qui n’a cessé de se renforcer, après avoir longtemps préempté et contenu les ressentiments, sur fond de nostalgie nationaliste, des anciens combattants des guerres coloniales et des rapatriés (retornados) d’Angola et Mozambique. Entre un improbable retour à ses racines démocrates-chrétiennes et la tentation de s’affirmer plus encore comme un « Tea Party » à la portugaise, la balance semble d’autant plus pencher vers cette seconde hypothèse que la concurrence se fait plus vive sur le front du populisme et de la xénophobie avec l’irruption sur l’avant-scène médiatique de Chega qui a su tirer profit de cette crise de la droite.

Après deux tentatives infructueuses lors des municipales de 2017 puis aux européennes de 2019 (Basta !), suite à son départ du PSD où il fut l’un des protégés de Pedro Passos Coelho, André Ventura a réussi son pari d’entrer au parlement à la tête de Chega. Ce professeur de droit dans une université privée, commentateur sportif à ses heures et fervent supporter du Benfica – au point d’indisposer nombre de socios du club lisboète -, est un leader populiste de droite radicale, « anti-corruption, anti-tsiganes », multipliant les déclarations sécuritaires, racistes et xénophobes. S’il n’avait guère mobilisé jusqu’ici, en séduisant 66 442 électeurs au plan national, il fait son entrée au Parlement comme élu de la circonscription de Lisbonne, où il réalise 2% des suffrages. Ce qui lui confère une visibilité médiatique supplémentaire dont il saura assurément se servir. Récupérant des voix à droite et à l’extrême droite, accusé par le leader du PNR (Parti National Rénovateur) « de lui avoir volé sa victoire » – le PNR stagnant à 0,3% (contre 0,5% en 2015) -, André Ventura, qui affirme respecter le système démocratique, a fait céder une digue – celle du containment de la droite radicale hors du champ parlementaire depuis le rétablissement de la démocratie avec la Révolution des œillets et le « legs du 25 avril. » Ce qui lance un défi de taille à la droite parlementaire sur le terrain de la surenchère populiste.

Avec cette représentation parlementaire étendue à Chega et Iniciativa Liberal, la droite se fragmente et ouvre un champ d’expression au populisme dont, à certains égards, il était étonnant que le Portugal ait été épargné jusqu’ici. Alors qu’à gauche, le Parti communiste recule de nouveau, notamment dans ses bastions traditionnels d’Alentejo, une nouvelle formation fait son entrée au parlement, Livre, avec Joacine Katar Moreira élue à Lisbonne, « afro-descendante », tout comme Beatriz Gomes Dias (Bloc de Gauche) et Romualda Fernandes (PS). Quant au Parti animaliste et nature (PAN), partisan d’une écologie apolitique, il triple son score de 2015, avec 3,3% et l’élection de 4 députés. Dix partis sont aujourd’hui représentés au parlement (contre 7 en 2015), le nombre des listes en lice (20) étant également supérieur. Le parlement s’est rajeuni, avec une moyenne d’âge de 47 ans, féminisé (38%), alors que 41% de ses membres sont de nouveaux entrants. Des quatre principaux partis qui ont dominé la vie politique et lAssemblée de la République, deux viennent dessuyer un sérieux revers, le CDS-PP et le PC. Alors que le Bloc de Gauche, apparu seulement à la fin des années 1990, stabilise sa place de 3ème parti. Tout se passe comme si c’était le commencement de la fin pour le système politique portugais, souvent qualifié de résilient, structuré autour des quatre grands partis (PS, PC, PSD, CDS) constitutifs de la transition à la démocratie dans les années 1970. Tout en rappelant que les deux grands partis de gouvernement – PS et PSD -, qui alternent au pouvoir depuis 1976 dans une oscillation centre-gauche/centre-droite, séduisent encore près de 65% de l’électorat.

Finie la « geringonça » ?

Au soir des élections, plusieurs solutions s’offrent au PS et à António Costa, en position de force, malgré l’absence de majorité absolue. Reconduire la « geringonça », voire envisager une « geringonça 2.0 » – multilatérale avec une union à gauche multipartis -, pour reprendre une formule d’un des responsables de Livre, Rui Tavares, dans un cadre programmatique à l’échelle de la législature ? Ou bien privilégier un soutien au cas par cas, en formant un gouvernement minoritaire et en s’assurant simplement, notamment pour le vote du budget annuel, de ne pas être mis en minorité par l’adoption d’une motion de censure rassemblant toutes les formations autres que le PS ?

Après une série de rencontres, en bilatéral, du PS avec PC-Verdes (CDU), BE, Livre et PAN, António Costa na pas exprimé de préférence publiquement, « agnostique » en quelque sorte, peu lui important le modèle de lentente, soulignant quil avait reçu des garanties de tous pour quil y ait « une volonté claire pour que le pays vive quatre années de stabilité politique. » Le Bloc de Gauche est le seul parti à proposer à António Costa un accord « avec lhorizon de la législature ». Une proposition d’accord écrit, avec un « cahier des charges » contraignant, notamment sur les questions du relèvement du salaire minimum, de la réduction des inégalités, de la réorganisation du marché du travail et de la pérennisation du système de santé. Le PC rejette l’idée d’un accord programmatique écrit, privilégiant vigilance sur le fond et accords au cas par cas. Dès le jeudi soir, le PS fait savoir qu’il n’y aura pas d’accords écrits entre les partenaires rencontrés dans la semaine : « à l’instar de la législature qui vient de s’achever, sera poursuivie une méthodologie identique d’appréciation préalable des propositions de budgets de l’État et d’autres concernant la stabilité gouvernementale ». Plus d’accords écrits bilatéraux PS/BE et PS/PC – et donc de « geringonça » -, comme à l’automne 2015, mais une évaluation au cas par cas, avec négociations préalables.

Dès lors, António Costa s’engage sur la voie de former un gouvernement minoritaire, convaincu de pouvoir bénéficier sur les votes importants (budgets…) d’une majorité « à géométrie variable », exploitant au mieux la plasticité du système politique portugais à la fois parlementaire et semi-présidentiel, qui permet à un gouvernement « minoritaire », fort d’une majorité confortable (plus de 106 députés PS sur 230) de gouverner, à l’image d’António Guterres, Premier ministre PS d’un gouvernement sans majorité absolue entre 1995 et fin 2001. Sans avoir à se soucier de l’investiture par le Parlement – à la différence de l’Espagne – et en recourant, le cas échéant, à une forme d’arbitrage du Président de la République qui peut, ou non, demander au chef du gouvernement de remettre sa démission, au vu du contexte politique. L’actuel chef de l’État, Marcelo Rebelo de Sousa (prochaine élection en janvier 2021), issu du PSD, dont il fut le président dans les années 1990, entretient des relations de confiance, sinon de complicité, avec le Premier ministre.

Alors qu’en octobre 2015, le PS, second des élections législatives derrière la coalition PSD/CDS, avait un besoin vital du soutien du BE et du PC pour gouverner, leur abstention risquant de le mettre en minorité – la droite disposant de plus de députés que le seul PS, ou que le PS avec le BE, ou le PS avec le PC -, quatre ans plus tard, la donne a complètement changé, avec la large majorité obtenue par le PS, confortant celui-ci dans la place qu’il affectionne politiquement, au centre de l’échiquier. Au risque de montrer au grand jour que les accords de 2015 étaient purement tactiques. Sauf que le contexte a également changé : alors que l’absolue nécessité de tourner au plus vite la page de l’austérité fixait un cap fédérateur à l’automne 2015, la croissance retrouvée et la réduction des déficits publics (pour la première fois le budget de l’État sera excédentaire en 2019) ne peuvent masquer durablement la précarité sur le marché de l’emploi, la répartition très inégalitaire des richesses, la faiblesse de l’investissement public et les incertitudes liées à la forte dépendance de la croissance au contexte extérieur, alimentée principalement par le tourisme et les exportations, avec quelques nuages sombres à l’horizon.

En choisissant la voie d’une « majorité à géométrie variable », sans accord programmatique, le PS d’António Costa peut donner le sentiment de vouloir gouverner seul, au gré de soutiens de circonstance, avec PAN ou d’autres, voire avec le PSD qui, sous la présidence de Rui Rio, n’a jamais complètement exclu l’idée, s’abstenant parfois, en partie séduit par la rigueur incarnée par Mário Centeno, avec en tête le modèle du « Bloc central » expérimenté de 1983 à 1985, Mário Soares étant alors Premier ministre. Si l’objectif de « quatre années de stabilité politique » est affiché, c’est plutôt l’horizon 2021 qui semble constituer la priorité du futur gouvernement dont la nomination est envisagée le 23 octobre prochain. 2021 sera l’année de l’élection présidentielle, en janvier, où, selon une tradition bien établie depuis 1976, le président devrait candidater à sa propre succession, mais aussi de la présidence tournante de l’Union européenne pour le Portugal (premier semestre) et des élections municipales au mois d’octobre. D’où la nécessité pour le gouvernement de rechercher une forme de stabilité dans la continuité.

Une démocratie de labstention ?

Au-delà de ces incertitudes entourant l’évolution du système politique et le mode de gouvernement privilégié par António Costa, c’est bien laugmentation de labstention (45,5% – et 70% aux européennes de mai 2019 -, contre 44% aux législatives de 2015 et 40% en 2011) qui constitue un souci majeur pour les années à venir. Est-elle contingente et donc susceptible d’être corrigée ou bien est-elle une caractéristique structurelle associée à l’essence même de la démocratie représentative ? Si une partie importante de lopinion ne se reconnaît pas dans le système des partis et loffre politique existante, elle se réfugie dans labstention qui na cessé de croître depuis les années 1980. Cette abstention croissante pose la question des dynamiques de mobilisation dans le Portugal démocratique.

Carte du taux d’abstention aux élections législatives du 6 octobre 2019.

Le contraste avec la mobilisation à l’œuvre après le 25 avril témoigne rétrospectivement de son intensité lors du processus révolutionnaire (PREC), lune des plus fortes dans lEurope de la seconde moitié du vingtième siècle. Lanalyse comparée avec cette période et avec dautres pays européens fait apparaître le Portugal comme un pays affichant des niveaux plutôt faibles de mobilisation sociale et politique (grèves, manifestations, participation à des mouvements citoyens) depuis le début des années 1980. Cette analyse pose la question du legs salazariste, de cette atonie cultivée pendant près dun demi-siècle par la dictature pour éviter toute mobilisation de masse afin de « faire vivre le Portugal habituellement ». Jusqu’à s’interroger même sur une forme d’hypocrisie entourant aujourd’hui une abstention promue, délibérément ou pas, par des politiques économiques néolibérales qui s’en accommodent fort bien, tant la participation électorale est fortement corrélée aux niveaux de formation et de précarité, avec en toile de fond un vivier potentiel d’abstentionnistes pouvant se (re)mobiliser en faveur de formations populistes de droite radicale et servir opportunément d’épouvantails.

Des réformes sont à l’étude, y compris du système électoral en vigueur (proportionnelle, avec circonscriptions et répartition à la méthode d’Hondt), dont la simplicité et la lisibilité ne sont pas les vertus premières. Il est urgent de se poser les bonnes questions, comme le rappelait le 16 septembre dernier Jorge Sampaio, ancien Président de la République (1996-2006) et figure emblématique du PS, mettant ainsi en garde ses compatriotes : « Si le Portugal a su préserver le legs du 25 avril (1974), il faut aller plus loin, rénover l’écosystème des régimes démocratiques, sous peine de les voir s’étioler, soit en étant remplacés par des régimes autocratiques et autoritaires, soit par voie de dégénérescence en régimes populistes. »

Pourquoi le Portugal brûle-t-il ?

Eucalyptus forest fire, Madeira, Portugal, 3 July 2011 ©anagh

Après les incendies de 2017, les plus meurtriers de son histoire pourtant riche en événements de ce genre[1], et le grand incendie de 2018 qui a ravagé pendant neuf jours la Serra de Monchique dans le Sud du pays, le feu à grande ampleur vient de récidiver au Portugal en 2019 dans le paysage meurtri des incendies de 2017 qui avaient fait rage dans le centre du pays. Par Cristina Semblano*.


Devant l’ampleur de ces tragédies qui tous les ans se traduisent par des milliers d’hectares de forêt brûlée, de pompiers ou de civils morts ou blessés, d’animaux brûlés vifs, de maisons et d’outils de travail détruits, il n’est pas rare d’entendre soutenir la thèse de l’inévitabilité pointant « la faute de la nature », celle de la criminalité et son corollaire, l’absence d’une répression suffisamment dissuasive, ou, enfin, celle de l’insuffisance des moyens de prévention et/ou combat des incendies. Or, si l’insuffisance de ces moyens est un fait, que les politiques d’austérité sont venues renforcer, sans que le nouveau gouvernement, en place depuis fin 2015, se soit empressé d’y remédier[2], le Portugal ne brûle pas plus que les autres pays qui lui sont climatiquement comparables parce qu’il y sévit plus d’incendiaires, se plaçant, de ce point de vue, dans la moyenne européenne[3].

Reste la nature, une autre explication avancée par ceux qui préfèrent ne voir que des phénomènes exogènes[4] là où l’analyse ne peut faire l’économie de facteurs structurels qui sont à l’œuvre et empêchent de contrer l’action destructrice de la nature, voire lui fournissent des armes pour qu’elle se débride. Sur fond d’un climat en mutation, de plus en plus chaud et sec, la première de ces armes est l’eucalyptus, ce dernier pouvant compter sur un puissant allié, la désertification rurale, phénomène qui l’a précédé, mais dont il amplifie le mouvement qui frappe aujourd’hui 1/5 du territoire national.

Espèce non autochtone de la Péninsule ibérique, l’eucalyptus n’est pas adapté au climat du Portugal, méditerranéen avec une influence atlantique. Pourtant c’est dans cette zone favorable à la survenance d’incendies et figurant parmi les plus vulnérables du globe aux changements climatiques, que l’eucalyptus occupe de vastes et croissantes extensions de territoire, faisant du Portugal le cinquième pays au monde en termes de nombre d’hectares de plantation et le premier en termes de rapport des plantations à la superficie du pays, très loin derrière l’Inde, la Chine, ou l’Australie. Cette situation n’a pas toujours existé, puisqu’on est passé de moins de 99 mille ha en 1963-1966 ou 214 mille en 1966-1980, à plus de 900 mille aujourd’hui, ce qui représente 10% du territoire national.

Cette introduction à large échelle de l’eucalyptus au Portugal est grave à cause des incendies. Bowman, référé par João Camargo et Paulo Pimenta de Castro dans leur récent ouvrage consacré à la problématique des incendies au Portugal[5], est péremptoire sur la propension de l’eucalyptus à brûler. Espèce exotique, originaire de l’Australie, l’eucalyptus est hautement inflammable, vorace en eau et destructeur de la biodiversité. Par des journées chaudes, ses feuilles et son écorce brûlent comme des torches et font pleuvoir des morceaux incandescents de feuilles et d’écorce pouvant parvenir à des distances de plusieurs kilomètres. Plus grave encore, après un incendie, l’eucalyptus associe à sa plus grande capacité de régénération, une phase de diffusion naturelle pendant laquelle il va en se développant dans les territoires où les autres espèces ont une moindre capacité de survie et de diffusion.

Cela étant et si « pour la plupart des eucalyptus, le feu n’a pas été un destructeur, mais un libérateur », comme l’a écrit Stephen Pyne, dans son livre sur l’histoire du feu en Australie[6], il est à se demander pourquoi il existe un discours officiel au Portugal selon lequel il n’y aurait pas d’études scientifiques sur le caractère inflammable des eucalyptus. Au-delà du mensonge qu’il renferme, ce discours officiel contredit ce que raconte l’histoire du feu au Portugal qui établit une relation entre les plantations massives d’eucalyptus et le nombre d’incendies. Si l’on se réfère aux grands incendies de juin 2017 (Pedrógão Grande et Góis) l’aire de la forêt brûlée était constituée à 60% d’eucalyptus et il en est de même dans le grand incendie de 2018 à la Serra de Monchique, constituée à 76% d’eucalyptus. C’est aussi l’eucalyptus qui domine les aires où viennent de survenir les incendies d’il y a une semaine.

La réponse à cette interrogation réside dans la volonté de protéger les intérêts de cette industrie de la cellulose que l’on a voulu développer au Portugal dans la décennie 80 à grande échelle – malgré une forte résistance populaire, matérialisée dans les affrontements entre les populations rurales et la police[7] –  et qui représente aujourd’hui, une part importante des exportations du pays (4.7% du total en 2017). Une industrie rentable et proportionnant d’importantes marges bénéficiaires (liées au cycle de croissance rapide des eucalyptus), mais dont la rentabilité pourrait ne pas être aussi élevée qu’en apparence si elle ne bénéficiait pas des soutiens dont elle bénéficie de la part de l’Etat, d’une part, et si elle devait répercuter les coûts sociaux, économiques et environnementaux qui lui sont associés, d’autre part.

En effet, même si l’Etat portugais n’est propriétaire que d’une infime parcelle de la forêt nationale (2%)[8], et que les zones de grands incendies du Nord, Centre et Sud du pays, sont dominées par la petite propriété rurale (le minifundium) rien ne l’empêcherait de réglementer le secteur, en lui imputant les coûts externes qu’il engendre, en mettant fin aux bénéfices qu’il lui octroie et, en stimulant, le repeuplement des territoires avec d’autres espèces. Au lieu de cela, l’Etat a même libéralisé la plantation d’eucalyptus, en 2013[9], sous le gouvernement de la Troïka[10] et il a fallu attendre les incendies meurtriers de 2017, pour qu’enfin, le nouveau gouvernement se décide à revenir ou plutôt à feindre de revenir en arrière[11].

Cependant, d’une façon générale, la situation est restée pratiquement inchangée : par son absence ou parti pris au niveau de la réglementation et d’autres faveurs, l’Etat protège ce lobby, constitué en duopole, et imposant sa loi par le biais notamment du chantage à la délocalisation et à l’investissement à l’étranger, et où le pantouflage est de règle: depuis Álvaro Barreto, grand promoteur de l’introduction à large échelle de l’eucalyptus au Portugal dans les années 80, passé trois fois de ministre à administrateur de sociétés de cellulose, on a assisté depuis les dernières décennies à un jeu éhonté de chaises musicales entre la haute administration des forêts et les sociétés de cellulose, sans parler du personnel politique (ministres et secrétaires d’Etat).

Au lieu de continuer d’octroyer des pans entiers du territoire à cette espèce – qui vole l’eau, sème le feu et empêche d’autres espèces de se développer –et des faveurs aux industriels planteurs, l’Etat devrait œuvrer dans le sens de la deseucalyptisation du pays, tout en adoptant un autre modèle de développement, moins soucieux de la demande et des déficits extérieurs et plus soucieux du territoire, du climat et des populations. Un modèle basé sur l’économie agraire, reposant sur les espèces autochtones et les cultures vivrières, le commerce local et le tourisme écologiquement soutenable… capable de créer des emplois[12] et d’assurer à la population des revenus décents[13] tout en contrariant l’abandon rural et en favorisant le retour des anciennes populations ou la fixation de nouvelles[14].

Une telle politique, qui exigerait également la réouverture des services publics fermés ou l’extension de ceux ayant été réduits, n’est toutefois pas compatible avec les déficits proches de 0%[15], dont s’enorgueillit le gouvernement portugais et dont l’un des prix à payer – et non des moindres – est l’abandon de la forêt à la prédation de l’industrie de la cellulose. Le choix est donc entre deux alternatives : changer de modèle de développement ; ou laisser ce lobby, aidé par l’Etat brûler inexorablement et chaque fois davantage, le Portugal, sa forêt, ses terres, ses animaux, ses maisons, ses usines, ses machines et jusqu’à sa population.

[1] Les deux méga-incendies de juin et octobre 2017 ont fait 116 morts, des centaines de blessés, près de 150 000 ha de terre brûlée.

[2] En effet, il a fallu attendre les incendies meurtriers de 2017, pour que le nouveau gouvernement prenne des mesures en matière de renforcement de moyens de combat et de prévention du feu.

[3] Avec pour la période 1996-2000, 20% à 30% des incendies provoqués contre 25% à 29% en Grèce et 24.69% en Catalogne (1995-2016).

[4] C’est-à-dire sur lesquels il n’y a pas de prise.

[5] Camargo, J., Pimenta de Castro, P., Portugal em chamas, Como resgatar as florestas, Bertrand Editora, Lisboa, 2018

[6] Cité par J. Camargo e P. Pimenta de Castro, op.cit

[7] Dont celui, emblématique, de Valpaços, où les villageois de sept bourgades, hommes, femmes et enfants, organisés, ont résisté à la police et arraché les 200 hectares d’eucalyptus, fraîchement plantés par une entreprise de cellulose, dans la plus grande quinta (propriété agricole) de la région, là où avant il y avait des oliviers.

https://www.noticiasmagazine.pt/2017/ha-2-28-anos-um-povo-lutou-contra-os-eucaliptos-e-a-terra-nunca-mais-ardeu/

[8] Ce qui, Le Portugal est le pays d’Europe ayant la plus petite surface de forêt publique, ce qui contraste avec la moyenne de l’UE où la forêt publique représente 40% en moyenne.

[9] Par le décret-loi n° 93/2013 du 19 juillet 2013, plus connu sous le nom de Loi de l’eucalyptus, qui donne un accord tacite à la plantation d’eucalyptus dans les propriétés de moins de 2 hectares, ce qui correspond à 80% des propriétés forestières du pays.

[10] Soit le gouvernement de droite ayant appliqué le programme dit d’assistance financière au Portugal, sous l’égide de l’UE, du FMI et de BCE et qui a été au pouvoir dans le pays entre 2011 et 2015.

[11] En effet, la législation d’août 2017 (décret-loi n° 77/2017 du 17 août), présentée dans la foulée des incendies de juin, tout en suspendant l’expansion des aires arborisées avec des eucalyptus, permet l’échange de plantations d’eucalyptus non productives, par des plantations dans des aires équivalentes, non encore eucalyptisées, plus productives.

[12] Il est à noter, de ce point de vue (emploi) que l’industrie de la cellulose, qui contribue pour environ 1% au PIB (0.7% en 2017 en monnaie courante), n’emploie que 3 000 personnes.

[13] Dissuadant la population de cultiver des eucalyptus pour en faire une source de revenus (par le biais de leur vente aux industriels de la cellulose).

[14] Pour le sociologue portugais Renato do Carmo, s’ « il paraît difficile d’envisager la récupération démographique d’une partie significative des espaces ruraux portugais», il est erroné de concevoir les zones rurales uniquement comme des territoires de fixation, des recherches récentes ayant démontré qu’elles sont de plus en plus des zones de circulation et de mobilité », autrement dit, ces zones « ne vivent pas seulement des personnes qui y habitent, mais aussi des personnes qui y circulent et qui peuvent s’y fixer momentanément » (Cf Carmo, R. População, serviços públicos e propriedade, in Revista Crítica de economia social, Julho, Agosto, Setembro 2017).

[15] Le solde budgétaire devrait être de -0.2% du PIB en 2019, +0.3% en 2020 et + 0.7% en 2023, selon le Plan de Stabilité 2019-2023 présenté par le gouvernement portugais au Parlement en avril dernier.

*Docteur ès Sciences de Gestion par l’Université de Paris I–Sorbonne, a enseigné l’Economie portugaise à l’Université de Paris IV – Sorbonne, est conseillère municipale à Gentilly et membre du Bureau National du Bloco de Esquerda (Gauche radicale portugaise).

« Le gouvernement portugais est le fruit d’une volonté de tourner la page avec la Troïka » – Entretien avec Yves Léonard

© Clément Tissot pour LVSL

À l’occasion du 45ème anniversaire de la Révolution des œillets au Portugal, qui a mis fin à une dictature vieille de près d’un demi-siècle, LVSL a rencontré Yves Léonard, spécialiste français de l’histoire contemporaine du Portugal. Docteur en histoire, il a notamment publié une Histoire du Portugal contemporain – préface de Jorge Sampaio, octobre 2016, ainsi que Le Portugal, vingt ans après la Révolution des œillets (1994), Salazarisme et fascisme (1996), La lusophonie dans le monde (1998) Mário Soares, Fotobiografia, (2006). Entretien réalisé par Sarah De Fgd et Pierre-Alexandre Fernando, retranscrit par Adeline Gros.


Le Vent Se Lève – Dans l’imaginaire collectif, l’intégration européenne du Portugal est associée à la chute de la dictature de Salazar qui est allée de pair avec une démocratisation croissante du pays. Cependant, depuis 2008, l’Union européenne est associée à une politique d’austérité extrêmement dure sur le plan social. Quel regard portent les Portugais sur la construction européenne ? La décennie d’austérité qui vient de s’achever a-t-elle entaché le capital de sympathie dont a pu disposer l’Union européenne à une certaine époque ?

Yves Léonard – Si lon compare les différentes enquêtes d’opinion, telle que l’Eurobaromètre, réalisée par la Commission européenne, la perception des Portugais est plutôt au-dessus de la moyenne européenne ; le sentiment est moins négatif qu’ailleurs, le Portugal se situant même dans le premier groupe des six pays les plus favorables aux logiques de l’intégration européenne. Cette perception varie néanmoins en fonction des différentes classes sociales et du niveau de qualification, alors que la confiance dans l’Union et l’image de l’Union ont légèrement baissé au Portugal entre le printemps et l’automne 2018 [1]. Les élites portugaises ont toujours considéré depuis le milieu des années 1970 quil fallait adhérer, que l’avenir du Portugal était européen, ou devait à tout le moins senvisager dans le cadre de la construction européenne. Ce sentiment a assez peu évolué en trente ans. En revanche, lopinion publique a longtemps été relativement peu sensibilisée à la question européenne, hormis par sa dimension financière avec la manne des fonds structurels parsemant routes et infrastructures en construction de drapeaux aux couleurs de l’Europe. L’adhésion sest faite dans un contexte particulier, comme un prolongement naturel à la transition démocratique et à la décolonisation – « l’Empire est mort, vive l’Europe » selon une formule de Mário Soares (1924-2017) –, malgré une certaine lenteur des négociations (1977-1985). Car si le Portugal était le bienvenu, il a dû néanmoins faire face à des réticences d’autant plus fortes que son adhésion était liée à celle de l’Espagne qui inquiétait ses voisins européens, en raison notamment du poids encore important du secteur agricole. En définitive, l’opinion publique portugaise a vécu l’adhésion dans une relative indifférence. Les partis politiques de gouvernement, européistes, à savoir le Parti socialiste (Partido socialista, PS) et le Parti social-démocrate (Partido Social Democrata, PSD, centre-droit), ont fait peu de pédagogie autour de la question de l’Europe. D’autant qu’ils entendaient « regarder vers l’Atlantique », en développant échanges et dialogue avec les espaces lusophones (plus de 250 millions de locuteurs dans le monde), tant en Amérique du Sud (Brésil), qu’en Afrique (Angola, Mozambique), grâce, notamment, à la création en 1996 de la CPLP (Communauté des pays de langue portugaise). Une partie de l’opinion publique portugaise n’a pris que tardivement la mesure d’un certain nombre de conséquences douloureuses – en termes d’emploi et de restructurations à la hâte des secteurs agricoles et industriels – que pouvait avoir l’adhésion à l’Europe, notamment lors de périodes de crise et de difficultés. Cela fut le cas dans un premier temps au tournant des années 2000, avec le ralentissement de la croissance. Lors de la crise de la fin des années 2000, une grande partie de l’opinion est dabord restée silencieuse, avant de se réveiller pour formuler avec force ses critiques à l’encontre d’une construction européenne identifiée dès lors à la Troïka. Aujourdhui, et notamment depuis le virage anti-austérité qui a été pris depuis plus de trois ans [2], cette opinion reste plutôt majoritairement favorable à la construction européenne.

« Une grande partie des classes moyennes qui ont pour lessentiel été les grandes gagnantes de leuropéanisation, de l’après-dictature, sest trouvée fragilisée ; les classes populaires ont quant à elles vécu le démembrement de secteurs industriels traditionnels avec une extrême violence »

LVSL –  Le Portugal fait partie avec des pays comme l’Espagne la Grèce et l’Irlande, qui ont été placés sous tutelle de la Troïka – Commission européenne, BCE, FMI – auxquels on a imposé des réformes structurelles d’inspiration néolibérale. Comment ces réformes et leur mode d’imposition ont-ils été perçus par les Portugais ?

YL – Très mal. D’abord à cause de leur dureté : baisse des salaires, de traitement pour les fonctionnaires, des pensions de retraites. Sen est suivie une contraction énorme, à l’issue de laquelle certaines catégories professionnelles ont perdu jusqu’à un tiers de leurs revenus. À cela sajoutent la hausse du chômage et tout un cortège de mesures daccompagnement, dont la suppression de certains jours fériés. Ces mesures extrêmement dures ont été d’autant plus mal perçues quelles ont été imposées de manière brutale à une population déjà fragilisée par des années de politique de rigueur et de croissance atone, dans un contexte où les Portugais ont éprouvé un farouche sentiment de perdre une nouvelle fois leur indépendance. Vous avez parlé de la mise sous tutelle du Portugal par la Troïka ; il y a des précédents dans lhistoire portugaise. C’était le cas à la fin des années 70 et au début des années 80, avec les aides du FMI, alors que le pays connaissait de réels problèmes économiques. Le Portugal est devenu au fil des années – 90 notamment – celui quon appelait le « bon élève de lEurope », donc en quelque sorte un exemple, avec pour apogée l’Expo’98, l’exposition universelle de Lisbonne consacrée à l’été 1998 au thème des Océans, avenir de l’humanité. D’un seul coup, dans les années 2000, le Portugal était devenu un mauvais élève, celui dont on dénonçait la mauvaise gestion. Il y avait en toile de fond tous les symptômes du traumatisme grec. Une grande partie des classes moyennes qui ont pour lessentiel été les grandes gagnantes de leuropéanisation, de l’après-dictature, sest trouvée fragilisée ; les classes populaires ont quant à elles vécu le démembrement de secteurs industriels traditionnels avec une extrême violence. On parle souvent des Indignés espagnols, mais il faut se souvenir que les manifestations au Portugal ont commencé avant les manifestations espagnoles, dès le mois de mars 2011 – date à laquelle il y a eu spontanément, hors partis, hors syndicats, par les réseaux sociaux pour lessentiel, des mobilisations très fortes pour dénoncer l’austérité et la prochaine intrusion de la Troïka avec des slogans qui sont passés à la postérité. On a notamment remis au goût du jour une phrase emblématique de « Grândola, vila morena », la chanson de la Révolution des œillets, qui disait « c’est ici que le peuple commande », sous-entendant que linfluence de la Troïka sur le Portugal constituait une ingérence étrangère (« Que se lixe a Troïka » – « Que la Troïka aille se faire foutre »). Le film de Miguel Gomes Les mille et une nuits (2015) le montre bien. Il permet de prendre la mesure de la condescendance, du mépris à peine voilé des représentants de la Troïka à l’égard du Portugal. À l’ère des réseaux sociaux, cette attitude a été très mal perçue. Dans les années 1980, avant l’adhésion à l’Europe, la situation avait été différente. Avec les réseaux sociaux, lindignation sest répandue comme une traînée de poudre.

LVSL – Quelle est la nature du « miracle portugais » que décrivent certains médias ? Est-il le produit dune politique de relance sociale ? Ou dune stratégie de dumping fiscal mise en place depuis 2008, visant à attirer entreprises et retraités fortunés comme laffirment certains économistes plus critiques ?

YL – Un peu de tout cela. Les autorités portugaises, qui ont fait preuve de volontarisme, ont également bénéficié d’un alignement des planètes. A l’automne 2015, la volonté de mettre fin à l’austérité coïncide avec une baisse du prix de l’énergie et du pétrole. Je ne parlerai pas de miracle : il y a eu une volonté très forte de modifier radicalement la donne et de sunir pour sopposer à des politiques dont on avait vu toute la dureté sur le plan social. La Geringonça est le fruit d’une volonté d’en finir avec la politique des précédents gouvernements qui avait appliqué et amplifié les mesures dictées par la Troïka. Une volonté partagée par toute la gauche de tourner la page.

Plusieurs mesures adoptées au début des années 2010 flexibilité du marché du travail, synonyme de précarité accrue, dumping fiscal, avec le visa gold, (le visa doré) n’ont pas été remises en question. La relance par la demande – singulière à l’échelle européenne – a eu lieu dans un contexte favorable, qui a permis à la consommation de repartir à la hausse, grâce notamment à une hausse du salaire minimum, passé de 450 à 600 euros. Il y a eu durant ces années des secteurs entiers de l’économie portugaise qui ont changé de nature, une mutation justifiée par l’idée quil fallait monter en gamme, pour reprendre une expression qui renvoie à l’imaginaire néolibéral et managérial. Au fil des années, des secteurs traditionnels, tels que le textile, la chaussure ou le vin, se sont modernisés pour être concurrentiels à lexportation, principal levier de la croissance avec le tourisme.

Pourtant, si la croissance est supérieure à 2%, le chômage en baisse et le déficit public à son plus bas niveau depuis le rétablissement de la démocratie, si le WebSummit annuel de Lisbonne confère au Portugal une image d’innovation et de Startup nation, précarité, inégalités et pauvreté sont loin d’avoir disparu, alors que l’investissement public reste insuffisant. Le syndrome Airbnb frappe la capitale Lisbonne où, nourris par la spéculation et les visas dorés, les prix de l’immobilier se sont envolés, chassant les habitants des quartiers traditionnels. Si l’on respire mieux au Portugal, difficile de parler d’un miracle économique.

« le cas portugais devrait inciter à beaucoup plus de réflexion à l’échelle européenne que ce nest le cas actuellement »

LVSL – Peut-on parler dun modèle portugais comme le font certains partis européens de gauche, qui pourrait être dupliqué ? Y a-t-il une quelconque cohérence dans la coalition qui est au pouvoir, ou est-elle simplement le produit de rapports de force entre un parti communiste – marxiste et eurosceptique – et un parti socialiste – europhile et social-libéral – de lautre ?

YL – Un modèle est source d’inspiration et reproductible. Tout porte à croire que ce nest pas le cas du Portugal, dont la coalition fait figure de cas très singulier à échelle européenne. C’est un modèle qui n’est, pour l’heure, ni exporté, ni dupliqué.

Cependant, le cas portugais devrait inciter à beaucoup plus de réflexion à l’échelle européenne que ce nest le cas actuellement. On a beaucoup commenté ce qui sest passé en Espagne ces derniers mois, et le cas portugais nest évoqué – quand il l’est -, comme souvent, que de manière périphérique, voire anecdotique. Or ce qui sy passe est tout sauf anecdotique parce que c’est l’expression d’une alternative, d’une voie singulière, produit d’un rapport de force politique et d’une volonté de mettre fin à l’austérité. Le « tout sauf ça » a permis des échanges et un rapprochement, qui n’était pourtant le mot d’ordre daucun des trois partis membres de la coalition à l’été 2015, lors de la campagne des législatives. La coalition a été le fruit dune nécessité – tourner la page de l’austérité – et d’un contexte politique inédit permettant à la gauche – majoritaire en voix et en sièges à condition d’unir ses forces – de gouverner.

L’intérêt de cette organisation (la geringonça), c’est son fonctionnement, à première vue de bric et de broc, brinquebalant : vous avez trois formations qui sont obligées de s’écouter et de débattre, en s’opposant parfois, afin d’aboutir à des solutions. En s’efforçant de concilier impératif européen – prôné par le Premier ministre António Costa et le ministre des Finances Mário Centeno, président de l’Eurogroupe -, et impératif social, aiguillonné par le Bloc de Gauche et le Parti communiste. Fort de son solide ancrage local, le Parti socialiste, d’orientation social-libérale sous les gouvernements de José Socrates (2005-2011), défend, avec António Costa qui a pris le contrôle du parti en 2014, une ligne se voulant plus à gauche, plus social-démocrate. Ce sont les primaires de 2014 qui lui ont permis de simposer face à un adversaire qui était sur une ligne plus classique à l’échelle de lEurope, au social-libéralisme affirmé. Sans cette évolution ni la main tendue par le Bloc de Gauche, aucune entente n’aurait été possible et la geringonça n’aurait pu voir le jour, alors que le PC se tenait dans l’opposition depuis 1975.

Des conflits sociaux perdurent (éducation, santé) et des divergences subsistent entre les membres de la geringonça sur un certain nombre de sujets. Mais, jusqu’ici, sans altérer la stabilité politique ni bloquer le système, une fois que le débat a eu lieu et que des opinions contradictoires se sont exprimées, permettant de produire des textes législatifs et des mesures concrètes. Pour ces raisons, cest un cas intéressant de mise en commun et de réflexion collective. Il reflète aussi un rapport de force singulier entre un Parti socialiste autour de 35% et deux autres forces qui peinent à dépasser les 10%, aucune des trois formations n’ayant eu intérêt à rompre cet attelage brinquebalant. Même si celui-ci profite plus nettement au PS. Bien que le Bloco de Esquerda, qui a obtenu 10% des voix aux dernières législatives d’octobre 2015 reste un parti essentiellement urbain, et le Parti communiste, qui a essuyé un revers aux élections municipales de 2017, plafonnent dans les intentions de vote pour les prochaines élections législatives d’octobre 2019. C’est une configuration très particulière, due au fait quil ny a pas, à échelle européenne, d’autre cas où un parti social-démocrate frôle les 35% et échappe à la pasokisation généralisée. Le cas portugais reste donc très singulier, même comparé à son voisin espagnol.

LVSL – L’une des données marquantes du paysage politique portugais réside dans labsence dune extrême droite vraiment significative, alors quen Espagne, une extrême-droite franquiste, jusqualors contenue dans le parti populaire est en train de renaître via le mouvement Vox qui a eu un franc succès lors des dernières élections en Andalousie. Comment expliquer cette absence de lextrême droite dans le spectre politique portugais ? Est-ce du fait de lhéritage de la dictature de Salazar qui serait trop récente, et perçue trop négativement par les Portugais ?

YL – Cela tient pour partie à ce poids de la dictature salazariste, mais surtout à la manière dont le Portugal est sorti de la dictature. Si lon compare avec le voisin espagnol, les deux cas sont antinomiques : dun côté, en Espagne, il y a eu une transition pactée, négociée, avec le Pacte de loubli [3] dont on mesure aujourdhui toutes les conséquences ; et de lautre, le cas portugais pour lequel, la transition sest faite par rupture, avec un coup dÉtat, la Révolution des œillets qui, en une journée, a renversé une dictature vieille de près d’un demi-siècle. L’héritage de cette transition est très prégnant dans la mémoire collective. En outre, des dispositions interdisant à un parti officiellement fasciste ou se réclamant du fascisme de se présenter à des élections ont été intégrées dans la Constitution de 1976. Il y a également des raisons liées à la singularité du cas portugais, pays traditionnel d’émigration, moins en première ligne que ses voisins sur la question des migrants dans le bassin méditerranéen et moins touché par les crispations identitaires liées à une immigration relativement faible, même si racisme et xénophobie existent au Portugal.

Malgré un taux dabstention lors des différentes élections assez élevé, qui sapproche de la moyenne européenne, la crise de confiance dans les partis politiques est moins importante au Portugal que dans dautres démocraties occidentales. On peut parler dune forme de résilience des partis politiques. Les deux partis dominants, qui alternent au pouvoir depuis la Révolution des œillets, maintiennent des scores importants, entre 30 et 40 % des voix pour le Parti socialiste (PS) et entre 20 et 30 % pour le Parti social-démocrate (PSD). Ces deux seuls partis captent 70 % de l’électorat, ce qui constitue une exception. Il ny a donc pas eu despace laissé pour lexpression autonome d’une droite qualifiée de populiste, radicale. Cest pour cela quon dit quil ny a pas de populisme ni d’extrême-droite au Portugal, ce qui se vérifie aujourdhui : le Parti national rénovateur (Partido Nacional Renovador) a fait un score de 0,5% lors des dernières élections législatives en 2015, ce qui est peu à l’échelle européenne. Cependant, la donne est peut-être en train d’évoluer pour deux raisons : dune part, lexemple espagnol a libéré la parole chez certains. Il y a comme un effet de capillarité, de mimétisme qui peut jouer, d’autant que les réseaux sociaux peuvent rapidement l’alimenter. Avec les influences venues dautres pays, avec des personnalités telles que Steve Bannon et ses émules, le Portugal nest pas un îlot à l’abri. D’autre part, en raison d’une forme de résurgence du discours nationaliste. Salazar, avec son entêtement obsessionnel à faire du Portugal un grand pays colonial, avec son nationalisme d’empire passéiste et anachronique, avait d’une certaine façon tué le match en invalidant toute forme de discours ultra-nationaliste, cause d’une décolonisation tardive et conflictuelle qui avait provoqué le renversement de la dictature au printemps 1974. Quant au testament salazariste, selon lequel, privé de ses colonies, le Portugal disparaîtrait, il avait lui aussi été rapidement invalidé par l’ancrage européen de la jeune démocratie portugaise. Dans lactuelle campagne des européennes, chez les deux partis traditionnels de centre-droit et de droite, il existe une certaine porosité, sinon dérive populiste, tant au sein du CDS-Parti Populaire (CDS-Partido Popular), que du Parti social-démocrate (PSD), partis assez éclatés actuellement et en perte de repères. Une partie de leurs élus et une partie de leur électorat sont en attente, tentés par un discours empreint de nostalgie d’une grandeur révolue et de repli obsidional, volontiers contempteurs d’une geringonça brocardée comme mauvaise gestionnaire et clientéliste. Type de discours qui les rapprocherait davantage dune droite populiste. La situation est donc peut-être en train d’évoluer, même si cest encore trop tôt pour laffirmer.

« La singularité de la geringonça et du redressement économique devrait susciter un nouvel engouement pour le Portugal. »

LVSL – En Espagne, la question de la mémoire historique est prégnante. Une loi damnistie, le Pacte de loubli, a été votée pendant la période de transition démocratique. Elle est dune actualité brûlante, comment la montré le récent documentaire Le silence des autres. Quen est-il au Portugal ? Y a-t-il eu un travail sur la mémoire historique, de réparation des crimes commis pendant la dictature de Salazar ? Lhéritage de Salazar est-il aujourdhui un sujet clivant dans la société portugaise comme ça peut l’être en Espagne où des représentants politiques, et des personnes issues de la société civile se revendiquent ouvertement de lhéritage de Franco ?

YL – Pour comprendre cette question de la mémoire historique, il faut revenir à la transition. Nous sommes actuellement en période de commémoration du 45ème anniversaire de la Révolution des œillets du 25 avril 1974, qui a permis le renversement de la dictature. Chaque année, à la même période, les Portugais se souviennent des événements du 25 avril 1974. Comme tout cycle commémoratif, il y a des hauts et des bas, des périodes plus aseptisées où finalement ce ne sont plus que des mots que lon délivre avec un sens qui se perd, au risque de banaliser l’événement 25 avril présenté, lors de son 30ème anniversaire, plus comme une évolution qu’une révolution. Cependant, au moment du 40ème anniversaire en 2014, en pleine période d’austérité imposée par la Troïka, se sont multipliées les critiques sur le fait que les idéaux de la Révolution des œillets auraient été trahis. Ce cycle commémoratif, qui fait dun jour de commémoration un jour férié depuis 1976 – le Jour de la Liberté, permet de se remémorer chaque année cet événement clé de la démocratie. C’est d’autant plus important lorsqu’on compare les modes de construction de la démocratie en Espagne et au Portugal. Même si, face à l’horreur des dictatures, il est toujours très difficile de faire des comparaisons et de quantifier l’abjection, la dictature de Salazar a été une dictature très dure, gouvernant par la peur, où, dans la vie quotidienne, la population était épiée par la police politique. Mais il ny a pas eu au Portugal cette épouvantable guerre civile qui a fait des centaines de milliers de morts, traumatisme majeur de la société espagnole. Soutien du régime franquiste, le Portugal de Salazar n’a pas connu de guerre civile. Et, à la différence de l’Espagne franquiste, la dictature a été renversée le 25 avril par le Mouvement des Capitaines et une révolution à la fois pacifique et populaire. Ce qui change pas mal de choses au regard des pratiques démocratiques, plus inclusives dans le cas portugais [4].

Au Portugal, l’enseignement de l’histoire du temps présent est un peu le parent pauvre des programmes scolaires. Il y a eu néanmoins de nombreuses avancées depuis trente ans, fruits d’une histoire savante développée, entre autres, par l’Institut dHistoire Contemporaine de l’Université Nouvelle de Lisbonne, l’Institut de Sciences sociales (ICS) de l’Université de Lisbonne et le Centre de Documentation du 25 avril à l’Université de Coimbra, qui ont produit – et qui continuent de produire – d’excellents travaux sur la période de la fin du salazarisme, sur la Révolution des œillets et la transition. Cependant, le problème de la diffusion de cette histoire savante demeure. Une grande partie de la population portugaise – les jeunes notamment – ignorent largement ce que fut la dictature. Et alors que ceux qui lont vécue, il y a plus de 45 ans, disparaissent, cette mémoire née de la transmission entre générations ne se fait plus de la même manière. La transmission ne sest pas toujours très bien faite dans les familles. On ne parlait pas facilement du temps de la dictature parce quil y avait une sorte de chape du silence, ainsi quune volonté d’oublier, voire de banaliser, chez certains, le temps de la dictature.

Quant au personnage de Salazar, il ne suscite pas de culte de la personnalité, contrairement à l’Espagne où certains se revendiquent ouvertement de Franco. Salazar était lui-même partagé sur ce culte de la personnalité. Comme ces fantômes qui viennent vous visiter sans forcément vous hanter, il continue de susciter auprès dune certaine partie de la population, vieillissante, qui a vécu au temps du salazarisme, le souvenir non pas dun dictateur implacable, mais dun homme honnête et vertueux. Au point d’avoir été désigné en 2007 comme la personnalité majeure de l’histoire du vingtième siècle portugais par un sondage fort peu scientifique réalisée par la chaîne de télévision RTP. Aujourdhui, alors que la corruption et le clientélisme n’ont pas disparu, on voit bien comment certains pourraient chercher – quand ils ne l’ont déjà fait – à utiliser limage d’un personnage qui incarnerait une forme de probité. Très récemment a ressurgi l’idée d’un musée qui serait consacré à Salazar dans son village natal près de Santa Comba Dão. Mais cela reste un projet. Il faut rester toujours très attentif parce que la révolution a permis de solder en partie les comptes de la dictature. Il y a eu alors une épuration, avec le jugement et la condamnation d’une partie des équipes dirigeantes de l’État Nouveau [5], souvent exilées au Brésil. Il y a eu un changement de cap et de personnel politique, mais qui ne pouvait pas être complet compte tenu de la taille et des besoins du pays. Une partie de ces élites politiques et économiques s’est d’ailleurs organisée pour réapparaître au bout dun certain temps. Alors qu’en Espagne, lors de la transition, le Pacte de loubli a permis à de nombreuses personnalités de continuer d’exercer leurs fonctions quand bien même elles étaient impliquées dans la gestion de lancien régime. Plus que le devoir de mémoire, ce qui importe réellement, cest le besoin dhistoire. Il y a un besoin de connaître et d’écrire cette histoire. Elle est aujourd’hui largement écrite et connue, même si elle est entachée de quelques tentatives révisionnistes. Avec aussi de belles avancées récentes en matière d’histoire sociale, par en-bas, l’histoire des petites choses. Mais la transmission auprès du grand public reste imparfaite. Une partie de la jeunesse ne sait plus ce que fut le 25 avril.

LVSL – Le Portugal est assez peu évoqué dans les médias français, malgré les liens historiques qui unissent la France et le Portugal du fait de la vague d’émigration massive des années 1960-70. Selon vous, comment peut-on expliquer ce manque dintérêt de la part des médias français ?

YL – C’est le fruit dune longue histoire. Le Portugal a longtemps été considéré comme un pays périphérique par les Français, avant tout rivaux de leurs voisins immédiats, Anglais, Allemands ou Espagnols. Le Portugal nétait pas un enjeu majeur, de par lexiguïté de son territoire et son caractère périphérique à l’échelle du continent européen. Les recherches en France sur le Portugal sont relativement récentes à l’exception de la période des Découvertes, sur l’Infant Henri, le Navigateur, ou Vasco de Gama par exemple. Pour la France, le Portugal était un cas d’autant plus marginal qu’il était méconnu. Il y a eu des moments où la France a plus regardé du côté du Portugal, ainsi quand la République a été proclamée par exemple [6]. Du temps de Salazar, des pans entiers de la droite réactionnaire et conservatrice française ont puisé dans le salazarisme une source dinspiration. Le régime de Vichy sest très largement inspiré du modèle incarné par Salazar [7]. Mais le reste des échanges était relativement faible. Le Portugal était avant tout l’allié historique de lAngleterre. Larrivée massive des émigrés portugais dans les années 1960 n’a guère changé les choses, l’ignorance restant totale de leur culture, nourrissant au contraire de nombreux stéréotypes empreints de condescendance et de moqueries sur « ce pays de concierges et de maçons », teintés malgré tout d’une forme de respect pour le « bon travailleur portugais », respectueux et dur à la tâche, comme l’a montré le film de Ruben Alves La cage dorée (2013). Les choses ont changé ces dernières années, non pas tant avec l’engouement touristique des Français pour le Portugal, mais par les avancées de la recherche historique qui permettent de faire connaître lhistoire de ce pays, ainsi que sur le plan culturel avec la découverte des grands auteurs portugais tels que Fernando Pessoa (1888-1935), José Saramago (1922-2010), seul Prix Nobel de Littérature portugais à ce jour, ou bien encore António Lobo Antunes.

La Révolution des œillets a constitué un moment charnière au cours duquel une grande partie de l’intelligentsia et des responsables politiques français se sont tournées vers le Portugal, à la fois pour observer et se nourrir de son exemple, mais aussi pour donner des conseils, faisant de ce pays un véritable laboratoire d’expérimentations politiques et sociales, nourrissant une efflorescence d’ouvrages et d’articles. La singularité de la geringonça et du redressement économique devrait de nouveau susciter pareil engouement pour le Portugal.

  1. Eurobaromètre Standard 90 – Vague EB90.3 – Kantar Public, automne 2018 – terrain : novembre 2018, « L’opinion publique dans l’Union européenne » http://ec.europa.eu/commfrontoffice/publicopinion/
  2. Depuis 2015, le gouvernement socialiste est soutenu, sans participation gouvernementale, par le Parti communiste et le « Bloco de esquerda » (Bloc de gauche)
  3. Pacte de loubli : loi damnistie générale votée en 1977 en Espagne lors de la période de transition démocratique
  4. Cf. Robert M. Fishman, Democratic Practice : Origins of the Iberian Divide in Political Inclusion, Oxford University Press, 2019.
  5. Estado Novo, régime autoritaire de 1933 à 1974, qui survit à Salazar (1889-1970) mais est renversé le 25 avril 1974 par la Révolution des œillets
  6. 1910
  7. cf. Patrick Gautrat, Pétain, Salazar, De Gaulle. Affinités, ambiguïtés,illusions (1940-1944), Paris, Editions Chandeigne, 2019.

Marisa Matias : “Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé”

©Sergio Hernandez

Marisa Matias est sociologue de formation et a réalisé une thèse sur le système de santé portugais. Elle a été candidate à l’élection présidentielle portugaise pour le Bloco de Esquerda et est députée européenne depuis 2009. Elle sera tête de liste à l’occasion des prochaines élections européennes, au sein de la coalition Maintenant le peuple. Nous avons avons pu aborder avec elle son regard sur l’évolution du projet européen et sur les difficultés rencontrées par la coalition portugaise actuellement au pouvoir. Réalisé par Lilith Verstrynge et Lenny Benbara, retranscrit par Théo George.

LVSL – C’est la 3ème fois que vous menez la liste du Bloco de Esquerda aux élections européennes, Rétrospectivement, quel bilan faites-vous de vos mandats successifs ?

Marisa Matias – Ce n’est pas vraiment la 3ème fois, parce que la 1ère fois je n’étais pas tête de liste, j’étais à la deuxième place, mais c’est la 3ème fois que je suis sur la liste. Les choses ont vraiment changé ces dernières années, surtout au niveau politique. Je suis arrivée au moment de la réponse qui était donnée à la crise financière. Celle-ci a été défaillante et insuffisante. Désormais, les défis sont différents : nous assistons à la montée de l’extrême droite et à la mise en danger du projet européen. En ce qui concerne les sujets sur lesquels j’ai travaillé, j’ai pu constater qu’il était toujours possible de faire la différence. Même dans un cadre très difficile comme le cadre européen, avec des règles très dures, notamment pour les pays périphériques et les pays qui ont un déficit très élevé, il y a toujours des petites marges de manœuvre. J’ai travaillé sur des dossiers très différents et je crois qu’on a fait un travail important, même si nous n’étions pas seuls, dans les domaines de la politique fiscale, avec les commissions spéciales et les commissions d’enquêtes sur les affaires LuxLeaks, SwissLeaks, Paradise Papers, etc. Ce sont des commissions qui ont produit des résultats très importants, qui ont montré la réalité des politiques fiscales et l’inégalité fiscale de l’Union européenne. Le travail de ces commissions n’a cependant pas eu de conséquence politique. Dans un autre domaine, celui de la santé publique, j’ai travaillé directement sur les médicaments falsifiés, sur les stratégies de lutte contre les cancers, et sur le changement climatique. Nous avons été capables d’agir pour que les choses aillent dans la bonne direction.

Dans l’ensemble, c’est toujours un champ de bataille, surtout en ce qui concerne la politique économique. Aux inégalités qui n’ont jamais été réglées, s’ajoutent désormais la question des migrations et des réfugiés. Nous sommes dans un contexte politique très difficile, parce que tous les jours on entend ce récit selon lequel il y aurait une invasion vers l’Union européenne, alors que ce n’est pas la vérité. Cela restreint les possibilités pour agir. Je pense qu’en général nous avons été capables de créer des espaces politiques alternatifs plus progressistes mais on doit aussi garder à l’esprit que les rapports de force ne nous permettent pas d’avancer dans cette direction. Et c’est pourquoi je pense qu’il faut continuer ce travail, cette lutte, et essayer de contrer les forces qui sont en train de détruire le projet européen lui-même et qui ne répondent pas aux difficultés réelles des peuples, des gens, qui ont toujours des difficultés, et pour lesquelles il n’y a pas eu de vraie réponse.

LVSL – Vous avez mentionné la montée de l’extrême droite et son importance politique et médiatique que vous liez à l’affaiblissement du projet européen et donc à une difficulté politique supplémentaire. Mais le Portugal est un des rares pays où il n’y a pas d’extrême droite puissante. Pourquoi est-ce que, selon vous, elle n’est pas apparue au Portugal ? Quelles en sont les raisons profondes ?

MM – Ce n’est pas encore le cas , mais attention, parce que nous avons des mouvements et des partis d’extrême droite qui sont apparus. C’est une nouveauté pour les portugais et les portugaises, parce qu’après la révolution, et surtout avec une Constitution de la République qui est très claire dans le domaine politique et qui ne permet pas des mouvements et des partis politiques d’extrême droite, nous étions dans un contexte où nous étions protégés, mais je ne crois pas que ça soit durable malheureusement. Nous aurons l’opportunité de voir ce qu’il va se passer aux élections européennes, car pour la première fois des partis d’extrême droite se présentent. Nous allons voir, parce que même en Espagne, et surtout en Andalousie, je n’aurais jamais pensé que Vox serait capable d’avoir un résultat aussi élevé alors que nous pensions que la péninsule ibérique était protégée. Je crois que, d’une certaine façon, les institutions européennes sont responsables de ça. Tous les partis, toutes les personnalités politiques sont responsables, et j’inclus dans cette responsabilité, la gauche et les partis de gauche. Nous n’avons pas été capables de remplir des espaces qui ont été laissés vacants par les politiques d’exclusion, et l’extrême droite a été capable d’exploiter ces espaces.

LVSL – À quels espaces pensez-vous en particulier ?

MM – Au fait que les gens ne se sentent pas représentés, qu’ils ne se sentent pas écoutés, et qu’ils vivent toujours dans la difficulté. Quand ces gens regardent vers le projet européen, vers les politiques européennes, vers les politiques nationales, il n’y a pas de solutions directes, concrètes, pour leur situation économique et sociale. Les exclus, toujours plus nombreux, ne croient pas en la politique, ne croient pas au système. Je crois que dans ce domaine la gauche n’a pas été capable de fournir une réponse et de remplir ces espaces vides. La droite a toujours un discours très facile, très simple : si tu n’as pas d’emploi, c’est parce qu’il y a des migrants, ce n’est pas une question de politique économique, c’est parce que des migrants volent ton travail. C’est plus facile de faire passer ce message, mais nous savons que ce n’est pas la vérité. La différence c’est que tu as besoin de 30 min pour expliquer toutes les causes du chômage et des inégalités. C’est toujours plus facile de dire que le problème vient des migrants, des réfugiés, des autres qui arrivent chez nous, et non qu’il est le résultat d’une politique qui produit toujours plus d’exclusion.

Il faut aussi pointer la responsabilité des institutions européennes parce qu’il y a 2 ou 3 ans nous avons eu un moment d’espoir avec la montée des mouvements progressistes qui a commencé en Grèce, mais aussi en Espagne et au Portugal avec la forme de gouvernement que nous avons trouvé. Du côté des institutions européennes, nous n’avons obtenu que des critiques et du chantage, comme dans le cas de la Grèce. Je pense que si on regarde toutes les déclarations des institutions européennes, elles sont toujours très faibles pour répondre à la menace de l’extrême-droite et très fortes pour attaquer les alternatives politiques économiques et sociales qui ne s’inscrivent pas dans la doxa dominante. Au Portugal, nous avons été menacés quand nous avons trouvé une formule qui n’était pas dans le cadre normal et accepté par les institutions européennes. Nous avons eu toutes sortes de menaces : de ne pas faire passer le budget, de ne pas permettre l’augmentation du salaire minimum, d’avoir des sanctions économiques pour déficit excessif alors qu’au même moment il y avait d’autres pays, comme la France et d’autres, qui avaient un déficit très élevé et qui n’ont pas été menacés de sanctions économiques. Nous avons pu assister au « deux poids, deux mesures » des institutions européennes. Elles ont été très dures avec les mouvements progressistes, et ont progressivement laissé des positions d’extrême droite apparaître dans les politiques européennes, comme on a pu le voir avec la réunion du Conseil de juin 2018, où tous les gouvernements de l’Union, à l’unanimité, ont approuvé les camps de détention pour les migrants. C’est quelque chose que je n’aurais jamais pensé voir dans un contexte démocratique. Remettre en cause l’establishment européen n’est pas autorisé, alors qu’attaquer les migrants l’est.

En ce qui concerne la solution que nous avons trouvée au Portugal, elle est limitée dans sa capacité à changer la société portugaise en profondeur. Nous menons une politique de relance des salaires et des pensions, de réduction des inégalités, afin de stimuler l’économie portugaise. Nous n’avons pas la possibilité d’augmenter les investissements publics, alors que nous en avons cruellement besoin. Nous essayons donc de jouer sur d’autres variables. Cela n’a pas plu aux institutions. Pourtant, après deux ou trois ans, les résultats sont au rendez-vous et il est impossible de dire que c’est une politique qui a tout détruit. Au contraire, les résultats sont plus positifs que la moyenne européenne.

LVSL – Les prochaines élections européennes, nous devrions assister à un reflux de toutes les forces de gauche progressistes, sauf peut-être de la France Insoumise et du Bloco. Selon vous, que devraient proposer ces forces pour essayer de ne pas reculer et de reprendre la main ?

MM – Je ne sais pas vraiment, on attend de voir, parce qu’il y a de nouvelles forces progressistes dans certains pays qui n’ont pas encore de représentation parlementaire. Je ne sais pas vraiment quel sera le résultat, peut-être que l’ensemble de ces forces en sortira plus renforcé que ce qu’elles sont actuellement. Je crois que nous avons besoin de clarté. On ne peut pas partir pour des élections avec des positions de compromis. Il y a une confrontation politique dans toute une série de domaines. Il faut être très clairs et maintenir des identités politiques très fortes pour que les gens puissent voir les différences qu’on leur propose. C’est la démocratie, c’est d’avoir des projets politiques très différents et de pouvoir choisir ensuite.

Quand je dis ça, je le dis aussi parce que je pense qu’il n’y a jamais eu de contradiction entre avoir une identité politique affirmée et œuvrer pour des convergences. Aujourd’hui plus qu’hier, nous avons besoin de convergences politiques, car les lignes de division ont changé. On ne peut pas faire des compromis dans les domaines où les questions ne sont pas négociables, par exemple les droits des femmes, le changement climatique, les questions du racisme, de la xénophobie. Je crois que ce sont des demandes sociales pour lesquelles il n’est pas possible de faire des compromis. Il s’agit de luttes pour la dignité, les droits sociaux et les droits humains.

Il me semble difficile d’imaginer quel sera le contexte politique le lendemain des élections. Il y a déjà des changements importants au niveau du Conseil, parce que nous avons eu des élections partout. Tout a changé : nous avons la moitié des gouvernements européens qui sont d’extrême droite ou avec une influence d’extrême droite. Nous avons d’autres pays où les forces d’extrême-droite ne sont pas au gouvernement mais sont très importantes dans la construction des agendas internes aux sociétés. Après les élections européennes, nous aurons une nouvelle Commission européenne avec un commissaire nommé par ces nouveaux gouvernements, ainsi qu’un nouveau Parlement européen. Ce ne sera pas la même composition qu’aujourd’hui. Nous savons que ce ne seront pas des jours très positifs pour la social-démocratie. Ajoutons à cela que je ne sais pas ce qu’il va se passer avec le PPE qui a un choix très difficile à faire, mais nécessaire. Est-ce qu’il continue avec des forces comme celle de Viktor Orbán et alors c’est la porte ouverte ainsi qu’une légitimée accrue à la politique d’extrême droite de manière plus systémique dans l’Union européenne ? ou est-ce qu’il a la capacité de faire la différence entre des valeurs démocratiques et des valeurs non-démocratiques, et dans ce cas-là c’est aussi un contexte de défaite pour le PPE. Ce sera un contexte plus fragmenté, plus divergent et avec des significations différentes pour les rapports de force. Dans ce cadre-là, je crois que la gauche peut jouer un rôle très important, quelle que soit la taille de son groupe parlementaire.

LVSL – On aimerait mieux comprendre l’identité du Bloco dans le paysage portugais. Comment est-ce que vous vous différenciez du parti socialiste portugais ? Quelles sont les différences entre le PS, le Bloco et la coalition PCP-Verts ?

MM – Nous avons pu faire un accord, je crois, sur les 15 à 20% que nous avons en commun, pas plus que ça. Mais ce sont des points communs suffisants et nécessaires afin d’avoir une majorité et de faire approuver le budget et les politiques économiques dans un contexte plus global. Ce programme est plus marqué par le PS que par les autres forces, du fait des rapports de force. Il y a des différences très fortes entre les différents partis. Le PS est un parti qui ne veut pas remettre en cause, voire défier les institutions européennes et les traités. Les socialistes défendent l’idée qu’on peut continuer à tout faire dans le cadre des traités européens. La vérité est que ce que nous avons fait pendant les dernières années au Portugal est précisément le contraire. Si nous avions accepté les recommandations de Bruxelles, nous n’aurions rien pu faire dans le contexte de la coalition parlementaire.

En même temps, le Bloco a une vision de la politique internationale qui se rapproche plus de celle du PS que de celle du PCP. C’est une des différences majeures que nous avons avec le PCP : nous ne soutenons pas le régime au Vénézuela, nous ne soutenons pas l’ancien régime de l’Angola (République populaire d’Angola), nous n’avons pas de connexion politique avec la Chine ou Cuba. Nous avons une ligne de démarcation entre régime démocratique et régime non-démocratique, peu importe qu’ils soient de gauche ou de droite. Si ce sont des régimes totalitaires, ce sont des régimes totalitaires, point. Dans ce domaine là nous avons donc une différence très profonde avec le PCP. Sur la question de la politique monétaire aussi, le PCP est en faveur de la sortie de l’euro et de l’UE, alors que nous, bien que nous n’ayons aucun espoir dans le cadre européen actuel, nous menons une bataille pour changer la politique monétaire et la politique européenne. et nous croyons que ces traités ne sont pas la solution pour l’ensemble de l’UE.

LVSL – Justement, après la crise grecque on a entendu Catarina Martins, la coordinatrice du Bloco, ou des économistes du Bloco tenir des positions assez proches du PCP sur les questions de l’euro et du scénario d’une éventuelle sortie. Qu’en est-il aujourd’hui et quel est le positionnement de votre parti ? Les slogans tels que «  plus un seul sacrifice pour l’euro » sont-ils encore d’actualité ?

Notre position n’a pas changé. Il y a une différence entre dire « nous devons sortir » et « nous ne voulons pas accepter des sacrifices additionnels à cause de l’euro ». Il y a une différence très importante, politiquement, sur ce sujet. Ce que les institutions européennes ont fait à la Grèce, c’était presque une sortie forcée de l’euro et de l’UE avec une facture entièrement payée par les citoyens grecs et aucune contribution des institutions européennes. Dans ce cadre de confrontation directe, il faut rappeler que pour le Portugal et les économies périphériques, l’euro a été synonyme de divergences macroéconomiques profondes. L’année passée c’était la première année de convergence de l’économie portugaise avec l’économie européenne dans le cadre de l’euro, mais c’était le cas grâce aux politiques sociales et aux politiques salariales, pas grâce à l’intégration de la politique monétaire. Tout le monde, même des économistes de droite, sait que l’euro est un désastre. Certains économistes, même de droite, considèrent que la monnaie unique ne peut pas survivre longtemps dans son architecture actuelle. Même ceux qui défendent l’euro considèrent que sa survie après 20 ans de déséquilibres est un miracle. Dès lors, la question est la suivante : est-ce qu’il y a une volonté politique pour changer la politique monétaire de l’UE ? Nous ne serons jamais capables d’être en condition d’avoir la politique monétaire de l’Allemagne, ce n’est pas possible pour les pays hors de la sphère germanique.

L’euro a aidé l’Allemagne, surtout dans le cadre de la réunification du pays. C’était un instrument fondamental, notamment pour une économie d’exportation. Il s’agit vraiment d’une monnaie conçue et adaptée à l’économie allemande. Cela a été utile à la France pour les accords avec l’Allemagne. Cela a aidé le Portugal, l’Espagne et la Grèce qui y ont gagné des taux d’intérêt bas. Concernant des pays avec des salaires très bas, il s’agissait de la seule façon pour que les gens obtiennent une maison propre et puissent se fournir en biens d’équipement. Entrer dans l’euro, c’était entrer dans un club où les taux d’intérêts étaient suffisamment bas pour permettre que les classes moyennes s’endettent. Pour l’Italie la raison est différente, c’était la seule façon de contrôler l’inflation. La vérité est donc que c’est pour des raisons vraiment différentes, qui étaient au cœur des difficultés majeures des économies européennes, que tous ces pays ont adopté l’euro. Tout le monde a décidé de payer un prix très élevé pour régler un problème dans un moment très concret. Ce moment est passé et l’économie et la politique monétaire n’ont pas changé pour s’adapter à la réalité des équilibres macroéconomiques. C’est la raison pour laquelle 20 ans avec l’euro comme monnaie unique ont produit une divergence majeure entre les économies européennes et non une convergence. Cette question est toujours un champ de bataille et on ne peut pas ignorer qu’il y a des difficultés énormes à sortir de l’union monétaire. Cependant, il faut bien qu’on travaille dans la bonne direction pour faire de l’euro et de la politique monétaire une politique de convergence. Ou alors on peut mener le débat pour savoir si on est pour ou contre. Il est clair que la monnaie unique ne va pas survivre a un contexte de divergence permanent, ce n’est pas possible.

LVSL – On observe une reprise au Portugal, mais malgré tout la dette publique reste extrêmement élevée. Dans quelle mesure il y a des marges de manœuvre aujourd’hui pour améliorer cette situation et desserrer l’étau de la dette au Portugal ?

MM – La dette portugaise est passée de 58% en 1994 à 130 % en 2012. Elle est maintenant d’environ 119 %. Elle a baissé de 10 points ces 3 dernières années, mais c’est grâce à la reprise économique et grâce à l’augmentation des salaires. Malgré cela, la dette reste insoutenable, pour le Portugal et une grande majorité de pays périphériques. Je crois qu’il faut non pas une solution unilatérale de renégociation de la dette, mais plutôt une solution partagée par tous les pays qui sont dans cette situation. C’est une solution européenne, ce n’est pas une solution nationale. Il est impossible de payer la dette, le montant des intérêts qu’on paie chaque année est plus élevé que le budget de la santé publique au Portugal. C’est le premier poste de dépense de notre budget. Si on fait la comparaison avec le budget de notre école publique, c’est presque le double. Nous sommes forcés à avoir des excédents primaires de 3 %, dont le coût pour l’économie portugaise est élevé. Il est irréaliste de maintenir les investissements publics à un niveau historiquement bas. Il n’y a pas besoin d’être économiste pour comprendre que c’est une équation qui ne pourra jamais fonctionner et qui hypothèque notre futur.

LVSL – Le président du Portugal a défendu depuis le début que la stabilité politique de son pays était une sorte d’antidote contre le populisme. Vous avez vous-même déclaré dans une interview cette semaine que vous ne considériez pas le Bloco comme une force populiste. Comment est-ce que vous définissez votre parti ?

MM – Une force de gauche qui essaie d’être populaire, pas une force populiste. Il est vrai que la formule que nous avons trouvée au Portugal a fonctionné jusqu’à maintenant pour maintenir à distance l’extrême droite. Cependant, «  la crise », même si ce n’est pas une crise, mais le récit de la « crise migratoire » a déjà produit des effets au Portugal. Pourtant, nous n’avons pas de problème migratoire, nous avons besoin de migrants, mais ça c’est une autre question. Nous sommes un parti de gauche avec une politique de gauche, attaché à l’État et à son rôle. Nous défendons des causes sociales, environnementales, des droits humains. Je sais que parmi nos amis, certains ont un rapport au populisme différent.

LVSL – À propos de la situation au Vénézuéla que vous avez mentionnée quand vous évoquiez les différences entre le Bloco et le PCP, le Bloco a voté contre la reconnaissance de l’auto-proclamation de Juan Guaidó comme président intérimaire du Venezuela (au Parlement européen et au parlement national). Ceci dit, le gouvernement portugais fait partie des pays qui ont appelé à soutenir Guaidó et à le reconnaître. Comment est-ce que vous voyez la situation au Vénézuela ? Puisque vous semblez avoir une position assez médiane en la matière…

J’ai voté contre et si je pouvais voter deux fois, trois fois, je voterais toujours contre, parce qu’on ne peut pas régler une tragédie avec un accord de cette nature. Le Parlement européen n’a aucune légitimité pour soutenir un président autoproclamé. Le Parlement européen doit apporter une contribution forte pour une solution politique pacifique, pour le dialogues. Son rôle n’est pas de prendre position pour une des parties, ce n’est pas possible. Je peux comprendre que Bolsonaro, que Trump, ou que d’autres leaders mondiaux, aient cette position et pensent qu’ils peuvent tout décider à la place du peuple du Vénézuela. Je pense que c’est une erreur majeure faite par le Parlement européen et les gouvernements concernés, dont le gouvernement portugais. Dans cette situation, je soutiens la position des Nations Unies. Je ne me range pas avec Bolsonaro et Trump. On doit respecter la démocratie, c’est la seule façon de maintenir le respect envers le Parlement européen. Il faut respecter la démocratie dans tous les cadres et tous les pays du monde. Ce n’est pas à nous de décider qui est le président du Venezuela, c’est au peuple vénézuélien d’en décider. Personnellement, je n’ai jamais soutenu Maduro, mais on ne peut pas répondre à une tragédie sociale, économique et des droits humains avec une telle erreur qui peut aggraver le conflit déjà existant.

LVSL – Est-ce que cela a eu des conséquences dans la « geringonça », la coalition formée au Portugal ?

MM – Non, parce que nous avons un accord sur des questions très concrètes. Pour tout le reste on continue à s’affronter politiquement. Par exemple, nous avons eu un débat sur l’euthanasie au Portugal, c’était un débat très intéressant, assez engagé. Le PCP était contre, le PS et le Bloco étaient pour. Sur de nombreux sujets, nous continuons à débattre politiquement. Le succès de la geringonça est surtout fondé sur l’acceptation des désaccords, c’est la règle. Nous savons déjà que nous ne sommes pas d’accord sur la majorité des questions. Néanmoins, nous sommes là avec une responsabilité forte pour respecter les accords que nous avons signés, et la lutte continue.

 

Énergies renouvelables : le Portugal montre la voie à l’aube d’une pénurie pétrolière

Alors que la France prend du retard sur son plan de transition énergétique, le Portugal a vécu à plus de 100% d’énergies renouvelables durant le mois de mars. Une différence de trajectoire frappante qui fait émerger encore un peu plus l’incohérence du gouvernement Macron par rapport à sa communication en matière d’écologie… et fait mentir les lobbyistes du « nucléaire indépassable ». Ce constat survient au moment où l’Agence Internationale de l’Énergie évoque un déclin de la production pétrolière pour 2020. Nous nous sommes rendus à Madère pour enquêter. Quel est donc le secret lusitanien pour une transition énergétique réussie ?


Au mois de mars 2018, le Portugal a produit 103,6% d’énergies renouvelables. Ce record fut permis par les très bonnes conditions météorologiques : du vent pour les éoliennes et des pluies pour les barrages. Cela ne veut pas dire que le pays s’est complètement passé d’énergies fossiles sur cette

Bilan de production électrique portugaise, mars 2018 – Redes Energéticas Nacionais

période, à cause de l’intermittence des renouvelables. 60% du temps, la production de ces dernières excédait la consommation.  Le reste du temps, il a fallu compléter avec des centrales thermiques, d’où la composition du bilan ci-contre. Mais ce qu’il faut en retenir, c’est que l’ancienne Lusitanie possède une puissance renouvelable potentiellement  supérieure à ses besoins. En toute logique, si

l’État décidait par exemple de multiplier et diversifier ces installations (par exemple avec plus de solaire), le pays aurait suffisamment de marge pour se passer totalement des fossiles.

Avec le Danemark, l’Islande et la Norvège, le Portugal rejoint le club des pays ayant une puissance installée renouvelable supérieure à leurs besoins. En moyenne, le pays en produit déjà 55,5% (2016) et vise les 100% en 2040. Les objectifs européens, fixés initialement à 35% pour 2030 par le Parlement Européen, ont été revus à la baisse par le Conseil des ministres : 27%. La France est déjà en retard sur cet objectif : la production actuelle est de 15,2% et atteindre les 20% en 2020, comme annoncé lors de la COP21, semble désormais compliqué.

Alors pourquoi ces écarts entre France et Portugal ? Traduisent-ils une différence de potentiel physique ? Où s’agit-il, comme souvent, d’une différence de volonté politique ? À Madère, petite île portugaise au large du Maroc, la transition énergétique va bon train.  Rui Rebelo, président de la compagnie publique Electricidade da Madeira, nous explique sa démarche et ses difficultés. Il nous a reçu au siège de l’entreprise, à Funchal, capitale régionale et ville originelle du célèbre footballeur Cristiano Ronaldo.

 

Madère, une petite île aux grandes ambitions

 

« Pendant la crise de 2007-2008, les pays dépendants des importations pétrolières ont davantage subi la crise que les autres, en raison de l’augmentation des prix des hydrocarbures ». Partant de ce constat, M. Rebelo continue. À cette époque, l’île comptait « seulement » 15% d’énergies renouvelables (EnR) dans son mix énergétique (des petites centrales hydrauliques de montagne). Elle payait cher le fonctionnement des centrales thermiques, d’autant que les mesures de rigueur budgétaire imposées par Bruxelles au Portugal ont touché sévèrement son économie. Le déclic fut donc essentiellement une question financière.

Les éoliennes du plateau de Calheta, Madère

Aujourd’hui, la part des EnR est montée à 30% en moyenne annuelle, avec des pics à 62% pendant certains mois. L’hydraulique et l’éolien en produisent, à parts égales, 73%. La transition de Madère est déjà planifiée sur 15 ans et les budgets sont là. Le grand barrage de Calheta, sur les hauteurs de l’île, est quasiment terminé. Il devrait porter de 30 à 39% la part des EnR dans le mix électrique. Cet ouvrage permettra aussi de stocker de l’énergie, sous forme d’eau. En effet, quand la production éolienne sera supérieure aux besoins, l’eau sera repompée dans le barrage. Elle sera moulinée ensuite, pour répondre aux besoins.

Ce principe a été développé localement par Mario Jardim Fernandes, un ingénieur désormais administrateur de l’Electricidade da Madeira. En 2007, il est récompensé par la Commission Européenne pour la centrale de Soccordios, dans laquelle il a installé un dispositif innovant pour mouliner et repomper l’eau d’un barrage avec le même tuyau.

Grâce aux barrages réversibles, non seulement l’eau est mieux gérée, mais l’énergie est stockée pour des durées parfois assez longues (d’un jour sur l’autre pour les petits barrages, d’un mois sur l’autre pour les grands). En France, une telle gestion d’ensemble du réseau pourrait être mise à mal par la privatisation de l’hydroélectrique.

Schéma d’une centrale réversible, Nick Davis, Power electric news

Ensuite, des centrales solaires seront installées pour porter à 50% ce taux en 2022.  Pour ne pas dégrader le paysage et ne pas décourager le tourisme (activité principale de l’île : 1 million de touristes par an, pour une population de 270 000 habitants, 20% du PIB), le choix s’est porté sur une dizaine de petites centrales éparses (5-7MW). Ce choix garantit aussi une certaine résilience par rapport à la météo sur une ile caractérisée par ses microclimats. Une ou deux grandes centrales auraient certes couté moins cher, mais auraient suscité de la « non-acceptation sociale » et fait peser le risque d’être intégralement masqué par les nuages. Pour passer à 70% d’EnR en 2030, des travaux d’études pour l’installation de géothermie vont débuter.

En parallèle de ces plans de développement, des efforts sont réalisés quant à l’efficacité énergétique (isolation, lutte contre le gaspillage…). Cependant, c’est bien la problématique du stockage qui fait l’objet d’efforts particuliers. Sans cela, il est inutile de multiplier les unités de production. En plus du stockage sous forme d’eau dans les barrages, des batteries classiques sont en cours d’installation à Funchal pour une capacité de stockage de 20 MW en 2020 (soit 4,5% de la consommation de l’ile).

Mais il ne faut pas confondre consommation d’énergie et consommation d’électricité. « 50% de l’énergie consommée sur l’ile l’est par le transport (carburants). C’est pourquoi nous voulons permettre un essor rapide des véhicules électriques ». Paradoxalement, une multiplication des voitures électriques signifie plus de consommation d’électricité, mais selon M. Rebelo,  c’est justement une opportunité.  La batterie d’une voiture électrique pourrait représenter un moyen de stockage, au sein d’un « smart grid » (réseau intelligent). Elle pourrait être rechargée la nuit, lorsque personne ne consomme, et en fournir aux heures de pointe si elle n’est pas utilisée. Le constructeur Renault est d’ailleurs très engagé sur le dossier et aimerait faire de Madère une vitrine verte.

Ce foisonnement de projets en inspire d’autres. Dans le but de favoriser l’économie circulaire et de réduire les émissions de CO2 issues de la centrale thermique de l’ile voisine de Porto Santo, un projet pionnier a vu le jour en 2018. Il s’agit d’un système visant à dévier les fumées riches en CO2 vers des bassins où sont cultivées des algues alimentaires à haute valeur ajoutée. 60 tonnes de CO2 sont ainsi captées chaque année.

L’exemple de Madère est intéressant à plusieurs titres. Il montre qu’une politique volontariste et bien planifiée de sortie des énergies carbonées porte ses fruits. De plus, la topographie de l’île se retrouve dans beaucoup de territoires côtiers en Europe. Les solutions techniques qui y sont appliquées sont donc en partie « démocratisables ». Le Portugal dans son ensemble, bien plus vaste et géographiquement diversifié que Madère, fait mentir ceux qui avanceraient qu’un pays comme la France n’a pas assez de potentiel renouvelable. Dès lors, nous pouvons être assurés, encore une fois, que la transition énergétique n’est largement qu’une question de volonté politique.

 

A échelle mondiale, la part des EnR augmente lentement, le prix du pétrole très rapidement…

 

Volonté politique n’est d’ailleurs pas forcément le terme le plus adéquat. Une volonté « stratégique » conviendrait mieux dans une période où le prix du pétrole augmente. L’embargo sur la production iranienne, voulu par les États-Unis, et encouragé par plusieurs membres de l’OPEP, a déjà des répercussions sur le prix du baril. Mi-mai, il dépassait les 80$, soit +40% en un an.

La demande globale d’énergie a augmenté de 2,1% en 2018, plus de deux fois la moyenne des cinq précédentes années (+0,9%/an). Cette augmentation a été satisfaite à 72% par les énergies fossiles (pétrole, charbon, gaz naturel) contre un quart pour les énergies renouvelables. La demande mondiale de pétrole devrait augmenter de 1,5 million de barils (mb) par rapport à 2017, soit une hausse de 1,5%  (le monde consomme 98 millions de barils par jours). L’Iran exporte 2,1 mb/j, dont plus de 1,5 mb/j en Asie. Les analystes estiment entre 0,15 mb/j et 0,5 mb/j le recul probable des exportations iraniennes d’ici fin 2018. Cela peut sembler peu, mais c’est suffisant pour déstabiliser le marché.

La géopolitique n’explique cependant pas le plus important : la fin des réserves géologiques. Le pic de production pétrolière conventionnelle a été atteint en 2005. C’est désormais le pétrole non conventionnel (huiles de schiste et sables bitumineux) qui permet de satisfaire la demande en plus.

Chaque année, 2 millions de barils ne sont plus produits pour cause de fermeture de puits vides. Résultat : avec une demande annuelle moyenne en hausse de 1 mb/j, il faut chaque année produire 3 millions de barils supplémentaires. À ce rythme-là, c’est l’équivalent de la production de l’Arabie saoudite (premier producteur mondial avec 11,5 mb/j) qu’il faut trouver en plus tous les 3-4 ans. L’augmentation de la demande est fournie à 80% par les États-Unis qui se sont récemment mis à produire massivement du pétrole de schiste. Mais pour combien de temps encore ? Le pétrole de schiste se trouve dans des petites poches qui s’épuisent très rapidement, ce qui veut dire qu’il faut toujours construire de nouveaux puits, ce qui coûte cher et pollue beaucoup. Il est donc fort probable que cette production effrénée connaisse quelques ralentissements.

Selon l’Agence internationale de l’énergie, le pic de production totale (tous types de pétroles) aura lieu dans 2 ans… en 2020. Dès lors, les prix devraient flamber rapidement, handicapant lourdement les pays n’ayant pas opéré leur transition énergétique.

Au niveau mondial, la production électrique issue d’énergies renouvelables a grimpé en 2017 de 6,3% (36% pour l’éolien, 27% pour le solaire photovoltaïque, 22% pour l’hydraulique, 12% pour les « bioénergies »…) À eux seuls, les États-Unis et la Chine ont représenté 50% de cette augmentation, devant l’Union européenne (8%), l’Inde et le Japon (6% chacun).

L’Europe et la France accusent donc un retard certain par rapport aux autres nations. Ni la COP21 ni le « On planet Summit » ne semble produire d’effets accélérateurs. C’est la faillite d’une vision libérale de la transition écologique. Au pays d’Areva, la main invisible du marché attend encore un saut technologique qui permettrait aux EnR de devenir un investissement à 15% de rendement par trimestre. À ce rythme-là, nous ne sommes pas près de rester sous la barre de 2 degrés.

 

© photo de couverture : NASA