Rassemblement national, impasse populaire

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Fishermen at Sea © William Turner

Après avoir conquis une partie des classes populaires grâce à un discours portant sur l’immigration et la sécurité, Marine Le Pen et le Rassemblement national (RN) tentent désormais d’accéder à l’Élysée en séduisant un nouveau public : les milieux aisés de droite classique. Dans cette optique, le programme du RN a connu d’importants changements ces dernières années, en particulier sur les questions économiques et européennes. De l’abandon de la sortie de l’Union européenne et de l’euro, à un programme libéral en faveur des entreprises et des plus riches, le RN constitue plus que jamais un faux parti populaire.

Le Front national (FN), renommé Rassemblement national (RN) en 2018, est actuellement le principal parti français d’extrême-droite. Il a été fondé en 1972 à l’initiative du groupuscule d’extrême-droite Ordre nouveau, lui-même dissous en 1973 par le gouvernement de l’époque suite à des actions violentes. L’objectif principal du FN dès sa fondation était de rassembler, lors des moments électoraux, toutes les tendances diverses de l’extrême-droite (nationalistes, nationaux, royalistes …) [1].

Le parti a connu des débuts électoraux difficiles. En 1974, il ne rassemble, avec la candidature de Jean-Marie Le Pen (JMLP), que 0,75 % des voix au premier tour de l’élection présidentielle tandis qu’en 1981 il ne présente aucun candidat à cette élection. Toutefois, à partir de l’élection présidentielle de 1988, conjointement à l’affaiblissement du parti communiste français, le FN réalise des scores d’environ 15 %, exception faite de l’élection de 2007. Il faut noter, cependant, qu’entre les élections de 1988 et les élections de 1995, le FN, en la personne de JMLP, change grandement sur le plan idéologique. Alors que, dans le contexte de la guerre froide des années 80, JMLP se disait atlantiste, s’identifiant à une version française de Reagan, et que le FN était soutenu par le Club de l’Horloge (un laboratoire d’idées néolibéral et ethniciste), il opère un revirement dans les années 90 en adoucissant sa position atlantiste (il prend notamment ses distances avec Israël) et en s’opposant de plus en plus fortement au libre-échange et à la mondialisation. À partir de 2012, le FN connaît une forte dynamique montante : près de 18 % des voix récoltées au premier tour de l’élection présidentielle en 2012 et, en 2017, 21,3 % des suffrages au premier tour soit plus de 7,6 millions de voix.

Le RN, pour les pauvres, par les riches

Cette progression du vote Front national est essentiellement associée à un soutien plus important des classes populaires : à la fois de la part des électeurs au niveau de diplôme le plus faible, et de manière corrélée, des électeurs disposant des plus bas revenus. En effet, entre 1988 et 2017, au premier tour de l’élection présidentielle, le parti a constamment progressé parmi les électeurs qui ont un niveau de diplôme inférieur au bac, passant de 16 % à 31 %, ainsi que chez les électeurs disposant d’un diplôme de niveau bac, passant de 13 % à 25 %. Sur la même période, la proportion d’employés votant pour le FN est passée de 14 % à 30 % et celle des ouvriers de 17 % à 39 %.

Cependant, de l’autre côté du spectre éducatif et économique, le Front national continue de repousser. En effet, le niveau de vote FN auprès des électeurs ayant un niveau de diplôme supérieur à bac +2 n’a jamais dépassé les 9 % sur la période 1988-2017. Le même phénomène se retrouve chez les plus aisés, où il n’a jamais dépassé les 14% parmi les cadres et professions intellectuelles supérieures [2].

L’écrasante majorité de ces élus [du FN] vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste.

Toutefois, cette caractéristique populaire du vote FN se distingue des caractéristiques socio-économiques des élus du parti. En effet, lorsque l’on s’intéresse au patrimoine et aux revenus des députés nationaux et européens frontistes, il apparaît que l’écrasante majorité de ces élus vit depuis de longues années dans des conditions aisées, à rebours du récit frontiste. Les députés n’ayant accédé que récemment à des conditions de vie aisées, dont l’exemple typique est Jordan Bardella, sont peu nombreux face aux députés originaires de milieux aisés ou très aisés, à l’image de Jean-Lin Lacapelle (ex-directeur commercial de L’Oréal), Gilbert Collard (avocat renommé, issu de la bourgeoisie, dont la famille possède un château), Hélène Laporte (analyste bancaire et conseillère en gestion de patrimoine) ou encore Marine Le Pen (dont la famille possède l’hôtel Montretout doté d’un jardin de 4800 mètres carrés dans les Hauts-de-Seine). Pire, il semblerait que le RN remplisse un rôle d’entretien financier de personnes vivant dans des conditions aisées. En effet, alors que le salaire moyen mensuel pour les salariés à temps plein du RN s’élevait à 2 721 euros net en 2017, Jean-Lin Lacapelle touchait, en tant que délégué national, 6 000 euros net par mois ; son confrère Alain Vizier, directeur du service presse, gagnait 5 000 euros net par mois et Yann Le Pen, la sœur de Marine Le Pen, était rémunérée 4 170 euros net par mois en tant que grande organisatrice des manifestations du RN. Cette tension entre représentés et représentants due à la différence de condition sociale se retrouve notamment dans l’évolution récente du programme économique et européen du RN.

Le revirement économique de Marine Le Pen en 2022, ou l’abandon des classes populaires 

Historiquement, le programme économique du Front national n’a jamais été au cœur des problématiques chères au parti et intéressait peu ses électeurs, à l’image des revirements de Jean-Marie Le Pen, tantôt admirateur de Reagan, tantôt dénonciateur du « mondialisme ultralibéral ». Dans sa stratégie de polarisation de la société entre d’un côté le peuple français et de l’autre les élites mondialisées, Marine Le Pen avait ensuite davantage opté pour une posture économique en faveur des classes populaires : retraite à 60 ans, valorisation du minimum vieillesse, baisse des tarifs réglementés du gaz et de l’électricité notamment. Ses propositions économiques servaient également un certain opportunisme politique : concernant par exemple sa position sur la taxation des carburants, elle souhaitait vouloir la diminuer en 2012, puis avait supprimé cette mesure de son programme en 2017 avant de la réintégrer pour tenter de suivre les revendications des gilets jaunes. Les déséquilibres budgétaires qu’engendraient de telles propositions compensées par de faibles rentrées d’argent n’apparaissaient pas comme un problème : la sortie de la France de l’Union européenne devait l’absoudre des contraintes budgétaires européennes. Mais plus encore, selon l’historienne Valérie Igounet, Marine Le Pen avançait des propositions pour séduire les électeurs tout en sachant certainement une partie d’entre elles irréalisables.

Cependant, avec l’hypothèse d’une possible accession à l’Élysée, le RN a revu sa position économique, sous l’influence en particulier des « Horaces », un groupe de hauts fonctionnaires anonymes : il fallait en effet adopter un programme économique donnant des garanties au milieu des affaires que Marine Le Pen espère désormais séduire. Elle a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite. Dans Mediapart, François Ruffin a ainsi comparé l’évolution des programmes et note la disparition de nombreuses mesures sociales depuis 2012 (la revalorisation de 250 € de tous les salaires inférieurs à 1500 €, la défense des petits commerces contre la grande distribution, le relèvement du taux d’imposition sur les sociétés ou encore l’élargissement de l’assiette des retraites aux revenus du capital). Malgré l’absence dans le programme de 2012, déjà, de concepts importants comme « inégalités », « dividendes » ou « pauvres », Marine Le Pen a donc aligné son programme politique sur les politiques libérales en vigueur, influencée notamment par des membres du parti tel que Louis Aliot, Gilbert Collard ou Hervé Juvin.

Marine Le Pen a ainsi opéré un virage complet dans son programme économique, s’orientant vers le libéralisme classique de la droite.

Le programme économique en vue de la présidentielle apparaît ainsi beaucoup plus favorable aux classes aisées qu’aux classes populaires. Dans un « plan pour la jeunesse » présenté à l’occasion de l’allocution rituelle du 1er mai, Marine Le Pen annonce qu’elle compte stimuler le niveau d’activité des jeunes en soutenant les créations d’entreprise : un jeune qui créerait son entreprise recevrait une dotation égale à son propre apport, soit l’inverse d’une mesure de redistribution puisqu’elle aiderait davantage les plus riches des jeunes entrepreneurs qui peuvent apporter un capital plus élevé. Dans la suite de ce « plan pour la jeunesse », elle indiquait vouloir faire évoluer « la fiscalité des donations et successions pour permettre une plus grande mobilité du capital entre les générations », soit la même mesure que proposait Bruno Le Maire au printemps et qui apparaît particulièrement injuste et favorable aux plus riches : un couple avec deux enfants peut déjà transmettre en une seule fois près d’un million d’euros en toute franchise d’impôt, alléger la fiscalité des successions ne bénéficierait donc qu’aux jeunes venant des familles particulièrement riches.

La politique de redressement de la natalité proposée par Marine Le Pen passerait ensuite par des « prêts publics à taux zéro aux jeunes couples », soit la même mesure que proposait un autre membre d’En Marche !, Stanislas Guerini, une mesure peu optimale quand on sait qu’en 2018, 45 % des ménages français avaient déjà un emprunt à rembourser d’un montant moyen de près de 80 000 €. De même, elle reprend la politique du gouvernement actuel en matière de formation en promettant un « chèque formation aux entreprises qui prennent en formation un jeune ». Ce plan pour la jeunesse relève donc bien d’un programme libéral centré sur l’entrepreneuriat et favorisant les riches.

Lors d’une interview sur TF1, le dimanche 12 septembre 2021, Marine Le Pen a confirmé ce revirement libéral en expliquant refuser une augmentation des petits salaires, au bénéfice des entreprises dont elle ne veut pas voir les charges augmenter. La seule voie qu’elle avance pour « redonner du pouvoir d’achat aux Français » consiste à supprimer la redevance télévisuelle, soit 138 € par an, une bien maigre amélioration pour quelqu’un qui prétend défendre les classes populaires ! Cette dynamique était également visible dans les programmes économiques des candidats RN aux élections régionales de 2021. Ils défendaient davantage de soutien aux entreprises, à l’image de Thierry Mariani promettant de doubler le budget régional des aides aux entreprises, ou la réduction des dépenses de fonctionnement, comme Nicolas Bay qui souhaitait ne pas remplacer 200 agents régionaux partant à la retraite. Dans cette perspective d’alignement libéral, Marine Le Pen a par exemple proposé début septembre la « privatisation de l’audiovisuel public », arguant qu’une « grande démocratie » n’aurait pas besoin d’un audiovisuel public de cette taille, dans ce qui pourrait s’apparenter à un cadeau à l’audiovisuel privé dirigé par des milliardaires. Même si le service public de l’audiovisuel n’est pas parfait, et devrait être réformé pour permettre une véritable démocratisation de l’information, il permet pour l’heure, dans une certaine mesure, de contrebalancer l’influence de médias privés inféodés à de puissants intérêts privés. La réforme que propose Marine Le Pen aurait pour conséquence néfaste de renforcer le pouvoir d’influence des milliardaires français sur l’opinion publique, fragilisant d’autant plus l’un des piliers fondamentaux de la démocratie.

Le nouvel objectif du RN : rassurer les élites au pouvoir en conservant les dogmes libéraux

Il y a quelques années, une accession au pouvoir du RN aurait inquiété les milieux d’affaires et financiers du fait des chamboulements qu’elle aurait pu provoquer dans l’ordre économique. Pour séduire une partie de la droite plus classique, Marine Le Pen a voulu améliorer son image auprès des élites dominantes, en donnant des gages de confiance, notamment sur la question européenne et le respect des traités qui en découlent.

Lors des élections présidentielles de 2012 et de 2017, le RN avait adopté une position anti-Union européenne, en proposant notamment la sortie de l’euro et de l’espace Schengen par référendums. Désormais, la position du RN a radicalement changé : Marine Le Pen se veut « pragmatique » et estime que sortir de l’euro ne constitue « plus la priorité [du] combat politique ». Il n’est plus question de sortir ni de l’euro, ni de l’Union, ni de l’espace Schengen, seulement de « discuter avec nos partenaires européens » selon le désormais président du RN, Jordan Bardella. Il justifie ce changement de position par une adhésion moins forte des Français à une sortie de l’euro, ce qui est douteux. Les milieux financiers et économiques à qui profite l’Europe de la libre circulation des capitaux n’ont donc pas à s’inquiéter d’une éventuelle prise des institutions nationales par le RN. Par ailleurs, si le RN tient à appliquer concrètement son discours « localiste », visant à donner la priorité à la consommation et à la production locales, cela nécessitera de désobéir aux traités de libre-échange appliquées dans l’Union, et qui ont une valeur juridique supérieure à la Constitution française [3]. Ainsi, les propositions économiques de relocalisation nationale avancées par le RN semblent incompatibles avec leur nouvelle voie respectueuse des traités européens.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires.

Le RN annonce tout de même souhaiter opérer quelques changements au niveau de la gouvernance européenne, notamment par rapport au mandat de la Banque centrale européenne (BCE) : selon le parti, un de ses objectifs devrait être la lutte contre le chômage, à l’instar de ce que pratique la Banque centrale des États-Unis, la Fed. Outre les difficultés politiques que susciterait une telle réforme européenne, la rendant pratiquement inenvisageable, des confusions apparaissent rapidement dans l’image que se fait le RN de la BCE, critiquant la création monétaire qui se « perd dans l’économie virtuelle » au lieu de financer directement les États, ou dans le rôle primordial de l’État pour lutter contre le chômage sans le déléguer à une instance non-démocratique comme la BCE. Les fortes inégalités et la pauvreté aux États-Unis suffisent à démontrer que la délégation de cette mission (dont Marine Le Pen refuse désormais de s’occuper) s’avère insuffisante.

Ainsi les changements que propose le RN pour l’Europe sont radicalement différents aujourd’hui de ce qu’ils étaient par le passé : l’ordre libéral sur lequel l’Union européenne a été bâtie n’est plus remis en cause, et avec lui la question des traités et du respect des contraintes budgétaires. Marine Le Pen a d’ailleurs tenté, dans une tribune dans le journal libéral l’Opinion, de rassurer les milieux financiers sur cet aspect : « une dette doit être remboursée ». Un État souverain devrait ainsi « rembourser sa dette contre vents et marées », sans que les moyens qu’elle souhaite mobiliser soient identifiés. Elle prône l’usage d’une « bonne dette et de vrais fonds propres », « le contraire d’une politique d’austérité mais avec une réelle maîtrise budgétaire dans la durée » : l’usage de ces concepts flous a pour objectif d’envoyer un message rassurant aux créanciers du pays, aux investisseurs et aux milieux d’affaires : les règles seront respectées, les volontés réformistes annulées si besoin, et par-dessus tout, leurs intérêts ne seront pas menacés par l’arrivée au pouvoir de Marine Le Pen. François Ruffin a ainsi remarqué que la candidate frontiste avait cessé de s’offusquer des scandales touchant les ultra-riches, notamment dans les affaires « Paradise papers » et « OpenLux ».

Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

Malgré ce revirement libéral orthodoxe du programme économique et le respect annoncé des règles budgétaires, la plupart des dépenses proposées par la candidate frontiste ne seraient pas compensées par de nouveaux revenus pour les caisses de l’État. Le parti a souvent été jugé peu crédible sur ces questions économiques, notamment parce qu’il est le parti le plus endetté de France avec près de 25 millions d’euros à rembourser et pourrait même être au bord de la faillite en raison de la gestion catastrophique de ses finances, seulement sauvé par des prêts d’origine russe ou émirati. Auparavant, la sortie de l’euro et des traités européens devait permettre une plus grande liberté budgétaire, mais dans le cadre des limites fixées par Bruxelles, les nombreuses dépenses de ce programme, par exemple les investissements dans la réindustrialisation ou la nationalisation des autoroutes, apparaissent aujourd’hui peu crédibles. Dans la même idée, pour maintenir l’âge de la retraite à 60 ans, Marine Le Pen propose d’être « imaginatifs » et « volontaires » sans proposer de mesures concrètes pour autant. Ce programme digne d’un parti « attrape-tout », cherchant à séduire de tous les côtés avec opportunisme, manque de cohérence globale et de crédibilité au regard d’une application pratique.

La cohérence du repositionnement de Marine Le Pen sur le plan économique et européen apparaît alors de plus en plus clairement : après avoir conquis une certaine frange de la population principalement grâce aux thématiques liées à l’immigration et la sécurité, elle espère séduire l’électorat de droite plus classique par un programme économique libéral, tout en pariant sur un soutien continu des classes populaires malgré ce virage en faveur des plus riches. Au final, ce repositionnement permet d’éclairer la nature profonde du populisme de droite de Marine Le Pen [4] et rappelle les mots que tenait Jaurès en 1888 à propos du mouvement boulangiste : « Or, que fait [la démocratie] ? Elle s’attroupe autour d’un nom propre, elle acclame un soldat qui ne dit même pas le fond de sa pensée. Un grand mouvement était nécessaire : il pouvait se faire par le peuple et pour le peuple, il se fait par un homme et pour un homme. Le paysan, qui cherche l’ordre, la stabilité, la probité, la paix et la justice, verra sortir une fois de plus de l’urne plébiscitaire, avec le nom du général à qui il se livre, la guerre civile et la guerre étrangère, la corruption systématique et l’iniquité. » [5]

Cet article est dédié à la mémoire de Léonard Trevisan.

[1] Pour plus d’informations sur l’origine du Front national, voir LEBOURG, N., PREDA, J., BEAUREGARD, J., « Aux racines du FN L’histoire du mouvement Ordre nouveau », Fondation Jean Jaurès, 2014. Disponible ici :

https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01709289/document

[2] FOURQUET, J., « 1988-2021 : trente ans de métamorphose de l’électorat frontiste », Fondation Jean Jaurès, 28/04/2021. Disponible ici :

https://www.jean-jaures.org/publication/1988-2021-trente-ans-de-metamorphose-de-lelectorat-frontiste/

[3] Sur ce sujet, on pourra aussi lire NARAYCH, L., « Le « made in France » et ses obstacles », Le vent se lève, 07/12/2020. Disponible ici :

https://lvsl.fr/made-in-france-le-marche-au-secours-du-protectionnisme-economique/

[4] Sur ce sujet, on pourra aussi lire SLOBODIAN, Q., traduction par CORANTIN, K., « Les enfants bâtards de Friedrich Hayek : les origines néolibérales du « populisme de droite » », Le vent se lève, 05/09/2021. Disponible ici :

https://lvsl.fr/les-enfants-batards-de-friedrich-hayek/

[5] JAURÈS, J., « La foi en soi-même », La Dépêche de Toulouse, 18/11/1888.

La réforme de l’ENA, en marche vers les prochaines élections

Emmanuel Macron sonne le glas de la prestigieuse école qui l’a formé. Le projet de suppression de l’ENA (École nationale de l’administration), évoqué pour la première fois par le Président au lendemain du Grand débat national sera finalement mis en œuvre le 1er janvier 2022. Au départ, l’ENA se présentait comme une école républicaine, mais elle est progressivement devenue le symbole d’une élite déconnectée de la société. Au plus fort d’une crise sanitaire, économique et alors que la confiance des Français dans le gouvernement est au plus bas, les annonces d’il y a deux ans semblent se concrétiser. De fait, la suppression de l’ENA ne vise pas uniquement à repenser un système en faillite mais s’inscrit habilement dans une logique de consensus, au sein d’un agenda électoral bien ficelé.

Bien que très ancienne, la détestation des Français pour l’École nationale d’administration semble avoir atteint un nouveau stade ces dernières années, comme en témoigne le récent documentaire réalisé par Public Sénat intitulé “L’ENA pourquoi tant de haine ?”. Pour cause, la déconnexion entre les futurs hauts fonctionnaires et ceux qu’ils ont vocation à servir, continue de se creuser. Selon Médiapart, 70% des énarques sont actuellement issus de familles de cadres tandis que cette catégorie ne représente que 15 % de la société. Le site de Sciences Po le confirme : 83% des admissions du concours externe à l’ENA proviennent de son école.

Cette explication semble évidente, mais ce n’est pas la seule. En effet, l’ENA fait depuis de nombreuses années office de sas de transmission d’une certaine idée de la société et de sa bonne gouvernance, par-delà les couleurs politiques. Selon le témoignage de nombreux étudiants qui se disent eux-mêmes déçus de leur formation, l’école ne fait qu’entretenir une uniformité de pensées et ressasser des notions déjà maîtrisées dans une dimension généraliste. Leur cursus ne permet pas de véritable spécialisation puisque les affectations ministérielles sont décidées selon le classement de sortie et non pas selon les choix ou les appétences particulières des élèves.

Dans son dernier ouvrage La lutte des classes en France, l’anthropologue et historien Emmanuel Todd attribue à l’ENA une grande part de responsabilité dans la cristallisation des clivages de la société. Selon lui, la grande majorité de ses ressortissants, qu’il surnomme les « crétins diplômés », incarne le haut de la pyramide sociale face aux couches inférieures qui, elles, aspirent au « réarmement politique », comme l’a montré le mouvement des gilets jaunes. Le système de reproduction des élites, entretenu par l’école, rend impossible l’exploitation de l’intelligence des classes basses, en dépit de l’idéal méritocratique qui faisait autrefois la raison d’être de l’institution. Todd prend l’exemple de l’euro, qui constitue selon lui une aberration et une menace à la souveraineté de nos États-nations, pour montrer la faiblesse des débats, le déni démocratique et l’homogénéité de la pensée parmi nos dirigeants politiques. L’école recrute des candidats déjà convertis à la pensée pro-européenne par leur socialisation et leur parcours académique antérieur et ne fait que les conforter dans ces positionnements, selon lui, vides de sens et dépourvus d’une vision critique sur nos sociétés contemporaines. Au fond, Todd décrit l’ENA comme l’école de reproduction d’une « fausse élite ».

Une doctrine du « en même temps »

Lors d’un entretien dans Marianne, l’essayiste et magistrate Adeline Baldacchino, critique acerbe des « valeurs d’excellence » prônées par l’ENA, érige la « doctrine du en même temps », souvent associée à la mentalité de l’école, en symbole du formatage de ses étudiants. C’est autour de cette idéologie commune, prétendument consensuelle, que les élèves se reconnaissent et apprennent à travailler ensemble.

Ainsi, l’ENA n’est pas le lieu des plus vifs débats politiques. Pas étonnant pour une école dont l’ambition première était de former des hauts fonctionnaires et non pas des hommes et femmes politiques. Ce n’est que plus tard, notamment sous le mandat présidentiel de Valéry Giscard d’Estaing, que d’anciens énarques se sont emparés des ministères, prenant place dans les hauts lieux de la décision politique. Dès lors, l’exercice politique s’est professionnalisé. Rapidement, se former à l’ENA ne permet plus uniquement d’intégrer les grands corps. L’école devient le passage privilégié pour prétendre aux plus prestigieux parcours politiques. L’excellence académique s’impose comme un pré-requis presque indispensable pour briller dans l’arène politique. Plus tard, c’est dans le secteur public que l’on retrouve un grand nombre d’anciens étudiants de l’école. Entre posture et imposture, l’ENA se voit associée aux pratiques de pantouflage, au moment même où l’administration elle-même délègue de plus en plus de ses prérogatives au privé. Emmanuel Macron en est, une fois de plus, un des symboles les plus criants. En effet, selon le journal Marianne, 18 mois après la nomination du gouvernement Philippe, 40 conseillers ministériels avaient déjà pantouflé.

Cependant, la complicité de la haute fonction publique avec les acteurs privés trouve son origine quelques décennies plus tôt, chez nos voisins anglo-saxons. La gouvernance libérale, portée par Ronald Reagan aux États-Unis et Margaret Thatcher au Royaume-Uni, a donné naissance à la désormais décriée « société du fric ». Ainsi, nombre d’énarques, même s’ils semblent encore minoritaires, voient dans les allers-retours entre public et privé une formidable évolution de carrière. Si l’école en tant que telle n’enseigne ou ne promeut pas de telles pratiques, force est de constater que le diplôme sert désormais de passe-droit aux énarques qui souhaitent briller à l’Élysée aussi bien qu’à la tête des plus grandes entreprises. Face à l’évolution de l’école et de ses fonctions, d’anciens élèves, à l’instar de l’ancien ministre et candidat à l’élection présidentielle de 2002 Jean-Pierre Chevènement, ont assez tôt tiré la sonnette d’alarme. Depuis, toutes les tentatives de réforme de l’institution, à gauche comme à droite, ont été avortées. Bruno Le Maire lui même, lors des primaires de la droite en 2017, en avait fait une des mesures phares de sa campagne. S’il ne fait aucun doute que l’annonce de la suppression de l’ENA par Emmanuel Macron a surtout servi de palliatif face à la colère de la rue, nul ne peut garantir que celle-ci protégera les citoyens d’un énième instrument, tout aussi efficace, de reproduction des élites en place.

De l’ENA à l’ISP, la promesse d’un changement

L’Institut du Service Public, qui remplacera l’ENA, aura pour mission de maintenir une formation dite d’excellence, tout en l’ouvrant à des profils plus divers. Il réunira 13 écoles, afin de rassembler un plus grand nombre de compétences, une élite à plusieurs visages, en somme. À l’issue de la formation, les étudiants ne seront plus soumis au concours de sortie qui servait jusqu’alors à attribuer les affectations, mais rejoindront le corps d’administration de l’État, pour une durée encore imprécise. Ce tronc commun servira de « creuset » pour la formation d’un « esprit commun », selon les mots d’Emmanuel Macron. Ce château de cartes, fortifié par les talents rhétoriques du président, n’en reste pas moins fragile. De nombreuses personnalités politiques se sont en effet exprimées contre la suppression de l’ENA, à l’instar de Rachida Dati, qui préfèrerait une simple réforme de l’école. À gauche aussi, la méfiance règne. Balayer d’un revers de main le fonctionnement de l’ENA, oui, mais pour construire quel modèle derrière ? Quelles sont les garanties que cette mesure ne sera pas qu’un symbole, une stratégie de communication politique parmi d’autres, en vue des prochaines élections présidentielles ? Pour l’heure, le flou qui règne autour de ce projet laisse penser que son auteur ne souhaite surtout pas trancher, et prendre le moindre risque de décevoir un potentiel électorat.

Au fond, la réforme vise à rétablir du lien et de la confiance entre les citoyens français et leurs dirigeants. Mais lesquels ? Ceux qui siègent dans les mairies, les conseils régionaux, les assemblées ? Les locataires de l’Élysée, Matignon, Beauvau, Bercy ? Ou bien les cadres des grandes entreprises, des banques, des hôpitaux ou des universités ? Dans tous ces hauts lieux de la décision se trouvent aujourd’hui les énarques d’hier, ceux qui se sont formés ensemble à intégrer les grands corps de la République pour servir et incarner l’État. Bien plus qu’une école, l’ENA a contribué à huiler les rouages du système politique français, celui-ci même qui a mis les gens dans la rue, contre la réforme des retraites, la loi sécurité globale, les conditions de travail des soignants, des avocats, des professeurs. En supprimant l’ENA, le président promet de corriger les failles de ce système. Encore faut-il dissocier ce qu’elle incarne d’une part, et les logiques qui la traversent d’autre part. Aussi, spéculer sur la pertinence ou non de supprimer l’ENA suppose de s’accorder, a priori, sur les raisons de ses dysfonctionnements et les alternatives que l’on souhaite y apporter. Pour lors, l’absence de vision politique claire et assumée montre bien que la doctrine du « en même temps » ne s’oublie pas si facilement.

Le Green New Deal de Bernie Sanders pourrait-il entraîner une révolution verte mondiale ?

En lice pour l’investiture démocrate pour les prochaines présidentielles américaines, le candidat Bernie Sanders s’illustre par sa proposition de Green New Deal : un grand plan de relance centré sur l’équité et la justice climatique. À l’heure où l’enjeu écologique est au cœur des préoccupations mondiales, un programme aussi ambitieux – que nous analysons succinctement – peut permettre de faire pencher la balance envers le sénateur du Vermont, mais aussi d’imaginer un tournant global pour l’ensemble de l’humanité en cas de victoire contre Donald Trump. 


Le feu en Australie, la neige au Texas, la fonte des glaces au Groenland… Ces dernières semaines ont été marquées par des événements climatiques extraordinaires à travers le globe, désormais toujours plus fréquents. Conscients de cette réalité, les candidats à la primaire démocrate, qui désignera le futur opposant démocrate à Donald Trump pour les élections présidentielles de septembre prochain, se sont saisis de cette problématique. Alors que s’ouvriront bientôt les premiers caucus, l’enjeu écologique semble bien parti pour occuper une place de choix dans les critères des électeurs. À plus long terme, la centralité de la thématique peut être un atout majeur face au président sortant, faible sur la question climatique, et, pourquoi pas, la force propulsive d’une prise de conscience globale de l’humanité. Pour l’instant, c’est le candidat « démocrate-socialiste » Bernie Sanders qui s’illustre particulièrement dans le domaine, avec un plan politique ambitieux, le désormais fameux « Green New Deal ». Quels en sont les tenants et les aboutissants ?

Le Green New Deal 2.0

L’idée du Green New Deal part d’un constat : le changement climatique met en péril l’espèce humaine et sa capacité à vivre dans de bonnes conditions sur la planète. La réponse doit donc nécessairement être la mise en place d’une vaste politique, de manière à combattre le changement climatique et rendre la société plus soutenable. Si Bernie Sanders faisait déjà figure de pionnier dans sa volonté d’instaurer une véritable politique écologique lors des dernières primaires démocrates de 2015, perdues face à Hillary Clinton, il a désormais affiné sa pensée. À partir du modèle du New Deal, un vaste plan d’investissement lancé par Franklin Roosevelt en 1933 contre la Grande Dépression, il développe, aux côtés d’une nouvelle génération de démocrates-socialistes, à l’image d’Alexandria Ocasio-Cortez, un vaste programme qui comporte plusieurs volets. En tout, c’est 16 400 milliards qui seront consacrés au Green New Deal, un budget bien supérieur à ceux de ses opposants à l’investiture. Comme le précise Pavlina Tcherneva, conseillère économique de Bernie Sanders, dans l’entretien que nous avons réalisé, ce projet comprend à la fois des politiques industrielles, de transition vers des énergies renouvelables, des politiques sociales, avec notamment la mise en place d’une couverture universelle, que des politiques de logement, véritable problématique aux Etats-Unis. L’idée est ici de sortir complètement du modèle actuel, qui est à la fois climaticide, mais aussi injuste et inégalitaire, pour se diriger vers une société socialement, écologiquement et économiquement viable.

Le programme de Bernie Sanders repose sur une doctrine que l’on pourrait considérer comme éco-socialiste [1]. Il a articulé son Green New Deal [2] autour de plusieurs grands axes :

  • Transition vers 100% d’énergies renouvelables d’ici 2030 : une sortie totale des énergies fossiles dans les domaines de l’électricité et des transports. 526 millions de dollars seront consacrés à la recherche et au développement d’un réseau les plus respectueux de l’environnement possible, avec comme objectif de combler 100% des besoins énergétiques de la nation.
  • Création de 20 millions d’emplois nécessaires dans le domaine de la transition écologique afin de réduire le chômage de masse, et inclure toutes les populations dans cette transformation. Des créations d’emplois sont prévues dans des domaines aussi larges que l’agriculture, la fabrication de voiture électriques, la rénovation et la construction de logements et autres infrastructures.
  • Garantir une reconversion professionnelle pour les travailleurs des industries fossiles en investissant 1,3 milliards de dollars dans la formation, des pensions égales aux salaires perçues précédemment, une protection sociale et médicale afin de limiter les coûts d’un tel changement. 
  • Développement d’une justice autour des questions climatiques pour protéger les personnes les plus vulnérables aux impacts climatiques, reconstruire des infrastructures, ou encore construire des logements pour garantir un logement décent, et plus respectueux de l’environnement, à toute la population.
  • Se placer en position de leader de la transition écologique au niveau mondial en rejoignant les accords de Paris, créer et investir 200 milliards de dollars dans le Green Climate Found, et négocier la baisse des émissions avec les pays les plus industrialisés.

Des adversaires moins ambitieux, mais également très présents sur le dossier écologique

Du côté de ses adversaires, la volonté d’une transition verte de cette ampleur reste plutôt timide. Le centriste Joe Biden, principal opposant à l’investiture du sénateur socialiste, appelle à une Clean Energy Revolution and Environmental Justice. Ce plan prévoit la réduction des émissions de gaz à effet de serre, pour atteindre l’objectif des 0%, mais aussi 100% d’énergies renouvelables d’ici 2050. En parallèle, des fonds devraient être débloqués en faveur de la construction d’infrastructures plus propres, mais aussi la rénovation d’immeubles et résidences fortement énergivore. Sur le plan international, à l’instar de Bernie Sanders, Biden souhaite mettre les États-Unis au centre de la bataille contre le changement climatique, notamment en intégrant à nouveau les Accords de Paris, mais également en mettant en place des traités internationaux en faveur de la protection de l’environnement.

Elisabeth Warren, pour sa part, soutient également un Green New Deal, pour lequel elle a milité aux côtés d’Ocasio-Cortez, quand il a été présenté devant le Sénat. Celui-ci reste néanmoins beaucoup moins abouti que celui de son concurrent démocrate-socialiste. Il est ainsi présenté comme un plan d’investissement en faveur de la transition énergétique, avec objectif de se tourner vers des énergies renouvelables à 100% d’ici les années 2030, et la baisse drastique des émissions de CO2. Néanmoins, si elle parle effectivement de la création de 10 millions de green jobs, aucun détail n’est donné sur les domaines impactés, mais également sur la potentielle volonté, d’entamer une politique de reconversion des ouvriers des industries polluantes par exemple. Pas un mot non plus sur d’éventuels investissements en matière sociale pour garantir une certaine justice climatique.

Seulement, face à la menace que représente candidat socialiste, une figure assez inattendue a fait une percé dans le caucus de l’Iowa. Crédité de 15,4% [3] à la veille du vote, le “Macron américain”, a finalement devancé Bernie Sanders, s’imposant 26,2% contre 26,1% [4]. Mais, à l’instar de son adversaire Michael Bloomberg, le candidat centriste propose un plan écologique qui reste très peu ambitieux, dont les conséquences désastreuses. Ils se contentent ainsi d’objectifs de baisse d’émission et de transition vers des énergies vertes d’ici 2050, d’investissements dans la recherche et l’innovation et de ratification des accords de Paris. Néanmoins, contrairement aux autres, est leur volonté partagée de créer une assurance pour les victimes d’événements liés aux changements climatiques, comme l’ouragan Katrina, qui, en plus de faire de nombreuses victimes, avaient créé d’énormes dégâts matériels.

La contre-attaque de l’establishment 

Il faut dire que ces deux derniers candidats, et plus particulièrement Pete Buttiegeg depuis sa récente percée, représentent peut-être le dernier barrage pour empêcher Bernie Sanders d’obtenir l’investiture. Avec un programme fortement ancré à gauche, qu’il décrit lui même comme “socialiste” dans un pays qui a longtemps considéré ce terme comme un anathème, le sénateur du Vermont menace toute la stabilité politique d’un pays, et met en péril le développement de certains secteurs économiques clés, dont les énergies fossiles, génératrice de quantité suffisante pour garantir une indépendance énergétique. Ses promesses de transition vers une énergie renouvelable à hauteur de 100% dès 2030, taxer les industries fossiles à hauteur de leur pollution, et ou encore couper toutes les subventions dans ce domaine, risquent de compromettre les bénéfices de ces secteurs. Du côté de la finance, la peur est de mise avec celui qui pourrait devenir leur “pire cauchemar”, puisque plusieurs annonces, dont la création de l’assurance maladie pour tous, Medicare for All, ou encore la généralisation d’un service minimum autour de 15 dollars de l’heure, pourraient créer une certaine instabilité sur les marchés. Il faut s’attendre, si les bons résultats de Sanders se confirment aux primaires démocrates, à une contre-attaque violente de l’establishement, et notamment des grandes firmes transnationales, principales responsables de la crise écologique, qui, sous de grands discours greenwashés, accueillent avec méfiance la construction d’un front écologiste, qui implique nécessairement une forme de décroissance. 

Néanmoins, les candidats ne peuvent faire l’impasse sur la question écologique, qui n’a jamais été aussi importante pour l’opinion publique. Ainsi, d’après des sondages réalisés en 2019, 51% de la population étatsunienne se dit inquiète pour le changement climatique, un chiffre qui atteint 77% chez les votants démocrates. Un chiffre important dans la population jeune, de 18 à 29 ans, qui se sent concernée à hauteur de 67%. Avoir un programme écologique radical, comme le propose le sénateur, permettrait ainsi, d’une part de répondre aux inquiétudes de la population, mais aussi, de faire revenir aux urnes ces populations souvent éloignées de la politique, d’autant plus dans le système bi-partisan étasunien, que sont les jeunes et les abstentionnistes.

Ce que la victoire de Bernie Sanders pourrait changer

De fait, nul politicien ne peut ignorer l’ampleur de la catastrophe. Selon le GIEC [5], il faut considérablement changer ses manières de produire d’ici 2030, au risque de voir des conséquences irréversibles sur l’environnement. Dans cette course contre la montre, les États-Unis peuvent jouer un grand rôle, car ils stagnent à la deuxième place des plus gros pollueurs du monde, derrière la Chine [6]. L’investiture du premier sénateur socialiste représente un réel espoir, d’autant plus que selon les sondages [7], il est le candidat démocrate le plus susceptible de battre Donald Trump, ouvertement climatosceptique, dont la politique a déjà eu des conséquences sur l’environnement [8]. Depuis son arrivée à la tête du pays en 2017, le président américain a levé, par exemple, toutes les restrictions concernant l’exploitation du gaz de schiste et du pétrole, ce qui a certes fait exploser leurs productions, mais surtout causé des dégâts considérables sur l’environnement. L’élection de Bernie Sanders, avec un programme à contre-pied de l’actuel président, pourrait marquer un tournant radical dans les politiques mondiales, autant en matière économique, sociale, que climatique.

En se plaçant à la tête d’une grande révolution verte, Sanders prendrait la tête en matière de politique environnementale, et pourrait ainsi pousser d’autres grandes puissances occidentales à lui emboîter le pas. C’est d’ores et déjà le cas dans plusieurs pays européens, où l’idée d’un Green New Deal For Europe fait son chemin, visant à obliger la Banque Centrale Européenne à débloquer des fonds pour investir dans des infrastructures plus respectueuses de l’environnement – un programme qui pourrait poser la question de la compatibilité entre un agenda écologiste et les institutions européennes actuelles. Dans le même temps, le chef de l’opposition britannique, Jeremy Corbyn, milite en faveur d’une Green industrial Revolution [9], un plan d’investissement de transition écologique et social, inspiré par celui de son allié américain.

À l’aube d’une recomposition totale de l’ordre économique, dans laquelle la Chine convoite la place de première puissance mondiale occupée par les États-Unis, le changement de paradigme idéologique en faveur de la lutte contre le changement climatique poussera cette dernière à se placer en tant que pionnière dans ce domaine. Ainsi, ils pourraient mettre en place toutes sortes d’outils contraignants, à l’instar de sanctions financières, ou d’interdictions d’importations lors de non-respect de normes environnementales.

Enfin, le Green New Deal pourrait surtout pousser à un changement radical vers la sortie du paradigme libéral. Plus le temps avance, plus les liens entre la crise écologique et la crise économique semblent évidents. L’élection de Sanders pourrait faire apparaître au grand jour les liens entre le néolibéralisme et la crise écologique, les intérêts du système oligarchique actuel et la passivité des gouvernements face à la destruction de la planète. . Les inégalités économiques engendrent le plus souvent une exposition encore plus grande aux problèmes des changements climatiques, mais rendent également impossible toute volonté d’amélioration des comportements. De ce fait, il est important de juxtaposer des politiques de transition écologiques, et le retour à un État social fort, permettant à chacun de prendre sa place dans ce mécanisme [10].

Contre toute attente, la révolution verte pourrait venir d’un des pays maître en matière de pollution, et pourrait rabattre toutes les logiques économiques, et sociales mises en place. Et tout cet espoir repose entre les mains d’une personne, Bernie Sanders. Tout l’enjeu pour la suite reste de savoir la réponse à la percée du candidat socialiste et la réaction de l’establishment démocrate, de la finance ainsi que des lobbies en cas de victoire du sénateur du Vermont. Une question qui se posera finalement à l’échelle mondiale, si tant est que la brèche s’ouvre outre Atlantique. 

 

 

[1] Pierre-Louis Poyau, L’écosocialisme : qu’est-ce donc ? https://www.revue-ballast.fr/lecosocialisme/

[2] Bernie Sanders, The Green New Deal https://berniesanders.com/issues/green-new-deal/

[3] Louis Tanka, Sanders, Biden, Warren, Buttigieg: qui domine les sondages chez les démocrates? 

[4] https://www.nytimes.com/interactive/2020/02/04/us/elections/results-iowa-caucus.html

[5] Rapport spécial du GIEC sur le réchauffement planétaire de 1,5 °C https://public.wmo.int/fr/ressources/bulletin/rapport-sp%C3%A9cial-du-giec-sur-le-r%C3%A9chauffement-plan%C3%A9taire-de-15-%C2%B0c

[6] https://fr.statista.com/statistiques/732709/emissions-dioxyde-de-carbone-etats-unis/

[7]https://www.realclearpolitics.com/epolls/2020/president/us/general_election_trump_vs_sanders-6250.html

[8] Yona Helaoua, L’exploitation du gaz de schiste dévaste les États-Unis https://reporterre.net/L-exploitation-du-gaz-de-schiste-devaste-les-Etats-Unis

[9] https://labour.org.uk/manifesto/a-green-industrial-revolution/

[10] Pierre Gilbert, Le paradoxe australien : enfer climatique et dirigeants climatosceptiques. https://lvsl.fr/paradoxe-australien-enfer-climatique-et-dirigeants-climatosceptiques/

 

Élections russes : Vladimir contre Poutine ?

http://en.kremlin.ru/events/president/news/51716

Le 18 Mars 2018 aura lieu l’élection présidentielle de la Fédération de Russie. Vladimir Poutine, tour à tour Président de la Fédération de Russie (2001-2008/2012-…) et Premier Ministre (2008-2012), concourt à sa réélection. S’il semble presque acquis que l’ancien agent du KGB ne devrait pas faire face à une concurrence trop rude, d’autres candidats sont en lice.


 

Le Parti Communiste de la Fédération de Russie, deuxième parti du pays par son poids électoral, n’enverra pas comme depuis les années 90 son secrétaire général Guennadi Ziouganov mais laissera cette opportunité à Pavel Groudinine. Ex-ingénieur et ancien membre de Russie Unie, le parti de Vladimir Poutine, sa candidature est en outre soutenue par le Front de Gauche de Serguei Oudalstov, fraîchement sorti de prison. Sera également présent le vieux leader du Parti Libéral Démocrate, Vladimir Jirinovski, ultra-nationaliste qui avait connu son heure de gloire grâce à d’importants succès électoraux durant l’ère Eltsine.

Si ces trois partis forment un triptyque assez traditionnel de la politique russe, certains visages sont plus neufs : c’est le cas de Ksenia Sobtchak, une jeune femme ayant fait fortune à la chute de l’Union soviétique et surnommée “la Paris Hilton russe” en raison de sa richesse et de ses liens avec l’univers de la télé-réalité. Notons par ailleurs que la candidature d’Aleksey Navalny, opposant « anti-corruption » à Vladimir Poutine, n’a pas pu être validée en raison de ses condamnations judiciaires. Il est également accusé d’antisémitisme ainsi que d’entretenir des liens troubles avec l’extrême-droite. Navalny accuse quant à lui Ksenia Sobtchak d’être une marionnette du pouvoir chargée d’incarner une caricature de candidate libérale…

“Poutine a recréé un clivage ancien en Russie entre conservateurs, orthodoxes et nationalistes d’un côté, libéraux politiques et économiques de l’autre.”

La stratégie politique de Vladimir Poutine – qui, cela est presque certain, sera réélu – mérite d’être analysée. Poutine a recréé un clivage ancien en Russie entre conservateurs, orthodoxes et nationalistes d’un côté, libéraux politiques et économiques de l’autre. Vladimir Poutine entretient des liens très forts avec l’Église orthodoxe russe, porte-étendard des valeurs nationales aux yeux du Kremlin, orthodoxie qu’il conjugue volontiers avec l’expression d’une forme de nostalgie pour l’Union soviétique, encore très forte en Russie. Bien que cette alliance des valeurs-ennemies d’hier puisse sembler incongrue, elle témoigne de la volonté de Poutine de s’inscrire dans la continuité de l’Histoire russe. Histoire russe qui est en grande partie marquée par l’hostilité à l’égard de « l’Occident », d’abord pour ses valeurs libérales et révolutionnaires du temps des Tsars, ensuite pour son économie de marché à l’ère soviétique.

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Ksenia Sobtchak | ©Evgeniy Isaev

 

“Le choix des citoyens de la Fédération de  Russie, dans la conception poutinienne, serait celui-ci : l’autoritarisme, l’oligarchie ou le chaos.”

Cette volonté d’incarner l’Histoire russe trouve ses racines dans le traumatisme de la crise des années 1990.  Suite à la chute de l’Union soviétique, la Russie s’est retrouvée dans une situation d’effondrement généralisé à tous les niveaux. Le vieux système soviétique a laissé la place à une Russie gangrenée par la misère, le chômage, la délinquance et la corruption. Une Russie qui semblait en plus affaiblie dans le concert des nations ; en témoigne le soutien timide apporté par l’administration Eltsine à son allié serbe pendant les conflits d’ex-Yougoslavie et du Kosovo.  Poutine, par son autoritarisme, réussit le tour de force d’incarner le retour d’une Russie forte, dans l’esprit des Russes. Il le fait en réhabilitant l’Union soviétique et ses symboles, en prônant un soft power basé sur le conservatisme et le nationalisme. L’incarnation de ces valeurs s’accompagne d’une pratique du pouvoir de plus en plus personnelle. Les années 90 servent d’épouvantail selon le principe : « Poutine ou le chaos ». Les candidats libéraux incarnent, dans l’imaginaire poutinien, le retour des oligarques au pouvoir. Les candidats communistes et ultra-nationalistes incarnent eux aussi une importante source d’instabilité : entre les positions chocs de Jirinovski (qui propose d’étendre l’emprise de la Russie sur l’ensemble des anciennes républiques soviétiques) et la volonté de « restaliniser la Russie » portée par le KPRF (Parti Communiste de la Fédération de Russie), le choix des citoyens de la Fédération de  Russie – dans le récit poutinien – serait celui-ci : l’autoritarisme, l’oligarchie ou le chaos.  

“Pour contrebalancer l’influence de la Chine, la Russie veut intégrer ses alliés européens dans l’Union européenne (la Serbie et le Monténégro notamment) afin qu’ils servent de courroie de transmission aux intérêts moscovites”

Poutine sait bien qu’il s’agit ici d’une mise en scène politicienne. La Russie ne peut se contenter d’un projet impérial, eurasiste et conservateur.  Son économie basée sur le parc énergétique gazier ne peut se permettre de se couper de l’économie européenne, à l’heure où la Chine affiche ses ambitions commerciales au grand jour et multiplie les échanges avec l’Union européenne. Les ambitions chinoises se manifestent sous la forme d’une « nouvelle route de la soie » reliant la Chine à l’Union européenne et passant par l’Asie centrale, ère d’influence russe dans l’esprit de Poutine. Une opposition trop ferme aux intérêts de l’UE conduirait la Russie à abandonner son ère d’influence à la Chine, ruinant par la même occasion le projet eurasien de coopération entre la Russie et les puissances régionales d’Asie centrale. Ce jeu d’échecs permet de comprendre pourquoi la Russie veut voir intégrer ses alliés européens dans l’Union européenne (la Serbie et le Monténégro notamment) : leur fonction est de servir de courroie de transmission aux intérêts moscovites.

Ces élections démontrent que la situation russe est loin d’être aussi binaire que la stratégie politique de Poutine voudrait le laisser penser. D’un côté, Vladimir Poutine se porte garant des valeurs russes en opposition à l’Occident libéral, de l’autre il ne peut se passer de l’Union européenne de crainte d’une concurrence trop rude avec la Chine, puissance émergente dont l’économie connaît une croissance bien plus importante que celle de la Fédération de Russie. Ces élections sont celles d’une grande puissance qui a besoin d’affirmer son soft power mais qui se retrouve concurrencée par des alliés importants.

 

Crédits photos : http://en.kremlin.ru/events/president/news/51716