« Nous voulons une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique » – Entretien avec Lilith Verstrynge

Lilith Verstrynge

Alors que le gouvernement espagnol dirigé par le socialiste Pedro Sánchez affiche une politique ambitieuse sur le plan social ces dernières années, notamment grâce à ses partenaires de la gauche radicale, les élections municipales du 28 mai dernier en Espagne ont été marquées par une percée de la droite. Un temps divisée entre Podemos et Sumar, nouvelle formation menée par la charismatique ministre du Travail Yolanda Díaz, la gauche espagnole a finalement trouvé un accord de rassemblement le 9 juin dernier. Cet accord, obtenu à l’issue de dures négociations, devrait permettre d’éviter que la droite n’obtienne la majorité absolue aux élections générales convoquées le 23 juillet prochain par le chef du gouvernement. Dans ce contexte, nous nous sommes entretenus avec Lilith Verstrynge, ancienne directrice de la rubrique Politique du Vent Se Lève, désormais secrétaire d’État à l’Agenda 2030 au sein du gouvernement espagnol et secrétaire à l’organisation de Podemos. Elle figure également sur la liste présentée à Barcelone par Sumar-En Comú Podem. Dans cet entretien, elle revient sur la situation politique espagnole, le bilan social du gouvernement Sánchez, sa fonction au sein du gouvernement, les élections à venir ou encore les relations franco-espagnoles.

LVSL – La dernière réforme des retraites espagnole a fait l’objet d’un vif débat d’interprétation en France, dans le contexte de la contre-réforme portée par le gouvernement d’Élisabeth Borne. Si les opposants à ce projet ont pointé du doigt le sens progressiste de l’exemple espagnol et le fait qu’il existait d’autres solutions de financement – avec notamment une mise à plus forte contribution des hauts revenus et des entreprises –, l’exécutif et ses relais médiatiques ont au contraire insisté sur l’âge de départ à 67 ans, sans préciser que le nombre d’annuités nécessaire de l’autre côté des Pyrénées était fixé à 37 ans, soit 6 ans de moins que chez nous. Quel regard portez-vous sur ce débat ?

Lilith Verstrynge – Je pense qu’il ne faut pas tirer de conclusions définitives sur les spécificités de chaque système de retraite. En effet, les institutions de protection sociale sont le résultat d’évolutions historiques, notamment du rapport de force politique et de l’état de la lutte des classes. En ce sens, on sait que la France a toujours été à l’avant-garde dans la lutte pour les droits des travailleurs. C’est le mouvement ouvrier qui, à travers ses luttes, a permis le développement de ces systèmes toujours complexes et comportant de nombreuses variables, avec des caractéristiques propres à chaque pays et à chaque période. Dans ce développement historique, les organisations de la classe ouvrière ont donné la priorité à certaines luttes par rapport à d’autres, souvent pour des raisons circonstancielles qui ne peuvent donc être extrapolées à d’autres contextes.

« Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. »

Pour autant, il est évident que dans la période qui est la nôtre, en Europe, l’un des enjeux de la lutte contre le néolibéralisme est précisément cette question des retraites. En Espagne, tant en 2010 qu’en 2013, les gouvernements en place ont affaibli le système de retraite. Dans le contexte actuel, avec un gouvernement plus favorable aux revendications populaires, nous avons réalisé une petite avancée en mettant davantage à contribution les plus riches pour qu’il n’y ait pas de baisse des prestations. L’une des autres motivations de ce choix était de faire en sorte que le système soit pérenne afin qu’il ne pénalise pas les jeunes mais qu’il repose sur ceux qui ont le plus d’argent.

Pour la première fois en Espagne, un gouvernement, dans un contexte de crise, n’a pas choisi l’austérité et les coupes budgétaires dans les droits sociaux. Cela fait partie de la même bataille que les citoyens français ont mené dernièrement contre la réforme d’Emmanuel Macron. Depuis l’Espagne, et notamment depuis Podemos, nous avons suivi de près les manifestations en France et nous pensons qu’il est injuste et antidémocratique que Macron applique une réforme contre la souveraineté populaire et la volonté des Français. Nous espérons que cette réforme sera tôt ou tard abandonnée. Les luttes des pays voisins et frères sont également importantes pour que notre pays continue à mener une politique en faveur de la promotion des droits sociaux.

LVSL – Comme vous l’avez souligné, la politique sociale ambitieuse menée en Espagne depuis le retour au pouvoir de la gauche en 2018 autour de Pedro Sánchez, tranche avec celle menée par Emmanuel Macron en France depuis 2017, voire avec le social-libéralisme qui avait marqué le quinquennat Hollande. Quelles ont été les grandes réalisations sociales de ce gouvernement et comment expliquer deux orientations aussi différentes de la social-démocratie de part et d’autre des Pyrénées ?

L. V. – De nombreuses mesures concrètes peuvent être citées. Dans la politique des droits sociaux, par exemple, nous avons parcouru un long chemin dans le développement de ce que l’on appelle le quatrième pilier de l’État-providence, qui englobe toutes les politiques de la dépendance. Ce sujet était jusqu’alors très peu développé en Espagne et nous avons réussi à beaucoup avancer dessus. Du point de vue de la législation sur le travail, ce gouvernement a été le premier depuis la mort de Franco [en 1975, NDLR] à adopter des lois sur le travail qui ont fait avancer significativement les droits des classes laborieuses.

En plus de ces mesures structurelles, au cours de la dernière législature, et en réponse à la crise pandémique et à la guerre en Ukraine, nous avons développé ce que l’on a appelé le Bouclier social. Nous avons essayé de faire en sorte que, dans une situation de besoin, l’État protège et défende les classes populaires. Pour cela, nous avons réalisé de nombreuses mesures comme le plafonnement des loyers, les aides directes, la limitation du prix de l’énergie, le subventionnement des transports en commun… Toutes avec la même logique : il faut que les citoyens voient que, face à une crise comme celle que nous avons vécue, l’État est capable de contrôler le marché et d’intervenir quand cela s’avère nécessaire.

De grandes lois sur l’égalité entre les hommes et les femmes ont également été appliquées, ainsi que des lois plus directement féministes : la loi sur l’avortement – qui assure l’avortement libre et public dans toutes les communautés autonomes –, la « loi trans » et sur les droits des personnes LGBTQI+, ou encore la loi sur le consentement sexuel.

« Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme. »

Je crois que le facteur fondamental qui permet d’expliquer la différence entre l’orientation progressiste du gouvernement espagnol et celle du reste des gouvernements européens est la présence de Podemos au sein du gouvernement. En tant que force issue de la mobilisation sociale et reposant sur une forte contestation du système, la question d’entrer ou non au gouvernement a toujours été au centre de nos réflexions stratégiques. Malgré le fait que certains de nos alliés ne l’ont pas forcément vu du même œil, à Podemos, nous avons toujours pensé que la seule façon de changer certaines choses était de participer au gouvernement. Depuis, je crois que nous l’avons prouvé. Aujourd’hui, sur le plan social, le gouvernement espagnol mène une politique plus ambitieuse que le reste des gouvernements européens et constitue la preuve qu’il est possible d’aller au-delà du néolibéralisme, lorsqu’il s’agit de faire de la politique.

LVSL – Le gouvernement de coalition constitué autour de Pedro Sánchez regroupe les socialistes du PSOE et d’autres forces politiques de gauche radicale, comme les communistes et Podemos, dont vous êtes secrétaire à l’organisation. Quel est aujourd’hui le rapport interne aux forces de gauche en Espagne ? Où en sont par ailleurs les débats autour du populisme de gauche en Espagne, pays où il fut particulièrement puissant ?

L. V. – La gauche en Espagne vit un moment de transition et de recomposition après avoir fait l’expérience du gouvernement. C’est la première fois depuis la Seconde République [de 1931 à 1939, NDLR] que des forces politiques à la gauche de la social-démocratie accèdent à l’exécutif. En ce sens, nous devons intégrer cette expérience dans nos organisations et dans nos stratégies afin de continuer à progresser au cours des prochaines années.

Dans ce contexte, je pense qu’il existe un consensus général sur le fait que la participation au gouvernement est quelque chose de positif. Ce gouvernement est un franc succès, puisque c’était un pari politique de Podemos. C’est important car, comme je l’ai dit, il y a quatre ans, Podemos était pratiquement la seule force à rechercher du gouvernement de coalition. Il est donc satisfaisant que notre hypothèse d’alors soit désormais partagée par l’ensemble de notre espace politique.

Au-delà de ce consensus, la plus grande différence repose sur le fait que certains croient que nous ne pouvons pas dépasser les limites mêmes du Régime de 1978 [instauré au moment de la Transition démocratique, NDLR], et que nous sommes donc destinés à faire une « meilleure social-démocratie » que le PSOE. D’autres partis, comme Podemos, pensent au contraire qu’il est possible de surmonter certains « verrous » institutionnels qui persistent. En ce sens, depuis Podemos, nous sommes fortement engagés dans l’alliance avec les forces de l’Espagne plurinationale, en particulier Esquerra Republicana de Catalunya [la Gauche républicaine catalane, NDLR] et Euskal Herria Bildu [coalition nationaliste basque de gauche, NDLR] pour faire avancer le projet plus large d’une Espagne républicaine, plurinationale et démocratique.

LVSL – Vous êtes également membre du gouvernement espagnol, plus précisément secrétaire d’État à l’Agenda 2030, depuis juillet 2022. Quel est votre rôle et en quoi consistent plus précisément vos fonctions ?

L. V. – L’Agenda 2030 synthétise les grands objectifs de l’humanité face à la transformation de notre monde. C’est un document long et contradictoire, mais qui reprend certains des enjeux pour lesquels les mouvements sociaux se battent depuis des décennies : la justice climatique, la réduction des inégalités mondiales, un niveau minimum de développement social pour l’ensemble de l’humanité ou encore l’égalité entre les hommes et les femmes. En ce sens, je crois que l’existence d’un engagement international autour de ces objectifs constitue déjà un acquis en tant que tel.

Au sein du gouvernement espagnol, je suis donc chargée de l’application de ces objectifs dans notre pays, tout en étant garante de la souveraineté de ce dernier. Nous avons développé une stratégie autour de huit grands axes de transformation qui feraient de l’Espagne un pays durable, avec moins d’inégalités et un système de production plus avancé. Mon rôle est donc de coordonner toutes les politiques publiques du gouvernement espagnol afin qu’elles fonctionnent de manière cohérente avec ces objectifs.

LVSL – L’Espagne apparaît comme une société extrêmement fracturée, notamment sur la question territoriale et identitaire. L’émergence de Vox à l’extrême-droite, les remises en cause de la nouvelle loi sur la mémoire historique et les crispations autour des nationalismes périphériques ont réinterrogé en profondeur les fondements de la monarchie constitutionnelle espagnole, hérités de la Transition démocratique. Dans de telles conditions, comment faire émerger un projet de société majoritaire et en même temps progressiste en Espagne ? Les aspirations à une Espagne républicaine progressent-elles dans la société ?

L. V. – Pour répondre à cette question, il faut déplacer notre regard du présent et analyser le temps long. Il y a dix ans, l’Espagne vivait dans une révolte permanente. Chaque jour, il y avait des mobilisations, la désobéissance civile était devenue fréquente sur des questions telles que les expulsions et la majorité de la population critiquait très fortement la politique néolibérale et ses implications économiques. C’est ce contexte qui a permis à un mouvement comme Podemos d’émerger comme option politique jusqu’à s’imposer dans le gouvernement.

« La volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne. »

Il est vrai que les choses ont changé et que désormais, nous sommes confrontés à un mouvement inverse. Toutefois, la volonté de transformation dans un sens démocratique reste très importante en Espagne, notamment autour de questions clés. Par exemple, une enquête publiée le 10 avril dernier a montré que 75% de la population estime que le prix de location des logements devrait être plafonné. Face à des campagnes médiatiques massives contre de telles mesures, il existe toujours une opinion majoritaire prête à intervenir sur le marché pour garantir le droit au logement.

C’est précisément en partant de ce type de questions, qui sont idéologiquement transversales mais qui montrent qu’il existe dans notre pays une base solide opposée au néolibéralisme, que nous pouvons construire cette majorité progressiste qui dépasse les limites du système actuel et créer autre chose de plus juste et démocratique.

LVSL – La défaite électorale de la gauche aux dernières municipales et la convocation surprise d’élections générales pour le 23 juillet par Pedro Sánchez ont suscité de nombreux débats stratégiques à gauche. Comment analysez-vous ces résultats ?

L. V. – En 2021, Pablo Iglesias s’est présenté aux élections régionales à Madrid. Le 5 mai, il a annoncé publiquement qu’il quittait la vie politique. Il a pris sa décision après une analyse rigoureuse à travers laquelle sa personne politique était devenue le bouc émissaire mobilisateur de la pire droite de notre pays. Podemos, mais en particulier Pablo Iglesias, font l’objet de persécutions depuis des années dans les médias mais aussi politiquement et judiciairement. Au fil du temps, progressivement, cela a laissé une trace de stigmatisation dans notre organisation politique et chez nombre de ses dirigeants.

Quand Pablo a abandonné la politique, il l’a fait avec un projet pour la gauche. Un processus de renouvellement, une succession. D’un côté, une nouvelle direction à la tête de Podemos avec des femmes comme Ione Belarra, actuelle secrétaire générale, Irene Montero, secrétaire politique, Isa Serra, porte-parole et Idoia Villanueva, responsable internationale. De l’autre, une démarche de leadership externe à notre organisation politique, représentée par Yolanda Díaz. La feuille de route était l’unité des forces de gauche que les conflits internes et la réalité territoriale de notre pays avaient auparavant désunies ou n’avaient pas réussi à unir.

« La désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. »

Lors des dernières élections régionales et municipales, Podemos a suivi cette feuille de route en essayant de parvenir à un maximum d’accords d’unité au niveau régional et municipal. Certaines forces politiques telles que Compromís ou Más Madrid ne voulaient pas de candidatures unitaires. En 2015, ce type d’accords avait été une condition nécessaire de notre victoire dans la plupart des grandes villes d’Espagne, notamment Barcelone et Madrid. Cette fois-ci, la désunion nous a pénalisés électoralement puisque l’électorat progressiste considère que l’unité de notre espace politique est essentielle. Cela a donc provoqué de la désaffection voire de l’abstention.

Bien sûr, d’autres raisons permettent de comprendre ce résultat. L’Espagne n’est pas exempte de la réalité européenne et internationale, de la prolifération de gouvernements de droite et d’extrême droite. Le gouvernement espagnol, avec le PSOE et Podemos à l’intérieur, a également été le gouvernement qui a dû gérer une pandémie inédite et les conséquences de la guerre en Ukraine. Cette gestion, bien que progressiste et protectrice de l’État contre le marché prédateur, a fait des ravages électoraux sur ces deux formations politiques.

Les niveaux d’abstention ont été très élevés à gauche tandis que les électeurs de droite ont considéré ces élections régionales et municipales comme une sorte de référendum contre le gouvernement central. Celui-ci a été dirigé par Isabel Díaz Ayuso, à la tête du Parti populaire de Madrid et qui est aujourd’hui le principal instrument idéologique de la droite espagnole.

La convocation quasi immédiate d’élections générales par Pedro Sánchez, 24 heures seulement après ces résultats, visait à générer un choc de mobilisation au sein de l’électorat progressiste, mais aussi à capter ce vote au profit de son organisation politique, le Parti socialiste, en tant que vote utile contre une droite très organisée. Sanchez a ainsi renoncé à mettre en valeur le gouvernement progressiste et ses alliances. Au contraire, Podemos essaie de faire comprendre au PSOE depuis des mois qu’en revendiquant l’action de notre alliance gouvernementale progressiste et de la majorité plurinationale au Congrès des députés (avec Bildu et ERC), il serait possible d’assurer un deuxième gouvernement progressiste. 

LVSL – Finalement, un accord électoral a été trouvé sur le fil entre Podemos et Sumar. Pouvez-vous revenir sur les enjeux de cet accord et sur les perspectives pour la gauche dans ces élections ? La victoire annoncée de la droite réactionnaire est-elle inéluctable ?

L. V. –
Podemos et Sumar ont récemment signé un accord de coalition électorale. Un accord qui n’a pas été facile à accepter puisqu’il impliquait le veto politique d’Irene Montero, numéro 2 de notre organisation politique et actuelle ministre à l’Égalité. De notre point de vue, ce veto est une erreur politique et un message dangereux pour la société, qui a à voir directement avec la volonté de discipliner politiquement le féminisme. Irene Montero, depuis le ministère à l’Égalité, a promu les droits de tous. Avec ce veto, on concède en quelque sorte que l’extrême droite, qui a construit une bonne partie de sa position politique contre les politiques du ministère à l’Égalité et spécifiquement contre Irene Montero, a raison.

Malgré cela, nous allons nous présenter aux élections législatives avec Sumar, car dans le cas contraire, nous aurions facilité la tâche de la droite et de l’extrême droite qui auraient pu obtenir la majorité absolue. On peut donc encore éviter un gouvernement de PP et de Vox en Espagne, notamment grâce à cet accord responsable. Et malgré tout, Podemos continuera à travailler à la reconduction d’un gouvernement de coalition progressiste.

LVSL – Le 19 janvier dernier – lors de la première journée de mobilisation contre sa réforme des retraites –, Emmanuel Macron a rendu visite à Pedro Sánchez à Barcelone pour le 27ème Sommet franco-espagnol. Où en sont les liens et la coopération entre nos deux pays ? Le Traité de Barcelone signé à cette occasion va-t-il changer grand-chose ?

L. V. – Il est tôt pour le définir. Dans le moment que nous traversons, où les équilibres classiques de l’UE ont été rompus par la guerre en Ukraine, tous les États jouent des cartes différentes. C’est ce qu’a essayé de faire Macron avec Mario Draghi en Italie, bien que cette voie ait été stoppée par la victoire de Giorgia Meloni. Désormais, en partie à cause de la crise énergétique, il semble que l’Espagne soit un nouveau partenaire stratégique pour la France, puisqu’elle pourrait être une voie d’entrée privilégiée pour le gaz algérien ou l’hydrogène vert.

« Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine. »

En tout cas, je crois que tant que les alliances se feront sur ce type d’intérêts conjoncturels et non sur des visions partagées de l’Europe, elles ne dureront pas. Nous sommes confrontés à la nécessité historique de réformer l’Union européenne. Nous devons être en mesure de poser des bases solides pour que l’Union soit autonome, souveraine et garantisse les droits des peuples concernés dans un monde qui va profondément changer dans les décennies à venir. Cela nous oblige à parler de l’OTAN et des limites qu’elle nous impose, mais aussi de ce que devrait être la relation avec la Chine ou de la manière dont nous accélérons la transition écologique dans toute l’Europe. Tels sont les grands enjeux qui doivent articuler la relation entre la France et l’Espagne.

LVSL – Vous ne cachez d’ailleurs pas vos liens avec notre pays, et la fascination que constituent à vos yeux l’histoire et la vie politique française. Pourriez-vous revenir sur votre parcours intellectuel et politique, ainsi que sur l’importance de la France dans ce parcours ?

L. V. – Tout d’abord, je suis franco-espagnole. J’ai eu la chance de pouvoir étudier en France, après avoir quitté l’Espagne à l’âge de dix-sept ans. J’ai été entièrement éduquée dans le système français, au Lycée français d’abord, lors de mon enfance en Espagne, et à l’université ensuite, en licence d’histoire à Paris-Diderot puis en master de sciences politiques et d’études européennes à la Sorbonne.

Mes références politiques et historiques sont profondément marquées par l’influence de la France, à commencer par la Révolution française et toutes les grandes figures révolutionnaires. Mon engagement politique a également commencé en France, avec la France insoumise, alors que je suivais par exemple le 15M [mouvement des Indignados né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011, NDLR] à distance.

J’ai donc la chance d’être liée à ces deux pays. La France m’a donné tout ce dont je dispose pour faire de la politique actuellement en Espagne. De tous ces outils, les valeurs républicaines et l’implication politique et sociale que j’ai forgées en France sont sans doute les plus enrichissants.

« La solution à la question catalane doit être politique » – Entretien avec Gabriel Rufián

Crédits : Amadalvarez

Gabriel Rufián est porte-parole de la Gauche républicaine catalane (ERC) au Congrès des députés de Madrid. Dans cet entretien, il revient avec nous sur son engagement en faveur de l’indépendance de la Catalogne et de la justice sociale, et plus largement sur la situation politique espagnole, marquée par une recomposition de la droite, un affaiblissement des forces progressistes et l’essor du parti d’extrême-droite Vox. Entretien réalisé par Lilith Verstrynge et Léo Rosell. Traduction de Sonia Bagués.

LVSL – Quel impact ont pu avoir les résultats des élections du 4 mai dans la recomposition des gauches comme des droites espagnoles ? Et plus concrètement pour le camp indépendantiste ?

Gabriel Rufián – Je crois que cette victoire n’est pas tant celle d’Ayuso comme figure politique en tant que telle, mais plutôt celle d’un courant politique représenté par une équipe qui sait parfaitement ce qu’elle fait avec elle, ce qu’elle est susceptible de représenter. 

Elle est surtout parvenue à ensauvager la droite. Cela démontre qu’aujourd’hui, Jesus Gil [homme d’affaires espagnol qui s’est fait connaître dans les années 1970-1980 pour ses frasques médiatiques et son franc parler, NDLR] cesserait d’être un clown médiatique qui sort d’un jacuzzi entouré de femmes, faisant l’idiot et étant très généreux, serait probablement maire d’une ville très importante. De fait il a déjà été maire de Marbella dans les années 1980, mais dans ce contexte, il pourrait se présenter dans des villes encore plus importantes. Il pourrait même être ministre, il pourrait avoir ici, 20, 25, 30, 35, 40, 52 députés… En définitive c’est la victoire de ce type de politique.

Pour autant, la gauche se tromperait, et de fait elle se trompe, en collant à Ayuso, Almeida et leurs affidés, l’étiquette d’histrions, de fous, qui ne sauraient pas très bien ce qu’ils font, et qui se seraient retrouvés là un peu par hasard. Non, ils savent parfaitement ce qu’ils font. La question la plus importante selon moi, et que je ne cesse de me poser depuis quelques temps déjà, est la suivante : comment se fait-il qu’il y ait autant de souris, autant de gazelles, qui écoutent voire qui votent pour ces chats ou ces hyènes ? Car de fait, ils sont nombreux.

Ce que l’on a toujours du mal à comprendre, ou plutôt ce qui mérite une réflexion profonde de la part de la gauche, c’est de savoir pourquoi quelqu’un qui vit à Usera, à Ciudad Lineal, à Carabanchel, à Vallecas [quartiers populaires de la région de Madrid, NDLR], vote Ayuso ou vote pour des partis dont les refrains sont si étranges et ringards, qu’il y a quinze ans, personne n’aurait imaginé qu’ils pourraient gagner avec ce type de slogans, comme « Le communisme ou la liberté ». 

Au fond, la question qu’il faut poser est la suivante : « Quel type de liberté offre la droite ? ». La liberté qu’offre la droite à la classe ouvrière, c’est la liberté de livrer des commandes en ligne à vélo ou bien à moto. Voilà la liberté qu’ils offrent, et pourtant ils parviennent à gagner des élections. Pourquoi ?

Sans doute parce que, depuis des décennies maintenant, à gauche nous ne faisons plus une politique de gauche. Il y a une méfiance vis-à-vis des prises de position et des étiquettes. De plus, je crois que l’on ne parle pas assez du rôle que la droite espagnole joue dans cet affaiblissement démocratique. Prenons un exemple : si l’extrême droite gagne, ou si elle est susceptible d’arriver au pouvoir dans un Lander, en Allemagne, ce n’est pas la social-démocratie allemande qui va l’en empêcher, mais Angela Merkel, qui est peut-être plus de droite qu’Ayuso, mais dont les racines de l’engagement sont antifascistes.

En Espagne, cela ne fonctionne pas comme ça. Ici, personne ne doute que des gens comme Pablo Casado [dirigeant du parti de droite conservatrice Partido Popular (PP) NDLR] ou Inés Arrimadas [dirigeante du parti libéral et unioniste Ciudadanos, NDLR] gouverneraient ou arriveraient au pouvoir dans n’importe quelle institution en négociant un accord avec le parti d’extrême droite néofranquiste qu’est Vox, tout le monde le sait. Cela représente une anomalie en l’Europe.

Dans notre pays, le fait que la gauche ne semble plus rien avoir de gauche, peu importe le drapeau derrière lequel elle se rassemble, et que la droite ne soit pas antifasciste, permet en grande partie de comprendre ce qui est en train de se passer. 

LVSL – Croyez-vous que cela aura des répercussions au niveau étatique et que cela pourrait également représenter un problème pour la Catalogne ?

G. R. – Pendant longtemps, il y a eu une forme de naïveté au sein de l’indépendantisme et des forces souverainistes. Certains me disaient : « Ne parle pas du fascisme, ne parle pas de Vox, cela ne sert à rien, c’est une affaire d’Espagnols. » Je répondais : « Eh bien moi, quand j’étais gamin à Santa Coloma, il y avait des fascistes, donc je pense que cela nous concerne aussi ». 

Depuis douze ou treize ans, Ciudadanos est né et a joué un rôle dans la vie politique en Catalogne. Aujourd’hui, sa version beaucoup plus sauvage et décomplexée qu’est Vox, a obtenu onze députés en défendant des positions particulièrement réactionnaires, au cœur même du Parlement catalan. Le fait que ce parti soit susceptible d’attirer beaucoup de personnes ici en Catalogne doit nous faire prendre conscience que le fascisme nous touche tous, qu’il s’est manifestement introduit dans beaucoup de strates de la société, et pire, parmi les classes populaires. 

LVSL – Quels sont les objectifs que l’indépendantisme estime avoir accompli depuis le début du procés ?  

G. R. – Que l’on parle de nous, déjà. Tout au long de l’histoire, de nombreuses personnes ont eu raison, mais ne sont pas parvenues à faire gagner leurs idées. De mon point de vue, je pense qu’il est raisonnable de vouloir que les conflits se règlent de façon politique, à travers les urnes tout simplement. On peut être contre l’indépendantisme, contre l’autodétermination de la Catalogne, mais si l’on est démocrate, on doit vouloir que la solution se règle par les urnes. Je crois que les personnes de bonne volonté dans ce pays, quel que soit leur vote ou leurs idées, savent que les conflits politiques ne se règlent pas à coups de matraque ou dans les tribunaux. 

Je pense aussi humblement que nous avons réussi, dans la continuité du travail déjà entrepris par Jordi Tardà [prédécesseur de Gabriel Rufián comme porte-parole d’ERC au Congrès des Députés, NDLR] pendant une décennie ici à Madrid, à transmettre durant les cinq dernières années ce doute à la gauche espagnole : « Qu’est-ce qui se passe ici ? Et s’ils avaient raison ? » Je pense que cela portera ses fruits dans un avenir proche.

Je suis bien conscient du fait qu’il y a beaucoup de gens en Catalogne qui sont indifférents aux symboles, comme l’estelada [drapeau indépendantiste catalan, NDLR], Els Segadors [hymne catalan, NDLR], L’Estaca [chanson de Lluís Llach, associée à la résistance catalaniste pendant le franquisme, NDLR], ou même qui ne parlent pas catalan. Ces personnes sont nombreuses, mais parmi elles, une large part a une sensibilité progressiste, des espoirs de changement.

C’est pourquoi nous essayons de susciter des débats, pas sur ces symboles qui ne touchent sûrement qu’une partie de nos concitoyens, mais sur ce qu’une majorité de gens partage malheureusement, à savoir la précarité, la misère, l’exclusion sociale, la lutte pour le féminisme, la lutte pour l’environnement. 

Je pense que remplir le drapeau d’un contenu, peu importe le drapeau en question, est toujours pertinent, surtout pour la gauche. 

LVSL – Inversement, dans quelle mesure le camp indépendantiste a-t-il échoué, et qu’aurait-il pu améliorer pour faire avancer davantage sa cause ? 

G. R. – Je pense que nous n’étions pas suffisamment conscients de ce que nous avions en face de nous. Je m’appuie sur les réflexions de celles et ceux qui ont mené ce combat en première ligne face à l’État central et qui sont pour cela en prison. Ils ont de ce fait beaucoup plus de temps que nous pour analyser les événements passés, et pour en tirer les leçons. Carme Forcadell par exemple s’est retrouvée en prison uniquement pour avoir permis, en tant que présidente du Parlement, qu’un débat parlementaire ait lieu sur la question de l’indépendance. Le fait que quelqu’un d’aussi respectable que Carme ait été mis en prison devrait en couvrir plus d’un de honte. 

De fait, je suis tout à fait d’accord avec elle lorsqu’elle dit que nous n’étions pas conscients de ce que nous avions en face de nous. Le pouvoir de l’État est énorme, l’impunité de l’État est énorme, la machine médiatique de l’État est immense, si immense qu’il peut parvenir à faire croire que les gentils sont ceux qui utilisent des matraques et les méchants ceux qui utilisent des urnes. Je dois avouer que nous n’en étions pas conscients, du moins à ce point-là.

Dès lors, la réflexion que nous devons mener a pour objet la prise de conscience que la confrontation sans moyens suffisants et avec un rapport de force objectivement désavantageux ne comporte que frustration, car il est voué à l’échec. Nous n’avons pas le choix d’essayer de gagner toujours plus de gens à notre cause. De convaincre encore et de convaincre toujours plus de gens. Je ne connais aucun domaine de la vie ni de la politique dans lequel la volonté d’en faire plus soit mauvais. Alors, celui qui estime qu’être plus nous affaiblit sous-entend par-là qu’il ne veut pas gagner. Ou alors qu’il ne veut pas faire gagner une cause mais qu’il veut gagner de manière sectaire et partisane. Nous, ce que nous voulons par-dessus tout, c’est que la cause gagne.

LVSL – Votre profil semble très singulier dans le catalanisme. Vous avez des origines andalouses et vous avez démarré la politique avec la formation Súmate, qui milite en faveur du vote indépendantiste auprès des catalans hispanophones. Cela prouve que le camp indépendantiste est aussi ouvert à toutes et à tous, et que les gens qui ne sont pas d’origine catalane peuvent aussi partager cette lutte. Pour autant, la population de Catalogne qui provient d’autres régions d’Espagne est un électorat qui apparaît plus favorable aux forces unionistes. Croyez-vous que les partis catalanistes devraient tenter de convaincre plus ces gens-là ? Et si oui, de quelle manière ?

G. R. – Tout d’abord, je voudrais commencer par rectifier quelque chose, ma présence ici n’a rien d’extraordinaire. Tout comme moi, il y a beaucoup de gens en Catalogne, presque la moitié de la population, qui sommes fils ou petits-fils d’Andalous, de Galiciens, d’Estrémègnes, de Castillans, de Canariens, etc. La Catalogne, pour des raisons évidentes, est un mélange de mélanges, et c’est pour moi un motif de fierté.

J’ai cherché à démontrer que les préjugés, l’étiquette qui colle à la peau des indépendantistes, était complètement réductrice et fausse, à savoir l’image d’un monsieur avec un béret catalan, avec la photo de Jordi Pujol [ancien président de la Generalitat de Catalogne, NDLR] et qui danse la sardane [danse catalane traditionnelle, NDLR] tous les samedis et dimanches. C’est comme l’idée que certains Catalans se font des Madrilènes, ou des Espagnols, à savoir des gens qui écoutent Federico Jiménez Losantos [journaliste de droite, NDLR], qui portent une carte du Real Madrid dans leur portefeuille et qui adorent les Sévillanes. Certes, il y en a des comme ça, mais pas tous, bien entendu.

Ensuite, il est vrai que l’indépendantisme comporte une minorité ethniciste, identitaire, y compris avec des positionnements très réactionnaires. Mais c’est une minorité. C’est la même chose avec l’espagnolisme, le nationalisme espagnol. Pour ces personnes, si tes arrière-grands-parents n’étaient pas tous catalans, tu ne peux pas être comme eux. Je pense que dans notre camp, nous qui sommes antifascistes et démocrates avant tout, nous devons montrer que cette minorité existe aussi, et combattre ses arguments. À plusieurs reprises, certaines formations politiques ont fait semblant de ne pas voir ce problème. Il est temps de mettre le sujet sur la table, en insistant sur le caractère politique et démocratique de notre engagement, qui ne peut pas se conjuguer avec une forme quelconque d’ethnicisme. 

Je pense que parmi les gens qui ont voté pour nous lors des dernières élections, une part non négligeable voterait non à l’occasion d’un référendum sur l’autodétermination de la Catalogne. Notamment des gens qui sont émus quand la sélection espagnole gagne une Coupe du monde. C’est l’idiosyncrasie de la cause, aussi du peuple catalan, et je pense que beaucoup de gens en Catalogne sont déçus par la gauche espagnole. 

Je crois que si la table de négociation comporte une nouvelle déception provoquée par la gauche espagnole, beaucoup de gens en Catalogne finiront par voter pour des listes indépendantistes. Pour des raisons idéologiques et non pour des raisons identitaires ou nationalistes, qui sont tout aussi honorables. En effet, beaucoup se diront : «  Je souhaite une rupture, je souhaite un changement, je souhaite une révolution. Quelle meilleure façon de le faire que par l’autodétermination et un vote sur la souveraineté de notre nation ? »

Je crois, par exemple, qu’après un référendum d’autodétermination en Catalogne, un référendum sur la monarchie ou la république en Espagne pourrait avoir lieu. Je veux dire que cela peut être le point de départ de bouleversements souhaitables dans le reste de l’Espagne, et beaucoup d’entre nous le faisons aussi pour ça. Celui qui croit que parce que tu défends le vote d’un statut politique en Catalogne tu es anti-madrilène, anti-galicien, anti-murcien ou anti-espagnol, se trompe terriblement. 

LVSL – On dit souvent que, du fait de son histoire, de son progressisme ou de ses aspirations républicaines, la Catalogne est la communauté autonome la plus « française » d’Espagne. Selon vous, quels sont les principaux liens entre ces deux territoires ?

G. R. – On m’avait dit que les plus francisés étaient les Basques, plus précisément ceux de Guipuzcoa et je peux en témoigner. Peut-être que ces liens peuvent se comprendre déjà en termes de proximité. Par exemple, je viens d’une ville, Santa Coloma de Gramenet, où la Feria d’avril est célébrée depuis 40 ans. J’y suis allé, j’y vais, j’adore ça. Quelqu’un pourrait dire : « Vous ressemblez aux Sévillans ». Je pense qu’en fin de compte, la Catalogne est un pays composé de régions différentes. Je pense qu’il y a beaucoup de gens qui pensent, qui ressentent les choses très différemment. Comme dans le reste de l’Espagne. 

Ce qui est vrai, c’est que je crois que l’arithmétique parlementaire et les possibilités politiques en Catalogne, sans dire que nous sommes meilleurs, sont très différents de ceux du reste du pays. Je peux vous donner un exemple qui parle de lui-même : la droite catalane parle de république. Je pense que rien que cela, c’est déjà une victoire de la part des républicains.

LVSL – Peut-être s’agit-il d’un lien avec la France ?

G. R. – Bien sûr, exactement. Des gens comme Josep Rull, Jordi Turull, Joaquim Forn, qui sont des gens « Convergente » [de l’ancien parti de centre-droit catalaniste Convergència, NDLR], sont idéologiquement très éloignés de nous. Pourtant, je me sens très proche d’eux. Parfois, je me sens plus proche de personnes comme Turull, qui a défendu la cause à laquelle il croit et qui est en prison pour cela, que de certains des grands gourous de la gauche espagnole. C’est donc sociologiquement compliqué à comprendre de l’extérieur, mais j’en suis très fier. 

La Catalogne a aussi d’énormes problèmes, bien sûr, avec des chiffres très élevés en matière d’exclusion sociale. Je crois aussi que nous voulons prendre en charge cette terrible réalité car entre le quotidien et nos rêves, il y a la « réalité ». Vouloir prendre en charge cette réalité, gérer cette réalité, surtout maintenant, ne change rien à l’importance de la cause indépendantiste. Nous ne sommes pas moins indépendantistes, moins républicains ou moins catalans en prenant en charge cette réalité sociale, peut-être même au contraire. Il est sans doute plus simple de continuer à twitter depuis son canapé. Tout le monde le fait et sait le faire. Ce qui est difficile, c’est de vouloir prendre en charge la réalité. Non seulement la gérer, mais aussi la transformer. Sinon, vous devenez un bureaucrate. Je crois que l’exercice de la responsabilité de toute la gauche passe par là, c’est-à-dire en prenant en charge la réalité parce que c’est un mensonge de dire que la droite gère mieux. La droite vole toujours mieux.

LVSL – En France, l’histoire contemporaine de l’État a été étroitement liée au centralisme jacobin, ce qui rend compliqué, pour de nombreux Français, de comprendre la dimension plurinationale de l’État espagnol et les revendications nationalistes des Catalans ou des Basques. Pour certains, le nationalisme catalan représente des valeurs de droite, de l’égoïsme fiscal ou des privilèges économiques. Que répondriez-vous à ces personnes ?

G. R. – Je leur dirais qu’on ne comprendrait pas l’histoire contemporaine de ces quatre-vingts, quatre-vingt-dix, cent, cent-cinquante dernières années, sans les processus d’autodétermination que l’Europe a connus. C’est comme cela. Je ne me considère pas comme un nationaliste, je me considère comme étant un républicain de gauche avant tout. On m’a appris que le droit à l’autodétermination est un principe de base de la gauche. Je respecte beaucoup les nationalismes humanistes qu’il y a eu et qu’il y a. Comparer par exemple la droite ou des positionnements conservateurs qui peuvent aller jusqu’à défendre le Parti populaire indique déjà que nous sommes en train de parler de traditions très distinctes. 

Cela dit, je me rappelle parfaitement la première fois où je suis allé à l’endroit qu’on appelle la Catalogne Nord. On y trouve des communes limitrophes entre la Catalogne et la France où de nombreuses personnes parlent le catalan. Un catalan très déterminé. Je me rappelle que des drapeaux français et catalans flottaient ensemble sur ces places de village. En Espagne, une personne qui se balade avec un drapeau catalan ou basque aurait des ennuis dans bien des villages et villes. Cette personne se ferait traiter de tous les noms. Je crois que l’Espagne n’a jamais bien cohabité avec sa pluralité.

LVSL – Dans le même temps, la répression judiciaire dont ont souffert certains dirigeants indépendantistes catalans a provoqué de la solidarité envers votre camp, y compris en France. Depuis le Congrès des députés, ERC, votre parti, s’allie à d’autres partis territoriaux mais aussi avec des forces de gauche qui se sont prononcées comme étant contre l’indépendance et même contre le référendum. Pensez-vous qu’il est toujours possible de trouver une solution politique pour résoudre la crise territoriale et la question de la Catalogne ? Quelle solution privilégiez-vous ?

G. R. – C’est notre travail. Nous ne parlons pas ou nous ne voulons pas parler avec, dans ce cas précis, le PSOE, parce que nous en sommes tout l’opposé. Nous misons sur cette arithmétique gouvernementale progressiste, la plus progressiste que l’État espagnol puisse offrir en tout cas. Pour nous, c’est une bonne nouvelle que Unidas Podemos puisse être au gouvernement espagnol. J’ai vu, j’ai entendu et j’ai été fier des positionnements très courageux de la part de Pablo Iglesias par exemple. Je dois dire qu’ils ont été beaucoup plus courageux que En Comú Podem, leurs homologues catalans. Je ne le dis pas de gaieté de cœur, j’aurais adoré que ce soit différent mais c’est ainsi. 

Cependant, il est vrai que pour le moment, surtout de la part du PSOE, ce ne sont que des belles paroles que nous avons trouvées. Mais nous faisons ici nôtre le reflet de la gauche souverainiste abertzale [nationaliste basque, NDLR], peu suspecte d’être un traître à la patrie. Je pense que des gens comme Arnaldo Otegui le disent très clairement : il y a une fenêtre d’opportunité. Tout le monde dans ce pays sait, même ceux qui disent être contre le savent, que la solution à la question catalane passe par le dialogue : cette solution doit être politique. Nous n’allons pas disparaître, pas plus évidemment que les centaines de milliers de personnes qui votent pour nos formations politiques.

Cela nous oblige à faire notre travail, à dialoguer et à faire de la politique. Si quelqu’un a une meilleure idée, qu’il le dise. Nous sommes tout ouïe. Il est évident que le 1er octobre a été le point de départ de beaucoup de choses, mais pas la fin de quoi que ce soit. La voie à suivre pour l’indépendantisme est celle de la politique.

LVSL – Ces dernières semaines, les négociation pour former un nouveau gouvernement catalan ont été conflictuelles et incertaines au sein de l’alliance indépendantiste classique Junts / ERC / CUP. En fin de compte, ils sont parvenus à un pacte pour éviter de devoir répéter les élections. Cette négociation difficile aurait-elle pu générer des conflits profonds dans le camp indépendantiste ou signifie-t-elle, au contraire, l’opportunité de négocier ou de dialoguer en d’autres termes ?

G. R. – Je me souviens avoir dit à des camarades d’Unidas Podemos que nous étions bien-sûr en cinquième position dans la coalition électorale. Eux étaient en première ou deuxième position. Nous leur avons dit : « Attendez, vous avez encore du chemin à parcourir ».

Nous avons battu la droite. Il est toujours difficile de vaincre quelqu’un qui a eu tant de victoires et qui croit que le pays lui appartient, car c’est difficile à assimiler. Quand je parle de la droite, je fais référence à une partie de Junts, de cette famille, parce qu’il est vrai que nous devons reconnaître qu’il y a beaucoup de sensibilités dans cet espace. Mais il y en a une partie, composée de l’ancienne Convergència, qui a toujours gagné. Je ne dis pas cela comme une critique, mais comme un témoignage du fait que nous avons battu ces personnes et que c’est toujours difficile à assimiler pour elles.

Que cela nous plaise ou non, selon moi, nous devons nous mettre d’accord. Les différences que nous avons avec les traditions qui occupent l’espace de Junts sont énormes, mais c’est aussi l’avenir de la politique, du pacte indépendantiste que nous avons conclu avec ces personnes. J’aimerais aussi que les Comunes [membres d’En Comú Podem, NDLR] entrent dans l’équation, qu’ils soient plus importants. Je suis convaincu que l’avenir de la Catalogne dépend des accords avec eux.

L’accord avec la CUP me semble aussi très important. Je crois que, bien que je sois d’accord avec nombre des positions de la CUP, elle a toujours été un facteur de distorsion de la politique catalane au cours de ces dernières années. Je dis cela avec énormément de respect et d’affection, mais le fait que cela ait changé, qu’ils soient beaucoup plus impliqués dans la construction et dans le parlementarisme catalan, est très positif. Des personnalités comme Mireia Vehí et Albert Botran jouent un rôle très important. Cee sont des parlementaires qui font un travail extraordinaire. Nous devons continuer dans cette voie, c’est-à-dire en nous unissant.

Pour autant, rien ne sera facile parce que nous sommes tous très différents. Je me souviens très bien de débats très animés avec des collègues comme Xavier Domènech [ancien dirigeant d’En Comú Podem, NDLR], avec qui nous nous sommes entretués politiquement, alors que nous entretenons maintenant de très bonnes relations. Je regrette beaucoup de choses parce que nous n’avons pas pu nous comprendre davantage quand il était là, lorsque nous en avions l’occasion. Pendant longtemps, il nous a reproché notre accord avec Junts, et je lui disais d’attendre car pour pouvoir changer les choses, il fallait réaliser des alliances avec des gens très différents, en l’occurrence le PSOE. Aujourd’hui, nous sommes confrontés aux mêmes contradictions. L’avenir dépendra de notre capacité à les résoudre, toujours avec le même objectif de faire gagner notre cause et de changer la réalité sociale de la meilleure façon possible. C’est ce à quoi nous travaillons.

Le pari manqué de Más País

Íñigo Errejón pendant le meeting de Más País à Valence. ©Bruno Thevenin

Dans un contexte de tension maximale sur la question catalane, les élections espagnoles du 10 novembre sont venues confirmer la fragmentation du champ politique en Espagne. Avec 52 sièges dont 28 de plus gagnés à ces élections, l’extrême droite fait une nouvelle percée et est désormais la troisième force du Congrès. Parmi les acteurs perdants, Ciudadanos, l’équivalent de la République en Marche, a subi un revers cinglant et perd 47 députés. Mais il y a aussi Más País et Íñigo Errejón, qui rate sa tentative de recomposition politique et de perturbation du scénario initial de ces élections en obtenant seulement 3 députés. Ce revers est amplifié par la formation probable d’un gouvernement de coalition entre le PSOE et Podemos. Analyse.


À la fin du mois d’août et au début du mois de septembre, le contexte politique était porteur pour Más País et Íñigo Errejón. Après les élections du mois d’avril, le PSOE et Podemos s’étaient avérés incapables de trouver un accord pour former un gouvernement. Pedro Sanchez était alors persuadé qu’en cas de nouvelles élections le PSOE sortirait renforcé, et qu’il fallait donc mener les discussions avec Pablo Iglesias d’une main de fer. De son côté, le leader de Podemos a cherché à pousser son avantage au seul moment où un accord était à portée de main, soit au mois de juillet, et a donc tout fait capoter. L’incapacité des deux dirigeants à offrir un gouvernement aux Espagnols après trois élections en quatre ans pavait la voie pour qu’un outsider émerge à gauche et vienne bousculer le panorama politique en renouant avec la transversalité. De fait, lorsqu’Íñigo Errejón se lance fin septembre, sa candidature rencontre un écho important et bénéficie d’intentions de vote qui frôlent les 8% bien qu’il ne se présente que dans un tiers des circonscriptions, ce qui présageait un très bon score dans celles-ci. Plusieurs éléments conjoncturels sont venus refermer la fenêtre d’opportunité pour l’ex-stratège de Podemos, auxquelles se sont ajoutées des difficultés organisationnelles et budgétaires. Le bon départ de la campagne a notamment été arrêté net par la défection de la médiatique numéro 2 d’Errejón, Clara Serra, opposée au fait de présenter des listes en Catalogne.

Les circonscriptions dans lesquelles Más País s’est présenté.

L’impréparation de Más País, sa faiblesse organisationnelle et son impasse stratégique

Je peux d’autant mieux revenir en détail sur cette impréparation que je l’ai vécue de l’intérieur lors des trois semaines que j’ai passé en Espagne pour les élections. La campagne de Más País a été réalisée avec des moyens dérisoires. Tout d’abord, son budget était très faible, de l’ordre de 300 000 euros, alors que les formations nationales dépensent en moyenne 5 millions d’euros dans ce type de campagne. Pour donner un ordre de grandeur, Podemos a dépensé 1,2 millions d’euros en publicité sur Facebook, soit quatre fois le budget global de la campagne de Más País. Ensuite, le dispositif était complètement sous-dimensionné : l’organisation ne disposait que d’une trentaine de cadres auxquels s’ajoutait un ancrage militant particulièrement faible et désorganisé. Enfin, la stratégie préparée n’était pas assez étoffée et n’aura pas résisté à la saturation du débat politique par le conflit catalan. En effet, deux lignes discursives dominaient la rhétorique de Más País. En premier lieu et en majeur, le discours du déblocage politique alors que les partis ont été incapables de se mettre d’accord pour former un gouvernement et conduisent donc le pays à une quatrième élection en quatre ans. En deuxième lieu et en mineur, le « pacte vert » pour faire entrer l’Espagne dans une transition écologique à la hauteur des défis qui attendent le pays d’Europe le plus exposé au changement climatique. Ces deux lignes discursives ont été développées au début de la campagne à partir d’une rhétorique consensualiste, sans dimension conflictuelle. Paradoxe absolu, le théoricien le plus abouti du populisme démocratique cherchait à incarner une ligne politique aseptisée et sans dimension destituante. Celle-ci était synthétisée par le slogan de campagne : « Desbloquear, avanzar, Más País » (i.e. littéralement « débloquer, avancer, plus de pays »)

Sur quelle hypothèse ce discours reposait-il ? Pour utiliser des termes laclauiens, l’hypothèse d’Íñigo Errejón était que le moment populiste était passé en Espagne, que le chômage s’était partiellement résorbé, que les institutions avaient retrouvé une partie de leur capacité à neutraliser les demandes frustrées parmi la population espagnole. L’Espagne serait entrée dans un « moment institutionnel », où la logique différentielle du politique, soit la gestion différentiée des demandes sociales qui s’expriment dans la société, primerait sur la logique de l’équivalence du politique, soit la dimension antagoniste du politique face au système en place. Dans ce type de contexte, dans les temps froids, il est en effet théoriquement plus pertinent de mobiliser une rhétorique institutionnelle et consensuelle que de construire une nouvelle identité politique à partir d’une logique populiste.

Ce raisonnement, aussi abouti et cohérent qu’il puisse être, faisait l’impasse sur un aspect central de la candidature d’Íñigo Errejón : sa position d’outsider. La rhétorique institutionnelle ne peut être mobilisée que par des acteurs déjà en place et à des niveaux dans les sondages qui leur permettent de capter la demande de stabilité et de retour à la normale. C’est d’autant plus le cas que tous les acteurs politiques fustigeaient le blocage du pays et prétendaient être le meilleur levier pour débloquer la situation. En tant qu’outsider, il est rigoureusement impossible d’émerger dans le panorama politique sans adopter une rhétorique de destitution du système en place.

Íñigo Errejón avait conscience de ce problème et un débat stratégique a eu lieu au sein de Más País. Débat auquel j’ai participé et qui visait à introduire de la conflictualité au sein des deux lignes discursives de la campagne. D’abord en ciblant avec plus de vigueur l’incapacité des partis à se mettre d’accord. Ensuite en accusant les élites politiques de ne pas avoir pris le train de la transition écologique et d’emmener le pays à sa perte. À ces deux lignes devait s’ajouter une dimension plus propulsive et positive à l’image de ce spot vidéo : redonner aux Espagnols la fierté d’appartenir à un pays à l’avant-garde de la transition écologique en Europe et fournir des emplois plus qualitatifs aux jeunes partis étudier et travailler à l’étranger. Face à l’impasse des premières semaines d’octobre et à l’explosion du conflit catalan, la ligne stratégique a été amendée dans ce sens, mais probablement trop tardivement, alors que la campagne était déjà devenue invisible.

Un dispositif réseaux sociaux obsolète et sans créativité

Le second problème de grande ampleur de la campagne de Más País a été la maigre qualité du dispositif mis en place pour la mobilisation en ligne. Cela s’explique à la fois par la faiblesse du budget pour lancer de grandes opérations de communication, mais aussi par la vieillesse du logiciel de l’équipe de communication sur les réseaux sociaux. En effet, Más País a mené une campagne en ligne sur le modèle de ce qui se faisait en 2015, au moment du lancement de Podemos. La chaîne YouTube d’Íñigo Errejón est en jachère, sa page Facebook n’a pas de ligne narrative et pêche en matière de désintermédiation, et son compte Twitter manque de spontanéité, en comparaison avec les nouvelles expériences émergentes dans le monde : Alexandria Ocasio-Cortez, Bernie Sanders, etc.

À l’inverse, Más País disposait d’une petite équipe de trois personnes très efficaces pour les relations presse et les passages TV. Sur ce plan, les choses ont été bien faites. Cependant, le déséquilibre entre le dispositif presse et le dispositif réseaux sociaux a rendu Íñigo Errejón captif de sa couverture presse, sans autres canaux de visibilité. Non seulement cela a coupé le candidat d’une partie de la population qui n’est pas touchée par la presse nationale, mais une fois que cette dernière s’est focalisée sur la crise catalane et sur les grands partis, l’exposition médiatique de la campagne d’Íñigo Errejón a été fortement réduite.

Comment la crise catalane a tué la candidature de Más Pais et propulsé l’extrême droite à 15%

Alors que la campagne était centrée sur l’incapacité des partis à se mettre d’accord pour former un gouvernement, un événement est venu chambouler l’élection et saturer le débat politique le 15 octobre : la condamnation des leaders catalans ayant participé à la tentative de sécession de 2017 à des peines de prison allant de 9 à 13 ans pour sédition et malversation. Ce jugement a immédiatement provoqué une réaction massive en Catalogne. Des centaines de milliers de manifestants se sont mobilisés, bloquant les routes. L’organisation secrète Tsunami Democratic a déclenché le blocage d’un aéroport. Les Comités de défense de la République ont envahi les rues de Barcelone et de nombreux affrontements ont eu lieu. Des scènes de violences, de barricades en feu et de voitures brulées ont scandé la campagne électorale pendant deux semaines, saturant complètement le débat politique sans qu’il soit possible d’aborder d’autres thématiques.

À titre de comparaison, l’effet de saturation provoqué par la réactivation de la crise catalane est du même ordre de grandeur que celui qu’avait eu l’attentat du Bataclan en France. Si les deux phénomènes sont de natures complètement différentes, ils ont la même fonction dans leur champ politique respectif : ils réactivent la logique de l’ennemi intérieur, autrefois incarné par l’ETA en Espagne. Les droites en font leur miel et hystérisent le débat, allant toujours plus loin dans le discours répressif. Le parti d’extrême droite, Vox, a par exemple proposé d’interdire tous les partis régionalistes et indépendantistes d’Espagne, ou de supprimer le régime des autonomies. Cette logique de l’affrontement et de polarisation croissante entre les forces indépendantistes catalanes et le reste de l’Espagne est alimentée des deux côtés par les partis qui ont intérêt à tendre la situation pour tirer les marrons du feu. Lors du débat électoral en présence des cinq grandes forces représentées au Parlement, il ne se passait pas deux minutes sans que la Catalogne soit évoquée, y compris lorsque le thème de la discussion était la politique économique et l’emploi.

Le chef de l’extrême droite espagnole, Santiago Abascal. ©Vox España

Ce contexte hystérique a eu deux effets : en premier lieu de réinjecter de la polarisation dans le champ politique et d’effacer les forces au discours consensuel, et en second lieu de radicaliser la demande d’ordre dans le pays. De fait, la ligne stratégique et le slogan de campagne élaborés à la fin de l’été étaient devenus obsolètes. Étant donné le profil philo-indépendantiste de la tête de liste de Más País en Catalogne, qui a d’ailleurs fait l’objet d’une polémique et écorné l’image du parti, il était d’autant plus difficile d’être audibles sur le sujet sans être accusé de complaisance envers les manifestants violents.

De façon générale, si le mouvement des Indignés a bousculé la politique espagnole en 2011 et ouvert un cycle jusqu’en 2016, ce dernier a été clôturé par l’explosion de la crise catalane à partir de 2017. En réactivant la peur espagnole de la désagrégation du pays sur le modèle yougoslave, le conflit catalan a modifié le terrain politique de façon décisive en favorisant un retour au parti de l’ordre dans les régions centrales de l’Espagne. La difficulté d’Unidas Podemos et de Más País à se positionner sur le sujet a provoqué une désaffection de l’électorat espagnol qui est très anti-indépendantiste, y compris l’électorat de gauche, à l’égard de ces forces.

Et maintenant ?

L’obtention d’un groupe parlementaire pour Íñigo Errejón était un objectif décisif. Non seulement celui-ci aurait permis d’obtenir du temps de parole, mais les forces politiques qui en bénéficient disposent de personnel et d’une subvention annuelle de 3 millions d’euros. Ces ressources étaient stratégiques pour sortir de la situation de précarité extrême dans laquelle le parti se trouve, mais aussi afin de renouer avec de grandes ambitions nationales. En ne réussissant pas à obtenir les 5% requis au niveau national pour avoir un groupe autonome, Íñigo Errejón est condamné à faire partie d’un groupe mixte.

La résistance d’Unidas Podemos, qui perd 7 sièges et recule légèrement à 13%, et celle du PSOE, qui perd 3 sièges et stagne à 28%, montrent qu’il n’y a pour le moment pas d’espace pour un outsider issu de l’espace progressiste, du moins pas avec des moyens aussi dérisoires et dans un contexte aussi adverse. La formation probable d’une coalition entre ces deux forces rend inutile la présence de Más País comme levier de déblocage et va peut-être offrir une courte période de stabilité à l’Espagne, jusqu’à la prochaine crise politique dont les fondamentaux n’ont pas disparu puisque ces deux forces vont devoir obtenir le soutien ou l’abstention des indépendantistes catalans d’ERC.

À l’inverse, un espace important existe dans le champ culturel et intellectuel. C’est peut-être en réinvestissant ces espaces et en prenant du temps pour refonder un projet que réside la clé du succès pour l’ex-stratège de Podemos. Après avoir réalisé quatorze campagnes électorales en quatre ans, l’épuisement physique comme stratégique finissent par avoir raison de la capacité d’innovation des plus brillants stratèges. Un cycle se ferme en Espagne. Un nouveau ne s’ouvrira qu’à la condition de fournir une solution pérenne à la crise catalane, qu’elle prenne la forme d’un référendum légal sur l’indépendance ou d’un nouveau statut pour la Catalogne. Malgré ce retour partiel à l’ordre, symbolisé en particulier par le suicide accéléré des libéraux de Ciudadanos, notre voisin outre-Pyrénées reste profondément instable, à l’image de nombreux pays européens. Hormis la France, dont le système politique reste relativement résilient et déplace l’instabilité dans le champ extra-institutionnel, tout se passe comme si les gouvernements minoritaires étaient en train de devenir la règle en Europe.

Les rapports de force à l’aube des élections espagnoles

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©Presidencia de la República de Mexico

Le 10 novembre se tiendront en Espagne les quatrièmes élections législatives en quatre ans. Une si forte instabilité institutionnelle – l’ancien chef de gouvernement socialiste, Felipe González, estimait dans une boutade que l’Espagne est passée du bipartisme au multipartisme puis, enfin, au “bloquisme” – est le reflet d’un paysage politique qui se décompose toujours plus. En effet, cela fait presque 18 mois que l’Espagne n’a pas de gouvernement bénéficiant d’une majorité parlementaire. Analyse en collaboration avec Hémisphère gauche.


Les dernières élections du 28 avril 2019 ont achevé le bipartisme, dominant depuis la Transition à la démocratie libérale dans les années 1980, et consolidé le multipartisme. Elles ont ainsi accouché d’un Congrès des députés (la chambre basse du Parlement) divisé en quatre partis majeurs : le Parti socialiste (PSOE), le Parti populaire (PP), Ciudadanos (Cs) et Unidas Podemos (UP). Le parti d’extrême-droite Vox y a fait son entrée. Depuis la convocation de nouvelles élections à la fin du mois de septembre, deux partis politiques classés à gauche (dont l’un a moins d’un an) ont présenté leur candidature au Congrès des députés pour la première fois.

Un tel scénario d’éclatement, d’instabilité et d’incertitude par rapport à l’avenir est particulièrement inquiétant au regard des échéances majeures à venir. Tout d’abord, la procédure judiciaire contre les dirigeants indépendantistes catalans devant le Tribunal Suprême arrive à son terme. L’arrêt devrait être rendu par la Haute Cour entre le 10 et le 14 octobre. Ses répercussions sur l’état de la mobilisation citoyenne seront considérables, d’autant plus que le basculement vers des actions violentes de la part de groupes minoritaires n’est plus à écarter. Ensuite, la deuxième échéance est l’incertitude qui entoure la date et les conditions de sortie du Royaume-Uni de l’UE. L’Espagne est particulièrement vulnérable car elle accueille environ 300.000 retraités britanniques par an (première destination en Europe) et doit veiller aux intérêts de près de 100.000 Espagnols résidant au Royaume-Uni. De plus, les rapports avec Gibraltar seraient brutalement impactés par un No Deal. Enfin, le ralentissement qui pèse sur la croissance des économies européennes constitue une troisième menace. Celle-ci pourrait devenir bien réelle en ce qui concerne l’Espagne avec la mise en place de sanctions commerciales contre sa production agroalimentaire (l’huile d’olive et le vin notamment) de la part des États-Unis, dans le cadre du contentieux commercial qui l’oppose à l’UE autour du secteur de l’aéronautique.

Après les prochaines élections du 10 novembre, les différentes forces politiques parlementaires ne pourront plus repousser l’exigence de dégager une majorité plurielle. Ce sera une première depuis le retour de la démocratie libérale. Le contexte sera, pourtant, extrêmement difficile sur un grand nombre de fronts.

C’est pour cela que nous proposons un suivi de l’actualité de la campagne au fil des semaines. L’analyse des sondages et des éventuelles issues du scrutin sera privilégiée. Elle nous permettra, dans ce premier papier, de poser le cadre. Quelle est la situation des quatre principaux partis alors que démarre la campagne ?

À ce titre, les premiers sondages qui tiennent compte des premiers jours de campagne et de l’irruption du parti d’Iñigo Errejón (ex-Podemos) commencent à être publiés.

Quelles sont les conclusions que nous pouvons tirer de ces premiers sondages ?

Côté PSOE, le parti de Pedro Sánchez arrive toujours en tête des intentions de vote avec près de 30%, devançant largement le PP (il aurait environ 9 points de plus selon un modèle statistique publié par eldiario.es et produit à partir des données de différents instituts). La dynamique est, cependant, descendante depuis le mois d’août. La convocation de nouvelles élections est un pari de Pedro Sánchez, qui table sur une nouvelle victoire après celle du 28 avril pour forcer les accords avec Unidas Podemos et Ciudadanos.

Le PP, parti traditionnel de la droite espagnol, reprend du poil de la bête. Après avoir été mis en difficulté par l’ascension de Ciudadanos et l’irruption de Vox, le PP est sur une dynamique ascendante dans les enquêtes d’opinion depuis le mois de juin. Il semble apparaître comme le réceptacle privilégié du « vote utile » de la droite. Les affaires de corruption (qui ont objectivement peu compté pour les électeurs de droite) et l’image d’immobilisme que donnait Mariano Rajoy semblent avoir étés oubliées après la prise de pouvoir dans le parti du jeune Pablo Casado. Cela se traduit par une amélioration des intentions de vote : + 3 points depuis avril. L’hypothèse du remplacement du PP par Ciudadanos semble donc écartée pour l’instant.

Cette dernière formation, qui est le parti d’Albert Rivera, se trouve mise en difficulté par la convocation de nouvelles élections – ce qui faisait partie, bien entendu, de la stratégie de Sánchez. Il semblerait que la stratégie d’opposition frontale à Pedro Sánchez n’ait pas porté ses fruits dans un contexte où les citoyens demandent à la classe politique de se mettre d’accord. La force de rappel que constitue toujours le PP à droite semble donc avoir eu raison de la vision d’Albert Rivera, centrée sur le court-terme. Rivera a d’ores et déjà adouci ses propos à l’égard de Pedro Sánchez et a ouvert la possibilité d’un accord avec le PSOE. Les estimations les plus récentes situent le vote en faveur de Cs aux environs de 12,5-13%, en retrait par rapport aux près de 16% obtenus le 28 avril.

Venons-en à Unidas Podemos il s’agit de la coalition de Podemos avec un ensemble de micro-partis ou de mouvements à la gauche du PSOE. Les données les concernant doivent encore être interprétées avec prudence car le parti d’Iñigo Errejón dispose d’une marge de progression. Il n’en demeure pas moins que les derniers sondages sont relativement encourageants : Unidas Podemos se maintient, voire croît légèrement, de l’ordre de 0,5-1 point (autour de 12,5% dans un ensemble de sondages par rapport à 11,7% lors des élections d’avril) . Il est à présent à égalité avec Cs, voire légèrement au-dessus.

Derrière, Vox, le parti d’extrême droite, perd environ 2 points dans les différentes estimations par rapport au résultat obtenus le 28 avril. Il passe de 10% à 8%. Cette dynamique est cohérente avec la montée du PP. Vox court le même danger que Ciudadanos : perdre des voix au profit du vote traditionnel et désormais utile de la droite. Il est possible qu’il ait donc atteint un plafond à 10% des voix.

Enfin, Más País, le parti fondé par Iñigo Errejón, est un nouvel arrivé aux élections législatives nationales. Il s’est lancé dans l’arène nationale sans programme et cherche à occuper une position centrale avec un discours consensuel et favorable à une entente avec Sánchez, donc à la mise sur pied d’un gouvernement « progressiste », ce que souhaitent une courte majorité d’électeurs. Il prétend capter à la fois l’électorat de Podemos déçu par la gestion de Pablo Iglesias et notamment par son incapacité à trouver un accord avec le PSOE ; l’électorat du PSOE mécontent de la tendance de Pedro Sánchez à pencher à droite pour élargir son socle électoral ; et les électeurs de Ciudadanos peu convaincus de l’utilité d’une opposition frontale à Pedro Sánchez et désireux, avant tout, de voir se constituer un gouvernement. Il est crédité à présent à environ 6,5% des voix mais il s’agit là sans doute d’un palier. Son évolution est à suivre de près, elle sera fonction de la perte de voix des trois partis suscités et des changements dans l’abstention.

Estimations de vote recensant plusieurs sondages (4-5 octobre 2019)

En rouge : PSOE

En bleu : PP

En violet : Unidas Podemos

En orange : Ciudadanos

En vert : Vox

En turquoise : Más País

Source : eldiario.es

Íñigo Errejón : « L’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment »

Politician Iñigo Errejon at “ Mas Madrid “ rally final campaign event during Spain Autonomic and Regional Elections in Madrid on Friday, 24 May 2019.

De passage à Paris pour notre université d’été, Íñigo Errejón nous a accordé un grand entretien qui est désormais un rite annuel. Le paysage politique a beaucoup changé depuis le début de ces échanges : notre interlocuteur a lancé son propre mouvement Más Madrid, tandis que les expériences populistes de gauche sont en crise partout en Europe et que le PSOE a repris la main sur l’agenda en Espagne. Son ancienne formation, Podemos, subit des déconfitures électorales régulières qu’il explique par « l’abandon de sa vocation transversale » et sa conversion en formation de gauche radicale traditionnelle. Le creux de la vague est cependant l’occasion parfaite pour interroger celui qui plaide pour un populisme démocratique. Entretien.

LVSL – Il semble que les partis populistes de gauche traversent à l’heure actuelle une grave crise à l’échelle européenne. La France insoumise est passée de près de 20% à l’élection présidentielle de 2017 à 6% aux dernières élections européennes. Les résultats de Podemos se sont affaissés lors des élections générales du mois d’avril et le parti a perdu deux tiers de ses élus dans les régions. Le Labour a lui aussi subi un revers. Comment analysez-vous ce recul ?

Íñigo Errejón – Tout d’abord, il me semble important de rappeler que nous devons entretenir et prendre très au sérieux les espaces de réflexion collective au service de la transformation et de l’émancipation, car il arrive que la logique partisane nous bride et nous empêche de penser. Avec les partis que vous citez, nous avons renversé l’échiquier politique de nos pays respectifs, ou tout du moins introduit d’importantes nouveautés, car nous avons osé penser au-delà de la discipline des partis. Les formations partisanes ont besoin de discipline pour fonctionner, mais c’est un mécanisme qui tue la pensée. En ce sens, il faut dans un premier temps reconnaître qu’on a assisté à un déclin général et sans palliatifs des formations que l’on a qualifiées, avec tous les problèmes que cela suppose, de populistes de gauche. Cette chute s’est produite quasiment partout.

Nous devons aussi admettre que ce déclin a des causes qui sont propres à ces mouvements. On ne peut pas s’enfermer dans une lecture qui consisterait à justifier les échecs par la mauvaise foi de médias conspirateurs ou par les manœuvres des oligarchies de nos pays, ni rejeter la faute sur nos voisins ou sur ceux qui ne pensent pas comme nous au mot près. On entrerait dans un cercle vicieux d’ailleurs très typique des formations post-communistes qui prétendent ne jamais commettre d’erreurs et qui n’admettent pas l’autocritique. On ne cherche jamais à analyser ce qui aurait pu être mieux fait, ce qui n’a pas fonctionné, et celui qui ose émettre une analyse devient immédiatement un ennemi ou un traître. Dès lors, ne demeurent au sein des partis que ceux qui sont prêts à répéter trente ou cinquante fois la vérité officielle, de telle sorte que si le parti affirme qu’il pleut alors qu’en réalité il fait une chaleur infernale, les porte-paroles répètent en boucle qu’il pleut.

« En réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. »

C’est un bon mécanisme pour assurer la survie interne d’un individu dans un parti politique, mais c’est aussi la meilleure façon de tuer le parti politique en question, qui perd toute capacité hégémonique du fait de son inaptitude à la réflexion. La série Chernobyl, qui contient par ailleurs un certain nombre de préjugés occidentaux à l’encontre de la Russie ou de l’Union soviétique, décrit bien cette réalité effrayante : la volonté de conserver son emploi, son prestige personnel, à l’intérieur d’une structure qui entre en crise et qui accentue par conséquent son autoritarisme, conduit chacun à taire ce qu’il pense réellement. De cette façon, les réunions ne sont que le théâtre de la vérité officielle, personne n’ose émettre un avis sur l’ampleur de la catastrophe nucléaire par peur de perdre sa position et sa sécurité personnelle à l’intérieur de la structure.

La première étape consiste donc à reconnaître le désastre et l’ampleur de la chute. Il est émotionnellement compréhensible qu’en réaction à ce déclin les partis cherchent à se rassurer dans la zone de confort de la gauche. Lorsque la situation se dégrade, on en revient aux fondamentaux, à ce qu’on connaît déjà. C’est une posture rassurante, qui n’exige pas un haut degré de réflexion et qui permet de survivre un temps, mais en aucun cas de gagner.

Je ne sais pas s’il en va de même en France, mais en Espagne, la gauche n’a plus qu’un seul mot d’ordre quelle que soit la question posée : l’union de la gauche. En 2014, Podemos avait cinq eurodéputés et Izquierda Unida six, soit onze au total. En 2019, les deux organisations concourent ensemble aux élections européennes et ne décrochent que six sièges. Mais même devant ce constat implacable, comme s’il s’agissait d’un dogme religieux, on continue à entendre que la solution réside dans l’union de la gauche, que la gauche n’était pas suffisamment unie, etc.

Nous qui n’appartenons pas à ces courants de la gauche plus traditionnelle, nous avons toujours défendu l’idée qu’une force aux aspirations et aux valeurs de gauche n’est utile que lorsqu’elle se transcende et se montre capable d’embrasser au-delà des convertis, d’aller chercher ceux qui manquent, d’entrer en relation avec des secteurs de la population qui ne s’identifient peut-être pas à la gauche d’un point de vue identitaire, mais qui partagent néanmoins les mêmes aspirations, les mêmes craintes, les mêmes préoccupations et les mêmes demandes.

Il est clair que la capacité des forces populistes de gauche à y parvenir a décliné ces derniers temps. Pourquoi a-t-elle décliné ? À mon avis, nous avons sous-estimé le poids des institutions, leur capacité à être les dépositaires de la volonté des classes populaires et à leur permettre de vivre plus en sécurité et plus sereinement. Je pense que nos discours ont souvent été perçus comme exclusivement utopiques ou idéalistes, voire aventuristes, comme si on proposait aux citoyens de lancer les dés et de voir ce qu’il advient. Pendant ce temps, les propositions de nos adversaires, qu’ils soient néolibéraux ou réactionnaires, sont considérées comme crédibles même lorsqu’elles ne suscitent pas la sympathie. Et parfois, dans les périodes de doute ou d’instabilité, nos peuples préfèrent les certitudes négatives aux promesses incertaines.

En venant jusqu’ici, j’ai aperçu sur la route l’affiche d’une force politique de gauche [ndlr, le Parti communiste français] qui disait « pour une Europe des gens contre l’Europe de l’argent ». Le néolibéralisme a naturalisé l’importance de l’argent dans le quotidien : au travail, à l’école, dans tous les aspects de la vie sociale. Tant que nous n’aurons pas déconstruit cette toute puissance de l’argent dans la vie sociale, prétendre vouloir l’éradiquer en un slogan est illusoire, personne ne peut le croire. D’ailleurs, il faudrait plutôt faire la preuve de notre capacité à gérer l’argent, car il est peu probable qu’il disparaisse de l’organisation de nos sociétés. Il est possible que beaucoup de citoyens sympathisent avec l’idée d’une Europe plus proche des gens que de l’argent, mais ils ne saisissent pas comment cela pourrait être possible, encore moins à court terme.

Il faudrait pour ce faire avoir longuement développé sur le terrain social un processus populaire, de transformation, écologique et tourné vers la justice sociale pour démarchandiser les relations sociales régies par l’argent et les remplacer par des relations communautaires, coopératives et publiques. En d’autres termes, faire infuser l’idée que les droits dont nous disposons sont rattachés à la qualité de citoyen et non à celle de client. Bref, c’est ce processus populaire qui permet de rendre véritablement tangible un discours, sans quoi les dizaines de milliers d’affiches soigneusement collées sur tous les murs de Paris ne pèseront rien face au téléphone portable, aux applications mobiles, aux magasins, aux séries Netflix, aux chansons qui rappellent constamment à chacun d’entre nous que c’est l’argent qui commande.

C’est la leçon de Gramsci selon laquelle en politique, il faut attaquer l’adversaire là où il est le plus faible, et non là où il est le plus fort. Ses points forts doivent quant à eux être affrontés sur le terrain culturel et intellectuel. Un écrivain, un artiste, peut se permettre de se confronter aux idées qui sont les plus fermement ancrées dans le sens commun. Mais lorsqu’on fait de la politique, on ne peut envisager son combat sur cinq siècles : une campagne électorale est un combat de quinze jours.

LVSL – Les forces politiques qui se présentent aux élections sont donc impuissantes sur le plan culturel ?

I.E. – On ne peut pas attaquer l’adversaire sur les idées qui sont les plus enracinées dans le sens commun des gens, même si ces idées nous sont détestables. Les idées les plus solidement établies ne se combattent pas par des déclarations d’intention, mais en démontrant dans la pratique, en gouvernant, qu’il est possible d’instaurer des relations sociales d’un autre type. C’est une démonstration du quotidien, à travers des politiques publiques qui déconstruisent l’emprise du marché sur les relations sociales, qui freinent la loi du sauve-qui-peut et la compétition de tous contre tous. Je crois que nos peuples reconnaissent aux forces démocratiques et populaires leur capacité à pointer du doigt les problèmes, à identifier et à dénoncer ce qui ne fonctionne pas, mais ils ne leur reconnaissent pas la faculté de proposer des solutions et de résoudre ces problèmes.

Les citoyens peuvent donc te suivre dans la critique, mais lorsqu’ils se demandent qui sera le plus en mesure d’apporter des solutions, ils ne te trouvent plus si raisonnable. Dans cette configuration, deux réponses émergent : la réponse social-libérale, qu’elle provienne de son aile traditionnelle ou bien de la social-démocratie, qui consiste à dire « il n’y a pas d’alternative au néolibéralisme mais on peut appliquer des rustines » ; ou la réponse réactionnaire, qui consiste à dire « construisons une communauté qui se cimente par l’exclusion du plus faible, de celui qui arrive de l’extérieur sur un bateau de fortune, de celui qui a la peau un peu plus foncée ou un nom à consonance étrangère. »

Nous avons devant nous un travail de taille : convaincre que notre horizon est accessible quand tout le fonctionnement de la société – le loisir, la vie privée, les relations personnelles, l’économie, le travail – indique le contraire. Nous devons être modestes et faire preuve d’esprit stratégique lorsque nous choisissons quelles batailles nous menons, car à vouloir percuter de plein fouet le mur du sens commun néolibéral, on s’ouvre le crâne. Bien souvent, nous ne sommes pas considérés comme des forces capables de garantir la sécurité et l’ordre. Nous devons nous demander quels sont les éléments de nos parcours, de notre biographie, et quels terrains de politiques publiques sont les plus susceptibles de nous rendre crédibles auprès de la population. Car personne ne vote uniquement pour une force de contestation ou de résistance. Ou alors seulement les citoyens dont la plupart des problèmes sont déjà résolus, ou les étudiants, ou les fonctionnaires. Mais les gens qui peinent à boucler les fins de mois, dont les problèmes sont perceptibles au quotidien, ne votent pas pour envoyer la voix de la contestation au Parlement – ou bien seulement au Parlement européen, comme personne ne sait très bien quel est son rôle. Mais il est crucial de démontrer qu’on a la capacité de prendre les rênes du pays, et cette confiance se gagne petit à petit, c’est un processus de longue haleine.

La défaite culturelle que nous a infligée le néolibéralisme ces trente dernières années est à prendre très au sérieux. On ne peut pas s’adresser au peuple comme si Thatcher n’avait pas existé, comme si nous n’étions pas soumis depuis trois décennies à une pensée dominante qui ne se contente pas d’un slogan sur une affiche mais irrigue tous les aspects de la vie. C’est sur ce terrain que nous avons à lutter, même si cela ne nous plaît pas. La première étape pour renverser le néolibéralisme triomphant consiste à admettre sa victoire, pour ensuite exploiter ses failles et ses interstices.

Personne ne peut sérieusement imaginer que l’on va gouverner l’Europe contre l’argent, pas même ceux qui collent les affiches. Même les expériences du socialisme bureaucratique ont été incapables d’éliminer le marché, à quoi bon répéter des mantras dans lesquels on ne croit pas ? Dire l’inverse dans une réunion de gauche est impopulaire, et on s’expose à un procès en réformisme. Mais force est de constater que même les expériences de gouvernement socialistes et démocratiques les plus avancées n’ont pas pu aller au-delà d’un certain seuil, pourquoi alors cherche-t-on à viser si haut dans nos slogans ? Car on ne cherche pas à gouverner, on cherche à être à l’aise dans notre zone de confort. Si l’on veut vraiment gouverner, la question est simple : de quoi ont besoin les gens d’en bas ? Que peut-on obtenir de ceux d’en haut ? Peut-on offrir un projet qui soit compréhensible pour ceux d’en bas et impossible à assumer pour ceux d’en haut ? Ce sont les questions clés pour penser une démarche contre-hégémonique. Faute de se les poser, tout ce que l’on fait, à mon avis, c’est écrire une lettre au Père Noël.

LVSL – Vous avez longtemps argumenté en faveur de l’idée selon laquelle l’axe gauche-droite n’est plus le clivage le plus pertinent à mobiliser pour espérer l’emporter. Mais le 26 mai, lors de votre discours au soir des résultats électoraux dans la Communauté de Madrid, vous avez salué la naissance d’une « nouvelle gauche », en référence à votre parti, Más Madrid. L’étiquette « gauche » a-t-elle repris de la valeur ? Faut-il comprendre par-là que le moment populiste est dorénavant clos ?

I.E. – Ce n’était sans doute pas l’expression la plus judicieuse à employer. J’essaie d’avancer sur deux terrains à la fois, avec un pied sur le terrain de la réflexion intellectuelle et un autre dans le combat politique, en tant que porte-parole de Más Madrid. Lorsqu’on s’investit dans le travail théorique, intellectuel, on s’exprime d’un point de vue plus réflexif, et on s’exprime moins. Un porte-parole doit parler tous les jours. Et je cours le risque de voir chacun de mes propos interprétés dans un sens ou dans un autre. Parfois, c’est sous l’effet de la pression, ou lorsque s’ouvre une conjoncture nouvelle sur laquelle je n’ai pas eu le recul suffisant pour réfléchir. C’est pourquoi je pense qu’il est plus utile de suivre mes propos dans de longs entretiens réflexifs plutôt que dans ce type de déclaration.

« L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. »

Cela dit, il est clair que l’axe gauche-droite est de retour dans la politique espagnole. Pour moi, c’est une mauvaise nouvelle : l’axe gauche-droite est l’axe de l’establishment. Lorsque c’est l’axe gauche-droite qui ordonne le jeu politique, chaque force peut être placée comme un curseur sur une ligne : le PSOE d’un côté, Ciudadanos plus au milieu, ensuite le PP, puis Vox, etc. Dans cette configuration, on finit par se retrouver enfermé dans un petit coin, « à la gauche du PSOE », un petit coin qui ne permet jamais de gagner les élections. L’axe gauche-droite sert à conserver l’existant. Cependant, et c’est peut-être moins le cas en France, je crois que cet axe parle encore aux gens lorsqu’il s’agit de situer les forces politiques. On continue de leur demander de se positionner sur une échelle gauche-droite qui va de 0 à 10. Je pense que nos projets politiques ne doivent pas être déterminés par l’axe gauche-droite, mais il faut avoir en tête qu’il fait encore sens dans notre société. Je dois donc trouver un certain équilibre. D’autant plus que nous n’avons pas trouvé un meilleur mot pour exprimer ce que nous sommes. Nous avons le projet de récupérer et d’approfondir la démocratie en Espagne, de mettre en œuvre des mesures de justice sociale, d’égalité entre les hommes et les femmes, de réaliser la transition écologique, etc. Alors évidemment, c’est très long à dire ! Beaucoup de gens appellent encore tous ces éléments réunis « la gauche ». Ils sont de moins en moins nombreux à s’identifier en ces termes, désormais on voit émerger les termes « progressiste », « libéral », mais aussi « écologiste » et « féministe ». Beaucoup se disent du centre ou apolitiques. Ce sont des étiquettes émergentes, mais une majorité de la population – une majorité décroissante – continue de voir dans la gauche et la droite des références, davantage pour identifier l’autre que pour se qualifier soi-même. Beaucoup de gens parlent de gauche ou de droite pour désigner l’adversaire et s’identifient donc en termes relationnels : « si eux sont de gauche, je suis de droite », et vice-versa.

Je continue de penser que nous sommes avant tout engagés pour les valeurs de l’approfondissement démocratique, de la liberté républicaine, de la justice sociale, de l’égalité et du féminisme, et que l’identité politique qui se construit autour de ces thèmes ne peut être limitée à la gauche. De fait, ce n’est pas seulement la gauche. Par exemple, nous sommes arrivés en tête aux élections municipales dans la ville de Madrid avec Manuela Carmena. Cela signifie-il pour autant qu’il y a une majorité de gauche à Madrid ? Non. Quand la figure de Manuela Carmena est absente, aux élections générales notamment, ce sont les droites qui gagnent à Madrid. Je continue de penser qu’il faut dépasser l’identité politique de la gauche et avancer vers une identité nationale-populaire démocratique plus large.

Néanmoins, l’axe principal de la vie politique espagnole est de nouveau l’axe gauche-droite. Ce phénomène est directement lié au retour de la centralité du PSOE. Le PSOE a repris l’initiative, ce qui nous a ramené à la configuration parlementaire gauche-droite que le mouvement des Indignés avait été capable d’altérer et de dépasser. De mon point de vue, c’est une mauvaise nouvelle, mais je prends acte des conditions discursives dans lesquelles je suis contraint de travailler. Je crois qu’on a toujours besoin de dépasser l’identité de gauche. Toutes les initiatives vraiment intéressantes vont au-delà et désordonnent la frontière gauche-droite. Mais comme une bonne partie de ceux qui m’écoutent donnent encore du sens à la gauche et à la droite, j’y ai toujours recours et je précise que je viens moi-même de la gauche mais qu’il est crucial de s’adresser non pas seulement à la gauche mais aussi et surtout à l’ensemble de la population pour construire un peuple. Quoiqu’il en soit, il est vrai qu’une dichotomie entre bloc progressiste et bloc conservateur s’est imposée.

LVSL – Et ce n’est pas la même chose que gauche et droite ?

I.E. – Cela peut être inclus. Cet axe peut même représenter un retour en arrière dans la mesure où les questions qui divisent le bloc progressiste et le bloc conservateur sont uniquement des questions de droits civils [ndlr, en France, on parlerait de « sociétal »], qui sont par ailleurs tout aussi importantes que les questions de redistribution des richesses et de justice sociale. Mais il est vrai que ces dernières sont occultées par l’axe qui divise le bloc progressiste et le bloc conservateur car celui-ci se crée sur un type de thèmes précis. C’est-à-dire que ce qui divise ces deux blocs n’est pas le fait de mener des politiques énergétiques au service des grandes entreprises d’énergie, de conduire des politiques de flexibilisation du marché du travail ou de favoriser la précarisation et le transfert de richesses des travailleurs vers les dirigeants d’entreprises, car ces politiques sont aussi celles du PSOE. Ce qui différencie le bloc progressiste du bloc conservateur sont la relation et les positions à l’égard des personnes LGBTI, du féminisme et de la mémoire historique. Ces questions sont fondamentales, c’est certain, mais il manque une autre partie du projet qui est la justice sociale, la défense des services publics et la reconquête de la souveraineté populaire pour que l’Espagne mène une politique de réindustrialisation intelligente au sein de l’Union européenne. L’axe progressistes-conservateurs occulte ces questions. Je dirais que c’est un axe qui convient pour les périodes de recul où il faut adopter des positions défensives. Sur le plan historique c’était encore hier, mais il y a quelques années, le débat politique s’organisait à partir du clivage entre les gens d’en bas et le haut de la société, le peuple contre la caste selon la formule consacrée. Aujourd’hui, en partie à cause de la stratégie de Podemos qui s’est réinscrit dans l’espace de la gauche traditionnelle, le débat s’organise à partir de l’opposition entre progressisme et conservatisme. Cette caractéristique de l’agenda politique facilite les choses pour le PSOE qui s’y sent particulièrement à l’aise.

LVSL – C’est ce que nous voulions vous demander. Pendant votre campagne, vous avez particulièrement mis en avant une opposition horizontale entre « ceux qui veulent faire avancer le pays » et « ceux qui veulent le faire retourner dans le passé » de façon assez macronienne. Est-ce que vous avez renoncé à la division entre ceux d’en bas et ceux d’en haut ?

I.E. – Disons que les deux axes existent. Par exemple, pendant un meeting j’ai fait un discours à Leganés [ndlr, une des banlieues populaires de Madrid] qui a eu un certain succès sur les réseaux sociaux. Il a été repris en y ajoutant du rap et d’autres musiques. Il s’agissait clairement d’un discours justicialiste en faveur de la grande majorité de la population par opposition à la petite minorité expropriatrice. J’y opposais de façon vive les intérêts populaires à ceux des privilégiés. Je crois donc qu’il y a ces deux dimensions qui traversent la politique espagnole de façon conflictuelle. Il est évident qu’il y a un axe qui domine l’agenda, qui est pour l’instant celui entre progressistes et conservateurs. Mais moi je n’oublie jamais le second axe, car les libertés conquises ne peuvent pas être durables et soutenables sans institutions et droits sociaux qui te permettent de vivre sans avoir peur du lendemain. Vous ne devez pas oublier que nous avons une droite espagnole, ou plutôt des droites, qui n’ont aucun aspect populaire et social contrairement à une partie de la droite française. Chez nous, elles sont toutes strictement néolibérales sur le plan économique. Elles mènent un projet de néolibéralisme autoritaire qui s’attaque au féminisme et à l’émancipation des femmes, aux droits des LGBTI et aux personnes migrantes. Elles font leur beurre en mettant de l’huile sur le feu sur le conflit territorial lié à la question catalane, ce qui leur permet de construire l’Espagne contre la Catalogne, et non par un accord avec les Catalans. Sur ces questions-là, nous partageons les mêmes vues que le PSOE. Mais sur les enjeux de développement économique souverain intelligent, couplés à une transition écologique et une politique de justice sociale inclusive, nous ne partageons pas la même vision que les socialistes. En conséquence, quand le premier axe domine nous sommes dans le même camp que le PSOE, quand c’est le second, nous lui sommes opposés.

Je vais vous donner un exemple. Le samedi qui vient va avoir lieu une gay pride festive de grande ampleur à Madrid. Cela sera à la fois une mobilisation festive de masse et la première grande manifestation contre la nouvelle municipalité de droite au sein de laquelle Vox [ndlr, l’extrême droite néo-franquiste espagnole] a déclaré vouloir interdire la gaypride à l’intérieur de Madrid pour l’exporter dans un parc de la Casa de campo [ndlr, le principal parc de Madrid]. Ce jour-là, l’axe qui va dominer le débat politique sera le progressisme en termes d’avancée dans la conquête de droits civils contre un conservatisme chaque fois plus réactionnaire que conservateur. Sur cet axe, nous ferons bloc avec le PSOE. Mais quand le débat aura lieu sur la réforme du marché du travail, sur la protection des retraites, sur les conséquences d’une économie fortement oligarchique et dépendante des combustibles fossiles, prédatrice à l’égard du territoire, alors nous irons beaucoup plus loin que le PSOE, et nous suspectons celui-ci de faire des annonces fallacieuses sur ces sujets en clamant ses bonnes intentions mais en ne les mettant jamais en œuvre. C’est un parti qui est réformiste jusqu’à ce qu’il ait à toucher aux intérêts des oligarchies espagnoles, auxquels il ne touche jamais. Il est réformiste en demandant « s’il vous plaît ». Lorsqu’au cours d’un projet de réforme il se retrouve face à l’oligarchie, il s’excuse platement, demande pardon et s’efface. Donc même si on partage des positions avec le PSOE sur un axe, sur l’autre nous cherchons à mettre en œuvre des politiques de changement que celui-ci ne va jamais oser appliquer. Notre défi est de relier les deux axes existants, ce que nous essayons de faire en permanence, de telle sorte qu’aucun des deux ne domine l’autre.

Il y a une partie de la gauche traditionnelle et une partie de la droite communautarienne [ndlr, la droite antilibérale] en Espagne qui essaient d’opposer ces deux axes en disant que si on ne parle pas d’un axe c’est parce qu’on parle de l’autre. C’est une erreur, l’enjeu est d’articuler ces deux dimensions. Il n’y a pas de demandes sociales qui soient erronées et d’autres qui soient vraies. En Espagne, les demandes de liberté et d’égalité qui proviennent du mouvement féministe et du mouvement LGBTI sont extrêmement fortes. Elles sont donc réelles. Il ne s’agit pas de demandes « culturelles » opposées à des demandes « matérielles ». Il n’y a rien de plus matériel que le fait d’avoir le droit de décider de ce qu’on fait de son propre corps ! De la même façon, légiférer pour lutter contre les agressions physiques subies par les couples homosexuels lorsqu’ils se baladent dans la rue de telle sorte qu’ils vivent dans la peur ne peut pas être réduit à du « culturel ». N’est-ce pas dingue que le droit à ne pas se faire frapper soit considéré comme culturel ? Y-a-t-il quelque chose de plus matériel qu’un coup de poing ? Il faut lutter contre cette tentative économiciste d’opposer les luttes culturelles et économiques qui plaît à une partie de la gauche et à une partie de la droite. Doit-on considérer que le droit d’une femme battue à s’en aller de la maison de son agresseur et à avoir un hébergement alternatif soit une lutte culturelle ? Avoir un toit où personne ne nous frappe est quelque chose de purement matériel ! Notre devoir est de rompre cette logique afin de permettre une alliance entre les demandes d’extension des droits civils et de la liberté, et la lutte pour la redistribution des richesses et la justice sociale. Il faut les lier et les entremêler. C’est ce que nous essayons de faire à travers notre projet de patriotisme vert, de patriotisme qui prend soin de la terre comme de la vie. Nous devons prendre soin de notre communauté nationale et de l’environnement dans lequel nous vivons. Mais il est encore tôt pour savoir si ce projet peut marcher. Nous sommes encore à l’étape du work in progress.

LVSL – L’an dernier, dans Le Figaro, vous déclariez que « la plus grande réforme, c’est l’ordre », et vous revendiquiez le fait de répondre à une certaine nécessité conservatrice. En parallèle, vous qualifiez votre populisme de « progressiste ». En France, ce terme a été hégémonisé par Macron et renvoie à l’ouverture à la mondialisation, au processus d’atomisation et à la destruction de tous les liens de solidarité. Ne pensez-vous pas qu’il y a une contradiction profonde entre ce progressisme et le conservatisme que vous revendiquez ?

I.E. – Oui, vous avez parfaitement raison. Mais la contradiction est très simple, c’est la même que lorsque je prends un avion pour atterrir à Madrid. Je crois qu’on va faire de cet entretien un entretien de confession : je me sens parfois plus à l’aise avec les termes à partir desquels le débat politique se construit en France. Mais ensuite je dois rentrer en Espagne… Dans un journal conservateur comme Le Figaro, on comprend mieux ce que je veux dire lorsque je parle d’une certaine forme de conservatisme ; alors qu’en Espagne ou bien cela provoque des polémiques, ou bien le journaliste ne prend pas de notes car cela ne lui semble pas pertinent, même s’il travaille pour un média de droite. Curieusement, je me sens plus à l’aise lorsqu’il s’agit de discuter dans les termes dans lesquels le débat politique est installé dans le champ sémantique français. Mais je ne dédie pas ma vie au travail intellectuel, même si celui-ci me passionne et que j’y consacre mon temps libre. Je suis un porte-parole politique, je m’exprime à la télévision presque tous les jours en Espagne, je dois donc m’exprimer dans des termes qui seront compris dans le débat politique espagnol. Il est en tout cas surprenant de voir comment les débats politiques français et espagnol se sont mis à diverger.

J’utilise à dessein le terme progressiste dans le contexte espagnol et parce que ma formation intellectuelle et politique est très liée aux processus nationaux-populaires en Amérique latine, et en particulier à l’expérience et au travail théorique réalisés autour du kirchnérisme et du péronisme progressiste en Argentine. De fait, je suis actuellement en train de lire la biographie de Cristina [Fernández de Kirchner, ex-présidente d’Argentine]. Ils ont toujours utilisé le terme « progressisme » par opposition aux intérêts de la petite minorité oligarchique et à la préservation de ses intérêts. Je m’inscris dans la filiation de ce travail intellectuel. C’est pourquoi je m’inquiète que dans le débat public français Macron ait hégémonisé le terme progressisme et l’ait associé à une politique de reconnaissance des droits civils, mais de destruction des droits sociaux et d’application d’un paquet néolibéral agressif qui détruit les conditions minimales pour que les gens vivent librement. C’est un problème qu’il vous appartient de régler. Est-ce qu’en France il est plus important d’abandonner le terme « progressisme », car il serait définitivement hégémonisé par le néolibéralisme et par les forces qui gouvernent en faveur des plus riches, et de revendiquer d’autres termes ? Ou faut-il disputer un terme qui a été hégémonisé par un président qui s’apparente à un caudillo néolibéral, mais qui veut dire des choses très différentes dans d’autres parties du monde ? C’est-à-dire l’avancée des droits de ceux qui en ont le moins, des plus faibles ; des plus faibles parce qu’ils ont une identité sexuelle différente, parce qu’ils sont soumis à la possibilité de la violence, parce qu’ils ont été exclus du contrat social ou d’un État social chaque fois plus étroit. Je ne le sais pas. Tout ce que je peux dire c’est que nous élaborons notre pensée stratégique dans des contextes différents. Je viens d’un pays où le progressisme signifie la reconnaissance de droits, pas nécessairement par la confrontation avec les politiques néolibérales certes. Par ailleurs je le fais en sympathie avec une tradition politique, en l’occurrence le kirchnérisme, pour laquelle ce terme est associé à des politiques d’extension des droits pour les gens ordinaires, y compris lorsqu’il faut aller à la confrontation avec les oligarchies nationales.

Cela démontre la crise profonde que révèle une situation fluide et contradictoire dans laquelle des mots aussi simples signifient des choses aussi différentes lorsqu’on prend l’avion deux heures. Pas seulement crise des gauches, mais crise de la possibilité d’ancrer des signifiés solides et partagés par l’ensemble de la population. Cela a pour conséquence que tout le monde est à la recherche de signifiants qui puissent stabiliser les choses, car la situation se modifie rapidement et reste particulièrement fluide. D’une certaine façon, Ciudadanos en Espagne essaie de conférer au terme progressisme le même sens que celui qui lui est donné par Macron. Le seul problème de ce parti est qu’il s’allie partout avec Vox, l’extrême droite néo-franquiste, donc personne ne le prend au sérieux. C’est la raison pour laquelle nous avons tendu la main à Ciudadanos afin de mettre sur pied un gouvernement de régénération minimale dans la communauté de Madrid, ce qui aurait permis de rompre avec 25 années pendant lesquelles le Parti Populaire s’est accaparé les institutions madrilènes. Même si cette tentative n’a pas abouti, le fait de leur avoir tendu la main a élargi les clivages internes au sein d’un parti qui prétend avoir une âme libérale-progressiste à la Macron, mais qui a l’air incohérent puisqu’il s’allie à Vox, de telle sorte que Macron lui-même leur dit « l’alliance avec l’extrême droite ne me plaît pas ». Cela génère d’énormes tensions au sein de Ciudadanos. Face à cela il y a deux positions. D’une part, celle de la gauche traditionnelle, c’est-à-dire Podemos et Izquierda Unida, qui considèrent qu’il faut simplement dénoncer Ciudadanos comme étant un parti de droite. Et nous qui disons : « il ne s’agit pas de le décréter, mais de le prouver aux citoyens, et cela se fait en appuyant à l’extrême sur ses contradictions internes en leur offrant une voie alternative. »

LVSL – Il semblerait que même si nous mobilisons les mêmes outils théoriques, hérités des travaux d’Ernesto Laclau, nous sommes confrontés à des moments politiques fondamentalement différents. Alors qu’une unité de conjoncture semblait se dégager après la crise de 2008, les situations politiques des pays européens divergent. Alors qu’en Espagne, le moment populiste semble s’être refermé, la France a pris la trajectoire d’une polarisation politique et sociale accrue, comme le montre le mouvement des gilets jaunes. Partagez-vous cette analyse ?

I.E. – Nos rencontres successives et nos échanges contribuent à façonner une internationale des forces nationales-populaires et démocratiques, certes encore émergente, avec des fragilités et des difficultés. Quelle est la différence entre notre internationale et les internationales communistes traditionnelles ? Comme nous sommes des forces national-populaires, nous accordons une attention particulière au sens commun de nos sociétés respectives et à la culture nationale dans laquelle nous sommes immergés. Nous n’avons pas de recette qui s’appliquerait partout et de façon uniforme. Précisément parce que nous sommes des forces national-populaires, le national prime, mais pas dans le sens de l’absence de solidarité avec autrui, car nous sommes des peuples frères et nous sommes internationalistes.

Cependant, pour nous l’internationalisme est avant tout un désir profond de comprendre autrui, de tisser des liens, et d’imbriquer nos cultures nationales et notre histoire tout en respectant nos différences. C’est la raison pour laquelle nous sommes face à la difficulté de discuter dans des termes communs, comme l’illustre le cas du terme « progressiste ». J’imagine très bien les doutes que peut avoir un ami du Vent Se Lève lorsqu’il entend Más Madrid mobiliser ce signifiant de façon répétée alors que Macron s’est emparé de cet étendard en France.

Pour les partis post-communistes, les choses sont plus simples, car ils répètent tous les mêmes mantras issus des mêmes manuels. De notre côté, comme nous concevons le langage comme un terrain de lutte, comme nous savons que la politique ne se résume pas au simple dévoilement des rapports économiques, mais qu’elle participe à les construire et qu’il s’agit d’une activité culturelle, nous faisons très attention aux termes.

Nous avons les mêmes convictions. Nous voulons reconstruire nos pays et imposer une conception plébéienne de la nation qui intègre dans son identité la transition écologique, la transformation féministe, la justice sociale et la répartition des richesses. Nous voulons la même chose, réunir le peuple et la nation de façon démocratique et ouverte. Cette nation n’existe pas en vertu du passé et des noms de famille hérités, mais par la volonté de se projeter dans le futur ensemble de manière radicalement démocratique et solidaire. Mais même si nous avons les valeurs et les objectifs en commun, il n’y a pas pour autant un schéma unique issu de cette internationale qu’il faudrait appliquer partout. D’une certaine façon, je dirais que nous fredonnons la même mélodie, mais que nous l’adaptons aux styles musicaux locaux. En particulier avec les styles les plus populaires, les plus aptes à être compris dans chaque contexte.

Il est inconcevable que le discours politique mobilisé soit le même dans un pays, la France, qui vient de connaître le très puissant mouvement des gilets jaunes et dans un pays comme l’Espagne où le parti socialiste a repris la main sur l’agenda politique en polarisant à partir de la peur du retour de la droite. Nos scènes politiques respectives sont très différentes. Qu’est-ce qui les différencie ? Ici, j’aimerais introduire deux précisions. Premièrement, il nous faut particulièrement revendiquer notre identité de forces nationales-populaires car beaucoup de gens ont mal compris le populisme en l’associant uniquement à l’antagonisme et à la phase destituante, comme si une force populiste devait sans cesse clamer « qu’ils s’en aillent tous ! » et demeurer une force anti-institutionnelle. Est-ce que les gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine ont été des forces anti-institutionnelles ? Dans certains cas oui, et dans les cas où ils s’en sont contentés, cela s’est mal terminé. Là où ils s’en sont le mieux sorti, c’est lorsque ces forces ont été capables de sédimenter de nouveaux droits et de solidifier un nouveau modèle de société à travers des institutions robustes, qui perdurent, qui sont faites de règles et de normes. Si nous considérons que le populisme, l’institutionnalisme et les valeurs républicaines sont des éléments antagoniques alors nous faisons un beau cadeau aux forces néolibérales. Nous n’avons pas vocation à semer le désordre, mais à construire un peuple et à consolider les liens de solidarité. Ce peuple ne va pas toujours démontrer son existence dans des manifestations de rue massives, car celles-ci ne durent qu’un temps et finissent toujours par s’achever. Nous ne sommes pas ceux qui appellent à la mobilisation populaire et au tumulte, même si c’est parfois nécessaire quand les situations sont injustes. Mais ce sentiment d’injustice doit s’exprimer de façon à se traduire in fine par des institutions nouvelles et par un nouveau modèle de vie quotidienne. Jouer la carte du tumulte et de la contestation est une erreur. Une partie de la gauche, lorsque s’est installée la mode du populisme, s’est contentée de plaquer ses propres schémas traditionnels sur la mode du moment, en parlant de peuple là où elle parlait de classe ouvrière, sans pour autant changer son mode de pensée et le cœur de son discours. Ces secteurs issus de la gauche sont en réalité des forces contestataires et résistancialistes, qui croient que les gens peuvent passer leur temps à manifester et qu’ils ont pour objectif existentiel de devenir un sujet historique. Mais ce n’est pas l’aspiration des gens, qui se résolvent à se constituer en sujet historique lorsqu’ils n’ont pas d’autre voie, et lorsque les coûts ne sont pas trop élevés.

« Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. »

Nous n’avons pas vocation à incarner en permanence le moment destituant. L’objectif est de désarticuler le rapport de forces actuel pour le remplacer par un nouveau rapport de force institutionnalisé. De ce point de vue, je crois qu’il faut revendiquer haut et fort notre conviction institutionnaliste. Il faut certes construire un nouveau peuple, mais ce peuple devra se doter de normes et d’institutions qui sont précieuses, car il n’y a qu’un gauchiste pour croire que les peuples veulent passer leur temps à faire des révolutions. Ce n’est pas comme ça que ça se passe. Les gens font ce qu’ils peuvent pour concrétiser leurs aspirations dans des institutions qui doivent fonctionner de façon quotidienne. Historiquement, les principales mobilisations populaires ne se sont pas produites pour imaginer un nouveau monde, mais pour défendre des acquis préexistants. Par exemple, en Espagne, la santé publique, la sécurité sociale et le système de retraites sont des fragments de socialisme à l’intérieur d’un État capitaliste. Ce sont des morceaux de socialisme car ce sont des lieux de coopération dont les principes sont « à chacun selon ses besoins » et non « à chacun en fonction de ce qu’il possède ». Ces institutions fonctionnent, malgré les tentatives répétées de la droite pour les démolir. L’oligarchie n’entend pas les détruire uniquement pour faire du profit, ils souhaitent rayer de la carte mentale des gens l’idée qu’il puisse exister des biens collectifs. Dans le système de santé publique, personne ne vous demande combien vous gagnez. Vous êtes malades, on s’occupe de vous dès que possible. Ces parcelles de socialisme démontrent qu’il est possible d’avoir des espaces de planification et de coopération. Voilà ce qu’est une institution que nous devons défendre, protéger et améliorer. Nous devons lutter contre l’idée que les forces populistes ne peuvent exister que dans les moments destituants. Ces derniers nous permettent de nous mouvoir de façon plus simple, mais il faut être capables de s’adapter aux moments plus consensualistes, où le poids des institutions est supérieur. Il faut dire les choses clairement : nous ne sommes pas venus abolir un ordre ou le défier, nous sommes venus remplacer le désordre néolibéral par un ordre différent, plus solidaire, écologiquement soutenable, égalitaire entre les genres.

Nous portons aussi une idée d’ordre, et il faut le répéter, sous peine d’être condamnés à être utiles uniquement dans les phases destituantes. Mais paradoxalement, c’est dans ces phases que nous sommes les moins utiles, car les gens n’ont pas besoin de nous pour porter un gilet jaune et se mobiliser. Dans ces situations notre rôle est de faire des propositions, d’ouvrir de nouveaux horizons et de dynamiser la situation. Mais nous sommes encore plus nécessaires lorsque le magma social n’est pas effervescent, lorsque la colère est dispersée, fragmentée, et qu’elle ne s’exprime que dans l’intimité. C’est dans ces moments-là que nous devons faire la démonstration que nous avons un ordre alternatif à proposer.

LVSL – Au cours de votre campagne, la question écologique a pris une place centrale et s’est faite l’écho de la puissance du mouvement climat, de telle sorte qu’on vous a comparé aux Grünen en Allemagne. Cependant, les partis verts du Nord ont en général une sociologie électorale centriste, urbaine et privilégiée. Est-il possible de construire une écologie politique dotée d’un sens anti-oligarchique et qui touche les classes populaires qui se sentent moins concernées par cet enjeu pour le moment ? Comment articuler la transition écologique, le green new deal, avec la volonté de reconstruire une communauté qui protège, ce qui était l’axe central de la campagne de Más Madrid ?

I.E. – Juste avant la campagne électorale, nous avons entrepris un travail théorique qui a été très important pour moi, et qui a été décisif sur la façon dont nous avons mené notre campagne par la suite. En ce qui me concerne, j’ai commencé à militer très jeune parmi les anarchistes, les autonomes et le mouvement libertaire. Cette phase a duré de mes 14 à mes 19 ans, j’ai donc eu le temps de me faire de nombreux amis dans ce milieu. La plupart de ces amis ne m’ont pas suivi dans ma bifurcation nationale-populaire. Ils ont continué leur chemin libertaire et autonome, et beaucoup d’entre eux ont fini par s’acheminer vers l’écologie politique. De mon côté, j’ai eu une évolution idéologique et politique très différente. Parfois, nous nous réunissons à nouveau, nous nous retrouvons comme de vieux compagnons qui ne se sont pas vus depuis 15 ans, en partant du principe qu’on ne va pas forcément débattre puisque nous avons désormais des parcours divergents. Certains font encore campagne en faveur de l’abstention et incitent les gens à ne pas voter, alors que moi je suis député. Mais à partir de ces retrouvailles ordinaires et amicales s’est aussi créé un espace de débats au sein duquel nous avons commencé à échanger des idées et des regards sur le monde.

Paradoxalement, alors que nous avions pris des chemins théoriques différents, nous sommes arrivés à des conclusions similaires. Il y a en particulier deux amis, Héctor Tejero et Emilio Santiago, qui travaillaient depuis longtemps sur les questions d’écologie politique. Ils cherchaient à traduire en Espagne l’idée de green new deal avec l’objectif de fonder une écologie radicale. Cela faisait un moment que j’échangeais avec eux et ils m’ont demandé si j’étais d’accord pour écrire la préface de leur livre. J’ai accepté et intitulé cette préface Ocasio-Cortez feat. Gramsci. J’ai écrit le texte juste avant d’entrer en campagne, au mois d’avril. J’ai dû réaliser un effort politico-intellectuel important, qui nous a marqué par la suite jusque dans notre identité politique, notre discours et nos propositions. J’en ai tiré quatre certitudes. Premièrement, la crise écologique et climatique est désormais centrale dans l’agenda politique et elle le sera chaque jour un peu plus, il n’y a qu’à voir la chaleur horrible qu’il fait ici [ndlr, l’entretien a eu lieu pendant la canicule de la fin du mois de juin en France]. Deuxièmement, un programme de transition écologique ne peut pas être réalisé s’il n’est pas aussi anti-oligarchique, car il exige une déconcentration du pouvoir politique et économique, en particulier économique, qui n’est pas compatible avec le néolibéralisme.

Cela ne veut pas dire que sur un plan purement rhétorique, Macron ne puisse pas parler de crise climatique tout en continuant sa politique néolibérale. Cela signifie cependant que lorsqu’on en arrive aux mesures sérieuses, il faut affronter les lobbies des énergies carbonées et les grandes entreprises de l’énergie. Pensons seulement à une transformation minime : la possibilité que chacun ait accès à des générateurs d’énergie solaire chez lui tout en pouvant revendre ses surplus énergétiques. Cela aurait des conséquences clairement antioligopolistiques et le pouvoir des grandes entreprises de l’énergie diminuerait fortement. Pendant la campagne, j’ai fait une proposition qui me tient beaucoup à cœur et en laquelle je crois fortement. J’ai proposé que la Communauté de Madrid réoriente les critères des achats alimentaires de toutes les institutions publiques (écoles publiques, maisons de retraite, centres de travail publics, hôpitaux, etc.) de telle sorte que l’on privilégie les produits locaux et le 0 km [ndlr, entre le lieu de production et celui de consommation]. L’idée était d’avantager les producteurs locaux afin que les produits consommés ne voyagent pas 3000 kilomètres mais 30. Quelles seraient les conséquences de ce type de mesure ? Cela remettrait en cause le rôle du lobby des grandes entreprises agroalimentaires qui représente un énorme oligopole qui a le pouvoir de décider comment on organise le territoire et de soumettre les pouvoirs publics.

Le troisième élément, qui croise les deux premiers, est que l’écologie me semble entrer particulièrement en résonance avec les aspirations, les peurs et les préférences esthétiques de nos sociétés. C’est-à-dire qu’il conjugue l’exigence anti-oligarchique et le besoin d’être à la mode. Lorsqu’au cours de la conférence que je vous ai donnée j’ai évoqué les hipsters ce n’était pas une blague. Le hipster est l’expression néolibérale d’une pulsion qui existe dans la société, mais qui n’est réalisée que par ceux qui ont les moyens de payer du lait d’avoine ou des muffins hors de prix. Cependant, ce phénomène traduit un sentiment généralisé de défiance croissante à l’égard de ce que l’on mange et d’angoisse à l’égard de la tournure que prennent nos vies. Nous avons le sentiment d’avoir des relations sociales et une vie toujours moins originales. Nous nous consommons les uns les autres comme si nous étions des applications pour smartphone. Nous sommes toujours plus pressés et nous profitons de moins en moins des plaisirs lents de la vie. Le néolibéralisme a l’habileté de capter cette angoisse et cette pulsion. Seulement, il la satisfait de façon perverse, il nous dit : « Pas d’inquiétude, il y a ici une application pour faire du yoga si vous êtes stressé et que vous êtes riche ; si vous êtes fortuné, vous aurez accès à une agriculture bio et à du café issu du commerce équitable. »

L’art du néolibéralisme est de donner des traductions marchandes, impitoyablement réservées à une petite minorité, à des sentiments et des pulsions qui sont réelles. L’enjeu pour les forces nationales-populaires est d’entrer en résonance avec ces désirs et ces aspirations, pour leur donner une traduction différente. Nous ne pouvons pas être des forces politiques qui réprimandent leur peuple, qui se contentent de marteler que les choses devraient être différentes et le monde plus juste. Il faut au contraire se connecter aux désirs et aux affects existants. Personnellement, je crois que le désir d’une vie plus naturelle, locale, modeste, lente et communautaire est un désir qui existe, et qu’il faut que nous représentions une option sexy quand il s’agit de lui donner forme. C’est pourquoi il est fondamental de coller au sens commun de notre époque et non à un sens commun imaginaire. C’est à l’intersection des exigences précédentes que je crois que nous pouvons formuler une option culturellement attrayante et en même temps antioligarchique. L’écologie est une des rares thématiques où l’on peut ne pas passer pour des ringards qui faisons la leçon à tout le monde. Elle offre la possibilité de formuler des propositions adaptées aux codes esthétiques de notre monde tout en chargeant un contenu antioligarchique.

Le quatrième élément, c’est que l’écologie permet de repenser tous les liens communautaires et patriotiques. Car une communauté n’existe pas seulement à travers les chants collectifs dans les manifestations, elle doit aussi trouver une traduction dans la vie quotidienne. Précisément, dans la vie quotidienne, cela s’exprime dans le temps que l’on dédie à ses amis, pas seulement pour boire des verres, mais aussi pour des activités plus lentes, comme le fait de cuisiner ensemble par exemple. Cela passe par le fait de privilégier les voyages à courte distance plutôt qu’à l’autre bout du monde. C’est par ces gestes simples que l’on prend conscience que nos loisirs ont été conditionnés par le logiciel néolibéral, qu’ils sont tristement répétitifs et sans saveur.

Notre proposition de transition écologique doit donc instituer des nouvelles formes de désir et de vie communautaire. Elle doit même aller plus loin et permettre l’émergence d’un nouveau bloc historique. Pourquoi un nouveau bloc historique ? Car nous assistons à une lutte interne au capitalisme entre le vieux capitalisme carboné et le nouveau capitalisme vert. Par exemple, une partie des grandes entreprises de l’énergie qui veulent développer le renouvelable sont des alliés objectifs du processus historique que nous voulons mettre en œuvre ; ou une partie des entreprises qui fabriquent des voitures électriques peuvent être des alliés temporaires de ce projet, etc. Pour les gauchistes, suggérer cette alliance revient à être des capitalistes, des capitalistes verts.

« Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective. »

En réalité, démanteler un bloc historique comme le bloc historique néolibéral, ce n’est pas le contester, c’est activer les forces centrifuges en son sein afin de l’écarteler. On peut pour cela s’adresser à une partie des petits commerçants, des petits producteurs, qui ont certes une mentalité conservatrice en matière d’impôts, mais qui sont prêts à se mettre de notre côté lorsqu’il s’agit d’affronter Nestlé. Si on leur laisse le choix entre le fait d’avoir du lait français dans les collèges français, plutôt que du lait produit ou acheté par Nestlé à des milliers de kilomètres dans des conditions infâmes, j’ai peu de doutes sur leur réponse. Sur ce terrain, nous avons la possibilité de séparer des éléments alliés à l’establishment et de les arrimer à un bloc différent.

Il est certain que ce bloc sera interclassiste, car les blocs historiques sont toujours interclassistes, comme tous les processus nationaux-populaires. À ce sujet, qu’ont fait les gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine ? Ils ont convaincu une partie de l’entreprenariat national qui a davantage intérêt à l’industrialisation du pays qu’à l’ouverture des frontières au libre-échange qui détruit la production nationale. D’un côté, ces gouvernements sont entrés en confrontation avec les pouvoirs financiers et les entreprises agro-exportatrices, mais de l’autre, ils ont fait un pacte avec la bourgeoisie industrielle, un pacte national-populaire, qui intégrait les travailleurs urbains, les ruraux, les exclus, qui avaient tous intérêt au développement national. Je crois que le green new deal peut être une opportunité de réaliser une opération de triangulation qui permette de détacher une partie des secteurs capitalistes qui ont intérêt à la transition écologique pour former une alliance avec les classes populaires et l’État, dont l’impulsion budgétaire est fondamentale pour mener une industrialisation verte. Ces secteurs du capitalisme vert n’ont évidemment pas la main sur le cœur, et cherchent avant tout à faire du profit, mais c’est toujours comme ça avec les capitalistes. Il n’est pas possible de les affronter tous à la fois. Il faut donc s’allier à une partie d’entre eux pour former un nouveau bloc historique, ce qui permet d’affronter de l’autre côté le lobby du carbone. Bien évidemment, il y aura des tensions au sein de ce nouveau bloc historique pour en assurer la direction. Personnellement, j’aspire à ce qu’on en prenne la tête en gouvernant des États plus solides qui retrouvent leur capacité à planifier.

Toutes ces réflexions m’ont bousculé, dans le bon sens, car j’entrevoyais la possibilité de formuler un projet qui soit victorieux sur le plan culturel, qui se traduise concrètement dans des politiques publiques au potentiel antioligarchique, qui nous permette de construire un nouveau bloc historique et qui s’inscrive en plus dans l’agenda politique du quotidien. C’est pourquoi nous avons commencé à travailler sur cette idée, que nous avons reliée pendant toute la campagne à la reconstruction d’un lien communautaire. Qu’est-ce qu’être une communauté ? Ce n’est pas une addition d’individus et de clients, mais une société qui prend soin d’elle. Être une communauté, c’est prendre soin des autres. Cet élan, il faut l’étendre à l’environnement, car c’est un pilier de notre vie collective.

LVSL – Il n’est pas évident de voir le « potentiel anti-oligarchique » dans votre discours écologiste, ni de voir une réelle confrontation antagoniste entre « ceux du bas » contre « ceux du haut ».

I.E. – C’est vrai, mais nous avons particulièrement insisté sur le fait de rendre compatible l’équilibre social et l’équilibre environnemental. Ceux qui ont le plus besoin d’une relation harmonieuse avec l’environnement sont les moins privilégiés. Nous n’avons pas le même schéma de vote que les verts en Allemagne. En prenant la carte de Madrid, de la communauté comme de la ville, on observe qu’on obtient d’autant plus de voix que les revenus sont faibles et vice-versa. Izquierda Unida et Podemos ont appelé à voter pour la petite liste Madrid en Pie qui se situait à la gauche de Manuela Carmena et rassemblait les trotskystes et les communistes. Ils ont justifié ce soutien en expliquant que les classes populaires ne voteraient pas pour une candidature comme la nôtre qui se préoccupait seulement des vélos, de l’environnement et de la régénération démocratique. Madrid en Pie n’a cependant pas réussi à obtenir de représentation au niveau de la Communauté, et n’a pas réussi à toucher les quartiers populaires. Au contraire, Manuela Carmena l’emporte avec des scores de plus de 40% dans de nombreux cas et dans les quartiers les plus favorisés elle perd ou gagne d’une courte tête. À Madrid, notre vote est fondamentalement populaire. Nous gagnons dans les quartiers qui ont le plus été touchés par la crise car nous avons toujours insisté sur le fait que le Green New Deal était une manière de créer de l’emploi et de redistribuer la richesse.

Cependant, il est vrai que nous explicitons moins l’antagonisme. Même s’il y avait un équilibre entre les deux, nous explicitions plus ce que le Green New Deal représentait de bon pour ceux d’en bas plutôt que la manière dont il entrait en confrontation avec les intérêts de ceux d’en haut. Nous l’avons tout de même souligné, par exemple avec certaines de nos propositions, comme l’achat public alimentaire ou notre proposition énergétique, que nous avons présentées en expliquant clairement que cela bénéficierait à certaines catégories de la population et pas à d’autres.

Mais il est vrai que, de façon imprévue, nous avons hybridé notre culture politique avec celle de Manuela Carmena alors que nous venions de traditions différentes. D’une certaine manière, notre discours s’est mélangé avec celui de Manuela qui a une trajectoire différente, une autre façon de communiquer et une autre manière de comprendre la politique. Elle met beaucoup moins l’accent sur l’antagonisme que nous, et cela s’est certainement ressenti pendant la campagne. Il reste la question contrefactuelle qui porte sur le fait de savoir si en adoptant un discours plus antagonique nous aurions obtenu de meilleurs ou de moins bons résultats. Je ne sais pas. Nous avons fait face à une force politique – Podemos et Izquierda Unida – qui a clairement essayé de s’auto-positionner à notre gauche, au niveau municipal comme au niveau de la communauté autonome. Au niveau municipal, ils n’ont pas réussi à avoir des élus, alors qu’au niveau de la Communauté nous avons obtenu trois fois plus de voix qu’eux. Je pense que nous vivons un moment dans lequel l’antagonisme a moins de poids en Espagne.

LVSL – Votre ancrage électoral populaire est étonnant. Votre discours semblait avant tout dirigé vers les jeunes bobos de Chueca, Malasaña, etc. Votre soirée électorale LGBT a été organisée dans l’une des discothèques les plus bourgeoises de Madrid. La campagne semblait moins populaire que les précédentes, de telle sorte que la question se posait de savoir si on pouvait la qualifier de populiste…

I.E. – À Madrid, les résultats sont clairs : dans les zones populaires nous gagnons, alors que dans les zones plus aisées ce n’est pas le cas. En réalité, nous avons créé une alliance. Les secteurs de la classe moyenne aisée progressiste du centre de la ville – ceux qui auraient pu voter pour une formation écologiste européenne – ont également voté pour nous. Je crois qu’à Malasaña, Manuela a obtenu 52% des voix, dans un quartier où les prix des loyers sont extrêmement élevés. C’est un quartier moderne et chic… 52%, c’est une absurdité dont je me réjouis. Cependant, l’un de nos principaux axes de campagne concernait le sud de Madrid, qui concentre les zones les plus touchées par la crise. Ces zones étaient autrefois maillées par des entreprises automobiles et des entreprises d’appareils électroménagers. Notre grand pari a été celui d’une réindustrialisation verte : convertir la « ceinture sud » – ce que l’on appelait la « ceinture industrielle » de Madrid, aujourd’hui démantelée – en une « ceinture industrielle verte ». Il s’agit de notre principale proposition économique et politique. Il faut faire en sorte que les personnes de Getafe ou de Móstoles n’aient pas à aller tous les jours travailler à Madrid.

« Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel. »

Nous avons lancé la liste Más Madrid lors d’un meeting à Villaverde, une zone très populaire, dans une ancienne usine automobile que la mairie a récupérée pour en faire une sorte de centre d’expertise de startups pour jeunes dans un quartier populaire. Lors de ce lancement, Manuela a expliqué que la mairie avait lancé un programme pour que les enfants puissent étudier l’anglais, qu’ils soient de Chamberí ou de Vallecas. Vallecas est un quartier très populaire et Chamberí très aisé, tous les Madrilènes le savent. Quand Manuela a dit « je veux que les enfants de Vallecas aient les mêmes opportunités et qu’ils puissent parler anglais pour demain trouver du travail », en réalité, et sans utiliser de rhétorique de classe, elle parle clairement de la justice sociale et de la lutte pour la répartition des richesses et des opportunités dans la vie. Cependant, Manuela ne le dirait jamais en termes de confrontation contre un « eux ». Elle met l’accent sur l’amélioration de la vie des gens qui en ont le plus besoin. Le leadership de Manuela a été – et continue d’être – un leadership très maternel, qui n’agresse pas mais qui prend soin d’autrui et protège. Il faut à ce titre souligner que personne n’a réalisé de scores aussi élevés, ni eu un tel impact électoral et médiatique. De mon point de vue, cela s’explique aussi par le fait que dans un moment où l’antagonisme a moins de poids, elle représente un leadership politique capable de rassembler. Cela m’a beaucoup fait réfléchir car je sais pertinemment que pour mettre en œuvre de grandes transformations qui rétablissent une certaine justice, il faut se battre et entrer parfois en collision avec les intérêts oligarchiques. Mais nous savons également que pour que cela soit possible il faut avoir la capacité de rassembler les catégories les plus touchées par la crise au-delà des identifications traditionnelles. Manuela ne parle pas de peuple, ni de « construire un peuple », mais elle est tout de même capable de rassembler les premières victimes de la crise. Elle le fait bien mieux que moi. Dans les quartiers populaires où Manuela a gagné les élections, je n’ai pas gagné. J’ai obtenu des bons résultats, mais je n’ai pas gagné. Il y a des quartiers où Manuela a obtenu 34% des voix et moi 18%. Cela m’a fait réfléchir, il faut être humble. La trajectoire politique de Manuela est beaucoup plus longue que la mienne. C’est une figure qui réussit à rassembler beaucoup plus que je ne le fais, y compris en termes de catégories de genre et d’âge.

C’est moins le cas que lorsque nous étions à Podemos mais notre électorat reste plus masculin que féminin et plus jeune qu’âgé. Manuela permet de rompre ce schéma. Elle rassemble plus de votes féminins, car ce n’est pas une figure autoritaire qui provoque de la défiance, mais une figure qui accueille et qui intègre. Elle obtient plus de votes de personnes âgées, et plus de votes de femmes, ce qui était l’un de nos grands points faibles, et un vrai problème lorsque l’on parle aux personnes touchées par la crise car celles qui en ont souffert le plus sont d’abord les femmes et les personnes âgées. En Espagne, l’exemple typique d’une personne victime de la crise, c’est une femme célibataire ou une femme seule avec une retraite qui ne lui permet pas de vivre dignement. Ce sont les catégories les plus précarisées, et ce sont les catégories que nous avons traditionnellement du mal à toucher. Même si nous sommes encore en phase de réflexion, l’une des choses qui m’a le plus marqué, c’est qu’en réalité, sans adopter une rhétorique très populiste, ou même populiste tout court, Manuela a eu beaucoup plus de capacité à rassembler les plus précaires et les plus modestes.

LVSL – La période a donc changé…

I.E. – Exact. Il est possible que nous vivions un moment politique plus consensuel et moins conflictuel.

LVSL – Depuis le 26 mai dernier, votre divorce avec Podemos est acté. La formation morada (violette) a présenté une liste menée par Isabel Serra contre la vôtre aux élections de l’Assemblée de Madrid. Les principaux leaders du parti vous ont souhaité « bonne continuation » avec « votre nouveau parti », alors que dans le même temps, on peut lire dans la presse qu’un congrès devrait être organisé à l’automne prochain afin de transformer la plateforme électorale Mas Madrid en parti politique. Vous avez justifié cet éloignement avec Podemos car le parti « n’aurait jamais dû abandonner la transversalité » mais vous affirmiez en janvier dernier ne pas pouvoir réellement abandonner Podemos car, en tant que fondateur du parti, vous l’auriez toujours « tatoué dans la peau ». Dès lors, comment imaginez-vous être capable de représenter le visage d’un mouvement politique transversal censé incarner le renouveau ? Êtes-vous en train de refaire Podemos après son virage « gauchiste » ?

I.E. – Dans l’imaginaire politique, sur la scène politique espagnole, Podemos occupe déjà de manière claire un espace très défini et très délimité. Le parti occupe l’espace qu’occupait autrefois Izquierda Unida mais avec un candidat bien meilleur que tous les leaders qu’a connus IU ces dernières années, Pablo Iglesias. Son leadership bénéficie également toujours des héritages du 15-M. Ce qui explique pourquoi, bien que Podemos perde toujours plus de voix à chaque élection, le parti n’obtient pas encore des résultats électoraux aussi bas que ceux d’Izquierda Unida. Je pense néanmoins qu’en décidant d’occuper cet espace, Podemos finira par se rapprocher de ces résultats. Choisir ce chemin était une décision idéologique et stratégique légitime, car approuvée par la majorité des militants et de la direction du parti, mais pour nous c’était une erreur. Les cinq millions de voix que nous avons reçues en 2015 étaient des voix transversales et populaires, pas seulement des voix issues de la sphère culturelle et identitaire de la gauche traditionnelle. En choisissant de suivre le même chemin qu’Izquierda Unida, Podemos finira par connaître la même destinée.

Il est vrai que d’une certain façon tout le monde me connaît en Espagne. Les gens que je croise et qui s’informent peu politiquement continuent de dire : « regarde, il est de Podemos ». De fait, nous croyons qu’il aurait été possible d’obtenir un peu plus de voix aux élections de l’Assemblée de Madrid si je n’avais pas continué à être perçu comme le candidat de Podemos par une partie de l’électorat qui m’identifiait toujours à ce parti. Ce qui est assez logique puisque, depuis 2014, ils étaient habitués à me voir comme numéro deux du parti. Ce n’est pas facile de présenter un projet comme neuf et transversal quand les gens t’associent à une autre expérience qui existe déjà. Mais j’introduirais deux nuances. D’une part, même si Podemos continue de s’appeler Podemos, ce n’est pas le même parti que celui que nous avions fondé en 2014. Pour nous, cela a été émotionnellement douloureux de l’accepter et de l’assumer, mais ce n’est plus le Podemos initial. Le Podemos actuel a décidé d’être un parti de gauche, à la gauche du Parti socialiste, et c’est légitime, mais ce n’est pas ce que nous avions construit. D’autre part, ce n’est un secret pour personne que nous avons depuis longtemps des divergences avec Pablo Iglesias sur ce point. Les gens savent parfaitement quelles sont nos divergences et pourquoi elles nous ont poussé à penser que nous devions présenter un projet différent à Madrid. Ce point de vue n’est pas uniquement le nôtre, c’est aussi celui des électeurs qui nous ont permis d’obtenir 15% des voix quand Izquierda Unida et Podemos en récoltaient 5,6%. Les résultats ont donc effectivement validé l’hypothèse qu’il existe un espace pour qu’une force politique différente émerge.

Que devons-nous faire désormais ? Nous devons avoir l’audace et le courage de réfléchir à comment concrétiser, à Madrid, notre hypothèse national-populaire dans laquelle nous avons inclue de manière centrale l’écologie comme un élément concret de construction d’une communauté solidaire et patriotique. Comment cela se concrétise lorsqu’il faut structurer le soutien électoral dont nous avons bénéficié ? Nous sommes la première force politique de la ville avec un demi-million de votes et 15% des voix dans la région. Nous devons construire une force politique capable de donner forme à ces résultats. Podemos continuera à suivre le chemin que ses militants et sa direction ont choisi. J’ai le sentiment que cela se traduira par une union toujours plus étroite avec Izquierda Unida, avec le Parti communiste, jusqu’à se convertir en une seule et même formation politique – et plus seulement une coalition électorale. C’est une décision légitime, mais de notre côté, nous continuons à penser qu’il est toujours possible de construire une nouvelle majorité transversale. Nous travaillerons dans ce sens pour le faire à Madrid. Nous avons reçu un soutien important auquel nous devons apporter des réponses. Dans la région où s’est construit le modèle néolibéral espagnol, nous devons relever le défi qui consiste à construire un projet qui ne parle pas seulement à la gauche, mais qui aspire à créer une majorité différente pour mettre les institutions au service du peuple madrilène. C’est à cette condition que nous reconstruirons une communauté.

LVSL – Pour terminer, nous voulions vous demander quelles lectures est-ce que vous recommanderiez à une personne qui voudrait se former à l’analyse stratégique…

I.E. – C’est une question à la fois très importante et très difficile. Le fait que la réponse ne soit pas évidente est un symptôme qui révèle tout ce que nous avons à reconstruire. Je suis actuellement en train de terminer l’écriture d’un livre avec Álvaro García Linera, le vice-président de Bolivie. Ce livre est une conversation autour des apprentissages que nous avons réalisés au cours de la dernière décennie de gouvernements nationaux-populaires en Amérique latine et de surgissement de forces démocratiques contre le despotisme néolibéral en Europe. Le leitmotiv de cet échange est justement de pouvoir répondre à cette question que beaucoup de jeunes gens, et de moins jeunes, qui deviennent politiquement actifs pour la première fois, nous posent : « Quelle lecture est-ce que vous me recommandez pour commencer ? »

Notre livre tente modestement de définir les questions qu’il faut traiter pour proposer une orientation à celles et ceux qui cherchent la forme adéquate afin de mettre en œuvre notre vision néogramscienne de la politique. Il est clair qu’il nous manque des textes simples et fondateurs qui structurent notre espace international d’échanges intellectuels et de fraternité politique. Je le dis de façon provocatrice, mais c’est pour moi une internationale national-populaire qui ne peut être réelle que si elle met au centre de son identité la transition écologique et la révolution féministe.

Je vais tout de même essayer de vous livrer quelques lectures que je considère indispensables. Il y a tout d’abord La notion de politique de Carl Schmitt, Le savant et le politique de Max Weber et Les cahiers de prisons de Gramsci. En ce qui concerne ces derniers, il faut prendre une bonne édition qui met de l’ordre et qui explique que les différents textes ont été produits de façon fragmentaire, désordonnée, et qu’ils sont parfois cryptique en raison de la nécessité d’éviter la censure des geôliers. En Espagne, la meilleure édition reste pour l’instant celle de Manuel Sacristán, je ne sais pas ce qu’il en est en France. Gramsci doit rester un objet d’études, de discussions et de séminaires qu’il faut diffuser.

Ensuite, je sais que ce n’est pas un texte très accessible, mais pour moi La Raison populiste d’Ernesto Laclau a été une grande inspiration au moment de la fondation de Podemos et me semble rester une référence obligatoire. D’une façon un peu différente, les Réflexions sur la violence de George Sorel m’ont été très utiles pour penser l’importance des mythes dans la lutte politique pour le sens commun et les affects. Il faut en finir avec la division forcée et fausse, héritée des Lumières, entre la politique et les émotions. La politique est une activité de production de liens affectifs et de passions.

J’ai beaucoup de mal à clore cette liste, mais je crois sans aucun doute qu’Álvaro García Linera doit figurer dedans. C’est le meilleur intellectuel « amphibien », qui combine la réflexion théorique avec la pratique politique et l’art de gouverner. Ce qui est une position certes glissante, mais particulièrement fertile. C’est un intellectuel qui ne se laisse pas emporter par la spéculation théorique et un dirigeant qui ne se laisser pas balloter par la conjoncture politique. Je crois que ses 5 tensions créatives au sein du processus révolutionnaire sont très utiles.

La retranscription a été réalisée par Carlos Benguigui et Marie Miqueu, et la traduction par Lenny Benbara, Vincent Dain, Lou Freda et Laura Chazel.

Triple droite en Espagne : chronique d’une radicalisation du politique

https://en.wikipedia.org/wiki/Huamantla#/media/File:MonumentoToroBravoHuamantla_14.JPG
Monumento al Toro Bravo by Diodoro Rodriguez Anaya at the entrance to Huamantla, Tlaxcala, Mexico / Wikimedia commons

Depuis quelques mois, l’Espagne connaît une radicalisation du politique menaçant directement le consensus forgé autour de la transition démocratique. La poussée réactionnaire incarnée par VOX a conduit Ciudadanos et le PP à lui disputer cette identité politique. C’est le résultat d’un retour du politique initié en 2011 avec le mouvement du 15M. Cette explosion démocratique a mené Podemos à ouvrir la boîte de Pandore de l’agonisme mouffien en 2014. En articulant des identités politiques hétérogènes, Podemos a réussi à construire un horizon d’espérance, faisant de l’utopie le moteur de son projet. Toutefois, à l’occasion de la dernière campagne électorale, l’agressivité de la droite a pris le pas sur l’horizon progressiste porté par Podemos. Sur le plan théorique, le politique consensuel mouffien s’est radicalisé jusqu’à la version belliqueuse prônée par Carl Schmitt. Le but de cet article sera de comprendre la généalogie d’une telle métamorphose.


DU LOGOS AU PATHOS : L’OUVERTURE DE LA BOÎTE DE PANDORE

Suivant les enseignements d’Aristote, Patrick Charadeau nous apprend que le discours politique repose toujours sur deux piliers : la raison (logos) et le sentiment (pathos). La prégnance d’un de ces deux éléments sur l’autre est souvent le résultat de contextes historico-symboliques particuliers. Avant l’apparition de Podemos, lors des premières années de crise, le logos est maître dans le débat public. L’esprit politique de la transition démocratique et son ambition modernisatrice sont alors hégémoniques, tandis que la raison et la modération régissent le système politique espagnol bi-partisan. 

Si l’on se penche sur les archives, on en ressort surpris par la solennité des débats électoraux d’antan. En 2008, le leader du PP, Mariano Rajoy dresse calmement le tableau de la crise économique. Il utilise sa « minute d’or » pour rassurer les Espagnols en leur promettant de bien conduire l’économie. Son homologue du PSOE, M.Zapatero, riposte sur un ton savant et léger, saluant les libertés démocratiques acquises depuis la fin de la dictature. Dans aucune de ces minutes d’or, l’adversaire n’est présenté comme un danger ou comme un traître.

En 2011, la crise bat son plein et le 15M a résonné dans tout le pays. M.Rubalcaba succède à M.Zapatero à la tête du PSOE. Il ouvre sa minute d’or avec un fade « j’ai essayé, dans la mesure du possible, de vous expliquer ce que sont mes solutions pour notre pays ». M.Rajoy renforce cette atmosphère monocorde et termine son discours par un « on est à votre disposition », sur un ton bureaucratique. Dans les deux cas, le débat est un exercice de raison qui s’adresse à une population tempérée. Les partis politiques ressemblent d’avantage à des agents passifs qu’à des protagonistes actifs. Au lieu d’impulser la création d’un corps politique propre, ils se positionnent comme des partis de gouvernement qui prennent en compte l’hétérogénéité électorale du pays. L’avantage que leur donnent leur présence historique dans le paysage politique leur permet de faire des élections une simple discussion entre programmes.

Sur ces entrefaites, une révolution du pathos frappe le politique, comme le romantisme éclata au XIX siècle. Podemos arrive sur la scène politique en 2014, dans l’effervescence du 15M, avec pour ambition de « prendre d’assaut le ciel ». En suivant les incursions théoriques du courant national-populaire dans la psychanalyse, le jeune parti se transforme en machine capable de mobiliser les affects. C’est par ce discours que le consensus forgé autour de la transition démocratique est bousculé. Dans le pays germe l’idée qu’un nouveau peuple, mué par l’esprit de solidarité et un imaginaire utopique, constitue le moteur de la politique. C’est, sans aucun doute, l’avènement d’une nouvelle transition politique.

Sourire aux lèvres, le leader de Podemos, Pablo Iglesias prophétise que le changement institutionnel qui a bourgeonné dans les rues se concrétisera tôt ou tard. Sans plus attendre, l’Espagne doit dire « au revoir à 1978 et bonjour à 2015 ». Albert Rivera, leader de Ciudadanos, fera de même en revendiquant l’idée de “changement” et en plaidant, lui aussi, pour une deuxième transition. Une nouvelle atmosphère politique imprime sa marque dans les sphères esthétiques et discursives du politique.

Podemos arrive en 2014 dans l’effervescence du 15M en Avec pour Ambition de « prendre d’assaut le ciel »

Lors du débat électoral de 2016, Pablo Iglesias termine son intervention en proclamant que, contre ceux qui relient le projet de changement à la peur, il convient d’aller voter avec la joie et l’espoir dans le cœur. « Oui, nous pouvons », tel est le maître mot d’une organisation qui agite l’esprit de beaucoup d’Espagnols. Il faut se souvenir que, quelque mois avant l’élection, en janvier 2015, Podemos est la première force politique, selon Metroscopia, avec 28,2% des voix. Comme prévu, Albert Rivera et Pedro Sánchez – nouveau leader du PSOE – suivent la cadence initiée par Podemos. Le candidat de Ciudadanos parle d’un rêve réalisable pour l’Espagne. Sánchez, de son côté, donne une touche tragique à son discours en faisant allusion à la pauvreté infantile, désormais dramatiquement élevée.

Pendant ces années, en Espagne, le politique entre en mutation profonde : c’est le retour de l’émotion en politique. Cette tendance, ouverte par Podemos, va se retourner contre le mouvement. Avec le conflit catalan, la puissance mobilisatrice de l’émotion se déporte sur la droite de l’échiquier politique, bien que le PP de Mariano Rajoy constitue alors le dernier bastion de la raison cartésienne. Quoiqu’il en soit, l’espace politique est ouvert. La solidité du bloc hégémonique hérité de la transition démocratique ressort définitivement fracturé par cette nouvelle dispute pour le sens commun. Les forces politiques ne raisonnent plus de manière passive selon une culture politique qui leur précéderait. Bien au contraire, elles manient les structures mêmes du politique pour définir un terrain de combat qui leur soit favorable.

DU PATHOS À LA GUERRE : RUPTURE DE L’ÉQUILIBRE AGONIQUE

En quelques mois, l’Espagne passe d’une politique de l’affectif à une politique de la confrontation radicale. Le point d’inflexion de ce basculement intervient à la fin de l’année 2017, avec l’irruption de la question catalane. La journée traumatique du 1er octobre fait exploser la fragile frontière qui sépare l’agonisme mouffien de l’antagonisme schmittien. Le Catalan n’est plus un adversaire pour “l’Espagne constitutionnelle” mais bien un ennemi, comme l’est l’État espagnol pour le mouvement indépendantiste. L’Autre, indépendantiste ou unioniste est vidé de sa dignité humaine et n’est perçu que comme un problème structurel, irréconciliable avec les aspirations de l’Un. Cette tension phagocyte l’opinion publique jusqu’aux dernières élections législatives de 2019. 

Dans le tourbillon dialectique de cet affrontement identitaire, l’horizon utopique de Podemos est muet. Le mouvement invite les parties au dialogue et défend obstinément le droit des Catalans à l’autodétermination, ce qui le marginalise.

Sur fond de crise nationale, Pedro Sánchez prend le pouvoir à la suite d’une motion de censure. Ses négociations avec les leaders indépendantistes éveillent encore davantage l’agressivité de la droite qui, par effet de mitose, ouvre la porte au phénomène VOX. La division entre « constitutionnalistes » et pro-indépendantistes constitue le nouveau terrain politique inauguré par la droite. La puissance de cette délimitation force Podemos à fonder sa stratégie électorale sur les articles « sociaux » de la constitution.

Le conflit catalan permet à Santiago Abascal de greffer la doctrine Bannon en Espagne. Ce dernier avait, en effet, fondé The Movement avec l’objectif de soutenir les mouvements politiques conservateurs et réactionnaires en Europe. M.Abascal n’est pas un phénomène isolé dans la vie politique espagnole. Son émergence vient après l’arrivée de mouvements politiques tels que CitizenGo, une association politique qui combat le droit à l’avortement ou encore le mariage homosexuel. CitizenGo est l’héritier direct de HazteOir, mouvement politique conservateur et ultra-catholique.

Peu à peu, cette nébuleuse d’extrême-droite remet en cause le consensus établi sur des questions telles que le féminisme, l’autonomie des régions ou l’immigration. Le conflit catalan a permis à Vox de parler ouvertement de misogynie, de centralisme administratif et de xénophobie. La stratégie est claire : faire de la politique la continuation de la guerre par d’autres moyens. Comme aux États-Unis, comme au Brésil, les quelques règles bienveillantes du jeu politique sont complètement bouleversées par l’idée que, dans la guerre, tout est possible. 

Privé du temps de penser lucidement, le citoyen se réfugie dans la force politique AYANT créé le problème qu’il fuit. La logique vicieuse de cette grande diversion RÉSIDE DANS LE FAIT que, pour maintenir l’attention du citoyen, elle déploie un réalité COMPLÈTEMENT apocalyptique.

VOX imite Trump et reprend sa stratégie fondée sur ce que Lakoff appelle le preemptive framing. Le parti de Santiago Abascal impose son propre tempo au débat public. Il détermine ainsi l’agenda des partis politiques et des médias.

C’est avec cet objectif en tête qu’il défend l’usage privé des armes à feu. Ainsi, VOX permet à une question tombée en désuétude de revenir sur la scène politique. Dans le contexte espagnol, cette proposition est explosive. Le royaume reste marqué par les souvenirs douloureux de la guerre civile, tandis que la dissolution de l’ensemble des structures liées à l’ETA (organisation terroriste basque) avait rendu le débat sur les armes à feu obsolète. Faisant appel aux instincts les plus primitifs, ici la survie, VOX ré-ouvre de vieilles blessures, tandis qu’une idée jusqu’alors complètement exclue du débat public gagne une place, construite artificiellement. 

Le citoyen se réfugie dans la force politique qui a créé le problème qu’il fuit. La logique vicieuse de cette grande diversion réside dans le fait que, pour maintenir l’attention du citoyen, elle déploie un réalité complètement apocalyptique. M.Abascal n’hésite pas à parler de dictature progressiste ou de totalitarisme de l’idéologie du genre. A l’occasion d’une réunion publique à Valence, il avertit ses soutiens : en cas de gouvernement progressiste, le chaos et la violence s’empareraient du pays. Il associe Podemos, Izquierda Unida et la gauche espagnole au camp républicain de 1936. Ciudadanos et le PP reprennent cette rhétorique en agitant le chiffon rouge du communisme et de fondamentalistes catalans qui agresseraient les non-indépendantistes. Par l’évocation des mânes du terrorisme basque, la droite répand le pire visage du mouvement catalan. De la même manière, le PP parle d’invasion migratoire, dans un pays où la principale préoccupation est le chômage et la corruption.

L’hyperbolisation discursive DE LA RÉALITÉ permet de diluer la gravité d’un ÉVÉNEMENT POLITIQUE PROBABLE : UNE COALITION RÉUNISSANT LES FORCES DE centre-droitE ET l’extrême droite.

Le 14 avril, le village d’Errenteria (Pays Basque) commémore le jour de la république espagnole. Ce village est historiquement marqué par son appartenance au camp républicain et à la gauche. Par provocation, Ciudadanos organise un meeting sur la place du village, interrompant la commémoration que ses voisins organisent tous les ans. Ces derniers, indignés, décident de perturber l’événement d’Albert Rivera à coup de casseroles. Résultat : Ciudadanos obtiendra 2,9% de voix à Errenteria, tandis que la coalition formée par Podemos, PSOE, et Bildu rassemble 71,96% des voix. L’objectif était de créer un conflit dans une zone historiquement marquée par la gauche et l’indépendantisme, afin de se présenter en martyre.

Cette hyperbolisation discursive de la réalité permet de diluer la gravité d’un événement politique probable : une coalition réunissant les forces de centre-droite avec l’extrême-droite. Ciudadanos voit en VOX un partenaire « constitutionnaliste ».

Pour faire fonctionner cette machinerie idéologique, la guerre de l’information est fondamentale. Comme dans les campagnes menées par Donald Trump et Jair Bolsonaro, il y a une relation ambivalente entre les médias et les outsiders d’extrême droite. L’extrême-droite esquive les grands journaux en donnant priorité aux réseaux sociaux pour propager le message de VOX. Toutefois, elle s’appuie sur le rejet dont elle ferait l’objet de la part des médias pour se forger un statut de dissident. C’est ainsi que VOX ne participe à aucun des deux débats télévisés. Plus que satisfaite, la direction du parti demande à tous ses représentants de simuler la stupeur devant cette prohibition de la part du comité électoral. Par le biais des réseaux sociaux, le parti mitraille l’opinion publique de fakes news et d’affirmations hyperboliques qui organisent une représentation dichotomique et manichéenne du réel. Enfin, le souffle épique de l’histoire est un ingrédient clé du discours de VOX comme c’est pour le cas pour le Rassemblement National, Donald Trump ou la Lega italienne.

Comme dans la campagne de Trump et celle de Bolsonaro, il y a une relation ambivalente entre les médias et les outsiders d’extrême droite.

Les deux concurrents réactionnaires de VOX participent également de cette guerre médiatique. Ils ont recours à des campagnes massives de diffusion d’informations, dont plusieurs se sont avérées faussées. Le PP de Pablo Casado en arrive à pratiquer l’astroturfing, qui consiste en la création massive de faux comptes sur Twitter pour donner une centralité au candidat. Les expériences américaine et brésilienne ont donné à voir l’hypocrisie de ce « contournement intentionnel des médias ». Ces derniers, pour la plupart privés, se nourrissent des déclarations juteuses et catastrophistes de la droite. Au lieu de tempérer le débat en confrontant ces déclarations aux faits, ils centrent leur attention sur ce fétichisme morbide pour le conflit et le sang. L’extrême droite et les médias mainstream, opposés en apparence, se nourrissent mutuellement, dans une spirale d’hystérie collective qui pousse le PP et Ciudadanos à adopter une rhétorique similaire.

Lors des débats télévisés, Pedro Sánchez se moquait de son homologue du Parti Populaire en appelant à l’invention d’un détecteur de mensonges. Cette plaisanterie se rapproche dangereusement de la réalité du comportement adopté par le leader de la droite. Sans aucune vergogne, Casado jongle avec des chiffres de plus en plus extravagants pour influencer les téléspectateurs. Il multiplie par deux le chiffre des pensions de retraite congelées par Zapatero durant la crise. Pour ce qui concerne le chômage, il prélève les chiffres des mois les plus mauvais du gouvernement Sánchez et les fait passer pour la moyenne sur l’ensemble de son mandat. Albert Rivera, obsédé par la question catalane, évoque un pacte entre les socialistes et les indépendantistes qui n’a existé que dans l’imagination du leader de Ciudadanos. Il évoque des distinctions territoriales dans l’accès aux services publics, en contradiction avec les dispositions de la loi 16/2003.

Montage publié sur le compte officiel de VOX le jour des élections avec la légende “La bataille commence!”.

LA RECONQUÊTE DU CAMP PROGRESSISTE DOIT S’APPUYER SUR UN NOUVEL IMAGINAIRE INCLUSIF ET TRANSVERSAL

L’instrumentalisation de la peur est sans doute une méthode pitoyable pour se faire une place dans l’échiquier politique. Reste qu’elle n’est pas moins dangereuse, et ce, pour une raison simple : la peur entraîne une mécanique difficile à enrayer. Avec Machiavel, on peut soutenir que l’on « fait la guerre quand on veut, on la termine quand on peut ». C’est le problème, apparemment sans solution, qui constitue le point nodal du développement de l’extrême-droite, en Espagne comme dans le reste de l’Europe. Une fois lancées, les colonnes infernales de l’inimitié et de l’antagonisme radical sont difficiles à arrêter.

L’appel à des fronts antifascistes, dans la continuité belliqueuse du discours politique ambiant, ne fait qu’agrandir l’adversaire. Podemos, qui défendait jusque-là cette position, a rectifié le tir lors des derniers débats électoraux. L’attitude sereine adoptée par Pablo Iglesias, face à des adversaires nerveux et se coupant sans cesse la parole, lui a valu une appréciation positive. Une attitude sobre et déterminée est la meilleure des défenses au milieu de la cacophonie politique.

l’appel à des fronts antifascistes, dans la continuité belliqueuse du discours politique AMBIANT, ne fait qu’agrandir l’adversaire.

Pour passer à l’attaque de nouveau, il faut cesser de perdre son temps avec l’hystérie de la nouvelle droite. Comme l’indique Iñigo Errejón, les progressistes doivent arrêter d’érotiser l’arrivée de VOX et sortir de la prison de son pathos apocalyptique. Cette position est une erreur stratégique difficilement réversible qui ne sert qu’à revitaliser l’imaginaire politique des années 30. On revient au discours de la vieille gauche, par la vieille gauche, pour la vieille gauche. Pendant ce temps, un terrain précieux est laissé dans les rues et dans les consciences, au bénéfice de l’extrême-droite. 

La meilleure défense contre le phénomène de VOX est de démystifier son image de parti nouveau et exotique. Son leader vient du PP. Il a bénéficié des largesses du parti. Lorsqu’il était au service d’Esperanza Aguirre (Présidente de la Communauté de Madrid), Abascal gagnait un salaire de 82.492 euros l’année pour une activité productive remarquablement réduite. Ses discours sur les armes, le terrorisme ou l’idéologie de genre ne sont que des confabulations délirantes qui n’ont rien à voir avec l’Espagne contemporaine. Au lieu de livrer une lutte titanesque contre son discours, il conviendrait de se consacrer à l’Espagne de notre temps pour lui proposer un projet de futur encourageant. L’Espagne de la haine n’est pas celle dans laquelle nous voulons vivre.

Cette nouvelle stratégie doit passer par le féminisme. Le 8 mars a mis l’Espagne à l’avant-garde du mouvement. D’une manière ou d’une autre, tout le monde se positionne vis-à-vis de sujet structurant. Contre la virulence machiste et la radicalisation du conflit dans le politique, on ouvre le chemin d’une politique où les être humains prennent soin les uns des autres. C’est cette Espagne, inclusive et bienveillante, qui doit être défendue par les forces progressistes et patriotiques. Le PSOE et Podemos paraissent avoir compris cela.

Contre la virulence machiste et la radicalisation du conflit dans le politique, on ouvre le chemin d’une politique où les être humains prennent soin les uns des autres. C’est cette Espagne, inclusive et bienveillante, qui doit être défendue par les forces progressistes et patriotiques.

Le bilan des élections est positif, mais limité. Le peuple espagnol a censuré une radicalisation excessive du politique. Le camp progressiste bénéficie d’un peu de répit pendant que la droite (et notamment le PP) est en convalescence. Ciudadanos, PP et VOX ont tous reconnus des erreurs dans leur communication. Ciudadanos et le PP admettent le danger que représente leur dérapage idéologique et reviennent vers une position centriste. Casado ose enfin qualifier VOX de parti d’ultra-droite. Jusqu’alors, il défendait avec un grand sourire, sa proximité personnelle avec la formation.

Cette restructuration du camp conservateur donne à la gauche un temps précieux pour imposer son agenda politique. Chaque mouvement doit être sous-pesé, notamment parce qu’une grande partie des voix ont été empruntées à des citoyens qui avaient plus de peur du « trifachito» que d’admiration pour le projet progressiste. La volonté du PSOE de gouverner en solitaire risque de mettre en danger la collaboration vertueuse de la gauche. Si Podemos souhaite survivre comme force motrice, il devra revenir vers la transversalité oubliée. Podemos doit renouer avec un agonisme courageux mais profondément démocratique et populaire. Autrement, ils seront condamnés à être le nouveau visage d’Izquierda Unida.

L’Espagne respire, dans l’attente des prochaines turbulences

Le scénario tant redouté de l’entrée de l’extrême droite au gouvernement n’a pas eu lieu. À l’inverse, le résultat des élections législatives espagnoles du 28 avril marque le retour en grâce de la social-démocratie. Avec 28,7% des voix, Pedro Sánchez, le leader du PSOE, est le vainqueur incontesté de ce scrutin. Comme au Portugal, et contrairement au reste de l’Europe, la famille socialiste retrouve des couleurs. Toutefois, aucune majorité ne se dégage, confirmant la fragmentation et l’instabilité du système politique espagnol. Le symptôme le plus frappant est l’élection, pour la première fois depuis la chute de Franco, de députés d’extrême droite aux Cortes. Premiers éléments d’analyse d’un scrutin qui redistribue les cartes.


Pedro Sánchez, Premier ministre sortant et secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a tiré les leçons de la débâcle des socialistes européens, en particulier du PS français. Même s’il a sûrement plus agi par opportunisme que par conviction, Sánchez a su mettre à profit son rapide passage au gouvernement – il a été nommé Premier ministre en juin 2018, à l’occasion d’une motion de censure victorieuse contre Mariano Rajoy. Conscient de la profondeur du mouvement féministe et de l’urgence sociale, Sánchez a pris plusieurs mesures emblématiques comme la composition d’un gouvernement majoritairement féminin, l’augmentation de 100 euros du salaire minimum ou l’allongement du congé paternité. Si ces mesures ne remettent pas fondamentalement en cause le système et qu’elles ont été prises sous la pression d’Unidas Podemos (UP, coalition qui regroupe Podemos, Izquierda Unida, Equo et En Comu Podem), c’est le gouvernement qui a le plus capitalisé sur leur mise en œuvre.

Le PSOE a également bénéficié du glissement à droite des trois partis conservateurs, notamment de Ciudadanos, ce qui a libéré de l’espace au centre. « Le bloc des trois droites » composé de Ciudadanos, du Parti populaire (PP) et de Vox, s’est livré à une surenchère droitière, souvent outrancière, ce qui a permis à Sánchez d’apparaître comme un modéré et surtout d’agiter le chiffon rouge de l’entrée du parti d’extrême droite Vox au gouvernement pour mobiliser l’électorat de gauche. Le PSOE est ainsi passé de 22,7% des voix en 2016 lors des précédentes élections législatives à 28,7% dimanche dernier.

Le climat de crispation et d’incertitude a sans conteste favorisé une très forte mobilisation de l’électorat. La participation s’est élevée à 75,75%, la plus haute de ces 15 dernières années, en hausse de 9 points par rapport au scrutin de 2016. Toutefois, cette importante participation n’a pas sensiblement fait évoluer les rapports de force entre blocs de gauche et de droite. En 2016, le PP et Ciudadanos remportaient 11 029 954 voix, soit 46,1% alors que le PSOE et UP en totalisaient 10 474 443, soit 43,8%. En avril 2019, le Parti populaire, Ciudadanos et Vox en ont reçu 11 169 796, soit 42,9% contre 11 213 684 pour le PSOE et UP, soit 43%. Autrement dit, la gauche est restée stable, quand la droite a perdu 3 points. Cependant, des transferts substantiels ont eu lieu au sein de ces deux espaces politiques.

À droite, la bataille ne fait que commencer

Pour le PP, et d’autant plus pour son chef, Pablo Casado, c’est un échec retentissant. Il signe la plus mauvaise performance de son parti, passant de 33% en 2016 à 16,7% trois ans plus tard. Le PP n’a pas réussi à laver son image des scandales de corruption qu’ils l’ont éclaboussé. Surtout, le virage droitier, très clivant, plutôt que de remettre le parti en scène, a profité à Vox. Casado s’en est pris frontalement à Sánchez, l’accusant de tous les mots, quitte à mentir de manière éhontée. Il a répété en boucle que le président socialiste voulait briser l’Espagne en réalisant une « alliance » avec les indépendantistes. Albert Rivera, le leader de Ciudadanos a aussi participé à cette surenchère, en s’éloignant définitivement du centre-droit et en mettant en scène, dans le même temps, le rapprochement des trois partis conservateurs. Les deux moments clés de l’alliance des « trois droites », ont été l’accord de gouvernement entre le PP, Ciudadanos et Vox en Andalousie et la photo commune des trois leaders place Colomb à Madrid.

La polarisation à l’œuvre, et le glissement du PP et de Ciudadanos à droite, ont largement fait les affaires de Vox, le plaçant, de fait, au centre du débat. De plus, en étant exclu des deux débats télévisés, Santiago Abascal, le président du parti d’extrême droite, a joué la carte d’outsider et d’anti-establishment. Vox a siphonné les voix du PP, parti dont il est issu et qui avait réussi jusque-là à maintenir les déçus du franquisme en son sein. En n’obtenant que 10,3% des voix, Vox n’a pas confirmé les prévisions les plus sombres (de nombreuses incertitudes planaient sur la fiabilité des sondages) et ne fera pas partie du prochain gouvernement. Toutefois, avec 24 députés, l’extrême droite fait son entrée au Parlement espagnol pour la première fois depuis la chute de Franco et risque fort de polariser la prochaine mandature.

Ciudadanos ne réussit pas à devancer le PP mais le talonne en obtenant 15,9% des voix, à seulement 0,8 points du parti de Casado. De fait, Rivera se positionne en nouveau leader de la droite. Si celle-ci a très peu gagné en nombre de suffrages, elle s’est considérablement radicalisée, à l’instar de nombreux partis conservateurs européens. Les mois qui viennent verront sûrement de nombreux mouvements et passes d’armes entre le PP, considérablement affaibli, Ciudadanos en dynamique mais qui reste deuxième, et Vox qui bénéficie d’une forte capacité d’influence.

Passage difficile pour Unidas Podemos

À gauche, l’évolution des rapports de force internes s’est faite au détriment d’UP. Aux élections législatives de décembre 2015, Podemos et Izquierda Unida obtenaient 6 112 438 voix, en juin 2016, 5 049 734 et dimanche dernier seulement 3 732 929 (14,3%), soit une perte de 2 739 509 voix en trois ans et demi. Porté par une fin de campagne dynamique et deux débats télévisés réussis, Pablo Iglesias a enclenché une petite remontada juste avant l’élection, permettant de sauver les meubles et son leadership, mais pas suffisamment pour inverser cette tendance lourde.

Les facteurs du recul d’UP sont multiples. Avec la motion de censure, le PSOE a repris l’initiative et Sánchez a su habilement manœuvrer pour contrer la progression d’UP en prenant des mesures populaires à gauche. En outre, Podemos s’est trouvé dans une position délicate sur la question catalane et a dû faire face à plusieurs crises internes, la plus importante étant la rupture d’Íñigo Errejón.

Plus généralement, Podemos est dans une impasse stratégique. En se fixant comme principal horizon – après la motion de censure et maintenant après les élections législatives – de rentrer dans un gouvernement du PSOE, Podemos s’est placé de fait dans une situation d’infériorité par rapport au PSOE, et considère celui-ci comme un acteur progressiste alors que le parti reste fondamentalement lié aux élites espagnoles. Podemos a également donné la priorité au champ institutionnel au détriment des mobilisations sociales et a laissé de côté l’objectif de « rompre avec le régime » – Iglesias se faisant le défenseur de la Constitution pendant la campagne. Des choix qui l’ont assimilé aux autres forces politiques traditionnelles, le privant du moteur contestataire. En outre, la perte de nombreux sièges (de 71 à 42) va également limiter les moyens et les ressources d’UP.

Composer avec l’Espagne plurinationale ou avec l’Ibex

Le scrutin de dimanche vient confirmer le caractère plurinational de l’État espagnol. Au Pays basque, les nationalistes du PNV (droite) et les indépendantistes d’EH Bildu (gauche) sont arrivés en tête, tandis qu’en Catalogne ERC (gauche indépendantiste) remporte la mise avec pas moins de 15 sièges. Au passage, ERC s’impose face à JxCAT, le parti de Carles Puigdemont (droite indépendantiste). Dans les nations historiques, les plus riches d’Espagne d’ailleurs, les partis madrilènes sont relégués au deuxième plan. En l’absence de majorité parlementaire naturelle, les différents partis indépendantistes, en particulier ERC, se retrouvent en faiseurs de rois.

Différentes options sont sur la table pour la constitution du futur gouvernement – sans écarter la répétition des élections. Le PSOE a fait savoir son intention de gouverner en minorité, mais cela paraît peu probable au regard de l’instabilité inhérente à ce projet : le gouvernement serait obligé de négocier avec les autres groupes parlementaire chaque projet de loi.

UP a depuis longtemps déclaré qu’ils étaient favorables au fait de participer à un gouvernement socialiste – et non pas de se contenter d’apporter un soutien de l’extérieur comme c’est le cas au Portugal entre le Bloco de Esquerda, le PCP et le PS. En tant que partenaire minoritaire, UP risquerait d’avoir une influence limitée sur la politique gouvernementale et de perdre en conséquence de nombreuses plumes. Cela renvoie également aux limites stratégiques de la coalition. De plus, dans ce cas de figure, les voix des députés du PSOE et d’UP ne suffisent pas. Il faut 176 voix pour obtenir la majorité absolue, or PSOE et UP ne disposent que de 165 sièges. Il faudrait donc l’appui d’un seul (ERC) ou de plusieurs partis indépendantistes ou nationalistes, ce qui complique les négociations. D’autant plus que plusieurs dirigeants catalans sont encore emprisonnés. À l’inverse, Sánchez peut faire du chantage sur les partis catalans en jouant sur la menace d’un retour de la droite aux affaires.

Dernière option, celle d’un gouvernement PSOE-Ciudadanos. À eux deux, ils ont 180 sièges. Rivera a rejeté cette possibilité, mais le secrétaire général de son parti a laissé la porte entrouverte et quelques dirigeants socialistes ont également envoyé des signaux dans ce sens. Quant à Sánchez, il a maintenu un certain flou pendant la campagne. C’est l’option préférée de l’Ibex, la bourse espagnole, la voie de la « stabilité et de la modération », selon le patronat, mais aussi celle de certains secteurs du PSOE. Les pouvoirs économiques vont faire pression sur les deux partis pour qu’ils s’engagent dans cette voie. Cependant, en temps de crise, la sphère politique acquiert une certaine autonomie vis-à-vis de la sphère économique et il est probable que Sánchez, qui s’est refait une santé sur une position social-démocrate classique, refuse cette option. Toutefois, rien n’est joué. Dans ce cas-là, il est probable que l’accord intervienne après les élections européennes, autonomiques et municipales du 26 mai.

La mobilisation démocratique a permis à l’Espagne d’échapper à un gouvernement des trois droites. Le modèle andalou ne se reproduira pas, du moins pour le moment. Toutefois, le panorama politique ne s’est pas pour autant stabilisé. La partie de poker pour la constitution du prochain gouvernement ne fait que commencer. Si aucune solution ne se dégage d’ici la fin mai, le triple scrutin du 26 mai permettra de distribuer de nouvelles cartes.

« La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox » – Entretien avec Guillermo Fernandez

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Le volcan espagnol s’est réveillé. À la suite des élections andalouses, la situation est plus fluide que jamais. Podemos reflue, l’extrême droite de Vox émerge, Ciudadanos se renforce. Les élections du mois du mai, régionales, municipales et européennes, vont être décisives et bouleverser les rapports de force dans le pays. Nous avons voulu interroger Guillermo Fernandez, doctorant en science politique, spécialiste de Podemos et des extrêmes droites européennes. Traduction réalisée par Maria Laguna Jerez.


LVSL – L’Espagne est en train de vivre un moment politique inattendu. Les élections andalouses ont consacré l’émergence du parti d’extrême droite Vox qui a fait un score de 11% et obtenu 12 sièges. Jamais depuis la transition démocratique l’extrême droite ne s’était constituée en force autonome. Quelles sont les causes de ce vote ?

Guillermo Fernandez – Les causes sont sûrement multiples et il n’est pas facile de tout résumer : démobilisation de la gauche, fatigue politique après presque quarante ans de gouvernement ininterrompu du PSOE en Andalousie, sensation de blocage, et crise territoriale en Catalogne.

Cependant, je suis persuadé que l’élément critique qui permis la montée en puissance de Vox dans la scène politique espagnole a été la crise en Catalogne pendant l’automne 2017. Il y a un lien direct. La crise catalane a déclenché l’émergence de Vox. La gauche espagnole n’a pas su comprendre la signification qu’avaient à l’époque tous ces drapeaux espagnols décorant les balcons de la moitié des foyers espagnols de façon spontanée, sans qu’aucun parti ne demande à le faire.

Vox a donné forme à cette « Espagne des balcons » avec succès ; c’est-à-dire, à cette Espagne qui se sentait humiliée et méprisée par le nationalisme catalan. En ce sens, ces derniers mois, l’extrême droite espagnole a su construire par le bas un discours politique dans des termes nationalistes qui prétend restituer la fierté de se sentir espagnol. Et dans le même temps, Vox promet des changements et des réformes. C’est la version espagnole du « Make America Great Again » de Donald Trump.

Pour cette raison, on ne devrait pas s’étonner que, dans le langage utilisé par Vox, il y ait des références aux « exploits » historiques de la nation espagnole. Le but est de transmettre le message suivant : nous sommes une grande nation – malgré ce que les indépendantistes peuvent dire -, nous l’avons démontré par le passé, et nous le serons à nouveau.

LVSL  – Qui sont les dirigeants de Vox ? Quel est le parcours de Santiago Abascal ?

GF – Vox n’est pas un parti tout à fait nouveau et ses dirigeants ne sont pas des débutants en politique. Il est essentiel de le préciser. Vox est apparu fin 2013 comme une scission de la droite du Parti Populaire (PP) pour protester contre la souplesse que, selon eux, montrait le gouvernement de Mariano Rajoy sur deux questions clés : 1) les négociations pour mettre fin au terrorisme dans le Pays Basque et 2) l’abrogation de la loi sur l’IVG et de la loi sur le mariage pour tous que le gouvernement socialiste de José Luis Rodríguez Zapatero avait promulguées respectivement en 2010 et en 2005.

Cependant, de 2013 à 2018, Vox n’avait qu’une existence politique marginale, et était plus un groupe de pression du Parti Populaire sur trois thèmes clés (IVG, mariage homosexuel et euthanasie) qu’un parti politique mûr.

Beaucoup de gens en Espagne comparent maintenant l’émergence de Vox avec celle de Podemos en 2014. Toutefois, il y a une différence : Vox est née à l’intérieur du PP. C’est pourquoi son leader, Santiago Abascal, est un ami personnel du leader du Parti Populaire, Pablo Casado. Ils s’entendent bien. Ils ont presque le même âge. Ils ont milité dans le même parti depuis qu’ils sont jeunes. C’est pour cela qu’ils parviennent à nouer des accords. Ils pensent pratiquement de la même façon. Et ils ont les mêmes amitiés et détestations dans le Parti Populaire. Ils détestent Soraya Sáenz de Santamaria et sympathisent avec José María Aznar (ancien Premier ministre du gouvernement entre 1996 et 2004).

Santiago Abascal a été le président de Las Juventudes (l’organisation de Jeunes Militants) du Parti Populaire dans le Pays Basque de 2000 à 2005. Ensuite, de 2010 à 2012, comme il était un ami intime de Esperanza Aguirre, il a travaillé dans une agence créée ad hoc par l’ancienne présidente de la communauté de Madrid et a reçu d’importantes sommes d’argent pour la réalisation d’un type de travail qui n’était pas très clair. Enfin, il est devenu le président de l’association pour la Défense de l’Unité Espagnole. Mais, c’est quelqu’un qui a toujours vécu de la politique, pour ainsi dire. C’est pour cela qu’il s’y connaît et qu’il a de bons contacts dans le monde politique et le monde des affaires. Cela explique aussi l’amélioration notable de ses discours et de ses entretiens publics. Il est très bien conseillé.

LVSL – Peut-on comparer Vox aux autres partis d’extrême droite européens : Lega, Front national, AfD, Fidesz hongrois ?

GF – Bien sûr qu’on peut les comparer. De plus, Santiago Abascal a dit à plusieurs reprises que son modèle politique est celui de la Hongrie de Viktor Orban. Il entretient aussi de bonnes relations avec le parti polonais « Droit et Justice » (PiS en polonais). Je crois que cela est important pour une raison : une partie de l’extrême droite européenne (celle qui est la plus soft d’un point de vue eurosceptique) essaie d’influencer et d’attirer à elle des pans entiers du Parti Populaire Européen (PPE).

La stratégie menée par cette partie de l’extrême droite, qui séduit de plus en plus de partis comme le FPÖ, voire la Lega, est d’harmoniser tout le spectre de la droite. Pour ce faire, ils doivent rester fermes sur le nationalisme identitaire et le conservatisme moral, tout en limitant les critiques à l’UE. C’est-à-dire qu’ils doivent se contenter de restituer à l’État-nation certaines compétences, particulièrement en matière d’immigration et de frontières.

Si on compare à d’autres partis comme la Lega ou le Vlaams Belang, Vox a un point de vue très différent de la situation en Catalogne. L’extrême droite espagnole ne supporte pas que les autres partis européens qui sont dans le même axe qu’elle sympathisent avec le nationalisme catalan. Pour cette raison, les relations entre Santiago Abascal et Matteo Salvini ont été très mauvaises jusqu’à présent. En Italie, Vox a toujours préféré Fratelli d’Italia.

Enfin, la relation avec le Rassemblement National est historique et bonne, notamment avec l’entourage de Marion Maréchal. En fait, Vox considère la petite fille de Jean-Marie Le Pen comme une référence politique et idéologique.

Guillermo Fernandez, doctorant en Sciences politiques.

LVSL – Pablo Iglesias a déclaré dans nos colonnes que Vox n’était qu’une branche du Parti Populaire et qu’il n’avait rien à voir avec les autres populismes de droite. Est-ce qu’on peut néanmoins anticiper une mutation de l’identité de Vox ?

GF – Selon moi, la gauche espagnole a tendance à penser l’extrême droite européenne à partir du modèle du Front National des années 2011-2017 ; c’est-à-dire, celui sous l’influence du souverainisme social de Florian Philippot. C’est pour cette raison qu’ils mettent l’accent sur les différences entre un Vox ultralibéral et un FN social et étatiste. Cependant, la réalité est que la plupart des partis d’extrême droite européens sont alignés avec les thèses de Vox, en partant de l’extrême droite néerlandaise jusqu’à l’allemande, puis en passant clairement par le FPÖ et les soutiens de Marion Maréchal en France, voire même le parti de Dupont-Aignan. Steve Bannon est lui-même sur cette ligne : il est conservateur sur les questions d’ordre moral, identitaire en ce qui concerne la nation et libéral dans le plan économique. Idéologiquement, je ne vois pas beaucoup de différences entre l’extrême droite européenne et celle qui existe en Espagne.

La principale différence est, comme le signale Pablo Iglesias, dans la généalogie de Vox. C’est-à-dire, dans le fait que presque tous ses membres soient issus du Parti Populaire. C’est là qu’on peut voir les différences avec d’autres partis d’extrême droite européens, par exemple en France. La relation entre le monde de Jean-Marie Le Pen et le monde de la droite classique française a toujours été plus tumultueuse que la relation entre l’extrême droite de Vox et la droite du PP.

LVSL – La droite espagnole semble en pleine recomposition. Ciudadanos (C’s) a le vent en poupe et mord à la fois sur le PSOE et le Parti Populaire. Vox taille des croupières au Parti Populaire. Ce dernier est-il devenu obsolète et, dès lors, voué à disparaître ?

GF – Je pense sincèrement que c’est le Parti Populaire qui va être le plus endommagé par toutes ces recompositions. Cela peut paraître un peu illogique, surtout étant donné que le PP va propablement remporter des positions lors des prochaines élections municipales et régionales qui auront lieu en mai grâce aux accords avec Ciudadanos et Vox. Mais, d’après moi, le PP va subir une crise identitaire très forte à moyen terme. C’est en quelque sorte ce qui est arrivé au parti Les Républicains en France.  Dans un an ou un an et demi, le PP va rentrer dans un processus de débat interne qui sera très dur. Je pense qu’il pourrait même y avoir des membres importants du le PP qui décident de rejoindre Ciudadanos, et d’autres Vox.

Il y a quelques semaines, le secrétaire général du groupe des Jeunes Militants du PP à Tarragona m’a dit qu’il avait peur que les militants de sa ville partent en masse pour s’affilier à Vox. Apparemment, le PP ne pouvait pas leur assurer un poste dans le futur et, de plus, il leur interdisait de faire certaines choses. En revanche, Vox leur avait promis des postes et confirmé qu’ils pouvaient dire tout ce qu’ils voulaient. Autrement dit, ils pouvaient franchir toutes les limites de ce qui est politiquement correct. Cela arrive dans beaucoup de fédérations locales et régionales du PP.

LVSL – Le PSOE a subi une cinglante défaite en Andalousie malgré des sondages qui laissaient prévoir le maintien de scores élevés. Pourquoi le parti s’est-il effondré à 28% (-14 sièges) à ces élections ? Quelles seront les conséquences au niveau national ? Peut-on dire que l’on assiste à la seconde vague de l’affaiblissement de la social-démocratie espagnole ?

GF – Je ne le pense pas. Je crois que la défaite du PSOE en Andalousie a été provoquée dans une large partie par ses particularités andalouses, et par plus de 30 ans de gouvernement sans interruption, ainsi que par la division dans le PSOE andalou. En outre, tout le monde croyait que le PSOE obtiendrait la majorité, donc il y avait peu d’incitations à aller voter.

Cependant, au niveau national, je pense que le PSOE peut récupérer ses forces petit à petit. Pas seulement parce qu’il est au gouvernement et qu’il peut se targuer d’avoir fait passer des mesures sociales qui paraissaient jusqu’à présent impossibles (par exemple, l’augmentation du SMIC à 900€) ; mais aussi parce que la panique morale qui affecte le secteur progressiste, en raison de l’émergence de l’extrême droite, peut finir par lui être bénéfique. J’ai l’impression que beaucoup de gens de gauche comptent voter pour le PSOE car ce serait le moyen le plus efficace de contrer l’extrême droite. C’est pour cela que l’« alerte antifasciste » de Podemos est aussi peu efficace. D’un côté, elle bénéficie a Vox en faisant de lui le cœur du débat politique et d’un autre côté, même si cette alerte fonctionnait, elle bénéficierait au plus grand parti de la gauche, le PSOE.

LVSL – Dans ce paysage politique inquiétant et délabré, Podemos n’arrive plus à mobiliser et recule. Après avoir surgi avec force dans la politique espagnole, sa stratégie semble être en panne. Comment en est-on arrivé là ?

GF – C’est une question très difficile, mais tout à fait pertinente. Podemos et ses dirigeants actuels sont complètement perdus quand il faut comprendre le climat que vit l’Espagne. Podemos arrive toujours en retard, c’est sa spécialité. J’ai observé aussi un manque d’idées qui me paraît surprenant, surtout dans un moment où elles seraient les bienvenues.

D’autre part, le parti s’effondre au niveau territorial. Il y a quelques jours, on a appris que le groupe de Podemos au parlement de la région de Cantabrie allait disparaître. Il y a des fronts ouverts dans toutes les régions. Podemos court le risque d’être un projet en échec ou dépassé par d’autres initiatives qui vont surgir. Si les choses continuent dans ce cas, il est probable que cela arrive.

LVSL – Comment le parti pourrait-il se relancer ? Doit-il mettre fin à son pacte avec le PSOE ?

GF – Il n’y a pas de solution magique. Je pense qu’à court terme, l’image de Podemos et de ses dirigeants est tellement endommagée qu’il n’y a plus rien à faire. Beaucoup de gens ignorent ce qu’ils disent. Plus personne ne les écoute.

Je crois que dans le processus de reconstruction de Podemos, il est nécessaire de s’ouvrir de nouveau à la société civile et de fournir un projet inclusif sur le plan social, territorial et même, intergénérationnel. Il doit oser parler de questions qui ne sont pas dans l’agenda des médias, mais que les Espagnols subissent tous les jours. Par exemple, les inégalités croissantes entre les grandes métropoles et l’Espagne rurale.

Mais il faut aussi politiser les situations dramatiques que subissent 80% des Espagnols, comme le fait d’avoir un membre de la famille en situation de dépendance. Et pour cela, il n’est pas suffisant de parler de « Ley para la dependencia » (Loi pour la promotion de l’autonomie personnelle et l’assistance aux personnes en situation de dépendance) du gouvernement de Zapatero. Il faut parler des cas spécifiques, et du quotidien que les Espagnols vivent tous les jours. Il est nécessaire de politiser la souffrance psychologique et économique que subit une famille qui a à sa charge une personne âgée avec une maladie comme, par exemple, l’Alzheimer.

Le langage utilisé par Podemos n’a plus cette capacité de se connecter avec ces situations quotidiennes. Il s’est transformé en routine. Il n’est pas possible que Pablo Iglesias fasse les mêmes discours que ceux qu’il faisait en 2014 ou 2015. Ils ont perdu toute force, même si leur contenu est juste et précis.

N’importe qui extérieur au parti peut le constater. Ce que je ne comprends pas, c’est qu’ils ne le voient pas à l’intérieur.

LVSL  – Pablo Iglesias et Íñigo Errejon semblent désormais avoir atteint un point de rupture après l’initiative d’Errejon de faire campagne sous la marque de Manuela Carmena, la maire de Madrid. Quelles sont les causes de cette situation et les conséquences pour Podemos?

GF – C’est un processus complexe dont les causes sont multiples. L’une d’elle a à voir, d’un côté, avec la mission de remporter la communauté de Madrid donnée à Errejón par la direction de Podemos, et de l’autre, la sensation qu’il manque un électrochoc qui puisse mobiliser les citoyens progressistes qui ont vécu les derniers mois avec beaucoup de peur et de désenchantement. De ce point de vue, l’alliance d’Errejón et de Carmena me semble être capable de s’adresser à des secteurs de la population que la direction de Podemos n’arrive pas à toucher, en particulier les électeurs plus volatils et désidéologisés.

Les élections andalouses ont démontré qu’il y a des unions qui affaiblissent et des divisions qui renforcent, en particulier lorsqu’on parle de systèmes électoraux proportionnels, comme dans le cas de la communauté de Madrid. Il est possible que la candidature de Podemos soit capable de mobiliser un certain type de personnes et que la candidature d’Errejón-Carmena en mobilise d’autres. Cela était le plan initial de Podemos avec Izquierda Unida. S’ils sont intelligents et qu’ils ne la jouent pas salement, cela fonctionnera.

LVSL – De nombreuses élections auront lieu au mois de mai : régionales, municipales, européennes, et peut-être même nationales. Que pourrait-il se passer à l’occasion de ces élections ?

GF – Il est de moins en moins possible qu’il y ait des élections générales en mai. Cependant, les élections municipales, régionales et européennes vont avoir lieu en même temps. La situation est très difficile. Il est possible que le modèle andalou (accord entre PP, C’s et Vox) se répète dans beaucoup de mairies et régions. Il sera essentiel que les forces progressistes remportent encore des victoires dans les mairies les plus emblématiques, comme celle de Madrid ou Barcelone. Cela ne sera pas facile. Néanmoins, si les forces du changement arrivent à se maintenir dans certaines des mairies les plus grandes, cela pourra déjà être considéré comme une grande victoire.

Je pense aussi que C’s va finir par se sentir mal à l’aise dans cette situation. Principalement parce qu’un des plaisirs de Vox est de critiquer C’s. Et ils vont continuer à le faire. Il y a même un certain mépris politique réciproque entre eux. Abascal méprise Rivera et Rivera méprise Abascal. En outre, sur les plans politique et stratégique, il est dans l’intérêt de Vox de maintenir C’s sous le feu des critiques pour que ce dernier s’oriente de plus en plus à droite.

C’est pour cela qu’à moyen terme, je ne crois pas que cette coalition des droites puisse se maintenir. Actuellement, le PSOE n’est pas à l’aise dans sa coalition avec Podemos et les nationalistes catalans et, en même temps, C’s se sent mal à l’aise dans sa coalition avec le PP et Vox. Ainsi, il est possible qu’à moyen terme, il y ait une recomposition politique au centre avec une alliance entre le PSOE et C’s.

 

Entretien traduit par Maria Laguna Jerez pour LVSL.

Íñigo Errejón : « On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir celui de la dignité et de la souveraineté nationale »

Íñigo Errejón à l’université d’été de LVSL © Ulysse Guttmann-Faure (2018)

Un an s’est écoulé depuis notre premier grand entretien avec Íñigo Errejón. En France comme en Espagne, le paysage politique a profondément évolué. La question catalane, l’émergence de Ciudadanos, les grandes manifestations féministes et la destitution de Mariano Rajoy au profit de Pedro Sánchez laissent entrevoir une société qui reste en ébullition. Dans les coulisses de notre Université d’été, nous avons saisi l’occasion de dresser le bilan de ce nouveau panorama et de l’actualité de l’hypothèse populiste. Autre question de fond, les mouvements qui s’étaient approprié la rhétorique d’opposition entre le peuple et l’oligarchie en s’éloignant de la gauche semblent progressivement revenir à une identité de gauche. Quel sera le destin de ces forces ? Entretien.

LVSL – La relation entre Podemos et le PSOE semble s’être apaisée. Le moment destituant au cours duquel vous fustigiez le « PPSOE » et opposiez la caste au peuple semble derrière vous, comme si le populisme de Podemos avait été mis de côté. Diriez-vous que le moment populiste s’arrête lorsque l’on entre dans l’arène institutionnelle ? Peut-on tenir un discours populiste depuis les institutions ?

Íñigo Errejón – Nous avons assez peu réfléchi à la manière dont le populisme entre en relation avec les divers régimes politiques suivant qu’ils sont présidentiels, présidentialistes ou parlementaires. Le populisme est une hypothèse politique qui entre plus facilement en rapport avec les régimes présidentialistes, du fait, premièrement, de l’existence d’un leader pour lequel on vote directement, qui jouit d’une relation directe avec le peuple, et qui finit donc par être plus important que les médiations des partis. Mais aussi parce qu’en dernière instance, on n’est jamais obligé de choisir un allié. Lorsqu’on se présente à la présidentielle, on le fait toujours en y allant seul contre tous les autres. Les alliances se décident après, au moment des législatives. Mais lorsqu’on décide qui sera président, moment de politisation le plus élevé s’il en est, on est seul contre tous.

En ce qui nous concerne, nous sommes dans un régime parlementaire, qui dès le début nous a obligés à choisir des alliés avec qui nous pourrions développer nos projets et faire passer des lois. Sauf qu’au Parlement, il n’y a pas de haut et de bas, il n’y a qu’une droite et une gauche. C’est une rhétorique beaucoup plus adaptée à l’ordre institutionnel et bien plus modérée que la rhétorique haut-bas, ou que la rhétorique peuple-oligarchie. C’était pourtant celle qui régissait le quotidien de nos décisions politiques au sein des institutions. Il en va de même avec la façon dont on est disposés au Congrès. Celle-ci habitue les gens à nous voir assis à côté des députés du PSOE. Vous avez le PSOE ici, Ciudadanos là, et le PP à l’extrémité. Cette géographie visuelle et symbolique a familiarisé les Espagnols avec l’idée que nous n’étions plus des outsiders qui investissaient les institutions pour défendre le bien-être collectif, promouvoir la volonté générale et réaliser les désirs du peuple ; mais au contraire à l’idée que nous étions un acteur politique supplémentaire, qui allait devoir développer des relations avec d’autres forces, et choisir des partenaires pour porter des projets de lois. Si nous avions agi de façon négative, en disant, nous ne voterons avec personne, ils sont tous pareils, qu’ils s’en aillent… je pense que cela nous aurait coûté très cher.

“Une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire s’est restaurée dans le pays”

Cette mécanique s’est enclenchée dès la première décision, lorsqu’il a fallu décider si Rajoy continuerait à gouverner ou non, et si nous allions conclure un accord avec le PSOE ou non. Cela vous oblige à établir – si vous me permettez l’expression – des degrés pour définir les « ennemis du peuple ». Car ce sont tous des ennemis du pays réel et des gens, mais certains le sont plus que d’autres. Sans quoi, s’ils étaient tous équivalents, s’ils étaient tous des ennemis des gens ordinaires, pourquoi bloquer Rajoy et soutenir la candidature de Sánchez ? Cela constitue une limite de l’hypothèse populiste. Si cela s’était passé dans un moment d’effervescence sociale, de grandes mobilisations, de grands débats politiques et de profonde délégitimation des institutions, nous aurions pu imaginer un autre scénario. Mais comme cela ne s’est pas passé ainsi, nous sommes entrés dans la logique parlementaire et dans la guerre de position au sein de l’État, ce qui implique de décider qui est l’ennemi principal et qui sont les partenaires potentiels. Cela veut dire que depuis ce moment-là, et particulièrement depuis l’investiture de Sánchez, un certain ordonnancement du champ politique autour de l’axe droite-gauche a été restauré. Ainsi, et pour parler comme Ernesto Laclau, une certaine dynamique plus institutionnelle que populaire a été restaurée dans le pays.

De facto, dès 2015, nous gouvernions dans des grandes villes grâce à l’appui du PSOE. Et il ne s’agit pas seulement d’un soutien ponctuel le jour où ils ont dû nous accorder leurs suffrages. C’est un soutien pour tout : pour approuver les budgets, mener des projets, élaborer un plan d’urbanisme, etc. Cela fait qu’aux yeux des Espagnols, le PSOE et Podemos s’affrontent, mais peuvent arriver à des accords, ce qui veut dire qu’ils ne sont pas si éloignés. Cela vaut également pour le PP et Ciudadanos. Pour cette raison, un système à deux axes s’est établi : un axe gauche/droite d’une part et un axe nouveau/ancien de l’autre. Le problème étant que l’axe gauche/droite commence à être prééminent et qu’il y a deux formations nouvelles et deux formations anciennes de chaque côté de l’axe.

LVSL : Vous avez plaidé à plusieurs reprises pour l’instauration d’une « compétition vertueuse » avec le PSOE. Quels rapports entretenez-vous aujourd’hui avec le parti de Pedro Sánchez ?

Íñigo Errejón – Le PSOE est la clef de voûte du système politique espagnol. Parce que le parti socialiste a été à la fois le parti des pires désillusions pour les classes subalternes en Espagne, et le parti des plus importantes conquêtes de droits pour ces mêmes classes subalternes dans le cadre de la démocratie espagnole. Le parti a cette double identité. A gauche, on a l’habitude d’insister sur les désillusions, mais pour beaucoup de gens le PSOE demeure le parti des pensions [NDLR, l’expression désigne les pensions de retraite, mais plus généralement les prestations versées par la sécurité sociale pour veuvage, incapacité, ou orphelinage], de la santé, de l’enseignement public et de la modernité. Cette situation conduit aussi au fait qu’en Espagne, une grande partie des régressions néolibérales les plus dures ont été réalisées par le PSOE. Seul le PSOE détient la légitimité pour intégrer les couches populaires, y compris les plus politisées, à l’ordre institutionnel : pour adhérer à l’OTAN, pour mener à bien la désindustrialisation, pour déréguler le marché du travail et encourager le développement des entreprises d’intérimaires, etc. Le PSOE est le parti de l’intégration des classes subalternes à l’ordre et au régime de 1978, avec ce que cela a de bon et de mauvais, avec ce que cela produit de citoyenneté, mais également de subordination. Les couches populaires ont donc été intégrées, mais de façon subordonnée.

Cela étant dit, quels rapports doit-on entretenir avec le PSOE ? La réponse est conditionnée par le fait que dans tous les endroits où nous gouvernons, nous le faisons grâce au PSOE. Et dans tous les endroits où il gouverne, sauf en Andalousie, il le fait grâce à Podemos. Il y a là une contradiction : nous sommes les plus féroces concurrents du PSOE lors des élections, mais le jour d’après nous devons former une alliance, et là où nous ne le faisons pas, nous nous retrouvons dans l’opposition. La situation est donc complexe. Le gouvernement actuel de Pedro Sánchez élargit l’espace progressiste. Il élargit la possibilité de former des coalitions progressistes qui promeuvent la redistribution des richesses sur une grande partie du territoire national. Et en même temps, il a une autre volonté : il veut évidemment nous engloutir et nous embrasser suffisamment fort pour nous affaiblir. Nous devons donc manœuvrer finement.

Il y a deux dangers dans la relation avec le PSOE. Il y a d’abord celui de rester à sa gauche comme un nain gauchiste fâché qui vocifère « Ah ! Mais vous êtes des traîtres parce qu’en 1991 vous avez fait ça… et puis parce que vous n’allez pas faire ça… » au moment où la grande majorité du peuple espagnol est optimiste et perçoit le gouvernement de façon positive. On peut donc finir comme le parti communiste qui est éternellement fâché avec le PSOE et qui le sermonne, ou alors comme un petit assistant dont l’unique intérêt est de fournir des voix pendant que le PSOE gouverne sans nous. Il faut éviter ces deux écueils.

Quelle voie faut-il emprunter ? J’ai parlé de compétition vertueuse, je m’explique : « Voilà, nous allons tous les deux continuer à nous battre dans les articles de presse, dans les urnes, dans les campagnes électorales, sur les plateaux de télévision, et c’est tant mieux. Nous devons expliquer aux gens que nous allons essayer d’arriver à une compétition gagnant-gagnant, en mettant en place une enchère pour voir qui représente le mieux les espoirs de l’Espagne d’équilibrer la balance sociale, de redistribuer les richesses et de moderniser les institutions. Dans cette compétition que nous établissons, toi, Parti Socialiste et moi, Podemos, nous allons élever le niveau général des attentes de la société espagnole. »

Quand j’ai écrit autour de l’idée de compétition vertueuse, je pensais à la relation entre Ciudadanos et le PP. Ciudadanos et le PP se tapent beaucoup dessus devant les caméras, et après ils font des accords et votent toujours ensemble. Et ils ont inauguré – enfin plus maintenant puisqu’ils ont perdu le pouvoir – un fonctionnement politique en Espagne dans lequel le processus d’enchère entre les deux partis de droite ne nuisait pas à la droite, mais au contraire la faisait grandir, et avait pour conséquence que le débat politique était dominé par la droite. Désormais, nous aussi nous avons des conditions propices pour établir quelque chose de semblable. Les conditions existent pour que le gouvernement dise : « votons ensemble, avançons ensemble sur des mesures, et affrontons-nous après pour voir qui les impulse ». Je pense que cela nous place dans une position compliquée, mais si nous savons bien nous y prendre, cela peut nous permettre de nous transformer en force de gouvernement plus rapidement. Il s’agit de soutenir et d’accompagner le Parti Socialiste, tout en lui imposant un horizon. Le but n’est pas pour nous de discuter sur comment nous souhaitons nous entendre avec le PSOE, mais d’avoir la force intellectuelle, morale et esthétique d’imposer des objectifs au Parti Socialiste, qui au début paraîtront fous, mais qu’il leur faudra bien se résoudre à accepter parce que nous les aurons mis à la mode, parce qu’ils seront devenus populaires chez les jeunes qui les soutiennent, dans leurs familles, parce qu’au fond nous aurons gagné la bataille intellectuelle.

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Pedro Sánchez est secrétaire général du Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) et Président du gouvernement depuis le 2 juin 2018 ©Emiliano García-Page Sánchez

Nous avons obtenu que le PSOE vote contre le TTIP et le CETA au Congrès, ce qui est une victoire importante ; qu’il commence à reconnaître que l’Espagne est un pays plurinational, une patrie dans laquelle cohabitent différentes nations ; que certains membres du PSOE se mettent à dire qu’en Espagne le problème du maintien de l’État-Providence n’est pas lié aux dépenses, mais aux recettes, et qu’on ne le résoudra qu’en faisant en sorte que les plus riches paient les impôts qu’ils doivent à la collectivité ; mais nous avons aussi réussi à ce que dans certains cercles proches du PSOE, on discute du revenu de base. Je n’ai pas pour objectif politique de provoquer des changements à l’intérieur du PSOE. Il s’agit plutôt de dessiner un horizon vers lequel il sera obligé de se diriger. Il nous faut développer une capacité narrative qui nous permette de dire, à chaque fois qu’une avancée se produit, que nous obtenons une conquête : « ça s’est produit, et nous pouvons faire plus, ça s’est produit parce que nous étions là et que nous avons soutenu ce changement, mais nous voulons plus ! » Il faut que chaque avancée, au lieu de désactiver les revendications, les multiplie : « Regardez comment ça s’est passé. Ils disaient que c’était impossible d’augmenter les pensions en Espagne, mais nous l’avons obtenu. Voyez comme c’était un mensonge, il y a de l’argent en fait et c’est possible. C’est précisément parce que nous avons réussi que nous en voulons plus ! ». L’objectif est d’être une force qui regarde au-delà, qui pose des objectifs plus loin en permanence, sans cacher le fait que nous voulons participer aux gouvernements et être à l’initiative. Pour cela, il sera décisif qu’en mai 2019 des coalitions progressistes s’emparent de plusieurs gouvernements locaux et autonomiques [NDLR, l’équivalent des régions en France, avec des compétences plus importantes], et que nous soyons en tête.

LVSL – À propos de cette force hégémonique que vous mentionnez quand vous affirmez que le PSOE est obligé de changer de position, il semble que Podemos a aujourd’hui perdu le contrôle de l’agenda politique en Espagne, que votre parti est à la traîne tandis que le PSOE imprime le tempo. Pensez-vous que Podemos a fait une erreur en 2015 en refusant de s’abstenir pour laisser Ciudadanos et le PSOE former un gouvernement, ce qui aurait permis d’écarter Rajoy du pouvoir plus tôt ? Car c’est cette fois-ci Pedro Sánchez et non Podemos qui a pris l’initiative de la motion de censure qui a expulsé Mariano Rajoy du gouvernement.

Íñigo Errejón – Tout d’abord, la motion de censure a été portée par la somme des partis que nous proposions. Elle ne s’est pas réalisée avec Ciudadanos, mais avec les nationalistes basques et catalans. On nous a dit qu’il était impossible de parvenir à un accord avec eux, et pourtant cela s’est fait. Ça n’a pas fait exploser l’Espagne. Au contraire, elle s’est débarrassée de Rajoy et du parti de la corruption. Le PSOE a tardé à s’y risquer, mais finalement il a fait la démonstration que ce que nous avions proposé était possible.

Cependant, nous nous sommes rendus compte de tout le temps que nous avions offert à Rajoy et à la droite espagnole, puisque, dès lors qu’elle a perdu le gouvernement, elle s’est retrouvée dans une situation interne difficile. Nous avons aussi vu à quel point un gouvernement, même s’il est minoritaire, reste un gouvernement : il nomme des gens à des milliers de postes, prend des milliers de décisions et dicte l’agenda politique du pays. Ce simple fait n’aurait pas changé si Sánchez avait été Président du gouvernement en 2016. Il aurait également exercé le pouvoir, et il nous faut reconnaître qu’en politique, l’endroit depuis lequel on parle est très important. On a beau dire la même chose que le gouvernement, ce que le gouvernement dit depuis le Palais de la Moncloa a bien plus d’autorité et pèse plus sur l’agenda politique.

Le changement de gouvernement est une bonne nouvelle pour l’Espagne, et cela nous ouvre des perspectives, mais comporte également d’immenses risques. Celui qui exerce le pouvoir dispose de ressources, d’espaces et d’un prestige qui permettent de repérer et d’attirer des milliers d’experts, d’intellectuels, d’assistants, et de gens proches de nous qui peuvent désormais être tentés de collaborer avec un gouvernement timidement réformiste, mais qui peut finalement changer les choses.

“Nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du “tout s’effondre”, parce que l’effondrement n’a pas lieu.”

Nous avons perdu une partie de l’initiative ? Je pense que cela est dû à deux choses. D’une part, Podemos doit analyser la temporalité économique et institutionnelle dans laquelle nous évoluons. Aujourd’hui en Espagne, nous n’évoluons pas dans un contexte économique d’effondrement et de crise absolue. Nous vivons dans un pays qui se remet timidement de la crise, miné par de nombreuses inégalités, avec une base économique très faible et beaucoup d’injustices accumulées dans le passé, mais qui est de plus en plus optimiste sur son avenir. C’est une donnée politique. Les terrasses des bars en Espagne sont de nouveau remplies le soir, les gens recommencent à passer l’été sur la côte, la consommation reprend. Les choses s’améliorent-elles pour autant ? Non ! Les salaires et les contrats de travail sont calamiteux. Les coupes budgétaires dans l’éducation et la santé sont toujours extrêmement sévères. Les pensions ne sont pas suffisantes. Il reste impossible de quitter le domicile familial et de s’émanciper quand on est jeune parce que les loyers sont très élevés. Tout cela perdure. Pour autant, l’Espagne aborde son futur économique avec bien plus d’optimisme. Podemos doit intégrer cela : nous ne pouvons pas continuer à être la force politique de la catastrophe et du « tout s’effondre », parce que l’effondrement n’a pas lieu. De la même façon, il faut abandonner cette idée selon laquelle une force politique comme la nôtre n’arrive au pouvoir que si le pays est plongé dans une crise terrible. Nous n’en avons ni le besoin ni l’envie. Parce que si le pays était effectivement plongé dans une crise terrible, il nous faudrait assumer de prendre les rênes de ce pays défait, mais ce n’est pas le cas aujourd’hui.

D’autre part, il faut s’adapter au moment institutionnel, qui privilégie davantage la capacité à articuler les différences que la capacité à polariser. Podemos doit s’adapter à ce moment dans lequel la logique institutionnelle prime. Une force qui a l’ambition de bâtir une nouvelle hégémonie doit savoir lire dans chaque moment laquelle des deux logiques prime. Et je crois qu’en Espagne c’est actuellement la logique institutionnelle et l’optimisme dans le futur économique et social qui priment. S’adapter à ce moment va être l’épreuve du feu pour déterminer si Podemos est le parti de la crise ou celui qui est capable de construire un nouvel ordre. Nous devons choisir entre rester seulement le parti des moments désespérés, ou être aussi capables d’admettre que les choses s’améliorent : «le pire est passé parce que le peuple espagnol a fait des sacrifices extrêmement durs. Il faut maintenant s’atteler à faire des transformations plus grandes encore pour que cela ne se reproduise pas, pour rétablir les droits d’avant-crise, et pour en obtenir de nouveaux ». C’est une de nos tâches principales ; l’autre, c’est d’être capables d’imposer le tempo à ceux qui sont au pouvoir, ce qui est également très compliqué. À mon sens, le plus grand outil dont nous disposons est le pouvoir territorial. L’Espagne est un pays très décentralisé, dans lequel le gros des compétences n’appartient pas à l’État national, mais aux villes, aux mairies et aux communautés autonomes. Cela veut dire que même avec un pouvoir national aux mains de Pedro Sánchez, il est possible de tracer une voie intéressante si l’on construit des gouvernements plus ambitieux, plus courageux et plus transformateurs aux niveaux régional et municipal. Il faut donc sortir des élections de l’an prochain avec une géographie du pouvoir qui nous permette d’avoir une relation au sein du bloc progressiste qui soit clairement d’égal à égal.

LVSL – Concernant l’axe gauche-droite. On observe chez les forces qui se sont un temps revendiquées du populisme progressiste un retour à l’utilisation de la mythologie et des symboles de la gauche. Pensez-vous que nous vivons un moment de transition entre ces deux logiques, et que l’axe gauche-droite finira par disparaître, ou bien que le populisme de gauche puisse être considéré comme une sorte de synthèse durable comme le défend par exemple Chantal Mouffe ?

Íñigo Errejón – Non, je ne le crois pas. Il y a ici une distinction fondamentale, et nous avons un travail théorique majeur à faire. Certains compagnons de route ont perçu le populisme comme un simple emballage marketing et médiatique pour les communistes dans la période post-moderne. Ils se sont dit : « comme nous vivons un moment singulier, dans lequel tout est désordonné, il nous faut jouer de ce lexique populiste, même si en réalité nous sommes communistes. Il suffit d’utiliser d’autres mots. » Mais quand les périodes électorales se sont achevées, quand les possibilités de victoire se sont éloignées et que le temps des doutes et des incertitudes est venu, qu’ont-ils fait ? Ils sont retournés vers des identités qui rassurent, celles dans lesquelles ils ont grandi, à gauche.

“Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas.”

Nous devons donc lutter pour promouvoir une façon de penser, une culture, une esthétique nationale-populaire, qui ne soit pas une illusion d’optique de la gauche, qui ne soit pas un outil de marketing pour les périodes électorales, mais qui soit au contraire une manière différente de voir la politique. Elle reposerait sur le fait que l’opposition fondamentale, la plus radicale, n’est plus l’axe gauche-droite, mais celui qui oppose démocratie et oligarchie. Nous voulons construire un peuple, y compris avec des gens qui peuvent aujourd’hui encore s’identifier à la droite. Nous n’avons aucun intérêt à construire la gauche. La gauche était une métaphore pour ceux d’en-bas. Là où cette métaphore continue à être utile, qu’on l’utilise, je trouve cela très bien. Mais là où elle ne sert plus, abandonnons-la, car il n’y a aucun intérêt à être attachés à une métaphore. Nous n’avons jamais voulu être la partie gauche du peuple.

Íñigo Errejón lors de son intervention à l’Université d’été de LVSL : la conquête du pouvoir d’Etat. Crédits : Ulysse Guttmann-Faure

Nous voulons construire une volonté populaire qui dise : pour vivre mieux, nous devons mettre en place un système économique qui soit écologiquement durable, socialement juste, égalitaire dans les relations de genre, qui permette à tous de vivre sans la peur du lendemain, d’être libres et d’évoluer dans des conditions de relative égalité des chances, de la meilleure façon possible. Voilà ce que nous voulons faire.

Nos compagnons de la gauche nous répondent : « mais ce sont des idées de gauche ! » Appelez-les comme vous voulez. C’est une idée de gauche dans cette partie du monde. La moitié de la planète n’utilise pas ces termes. Ils ne sont pas utilisés dans la plupart des pays d’Amérique latine, ni dans la plupart des pays asiatiques, et n’ont pas été utilisés durant une grande partie de l’histoire des luttes pour l’émancipation et la libération des femmes et des hommes. L’historique des luttes pour construire une société de personnes libres et égales est beaucoup plus riche, bien antérieur et beaucoup plus divers que tout ce qui renvoie à l’étiquette de la « gauche ». Encore une fois, là où cette étiquette aide à mobiliser, qu’on s’en serve. Mais là où elle n’aide pas, il est préférable de ne pas s’en servir. Je n’y suis nullement attaché.

“Le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors.”

Que se passe-t-il actuellement ? De nombreux camarades ont compris qu’il était possible de faire des concessions à un discours national-populaire dans un contexte d’élections, lorsqu’existe la possibilité de gagner. Quand ces perspectives s’éloignent, ils retournent vers ce qu’on pourrait qualifier de refuge chaleureux, confortable, qui est rassurant sur le plan moral, mais qui ne vaut rien. Les forces progressistes qui ont réussi à construire des majorités pour gagner des élections et transformer leur pays l’ont fait au nom de la nation tout entière, pas de la gauche. Il y a beaucoup de personnes en Espagne qui continuent à avoir peur du fait que leur grand-père ou leur grand-mère tombe malade, et que leurs aïeux n’aient pas de place dans une maison de retraite. Ou qui ont peur qu’ils aient à être opérés, car ils ne savent pas si la liste d’attente pour l’hôpital public va être d’un mois ou de cinq. Et il y a évidemment des personnes à qui on propose un travail de 15 heures pour 600€, pour servir des bières à des Allemands sur la côte, et à qui on dit que s’ils n’acceptent pas, il y a 25 personnes qui attendent derrière.

Tous ces gens, c’est notre peuple, et nous voulons améliorer leur quotidien, pour qu’ils n’aient plus à vivre ce genre de situations. Je ne sais évidemment pas si ces gens sont de gauche ou non. Je n’en ai rien à faire d’ailleurs, cela ne m’intéresse pas. Je veux construire, ou plutôt reconstruire le peuple espagnol, affirmer sa souveraineté et le doter d’institutions et de lois qui lui permettent de vivre le plus heureux possible. Nous devons travailler à former les mots, l’esthétique, les publications et les liens internationaux qui seraient ceux d’une « Internationale nationale-populaire et démocratique. »

De nombreux compagnons de gauche seront des compagnons de route, mais nous ne pouvons pas nous permettre de tomber à nouveau dans nos erreurs passées. Car le retour à la gauche sera toujours souhaité au sein des partis, mais il nous éloigne des gens du dehors. Il est facile de gagner un congrès, un débat interne, et de susciter de la sympathie en faisant référence à ce qui fait partie de notre éducation sentimentale. Mais on oublie que cette éducation sentimentale nous éloigne souvent du peuple et des gens ordinaires. Elle nous fait parler avec des mots, des termes et des références qui nous éloignent du pays réel, qui est celui que l’on veut représenter. En ce sens, ils nous enferment toujours plus dans nos carcans idéologiques hermétiques.

“Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche.”

Toutes les transformations se font au contraire lorsque ces carcans idéologiques et électoraux se décomposent et volent en éclats. Je me souviens, juste avant que Tsipras gagne les premières élections générales en Grèce, d’une vidéo d’une dame qui avait appelé une émission de télévision. Tsipras était l’invité et ils recevaient ensuite des appels du public. Le présentateur l’interroge : « Allez-vous voter pour Syriza ? » Et elle répond : « Oui, mais je ne suis pas de gauche. J’ai toujours voté pour Nouvelle Démocratie (la droite) mais j’aime la Grèce et je veux le meilleur pour mon pays. Je pense qu’il est grand temps qu’advienne un gouvernement qui ne vole pas et qui fasse respecter la Grèce en Europe ». Quel que soit le bilan que l’on dresse de l’action du gouvernement grec, c’est ce ressort qui a permis à Tsipras de l’emporter. On gagne lorsque l’on cesse d’être le candidat de la gauche pour devenir le candidat de la dignité et de la souveraineté nationale. C’est le cas pour beaucoup d’autres leaders, comme Néstor Kirchner par exemple, qui s’est présenté comme le candidat d’une Argentine digne. Le candidat qui l’emporte est celui qui est capable d’hégémoniser la nation, et non d’hégémoniser la gauche. Quant à nous, nous devons en construire une conception irrévocablement égalitaire, antiraciste, féministe et écologiste. Nous voulons hégémoniser la nation pour la représenter dans son entièreté. Nous ne voulons pas représenter la gauche.

Qu’il y ait des gens qui souhaitent continuer à se définir de gauche ne me pose pas de problème, même si ce n’est pas mon cas. Mais ne commettons pas l’erreur de revenir en arrière et de faire du populisme une simple ressource discursive dans les moments de crise. Nous voulons fonder des partis de masse, des forces politiques, sociales et culturelles qui se donnent pour objectif de faire des laissés pour compte de nos pays le cœur de la nation. Je les qualifierais de forces patriotiques, même si je suis conscient que cette expression est très contestée car les fascistes aussi se disent patriotes.

Mais malgré tout, j’ai peut-être davantage la volonté de leur disputer ce terme plutôt que de m’accrocher à « la gauche ». Je veux leur dire : « nous sommes plus patriotes que vous ». Ceux qui, en France, discriminent les Français selon l’origine de leurs noms de famille, croyez-vous qu’ils représentent la patrie ? Un type qui discrimine les Espagnols en fonction de la langue qu’ils parlent et qui ose s’appeler patriote ? C’est une honte ! Un type qui s’érige avec toute la fermeté du monde contre les immigrés mais qui se comporte comme un toutou lorsqu’il voit Angela Merkel, c’est cela être patriote ? Et celui qui vend la moitié des logements d’Espagne à des fonds vautours nord-américains en même temps qu’il insulte les Catalans ?

Défendre la patrie, ce n’est pas attaquer les Catalans. C’est protéger les droits des Espagnols. Il est plus intéressant de disputer cette idée de « forces patriotiques démocratiques » plutôt que d’en revenir à la gauche. Mais je crois que cette tentation du retour à la gauche est forte, et ce n’est pas un hasard si elle intervient aujourd’hui. Elle intervient quand nous n’avons pas gagné. Car il est rassurant de retourner aux codes habituels, de reparler de classe ouvrière, de renouer avec le passé… Ce sont comme des placebos. Dans un contexte de fragmentation, d’incertitude, nous ne savons pas dans quel sens vont se recomposer les forces politiques ni si nous pourrons concevoir un futur différent du despotisme des privilégiés. Et puisque nous sommes face à l’inconnu, certains se contentent de faire comme si les certitudes du XXe siècle nous aidaient. Cela les aidera seulement à mieux dormir, à être plus à l’aise, mais en aucun cas à gagner. Pour cette raison, il est important que nous n’en revenions pas à la gauche.

LVSL – L’Espagne a vécu ces derniers mois une vague spectaculaire de mobilisations féministes, depuis la grève massive des femmes espagnoles le 8 mars (ou 8-M) jusqu’aux protestations faisant suite au verdict du procès de La Manada. A ces mobilisations de la société civile s’ajoute la réappropriation des thématiques féministes par des partis jusqu’ici assez hermétiques à la question, comme Ciudadanos et même le Parti Populaire réputé très conservateur. Ce phénomène peut être interprété positivement dans le sens où le féminisme acquiert un caractère hégémonique, mais il n’est pas sans poser de nombreuses questions. Quelles sont les différences entre le féminisme de Podemos et celui de Ciudadanos, et comment le féminisme devient-il progressivement un terrain de lutte sur le plan politique ?

Íñigo Errejón – Je dirais que le mouvement féministe est le seul mouvement social en Espagne, non pas le plus grand, mais bien le seul et l’unique. Il ne se limite pas à un ensemble de protestations ni à une somme de manifestations, il constitue véritablement un mouvement social autonome ayant la capacité de faire entrer certains sujets dans l’agenda politique national et d’obliger le reste des forces sociales, politiques et médiatiques à discuter dans ses propres termes. C’est clairement le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne. Elle l’a transformée grâce à son caractère transversal que personne ne possède. C’est-à-dire que le féminisme a réussi à entraîner, entre autres, des femmes journalistes, ou des présentatrices télé, qui ne se seraient jamais impliquées, ou du moins que l’on n’avait pas vu s’impliquer jusque-là dans d’autres revendications, et qui malgré tout ont fini par s’impliquer dans la mobilisation et la grève du 8 mars (8-M). Leur profil est celui de femmes qui n’avaient jamais participé à une grève avant ça. Cela a obligé toutes les forces politiques à se repositionner. En à peine quelques jours, le féminisme est passé d’une préoccupation minoritaire à une condition minimale pour participer à la compétition politique en Espagne. Aujourd’hui, il est très difficile pour un parti de concurrencer les autres sans faire de concessions, y compris lorsqu’elles sont purement rhétoriques, au féminisme. C’est même impossible.

“Le féminisme en Espagne ne se limite pas à une somme de manifestations, il constitue un mouvement social autonome capable d’imposer certains sujets dans l’agenda politique national (…) C’est le meilleur exemple d’une force hégémonique qui a littéralement transformé la scène politique en Espagne.”

Ciudadanos, au moment de la grève du 8-M, a commencé par dire, deux jours auparavant, qu’il ne la soutiendrait pas car c’était une grève anticapitaliste. Il est clair qu’ils ne souhaitaient pas placer la frontière de telle sorte qu’il s’agisse d’être pour ou contre le féminisme, mais pour ou contre l’anticapitalisme, là où ils pensaient que le sens commun espagnol leur était le plus favorable. Ils ont commencé par dire ça le 6 mars et, cependant, le 8, ils ont été obligés de porter le ruban violet. Le Partido Popular a vécu quelque chose de similaire. Néanmoins, comme ils sont actuellement en période de primaires, le candidat qui a pour l’instant des chances de gagner met l’accent sur un discours de droite plus dur selon lequel le féminisme est une autre forme de collectivisme et qu’en tant que libéraux et conservateurs ils doivent le combattre, mais c’est parce qu’ils sont en pleines primaires [NDLR, Pablo Casado, dont Iñigo Errejón parle, a depuis gagné ces primaires]. Quand ils devront s’adresser aux électeurs et non aux militants, ils recommenceront à faire des concessions au féminisme. Aujourd’hui, tout le monde doit le faire. Selon moi, le défi du féminisme c’est de marcher, comme le disait Lénine, un pas devant les masses, mais un seul. Si le féminisme ne bouge pas, toute l’Espagne sera féministe, mais le féminisme ne changera pas la société. Si le féminisme va trop loin, il se détachera d’un état de l’opinion qui actuellement lui est amplement favorable. Il faut que le mouvement féministe fixe progressivement des buts et des objectifs qui lui permettent d’étendre son soutien dans la population espagnole afin d’obtenir plus de droits.

Le scandale du viol de La Manada et du traitement judiciaire et politique des violeurs (l’un d’eux va être réintégré dans l’armée et tous ont été relâchés après avoir passé relativement peu de temps en prison), alors qu’on a toujours des prisonniers politiques en Catalogne qui, pour avoir organisé un référendum, sont en prison depuis aussi longtemps voire davantage que les violeurs, a provoqué une vague de stupéfaction et de colère qui a de nouveau mobilisé la société espagnole. D’après moi, le plus intéressant dans le féminisme est qu’il ne constitue pas seulement un mouvement de demandes particulières, pour obtenir trois ou quatre politiques publiques, mais qu’il pose un regard sur tous les aspects de la vie sociale, politique, institutionnelle et économique en Espagne : les écarts salariaux, les relations entre les genres, le fait de s’occuper des enfants lorsqu’ils naissent, la représentation dans les espaces médiatiques et politiques, etc. Ce n’est pas qu’une revendication faite au système politique, c’est plutôt une espèce de projet général pour le transformer, en tenant compte du fait que nous ne serons une démocratie de qualité que si nous sommes une démocratie dans laquelle 50% de la population jouissent des mêmes droits que les autres 50%.

Cela a placé tous les partis politiques dans des positions difficiles. Moi, je ne dirais pas que Ciudadanos est un parti féministe. Ciudadanos est un parti qui s’est fait l’écho d’un mensonge qui circule en Espagne à propos des fausses dénonciations pour violences machistes. En réalité, il s’agit de 0,1% des dénonciations. Mais on voit naître toute une réaction machiste qui essaie de nous convaincre qu’une bonne partie des dénonciations pour maltraitance sont fausses. Le parti s’est fait l’écho de cela. Il n’a pas été en faveur des dernières modifications législatives contre la violence machiste… Ciudadanos n’est pas un parti féministe, pas plus que le Partido Popular, mais ce qui se passe c’est qu’ils ne peuvent pas le dire, donc ils vont se laisser entraîner. Pour faire court, vient d’abord le mouvement qui fixe des objectifs pour la société, qui les convertit en des objectifs bons pour tout le monde, et ensuite arrivent les partis conservateurs qui avancent comme si on les traînait à la remorque. Mais si le mouvement cessait d’avancer, ils s’arrêteraient tout net. Il faut que le mouvement continue de marquer le cap et de gagner des droits, et qu’eux continuent d’être remorqués par le mouvement féministe.

Vue aérienne de la manifestation du 8 mars à Barcelone. Credits : Bertran

LVSL – Quels sont les caractéristiques de cette vague féministe en Espagne ? En France, nous avons un mouvement féministe moins puissant au sein de la société. Nous voudrions savoir si cela a aussi à voir avec la culture espagnole.

Íñigo Errejón – Je ne sais pas, car moi aussi j’ai été surpris. Pendant le 15-M [NDLR, le mouvement des places], en 2011, je me souviens que des filles avaient suspendu une pancarte à l’un des échafaudages de la Puerta del Sol, qui disait « la révolution sera féministe ou ne sera pas ». Peu de temps après, un homme qui manifestait aussi sur la place est monté décrocher la pancarte. Son geste a été accueilli par des applaudissements sur la place. Parce qu’à ce moment-là, où le niveau de conscience politique était beaucoup plus faible, l’idée qu’il ne s’agissait pas d’une histoire de machisme ou de féminisme était bien plus répandue. C’était un état d’esprit partagé par l’immense majorité de la population. Je veux dire par là qu’au moment du 15-M en 2011, le féminisme n’était en aucun cas un phénomène hégémonique et transversal, pas même chez ceux qui manifestaient sur les places. Et 7 ans plus tard, c’est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations féministes on trouve aujourd’hui la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans. C’est le seul mouvement à Madrid où l’on voit ça, et c’est le seul où les cortèges politiques sont peu importants. Le gros des cortèges est composé de filles qui viennent manifester avec leurs amies de l’école, qui ne vont peut-être pas à d’autres manifestations, mais qui vont bien à celles-là.

“Le féminisme est le seul mouvement qui a une puissance intergénérationnelle en Espagne. Dans les manifestations, on trouve la génération de ma mère, qui a été l’une des premières à se battre pour le féminisme et contre la dictature franquiste, mais on voit aussi des collégiennes de 14 ans.”

Je ne saurais pas vraiment dire d’où cela vient. Je crois que beaucoup de gens ont fait un travail souterrain pendant des années : dans les secteurs de la musique, de la culture, dans les organisations et les collectifs des mouvements sociaux, etc. Certains d’entre nous ne voyaient pas ce travail, ou alors on le voyait sans réaliser l’ampleur qu’il était en train de prendre. Cela a progressivement produit par le bas une espèce de sororité, de sentiment de fraternité entre les femmes, grâce auquel il y a une génération de très jeunes filles qui s’engage et milite uniquement pour la cause féministe. Par exemple, il y a pas mal de groupes de rap féminins en Espagne, dont tout le contenu de politisation est le féminisme. Après, à travers le féminisme, elles rejoignent d’autres sujets : l’antifascisme, l’anticapitalisme, etc. Mais elles commencent, et se définissent d’abord comme des collectifs de rap féministes. Ou encore dans un des derniers show télévisés, qui s’appelle Opération Triomphe, où les participants sont regroupés dans une maison pour chanter, on a vu tout à coup une des filles gagner en popularité. C’est celle qui avait dit ouvertement « écoute, moi je suis féministe » et son copain, qu’elle avait rencontré là-bas, avait dit « oui, moi aussi je suis féministe, du moins j’essaie de l’être en tant qu’homme, car j’ai beaucoup de choses à corriger ». Le féminisme est entré dans des espaces où aucune autre lutte politique ne peut entrer : dans les médias, dans la musique, au dernier gala des Prix Goya (le gala national du cinéma en Espagne), etc.

Il est entré dans des lieux où personne d’autre ne peut entrer, avec une faculté de pénétration et de transversalité dont je ne connais pas l’origine, mais dont je sais en revanche comment elle s’est démultipliée. Et elle s’est démultipliée en pénétrant dans des secteurs qui ont une grande influence sociale et culturelle : le cinéma, la musique, ou encore avec cette fille de télé-réalité qui était populaire à ce moment-là. Ces secteurs de la société ont mis le sujet à la mode. Après, ils n’auraient jamais réussi s’il n’y avait pas eu antérieurement tout le travail effectué par le mouvement féministe qui milite avec une surprenante capacité d’autonomie. Quoi qu’il se passe dans l’agenda politique, chaque année le 8 mars, on assiste à des mobilisations et des initiatives qui ont leur propre programme, et je suppose que dans ces processus sociaux on ne sait jamais vraiment ce qui va provoquer l’explosion. Mais cela se répète, année après année, et soudain, boum, il se produit un mouvement exponentiel dont il est difficile d’identifier la cause, mais qui est clairement la chose la plus salutaire qui soit arrivée à l’Espagne ces dernières années.

LVSL : Depuis la crise catalane, Ciudadanos semble gagner de plus en plus de terrain, à mesure que le Parti Populaire s’effondre suite à la destitution de Rajoy et aux affaires de corruption. Diriez-vous que Podemos a sous-estimé Ciudadanos ? Albert Rivera en Espagne, Emmanuel Macron en France : pensez-vous que le camp néolibéral a trouvé la parade pour neutraliser les forces populistes ?

Íñigo Errejón – Pour revenir sur les transformations des droites espagnoles, il faut avoir en tête qu’au moment où Ciudadanos émerge sur la scène politique espagnole, le parti existait déjà en Catalogne. De fait, Ciudadanos est né en Catalogne sous la forme d’une force opposée au catalanisme et à l’immersion linguistique [NDLR : politique consistant à faire de la langue catalane la langue véhiculaire dans les écoles de Catalogne]. En Catalogne, le catalanisme recueille le soutien de 70% de la population, et des forces politiques très différentes parviennent à s’entendre en son sein. Ciudadanos naît en opposition à ce consensus, comme une force bâtie autour de l’unionisme espagnol en Catalogne.

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Alberto Rivera, président du parti de centre-droit Ciudadanos ©Carlos Delgado

A la suite de la crise politique et de l’irruption de Podemos, Ciudadanos a commencé à franchir le pas et à se donner une envergure nationale. Ils ont bénéficié d’un traitement de faveur de la part des médias, et certainement de financements provenant d’une partie de l’establishment qui a accueilli leur ascension à bras ouverts, puisqu’ils incarnaient la solution populiste au populisme, ou le remède populiste-antipopuliste en quelque sorte.

Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir. Ils ont repris notre critique du bipartisme, du système électoral, de la corruption, ils se sont réappropriés tous ces éléments tout en prenant soin d’épargner le système économique. En d’autres termes, ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.

Quand Ciudadanos a émergé, on a eu des débats particulièrement intenses à l’intérieur de Podemos. C’était d’ailleurs très certainement la première fois que l’on voyait se dessiner clairement deux visions au sein de Podemos, à propos de la manière d’interpréter l’ascension de Ciudadanos : l’une d’orientation plutôt nationale-populaire, l’autre plus marquée par la gauche traditionnelle. Les camarades davantage situés dans les fractions plus traditionnelles de la gauche estimaient que l’apparition de Ciudadanos signifiait la fin de l’opposition entre le vieux et le neuf. D’après eux, il fallait donc abandonner ce créneau afin de bien se différencier de Ciudadanos, en l’assimilant au Parti Populaire notamment. Ils tenaient pour achevée la phase qui nous avait permis d’avancer en nous présentant comme une force nouvelle, et il était temps à leurs yeux d’en revenir à une confrontation en termes de classes. En affirmant par exemple que Ciudadanos était le parti des « bourges », des privilégiés, de ceux qui veulent paraître modernes mais qui vivent très bien, en revenant à des discours plus plébéiens et moins centrés sur le thème de la régénération.

“Ciudadanos est parvenu à mobiliser une rhétorique du renouveau politique, de la régénération, de la modernité par opposition aux vieux partis, dans le but de sauver l’ordre oligarchique par le biais de nouvelles têtes et figures politiques, mais sans s’attaquer au cœur du pouvoir (…) Ils adoptent notre critique du système politique mais laissent intactes les élites économiques.”

D’autres, parmi lesquels je me situe, disaient autre chose : le fait que Ciudadanos s’affirme en nous imitant, en se plaçant dans le sillage de notre discours, le fait qu’il y ait visiblement de la place pour nos ascensions respectives, indique que le « régénérationnisme » (un discours en faveur de la rénovation politique et institutionnelle, l’idée que les vieux politiciens doivent s’en aller, l’imposition de nouvelles pratiques politiques, etc.) dispose d’un large espace et constitue un champ de bataille que nous aurions tort de déserter. Bien au contraire, il faut le disputer à Ciudadanos et conserver nos signes distinctifs tel que nous l’avions fait jusqu’ici.

Toujours est-il que certains de nos porte-paroles ont mis l’accent sur l’idée que Ciudadanos était le parti des « bourges » et des privilégiés, et ont décidé de concentrer leurs attaques sur eux. Pour notre part, nous insistions sur la nécessité de continuer à investir le terrain qui nous est commun, afin de gagner l’hégémonie en tant que force de régénération, y compris auprès de citoyens peu idéologisés. Vous n’êtes pas obligés de me croire, mais Ciudadanos contestait à Podemos – et c’est encore en partie le cas aujourd’hui – une fraction cruciale de l’électorat : un vote moderne, universitaire, urbain, en faveur de la régénération, qui réclame le changement mais souhaite également conserver une partie des institutions. En d’autres termes, la fraction de notre électorat la plus transversale. Je me rappellerai toujours d’un soir où nous sortions d’un dîner au restaurant avec Pablo Iglesias, lorsque deux personnes nous ont arrêtés dans la rue pour nous dire : « je vous aime beaucoup, j’envisageais de voter pour vous, mais finalement j’ai voté pour Ciudadanos parce que je tiens un restaurant ». C’est l’idée suivante : « bon, je suis un petit propriétaire, j’aime beaucoup ce que vous dites, vos idées de régénération, mais vous me faites un peu peur ».

Quand nous avons hégémonisé le terme de changement en 2015, Ciudadanos y a ajouté un adjectif : le « changement raisonnable ». Ils disaient en somme : « nous voulons tous le changement, mais les populistes vont vous conduire au même sort que la Grèce ou le Venezuela – ils le disaient systématiquement – tandis que nous, nous sommes le changement, mais raisonnable, sensé ». Face à ce discours, certains souhaitaient accentuer la confrontation avec Ciudadanos, tandis que d’autres, moi inclus, considérions qu’il ne fallait pas se laisser dépouiller de l’idée de changement sans adjectif, notamment auprès de ceux qui en Espagne craignent davantage ce changement.

“Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.”

Ciudadanos a finalement réalisé un score bien inférieur à celui que prédisaient les enquêtes, mais leur résultat était loin d’être négligeable. Je crois qu’ils auraient dû se limiter à 10-12%, lors des élections de décembre 2015, mais ils sont parvenus à engranger des forces suite à la formation du gouvernement, pour deux raisons. D’une part, ils se sont montrés capables d’arriver à des accords avec le Parti Socialiste comme avec le Parti Populaire. Pour notre base et pour moi-même, cette attitude est suspecte. Pour une partie de la population espagnole, dans un moment de blocage institutionnel, Ciudadanos apparaît comme une force flexible et digne de confiance, capable de trouver des accords avec tout le monde, en appliquant une forme de sens commun entrepreneurial : « Bon, la politique c’est comme les affaires, je passe des accords avec un tel, puis avec un tel, c’est la vie après tout ». Ciudadanos est un parti qui tente d’importer les réalités du monde du travail et du monde de l’entreprise dans le monde politique. Chacun doit devenir l’entrepreneur de soi-même, prendre des risques, passer des accords avec tous les acteurs, se montrer dynamique. C’est une force anthropologiquement libérale.

Toutefois, c’est autour du référendum du 1er octobre 2017 en Catalogne qu’advient le véritable essor de Ciudadanos. Quand surviennent la répression de la consultation, les opérations judiciaires, les arrestations des leaders d’associations indépendantistes et de politiques catalans, et que prennent forme dans le même temps des mobilisations massives pour le droit de décider et pour la souveraineté de la Catalogne, il devient plus qu’évident qu’il existe un fossé entre ce qui est considéré comme légitime en Catalogne, et ce qui est considéré comme légitime en Espagne.

Dans ce contexte, Ciudadanos a cherché à bouleverser le panorama politique catalan, pour en retirer avec succès les bénéfices sur la scène politique espagnole. Le Parti Populaire au gouvernement a appliqué des mesures répressives, mais étant donné qu’il gouvernait, il devait adopter une attitude un minimum responsable. Alors que Ciudadanos, qui ne gouvernait pas, pouvait en demander cinq fois plus ! C’est la raison pour laquelle de novembre à février, Ciudadanos a tiré profit de l’anticatalanisme, en se présentant comme la force politique la plus intransigeante et la plus dure face aux événements en Catalogne, celle qui ne pactiserait avec personne.

Je crois pour ma part que les dirigeants de Ciudadanos savaient que leur position ne résoudrait rien à la situation, mais ils avaient bon espoir que la Catalogne soit leur balle de match pour arriver à La Moncloa [NDLR, le siège du gouvernement espagnol], et jusqu’ici ils ne s’en sortaient pas si mal. Mais il y a eu le changement de gouvernement. Depuis, on ne sait plus très bien à quoi sert Ciudadanos, puisque c’est le PSOE qui gouverne, un PSOE qui dépend de nous, leur principal partenaire au Parlement, et qui a pour principal opposant le Parti Populaire. Ciudadanos est complètement désorienté.

“La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos.”

Les termes de votre question étaient donc justes il y a encore un mois, mais ils ne le sont plus aujourd’hui. Le changement de gouvernement et l’arrivée de Pedro Sánchez à La Moncloa ont déstabilisé Ciudadanos plus que n’importe quelle autre force politique. Par ailleurs, le gouvernement de Sánchez travaille – à notre avis de façon insuffisante – à apaiser le conflit en Catalogne. Les opportunités électorales de Ciudadanos sont directement proportionnelles au degré de conflictualité en Catalogne : si la conflictualité sociale et politique en Catalogne diminue, Ciudadanos s’affaisse. Je crois pour cette raison qu’il est probable que le Parti Populaire se recompose. Il est bien évidemment ankylosé par de graves problèmes de corruption et désormais engagé dans une querelle de leadership [NDLR, pour rappel c’est Pablo Casado, adepte d’un virage à droite, qui a remporté les primaires du PP le 21 juillet, une semaine après la réalisation de l’entretien], mais le PP dans les heures les plus difficiles de son histoire n’est jamais descendu en-dessous des 27-28%. Y compris dans les moments où les journaux télévisés faisaient état de scandales ahurissants et racontaient qu’ils avaient dérobé des millions et des millions d’euros. La base sociale sur laquelle s’appuie la droite catholique traditionnelle espagnole est particulièrement importante, et le PP lui-même est un parti très puissant qui dispose d’une section dans chaque village, et peut compter sur des conseillers municipaux dans les 8 000 municipalités d’Espagne. Ce n’est pas le cas de Ciudadanos. Le PP est un parti plus capillaire que son concurrent de centre-droit, il irrigue davantage le territoire. C’est pourquoi je pense – même si la réalité démentira peut-être ce diagnostic – qu’il est plus envisageable aujourd’hui de voir la droite se recomposer autour du PP.

LVSL : On disait la même chose d’Emmanuel Macron en France, qui partait de rien…

Íñigo Errejón – Oui, mais il est arrivé au pouvoir ! Et maintenant qu’il tient le gouvernement, il peut se construire un parti. Albert Rivera, quant à lui, a perdu son pari. Ce n’est pas une mince différence, Macron est un entrepreneur politique, mais un entrepreneur politique qui est arrivé au pouvoir et qui peut désormais mettre sur pied tout un appareil politique. Par ailleurs, en Espagne, une partie de l’establishment avait clairement opté pour Rivera plutôt que pour Rajoy, car ils considéraient que l’immobilisme de Rajoy, qui ne faisait littéralement rien, pouvait affaiblir le système institutionnel.

Emmanuel Macron, le 11 décembre 2014. ©Le Web

Mais maintenant que Rajoy est parti, et que le Parti Populaire s’apprête à renouveler ses visages – bien que les candidats en lice soient tous issus de l’appareil – il est possible que cet establishment qui faisait confiance à Rivera revienne désormais vers le PP. Et ce d’autant plus que les prochaines élections en Espagne sont les élections municipales, ce qui favorise davantage le PP. Ciudadanos avait un meilleur leader au niveau national, mais personne ne connait le candidat de Ciudadanos dans son village, tandis que tout le monde connaît celui du PP, parce qu’il a déjà gouverné. On peut donc s’attendre à un vote dual de l’électeur de droite : « Albert Rivera aux élections générales ; le Parti Populaire dans mon village. » Mais ce sont bien les élections municipales qui arrivent en premier lieu. Je pense donc que le PP peut encore tenir. On a une droite conservatrice traditionnelle très solide, et Ciudadanos patine sur certaines thématiques. Le gouvernement de Sánchez a mis à l’agenda certains sujets qui tiraillent Ciudadanos, car s’ils sont très à l’aise avec le clivage territorial, avec l’idée d’un entrepreneuriat libéral, ils ont en revanche plus de difficultés sur des thèmes comme le féminisme ou la mémoire historique. Il s’agit de sujets qui les obligent à choisir entre deux options : contenter l’électeur social-libéral, progressiste sur les questions de société mais de droite en matière de politique économique, ou satisfaire l’électeur conservateur issu du PP. Ces thématiques font beaucoup de mal à Ciudadanos, qui aspire à remporter les voix du social-libéralisme provenant du PSOE et celles du conservatisme issu du PP. Je crois qu’ils sont bien embarrassés aujourd’hui.

LVSL – Le débat autour de la définition de ces nouvelles forces néolibérales qui rejettent elles aussi le clivage gauche/droite est toujours ouvert. Dans une lecture orthodoxe de Laclau, qui définit le populisme comme une opération discursive créant une frontière explicite entre le peuple et le pouvoir, ne semble-t-il pas difficile de qualifier ces mouvements de « populistes » ? Comment qualifieriez-vous ces nouvelles forces néolibérales ? Des auteurs comme Eve Chiapello et Luc Boltanski ont bien mis en évidence la capacité du capitalisme à incorporer la critique, et notamment la critique dite « artiste ». Sommes-nous dans cette phase d’incorporation du populisme ? Pour certaines théories plus hétérodoxes du populisme, le cadre théorique posé par Laclau atteint sa limite lorsqu’il s’agit d’appréhender ces nouvelles forces politiques.

Íñigo Errejón – Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels. On assiste à une situation de divorce entre le pays réel d’une part, celui des gens et des citoyens ordinaires, et le pays officiel d’autre part, celui des élites, des politiciens et de l’establishment. Cette configuration traverse toutes les forces politiques, y compris les plus conservatrices. Je me souviens qu’en réaction à l’émergence de Podemos, le Parti Populaire disait de nous que nous ne connaissions pas l’Espagne réelle car nous n’avions jamais travaillé dans le privé et que nous étions cloîtrés dans nos laboratoires universitaires.

“Nos sociétés vivent des moments populistes, caractérisés par la prolifération de revendications ou de demandes insatisfaites qui ne trouvent pas de canaux de représentation parmi les partis, les syndicats ou les identités traditionnels.”

En réalité, ils essayaient eux aussi de mettre en place un discours à même de construire une opposition fondamentale entre les experts et les élites d’un côté, et les gens de l’autre. Il s’agissait dès lors de déterminer qui serait le plus en mesure de donner un contenu à cette opposition, de définir qui sont les gens et qui sont ceux d’en haut. C’est un des enjeux de la lutte politique. Ciudadanos a repris une bonne partie des éléments autour desquels se livre cette lutte. Qui a déterminé ces éléments ? Le mouvement des Indignés, puis Podemos par la suite. Les Indignés ont jeté les bases d’un nouveau terrain sur lequel Ciudadanos aussi a dû apprendre à jouer, à partir duquel ils ont élaboré une réponse sous la forme d’une rénovation néolibérale : rénover le système politique, tout en laissant intacts les privilèges de l’oligarchie. L’approche en termes d’hégémonie – qui considère la politique comme une lutte pour l’hégémonie – nous permet de constater que dans le succès de l’adversaire réside toujours une forme de récupération et de réalisation de nos propres idées. Je ne crois pas que ce soit une faille dans le modèle théorique de Laclau, c’est plutôt le contraire.

LVSL – Vous évoquez ici le Laclau des débuts, mais pour celui de 2005 et de La Raison populiste, la politique renvoie davantage au populisme qu’à l’hégémonie.

Íñigo Errejón – Je crois que pour le Laclau de La Raison populiste, il y a une sorte d’isomorphisme entre politique, hégémonie et populisme. Il n’est pas certain qu’il puisse exister des formes politiques non populistes dans ce Laclau de La Raison populiste. Mais il utilisait aussi l’approche de l’hégémonie, qui me semble être plus utile. Je crois que toute politique contient un moment populiste, une certaine dose de tension populiste, même si ce n’est pas forcément cette dose qui domine. Aujourd’hui, en Espagne, je ne pense pas que nous soyons dans un moment dominé par la dynamique populiste. Je crois que la dynamique institutionnelle a plus de poids et que dans le contexte actuel, apparaître comme une force capable d’arriver à des accords avec d’autres forces est plus utile que d’apparaître comme une force qui polarise la société. En ce sens, je pense que l’état de la scène politique espagnole a changé, et qu’il changera bien sûr à nouveau.

Dans cet ouvrage, on a aussi un Laclau très jacobin, qui écrit en pensant à une conjoncture particulière qui est celle des gouvernements nationaux-populaires d’Amérique latine. Je crois qu’il reste très utile, mais qu’il faut l’adapter, le traduire dans le contexte des sociétés comme les nôtres, qui ont une densité institutionnelle beaucoup plus importante. Comme elles ont une diversité institutionnelle beaucoup plus développée, la logique de la différence prime toujours, ou presque toujours, sur la logique de l’équivalence [NDLR, logique de l’équivalence et logique de la différence sont deux concepts de la théorie de Laclau]. Parfois, la logique de l’équivalence s’impose temporairement, mais les mécanismes, les dispositifs par lesquels l’ordre recueille, réordonne, stimule ou donne partiellement satisfaction aux demandes qui émanent de la société, sont beaucoup plus sophistiqués que dans des États moins développés, comme en Amérique latine. Entendons-nous bien : je ne dis pas que ce que l’on peut lire dans La Raison populiste n’a pas de sens, mais simplement qu’il faut le lire en l’adaptant au prisme des sociétés avec des États plus développés.

Partant de ce constat, Ciudadanos – je prends l’exemple de Ciudadanos, mais je parlerai par la suite d’un cas plus général – représente à la fois la menace de la récupération de nos revendications par l’ordre établi, et la preuve que les deux choses fonctionnent. D’une certaine façon, quand certaines mesures que nous proposons ou que nous défendons cessent d’être des propositions de Podemos, et que d’autres partis commencent à les porter, cela signifie qu’elles gagnent du terrain dans la société espagnole. Cependant, elles gagnent du terrain d’un côté et on te bloque le passage de l’autre. La logique est la suivante : « Je reconnais ta proposition de réforme de la loi électorale, pour qu’il y ait en Espagne un système électoral plus juste, mais en évacuant dans ta proposition la dimension qui remet en cause le système économique pour construire une économie plus forte, plus développée et plus prospère. »

Quelle est, selon moi, la clé pour savoir si le pôle qui domine est l’incorporation et la récupération de la critique, ou si c’est celui qui ouvre la voie vers une nouvelle hégémonie qui prime ? Le critère discriminant est de savoir si les demandes incorporées sont celles qui ciblent le cœur du pouvoir du régime dominant ou non. Est-ce que ce cœur du pouvoir est le système électoral ? Non. Il est très important, mais ce n’est pas le plus important. Est-ce possible, aujourd’hui, d’aspirer à une transformation démocratique en Espagne sans remettre en cause les relations entre les entreprises du secteur de l’énergie, le pouvoir financier et les entreprises du bâtiment ? C’est impossible, et c’est justement ce que Ciudadanos passe sous silence. Peut-on imaginer une révolution démocratique en Espagne, une transformation démocratique sans un programme systématique pour en finir avec les coupes budgétaires, protéger les services publics, élever le pouvoir d’achat des ménages, les salaires et les conventions collectives ? Non, c’est impossible. Je dirais donc que c’est un programme politique qui repose davantage sur beaucoup de récupération et d’incorporation partielle de la critique que sur l’expression d’une nouvelle hégémonie. Mais il est certain qu’il y a des champs dans lesquels Ciudadanos s’est investi, en surfant sur une vague que nous avions impulsée et générée initialement. Cela a permis d’étendre cette vague, ce qui est en fin de compte une bonne nouvelle.

Comment qualifier ces phénomènes en Europe ? Pour moi, ce sont des mouvements qui prennent en charge la dynamique populiste. Ils surfent sur cette dynamique en ayant pour but de sauver les oligarchies du pouvoir destituant de ce moment populiste. Ils redirigent toute cette colère, toute cette volonté de transformation, pour qu’elle se concentre uniquement contre le système des partis. C’est une des différences les plus importantes entre une partie des populismes réactionnaires et les forces populistes progressistes et démocratiques comme la nôtre. Trump n’était pas une parodie. Il a cependant décidé de diriger toute cette colère, tout le ressentiment des perdants de la crise contre Washington, contre Berkeley et contre New York, mais pas contre Amazon ou Google.

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©Gage Skidmore

Il s’agit d’une manœuvre dont le but est de mettre toute la pression sur le système des partis, et d’épargner les élites économiques qui ne se présentent pas aux élections. En ce sens, on peut clairement parler d’un néolibéralisme encore plus sauvage, car il frappe les médiations politiques, sans s’en prendre au cœur du pouvoir, qu’il cherche au contraire à sauver. Il s’en prend aux médiations politiques en postulant toujours un ennemi, ce qui lui donne un caractère populiste. Le peuple américain, par Trump et par ce qu’il incarne, est une communauté soudée. Il obtient sa cohésion contre ce qui lui est extérieur et étranger. Rivera a fait un discours très important en Espagne, il y a peu, quand il avait encore un poids politique important. Ce qu’il a dit est très intéressant : « Je veux marcher dans une Espagne au sein de laquelle on ne voit pas de rouges ou de bleus, au sein de laquelle on ne voit pas des entrepreneurs ou des travailleurs, des riches ou des pauvres, mais au sein de laquelle on ne voit que des Espagnols. »

C’est un discours qui ne postule aucune frontière, qui réconcilie les Espagnols au-delà de leurs différences. Mais dans ce discours, la cohérence, la cohésion de l’Espagne qu’il veut dessiner, de l’identité de « nous » autres Espagnols, s’oppose à un « eux » qu’il ne nomme pas, à savoir la Catalogne. La dimension populiste de Rivera place la frontière sur la question de la Catalogne, mais il ne le dit pas. De ce fait, on pourrait se dire : « Ah, bien, si tu dilues la frontière de classe, celle des partis pour lesquels tu votes, tu es un parti qui casse les frontières, tu ne peux pas être un parti populiste. » Mais c’est une erreur. C’est simplement que le « eux » qu’il constitue face au « nous » peuple espagnol homogène et sans différences, est la Catalogne, ou en tout cas la majorité qui veut un référendum en Catalogne, qui est une majorité souverainiste en Catalogne. C’est pour cela que ces partis présentent selon moi des caractéristiques populistes.

LVSL – Pourtant, le populisme repose sur l’explicitation de la frontière politique…

Íñigo Errejón – Clairement, mais il y a une chose qui renvoie ici au constitutionalisme. Voici ce qu’ils disent : « Je peux nouer des accords avec tout le monde, mais eux sont hors-la-loi, il n’en est pas question. » C’est une sorte de populisme qui malgré tout explicite une frontière. En Espagne, l’idée que nous devons tous être unis face au coup d’État des indépendantistes catalans est très présente. Elle sert à construire la communauté espagnole par opposition à ce que Rivera appelle les « putschistes » catalans. Je dirais donc qu’il a souvent explicité cette frontière. En tout cas, pendant le conflit en Catalogne, il l’a fait de façon très limpide.

Le critère de l’explicitation de la frontière me semble être un bon critère. Là où on l’explicite, là où postule qu’il existe un peuple délaissé et qu’il y a des ennemis irréductibles, visibles, et politiques, on assiste bien à un type de formation populiste. Lorsque ce n’est pas le cas, je parlerais plutôt d’une espèce de sens électoral, de compréhension des conditions pour pouvoir lutter dans la bataille en plein moment populiste. Celui-ci passe nécessairement par une opération de traduction du ressenti populaire car les gens perçoivent que les institutions ne les servent pas, qu’elles ne travaillent pas pour eux. Mais cette formation offre dès lors une solution semblable à celle du Guépard [NDLR, « Tout changer pour que rien en change »], tout rénover afin d’épargner les pouvoirs établis.

Entretien réalisé par Laura Chazel et Lenny Benbara.

Un grand merci pour la retranscription à Guillaume Etchenique et Leo Rosell.

Traduction effectuée par Vincent Dain, Sarah Mallah, Leo Rosell, Guillaume Etchenique et Lenny Benbara.