Des coups d’État à l’ère de la post-vérité

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El político boliviano en conferencia de prensa en el Museo de la Ciudad de México. ©EneasMx

Aujourd’hui gouvernée par une présidente autoproclamée proche de l’extrême droite, la Bolivie a vu son destin basculer après qu’Evo Morales a été renversé par l’armée en novembre 2019. Ce passage en force institutionnel a été rendu possible par une prise de position de l’OEA qui, en dénonçant une prétendue fraude électorale, a servi de support aux prétentions d’une opposition aux tendances fascisantes. Deux chercheurs du MIT viennent pourtant de démontrer dans une analyse statistique rigoureuse des résultats électoraux le caractère mensonger des déclarations de l’organisation. La parution de cette étude est l’occasion de revenir sur les événements qui ont mené à la fracturation de l’ordre social bolivien, et notamment, de comprendre comment la construction d’un narratif trompeur a permis l’ascension, sans légitimité populaire mais avec la légitimité médiatique, de l’extrême droite au pouvoir. Par Baptiste Albertone.


Peut-on de ne pas reconnaître un coup d’État lorsqu’on en voit un ? Un discours tronqué peut-il faire vaciller un gouvernement sans que personne ne le remette en cause ? Les médias, premières victimes des fake news, peuvent-ils s’en faire les vecteurs inconscients ? Les événements récents vécus par l’État plurinational de Bolivie nous offrent un cas d’étude d’une pertinence dramatique pour analyser la genèse d’un narratif médiatique fallacieux ayant permis de farder une déstabilisation politique et une restauration ultraconservatrice en un mouvement populaire aux prétentions démocratiques.

Saluée il y a quelques mois encore pour ses résultats économiques et sociaux sans appel, la Bolivie a depuis sombré dans la tragédie après qu’une partie de l’opposition soutenue par l’armée a demandé la démission d’Evo Morales. Cette rupture institutionnelle et cette fracture démocratique puise sa légitimité dans les allégations – sans fondements – de fraude électorale émises par l’Organisation des États Américains (OEA) et relayées massivement par les sphères médiatiques. Ces accusations mensongères ont offert à l’opposition le blanc-seing de l’opinion publique internationale qui voyait en elle une expression du mécontentement populaire face à la manipulation du scrutin présidentiel. Malheureusement ce soutien aveugle à une réalité plus complexe que la dichotomie gentils/méchants, a servi de tremplin pour que les franges les plus extrêmes du spectre politique bolivien parviennent au pouvoir sans soutien populaire, mais avec les faveurs des humanistes autoproclamés du monde entier.

Face au vide de sens dans lequel nous plonge cette aporie, il est nécessaire de comprendre comment s’est mis en place, dans l’indifférence presque générale, ce récit insidieux qui défie toute prétention de proximité avec le réel. C’est également l’occasion de revenir sur le rôle central de l’OEA dans ce basculement politique vers l’extrême droite, et de se questionner sur la géopolitique contemporaine des coups d’État dans la région. En bref, nous procédons dans cet article à une agnotologie du récit entourant le coup d’État qui a ébranlé la Bolivie qui nous amène à tirer des enseignements de portée locale d’abord, mais aussi, pour certains, propres à une forme partagée de contemporanéité.[1] Avant toute chose, permettons-nous un bref retour sur les événements.

L’ombre présente d’un miracle passé

Le 20 octobre 2019 se tiennent les élections nationales en Bolivie. Evo Morales est candidat à sa propre réélection pour la quatrième fois consécutive. D’un côté, il peut se targuer de résultats sociaux économiques incomparables. Le PIB a bondi de 50% par rapport à 2006, croissant deux fois plus vite que la moyenne régionale, et permis à l’État de mettre en place des politiques sociales qui ont fait chuter la pauvreté de 60% en 13 ans, et l’extrême pauvreté de près de 38%.[2] De l’autre, il se présente face à sa population après que cette dernière lui a refusé, lors d’un référendum tenu en 2016, la possibilité de briguer un quatrième mandat. C’est finalement le Tribunal constitutionnel plurinational, mobilisant la signature d’un traité international pour justifier l’illégalité de la limitation des mandats présidentiels, qui lui a permis de se présenter à sa propre succession. Plus que le choix d’un nouveau mandataire, cette élection se présente tout autant comme une occasion pour la citoyenneté bolivienne de punir son président si telle est sa volonté.

Pour s’assurer du bon déroulement des élections, des observateurs de l’Organisation des États d’Amérique (OEA) sont présents. La question de leur participation a longtemps été au cœur des débats qui ont entouré le scrutin présidentiel. Les gouvernements conservateurs de la région ont exprimé leur rejet vis-à-vis de ce qu’ils considéraient être un témoignage de soutien à une élection qu’ils estimaient illégitime du fait de la participation de Morales. Le secrétaire général de l’OEA, Luis Almagro, avait à cet égard déclaré en avril 2019 que « dire qu’Evo Morales ne peut pas participer aujourd’hui (aux élections générales), ce serait absolument discriminatoire vis-à-vis d’autres présidents qui ont participé aux processus électoraux sur la base d’une décision judiciaire ».[3]

Pour assurer une plus grande transparence et pour respecter les recommandations de l’OEA, les autorités électorales boliviennes mettent en place un système officieux de Transmissions des résultats électoraux préliminaires (TREP), en parallèle du décompte officiel, qui vise à informer la population de l’évolution des résultats en temps réel. Ce dernier est confié à une entreprise privée. Le 20 octobre 2019, jour de suffrage dans le pays, aux alentours de vingt heures, le TREP qui avait alors décompté près de 84% des actes électoraux s’interrompt. À cette même heure, Evo Morales compte près de 45,28% des suffrages et une avance de 7,9 points sur son rival direct, Carlos Mesa. Ces résultats préliminaires ne suffisent pas pour éviter au leader indigène un face-à-face lors d’un second tour. En effet, la Constitution bolivienne stipule qu’une marge de 10% sur le second, en plus de 40% des voix, est nécessaire pour valider une victoire dès le premier tour. Le 21 octobre l’OEA, à travers son compte Twitter publie un premier message s’inquiétant de l’interruption du processus de décompte officieux, considérant « fondamental que le Tribunal suprême électoral explique pourquoi la transmission de résultats préliminaires a été suspendue ».[4] Vingt-trois heures après cette interruption, le TREP est finalement actualisé pour près de 95% des résultats. La marge d’Evo Morales est désormais légèrement supérieure aux 10% nécessaires à un triomphe dès le premier tour.

Peu après cette actualisation, l’OEA émet un communiqué de presse dans lequel elle « exprime sa profonde inquiétude et sa surprise face au changement radical et difficile à justifier de la tendance des résultats préliminaires connus après la fermeture des bureaux de vote », et fait dès lors part de son appui à l’organisation d’un second tour. Ces suspicions publiques quant à une éventuelle fraude électorale donnent lieu à des manifestations massives de l’opposition bolivienne. Le ministre bolivien des affaires étrangères, Diego Pary, décide alors, dès le 22 octobre, de proposer à Luis Almagro, secrétaire général de l’OEA, d’effectuer une analyse de l’intégrité du processus électoral en Bolivie. Cette demande est acceptée. La mission débute le 31 octobre 2019.

Au même moment, le pays s’embrase, et la situation se détériore rapidement. Le 10 novembre, l’OEA présente un rapport préliminaire dans lequel elle liste une série d’irrégularités supposées soutenir ses affirmations préliminaires quant à l’existence d’anomalies sérieuses entourant les résultats du premier tour. Le même jour, Evo Morales, pour éteindre le feu de la contestation, annonce l’organisation de nouvelles élections. Le lendemain, sous la pression de l’armée et confronté aux violences nombreuses et polymorphes qui frappent ses partisans et les membres du gouvernement, il renonce à ses fonctions, tout comme son vice-président, la présidente du Sénat national et le Président de la chambre des députés. Ce vide institutionnel permet à Jeannine Añez, députée de l’opposition alors inconnue du grand public, de s’autoproclamer présidente par intérim le 12 novembre en l’absence de quorum au parlement – les sénateurs et députés du MAS ayant décidé de ne pas siéger.

La fleur au fusil

La trame de ce renversement institutionnel repose sur deux tournants fondateurs. Le premier réside dans l’incursion de l’armée dans le paysage politique, cette dernière a recommandé à Evo Morales de renoncer à ses fonctions et donc d’interrompre un mandat qu’il avait obtenu – sans contestation – en 2014. Le 10 novembre 2019, le chef des forces armées, le général Kaliman fait la déclaration suivante : « après avoir analysé la situation de conflit interne, nous suggérons que le président de l’État démissionne de son mandat présidentiel, permettant ainsi la paix et le maintien de la stabilité pour le bien de notre Bolivie ». S’il est tentant de donner du crédit à cette affirmation gorgée de bienveillance, quiconque est familier avec l’histoire politique régionale[5] frissonne en entendant un général inviter un président élu à se retirer. La figure du général des armées qui se positionne en sauveur de la démocratie mérite interrogation, avec en premier lieu, un questionnement sur l’origine du désordre. Dans le cas présent, le désordre est attribué à une contestation sociale d’ampleur contre la rupture de l’équilibre démocratique. Cependant, si l’on se penche sur l’évolution du mouvement de contestation, un tout autre paysage se dessine. Bien loin d’un mouvement populaire massif, la dégradation rapide de la stabilité intérieure a été organisée par des forces politiques tendancieusement antidémocratiques. Ainsi, il est important de rappeler que dès les premières manifestations, le candidat d’opposition arrivé en deuxième position lors du premier tour, Carlos Mesa, a été entièrement éclipsé par un autre opposant aux prétentions autrement plus radicales, l’ultraconservateur Luis Fernando Camacho. Ce dernier, un multimillionnaire – il figure parmi les révélations des Panama Papers – qui a fait ses classes dans une organisation politique décrite par la Fédération internationale des droits de l’Homme comme « une sorte de groupe fasciste paramilitaire »[6], fondamentaliste religieux et ouvertement raciste, a laissé entrevoir une face sombre et peu connue à l’extérieur du pays de la frange ultra-radicale de l’opposition. Là où les premières manifestations mobilisent l’ensemble d’une opposition inquiète de s’être fait « voler » l’élection, le basculement du pays dans le chaos social est l’œuvre des franges extrêmes droitières proches de Camacho aux ambitions non dissimulées de déstabilisation. Ainsi, dans les jours qui ont précédé le départ d’Evo Morales, la débauche de violence envers les partisans du président sortant a été destructrice. Pour ne citer que les événements les plus brutaux, une mairesse du MAS a été victime d’une humiliation publique par une horde d’opposants qui l’a forcée à marcher pieds nus sur plusieurs kilomètres sous des cris animaux, avant de la peindre en rouge et de lui raser les cheveux. Le jour de la démission du président Morales, plusieurs membres du gouvernement ont été victimes d’une frénésie sauvage, certains ont vu leur maison incendiée, d’autres reçu des appels les invitant à renoncer à leur fonction pour garantir la sécurité de leurs proches.

C’est donc un climat de chaos, intentionnellement bâti par les factions les plus extrêmes de la classe politique bolivienne, qui a servi de prétexte à l’armée pour inviter Evo Morales à se retirer. La décision de l’armée, aux apparences pourtant grossières de coup d’État, s’est insérée dans le narratif commun comme un geste fort et une réponse à la volonté populaire de garantie de l’État de droit et d’un processus électoral transparent. Ce renversement politique n’avait pourtant rien de populaire ni de démocratique. Comme elle l’a déjà fait par le passé, l’armée a instrumentalisé un contexte de chaos pour se défaire d’un pouvoir encombrant. Le principe est simple, les forces armées se présentent comme le pompier qui vient éteindre un incendie domestique allumé par des délinquants tout en accusant le propriétaire. Quoi de mieux pour la reconquête du pouvoir que le mariage de l’ordre et du chaos. Ce dernier garantit à l’ordre son sens, d’où l’intérêt pour l’ordre de voir se perpétuer le chaos. Avec l’arrivée de Jeanine Añez, l’armée a ainsi retrouvé de sa superbe dans le pays. Celle qui a marqué par ses alliances avec les grands propriétaires l’histoire politique sanglante des nations latino-américaines, s’est offert un retour en grandes pompes dans les institutions nationales. L’embrasement de la nation par des factions criminelles lui a ouvert le chemin vers la reconquête, celle du sauveur et du bienfaiteur qui, soucieux du bien-être de son peuple, se lève pour chasser l’ennemi. Encore faut-il savoir identifier l’ennemi. En désignant Evo Morales comme responsable de l’instabilité intérieure, l’armée a fait le choix de favoriser les forces antidémocratiques. Cette alliance du capital et des balles n’est pas nouvelle, et il n’y a donc rien de surprenant à voir, lors de la cérémonie d’intronisation de l’ex-sénatrice, un militaire lui passer l’écharpe présidentielle autour du cou. C’est d’ailleurs à peine installée dans son bureau du Palacio Quemado que Jeannine Añez a décidé de rendre l’appareil aux militaires en émettant un décret[7] qui les exempte de toute poursuite lorsqu’ils maintiennent « l’ordre public ».[8] La fabrication d’un imaginaire dans lequel les militaires soucieux de l’ordre démocratique viennent à la rescousse d’un peuple menacé par les dérives d’un exécutif trop attaché au pouvoir repose lui-même sur un second tournant dans le renversement bolivien.

L’OEA renoue avec ses vieux démons

Ce second événement est antérieur à l’entrée des forces armées dans le récit du renversement d’Evo Morales, c’est d’ailleurs son point d’ancrage. Il faut en effet revenir à l’idée même d’une fraude électorale pour comprendre l’enchaînement rapide et destructeur qui s’est mis en place après l’annonce des résultats du premier tour. Comme cela a été mentionné précédemment, c’est un communiqué de presse publié par l’OEA qui a fait peser les premiers doutes sur la crédibilité des résultats électoraux. Dans ce communiqué, l’OEA fait part de ses inquiétudes quant à l’interruption du système de décompte rapide, ainsi que du changement de tendance observé lorsque ce dernier a été rétabli. Pour comprendre pourquoi une telle prise de position a de quoi déranger, il faut revenir sur au moins trois éléments qui ont fait l’objet d’une publication du think tank étasuniens Center for Economic Policy Research (CEPR).

Tout d’abord, il est essentiel de rappeler que la totalité des accusations formulées par l’OEA dans son communiqué font référence au système TREP, système de décompte officieux et parallèle qui avait été mis en place par la Bolivie et opéré par une entreprise privée. Or, ce système n’a aucune valeur électorale, sa seule vocation est la transparence et l’information des citoyens. À aucun moment, le bon déroulement du système de décompte officiel, dont les résultats ne seraient parus qu’une fois l’ensemble des actes comptabilisés, n’a été remis en question. C’est donc une discrète confusion entre les deux processus parallèles qui a permis de faire peser le doute sur une manipulation du système de décompte officiel tout en ne faisant référence qu’à son jumeau officieux qui n’avait lui été mis en place qu’à titre informatif.

Le second élément de la narration des péripéties électorales qui interroge réside dans l’apparente surprise manifestée par l’OEA au sujet de l’interruption du TREP. En effet, un tel scénario avait été annoncé et convenu au préalable. Deux semaines avant la tenue des élections, Marcel Guzmán de Rojas, directeur général de l’entreprise en charge du TREP, avait précisé avoir pour objectif le décompte de 80% des suffrages aux alentours de 20h et seulement espérer pouvoir dépasser les 90% le jour de l’élection.[9] Antonio Costas, porte-parole du Tribunal suprême électoral avait quant à lui exprimé son enthousiasme en insistant sur le fait que « pour la première fois dans son histoire démocratique, la Bolivie sera en mesure de connaître entre 80 et 90 % du décompte des voix, avec une fiabilité de 100 % ».[10] En 2016, lors du référendum sur la réélection, le même système c’était par exemple arrêté autour de 81.2% sans que cela ne suscite un quelconque émoi.

Troisième élément, et c’est là que réside le plus lourd des accusations, les organes électoraux boliviens ont été sommés de rendre des comptes sur ce qui a été dénoncé comme un changement de tendance inexplicable. Il convient à ce stade de mobiliser un certain sens commun de la statistique. En observant l’augmentation de l’écart entre les deux candidats, deux hypothèses peuvent être posées. La première, fidèle à l’interprétation de l’OEA, est celle d’une manipulation des suffrages et des résultats électoraux. La deuxième voudrait que l’échantillon des derniers 15% pourcents des suffrages ait la particularité d’être plus favorable à Evo Morales que le reste des votes. Cela est-il envisageable ? Tout à fait, et c’est d’ailleurs les résultats de l’analyse statistique profonde qui ressort de l’étude susmentionnée. Comme le rappelle Mark Weisbrot, directeur du CEPR, il faut s’appuyer sur la démographie électorale du pays andin pour expliquer que des des résultats électoraux les plus tardifs soient significativement plus favorables à Evo Morales. Selon l’étude du CEPR, dans l’échantillon des derniers 16% non-comptabilisés au moment de l’interruption, la marge d’Evo Morales sur son rival est de 22%, soit près de 3 fois la marge constatée sur les 84% déjà comptabilisés. Comment cela est-il possible ? La Bolivie est un pays dont une partie significative de la population, 30%[11], réside dans des zones rurales relativement isolées. Les suffrages issus de ces régions peuvent ainsi prendre un temps significativement plus long à pouvoir être comptabilisé. Il se trouve que les votants appartenant à ces régions reculées sont également très majoritairement des électeurs d’Evo Morales qui recueille beaucoup moins de voix dans les territoires urbanisés. Il existe donc dans l’échantillon final un biais conséquemment favorable à Evo Morales qui explique l’augmentation importante de la marge le séparant de Carlos Mesa.[12]

La seconde interrogation qu’il est légitime de formuler à propos de ce supposé « changement de tendance » concerne sa dynamique. Autrement dit, la marge entre les deux candidats c’est elle accrue plus rapidement lors du décompte des derniers 16%. Là encore, une analyse statistique rigoureuse permet de visualiser une augmentation régulière de l’écart sur l’ensemble du décompte. La tendance de l’écart entre Evo Morales et Carlos Mesa pour l’élection présidentielle est d’ailleurs, à peu de choses près, identique à celle observée pour les résultats des élections législatives qui ont vu le MAS remporté 68 sièges sur 130 à l’Assemblée et 21 des 36 sièges du Sénat, et ce, sans que les résultats ne soient jamais remis en question (voir graphique). Cette analyse statistique qui met à mal les affirmations de l’OEA a été récemment confirmée par un rapport produit par deux chercheurs du Massachusetts Institut of Technology (MIT), et résumée dans un article du Washington Post. Les conclusions des deux auteurs sont sans équivoques : « il ne semble pas y avoir de différence statistiquement significative entre la marge avant et après l’arrêt du vote préliminaire. Au contraire, il est très probable que Morales ait dépassé la marge de 10 points de pourcentage au premier tour ».[13]

Source : (Williams et Curiel, 2020)

Dès lors, il est difficile de trouver une justification au comportement de l’OEA lors de la soirée électorale. Pourquoi un tel empressement à communiquer ? Comment expliquer des erreurs aussi grossières dans l’analyse statistique des résultats ? Il est difficile d’imaginer que le niveau technique et analytique des experts, nombreux, d’expériences et de formations rigoureuses, ne permette à l’organisation d’être capable de comprendre l’origine statistique du changement de tendance. Il doit être envisagé que cette prise de position s’inscrit dans une démarche politique hostile au gouvernement d’Evo Morales.

Pour juger de la bonne foi de l’OEA, il est nécessaire de se pencher sur l’audit final réalisé par l’organisation à la demande d’Evo Morales, dès le 22 octobre. Une version préliminaire de cet audit a été présentée le 10 novembre et la version finale n’a été partagée que le 4 décembre 2019. Si une analyse détaillée de l’ensemble du processus d’évaluation dépasse la géographie de cet article, il faut tout de même mentionner la structure générale des accusations et les juger dans le contexte des déclarations passées.[14] En effet, la prise de parole de l’organisation ne laissait comme seule perspective de conclusion du rapport que la démonstration de la véracité des allégations, au risque, dans le cas contraire, de rendre trop visible un dépassement déstabilisateur du mandat de l’institution.

Le mensonge, institution de la déstabilisation

L’OEA a divisé son rapport en trois blocs d’accusations : les infractions délibérées ayant pour but la manipulation des résultats, les infractions graves non intentionnelles, et les erreurs. Malgré une apparente exhaustivité dans l’analyse, le rapport se distingue davantage par ce qu’il obscurcit que ce qu’il illumine à la lumière des preuves. Ainsi, le gros de l’analyse et des mises en accusations graves (deux premières catégories) se concentre sur le TREP. Or, entre le premier tour et le rapport final de l’OEA, le TREP n’a à aucun moment reçu de caractère officiel. Une longue liste de soupçons concernant la gestion de ce système est filée sans toutefois que ne soit faite une quelconque mention de son caractère officieux. Il est cependant difficile de comprendre à quoi aurait servi une fraude visant uniquement un système parallèle d’information du grand public sans que celle-ci n’ait de conséquence finale sur les résultats officiels. C’est ainsi qu’une partie majeure de la mise en accusation se construit sur une confusion entretenue entre les deux systèmes de comptabilisation. Concernant le système officiel, la seule mise en accusation d’envergure fait référence à l’identification de plusieurs tables de votations qui ont fait l’objet de falsifications de signatures de validation des actes de vote. Les irrégularités identifiées concernent 0,22% du total national des actes et se concentrent à 80% sur des centres électoraux de très petite taille qui correspondent à des territoires où des erreurs humaines expliquées par le manque de compréhension du processus électoral peuvent être envisagées. À ce titre, Guillaume Long, ancien ministre des affaires étrangères équatorien qui a lui-même participé par le passé à des missions d’observation de l’OEA, a fortement critiqué l’association de ces pratiques minoritaires à une démarche volontaire de fraude électorale qui relève pour lui de l’incompréhension « anthropologique » de la réalité bolivienne de la part de l’institution multilatérale.

Finalement, le rapport de l’OEA ne se construit que comme une longue liste d’irrégularités que l’on peut malheureusement retrouver dans les processus électoraux de nombreux pays en développement, sans pour autant être en mesure de prouver les soupçons de fraude électorale. Pour le reste, le narratif qui vise à se surprendre du changement de tendance et de l’interruption annoncée du système de décompte officieux est maintenu sans que considération soit faite des facteurs d’explications avancées précédemment. À l’image du menteur qui fait face à l’effondrement de son édifice mensonger, mais persiste dans la contre-vérité pour éviter de perdre la face, l’OEA ne parvient pas à fonder d’une quelconque façon l’hypothèse d’une manipulation électorale qu’elle avait elle-même hâtivement entreprise. Pour autant, en faisant peser sur l’imaginaire collectif le doute d’une interruption malveillante, prétendument nécessaire à la rectification de l’écart entre les deux candidats, l’OEA a pris le parti d’un interventionnisme aux conséquences lourdes.

Hannah Arendt a, dans son ouvrage Du mensonge à la violence, étudié certains mécanismes mobilisés par les opérateurs du mensonge et prévenu de leur portée déstabilisante : « le mensonge est souvent plus plausible, plus tentant pour la raison que la réalité, car le menteur possède le grand avantage de savoir à l’avance ce que le public souhaite entendre ou s’attend à entendre ». Le contexte singulier de cette élection à laquelle participait Morales malgré sa défaite lors du référendum sur sa réélection, rendait particulièrement propice la construction d’un narratif dont la trame est celle de l’aspiration à la perpétuation au pouvoir et la mise en place d’un système de corruption du processus électoral. En publiant ce communiqué, l’OEA a participé activement à la déstabilisation d’un ordre social qui, voyant la confiance dans certaines de ses institutions fortement remises en doute par un organe prétendument neutre, a créé une brèche dans laquelle se sont infiltrées des forces qui poursuivent des volontés antidémocratiques de renversement politique. Cette anomalie procédurale n’a pourtant pas laissé indifférents l’ensemble des représentants régionaux auprès de l’organisation, Luz Elena Baños, la représentante mexicaine auprès de l’OEA, a rapidement réagi à ce communiqué en estimant qu’il avait « perturbé la partialité et la neutralité de cette mission et a interféré avec un processus électoral qui n'[était] pas encore terminé ».[15] Ce ne sont pourtant pas les inquiétudes de cette dernière qui ont été reprise par le récit général mais bien plutôt les affirmations infondées de l’OEA. Cette désinvolture face au mensonge est ce à quoi se réfère le concept de post-vérité. C’est l’idée, pour reprendre les mots du philosophe et agnotologue Mathias Girel, selon laquelle « nous serions, par nos comportements, devenus indifférents à la vérité, apathiques devant les mensonges les plus éhontés, impassibles devant les contradictions les plus irresponsables ».[16] Pourquoi ?

S’il existe des facteurs multiples pour expliquer cette nouvelle réalité, une perspective d’étude pertinente pour la situation bolivienne est celle de la construction de la neutralité, crédibilité et donc légitimité dans la sphère médiatique. L’OEA a été gratifiée par la sphère médiatique, de fait et sans discussions, d’un statut d’organe multilatéral sans ambitions, sans intérêt ni agenda politique particulier. Comment expliquer que la fragilité des accusations et la prise de position proche de l’ingérence de l’organisation, venant faire peser de sérieux doutes sur sa neutralité et bienveillance, ne soit pas venues remettre en cause l’autorité morale qui lui a été attribuée. Il s’agit là d’un problème qui dépasse largement le simple cas d’étude bolivien, la construction de la recevabilité dans la sphère médiatique est aujourd’hui gangrenée par le confort et la certitude des mandarins de la bonne parole. Le choix des sources se fait selon un critère de confiance lui-même supposé dépendant à la proximité de l’information avec le réel. Il n’est cependant pas cavalier d’affirmer que l’attribution de la recevabilité ne peut en aucun cas devenir une accréditation intemporelle. La crédibilité est un attribut évanescent qui se doit d’être perpétuellement renouvelé. Une source jadis crédible, si les attributs qui fondent sa crédibilité ne sont plus, se doit de perdre son privilège. L’un des défis actuels réside dans l’acquisition par certaines sources d’un caractère intangible d’autorité. Le caractère pernicieux d’un tel mécanisme de production de la vérité réside également dans le fait qu’une telle configuration entrave les possibilités de contestation de cette même vérité. Si une information vient contredire l’affirmation faite par l’acteur du recevable, elle est automatiquement relayée au rang de contre-vérité, car n’appartenant pas à ladite sphère de véracité. Cette attribution de jure et non de facto de la recevabilité met en danger la capacité du citoyen à jouir d’une information de qualité, et le cas Bolivien a donné à voir une matérialisation inquiétante des conséquences d’une telle dérive.

Le cœur de l’OEA balance à droite

Ainsi l’OEA, du fait de son statut d’organisation multilatérale, a bénéficié de l’attribution d’une autorité morale qui a permis de donner de la consistance à son narratif infondé. Nous étions dans une configuration classique où la défiance incombe au gouvernement et la tolérance à ses détracteurs. S’il est compréhensible que la force de l’habitude invite à une lecture dans ce sens, les agissements de l’opposition et les errements de l’OEA auraient dû faire vaciller de telles certitudes.

Pour commencer, l’histoire tumultueuse de l’institution[17], tout comme ses modalités de financement – 60% des fonds sont apportés par les États-Unis – avait de quoi interroger la légitimité de la neutralité attribuée à sa parole. À cela viennent s’ajouter les contre-vérités précédemment mentionnées, mais également des prises de paroles du secrétaire général de l’OEA qui interrogent. Lorsque Evo Morales a décidé de l’organisation de l’audit visant à attester de la bonne (ou mauvaise) tenue de l’élection, la communication a été minimale et le secrétaire général, d’habitude non avare en tweets, n’a pas dénié commenter cette main tendue. Lorsqu’il décida de reprendre son activité numérique de commentateur politique, ce ne fut que pour exprimer sa préoccupation quant à une possible restriction de la liberté de circulation de l’opposant Luis Fernando Camacho.[18] Pas un mot tweet ne s’envola du smartphone de l’uruguayen pour s’inquiéter des dérives racistes des manifestants contre les membres du MAS qui ont culminé par la séquestration de familles des membres du gouvernement ou à l’incendie de leur demeure. Finalement, l’institution qui définit comme l’une de ses missions la consolidation de « la démocratie représentative dans le respect du principe de non-intervention » et nomme parmi ses piliers axiologiques la démocratie ou le respect des droits de l’homme, n’aura aucun mot de soutien quant à la décision d’Evo Morales d’organiser de nouvelles élections, ni de préoccupation quant à la prise de position de l’armée l’invitant à rompre le mandat glané en 2014. Hannah Arendt, encore elle, avertissait que « les mots justes placés au bon moment sont de l’action ». Nous pourrions proposer une variante de cette affirmation pour caractériser la stratégie de communication de l’OEA après son annonce impromptue « les silences justes placés au bon moment sont de l’action ». Une telle asymétrie d’indignation chez Luis Almagro ne doit pourtant pas être source de surprise. Ce dernier, est coutumier des prises de position qui se confondent avec celles du Département d’État étasunien. Sortant de son silence, il déclarera cavalièrement deux jours après le départ d’Evo Morales : « en Bolivie, il y a eu un coup d’État lorsque Evo Morales a commis une fraude électorale ».[19] Cet alignement, s’inscrit dans un agenda préélectoral qui verra Luis Almagro se présenter à sa propre succession le 20 mars 2020. Ce dernier fait face à un effritement de ses soutiens après qu’il a accepté d’envoyer des observateurs contrôler la bonne tenue du processus électoral bolivien. Cette décision de l’Uruguayen a froissé les nations de la région gouvernées par les conservateurs hostiles à Evo Morales (Brésil, Colombie) ainsi que l’administration Trump. Or, le soutien des États-Unis est essentiel à l’ancien ministre des affaires étrangères de l’Uruguay pour tenter d’assurer sa réélection. Quoi de mieux alors pour se rattraper que de participer au processus de remplacement d’un gouvernement progressiste par un gouvernement conservateur ?

L’activiste et prix Nobel de la paix Adolfo Pérez Esquivel a résumé la véritable nature du renversement d’Evo Morales en une synthèse ravageuse : « Le coup d’État en Bolivie est une attaque contre toutes les démocraties du monde. Les Boliviens ne profitent pas de la violence ; ce sont les États-Unis, l’OEA et les gouvernements de droite, complices de ce qui s’est passé, incapables de vivre avec une Bolivie juste, éduquée et souveraine, qui en profitent ».[20] Naïvement taire la politisation du réel ainsi que les asymétries de pouvoir, c’est prendre le parti de celui à qui l’on octroie l’argument d’autorité qu’est la neutralité. Comme l’a parfaitement synthétisé Adèle Haenel pour caractériser une situation toute autre mais d’une manière qui permet d’étendre l’affirmation à un spectre plus large : « dépolitiser le réel, c’est le repolitiser au profit de l’oppresseur ».[21]

Chronique d’une restauration annoncée

Quelques mois ont suffi pour que le miracle Bolivien ne soit plus que mirage indien. Il ne reste plus des 13 années d’or du pays andin qu’une vague image dont la perception lointaine s’évapore au contact d’un présent aux allures de restauration ultraconservatrice. Depuis le départ d’Evo Morales et son remplacement par la seconde vice-présidente du Sénat Jeanine Añez, la nation plurinationale a opéré un virage violent pour flirter sinon s’aligner sur un agenda politique bolsonarien.

Ainsi, la présidente autoproclamée Jeanine Añez l’avait pourtant annoncé lorsqu’elle est entrée, escorté par les militaires dans l’Assemblée nationale en s’écriant triomphante : « La bible est de retour au palais ». Une exclamation qui aurait dû faire frémir les commentateurs qui, effectuant un léger travail d’archéologie numérique, seraient tombés sur des tweets publiées il y a quelques années par la présidente autoproclamée. Alors personnalité politique inconnue, l’anonymat faisant figure de révélateur incomparable, elle se permettait quelques prises de positions osées, exprimant par exemple en ces termes son rejet des festivités indigènes qui se célèbrent le 21 juin en Bolivie : « Pas de nouvel an aymara, ni d’étoile du matin ! Bande de sataniques, personne ne peut remplacer Dieu ! ».[22] Celle qui avait pour seul mandat de combler un « vide institutionnel » et d’opérer la transition jusqu’à l’organisation de nouvelles élections, s’est prise à rêver en annonçant sa participation au prochain scrutin. Cette annonce met à mal la version de l’opposition selon laquelle ce n’est pas par ambition personnelle mais par amour pour la démocratie que Jeanine Añez s’est autoproclamée présidente. L’ancienne sénatrice a ainsi bénéficié d’un tremplin inespéré vers les sommets de l’État qui, avant l’emballement électoral, lui étaient plus qu’éloignés. Malgré cette promotion express, il faut en effet croire que l’habit de présidente par intérim n’était pas à la taille de ses ambitions. Les nouvelles élections présidentielles étant fixées pour le 3 mai 2020, cela a laissé l’opportunité à Jeanine Añez d’effectuer un dépassement de fonction inattendu. Cette dernière a décidé de s’engager dans une transformation profonde des affaires étrangères. Comme l’explique Guillaume Long, « quelques jours après son entrée en fonction, le gouvernement Añez a rompu les relations diplomatiques avec le Venezuela, expulsé son personnel diplomatique, reconnu le gouvernement autoproclamé de Juan Guaidó ». La présidente par intérim a également, à l’aide de son allié brésilien[23], procédé à un rapprochement express avec Israël. Au-delà de la fascination de l’extrême droite latino-américaine pour ce gouvernement, ce rapprochement a pour le ministre de l’intérieur Arturo Murillo une utilité bien précise, celle de lutter contre « le terrorisme » domestique qu’il incombe aux partisans du MAS. Ce dernier a ainsi déclaré « nous avons invité [les Israéliens] pour nous aider. Ils ont l’habitude d’affronter des terroristes. Ils savent comment prendre les choses en main ».[24] Victimes expiatoires d’un gouvernement aux tendances fascisantes, les figures du MAS sont aujourd’hui la cible d’une chasse aux sorcières, d’une stratégie de judiciarisation de la politique, qui compromet la participation d’un candidat sérieux pour le parti qui recevait encore en mai dernier près de 40% des voix des électeurs boliviens. La question d’Evo Morales a quant à elle vite été réglée. Outre sa mise en accusation pour « terrorisme » – qui s’inscrit dans la poursuite de la logique voulant que la victime soit le premier coupable – ce dernier a vu sa participation à l’élection du 3 mai 2020 entravée par un projet de loi ratifié par Jeannine Añez dès sa prise de fonctions stipulant qu’un président ne peut pas dépasser deux mandats. Plus récemment, l’ex-mandataire a également appris qu’il ne pourrait pas se présenter comme Sénateur sous le prétexte obscur qu’il est nécessaire de résider depuis au moins deux ans dans le pays pour pouvoir se présenter comme député ou sénateur.

Le MAS s’adaptant à cette conjoncture de nettoyage politique a décidé de présenter un autre candidat en la personne de l’ex-ministre de l’économie Luis Arce. Pas de chance, moins de 72 heures après l’annonce de sa candidature, une mise en accusation pour corruption lui a été communiquée.[25] De manière plus générale, la plupart des figures politiques du MAS sont aujourd’hui persécutées et forcées à fuir le pays (Evo Morales, Alvaro García-Linera) ou à se réfugier dans l’ambassade du voisin mexicain qui joue actuellement un rôle fondateur de défense des droits de l’homme dans une région qui sombre dans l’effondrement institutionnel au profit de la restauration de l’autoritarisme. Signe encourageant que la volonté populaire ne plie pas toujours sous les coups de l’obscurantisme autoritaire, les derniers sondages annoncent le candidat du MAS en tête du premier tour avec plus de 30% du total des voix, et 15 points de pourcentages d’avance sur Jeannine Añez.[26]

Épilogue

Au mépris de ces dérives flagrantes et inquiétantes, le narratif commun perdure comme celui d’une leçon donnée à un parti autoritaire et corrompu. Le naufrage est orwellien. Ce qui doit interpeller, plus que toute autre chose, c’est la facilité avec laquelle un discours infondé et fallacieux devient narratif accepté puis une vérité adoubée. Notre temps confirme la postérité des pensées de Pascal qui exprimait déjà, en critique de son époque : « la vérité est si obscurcie (…) et le mensonge si établi, qu’à moins d’aimer la vérité, on ne saurait la reconnaître ». Cependant, il faut noter une modification inquiétante dans la performativité de cette phrase dans le réel actuel. Ici, et dans le cas bolivien de sa pleine expression, la vérité n’est pas obscurcie, elle accessible sans barrières particulières. Dans un article daté de 1972 publié dans le journal The Nation, Steve Tesich, introducteur de la notion de post-vérité résume violemment l’indifférence face au mensonge : « Nous devenons rapidement les prototypes d’un peuple dont les monstres totalitaires ne pourraient que baver dans leur rêve ».[27] C’est à la construction de l’ignorance qu’il faut s’attacher, à une agnotologie profonde qui implique de ne pas retenir que les faits épars, de ne pas s’attacher qu’aux actions individuelles qui ont participé à la construction de la fausse vérité. Il faut comprendre comment se génère, se propage, et se consomme le mensonge, comprendre par une approche systémique ce qui facilite sa genèse comme ce qui empêche sa décomposition. Le tissu de préconceptions, contre-vérités et de construction arbitraire de la crédibilité aura favorisé dans le cas présent les intérêts ultraconservateurs. Lorsque l’humanisme affiché et les prétentions démocratiques répétées pavent le chemin vers le pouvoir à des forces racistes, militaires et réactionnaires qui n’auraient, sans ce témoignage de confiance des prétendus détenteurs de la raison démocratique, jamais réussi à se hisser à la tête de l’État puisque rejetés par la volonté populaire, des leçons doivent être tirées. À l’image du pragmatisme américain de William James, il devient impératif de revenir à une compréhension de la vérité comme ce qui est efficace dans le réel.[28] Lorsque les idées, satisfaites par leur seule existence, ne cherchent plus de sens dans le réel, l’effondrement de la raison même de leur poursuite est total.

 

Références :

Arendt, H., (1972). Du mensonge à la violence, trad. G. DURAND, Calmann-Lévy, Paris.

Curiel, J. & Williams, J-R, (2019). “Analysis of the 2019 Bolivia Election”, Cambridge, Massachusetts.

[1] Rappelons qu’il ne s’agira en aucun cas de prendre aveuglément parti pour l’un ou l’autre des acteurs ayant pris part à ces évènements, il s’agira simplement de tenter de porter un regard honnête sur une réalité complexe et polarisée.

[2] https://cepr.net/images/stories/reports/bolivia-macro-2019-10.pdf

[3] https://eldeber.com.bo/140102_almagro-decir-que-evo-no-puede-participar-eso-seria-discriminatorio

[4] https://twitter.com/OEA_oficial/status/1186108599954739200

[5] La région fût frappée dans les années 1970 par une vague de dictatures militaires aux conséquences humaines désastreuses. Chaque fois, le prétexte de la sécurité nationale fut mobilisé par les militaires pour justifier les renversements et prises de pouvoir.

[6] https://www.telesurenglish.net/news/Luis-Fernando-Camacho-Bolivias-Bolsonaro-Leading-the-Coup-20191111-0015.html

[7] La Cour interaméricaines des droits de l’Homme condamnera ce décret comme une grave incitation à la répression violente.

[8] https://theglobepost.com/2019/11/18/bolivian-government-arrest-mas-lawmakers/

[9] https://elpais.bo/elecciones-34-000-actas-seran-procesadas-en-dos-horas-por-el-trep-para-tener-80-de-los-resultados/

[10] http://spanish.xinhuanet.com/2019-10/10/c_138459407.htm

[11] https://www.ine.gob.bo/index.php/notas-de-prensa-y-monitoreo/item/3170-bolivia-cuenta-con-mas-de-11-millones-de-habitantes-a-2018

[12] Ainsi, si l’on s’intéresse à l’histoire électorale des zones rurales, on retrouve que lors des élections de 2014, le MAS avait obtenu un soutien moyen de 84%, ou lors du référendum de 2016 un soutien au « Si » pour près de 71% des votants.

[13] https://www.washingtonpost.com/politics/2020/02/26/bolivia-dismissed-its-october-elections-fraudulent-our-research-found-no-reason-suspect-fraud/?utm_campaign=wp_monkeycage&utm_medium=social&utm_source=twitter

[14] Le lecteur intéressé pourra approfondir la question en se référant à deux analyses plus exhaustives réalisées par la CELAG et le CEPR.

[15] https://www.elsoldemexico.com.mx/mexico/sociedad/mexico-preocupado-de-que-misiones-electorales-de-oea-sean-instrumentos-politicos-4585445.html

[16] https://mathiasgirel.com/2017/10/13/ignorance-complots-et-post-verite/

[17] Voir cas de l’Haïti en 2011.

[18] Luis Almagro a même reçu Luis Fernando Camacho à Washington et tweetera, à propos de cette rencontre, le message suivant : « J’ai rencontré Luis Fernando Camacho, à qui nous rendons hommage pour son engagement en faveur de la démocratie bolivienne. Nous avons discuté du processus de transition et des prochaines élections ».

[19] https://elpais.com/internacional/2019/11/12/actualidad/1573597270_205659.html

[20] https://www.la-razon.com/nacional/Perez-Esquivel-Bolivia-atenta-democracias_0_3257074294.html

[21] https://www.franceculture.fr/emissions/la-conclusion/adele-haenel

[22] https://factuel.afp.com/en-bolivie-les-tweets-anti-indigenes-effaces-par-la-presidente

[23] https://www.cepr.net/bolivias-caretaker-government-makes-radical-foreign-policy-changes-%E2%80%95-and-wins-over-powerful-allies/

[24] Ibid.

[25] https://orinocotribune.com/bolivia-mas-candidates-hearing-suspended-due-to-procedural-irregularities/

[26] https://twitter.com/OVargas52/status/1229220338476687361

[27] https://www.questia.com/magazine/1G1-11665982/a-government-of-lies

[28] https://www.philomag.com/les-idees/grands-auteurs/john-dewey-vu-par-barbara-stiegler-42485

Adam Curtis, le documentariste anti-conformiste

HyperNormalisation

Dans un paysage audiovisuel où la médiocrité et le spectaculaire règnent en maîtres, parvenir à captiver l’attention du téléspectateur sur des sujets extrêmement vastes, se rapportant au pouvoir et à ses diverses formes invisibles, semble relever de l’impossible. C’est pourtant ce qu’entreprend depuis plus de trois décennies le journaliste Adam Curtis sur les ondes de la BBC, mastodonte médiatique et bureaucratique dont il a appris à transgresser tous les codes. Retour sur le travail monumental d’un ponte du documentaire.


L’influence des idées freudiennes dans la construction de l’individualisme contemporain, le mythe cypherpunk d’un Internet libérateur comme base d’une nouvelle civilisation, la contre-révolution conservatrice des années 80, les similarités du néoconservatisme et du terrorisme islamiste ou encore la post-politique et l’incapacité à envisager une civilisation alternative : voilà autant de thèmes infiniment complexes qu’Adam Curtis s’emploie depuis 35 ans à expliquer au travers de “méta-documentaires” de plusieurs heures revenant sur les grandes transformations socio-politiques des dernières décennies. Une tâche herculéenne que le journaliste traite d’une façon très particulière, détonnant avec le journalisme télévisuel classique régnant à la BBC comme ailleurs. Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme de ses rares détracteurs, mais surtout la curiosité du spectateur. De manière similaire, l’ensemble des oeuvres de Curtis forment d’ailleurs un agglomérat assez cohérent organisé autour de quelques thématiques récurrentes.

“Plutôt que de simplifier à outrance, d’interviewer des “spécialistes” et de prétendre à une fausse objectivité, Curtis fait le pari de tisser des liens entre des éléments n’ayant apparemment rien en commun, alimentant certes les accusations de complotisme et d’obscurantisme, mais surtout la curiosité du spectateur.”

Ainsi, son dernier documentaire, HyperNormalisation, sorti en 2016, peut être perçu comme une combinaison des thèses esquissées au travers de ses précédents documentaires, rapprochés des thèmes dominants de l’actualité d’alors : le Brexit, l’élection de Donald Trump, la boucherie humaine syrienne, l’attrait grandissant pour l’information “alternative” et le phénomène “fake news”. Débutant dans les années 70, durant lesquelles il existait un ordre politico-social plus facilement compréhensible – notamment autour d’une division du monde en “blocs” et d’un antagonisme de classe -, le film tire son nom de la formule de l’écrivain soviétique Alexei Yurchak pour décrire les deux dernières décennies de l’URSS, marquées par une gestion routinière et sans horizon de transformation. L’obsession de Curtis – permettre au spectateur de comprendre des phénomènes éminemment complexes et abstraits en nous interrogeant sur notre compréhension de l’histoire, de la politique, des idéologies – transparaît parfaitement dans les thèmes traités dans HyperNormalisation. Pourquoi le monde nous semble faux et immuable ? Pourquoi les élections ne changent rien? Pourquoi ne comprend-on plus rien aux informations?… Au lieu d’accuser le “néolibéralisme” comme le font trop facilement trop de penseurs et de journalistes, Adam Curtis s’emploie à décrypter les multiples facettes de l’idéologie “libérale” qui domine notre monde.

Living in an Unreal World, un trailer de 5 minutes à HyperNormalisation produit pour VICE.

Afin d’y répondre, Curtis retrace certaines grandes transformations des quatre dernières décennies: la dépossession du pouvoir politique par le pouvoir financier (qui constitue le coeur de son documentaire The Mayfair Set), l’incapacité des hommes politiques à proposer de vrais horizons de rupture, faisant d’eux de simples gestionnaires technocratiques (traité dans Pandora’s Box), la présentation biaisée du monde dans un cadre binaire opposant le “Bien” et le “Mal” conduisant à des alliances géopolitiques changeantes et à des interventions occidentales désastreuses au Moyen-Orient (thème central de Bitter Lake et de The Power of Nightmares), le mythe de la construction individuelle (sujet de The Century of the Self) ou encore l’aspect dystopique que revêt désormais Internet au lieu d’être l’outil révolutionnaire imaginé par les cypherpunks (All Watched Over by Machines of Loving Grace). Ayant accès à l’une des plus grandes banque d’images au monde, celle de la BBC, et travaillant avec une grande liberté de ton, Curtis ne se prive jamais d’utiliser les images les plus obscures ou les plus violentes. Dans HyperNormalisation, il exhume le Donald Trump des années 80, le rôle d’Hafez El-Assad dans le développement des attentats-suicides, un clip promotionnel d’un superordinateur gérant 7% du capital mondial, l’exécution des époux Ceaușescu, des images amateures de soucoupes volantes ou encore une scène de petit déjeuner de Mouammar Kadhafi. Mais quel lien, quelle cohérence entre ces extraits ?

Adam Curtis ©Flickr – Steve Rohdes

Seul Curtis fournit ces réponses. En effectuant régulièrement des sauts dans le temps et l’espace, Curtis oblige le spectateur à prêter attention à la trame narrative qu’il déploie et non seulement aux images, encourageant le public à prêter attention au film dans son entièreté. Chacun de ses oeuvres se déploie au travers d’une multitude de personnages, célèbres ou non, dont l’action a influencé le monde ou incarne différentes transformations socio-politiques. Par exemple, les 4 épisodes de The Century of the Self s’organisent autour de la famille de Sigmund Freud et en particulier son neveu, Edward Bernays, fondateur des “public relations” aux Etats-Unis au début du 20ème siècle, pour analyser la contribution de la psychologie du penseur autrichien dans l’émergence du consumérisme contemporain. Cet usage d’images et d’histoires individuelles apparemment sans lien sert à illustrer des idées politiques – par nature difficiles à représenter – d’une manière nouvelle, au contraire des raisonnements unidimensionnels simplistes des documentaires traditionnels. Par leur éclectisme musical et l’usage de la technique artistique du collage, les films de Curtis s’adresse à un public tout autre que celui habituellement touché par la BBC, ancien monopole audiovisuel, expliquant sans doute en grande partie l’immense liberté dont il dispose. En effet, le patchwork d’images qu’il propose correspond tout à fait à une audience née avec le web et son infobésité, piochant ça et là, souvent de manière fugace, et n’ayant certainement pas pour habitude de se contenter d’une seul média. A cette génération, Curtis propose ni plus ni moins qu’un point de vue détonnant, que l’on peut qualifier de “remix”, sur le monde qu’elle voit tous les jours sur ses multiples écrans et sous toutes les formes. Par ailleurs, Curtis s’est essayé à des petits essais ponctués d’extraits vidéos sur son blog – on retiendra notamment Everyday is Like Sunday – et à des installations artistiques atypiques telles que It Felt Like a Kiss, avec la compagnie de théâtre Punchdrunk et Everything is Going According to Plan, avec le groupe de musique Massive Attack. Cet anticonformisme vis-à-vis du documentaire classique est lié à son opinion très négative de la télévision, dont il rejette la présentation binaire complètement fausse, et le sentiment d’impuissance et d’incompréhension profondes qu’elle inflige ainsi au spectateur. Autant de thèmes qu’il a exposé dans deux excellents petits films aux titres évocateurs : The Rise and Fall of the TV Journalist et Oh Dearism (en deux parties).

“Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, donnant sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est pas un gourou.”

Ce style très particulier, qui ne fournit jamais de réponses définitives mais se contente plutôt d’établir des parallèles – parfois très osés, comme entre néoconservatisme et terrorisme islamiste dans The Power of Nightmares – a pour fonction de représenter le pouvoir sous toutes ses formes, et non uniquement sous la forme politique institutionnelle, et de visualiser la naissance d’idéologies. Repérer un positionnement politique clair et définitif chez Curtis est très difficile, lui-même se définissant comme “quelqu’un de sa génération”, c’est-à-dire globalement apolitique et aux opinions mouvantes sur divers sujets, tout en avouant une légère tendance libertarienne. Contrairement à Michael Moore par exemple, le journaliste rejette tout positionnement politique catégorique et estime que les utopies conduisent nécessairement à des dérives. Quant à son passé personnel, dans une famille de militants de gauche radicale, puis d’étudiant et, brièvement, d’enseignant en sciences humaines à Oxford, on ne peut en retenir qu’un puissant rejet du monde académique, de ses codes et de l’économisme de la gauche marxiste traditionnelle. D’autant plus de raisons de casser les codes classiques du documentaire socio-politique.

La vidéo parodique de Ben Woodhams.

Contrairement aux accusations d’obscurantisme ou de complotisme dont il fait parfois l’objet, et malgré le caractère quelque peu divin de sa voix off omniprésente, qui donne sens à des images apparemment sans lien, Adam Curtis n’est donc pas un gourou. Sur un ton plus léger, le YouTubeur parodique Ben Woodhams a quant à lui qualifié le travail de Curtis de “televisual equivalent of a drunken late-night Wikipedia binge with pretensions to narrative coherence” s’adressant à 200.000 lecteurs du Guardian supposément capables de changer le monde à eux seuls. Pourtant, Curtis ne cherche pas à offrir une vision transcendante, absolue et définitive qui résoudrait à elle seule telle ou telle facette de l’incompréhensibilité de notre monde postmoderne. Au lieu de cela, son style “patchwork” propose une version, une façon de comprendre tel ou tel phénomène à travers une sélection peu commune de sources visuelles. En cela, chacun de ses documentaires permet une véritable pensée enrichissante, détonnant dans le concert audiovisuel prétendument “factuel” et “neutre” niant le caractère subjectif inhérent du journalisme. Un usage opportun des moyens fournis par le contribuable britannique dont nos chaînes publiques auraient beaucoup à apprendre.


Pour aller plus loin :

-Une des interviews permettant le mieux de connaître Adam Curtis :

https://www.filmcomment.com/blog/interview-adam-curtis/

-Un bon article du New York Times Magazine : https://www.nytimes.com/interactive/2016/10/30/magazine/adam-curtis-documentaries.html

-Son dernier film, HyperNormalisation, offre un aperçu très complet de l’ensemble du travail et des théories majeures de Curtis.

-Sa série de 4 épisodes The Century of the Self, produite en 1992, demeure une référence essentielle, parfois qualifiée de “Bible” par ses fans les plus inconditionnels.

Crédits photo:

https://parismatch.be/app/uploads/2017/05/HYperNormalisation-1100×715.jpg

Fake news et manipulation de l’opinion : une loi à côté de la plaque ?

Impulsé par le président de la République, le projet de loi contre les fausses nouvelles vise à protéger l’opinion publique des tentatives de manipulation lors des périodes électorales, notamment provenant de l’étranger. Mais s’il est vrai que nos démocraties sont aujourd’hui mises à mal par de nouveaux vecteurs d’influence, le texte législatif –inutile, inefficace et potentiellement dangereux– passe complètement à côté des vrais enjeux récemment mis en lumière par l’affaire Facebook-Cambridge Analytica: la collecte massive de données personnelles et le profilage de la population utilisés à des fins politiques. En effet, lorsqu’il s’agit d’influencer les électeurs, les fake news ne sont que la partie émergée de l’iceberg, et l’examen du controversé projet de loi (qui doit reprendre prochainement à l’Assemblée nationale) devrait être l’occasion de recentrer les débats sur les questions de fond soulevées par les révélations du lanceur d’alerte Christopher Wylie.


Lors de la présentation de ses vœux à la presse, en janvier dernier, Emmanuel Macron a exprimé sa volonté de créer une “loi anti fake news” afin de réguler la circulation des fausses informations en période électorale. Il avait lui-même été directement visé pendant la campagne des présidentielles de 2017.

C’est à ce titre que des députés du groupe En Marche ont déposé le 21 mai dernier une proposition de loi relative à la lutte contre les fausses informations, rebaptisée le mois suivant proposition de loi pour lutter contre la manipulation de l’information. Néanmoins son objectif est resté le même : contrecarrer d’éventuelles opérations de déstabilisation des institutions et de manipulation de l’opinion publique.

La propagation de fausses informations devient ainsi un enjeu démocratique majeur à l’heure ou le débat publique se trouverait en position de vulnérabilité face –entre autre– à des médias liés à des États étrangers et dont les activités seraient de nature à altérer la sincérité du scrutin, perturbant gravement “la vie et les intérêts fondamentaux de la Nation“. La nouvelle loi permettrait donc de protéger la population de l’ensemble des stratégies qui pourraient être mises en place par certaines puissances : c’est clairement la Russie qui se trouve dans la mire du texte législatif et celle-ci est nommément pointée du doigt à plusieurs reprises dans les différents travaux parlementaires qui soulignent ses “tentatives d’infléchir la perception du public“.

Ainsi, des campagnes de fausses informations organisées par le gouvernement russe auraient influencé ou perturbé des scrutins tels que le référendum sur le Brexit au Royaume-Uni, les élections américaines de 2016 ou encore les dernières présidentielles et législatives françaises.

Extrait du rapport d’information déposé par la Commission des affaires européennes de l’Assemblée nationale portant observations sur les propositions de loi relative à la lutte contre les fausses informations.

LA RUSSIE : UN COUPABLE IDEAL

Or, s’il est indéniable que la Russie tente d’exercer son influence sur les scrutins étrangers dans le but de favoriser ses intérêts, comment lui en vouloir ? N’est-ce pas dans la nature même de toute puissance que de se livrer à de telles manœuvres ? Ne sommes-nous pas nous-mêmes, les pays occidentaux, passés maître dans ce genre d’intrigue ? Dénonçant l’hypocrisie de nombreuses figures politiques ainsi que de ses confrères scandalisés par l’ingérence des Russes lors des présidentielles américaines de 2016, le journaliste Stephen Kinzer rappelait dans un article publié dans les colonnes du Boston Globe [disponible en français ici]:

« Sur une période d’un peu plus d’un siècle, les leaders américains ont utilisé toute une variété d’outils pour influencer les électeurs dans des pays étrangers. Nous avons choisi des candidats, les avons conseillés, financé leurs partis, conçu leurs campagnes, corrompu les médias pour les soutenir et menacé ou calomnié leurs rivaux. (…) Condamner l’ingérence dans les élections étrangères est parfaitement raisonnable. Cependant, tous ceux qui hurlent contre les Russes à Washington ferment hypocritement les yeux sur certains chapitres de [notre] histoire. »

En tant que Français nous pourrions aussi nous demander quel regard portent sur notre pays les Africains et sur son rôle dans l’essor de la démocratie dans leur continent : nos médias tels que France 24 ou RFI ne sont-ils pas souvent perçus chez eux comme des instruments diplomatiques? D’ailleurs, n’attend-t-on pas du groupe France Médias Monde de former les opinions étrangères en notre faveur, le tout sous couvert de “contribuer au rayonnement de la France dans le monde” ? A l’heure du soft power, la “diplomatie publique” n’est-elle pas une alternative à l’appellation trop négativement connotée de “propagande” ?

L’ingérence est un comportement aussi ancien que l’histoire de la diplomatie, et de ce fait, la parabole de la paille et de la poutre convient très bien pour décrire les gouvernements qui s’avisent de critiquer les agissements de leurs rivaux en la matière.

Néanmoins, quelques mois après le déferlement politico-médiatique anti-russe qui suivirent le Brexit et l’élection de Donald Trump (« grâce au soutien de Poutine »), une journaliste britannique révélait de nouveaux éléments qui allaient considérablement minimiser l’influence des fake news propagées par la Russie et pointer du doigt d’autres responsables jusque-là insoupçonnés.

BIG DATA, PROFILS PSYCHOLOGIQUES ET CAMPAGNES ÉLECTORALES

C’est durant la primaire républicaine que le nom Cambridge Analytica apparaît pour la première fois dans la presse : en décembre 2015 le quotidien britannique The Guardian publie un article au sujet du candidat Ted Cruz –qui talonne Donald Trump dans les sondages– et de l’utilisation par son équipe de campagne des services de cette discrète petite société anglaise spécialisée dans le Big Data. Grâce à son expertise, les conseiller en communication du sénateur texan seraient en mesure d’atteindre plus efficacement l’électorat en s’appuyant sur les profils psychologiques individualisés déterminés à partir d’informations provenant des réseaux sociaux. Le “microciblage comportemental“, déjà systématisé dans le secteur du marketing en ligne, faisait ainsi son entrée dans les campagnes électorales.

Mais c’est finalement Donald Trump qui porte la candidature du Grand Old Party pour affronter Hillary Clinton, et à quelques jours du scrutin du 8 novembre 2016, un article du bureau londonien de la CNN relate comment les analystes de Cambridge Analytica –capables de « lire les pensées des électeurs » – s’efforcent à rassembler des données sur « chaque adulte américain » pour le compte de la campagne du magnat de l’immobilier. Une « arme secrète politique » facturée à plusieurs millions de dollars.

Un mois après l’inattendue victoire du tonitruant homme d’affaire new-yorkais, la revue suisse-allemande Das Magazin publie un article (traduit en anglais par Motherboard-Vice) qui nous en apprend un peu plus sur les méthodes de Cambridge Analytica, notamment en attirant l’attention sur une conférence donnée à New-York par son PDG Alexander Nix et passée quelque peu inaperçue jusque-là.

Dans cette conférence, Nix vante les mérites de sa compagnie qui aurait selon lui la possibilité d’adapter des messages politiques personnalisés pour les 220 millions d’américains, dont elle aurait déterminé les profils grâce au croisement de milliers de paramètres collectés sur des réseaux sociaux ou achetés auprès de data-brokers. « Je vais vous parler aujourd’hui du pouvoir du Big Data et de la ‘psychographie’ sur les processus électoraux. (…) Nous avons créé un algorithme capable de déterminer la personnalité de chaque adulte vivant aux Etats-Unis... » Certains de ses propos sont assez troublants, pourtant l’audience paraît conquise et le PDG de Cambridge Analytica se retire sous les applaudissements du public.

Extraits choisis (v.o. sous-titrée en français) :

L’enquête du Das Magazine décrit comment –grâce à la technologie développée par Cambridge Analytica– l’envoi de messages politiques personnalisés via Facebook a permis d’influencer le comportement de centaines de milliers d’américains en faveur de Trump. Ainsi, les électeurs au profil conservateur, favorables au port d’arme et plutôt paranoïaques ont reçu des messages relatant les pires faits divers impliquant des immigrés, dans le but d’exacerber leur peur. Pour pousser les potentiels soutiens d’Hillary à s’abstenir (un des principaux objectifs de l’équipe de campagne républicaine), rien de plus facile pour les algorithmes de Cambridge Analytica que de cibler par exemple très spécifiquement les démocrates afro-américains et de placer des vidéos (en contenus sponsorisés) sur leur timeline Facebook dans lesquelles la candidate fait des déclarations malencontreuses envers la communauté noire. Ou de bombarder les partisans de Bernie Sanders, plutôt attachés à l’éthique, d’articles exposant la supposée corruption du couple Clinton ou encore ses liens avec le monde de la finance.

« Nous pouvons cibler des villages, des appartements ou même des individus en particulier », fanfaronne Alexander Nix face aux reporters qui commencent à pointer du doigt les dérives clairement manipulatrices de l’entreprise “spécialisée dans le traitement de données”.

L’ENQUÊTE DU GUARDIAN: L’ÉLECTORAT MANIPU ?

Pour autant, c’est en mai 2017 qu’une investigation de Carole Cadwalladr, du Guardian, fait prendre une toute autre tournure au dossier et révèle le côté vraiment obscur de Cambridge Analytica. Il n’est tout d’un coup plus seulement question de stratégies novatrices de marketing électoral ou de manipulation politique mais de menace pour la démocratie et la souveraineté des Etats. En effet, alors que la journaliste enquête sur les causes profondes de la victoire du Brexit lors du référendum britannique du 23 juin 2016, elle découvre le rôle majeur joué par un milliardaire américain, politiquement très engagé et qui se distingue par sa volonté de remodeler le monde selon ses convictions personnelles. S’en suit un enchaînement de connexions assez stupéfiantes.

Robert Mercer est un richissime homme d’affaire américain très proche de l’Alt-right : il est notamment copropriétaire du site Breitbart News (le média roi des fake news aux Etats-Unis) et directement lié à Donald Trump dont il a considérablement financé la campagne. Ami de longue date de Nigel Farage, le député européen qui dirige la campagne en faveur de la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne, il met gratuitement à sa disposition (et sans en avertir les autorités électorales britanniques) les services d’une société dont il est le principal actionnaire: Cambridge Analytica. Le Guardian montre comment Mercer, figure clé dans l’ascension politique de Trump ainsi que dans le bouleversement du panorama médiatique traditionnel suite à l’irruption généralisée des fake news, semble se retrouver au cœur d’un vaste réseau de propagande qui aurait cherché à influencer le résultat du référendum britannique.

Un premier pas avait déjà été fait en 2014 lors du lancement du site Breitbart London par un de ses proches collaborateurs, Steve Bannon, proéminente figure de la droite alternative américaine et membre du conseil d’administration de Cambridge Analytica. Bannon, qui deviendra plus tard le directeur de campagne de Donald Trump, annonçait à l’époque sans ambages au New-York Times vouloir lancer la branche anglaise de son site en vue du prochain scrutin du Brexit, considérant cette élection comme « le nouveau front » de sa « guerre politique et culturelle ». Et l’utilisation d’un vocabulaire martial n’est pas le fruit du hasard…

Dans l’article « Le grand braquage du Brexit : comment notre démocratie a été piratée » [en français ici.], Carole Cadwalladr révèle en effet que Cambridge Analytica est une filière de Strategic Communication Laboratories, une entreprise britannique spécialisée dans les “opérations psychologiques militaires” [1] et “la gestion d’élections”. Intimement liée au complexe militaro-industriel britannique et américain, SCL aurait participé à plus de 200 élections dans le monde entier depuis 1990. On découvre sur son site qu’elle a prêté main forte au mouvement de la “Révolution orange” de 2004 en Ukraine, ou dans des publications officielles de l’OTAN qu’elle collabore à des programmes de formation de l’Alliance atlantique. Elle a compté parmi ses employés d’anciens hauts-gradés comme Steve Tatham qui fut chef des opérations psychologiques des forces britanniques en Afghanistan.

https://sclgroup.cc/home

La journaliste du Guardian révèle aussi le rôle joué par la société AggregateIQ, dont le brevet est détenu par Robert Mercer et qui a reçu plus de la moitié du budget dépensé par Vote Leave, la campagne officielle en faveur du Brexit. Travaillant en étroite collaboration avec Cambridge Analytica, AggregateIQ a participé au ciblage de l’électorat identifié comme “persuasible” qui a été bombardé avec plus d’un milliard de messages (parmi lesquels de nombreuses fake news) durant les derniers jours précédant le référendum. Etant basée au Canada, cette société se trouvait hors de portée de la juridiction britannique et donc de tout contrôle des autorités électorales.

Le panorama se trouble encore plus lorsque le nom de Palantir fait surface à plusieurs reprises dans l’investigation de Cadwalladr. Au final, la journaliste en vient à se poser des questions au sujet de la légitimité du résultat d’un référendum (qui s’est joué à moins de 2% des votes) au centre duquel se trouve la triade AggregateIQ – SCL – Cambridge Analytica, instruments d’un milliardaire américain et de son idéologue en chef bien décidés à faire bouger les lignes politiques européennes en conjuguant psychologie, propagande et technologie pour influencer l’opinion publique.

Mais malgré les multiples articles publiés dans le Guardian et les révélations au sujet de la manipulation de l’électorat lors du Brexit ainsi que pour l’élection présidentielle américaine, il faudra attendre près d’un an pour que le “scandale” éclate…

LE SCANDALE FACEBOOK-CAMBRIDGE ANALYTICA

En mars 2018, Christopher Wylie, ex-employé de Cambridge Analytica et de SCL, décide de sortir de l’ombre et de dévoiler publiquement les méthodes de ses anciens patrons, face caméra. « Choqué » par la tournure des évènements –l’élection de Trump, le fichage psychologique de plus de 200 millions d’américains, les projets de collaboration avec le Pentagone– l’ancien directeur de recherche de la firme se transforme en lanceur d’alerte et se confie à trois médias : le Guardian, le New-York Times et Channel 4 News diffusent son témoignage qui provoque un petit séisme.

En effet, la mise en cause de Facebook donne une ampleur inattendue à l’affaire qui devient le “scandale Facebook-Cambridge Analytica“, au point que Mark Zuckerberg doit s’expliquer face aux membres d’un Comité du Sénat américain. Car c’est effectivement la société de Palo Alto qui se retrouve en partie à la base de toute cette histoire. D’une part, elle a bâti son modèle économique sur la collecte des informations que les membres du réseau social (plus de 2 milliards) lui fournissent, participant ainsi à un fichage de la population. Un fichage certes à visée commerciales (98% de son chiffre d’affaires repose sur la vente de publicité ciblée) mais Facebook endosse toutefois la responsabilité d’avoir permis à des entreprises extérieures –comme Cambridge Analytica– de siphonner les données personnelles de millions d’usager sans leur consentement, et à des fins politiques. Enfin, c’est cette plateforme qui a été le plus largement utilisée pour propager les messages ciblés –dont bon nombre de fake news– qui avaient pour but d’influencer les électeurs.

Cependant, ce sont bien les aspects les plus sombres de l’enquête de Carole Cadwalladr que Christopher Wylie va confirmer : les liens avec SCL et l’industrie de l’armement, les méthodes de guerre psychologiques employées pour cibler les électeurs, la propagande, la désinformation, jusqu’à la manipulation au point de déformer la perception de la réalité des gens dans le but d’orienter leur vote.

Ci-après quelques extraits des confidences de Christopher Wylie, interviewé par Vice News et le Guardian (v.o. sous-titrée en français) :

https://streamable.com/v3vzm

Malgré la gravité des déclarations qui ne laissent aucun doute quant à la volonté de se servir de Cambridge Analytica pour manipuler les électeurs dans un but clairement politique (la fameuse “guerre culturelle” de Steve Bannon) le débat qui a suivi ces révélations s’est malheureusement presque uniquement focalisé sur la responsabilité de Facebook dans « la fuite » des données de ses utilisateurs. Toutes les questions liées aux activités troubles de Cambridge Analytica / SCL n’ont pas ou peu été abordées. Comme si le fait que le Brexit ou la victoire de Trump aient été favorisés par de vastes opérations de manipulation de l’opinion publique, ourdies par un milliardaire lié à l’Alt-right américaine, n’avait pas tellement d’importance. Ou que l’implication d’une société liée à l’industrie militaire, spécialisée dans les “opérations psychologiques” reposant principalement sur l’utilisation de la désinformation, de rumeurs et de fake news, ne soit qu’un détail anodin.

Ce sont pourtant des questions vitales pour notre système démocratique qui sont soulevées par toute cette affaire, et il est légitime de se demander si l’intime volonté du peuple a été vraiment respectée dans ces scrutins… et quelle tournure prendra notre société si elle n’est pas capable de se poser les bonnes questions face à ce genre de situation.

“CAMBRIDGE ANALYTICA N’EST QUE LE DEBUT”

Lors de son témoignage devant un Comité de la Chambre des députés du Canada, Christopher Wylie exprimait son inquiétude au sujet de l’avenir de nos démocraties qui peuvent-être si facilement mises en péril par des acteurs manipulant l’information et in fine l’opinion publique. « Internet et la numérisation croissante de la société ont accru la vulnérabilité de notre système électoral. (…) Cambridge Analytica n’est que le début… ».

Et s’il est vrai que l’entreprise londonienne s’est déclarée en faillite et a cessé (momentanément ?) ses activités, comment croire un seul instant que d’autres (acteurs privés, gouvernements, etc.) ne seront pas tentés par le formidable pouvoir qu’offrent aujourd’hui le Big Data et les algorithmes ? Prédire le comportement humain et potentiellement le contrôler : un danger pour certains, un objectif pour d’autres ?

« La collecte de nos données passe tellement inaperçue que les gens ne se rendent pas compte de ce qui est en train de se passer », signale la chercheuse Emma Briant. « Nous vivons assurément dans une nouvelle ère du point de vue de la propagande : nous ne pouvons pas la voir et elle agit sur nous au-delà de notre entendement ; face à cela nous ne pouvons que réagir émotionnellement ». [2]

A l’ère de la post-vérité, dans laquelle les faits objectifs ont moins d’influence pour modeler l’opinion publique que les appels à l’émotion et aux opinions personnelles, comment contrer la puissance des fake news? Sommes-nous prêts à affronter la prochaine étape des fake vidéos ? Qu’advient-il de notre vision du monde dès lors que les structures de l’information peuvent être manipulées afin de déformer notre perception de la réalité ? Quelles conséquences sur notre comportement ? Comment rester maîtres de notre libre arbitre ?

 

UNE « LOI FAKE NEWS » … POUR QUOI FAIRE ?

Une chose est certaine : face à ces problématiques le projet de loi du gouvernement français pour lutter contre la manipulation de l’information paraît complètement ridicule et surtout hors sujet. Nous ne nous attarderons pas d’avantage sur son inutilité (le droit français permet déjà de lutter contre les fausses informations), son inefficacité (difficilement applicable, il ne mettra de toute façon pas fin à la propagation des fausses nouvelles) ou sa dangerosité (possibles atteintes à la liberté d’expression et au travail journalistique). Le plus alarmant reste sans aucun doute le décalage flagrant existant entre le projet de loi et les véritables enjeux soulevés par l’affaire Cambridge Analytica, et parmi lesquels la question des fake news ne représente en réalité que la partie émergée de l’iceberg. Quid de la responsabilité et du pouvoir détenus par les GAFAM, de la protection des données personnelles, du profilage de la population qui peut être utilisé à des fins politiques ?

La volonté du gouvernement de lutter contre les fake news devrait être l’occasion de s’attaquer à la racine du problème des nouvelles formes de manipulation de l’information, notamment en se penchant sérieusement sur certaines questions de fond qui ont été évitées jusqu’à présent.  Il paraît clair que nous n’avons pas encore pris la mesure de la gravité des révélations de ces derniers mois alors qu’elles remettent en cause les fondements de notre système démocratique, pourtant déjà bien mal en point.

Sommes-nous en train de nous diriger vers le meilleur des mondes, dans lequel notre comportement sera imperceptiblement influencé, voir contrôlé, par un nouveau totalitarisme algorithmique ? S’il paraît peu probable qu’une société dystopique puisse surgir sans crier gare, du jour au lendemain, il se pourrait plutôt que nous soyons en train de la bâtir petit à petit, sous couvert d’une fascination pour la technologie bien évidemment pavée –comme toujours– de bonnes intentions.

Luis Reygada

@la_reygada

Post-scriptum:

L’affaire Facebook-Cambridge Analytica est en grande partie le fuit d’une enquête de plus d’un an de Carole Cadwalladr ; vous trouverez ici une compilation des principaux articles de la journaliste du Guardian à ce sujet.

NOTES :

[1] Les opérations psychologiques (“PSYOP” dans le jargon militaire) sont des opérations qui ont pour objectif de « bombarder » leur cible d’informations afin d’influencer leurs émotions et leur comportement dans un but stratégique ; elles entrent dans le cadre de la “guerre psychologique”.

[2] Professeur à l’Université de Sheffield, Emma Briant est une spécialiste de la propagande qui a étudié les activités de SCL Group. La citation est extraite de l’article Robert Mercer: the big data billionaire waging war on mainstream media (Carole Cadwalladr, The Guardian, 26/02/2017).

Une “fake news” peut en cacher une autre

Il y aurait une prolifération de « fake news » sur internet et nous serions en train de basculer petit à petit dans un monde de « post-vérité ». Cette idée semble, en tout cas, avoir fait son chemin dans le débat public et s’impose désormais à certains comme une évidence. Des journalistes aux responsables politiques en passant par les acteurs du net, tout le monde s’est emparé du sujet et martèle la nécessité impérieuse de lutter contre ce fléau. Une série d’initiatives de toutes sortes a d’ailleurs vu le jour pour combattre les « fausses informations ». La question est récemment revenue au centre du débat depuis que certains gouvernements entendent s’en mêler directement comme c’est le cas de notre pays où Emmanuel Macron a annoncé son intention de légiférer sur le sujet.

Un concept flou et fluctuant

« Je parie que vous n’avez pas entendu parler de tout ce qu’a accompli le Président cette semaine à cause de toutes les fake news qui circulent » s’exclame la belle-fille de Donald Trump dans une vidéo publiée sur la page Facebook du chef de l’état américain l’été dernier. C’est désormais une vieille habitude chez Trump que d’accuser les médias de « fake news ». Les médias accusent à leur tour le président de mentir à répétition à grand coup de « fake news ». La « fake news », c’est toujours l’autre et on ne sait plus bien qui a commencé dans l’affaire. Bref, à les entendre, la vérité aurait définitivement laissé place à la post-vérité et les Etats-Unis seraient submergés par les fausses informations. Cette vague de « faits alternatifs » aurait également fini par toucher la France et les « fake news » seraient en augmentation au pays de Descartes.

Ce sont, en tout cas, les conclusions d’une étude de l’Oxford Internet Institute, régulièrement citée dans la presse française l’an dernier. L’étude donne des « junk news » la définition suivante : « diverses formes de propagande et de contenus politiques idéologiquement extrêmes, ultra-partisans, ou conspirationnistes. »  Problème : quels sont les critères retenus par les auteurs pour distinguer ce qui est « idéologiquement extrême » de ce qui ne l’est pas ? Ce qui est « ultra-partisan » de ce qui n’est que modérément partisan ? L’étude ne le précise nulle part. Par exemple, ce qui peut apparaître comme idéologiquement extrême à la Fondation Saint-Simon (d’orientation libérale), qualifiée de « cercle de la raison » par Alain Minc, ne l’est pas forcément aux yeux de la Fondation Gabriel Péri, proche du Parti Communiste. Et inversement. Tout ceci est finalement très subjectif et dépend grandement de l’orientation politique des auteurs de l’étude dont on ne sait malheureusement rien. Peut-être pouvons-nous définir la fake news par son contraire, les « sources d’actualité professionnelles » qui « affichent les caractéristiques du journalisme professionnel » et qui ne sont donc ni propagandistes, ni conspirationnistes, ni ultra-partisanes ou idéologiquement extrêmes. Cette catégorie regroupe principalement les « groupes des médias reconnus ».

Colin Powell, secrétaire d’Etat sous le président Bush fils, brandissant une fiole d’anthrax devant le conseil de sécurité de l’ONU, le 5 février 2003 : “il ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques.” Un mensonge en mondovision. ©United States Government

Cas pratique : dans quelle catégorie ranger le Washington Post, CNN ou le Wall Street Journal ? Le 5 février 2003, devant le conseil de sécurité de l’ONU, le Secrétaire d’Etat Colin Powell, tente de démontrer, documents à l’appui, la présence d’armes de destruction massive en Irak. Allant jusqu’à brandir une fiole d’anthrax, il déclare notamment qu’il « ne peut faire aucun doute que Saddam Hussein possède des armes biologiques. » Il a été établi depuis que ces allégations qui ont servi de prétexte à l’intervention nord-américaine en Irak reposaient sur un énorme mensonge d’état, une sorte de « fake  news » avant l’heure. Dans une de ces éditions, la Columbia Journalism Review a dressé un bilan de la couverture médiatique nord-américaine des semaines qui ont précédé le début de la guerre et a constaté que « bien qu’ils n’aient pas pu en être sûrs, presque tous les journaux américains ont déclaré que Powell avait raison. En un mot, ils lui ont fait confiance. Ce faisant, ils ont manqué du plus élémentaire scepticisme sur les arguments de Bush en faveur de la guerre. » Il semblerait que la frontière ne soit pas toujours aussi nette entre le « groupe média reconnu »  et l’organe de propagande. Les auteurs de l’étude pour qui tout cela est peut-être de l’histoire ancienne, n’en tiennent aucunement rigueur aux médias de masse états-uniens.

« N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ? »

En revanche, ils prennent le soin de classer à part « les sources d’informations russes connues » (Russia Today, Sputnik). Sans doute ont-ils raison, dans ce climat de guerre froide, de prendre les informations russes avec des pincettes mais la presse nord-américaine n’est pas irréprochable non plus. N’est-ce pas le Washington Post qui affirmait en décembre dernier que des hackers russes avaient pénétré le système informatique d’un fournisseur d’électricité américain avant de rectifier comme le souligne Vincent Glad dans Libération ? Si les journalistes ont le droit à l’erreur et le devoir de rectifier, les citoyens  n’auraient-ils pas le droit de remettre en cause les médias de masse sans être pour autant taxés de conspirationnisme ?

Les mêmes reproches pourraient d’ailleurs être adressés à l’autre étude régulièrement citée par la presse, celle de Bakamo Social. En tout état de cause, ces considérations illustrent bien le nœud du problème : la « fake news » est un concept flou et fluctuant. Du reste, le terme perd une partie de son sens originel lorsqu’il est traduit en Français par « fausses nouvelles » puisque l’Anglais distingue le fake (falsifié) du false (erroné). Cependant, outre-Atlantique aussi, le terme semble déjà galvaudé ; il est, à tout le moins, sujet à controverse depuis que Donald Trump se l’est réapproprié lors de la campagne présidentielle. En tout cas, ce concept est vite devenu, dans l’arène politico-médiatique française, un terme fourre-tout qui permet de mettre opportunément dans un même sac faits inventés ou invérifiables, informations inexactes ou incomplètes, interprétations tendancieuses, contre-sens, contre-vérités, raccourcis, ragots, rumeurs infondées, théories du complot, etc…. Sans doute par paresse intellectuelle, certains en ont fait un anathème bien commode pour discréditer leur contradicteur et esquiver le débat. Certes, ces accusations sont parfois fondées comme, par exemple, lorsque Najat Vallaud-Belkacem a reproché, à juste titre, à Vanessa Burgraff de relayer une « fake news » sur le plateau d’ONPC mais ce nouveau cheval de bataille apporte également de l’eau au moulin des conformistes de tout poil qui, pétris de certitudes, assimilent, depuis longtemps, toute pensée critique à du complotisme, à l’instar de Bernard-Henri Lévy dans sa dernière controverse en date avec le Monde diplomatique. Complotisme, le mot est lâché.

Fake news, médias alternatifs et médias traditionnels

Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs » (blogs, journaux « citoyens », « youtubeurs », radios associatives, etc…), c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent, à plus ou moins grande échelle, des faits inventés, erronés ou invérifiables et s’affranchissent des règles les plus élémentaires du journalisme. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. On se souvient par exemple des mensonges de Patrick Cohen (France Inter) et du médiateur de la radio publique sur les prétendus mensonges de Sabrina Ali Benali. Une intox reprise ensuite par d’autres médias bien comme il faut, à l’instar de Pure Medias, propriété du milliardaire Marc Ladreit de Lacharrière, qui avait titré “France Inter et Quotidien piégés par une fausse interne” dans un article toujours en ligne. Inutile de s’attarder à nouveau sur les armes de destruction massive inventées en Irak ou sur les faux hackers russes du Washington Post… Les « fake news » ont la vie longue dans les médias de masse d’autant plus qu’elles font généralement bien plus de dégâts que les intox publiées par des blogs lus par quelques milliers d’internautes. La guerre en Irak en atteste.

« Le soupçon de fake news pèse principalement sur les médias émergents et « alternatifs », c’est-à-dire non-étatiques et indépendants des puissances d’argent. Il est vrai que certains d’entre eux diffusent des faits inventés, erronés ou invérifiables. Pourtant, il arrive aussi que de grands médias installés relayent, à leur tour, des informations pour le moins douteuses. »

Le Monde, le Décodex et la « démarche militante cachée »

 

Décodex, le moteur de recherche lancé par Le Monde pour détecter les fake news.

Il y a un peu moins d’un an, Le Monde lançait le Décodex, un moteur de recherche qui classe les sites d’information en fonction de leur fiabilité. L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». « Qui veut noyer son chien l’accuse de la rage. Qui veut discréditer un site trouvera toujours une fausse information quelque part » écrit-il et rappelle à toute fin utile qu’il arrive également au Monde de publier des informations douteuses comme lorsqu’il relayait l’histoire des hackers russes du Washington Post. Un son de cloche à peu près similaire chez Daniel Schneidermann pour qui Le Monde est « juge et partie » et qui se demande : « de quel droit, une source d’information vient-elle dire que d’autres sources d’informations concurrentes sont fiables ou non ? Quelle est sa fiabilité ? C’est comme si on demandait à la compagnie de taxis G7 de labelliser Uber ou aux agences immobilières de dire si Airbnb est une appli cool. » Pour lui, cet outil ne convaincra que les convaincus, c’est-à-dire ceux qui tiennent le Monde en haute estime.

La page du Décodex dédiée au Monde propose, dans les liens, cet article de la rubrique “idées” publié en 2010.

Le Décodex nous met en garde contre la « démarche militante cachée » de certains sites. En pianotant sur le moteur de recherche, on comprend vite que les concepteurs de l’outil visent les sites qui n’affichent pas clairement leur orientation politique comme Nordactu ou Breizh info, situés à l’extrême-droite, qui se présentent comme des médias d’actualité locale. Sur ce point, on pourra difficilement être en désaccord.

« L’outil fait débat et suscite des critiques, y compris chez les journalistes à l’instar de Vincent Glad qui se demande très justement « qui décodexera le Décodex ». »

On distingue d’ordinaire les médias d’opinion qui expriment les orientations d’une famille de pensée, d’un parti comme L’Humanité, Le Figaro ou Libération et les médias d’information « privilégiant les faits » réputés neutres et pluralistes comme les agences de presse (AFP, Reuters), les chaînes d’information en continu (BFMTV, LCI), les chaînes et radios généralistes (TF1, Europe 1), le service public (France Télévisions et Radio France) et la presse gratuite (CNews Matin, 20 minutes). Les créateurs du Décodex semblent d’accord avec cette distinction et rangent Le Monde, « le quotidien de référence », parmi les médias d’information. En effet, quand on tape le nom du journal dans la barre de recherche, le site propose, parmi les références, un article de la rubrique Idée intitulé « Ligne politique ? » et dont le sous-titre est on ne peut plus explicite : « La “ligne politique” du journal est un mythe. Le Monde n’en a pas, n’en a jamais eu. »

Nombre d’apparitions comparé dans les médias audiovisuels réputés neutres et pluralistes entre 2002 et 2007 (tiré du documentaire “Les nouveaux chiens de garde”). Une démarche militante cachée ?

Si l’existence d’une presse d’opinion ne fait pas de doute, existe-t-il pour autant une presse véritablement neutre et authentiquement pluraliste ? Le simple fait de traiter plus ou moins souvent ou de ne pas traiter de certains sujets, de privilégier un certain angle plutôt qu’un autre, de reporter ou de ne pas reporter certains faits, de mettre tel article en une est, en soi, un choix éditorial qui reflète et véhicule déjà une certaine conception du monde. Aussi, donner la parole à tel ou tel spécialiste ou encore donner plus souvent la parole à certains « experts » plutôt qu’à d’autres ne relève-t-il pas d’une démarche militante ? C’est, en tout cas, la pratique récurrente et ancienne des radios et chaînes de télévision qui se revendiquent du pluralisme et de la neutralité. A titre d’exemple, le documentaire « Les nouveaux chiens de garde » relève qu’entre 2002 et 2007, Frédéric Lordon, aujourd’hui membre des « économistes atterrés » a été invité 24 fois à la télévision et à la radio contre 572 fois pour Jacques Attali, le « sherpa » des présidents, sur la même période !

« Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels »

Entre septembre 2008 et décembre 2010, au moment de la crise des subprimes, Jean Gadrey, membre du conseil scientifique d’ATTAC (alter-mondialiste), a été invité 5 fois contre 117 fois pour Alain Minc, le « libéral de gauche » comme il se définit lui-même, qui n’avait pas du tout vu la crise venir.  Et que dire du rouleau-compresseur des grands médias audiovisuels privés et publics en faveur du « oui » pendant le référendum sur la constitution européenne, décortiqué par ACRIMED à l’époque et illustré encore récemment dans le documentaire « 2005 : quand les français ont dit non » ? Dans « DSK, Hollande, etc. », une équipe de journalistes belges s’étaient également penchés sur la couverture médiatique très favorable à François Hollande pendant les primaires socialistes de 2011. Les exemples du parti pris des médias réputés neutres et pluralistes ne manquent pas.

Qui peut juguler les fake news ?

Le principal terreau de propagation des fake news serait internet. C’est pour cette raison que des acteurs du net se sont saisis du sujet. Et pas n’importe lesquels puisqu’il s’agit des plus gros acteurs, les « Géants du Web » ou GAFA. Google et Facebook se sont associés pour lancer l’outil Cross Check en partenariat avec plusieurs médias (France 24, Le Monde, Libération). Google et Facebook ont en outre altéré leurs algorithmes pour mieux juguler les fake news. Le réseau social de Mark Zuckerberg a également décidé d’interdire de publicité les pages Facebook accusées de relayer régulièrement des fake news. Un fonds de recherche financé entre autre par Facebook, Craiglist et la Fondation Ford a été lancé. Quelle est la légitimité démocratique de ces grandes multinationales du net pour filtrer ainsi l’information ? D’autant plus que ces multinationales s’allient avec des médias d’Etat ou appartenant à de grands empires industriels. Certains y voient déjà de possibles censures politiques. Suite aux modifications des algorithmes de Google, les références de recherche depuis ce moteur de recherche quasi hégémonique vers le World Socialist Web Site, édité par le comité de la Quatrième Internationale (trotskiste) ont chuté vertigineusement. Dans un autre registre, Twitter a décidé de son côté de priver les médias russes Sputnik et Russia Today de toute publicité au motif de leur ingérence présumée dans les dernières élections présidentielles états-uniennes.

« Définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » (Fabrice Epelboin)

La commissaire européenne chargée du numérique aurait également depuis l’an dernier, dans ses cartons, un projet de création d’un comité d’experts pour lutter contre la désinformation en ligne et faire pression sur les GAFA et autres acteurs du net. Fabrice Epelboin, spécialiste des médias sociaux et enseignant à Sciences Po y voit un danger pour la liberté de presse et d’expression en ligne : « définir ce qui est une vraie information et une “fake news” relève déjà de la censure, d’autant plus que ce serait chapeauté par une autorité politique et délégué à des algorithmes non-européens, en l’occurrence Facebook et Google principalement. » Au début de l’année, Emmanuel Macron a, quant à lui, annoncé lors de ses vœux à la presse, une loi contre les « fake news », remettant ainsi le sujet sur le devant de la scène. La France n’est pas la seule puisque l’Italie et le Brésil sont également en train de mettre en place des mécanismes de contrôle des fausses nouvelles en mobilisant les services de la Police. Plus inquiétant encore :  le journal en ligne The Intercept nous apprend que Facebook avait supprimé certains comptes à la demande des gouvernements israélien et états-unien.

La chasse aux fake news ou le cache-sexe d’une opération de reconquête menée par les médias dominants ?

Pour les historiens Robert Zaretsky (Université de Houston) et Robert Darnton (Université d’Harvard), les « fake news » font partie du discours politique depuis l’Antiquité. Plus proches de nous, ils citent en exemples les labelles ou les « canards » sous l’Ancien Régime. Pourquoi ce phénomène devient-il aujourd’hui une préoccupation majeure ? Peut-être faut-il y voir la tentative d’allumer un contre-feu au moment où la côte de confiance des médias auprès des citoyens est au plus bas. Le baromètre TNS-Sofres pour La Croix, publié annuellement depuis 1987, révèle par exemple une baisse constante, malgré une embellie dans la dernière enquête, même si les méthodes d’enquête sont contestables. En tout cas, la chasse aux fake news est en passe de devenir une sorte de label qualité pour les médias dominants. Rien de mieux pour se relégitimer auprès du public. L’été dernier, dans une bande-annonce diffusée sur les chaînes du groupe Canal + (Bolloré), Yves Calvi faisait la promotion de « L’info du vrai », la nouvelle émission « access » de la chaîne cryptée qui remplace le Grand journal : « A l’heure des fake news, deux heures de vraie info quotidienne pour comprendre l’actu, c’est vraiment pas du luxe. » Le Figaro a quant à lui publié début novembre un article de fond au titre on ne peut plus affirmatif : « les médias traditionnels, remparts contre les fake news ». Aussi, certaines parties prenantes de cette chasse aux fake news – géants du net et grands cartels médiatiques – ont dernièrement noué de juteuses alliances stratégiques et se tiendraient, comme qui dirait, par la barbichette comme l’a bien décrypté Mediapart dans un article de décembre dernier intitulé “Comment Facebook achète la presse française“. Peut-être les relations ténues d’interdépendance qu’ils entretiennent expliquent-elles l’intérêt qu’ils ont à se serrer les coudes face à la montée des médias alternatifs et au discrédit qui frappe les médias installés.

ACRIMED / Le Monde diplomatique – dernière mise à jour : octobre 2017

Aussi, les fake news sont une polémique bien commode pour évacuer le débat urgent et nécessaire autour de l’indépendance des médias. Dans son livre « Main basse sur l’information », Laurent Mauduit, cofondateur de Mediapart, fait un constat alarmant de l’état de la presse 70 ans après que le programme du CNR a proclamé l’exigence démocratique d’une « presse indépendante de l’Etat et des puissances d’argent ». 80% à 90% des médias privés sont aujourd’hui détenus par une poignée de grands milliardaires (Martin Bouygues, Patrick Drahi, Xavier Niel, Arnaud Lagardère, Bernard Arnault, Serge Dassault, Vincent Bolloré). La concentration n’a jamais été aussi forte et le pluralisme aussi menacé. Laurent Mauduit parle d’une double normalisation « économique et éditoriale », suivie par le service public, et d’un musèlement de la presse par les milliardaires. Il rappelle notamment le licenciement abusif d’Aude Lancelin de l’Obs (journal alors détenu par le trio Pigasse-Niel-Berger) ou encore la censure d’un reportage sur l’évasion fiscale et le Crédit Mutuel par Vincent Bolloré, le patron du groupe Canal +. Cette semaine, une vingtaine de médias et de nombreux journalistes ont d’ailleurs signé une tribune pour dénoncer les pressions exercées par le même Bolloré alors que s’ouvre un procès que le magnat a intenté contre trois journaux et les ONG Sherpa et ReAct. En matière d’information, le combat pour une presse libre et indépendante des grands intérêts industriels et financiers n’est-il pas la véritable urgence démocratique du moment ?

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