JDD, Europe 1, CNews… Derrière la croisade médiatique de Bolloré, la défense d’un empire fossile et néo-colonial

Le Vent Se Lève - Bolloré Le Vent Se Lève
© Éd. Joseph Édouard pour LVSL

L’arrivée de Geoffroy Lejeune au JDD et l’agenda réactionnaire qu’il est en train d’y déployer ont inquiété une partie du monde politique français cet été, de la gauche au centre-droit. Si les méthodes brutales et l’ultra-conservatisme de Vincent Bolloré focalisent l’attention, on oublie souvent que sa préférence pour l’extrême-droite découle largement des intérêts de son groupe, bâti autour des énergies fossiles et de la Françafrique. La montée en puissance d’autres milliardaires représentant ces secteurs, comme Rodolphe Saadé ou Daniel Krétinsky, fait peser le risque d’un basculement plus large du monde médiatique vers l’extrême-droite. Article de la New Left Review par Théo Bourgeron, traduit par Alexandra Knez et édité par William Bouchardon.

Que signifie le rachat du Journal du Dimanche (JDD) par le milliardaire d’extrême droite Vincent Bolloré ? Pour commencer, revenons sur le rôle que ce journal joue dans le champ politique français. Fondé en 1948, le Journal du Dimanche est un hebdomadaire relativement confidentiel (135 000 numéros par semaine, contre 500 000 ventes quotidiennes pour Le Monde). Cependant, il est devenu au fil des ans une institution médiatique, une sorte de gazette gouvernementale officieuse lue par la plupart des journalistes, des hommes politiques et des chefs d’entreprise français. Et que les gouvernements de centre-droit et de centre-gauche successifs utilisent pour annoncer de nouveaux projets de loi et fixer l’agenda politique. Le JDD se caractérise par sa position invariablement pro-gouvernementale. Le penchant affirmé de sa rédaction pour le centre-droit l’a rendu compatible avec la plupart des gouvernements français depuis sa création. En période de gouvernement socialiste, il s’aligne sans problème sur l’aile droite du PS. Politiques et journalistes eux-mêmes plaisantent souvent sur le rôle que le journal joue dans la politique française. Libération le qualifie ainsi de « Pravda de Macron », tandis que des memes circulent sur Twitter avec les unes du journal, sur lesquelles figurent invariablement, chaque semaine, la photo d’un ministre. Une gazette officieuse du gouvernement : voici donc ce qu’était le JDD jusqu’à cet été. 

Un mécanisme bien rodé

Toutefois, ce statut d’importance n’a pas protégé la rédaction du journal. Depuis quelques années, le milliardaire breton avait patiemment construit une participation majoritaire dans Lagardère, le groupe de presse propriétaire du Journal du Dimanche. Au début de l’été, il juge le moment venu de dévoiler ses intentions. Le 23 juin, il nomme rédacteur en chef du journal un représentant notoire de l’extrême droite, Geoffroy Lejeune. Celui-ci arrive de Valeurs actuelles, un magazine où il a été impliqué dans d’innombrables affaires. Il a notamment fait l’objet d’une enquête pour incitation à la haine raciale, après avoir appuyé la publication d’un « documentaire-fiction » abject présentant la députée Danielle Obono comme une esclave vendue en Afrique. Il a également publié une couverture antisémite présentant George Soros comme un « le financier mondial » qui « complote contre la France ». Un profil inacceptable pour l’équipe éditoriale mainstream du Journal du Dimanche. Ironie du sort, après avoir obstinément ignoré pendant des mois les grèves contre la réforme des retraites d’Emmanuel Macron, 96% des journalistes du JDD votent une grève illimitée, empêchant la parution du journal pendant plusieurs semaines.

Pour Vincent Bolloré, cette prise de contrôle relève de la routine. Au cours des dix dernières années, il a mené de nombreuses acquisitions dans les secteurs des médias et de l’édition, appliquant chaque fois la même stratégie. On sait comment il avait racheté le groupe de télévision Canal + en 2014. L’un de ses principaux actifs était la chaîne d’information en continu de centre-gauche I-Télé. Après avoir racheté le groupe, Vincent Bolloré avait décidé d’en licencier les dirigeants et de nommer ses acolytes, déclenchant une longue grève. Celle-ci s’était conclue quelques semaines plus tard avec le départ de la plupart des journalistes d’I-Télé. Bolloré avait alors embauché une nouvelle équipe et rebaptisé la chaîne CNews, la positionnant délibérément à l’extrême-droite en « Fox News à la française ». Un coup réédité de manière similaire avec la station de radio Europe 1. Il est désormais en pourparlers pour racheter le groupe Hachette, plus grande maison d’édition d’Europe, qui possède un large éventail d’activités, notamment dans le domaine des manuels scolaires.

Un empire bâti sur le colonialisme et les énergies fossiles

Douzième fortune de France avec un patrimoine net de 11,1 milliards d’euros, Vincent Bolloré a longtemps été considéré comme un homme d’affaires moderne. C’est en important des techniques financières sophistiquées des États-Unis qu’il a développé son empire. Adepte du « capitalisme sans capital », il a importé dans le  capitalisme familial français la technique du rachat d’entreprise par effet de levier (LBO, leverage buy out, ndlr) des années 1980, rebaptisée « poulies bretonnes », du nom de sa région d’origine. Son penchant pour l’innovation financière lui vaut alors les surnoms de « Petit Prince du cash-flow » et de « Mozart de la finance » dans la presse économique française. 

Cependant, l’innovation financière ne doit pas masquer l’ancrage traditionnel du milliardaire. Sa fortune s’est essentiellement construite sur des secteurs anciens et en déclin, dans lequel le milliardaire investit à contre-courant de l’histoire. L’entreprise en difficulté qu’il a héritée de son père, OCB, était spécialisée dans le papier à cigarettes. Après l’avoir vendue, il s’est consacré aux actifs post-coloniaux, en particulier les infrastructures portuaires africaines et les plantations, devenant ainsi une figure de la Françafrique. Il possède plus de  200 000 hectares de plantations dans des pays tels que le Cameroun, le Nigeria et la Côte d’Ivoire. Jusqu’à récemment, Bolloré Africa Logistics possédait également des infrastructures portuaires dans la plupart des pays d’Afrique de l’Ouest, du Sénégal au Congo. En parallèle, il a également acquis des actifs dans le domaine des énergies fossiles, notamment des dépôts pétroliers en France et en Suisse

Vincent Bolloré incarne parfaitement le capitalisme familial à la française. À l’occasion du bicentenaire de la société Bolloré, il a même posé en costume de velours traditionnel breton devant l’église de son village avec ses fils, affirmant que ces derniers devaient désormais planifier les deux cents prochaines années. Il prône des valeurs ouvertement réactionnaires, multipliant les déclarations d’attachement à une société catholique, patriarcale et autoritaire. 

Après la prise de contrôle du JDD par Vincent Bolloré, de nombreuses voix se sont indignées. Des représentants de la gauche et du centre-droit ont exprimé leur crainte – fondée – que cette série de prises de contrôle de médias par un milliardaire d’extrême droite ne fasse basculer l’équilibre du débat politique français. Un groupe de 400 personnalités, parmi lesquelles des journalistes, des acteurs, des syndicalistes et d’anciens ministres, ont publié une tribune contre la nomination de Geoffroy Lejeune dans le Journal du Dimanche. D’autres tribunes ont également dénoncé la « toute-puissance » de Vincent Bolloré, engagé dans une « croisade pour l’Occident chrétien », croisade qui aurait pour origine le « terreau favorable » constitué par le capitalisme familial conservateur dont il est l’émanation.

La rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme » ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré.

Cependant, une bonne partie de ces critiques manque la signification réelle de ces rachats médiatiques. Elles ont tendance à se concentrer sur les opinions d’extrême droite de Vincent Bolloré, faisant de ces investissements successifs le caprice d’un milliardaire vieillissant, en perte de vitesse et aux opinions réactionnaires. Or, Vincent Bolloré est bien plus que cela. D’abord, il n’est pas un milliardaire des médias. Il représente au contraire deux secteurs puissants du capitalisme français, les secteurs des énergies fossiles et de la Françafrique. Quant à la rhétorique paranoïaque et réactionnaire propagée quotidiennement par ses médias, du grand remplacement à la « dictature verte » en passant par le « wokisme », elle ne résulte pas seulement des lubies du milliardaire. Elle fait au contraire partie intégrante du modèle économique de Vincent Bolloré. La domination raciale est une composante importante des activités du groupe Bolloré en Afrique. La criminalisation des mouvements écologiques et sociaux est nécessaire pour la poursuite de ses activités dans le secteur pétrolier français. Enfin, son empire industriel repose étroitement sur la domination patriarcale depuis ses débuts, transmis qu’il est de père en fils et d’oncle en neveu depuis six générations

Une nouvelle génération de milliardaires de la presse

D’autant que Vincent Bolloré n’est pas seul. D’autres milliardaires issus des secteurs similaires sont également très actifs dans l’achat de médias français. Le Monde, très réputé, a été en partie acheté en 2018 par le milliardaire tchèque Daniel Kretinsky, qui a amassé sa fortune dans le secteur des mines de charbon et des centrales électriques. Daniel Kretinsky possède également plusieurs autres journaux, dont Elle, Marianne et Franc-Tireur et est en train de racheter à Vincent Bolloré le deuxième groupe d’édition français, Editis. (Les autorités de la concurrence européennes contraignent en effet Vincent Bolloré à céder Editis pour avoir le droit d’acquérir Hachette.) La compagnie CMA-CGM, géante marseillaise du transport maritime, est l’une des premières actrices de la logistique en Afrique et est en passe d’acquérir une partie des activités logistiques de Vincent Bolloré pour près de 5 milliards d’euros. Dans un parallèle troublant, CMA-CGM vient elle aussi de prendre le contrôle du journal économique La Tribune, après avoir déjà racheté La Provence. Le groupe contrôlé par le milliardaire Rodolphe Saadé prévoit également de lancer un concurrent au Journal du Dimanche dans les prochains mois. Alors que les groupes de presse français étaient historiquement contrôlés par des milliardaires des secteurs du luxe, de la défense et des télécommunications, il semble qu’ils soient de plus en plus rachetés par des milliardaires de la Françafrique et des énergies fossiles. 

Comment comprendre cette évolution ? Tout d’abord, ces secteurs ont connu une croissance extraordinaire au cours des dernières années. Si les combustibles fossiles et les business de la Françafrique sont parfois considérés comme des vestiges du passé, ils restent financièrement lucratifs. En 2022, CMA-CGM a atteint le record historique du plus grand bénéfice jamais réalisé par une entreprise française, avec 23 milliards d’euros de profit en un an seulement. Les activités liées aux énergies fossiles de Daniel Kretinsky sont également florissantes. Entre 2020 et 2022, grâce à la crise énergétique, le chiffre d’affaires de son groupe (EPH) est passé de 8,5 milliards d’euros à 37,1 milliards d’euros, et son bénéfice de 1,2 milliard d’euros à 3,8 milliards d’euros. Le bénéfice du Groupe Bolloré pour 2022 semble plus modeste (3,4 milliards d’euros), mais il constitue également un record pour le groupe et la somme est énorme par rapport à sa capitalisation de 16 milliards d’euros. En d’autres termes, c’est d’abord la montée en puissance financière de ces secteurs qui leur permet d’investir l’espace médiatique et politique.

Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

Deuxième explication, ces secteurs ont aussi d’impérieuses raisons d’intensifier leur lutte politique. Malgré leur succès financier, ils se trouvent confrontés à de nouvelles menaces. Du côté des actifs africains par exemple, l’influence post-coloniale de la France semble aujourd’hui contestée. À la suite des coups d’État, souvent soutenus par la Russie, au Mali, au Burkina Faso, en Guinée et au Niger, le système politico-économique qui permettait aux milliardaires de la Françafrique d’extraire des richesse du continent est sérieusement remis en question. D’autant que la politique africaine d’Emmanuel Macron s’est quelque peu démarquée de celle de ses prédécesseurs, adoptant une position anti-interventionniste, laissant s’effondrer des régimes amis et autorisant la justice française à enquêter sur des affaires de corruption liées à la Françafrique. Dans ces conditions, qui défendra les ports et les plantations africaines de Vincent Bolloré ? Ou les activités logistiques de CMA-CGM sur le continent ? Du côté des énergies fossiles, la politique d’Emmanuel Macron n’a rien de révolutionnaire, mais elle s’est tout de même alignée sur les proposition de la Commission européenne visant à interdire les voitures ayant un moteur à combustion d’ici 2035, les objectifs relativement ambitieux de « zéro émissions nettes » et la diminution des exonérations fiscales aux énergies fossiles. Là encore, qui défendra les dépôts de carburant de Vincent Bolloré et les centrales à charbon de Daniel Kretinsky ? Les milliardaires qui investissent aujourd’hui dans la presse française sont ici réactionnaires au sens premier du terme : en soutenant l’extrême-droite, ils réagissent à des transformations politiques qui menacent leur capacité à accumuler à long terme.

L’ambiguïté d’Emmanuel Macron

L’aspect le plus curieux de cette histoire reste la position ambiguë d’Emmanuel Macron. Après le début de la grève au journal, Emmanuel Macron s’est bien gardé de critiquer Vincent Bolloré. La Première ministre Elisabeth Borne a ainsi expliqué qu’il s’agissait d’une question « délicate » et que le gouvernement « n’avait pas à s’immiscer dans la gestion des médias ». Rompant les rangs, le ministre de l’éducation nationale, Pap Ndiaye, a malgré tout déclaré quelques jours plus tard qu’il était « inquiet » au sujet du rachat, étant donné comment Vincent Bolloré avait transformé les autres médias qu’il avait rachetés en médias « d’extrême droite ». Dans les jours suivant l’interview de Pap Ndiaye, les chaînes d’information de Vincent Bolloré se sont déchaînées contre lui, dénonçant sans rougir une tentative de limiter la liberté d’expression. Quelques semaines plus tard, à l’occasion d’un remaniement gouvernemental, Pap Ndiaye est limogé et affecté à un obscur poste d’ambassadeur auprès du Conseil de l’Europe.

D’autres détails étonnent. Après quarante jours de mobilisation, les journalistes du Journal du Dimanche ont fini par abandonner la grève. Le dimanche suivant, un nouveau numéro du JDD est publié. Dans la grande tradition des casseurs de grève d’extrême droite, il avait été rédigé en secret par une autre équipe de journalistes recrutés chez CNews, Minute et Valeurs actuelles. À la surprise générale, le numéro comprend une interview d’une ministre de Macron : la secrétaire d’État à la ville, Sabrina Agresti-Roubache. Critiquée pour avoir semblé approuver la prise de contrôle par Vincent Bolloré, celle-ci se défend en expliquant qu’elle avait accordé l’interview à la nouvelle équipe du Journal du Dimanche pour défendre « Charlie Hebdo » et la « liberté d’expression », sous-entendant bizarrement que les journalistes auraient entravé la liberté de la presse par leur grève.

L’ambivalence d’Emmanuel Macron à l’égard du milliardaire d’extrême droite est-elle si surprenante ? Après tout, les médias contrôlés par des milliardaires ont joué un rôle important dans ses campagnes électorales de 2017 et de 2022. Malgré les récentes manœuvres hostiles de Vincent Bolloré, le contrôle des grands médias par des milliardaires est l’une des clés de voûte des néolibéraux représentés par Emmanuel Macron. En outre, depuis qu’il a perdu sa majorité parlementaire en 2022, le Président de la République cultive une ambiguïté stratégique à l’égard de l’extrême droite, condamnant et adoptant alternativement ses idées en fonction des humeurs des instituts de sondage. Il est encore trop tôt pour savoir dans quelle mesure ces empires capitalistes et le centre-droit macroniste finiront par coopérer ou s’opposer. Ce que l’on sait déjà, c’est l’objectif que ces capitalistes poursuivent : un glissement vers l’extrême droite de la politique française. Qu’il s’agisse de Marine Le Pen ou d’un Emmanuel Macron 2.0, version Viktor Orbán, peu importe. Ils veulent protéger leurs intérêts économiques et ils ont les moyens de le faire.

NDLR : Face à la concentration croissante des médias entre les mains de milliardaires, Le Vent Se lève a réuni l’an dernier plusieurs journalistes spécialistes du sujet pour évoquer des pistes de solution face au pouvoir de l’argent sur la presse. Une conférence à retrouver ci-dessous :

SERGE HALIMI : LA LÂCHETÉ DES JOURNALISTES FACE À LA PERSÉCUTION D’ASSANGE

© LHB pour LVSL

Les journalistes défendent-ils une liberté d’expression à géométrie variable ? Pour Serge Halimi, la corporation journalistique rechigne à apporter un véritable soutien à Julian Assange, enfermé depuis quatre ans dans la prison de haute sécurité de Belmarsh. Si d’ordinaire elle s’enflamme pour dénoncer les atteintes à la liberté de la presse, son indignation s’arrête aux frontières du pouvoir géopolitique américain. Le 31 mai 2023 à Paris, Le Vent Se Lève et le Comité de soutien Assange organisaient une conférence intitulée « Julian Assange : la mauvaise conscience de l’Occident ». Y sont intervenus Stella Assange, épouse et ancienne avocate de Julian Assange, Rony Brauman, médecin humanitaire et ex-président de Médecins sans frontières, Arnaud Le Gall, député LFI-Nupes spécialiste des questions internationales, Serge Halimi, journaliste au Monde diplomatique, et Cédric Villani, mathématicien et ancien député.

Jacques Trentesaux : « L’information est un bien commun »

Jacques Trentesaux est rédacteur en chef de Mediacités, un média d’investigation à l’échelle locale, qui depuis sept ans propose articles et enquêtes dans quatre villes (Lille, Lyon, Nantes et Toulouse). Ce média résume son projet sous la forme d’un triptyque : enquêter, expliquer, participer. Il revient pour LVSL sur le rôle démocratique de l’indépendance de la presse dans un climat de défiance relative des citoyens à l’égard des médias et des élus.

Le Vent Se Lève – Sur votre site, on peut lire que Mediacités est une « entreprise de presse à haute intensité démocratique ». Par quels moyens votre media participe-t-il à la restauration du débat public ?  

Jacques Trentesaux – Pour qu’il puisse y avoir un débat public, il faut que les conditions soient réunies. Si, dans l’absolu, on constate aujourd’hui un appauvrissement de ce côté-là, c’est sans doute dû en premier lieu à la manière dont les informations circulent. Le débat prenait auparavant la forme de réunions publiques. Désormais, tout se passe sur internet, qui n’est pas un lieu propice à l’instauration d’un débat démocratique : les réseaux sociaux créent des invectives et favorisent l’anathèmes au détriment de la discussion. Mais en dehors de tous ces biais favorisés par les GAFAM et dont je n’ai pas besoin de vous parler, il y a par ailleurs un mouvement de déni, ou de détournement démocratique, qui se caractérise par un désintérêt croissant du public pour la chose publique, et ce pour plusieurs raisons. 

Tout d’abord, la chose publique est quelque chose de complexe : nous vivons dans des sociétés très sophistiquées, et le ticket d’entrée pour pouvoir débattre, pour s’estimer légitime de parler, est élevé. Ajouter à cela le fait que les citoyens ne se sentent plus représentés, et ils ont raison parce qu’il y a un problème de représentativité des hommes et des femmes politiques. Mais cette défiance à l’égard de la chose publique rencontre également des raisons qui sont moins bonnes, à savoir le fait qu’aujourd’hui, on ne voit pas trop l’intérêt de réfléchir ensemble. On constate une sorte de repli des individus sur eux-mêmes. C’est ce qu’on a pu appeler « l’individuation des sociétés ». 

À Mediacités nous essayons d’aller à rebours de ce constat, grâce à une approche qui est très journalistique, au sens classique du terme. Pour nous, l’information est un bien commun qui peut être vecteur de débat, parce qu’en partageant l’information, on élève le niveau global de connaissance. En donnant accès, de la manière la plus objective possible, à un large public des informations sans biais idéologique, on concourt et favorise le débat public. 

« La démocratie en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. »

Notre approche est celle du journalisme non partisan mais engagé. « Engagé » au regard de notre professionnalisme, de notre connaissance du terrain et des domaines où nous estimons qu’il nous est possible de pousser pour que les choses avancent. La démocratie, en tant que tel est un chantier sur lequel nous avons travaillé. Notamment à la faveur d’un manifeste pour une démocratie locale réelle, dans lequel nous formulons des propositions pour améliorer les processus démocratiques. 

Nous allons ainsi un peu plus loin que le journalisme classique parce que nous faisons des propositions, sans pour autant défendre une position qui serait biaisée, idéologiquement parlant. C’est-à-dire que nos opinions n’apparaissent pas, sauf exceptions sur certains dossiers, comme la démocratie locale. 

Nous misons ainsi sur la dimension participative du journalisme d’investigation local. Nous essayons de favoriser le débat public en donnant la bonne information, et en travaillant avec notre public sur des sujets d’enquête. L’objectif étant d’être plus pertinent, de peser plus fort, et aussi bien sûr d’impliquer nos lecteurs. Nous avons par exemple mené il y a un peu plus d’un an une belle opération sur la gentrification, au cours de laquelle nous proposions à nos lecteurs de nous faire part des thèmes qu’ils aimeraient voir traiter dans nos articles. Partant du constat que les métropoles et les centres-villes dans lesquels nous étions présents s’embourgeoisent, il nous semblait intéressant de consulter nos lecteurs sur ce qu’ils avaient envie de connaître sur le thème. Nous n’avons pas été plus directifs que cela, afin de voir ce qui remontait. Nous avons eu 350 contributions. Certains nous livraient leur témoignage sur l’évolution du quartier, d’autres nous demandaient de définir le sens de ce terme, de comparer la situation française avec d’autres métropoles internationales. D’autres encore nous interrogeaient sur les moyens de lutter contre la gentrification, ou encore quelles étaient les raisons de ce type de phénomène.  

« On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance. »

À partir de ces retours, nous avons bâti un programme éditorial, qui comprenait plusieurs enquêtes agrémentées de prises de positions, de témoignages, et nous avons bouclé la boucle en organisant des ateliers débats. Chaque événement comprenait une quarantaine de personnes environ, que nous avons réparti par table, chacune animée par une ou deux personnes qui en savaient un peu plus sur le sujet. Nous avons également organisé des conférences plus classiques, notamment au moment des municipales. Nous avons enfin des accords avec des cinémas d’art et essai qui projettent des films qui font échos à nos enquêtes. Toutes ces initiatives font de Mediacités un acteur à part entière du débat démocratique – ce qui est l’une des missions que doit remplir la presse. 

LVSL – En dehors des articles de presse, on trouve sur votre site des contenus – le projet Radar, le manifeste pour une démocratie locale réelle et ses 25 propositions etc. – qui visent à rendre publiques et à clarifier pour les contribuables le contenu des documents (procès-verbaux, promesses électorales) produits par les conseils municipaux. Y-a-t-il, dans le prolongement, une promesse des médias numériques sur cette question, un enjeu « d’éditorialisation » de l’information politique à l’échelon locale ? Pour ainsi ré-ancrer les décisions et promesses dans la vie quotidienne des contribuables ?

J. T. – Il y a un enjeu énorme en matière de démocratie locale dont nous parlons trop peu. On dit toujours que Emmanuel Macron est un président jupitérien, mais moi je dis tranquillement, qu’il y a des dizaines de milliers de maires qui sont des Macron en puissance parce qu’ils concentrent énormément de pouvoir. Or la démocratie c’est le fait de donner le pouvoir au peuple, c’est du collectif. C’est donc aussi du contre-pouvoir. 

« La fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. »

L’outil radar est par exemple un merveilleux outil de contrôle des promesses électorales. Beaucoup de gens disent que les politiques ne tiennent jamais leurs promesses, qu’ils ne font que ce qu’ils veulent et qu’ils nous prennent pour les dindons de la farce. Nous les prenons au mot : nous avons numérisé l’ensemble des promesses des candidats aux municipales, nous la consignons et demandons à nos lecteurs de nous alerter lorsqu’une promesse qui les concerne particulièrement a évolué en bien ou en mal. La logique est celle d’une ré-application citoyenne autour de projets. Nous sommes là au cœur du processus démocratique. 

LVSL – Alors que les maires sont régulièrement qualifiés élus « les plus appréciés » des Français, est-ce que vous pensez qu’il y a un mal de démocratie à l’échelon local, qu’il est difficile pour les citoyens de percevoir les enjeux qui s’y jouent ? L’importante abstention des dernières élections en serait-elle le symptôme ?  

J.T – J’aimerais revenir sur l’idée selon laquelle « les maires sont les élus les plus appréciés de l’opinion publique ». C’est quelque chose qui est toujours vrai mais qui l’est moins qu’autrefois. Je vais vous donner deux chiffres pour que vous compreniez bien ce qui se passe : il y a à peu près une vingtaine d’années, un sondage a été publié qui montrait qu’il y avait plus de 80% des gens qui étaient capables de citer le nom de leurs maires (sondage de l’AMF, de l’association des maires de France). Nous avons refait ce sondage récemment et le pourcentage était diminué de 20 points. Cela veut dire que le lien s’effiloche entre les maires et les citoyens. Certes le maire reste plus apprécié que les hommes et femmes politiques parce que c’est un élu de proximité. Mais la fraction de la population qui apprécie son maire est en réalité de plus en plus restreinte, étant donné que, pour beaucoup, nous ne savons même pas de qui il s’agit. Comment peut-on apprécier son maire si on ne le connait pas ? Cela permet de relativiser les choses.

Pour l’abstention du dernier scrutin municipal, le Covid-19 n’explique évidemment pas tout. Et il suffit de regarder les différents scores des municipales au fil du temps pour constater que la participation diminue scrutin après scrutin. Le détournement démocratique que l’on observe au niveau national touche aussi le local et c’est fort de ces convictions que nous avons réfléchi aux raisons de ces dysfonctionnements. 

« Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous allons éclairer le public sur les excès du capitalisme. »

Ce qui nous a marqué, en premier lieu, c’est le défaut de transparence. Même en développant l’open source, il reste très compliqué de trouver des données publiques. Soit parce qu’elles sont cachées, soit parce qu’il faut au préalable les extraire de tableurs pour les rendre accessibles. Il faut aussi reconnaître un défaut dans le processus d’élaboration des décisions publiques. Pour beaucoup, ces décisions sont prises sans que les citoyens soient consultés ou qu’ils puissent contribuer. Ce qui est intéressant, c’est que la faute n’incombe pas totalement aux élus, qui ont pu se montrer déçus en constant l’absence de participation citoyenne. Finalement, chacun se renvoie un peu la responsabilité : les citoyens sont inactifs, passifs mais considèrent aussi qu’ils ne sont pas assez partis prenantes des décisions qui sont prises. Il faut donc sortir de cette opposition en trouvant les moyens d’une démocratie contributive, en réfléchissant à de nouveaux processus d’élaboration des décisions publiques : nous avons vu apparaître le RIC au moment des Gilets Jaunes et il y a eu la convention citoyenne pour le climat. 

LVSL – Dans un article du 10 juillet 2020 sur l’usine Cargill Haubourdin, vous montrez comment les désengagements et réductions d’activités menées par des fonds d’investissement ont conduit à un plan de restructuration qui a permis le licenciement de plus de la moitié des employés de l’usine, dans l’indifférence générale. L’usine fournit pourtant des dérivés d’amidon aux industries alimentaires et pharmaceutiques. Les secteurs qui devaient répondre présents pendant la crise du Covid-19. Face à un tel constat, que peut le journalisme d’investigation ? Ou plus précisément, à quel point ce type d’article sur des conflits locaux pèse-t-il contre les intérêts des actionnaires ? Y compris lorsque le conflit social ne peut acquérir qu’un retentissement national limité ?  

J.T – C’est une question très difficile. Ce n’est parce que nous avons du mal à mesurer l’impact de nos enquêtes qu’il n’y en a pas. Pourquoi je peux être aussi catégorique ? Parce que nous sommes dans une société où l’image compte énormément, notamment dans le secteur économique. Je suis donc persuadé qu’un article qui démonte un dispositif négatif, comme l’action néfaste de fonds de pension, a un impact. Est-ce qu’on va arrêter le processus de destruction des emplois via des fonds d’investissement qui cherchent la spéculation à tout crin ? Nous n’y parviendrons pas tout seul. Mais nous pouvons éclairer le public sur les excès du capitalisme. 

« Nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information. »

Cargill est une multinationale du secteur agro-alimentaire, spécialisée dans la production et la transformation d’amidon et qui fait plusieurs milliards de dollars de chiffre d’affaire avec une centaine de sites dans le monde. Haubourdin n’est donc qu’un point sur une carte. Nous avons décrit dans notre enquête comment l’entreprise a été progressivement détruite : par des mutations de chefs, par une perte de mémoire du site et par des prises de décisions qui ont été sorties du lieu pour remonter soit à Paris, soit à Chicago. Le dossier est très particulier parce qu’en période de Covid, et après avoir été menacé, l’usine a été jugée hautement stratégique et les salariés ont même obtenu une prime pour continuer de travailler en période de confinement. Puis le cours de l’histoire a repris comme si rien ne s’était passé. L’enquête met bien en valeur le cynisme des dirigeants. En faisant ce travail, nous avons décrit un univers, celui de l’usine, dans lequel beaucoup de nos lecteurs n’ont jamais mis les pieds. 

LVSL – Parmi les initiatives pour reprendre contrôle sur l’information, on peut notamment citer celle de l’économiste Julia Cagé, avec « Un bout des médias ». Dans un article consacré à ce sujet, vous semblez avoir un avis mitigé sur cette démarche : « Cette initiative va-t-elle sauver la presse ? Non, bien sûr. Car les sommes récoltées n’y suffiront pas et que rien ne changera vraiment sans une refonte en profondeur d’un système d’aide à la presse obsolète et inique. Toutefois, son grand mérite est de faire naître dans l’esprit du public l’idée que la presse doit s’extraire d’une logique purement capitalistique : que l’information est un bien commun ; que les journaux poursuivent une mission d’intérêt général ; et, donc, que leur propriété doit revêtir une dimension populaire. » Êtes-vous optimiste quant à à l’avenir de la presse indépendante ? À l’heure où comme vous le soulignez dans ce même article, seulement 23 % des citoyens français accordent leur confiance aux journaux ? Pourriez-vous nous en dire plus sur « cette refonte en profondeur du système d’aide à la presse » ?

J.T – La période de l’immédiat après-guerre est très intéressante au regard de l’histoire de la presse en France. C’est un moment où il est décidé de refonder la société sur d’autres bases : on crée la sécurité sociale, on renforce le système des retraites. Du côté du secteur de la presse, un épineuse question se pose : comment réguler un secteur qui a collaboré avec l’ennemi ? En effet, la plupart des journaux voire la quasi-totalité des journaux avaient été collaborateurs. La solution a consisté à mettre des résistants à la tête des journaux et – parce que nous ne vendons pas des savonnettes mais de l’information – certains parlementaires ont proposé de sortir d’un système capitalisme classique. Il a été décidé du maintien d’un secteur marchand tempéré par des aides publiques importantes. C’est de là que sont nées les aides à la presse. Aides à la presse qui n’ont cessé de croître pour représenter 10% des chiffres d’affaires de la presse. 

Nous sommes donc les dépositaires de cet héritage, d’un système marchand hautement subventionné. Toutes aides confondues – aides directe et indirecte – les aides à la presse –représentent entre 800 millions et un milliard d’euros par an. C’est colossal. Je ne suis pas certain que le public sache aujourd’hui qu’une partie de ses impôts est rétribuée à des entreprises de presse.

Depuis, ce système sous forme de prime est devenu une véritable usine à gaz, valorisant les insiders, ceux qui sont déjà dans le coup et savent défendre leur bout de gras. Ce qui conduit aujourd’hui à des aberrations, avec des journaux très lucratifs, qui sont aussi les plus subventionnés. Télérama reçoit énormément d’aide à la presse en raison des aides au portage postal, alors que c’est un des rares journaux qui gagne encore beaucoup d’argent. Pendant longtemps, l’Express, qui était détenu par le milliardaire Patrick Draghi recevait des centaines de millions d’aide à la presse, alors que de petits sites comme celui du Vent Se Lève, ou Médiacités cherchent de l’argent partout. 

Bref, notre système est opaque, obsolète, et on pourrait très bien envisager, comme le fait d’ailleurs Julia Cagé de donner la possibilité à tout un chacun d’user de bons pour la presse, à sa guise. Chacun aurait un droit de tirage, proportionné au montant global des aides accordées à la presse par le nombre de citoyens et chacun aurait la possibilité de choisir où placer cet argent. Les citoyens français auraient ainsi la possibilité de flécher cette aide sur les médias qu’ils suivent. Ce système serait beaucoup plus démocratique, beaucoup plus sain. 

En dehors de ce chantier de refonte des aides à la presse, il y a aussi ce que porte Julia Cagé, qui est – il faut l’avouer – un peu seule dans son combat. Julia Cagé défend une utopie de réinvestissement, de reconquête citoyenne des médias par le capital. Tout un chacun pourrait donc monter pour un prix modique, dans le capital des médias afin de participer à la vie des médias et de participer à la vie d’un média. C’est donc une très belle idée ! Beaucoup d’entreprises disposent aujourd’hui d’administrateurs salariés, et il suffit d’avoir une part – même faible de salariés au capital pour les faire peser sur la stratégie des entreprises. 

Parallèlement à cette initiative d’un bout du monde, on a donc vu fleurir des fonds de dotation. Des fondations avec un système plus simple de fonctionnement, nourries par l’épargne populaire et qui ont pour but de soutenir l’activité de médias indépendants, au pluriel. Un peu sur le modèle de la fondation de recherche de la lutte contre le cancer mais cette fois pour la presse. Mediapart a créé son fonds, le fonds pour la presse libre. Libération va changer de statut pour être adossé à un fonds pour la presse indépendante. Le Monde réfléchit également à transférer les actions détenues par des privés au sein d’un fonds de dotation. 

Une mutation se fait donc sentir et si c’est le cas, nous nous rapprocherons de ce qui existe parfois à l’étranger, comme par exemple en Angleterre avec le Scotland Trust, qui porte l’activité du Guardian. Mais il faudrait également regarder du côté de l’Allemagne où certains groupes sont détenus par des fondations.

Contrairement aux choix qui a été fait dans l’immédiat après-guerre, il s’agirait de ainsi de revenir sur un mode de fonctionnement qui ne serait plus public ou parapublic mais coopératif. C’est intéressant parce que la presse est dans la situation que vous savez en raison de l’érosion des recettes publicitaires mais aussi de la défiance croissante des publics qui pose le problème de l’offre éditoriale. C’est quelque chose qu’on ne dit pas assez. Seul 23% des Français ont confiance dans la presse, la considérant comme connivente, superficielle ou excessive. 

C’est pourquoi on a lancé Mediacités. Nous voulons une presse différente dont l’offre, la proposition éditoriale soit différente et à même de reconquérir un public qui s’est détourné de la presse. Ce qui passe par des actions participatives, des financements et des modes financements différents. Avec Mediacités, nous avons bâti un mode de gouvernance reposant sur une société des amis qui réunit des sociétaires, de petits copropriétaires et une société d’exploitation qui réunit une quarantaine d’actionnaires. En cumul cela fait plus de 110 actionnaires qui donnent à Mediacités une dimension plus citoyenne et démocratique, à même de regagner la confiance perdue du public envers sa presse. 

NDLR : Entretien réalisé à l’automne 2020.

Le roi, la religion, le Sahara : les trois lignes rouges de la presse marocaine

Mohammed VI, Roi du Maroc

Les médias citoyens figurent parmi les outils par lesquels les mobilisations sociales et politiques du soulèvement démocratique ont commencé en 2011. La réponse de l’État a évolué au travers de nouvelles formes de censure et de surveillance. Alors que les ONG internationales dénoncent la censure de la presse, les institutions marocaines tentent d’afficher par contraste l’image d’une presse libre, qui accepte la critique du pouvoir. Une image que les chancelleries occidentales, en bons termes avec le Maroc, n’ont pas peu fait pour diffuser. Pourtant, trois lignes rouges restreignent la liberté de parole des journalistes : le roi, l’Islam et le Sahara demeurent trois sujets qu’il est impossible de critiquer sans encourir une sanctions ou pressions.

L’histoire du contrôle des médias au Maroc a commence avec celle de l’indépendance de 1956. Cette période se caractérisait par un examen en amont des publications et une répression violente, dont le visage fut Driss Basri, l’exécutant des basses œuvres de Hassan II. Le journalisme était alors synonyme d’engagement politique, et les seuls journaux privés qui existaient possédaient des liens étroits avec les mouvements de gauche radicale, comme Anwal (journal du mouvement du 23 mars : organisation marxiste-léniniste) ou Al Moharir-l’émancipateur (journal de l’UNFP).

Passation de pouvoir entre Driss Basri et Abdelatif Filali, évincé du ministère de l’Information au profit du ministre de l’Intérieur en 1985.
© Archive Maâninou

Par la suite, le paysage médiatique s’est ouvert à deux occasions : pendant les premières années du gouvernement d’alternance1, puis à partir des années 2000, avec l’émergence de sites d’information en ligne. Quelques réformes ont contribué à élargir l’espace disponible pour une expression critique sans nécessairement garantir l’impunité de celui qui l’exprimait. Ce que l’on appelle communément dans le Royaume les « lignes rouges » – c’est à dire le Roi, le Sahara et l’Islam – limitent, encore aujourd’hui, la liberté de parole des journalistes marocains.

Comment l’État marocain contrôle la presse

L’une des « compétences » des journalistes critiques du pouvoir consiste à savoir jouer avec les lignes rouges. Il existe une importante autocensure, visant à éviter des sanctions telles que l’amende, le retrait de la carte de journaliste, l’emprisonnement – ou l’exil à l’étranger, pour y échapper.

 “La monarchie marocaine ne peut faire l’objet d’un débat, même à travers un sondage.”

Le crime de lèse-majesté constitue la première de ces lignes rouges. Il est monnaie courante au Maroc : il s’est manifesté en 2009 lors de l’interdiction des hebdomadaires francophones et arabophones Telquel et Nichane, fondés par Ahmed Reda Benchemsi. Cette interdiction est intervenue après la publication d’un sondage sur le règne de Mohammed VI, réalisé conjointement avec le quotidien français Le Monde. Le ministre de la Communication de l’époque, Khalid Naciri, avait expliqué à l’AFP que « la monarchie marocaine ne peut faire l’objet d’un débat, même à travers un sondage»2. Quelques jours après, la police a détruit 50 000 exemplaires de chaque journal sur ordre du ministre de l’Intérieur. Le même Ahmed Reda Benchemsi, directeur de Telquel et Nichane, fut accusé en 2007 d’ « atteinte à la sacralité de la personne du Roi »3 pour avoir écrit un éditorial critique sur un discours du Roi, paru sous le titre de « Où nous emmènes-tu, mon frère ? » (« Fin ghadi bia khouya ? » en arabe).

La Une de TelQuel interdite au Maroc © Ahmed Benchemsi

En septembre 2013, le rédacteur en chef de la version arabe du site d’information Lakome, Ali Anouzla, fut arrêté pour avoir simplement posté un lien vers le blog d’un journaliste du quotidien espagnol El País. Ce dernier contenait à son tour un lien vers une vidéo dans laquelle Al-Qaida au Maghreb islamique (AQMI) menaçait le Maroc. Un mois plus tôt, Anouzla avait révélé la libération par une « grâce royale » d’un pédophile espagnol, ce qui avait déclenché un mouvement de colère très important dans le pays4. Amnesty International, Reporters sans Frontières et Human Rights Watch dénoncèrent cette arrestation motivée par des raisons qui ont principalement à voir avec la ligne éditoriale indépendante de Lakome. Ali Anouzla et Aboubakr Jamai ont également réalisé en 2010 une série d’articles et d’enquêtes qui ont exposé la corruption au sein de l’État marocain et critiqué le pouvoir en place ainsi que la façon dont il a traité les grandes questions depuis la fondation de leur site d’information.

La deuxième ligne rouge est liée à la première. Elle se réfère à l’Islam, la religion dominante du Maroc, incarnée par le roi en tant que « commandeur des croyants » et descendant du prophète. C’est aussi l’image du Maroc dans le monde musulman qui doit être préservée. Le cas le plus symbolique est « l’affaire Nichane »5. En 2006, l’hebdomadaire, seul à être publié en arabe dialectal marocain (Darija), a produit une enquête intitulée : « Comment les Marocains se moquent de la religion, du sexe et de la politique ? ». Ce document a valu à deux journalistes d’être condamné à 3 ans de prison avec sursis et à une amende commune de 80 000 dirhams (environ 7 220 euros) par le tribunal correctionnel de Casablanca.

La troisième ligne rouge concerne l’intégrité territoriale, principalement la défense du Sahara (sur laquelle il existe au Maroc un vrai consensus nationale sur sa marocanité). En 2000, le magazine d’information francophone Le Journal, qui était alors imprimé en France pour garantir la qualité de l’impression, fut saisi à l’aéroport de Marrakech pour avoir publié une interview de l’ancien chef du Front séparatiste du Polisario, Mohammed Abdelaziz6. En 2010, le régime a provoqué la liquidation judiciaire du périodique. Des huissiers de justice ont mis sous scellés les locaux en réclamant 4,5 millions de dirhams (environ 450 000 euros) au titre de créances dues en particulier à la Caisse de sécurité sociale pour la période 1997-2003.

Dernière Une du Journal hebdomadaire avant sa liquidation judiciaire © Amine Abdellaoui

Le « Makhzen économique » : le sujet le plus tabou au Maroc

Ndlr : par Makhzen, la population marocaine désigne l’État et ses agents.

En vérité, le journal n’a pas été censuré pour l’interview avec l’ancien chef du Polisario : l’hebdomadaire fut victime de sa marque de fabrique qui est l’économie politique. Celle-ci a scellé le destin du journal et prononcé le divorce du journal avec le pouvoir. L’hebdomadaire « pointe les dérives de la gouvernance économique du nouveau pouvoir », exposant des affaires bancaires et financières, concernant des entreprises dans lesquelles le roi est actionnaire. Il souligne au passage divers dysfonctionnements (délits d’initié ou conflits d’intérêt par exemple). En somme, le journal pointait du doigt les magouilles de conseillers économiques chargés de gérer la fortune royale, notamment le secrétaire particulier chargé des affaires du roi, Mounir Majidi, qui est directement visé par les enquêtes de l’hebdomadaire. Des Unes aussi fortes que « Monarchie et affaires : dangereux mariage », « L’alaouisation de l’économie », « Très riche roi des pauvres » ont fini par agacer le Roi et ses conseillers.

Une du journal Hebdomadaire © Amine Abdellaoui

Selon un rapport de diplomates américains ayant fait l’objet d’une fuite, publié par Wikileaks en 2010, l’ambassade des États-Unis à Rabat a signalé à Washington, dans un câble diplomatique confidentiel, que « la corruption est répandue à tous les niveaux de la société marocaine ». Le même rapport souligne que l’ONA-SNI (aujourd’hui Al Mada) – entreprise appartenant à la famille royale – utilise les institutions de l’État pour « contraindre et solliciter des pots-de-vin » dans plusieurs secteurs économiques du pays7.

Bien que le régime de Rabat soit souvent critiqué par des ONG internationales sur ses violations des droits de l’homme, il profite de rapports privilégiés avec la majorité des pays de l’Union européenne et avec les États Unis

L’implication du roi dans les affaires est un sujet brûlant au Maroc, mais les discussions publiques à ce sujet sont sensibles. Le 22 juin, Amnesty International a publié un rapport affirmant que les autorités avaient utilisé le logiciel espion NSO pour cibler le téléphone du journaliste Omar Radi de janvier 2019 à janvier 20208. Ce dernier est un journaliste qui s’intéresse à l’économie politique et mène des enquêtes sur l’économie de rente, la corruption, la spoliation des terres ou la proximité entre le Palais et les affairistes. À partir du 26 juin, la police judiciaire, la gendarmerie et les procureurs ont convoqué M. Radi pour 12 séances d’interrogatoire de six à neuf heures chacune concernant de multiples accusations, notamment l’apport de services d’espionnage à des entreprises, organisations et gouvernements étrangers.

Le 29 juillet, la police a arrêté M. Radi pour « attentat à la pudeur avec violence, viol, réception de fonds étrangers dans le but de porter atteinte à la sécurité intérieure de l’État et établissement de contacts avec des agents de pays étrangers pour nuire à la situation diplomatique du pays » 12 . Selon HRW13, pas moins de 136 articles attaquant Omar Radi, sa famille et ses défenseurs ont été diffusés sur les sites d’information marocains Chouf TV, Barlamane et Le360, réputés proches des services de renseignements marocains, dans leurs versions arabe et française. L’association dénonce des « poursuites apparemment truquées » contre le journaliste, notamment celle d’agression sexuelle. L’ONG Reporters sans frontières (RSF) a dénoncé 14 « l’instrumentalisation de la justice en vue de faire une nouvelle fois les voix qui dérangent », en constatant que « l’unique témoin de l’affaire de viol présumée intentée contre Omar Radi est maintenant accusé de participation à l’attentat à la pudeur d’une femme avec violence et de participation au viol ».

Dernière conférence d’Omar Radi avant son arrestation © Omar Radi

De nombreuses associations de droits humains marocains et de féministes dont l’association marocaine des droits humains (AMDH) et Khmissa11 condamnent également l’instrumentalisation d’affaires de mœurs afin de réduire au silence les voix critiques en se fondant sur la répétition d’affaires similaires. Ces cinq dernières années, au moins trois autres journalistes indépendants ont été condamnés pour des affaires de mœurs en plus de Souleïmane Raïssouni et Hajar Raïssouni, du quotidien arabophone Akhbar El Youm.

Les causes de cette offensive

Dans un entretien avec l’ex-directeur du Journal Hebdomadaire et de Lakome Aboubakr Jamai, celui-ci nous confie : « le régime marocain a failli dans ses politiques sociales, désormais sa pérennité tient seulement à sa capacité à réduire et faire taire les contestations sociales. Le chômage des jeunes en milieu urbain n’a cessé d’empirer au Maroc, or ce dernier est un paramètre clé dans les pays arabo-musulmans qui ont connu les vagues de protestations du printemps arabe, ce qu’il veut dire qu’il y aurait certainement d’autres vagues de contestation. Le régime le sait et ne veut pas payer le prix politique pour développer ses institutions sous-développées et au lieu de s’attaquer à la cause des contestations, il préfère s’attaquer à ceux qui peuvent mener cette contestation, autrement à la jonction entre le peuple et son élite par un effet de démonstration en sur-réprimant les voix critiques ». La cour d’appel de Casablanca avait condamné Nasser Zefzafi et les leaders du Hirak du Rif à 20 ans de prison.

Bien que le régime de Rabat soit souvent critiqué par des ONG internationales sur ses violations des droits de l’homme, il profite de rapports privilégiés avec la majorité des pays de l’Union européenne et avec les États Unis d’Amérique car « le Maroc se prévaut de son excellence dans la lutte anti-terroriste et fait de la coopération sécuritaire le nerf de sa diplomatie. Par conséquent, ses alliés font une analyse coût bénéfice et se montrent peu regardant sur la question des droits humains ce qui met le régime marocain dans une situation de confort en rendant un service tellement important à ses partenaires européens et américains qui préfèrent ne pas l’aliéner. Sans oublier que le Maroc a réussi à obtenir un autre totem d’immunité auprès des élites américaines après la normalisation des relations avec Israël car l’éthique de la politique américaine a un angle mort : Israël » a déclaré Aboubakr Jamai dans un entretien.

“Le Maroc a réussi à obtenir un autre totem d’immunité auprès des élites américaines après la normalisation des relations avec Israël car l’éthique de la politique américaine a un angle mort : Israël.”

Aboubakr Jamaï, journaliste d’investigation marocain exilé en France. © photo DR

Les relations entre Israël et le Maroc influencent beaucoup la position des États Unis d’Amérique quant aux violations de droits humains commises par le Maroc. Plus généralement, les pays de la région du MENA qui ont accepté d’être les amis d’Israël en adhérant aux accords d’Abraham ont obtenu des avantages diplomatiques. Le Maroc a ainsi obtenu la reconnaissance de la marocanité du Sahara. Et même si le président Biden et M. Blinken désapprouvent la diplomatie transactionnelle de M. Trump, ils se méfieront également de tout recul par rapport à Israël. Ce dernier est en effet le plus solide allié des États-Unis au Moyen-Orient et exerce une influence politique considérable sur les électeurs évangéliques et juifs américains. Danny Danon, ex-ambassadeur d’Israël aux Nations unies a déclaré : « le président élu Biden essaiera de poursuivre sur sa lancée qui est bénéfique pour les États-Unis, pour les alliés des États-Unis. Je pense que c’est la bonne chose à faire ».

Lire sur LVSL l’article de Mehdi Laghrari : « Normalisation des relations entre Israël et le Maroc : décryptage d’un accord aux retombées multiples pour Rabat »

Pendant près de 60 ans Maroc et Israël ont collaboré étroitement sur des questions militaires et de renseignement, pour des assassinats d’opposants10. En 1965, Hassan II autorise le Mossad à placer des micros dans les salles de réunion du sommet de la ligue arabe, ce qui a permis à Israël de vaincre les armées de la Jordanie, de l’Égypte et de la Syrie lors de la guerre des Six-jours en 1967. Selon Ronen Bergman, journaliste d’investigation et analyste militaire pour le Yedioth Ahronoth, deux mois plus tard, le Maroc exigea qu’Israël lui rende la pareille en l’aidant à enlever et assassiner Mehdi Ben Barka, le leader socialiste et tiersmondiste en exil à Paris. À ce jour, l’affaire Ben Barka n’a toujours pas été résolue et les assassins demeurent inconnus. En 2020, selon Amnesty International, le puissant logiciel d’espionnage Pegasus développé par la société israélienne de cybersécurité NSO Group a été utilisé par le gouvernement marocain pour espionner le journaliste Omar Radi.

Il n’y a pas que les relations avec Israël. Le Center for Responsive Politics (CRP), un centre d’étude et organisme à but non lucratif basé à Washington qui retrace l’utilisation de l’argent en politique, indique que le Maroc a dépensé près de 15 millions de dollars de 2015 à 20209 en lobbying. Selon Howard Marlowe, président de la Ligue américaine des lobbyistes, le Maroc a dépensé ces millions de dollars afin d’obtenir plusieurs faveurs politico-diplomatiques.

Total des montants dépensés par le gouvernement marocain ( en bleu ) pour des lobbyistes américains ©CRP 

Désormais, le Palais dicte la démarche à suivre dans le pays sans opposition réelle. En outre, l’expérience de l’alternance menée par le socialiste Al Youssoufi qui a permis l’association d’une partie de la gauche à la gestion des affaires gouvernementales, a porté un coup fatal à l’ensemble des formations de la gauche marocaine. Celles qui refusaient de participer au gouvernement en 1997 à savoir l’OADP (aujourd’hui PSU) et le PADS n’ont pas été épargnées. Elles forment aujourd’hui la fédération de la gauche démocratique.

Le recours à la stratégie du « pluralisme contrôlé » et au « contrôle électoral », ont également fourni au régime un antidote contre toute influence significative de l’opposition sur la scène électorale. Tout en maintenant les structures partisanes établies durant l’époque coloniale, le Makhzen a su mettre en place les conditions propices à la création de formations politiques loyalistes. Cela a favorisé les divergences entre les différentes composantes de l’opposition – notamment la gauche militante marocaine. Les difficultés à surmonter ces ruptures continuent d’accentuer les divisions au sein des rangs de la gauche militante et contribuent au repli de l’opposition marocaine.

Sources :

1. Par l’alternance, il faut entendre le gouvernement d’alternance consensuelle dirigé par Abderrahmane Youssoufi. Cet avocat, militant des droits de l’homme, dirigeant alors de l’Union socialiste des forces populaires (USFP), ancien opposant au roi Hassan II a été appelé par le palais pour mener, un an avant la mort du roi le 23 juillet 1999, les réformes politiques, économiques et sociales nécessaires à la « démocratisation » du royaume d’une part, et pour permettre d’autre part une autre alternance, royale cette fois avec la montée sur le trône du prince héritier.

2. https://www.lemonde.fr/afrique/article/2009/08/03/maroc-le-sondage-interdit_1225217_3212.html

3.https://rsf.org/fr/actualites/le-proces-dahmed-reda-benchemsi-reporte-sine-die-par-la-justice-marocaine

4.https://www.courrierinternational.com/article/2013/09/23/ali-anouzla-un-journaliste-trop-libre-toujours-en-prison

5.https://www.liberation.fr/planete/2007/01/16/maroc-on-peut-se-moquer-de-l-islam_82016/

6.https://www.liberation.fr/planete/2000/04/18/maroc-un-avertissement-a-la-presse-rabat-a-interdit-le-journal-au-pretexte-qu-il-ferait-le-jeu-du-po_322270/

7.https://www.lemonde.fr/documents-wikileaks/article/2010/12/10/wikileaks-au-maroc-la-corruption-s-institutionnalise-et-n-epargne-pas-le-palais-royal_1451996_1446239.html

8.https://www.amnesty.org/fr/latest/news/2020/06/nso-spyware-used-against-moroccan-journalist/

9.https://www.opensecrets.org/fara/countries/93?cycle=2016

10.https://www.haaretz.com/israel-news/.premium.HIGHLIGHT-assassination-bribes-smuggling-jews-inside-mossad-s-secret-alliance-with-morocco-1.9372580

11.https://www.hrw.org/fr/news/2021/04/06/liberez-omar-radi-et-garantissez-un-proces-equitable

12.https://www.hrw.org/fr/news/2020/09/21/maroc-un-journaliste-critique-poursuivi-pour-espionnage

13.https://www.hrw.org/sites/default/files/report_pdf/morocco0517_web.pdf

14.https://rsf.org/fr/actualites/maroc-les-chiffres-qui-prouvent-le-harcelement-judiciaire-contre-omar-radi

Après 100 jours, pourquoi Biden impressionne la presse française

© LVSL

« Un nouveau Roosevelt ». La presse française s’émerveille devant Joe Biden, ses plans de relance chiffrés en milliers de milliards et ses propositions de hausse d’impôts sur les multinationales et les plus riches. Le centriste se voit repeint en progressiste, par contraste avec des dirigeants européens embarrassés par son volontarisme. Comment expliquer un tel décalage avec sa campagne, qui suggérait une politique plus conformiste ? Faut-il y voir un manque d’objectivité de la presse ou un véritable revirement de Joe Biden ? Par Politicoboy.

Pour son numéro du 22 avril 2021, l’Obs s’est fendu d’une couverture pour le moins audacieuse. La photo de Joe Biden est accompagnée d’une double affirmation :  « Le nouveau Roosevelt – comment Biden enterre l’ultralibéralisme ». À en croire l’hebdomadaire de centre gauche, le président américain aurait « rompu avec tous les dogmes économiques dominants ». L’éditorial va encore plus loin, en affirmant (à tort) qu’Oncle Joe aurait déjà « augmenté les impôts des plus riches et ceux des entreprises ». L’Obs n’est pas le seul média hexagonal atteint d’une poussée de Bidenmania. Le 12 avril, Libération titre « Biden, un nouveau Roosevelt pour l’Amérique ? » et répond par l’affirmative en évoquant « un parfum de révolution à Washington ». Les correspondants du Monde multiplient également les chroniques sur ce thème. « Biden mène une révolution économique » et se situerait quelque part entre Roosevelt (FDR) et Lyndon B. Johnson, l’autre grand président démocrate du XXe siècle qui avait mis en place les régimes d’assurances maladie publiques Medicare et Medicaid et fait de la lutte contre la pauvreté le cœur de son projet de Great Society. Pour justifier cette comparaison audacieuse, l’Obs cite le principal intéressé, qui « a placé un portrait de FDR dans son bureau » et « revendique son héritage »  tandis que Le Monde nous explique que Biden « aime à se comparer » à Roosevelt. La presse française serait-elle devenue la porte-parole de la Maison-Blanche ?

La politique conduite par Joe Biden au cours de ses cent premiers jours ne suffit pas à expliquer cet enthousiasme débordant. L’omniprésence de la comparaison avec l’emblématique Franklin Delano Roosevelt (FDR), l’architecte du New Deal, pose avant tout la question de l’atlantisme satisfait de la presse française et de l’impartialité des médias Américains.

Biden repeint en nouveau FDR : la genèse d’un récit médiatique 

L’élection de Donald Trump a accéléré la polarisation des médias américains en deux camps distincts, pour des raisons essentiellement économiques détaillées par l’enquête de Serge Halimi et Pierre Rimbert [1]. De la même manière que Fox News préfère adopter une ligne partisane destinée à fidéliser un public précis, la presse démocrate a perdu l’essentiel de sa distance vis-à-vis du parti pour lequel vote 93% de son lectorat. 

Les journalistes de cet establishment semblent avoir des difficultés à adopter une position critique face à la nouvelle administration. CNN et MSNBC remplissent souvent le rôle de télévision d’État que Fox News assurait sous Donald Trump. La presse écrite tend à leur emboîter le pas.

Le terrain médiatique était donc fertile pour permettre l’éclosion d’un narratif élogieux, largement suggéré par les équipes de Joe Biden, selon lequel le président démocrate serait un nouveau FDR. Le 1er avril 2021, CNN s’interroge très sérieusement : « Biden va-t-il se faire une place aux côtés de FDR et LBJ ? ». Le Washington Post semble pencher pour la première option, tout comme la radio publique NPRle New YorkerUSA Today et la majorité de la presse de centre gauche. Le New York Times propose « Quatre façons d’expliquer la radicalité de Joe Biden » après avoir vanté « Des débuts qui font échos à FDR » et expliqué « comment l’héritier de FDR transforme le pays ».

Cet engouement pour les politiques inspirées du New Deal peut sembler paradoxal, puisque cette même presse attaquait sans relâche Bernie Sanders douze mois auparavant, lorsque le socialiste semblait capable de remporter la primaire démocrate sur un programme directement inspiré de FDR et revendiqué comme tel. À l’époque, ce nouveau New Deal était taxé d’irréaliste, voire pire. CNN avait comparé Sanders au coronavirus et MSNBC à Adolphe Hitler. Les choses ont évolué rapidement une fois le socialiste hors course.

L’idée selon laquelle Biden sera « le président le plus progressiste depuis FDR » (Vox) a commencé à émerger dès l’abandon de Sanders, dans ce qui s’apparente à un effort coordonné pour convaincre les électeurs progressistes de se rallier derrière le vice-président d’Obama. Les équipes de campagne de ce dernier seraient à l’origine de la comparaison avec Roosevelt, comme le détaille Time Magazine en octobre 2020. 

Le modèle économique des médias américains explique leur perméabilité au récit professé par les équipes de Joe Biden. Or, la presse française de centre gauche et ses correspondants semblent largement influencés par leurs confrères d’outre-Atlantique. D’autant plus que le contexte se prête à un tel narratif : le départ de Donald Trump a provoqué une baisse drastique de l’audimat et Biden n’est pas un personnage particulièrement exaltant. Le repeindre en Roosevelt permettrait d’améliorer les ventes. Son action politique justifie-t-elle cette comparaison maximaliste ?

Joe Biden : une rupture incomplète avec le néolibéralisme

En matière de politique étrangère et migratoire, Joe Biden s’inscrit dans la continuité de Donald Trump. Ce qui n’est pas sans provoquer la furie de son aile gauche. Sur l’économie et le social, à l’inverse, la rupture semble manifeste. Même les journalistes les plus sceptiques n’ont pu s’empêcher d’exprimer leur surprise lorsque la Maison-Blanche a annoncé souhaiter augmenter l’impôt sur les revenus du capital. Avant cela, la hausse du taux d’imposition des sociétés (qui passerait de 21% sous Trump à 28%, après être resté à 35% sous Obama) et le projet d’un impôt plancher pour les profits réalisés à l’étranger par les entreprises américaines ont été décrits comme un changement de paradigme. Le journaliste économique Romaric Godin parle de « rupture avec la révolution reaganienne » et de remise en cause incomplète du néolibéralisme.

Les hausses d’impôts doivent financer un vaste plan d’investissement dans les infrastructures, terme utilisé par les démocrates pour désigner à la fois les ponts, routes, aéroports, chemins de fer, canalisation et réseau électrique, mais également l’internet haut débit et des choses encore moins « physiques », tel que la recherche publique et l’accompagnement des seniors. La loi Pro act, qui doit renforcer drastiquement le pouvoir des syndicats, s’inscrit dans ce vaste projet. D’un certain point de vue, Biden cherche à renouer avec le capitalisme fordien des trente glorieuses, ou du moins sa version sociale-démocrate. Il s’agit de redonner à l’État un rôle important et aux syndicats le pouvoir d’arracher des compromis au patronat. Une approche que d’aucuns jugeront quelque peu anachronique, mais qui contraste avec l’obsession austéritaire de l’Union européenne et s’accompagne d’un plan climat ambitieux.  

Bien que jugé largement insuffisant par l’aile gauche démocrate, il représente le projet écologique le plus abouti jamais proposé par un gouvernement. Le rôle de l’État y est pleinement assumé, tandis que les lubies sur les taxes carbone ont été abandonnées. Un choix délibéré, guidé par la réalité politique et l’efficacité pratique, selon le chef du Conseil économique de Biden, Brian Deese. 

On compte ainsi 215 milliards de dollars pour la rénovation thermique des bâtiments, 175 milliards pour l’électrification du transport routier, 160 milliards pour le développement du ferroviaire et des transports publics, 100 milliards pour la modernisation du réseau électrique et les subventions aux énergies renouvelables, 16 milliards pour colmater les puits de gaz et de pétroles responsables de fuites de méthane – un gaz à l’effet de serre trente fois plus important que le CO2 – et 10 milliards pour la restauration des forêts. S’inspirant du Green New Deal portée par Alexandria Ocasio-Cortez et Ed Markey, le projet met l’accent sur l’aide aux populations défavorisées. 

En ajoutant la perspective d’une potentielle annulation partielle de la dette étudiante et un nouveau plan de 1 800 milliards pour investir dans la protection sociale, les services publics et l’éducation (The American Family plan), on comprend que Biden surprenne positivement. Noam Chomsky résumait ainsi « en matière de politique intérieure, Biden fait mieux que ce qu’on pouvait attendre ». Sans pour autant parler de révolution.

Le plan d’infrastructure de 2.2 trillions reste « modeste » (1 % de PIB par an, 2,5 fois moins que Roosevelt). L’American Family Plan ne fait que mettre en place, à un niveau de prestation inférieur, ce qui est considéré comme des acquis sociaux en Europe, à savoir les congés maternité, les arrêts maladie, la gratuité de la maternelle et de l’éducation supérieure publique, l’accès aux soins pour ne citer que ces exemples. 

La Théorie moderne de la monnaieinvoquée pour payer le plan Covid de 1 900 milliards voté en mars, a été rapidement mise de côté. Les deux prochains projets devront être financés par des hausses d’impôts et non par l’emprunt. Et avec une majorité particulièrement courte au Congrès, rien ne permet d’assurer que Joe Biden parviendra à atteindre ses objectifs. Après avoir abandonné la revalorisation du salaire minimum fédéral promise à Bernie Sanders [2], la Maison-Blanche semble avoir déjà renoncé à une partie de la hausse d’impôt sur les entreprises. Pire, le New York Times s’est récemment fendu d’un éditorial au vitriol pour dénoncer les efforts d’une trentaine de parlementaires démocrates qui exigent le rétablissement d’une niche fiscale pour les ultras-riches en préalable à toute négociation sur le plan d’investissement dans les infrastructures. Une position que le quotidien dénonce comme « politiquement et économiquement indéfendable ». 

Avant de revendiquer l’héritage de ces illustres prédécesseurs, Joe Biden va devoir faire adopter ses plans aux Congrès, dont les membres les plus influents prennent leurs ordres auprès du patronat. [3]

Pour l’instant, Biden procède avec pragmatisme en s’attaquant d’abord aux problématiques les plus consensuels. Son premier succès, le plan de relance Covid, ne lui a pas été inspiré par FDR, mais par Donald Trump. Le milliardaire avait fait voter un projet similaire en avril 2020, et un second volet en décembre. Le changement de paradigme s’est opéré au cours de la dernière année de présidence de Trump, comme le souligne Seth Ackermann, directeur de la publication du site socialiste Jacobin

De même, le plan d’investissement dans les infrastructures est un thème vieux comme le monde, porté par Barack Obama et Donald Trump. Il a le soutien du monde syndical, de l’US Chamber of Commerce et de la National Association of Manufacturers, l’équivalent américain du Medef. Sans les dysfonctionnements politiciens du Congrès et le manque d’habileté de Trump, ce projet soutenu par une majorité écrasante de la population aurait déjà été voté. L’American Family Plan de 1 800 milliards représentera un test plus périlleux, et brille déjà par son souci de préserver les intérêts du capital. 

Biden « refuse d’engager un bras de fer avec le monde des affaires et deux industries de poids : Big pharma et les assurances maladies privées ». (Politico)

En effet, Biden arbitre de nouveau en faveur de son aile droite. L’impôt sur la fortune de Warren et Sanders n’a pas été retenu pour le financer. Au lieu d’abaisser l’âge d’éligibilité à Medicare à 55 ans – ou même 60 ans, conformément à sa promesse de campagne – Biden souhaite renforcer les subventions d’Obamacare. Pour les néophytes, il s’agit d’un point de détail. Mais dans les faits, la première option permettrait d’étendre à 40 millions de personnes l’assurance maladie publique gratuite mise au point par Lyndon B. Johnson, alors que la seconde vise à verser 200 milliards de dollars de subventions aux assurances privées pour abaisser le coût de la couverture santé Obamacare, sans toucher aux franchises exorbitantes. 

La proposition de loi visant à permettre aux assurances publiques Medicare et Medicaid de négocier les prix des médicaments avec les entreprises pharmaceutiques, qui doit permettre de baisser drastiquement les coûts, a également été ajournée. Elle constituait pourtant une promesse centrale de campagne portée par la majorité démocrate au Congrès. 

Comme le note le site Politico, pourtant peu critique envers l’administration démocrate, Biden « refuse d’engager un bras de fer avec le monde des affaires et deux industries de poids : Big pharma et les assurances maladies privées ». Il continue de protéger leurs profits en maintenant les brevets sur les vaccins et en s’opposant à la nationalisation partielle du marché de l’assurance maladie. Après la crise des surprimes, Obama avait refusé de réformer Wall Street en profondeur. Face au coronavirus, Biden préserve un modèle de santé privé pourtant décrié pour ses multiples dysfonctionnements. 

Un virage à gauche qui s’explique politiquement et structurellement

Si Biden ne « rompt pas avec tous les dogmes économiques dominant » comme l’estime l’Obs, il surprend néanmoins par son volontarisme et une certaine rupture – entamée sous Donald Trump – avec l’obsession du libre-échange, l’austérité budgétaire et le recul de l’État. Joe Biden n’a pas connu une forme d’épiphanie pour autant. Ce revirement s’explique par différents facteurs structurels.

Le rapport de force exercé par la gauche démocrate contribue au tournant pris par Joe Biden

Sur le plan personnel, l’ancien vice-président d’Obama s’est toujours situé au barycentre du Parti démocrate. En fin politicien, il est capable de sentir lorsque le vent tourne, et d’adapter son positionnement en conséquence. Or, le Parti démocrate bascule de plus en plus vers la gauche, sous l’effet de plusieurs facteurs. Le plus évident demeure les deux campagnes de Bernie Sanders aux primaires démocrates et l’élection d’un groupe d’élus issus de la gauche radicale au Congrès, dont Alexandria Occasion-Cortez, Ilan Omar et Rachida Tlaib incarnent le fer de lance. Les efforts des différentes organisations citoyennes et groupes militants – on pense en particulier au Sunrise Movement et à Black Lives Matter, ont également porté leurs fruits. Plus largement, l’émergence d’une production intellectuelle abondante, y compris dans le champ économique, a permis d’accompagner ce revirement. Des livres comme Le capital au XXIe siècle de Thomas Piketty font désormais référence dans les colonnes du New York Times et du Washington Post. L’émergence de nouveaux think tanks et d’un écosystème médiatique plus indépendant et progressiste (de Vox à Jacobin) contribue à alimenter le débat et influencer les décideurs. Comme l’explique le politologue et statisticien David Shor, les conseillers et administrateurs du Parti démocrate sont de manière tendancielle plus à gauche que les élus et davantage en phase avec l’aile militante. Le résultat s’observe à travers l’administration Biden : bien que ses membres soient issus de l’establishment et souvent plus ou moins directement compromis par des intérêts financiers [4], ils restent idéologiquement influencés par leur milieu social, lui-même plus réceptif aux idées avancées par la sphère militante du parti.

C’est ce qui ressort de l’interview du New York Times de Brian Deese, directeur du Conseil économique de Biden. Le contraste avec Larry Summers, qui occupait ce poste sous Obama et exerçait une influence considérable sur le Parti démocrate, est saisissant. Deese cite le réchauffement climatique comme principal élément ayant modifié la manière de penser des membres de l’administration Biden. La montée en puissance de la Chine expliquerait également la nouvelle importance accordée par Washington aux investissements publics dans les infrastructures, l’éducation et la recherche.

Brian Deese évoque aussi l’épidémie de coronavirus, qui a exposé la vulnérabilité des États-Unis aux chaînes de production globalisées et a révélé les importantes carences du système de santé américain. La prise d’assaut du Capitole par les militants de Donald Trump et la percée électorale de ce dernier auprès des classes moyennes et populaires est un autre facteur expliquant le virage de Joe Biden. Il semblerait que les démocrates aient pris conscience du danger que représenterait une nouvelle présidence conservatrice en 2024 et se soucient davantage du sort des classes populaires qui sont sur le point de les abandonner. L’approche de la Maison-Blanche est ainsi particulièrement pragmatique et politique. Le but est avant tout de reconquérir l’électorat issu de la working class. Là où Obama avait adopté une approche strictement technocratique et jugeait l’importance de promouvoir son action politique ; indigne de lui, Biden s’efforce de mettre en place des mesures concrètes qui impactent sensiblement les électeurs, et d’en assurer la promotion à chaque prise de parole. 

Le but est avant tout de reconquérir l’électorat issu des classes populaires et de la working class. 

Ainsi, les paiements directs aux Américains sous la forme de chèques Covid initiés par Donald Trump sous la pression de l’aile gauche démocrate en 2020 ont été ressortis par Biden. De même, l’approche choisie pour le plan d’investissement pour les infrastructures met l’accent sur l’aide aux seniors (400 milliards) et aux populations les plus touchées économiquement, dont les communautés rurales. Quant au plan de 1 800 milliards pour les familles américaines, il vise à lever un maximum de barrières auxquelles sont confrontées les classes populaires pour se hisser hors de la pauvreté. La capacité de la Fed à financer ses investissements sans véritable limite, du fait de la souveraineté monétaire des États-Unis ainsi que de la prédominance et du caractère exorbitant du dollar, facilite ce tournant idéologique.

Enfin, le progressisme relatif de Biden s’explique par le rapport de force au Congrès, où Bernie Sanders et ses alliés détiennent un pouvoir non négligeable. Par le poids de leurs votes au parlement, mais surtout à travers les voix qu’ils représentent et dont le Parti démocrate ne pourra faire l’économie s’il compte conserver sa majorité. 

L’aile droite détient néanmoins une capacité d’obstruction considérable, qu’une minorité de sénateurs semble déterminée à utiliser. Le décalage entre les annonces et la réalité pourrait être significatif. Biden va devoir arbitrer entre les deux factions de sa coalition et choisir s’il souhaite suivre les pas de LBJ et FDR ou défendre les intérêts des principaux donateurs qui financent le Parti démocrate. Le combat politique pour le Pro act pourrait servir de premier test. Si les syndicats ont clairement indiqué qu’ils retireraient leurs soutiens aux démocrates si ces derniers ne votaient pas ce texte, les milieux d’affaires y sont particulièrement opposés. 

Contrairement aux célèbres cent premiers jours de FDR, les débuts de Joe Biden laissent planer le doute quant à sa détermination. Pour l’instant, il refuse toujours d’user de ses pouvoirs exécutifs avec ambition, préférant privilégier une action mesurée au Congrès. Au risque de voir le processus législatif accoucher d’une souris.

Pour la gauche française, le progressisme relatif de Biden reste un cadeau appréciable. Il permet de déplacer le débat public sur son terrain de prédilection, loin des questions identitaires et sécuritaires imposées par la droite et l’extrême droite. Comparer Joe Biden, qui déclare : « la théorie du ruissellement n’a jamais fonctionné » et revendique une hausse d’impôt sur le capital et les grandes fortunes à Emmanuel Macron et son obsession pour « les premiers de cordée » semble entièrement justifié. À condition de ne pas tomber dans la caricature imposée par les médias américains et les communicants de la Maison-Blanche.  

Notes :

1. Le Monde diplomatique, mars 2021

2. Lire notre article : Le plan de relance Covid-19 de Biden change-t-il la donne ?

3. Lors d’une rencontre par zoom avec les représentants du milieu des affaires d’Arizona, la sénatrice Kyrsten Sinema a explicitement demandé conseil aux dirigeants d’entreprises. La vidéo fuitée, montre l’étendue de la connivence entre sénateurs dits « modérés » et donateurs issus du privé. 

4. Lire notre article : L’administration Biden, le retour du statu quo néolibéral.

Pour un renouveau de la liberté de la presse le jour d’après

https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:Grandville_-_Descente_dans_les_ateliers_de_la_libert%C3%A9_de_la_presse.jpg

La chute brutale des recettes publicitaires touche un certain nombre de médias. Au lieu de subventionner les publicitaires, comme le propose une députée de la majorité, les médias signant cette tribune proposent que cette crise soit l’occasion de poser la question de l’indépendance des médias et du renouveau de la liberté de la presse.

Cette tribune est publiée conjointement par Arrêt sur imagesLà-bas si j’y suisLe MédiaFrustration, LVSL, Next Inpact et Reporterre.


La députée La République en marche (LREM) des Yvelines Aurore Bergé, rapporteuse générale du projet de loi relatif à la communication audiovisuelle, propose la mise en place d’un crédit d’impôt sur les dépenses publicitaires. Cette mesure serait, selon elle, un moyen de soutenir les médias en difficulté.

En tant que médias indépendants, reposant pour leur travail sur les ressources que nous apportent nos lectrices et lecteurs par leurs dons ou par leurs abonnements, nous nous opposons fermement à cette proposition qui, si elle était appliquée, représenterait une distorsion de concurrence inacceptable.

Depuis des années, nous nous battons pour une information libre, et gagnons la confiance croissante d’un public qui comprend que l’indépendance est la garantie d’un vrai débat démocratique. Nous critiquons la presse dominante, qui est massivement détenue par des banques, opérateurs des télécoms, entreprises du luxe et autres entreprises d’armement. Non contente de bénéficier de subventions d’État, qui pouvaient avoir un sens à une époque antérieure, elle continue à se reposer sur la publicité.

Dans la situation extraordinaire que traverse en ce moment le monde, nous pensons qu’il faut que l’univers médiatique saisisse lui aussi la chance d’un renouveau pour ne pas répéter les errements d’un passé qui nous a conduits à la crise actuelle.

Nous proposons donc, plutôt qu’une subvention de plus, des états généraux des médias qui réfléchiront :

  • à l’indépendance des sociétés de journalistes ;
  • à la création d’un fonds de soutien équitable à la presse gérée par une instance indépendante du gouvernement ;
  • à une loi interdisant la possession de plusieurs médias.

Ravi d’être (encore) là !

Pour le mois d’avril, le journal le Ravi sortait un dossier sur le survivalisme. Au sommaire la montée des eaux, la disparition des espèces, les stages de survie… Mais aucun sujet sur une espèce pourtant rodée à la vie en milieu hostile : le salarié du Ravi.


Les 4 P (Presse Pas Pareille Provençale)

Le Ravi, éponyme d’un personnage de la crèche provençale qui a toujours les mains en l’air, est un mensuel de satire et de caricature régional. Malgré une trésorerie restreinte, à l’image de ses 1500 ventes par mois, il assume un pari audacieux : balader son irrévérence uniquement en région PACA, dans laquelle il est diffusé au format papier, et ne pas courir derrière l’actualité.

n°105 © la Tchatche

« On va moins vite, mais on va plus loin et ailleurs », commente le rédacteur en chef Michel Gairaud. Le constat fait par les initiateurs du journal il y a 16 ans était une absence de médiatisation des politiques publiques en Provence. « On avait plein d’infos sur les bras mais aucun canal de diffusion » se rappelle Guillaume Hollard, économiste universitaire. Aujourd’hui l’irréductible Ravi milite encore et toujours en Provence pour une presse pas pareille dans les milieux participatifs, associatifs et institutionnels.

Sa force, c’est son ancrage territorial. C’est donc pour les unes locales qu’il enregistre ses meilleures ventes. L’affichage permet de rappeler le mensuel satirique local au souvenir des habitués des kiosques lorsqu’ils passent récupérer leur presse nationale. Mais impossible d’embaucher un colleur d’affiche à la journée, ou d’en faire à chaque parution l’activité exclusive d’employés déjà bien occupés. Avec un total de 5 temps-pleins et demi, et malgré le dopage au café, difficile d’animer les ateliers d’éducation à la presse, écrire les 24 pages (ou plus), gérer l’administratif, la communication, la diffusion, etc. Comme dans d’autres titres, l’embauche de stagiaires bénévoles permet à peine de souffler.

Le modèle des pigistes : « c’est peut-être plus efficace, […] mais ce n’est pas ce qu’on veut faire »

Mais face au modèle répandu des pigistes, sortes d’intérimaires de rédaction, le choix est fait. « C’est moins cher, c’est plus souple [rire], c’est peut-être plus efficace, […] mais ce n’est pas ce qu’on veut faire. Nous on a toujours créé des postes un peu précaires, mal payés, des contrats aidés et on les a toujours pérennisés » explique le rédacteur en chef. Pas ubérisés, donc, mais pas archaïques non plus. Pour s’adapter à une presse écrite où fleurissent les versions en ligne et où la loi de l’actu fait rage, le mensuel papier travaille sur la refondation de son site Internet. Afin d’éviter par exemple de se faire voler la vedette à quelque jours de la sortie d’une exclu par un site d’info ou un quotidien. Ou d’avoir à compter exclusivement sur des points de vente de plus en plus rares, et où l’affichage libre n’est pas la norme.

Satire à balles réelles

Pour pérenniser une espèce, c’est bien connu, il ne faut pas mettre tous les œufs dans le même panier. Alors afin de ne jamais avoir à compter sur un autre 7 janvier 2015 pour atteindre ses records de ventes, le Ravi s’appuie aussi sur la pub et les subventions publiques. Cela pose des questions : quand l’organisme culturel marseillais La Friche de la Belle de Mai prend de la publicité dans ses pages, le Ravi doit-il s’abstenir de rétorquer qu’elle est la marionnette de la gentrification de l’arrondissement le plus pauvre de France ? Ou encore, faut-il réfléchir à deux fois avant d’attaquer la présidente d’une collectivité locale pourvoyeuse de subventions ? Michel Gairaud le rédacteur en chef est catégorique « Non sinon on est morts ! […] Il faut se discipliner ». L’impertinence aux dépens, si il le faut, de la santé financière.

Exemplaires sur la table de réunion – Youtube “Les coulisses du Ravi” © la Tchatche

D’ailleurs, en 2014, le conseil général des Bouches-du-Rhône cessait de subventionner le Ravi dans le cadre de l’aide aux médias associatifs. Étonnamment, Jean-Noël Guérini, à l’époque président du même conseil général des Bouches-du-Rhône, reprochait aux journalistes « leurs sarcasmes, leurs critiques et leurs attaques ». Interpellé directement sur le sujet, le président du CG13 avait répondu « Je vous propose d’être principal actionnaire de votre journal. […] Avec la liberté absolue ! ». Le satirique local détenu uniquement par une association loi 1901, a dû faire la grimace. Invité récemment à un débat organisé par Libération, Michel Gairaud plaidait alors : « Il y a un lien direct entre à qui appartiennent les journaux et ce que l’on lit dedans, c’est évident ! ».

Enfin, en PACA, quand les journalistes titillent les élus sur leurs casseroles, certains sont surpris. Au point de vouloir savoir « qui [les] paye pour écrire ça ! », en rigole l’économiste Guillaume Hollard. Les plus susceptibles répondent par des attaques judiciaires en diffamation, pour assécher financièrement les curieux. Après une multitude de procès-bâillon depuis 2003, le Ravi va bientôt inaugurer sa première cassation pour avoir qualifié de « pieuvre » un organisme public varois. Les offusqués réclament 32 000 euros, de quoi remplir pendant deux ans l’assiette de la journaliste qui a mené l’enquête. La survie au Ravi, c’est « Pasta o Plomo ».

Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales »

https://www.flickr.com/photos/quecomunismo/2315478731
© Bernardo Londoy

En exil en Belgique depuis deux ans, persécuté par son successeur qui l’a trahi et qui a récemment livré Julian Assange, Rafael Correa reste déterminé. Nous l’avons rencontré alors que son mouvement venait d’obtenir des victoires significatives au niveau local contre le pouvoir de Lenin Moreno. Au cours de cet entretien, nous avons pu aborder l’expérience de son passage au pouvoir et du processus de Révolution citoyenne, aujourd’hui en danger, mais aussi les barrières qu’il a trouvées sur sa route et la facilité avec laquelle tout ce qu’il avait construit a été démantelé. Presse aux mains de l’oligarchie, élites corrompues, judiciarisation de la politique en Amérique latine, Rafael Correa s’est livré sans détour. Entretien réalisé par Vincent Ortiz. Retranscrit par Aluna Serrano et traduit par Marie Miqueu-Barneche, Guillaume Etchenique et Maxime Penazzo.


LVSL – On assiste depuis quelques années à un retour en force du néolibéralisme en Amérique latine. En Équateur, ce basculement ne s’est pas opéré par l’arrivée de l’opposition au pouvoir (comme c’est le cas en Argentine ou au Brésil) mais par la subversion interne d’Alianza País, le parti qui vous avait porté à la présidence de la République en 2006 et qui a reconduit Lenín Moreno, que l’on désignait comme votre successeur. Comment cela a-t-il été possible ?

Rafael Correa – Tout d’abord, revenons sur le contexte. Nous sommes effectivement revenus en arrière par rapport à la fin des années 2000, où huit des dix pays d’Amérique du Sud étaient dirigés par des gouvernements de gauche. Cependant, le tableau n’est pas aussi sombre que dans les années 90,  où le second tour des élections opposait systématiquement la droite et l’extrême-droite, où la gauche n’existait pas. Aujourd’hui, la gauche existe, et elle ne stagne pas à 3 %. Au Brésil, elle est arrivée en seconde position aux dernières élections, ainsi qu’en Argentine. En Équateur, nous avons gagné, mais nous avons été trahis. Cette année, la gauche peut remporter les élections en Argentine et en Bolivie.

Il n’y a donc pas, comme dans les années 90, une domination généralisée de la droite. En revanche, elle est prête à tout pour anéantir les dirigeants de gauche partout où elle en a la possibilité, comme à l’époque des dictatures. Regardez le cas de Lula, de Cristina Fernandez de Kirchner, le cas de mon vice-président [ndlr l’ex vice-président équatorien Jorge Glas est aujourd’hui en prison, accusé de « corruption » par les autorités judiciaires équatoriennes], et mon propre cas. Ils essaient d’anéantir la gauche, mais celle-ci est encore profondément ancrée dans les sociétés ; il y a une véritable force qui s’est exprimée il y a quelques semaines pendant les élections locales en Équateur, pour ne donner qu’un exemple.

Que s’est-il passé en Équateur ? Nous avons été trahis. Le gouvernement a remis l’Équateur entre les mains des mêmes groupes qui dominaient le pays avant la Révolution citoyenne. Sa popularité est très faible, et il compte sur l’appui du pouvoir médiatique, contrôlé par les multinationales. Le gouvernement actuel sombre dans la dictature : il fait absolument ce qu’il veut, ne respecte pas l’ordre constitutionnel, ni les normes démocratiques, ni les droits humains, persécute ses adversaires politiques – mais comme cette persécution est dirigée contre nous, on ne dit absolument rien dans le reste du monde ; même en Équateur, les médias sont silencieux sur ces violations.

Le mal qui a été fait est immense, mais nous finirons par gagner.

LVSL – Pendant longtemps, le Conseil national électoral équatorien avait invalidé la création d’un Mouvement pour la Révolution Citoyenne qui représenterait vos partisans sous des prétextes divers. Le 24 mars dernier ont eu lieu les élections au cours desquelles vous avez finalement pu être représenté. Est-ce que vous diriez qu’on assiste à une normalisation de la vie politique en Équateur ?

RC – On a voulu empêcher notre participation par tous les moyens. On nous a volé Alianza País, le plus grand mouvement politique de l’histoire d’Équateur. Nous avons essayé de créer un nouveau mouvement, sous le nom de Mouvement pour la Révolution citoyenne, puis mouvement alfariste [ndlr, d’après Eloy Alfaro, personnalité marquante de l’histoire d’Équateur], puis Maná [ndlr, d’après une ville équatorienne] ; le Conseil national électoral nous a interdit la création de ces trois mouvements. Au moment où ils croyaient nous avoir éliminés, et que nous n’allions pas pouvoir participer aux élections locales du 24 mars, nous avons conclu un accord avec Lista cinco, un parti totalement marginal, mais qui nous a permis de participer aux élections. Malgré le grand nombre de candidatures que nous avons improvisées, malgré le fait que je n’ai pas pu faire campagne en Équateur, étant exilé en Belgique, nous avons gagné dans deux des trois provinces les plus peuplées du pays, et dans la plus peuplée nous sommes arrivés deuxième : cela démontre que nous demeurons la première force nationale.

LVSL – Quel bilan faites-vous de ces élections ? Vos candidats ont gagné dans deux provinces importantes, mais dans une grande partie du territoire vous n’avez pas pu vous présenter. Quel est l’état du rapport de force maintenant avec Alianza País ?

RC – Dans ce contexte, la victoire a consisté dans le simple fait de pouvoir participer ! (rires) Il y a trois mois, nous n’avions tout simplement pas de parti politique. Et les conditions étaient telles que lorsque lorsque les élections ont eu lieu, 30% de la population ignorait que Lista cinco représentait la Révolution citoyenne ! Si ces 30% avaient été informés, nous aurions gagné, par exemple, la municipalité de Quito. Nous avons participé à ces élections dans des conditions extrêmement défavorables, contre tout et contre tous – nous avons seulement pu compter sur le soutien de notre peuple.

Nous avons pu inscrire des candidats à la préfecture dans seulement douze des vingt-trois provinces, des candidats aux municipales dans seulement quarante-neuf des deux cent vingt mairies, et malgré cela, j’insiste, nous avons gagné deux des trois plus grandes provinces, nous avons plus de soixante-six représentants. Bien sûr, nous n’avons pas pu nous inscrire dans tout le pays, mais en nous inscrivant dans moins de la moitié du pays, nous avons obtenu plus de 12% du soutien du peuple. Une simple règle de trois nous indique que si nous avions pu participer dans toutes les provinces, dans tous les cantons, nous aurions au moins 25%. Sans que je sois présent en Équateur, sans qu’une partie importante des gens connaisse notre parti, avec un parti-écran…

LVSL – Nous avons évoqué tout à l’heure le basculement politique qui a eu lieu ces dernières années en Amérique latine, avec l’arrivée au pouvoir de forces néolibérales au détriment des gouvernements nationaux-populaires. Comment analysez-vous ce basculement ?

RC – En Amérique Latine, nous avons eu l’opportunité de créer les conditions internes et externes d’un développement souverain, digne, qui aille de pair avec la justice sociale. Ces conditions étaient réunies, par exemple, au sortir de la Seconde guerre mondiale. Quand les élites ont réalisé qu’elles perdaient le contrôle, elles ont opté pour la mise en place de dictatures militaires, dans les années 60 et 70. Aujourd’hui, elles sont de nouveau prêtes à tout pour anéantir tout mouvement progressiste, souverain, nationaliste, promouvant la justice sociale, qui contesterait leur pouvoir. C’est ce qui vient de se produire en Équateur.

Après avoir exercé une domination absolue dans les années 90, elles ont subi défaite après défaite, jusqu’à ce qu’elles en viennent à se dire : « plus jamais ça ! ». Considérant que les États-Unis les avaient négligées, les élites se sont finalement concertées afin de tout mettre en œuvre pour reprendre le pouvoir. Elles sont désormais disposées à anéantir les dirigeants de gauche, comme durant les années 70, à l’époque de l’opération Condor [ndlr, opération conjointe de dictatures militaires et de mouvements paramilitaires en Amérique latine, coordonnée par la CIA et le département d’État américain, visant à anéantir l’influence des communistes en Amérique latine ; elle s’est soldée par des dizaines de milliers d’assassinats et de cas de tortures en quelques années]. Nous assistons en ce moment à un Plan Condor 2.0, sans appui militaire, sans assassinats politiques : les élites se contentent d’assassiner des réputations, par le lynchage médiatique et les accusations judiciaires.

Regardez ce qui est arrivé à Lula, à Cristina Kirchner, à mon vice-président : il s’est écoulé près d’un an et demi depuis qu’on les a mis en accusation judiciaire pour « corruption », sans que l’on ne parvienne à trouver un seul élément concluant.

Cependant, nous ne sommes pas non plus dans les mêmes conditions que dans les années 90. Nous ne sommes plus la « gauche des 3 % » ; j’ai moi-même une base électorale d’environ 40 % en Équateur. Le Parti des travailleurs a fini second aux élections présidentielles brésiliennes, les héritiers du kirchnerisme ont terminé seconds aux élections présidentielles d’Argentine, et remporteront probablement les prochaines élections.

Les élites sont prêtes à tout pour réduire ces alternatives à néant, par l’usage de leur arme la plus létale : la presse. Ceux qui pensent que nous pouvons entamer des processus de changement sans remettre en cause le système médiatique dominant en Amérique latine n’ont rien compris. C’est quelque-chose qui nécessite une réflexion sérieuse : le principal instrument dont disposent les élites pour maintenir en place des gouvernements corrompus et détruire les vestiges du progressisme se nomme la presse. Nous n’avons plus de démocratie, nous avons une démocratie médiatique. La démocratie est censée venir du peuple, et non pas des propriétaires des médias. Si nous souhaitons une véritable démocratie, nous devons réfléchir à quoi faire de cette presse que l’on appelle fréquemment la « gardienne de la démocratie » et qui, lorsqu’on prête attention à l’histoire de l’Amérique Latine, s’est avérée être la gardienne des dictatures – et des pires dictatures.

LVSL – En Équateur, plusieurs ex-responsables de la Révolution Citoyenne ont été mis en accusation judiciaire sous le prétexte de la « corruption ». Votre ex-vice-président Jorge Glas est en prison, vous-même avez été attaqué par le système judiciaire équatorien. Comment analysez-vous ce processus de judiciarisation de la politique en Équateur ? Pensez-vous que l’on assiste au même phénomène qu’en Argentine ou au Brésil ou les juges s’érigent en faiseurs de rois ?

RC – C’est une stratégie régionale. Les élites n’ont plus besoin de l’armée, mais si elles en avaient besoin, elles n’hésiteraient pas à faire appel à elle. Le pouvoir médiatique et les auxiliaires de justice leur suffisent : ils subissent diverses pressions de la part du pouvoir économique et politique, puis  vous désignent comme « coupable ». Ils ne disent plus « faites entrer l’accusé », mais « faites entrer le coupable », comme à l’époque de Franco.

Ils ont pris le contrôle de la justice, ont toujours eu la mainmise sur les moyens de communication, et peuvent ainsi appliquer ce que l’on appelle le lawfare : la guerre légale, la judiciarisation de la politique. Voyez ce qu’ils ont fait à Lula : ils le détiennent depuis près d’un an, lui interdisent de participer aux élections présidentielles, alors qu’il était le seul qui pouvait battre Bolsonaro. Après quoi, le juge Moro, qui lui a interdit de se présenter aux élections, a accepté le poste de ministre de la justice du gouvernement de Bolsonaro. Il s’est passé quelque chose de similaire avec Cristina Fernandez Kirchner et mon vice-président. Ils n’ont trouvé aucun élément concluant contre eux mais les détiennent prisonniers depuis un an et demi. Nous avons mis nous-mêmes à disposition l’intégralité de nos comptes, qui contredisent leur version des faits, mais nous sommes sous le feu de vingt-trois procédures pénales et criminelles. J’ai la chance de pouvoir travailler en sécurité en Belgique, mais dans le même temps Jorge Glas est en prison. En Équateur, de nombreuses personnes doivent se défendre sans pouvoir travailler, contraints de vendre leur maison, leur voiture, etc.

Il s’agit d’une stratégie régionale destinée à anéantir les dirigeants de gauche et le progressisme. Elle se met en place par le martèlement, l’exagération, la sortie du contexte, l’accusation de corruption, qui aboutit à la destruction de vies politiques, permettant aux élites d’obtenir ce qu’elles n’avaient jamais réussi à obtenir par les urnes.

LVSL Dans votre livre publié en 2010, De la Banana República a la No República, vous analysez le cadre financier, économique et juridique imposé par les États-Unis à l’Équateur : la dollarisation, la mise en place de traités de libre-échange, etc. Sous la Révolution citoyenne, vous avez finalement décidé de ne pas sortir du dollar, de ne pas remettre en cause tous les accords de libre-échange ; en 2016, vous avez même signé un nouvel accord de libre-échange avec l’Union européenne. Pourquoi ne pas avoir choisi de rompre avec ce cadre ? Pensez-vous qu’il est possible de mettre en place des mesures sociales dans le cadre de la dollarisation, en acceptant une certaine forme de libre-échange ?

RC – Si j’avais pu sortir de la dollarisation, je l’aurais fait. Mais les coûts étaient trop élevés. Nous avons donc tenté de mettre en place un modèle économique qui soit à la fois hétérodoxe et progressiste, dans le cadre de cette immense restriction qu’implique la dollarisation. Le principal problème tient au fait que nous n’avons pas le contrôle du taux de change ; le talon d’Achille des pays en voie de développement n’est pas le secteur fiscal mais le commerce extérieur. Le manque de productivité est dû aux facteurs suivants : si on n’est pas compétitif, le déficit du commerce extérieur va augmenter, et si on investit, le déficit augmentera pour tout processus de croissance et de développement. Une variable clef est la variation du taux de change, mais nous ne la contrôlons pas : ceci est la restriction de la dollarisation.

Quant au libre-échange, nous avons certes signé un accord avec l’Union européenne portant sur les bananes, à la suite de dures négociations, deux ans après la Colombie et le Pérou. Nous l’avons conclu avec réticence, mais nous étions obligés de le faire. En revanche, nous n’avons par exemple jamais conclu d’accord de libre-échange avec les États-Unis. En l’absence de politique monétaire (avoir le dollar revient quasiment à abandonner sa politique monétaire par l’instrument du taux de change), nous avons en revanche choisi de mettre en place un grand nombre de politiques commerciales (droits de douane, protectionnisme) qui ont rompu avec le libre-échange.

LVSL – La plupart des gouvernements latino-américains ont été confrontés au défi de la diversification, au fait que leur économie reposait généralement sur une logique extractiviste, concernant souvent un petit nombre de matières premières. Rétrospectivement, comment jugez-vous votre tentative de diversification de l’économie équatorienne ? Quelles ont été les principales contraintes qui ont empêché de faire aboutir ce processus ?

RC – Ce fut l’une de nos préoccupations dès le début. Mais ce sont des changements structurels qui ne peuvent advenir du jour au lendemain. L’absence d’une économie diversifiée, la dépendance à certains produits clefs, à certaines matières premières, est la définition même du sous-développement. Le sous-développement implique par nature une faible productivité. Pour dépasser ce modèle, qu’il s’agisse d’un modèle agro-exportateur ou extractiviste, il ne s’agit pas d’arrêter d’exporter – que l’on pense au soja pour l’Argentine ou aux bananes pour l’Équateur –, de fermer les mines, de stopper les extractions pétrolières, mais plutôt de mobiliser ces ressources pour développer d’autres secteurs. C’est ce que nous nous efforçons de faire depuis le début. Mais les résultats n’arrivent pas en une semaine, un mois, un an ou dix ans. Les processus de développement les plus rapides, dans les pays récemment industrialisés au développement tardif comme Singapour, la Corée du Sud ou Taïwan, ont nécessité 25 à 30 ans de dictature, dans un environnement géopolitique qui plus est favorable.

Nous avons fait au mieux, mais c’est impossible en dix ans. Comment nous diversifier ? En investissant dans le capital humain, afin de créer une économie de la connaissance, en investissant dans le tourisme. Quels en sont les principaux obstacles ? Nous devons former du personnel, et cela est l’affaire de générations. De ce point de vue, nous sommes très fiers de notre programme de bourses d’étude. C’est de loin le plus grand de l’Amérique Latine, comparable dans le monde seulement avec celui du Danemark. Il représente près de 20 000 bourses, plus que dans toute l’histoire de l’Équateur. Cela permet à des jeunes d’aller dans les meilleures universités du monde. Ils se familiarisent avec d’autres cultures et reviennent avec une nouvelle manière de voir les choses et de nouvelles réponses à des questions que l’on se pose aujourd’hui. Nous avons beaucoup parié sur le talent humain, avec ces bourses, mais aussi en exigeant beaucoup plus de nos universités.

LVSL – Votre situation actuelle à l’étranger vous oblige à faire campagne depuis les réseaux sociaux. Quelles difficultés cela implique-t-il ? Vous sentez-vous dans la position de Juan Perón lorsqu’il distillait ses consignes depuis la radio ?

RC – Perón a passé vingt-sept ans hors de son pays, j’espère que j’y reviendrai plus tôt ! (rires).

Après avoir quitté mon mandat avec un taux d’approbation de 70 %, j’ai naïvement pensé à me retirer de la vie politique. J’ai cru que nous avions réussi à consolider quelque chose qui allait se poursuivre, que nous avions forgé des cadres durables. Une de mes grandes déceptions a été de voir à quel point il a été facile de détruire ce que nous avions mis tant d’efforts à bâtir. On peut décider de se retirer de la politique, mais la politique ne nous abandonne jamais. Face aux attaques du gouvernement actuel, je suis obligé de m’impliquer en politique, et comme on ne me laisse pas rentrer au pays, je suis obligé de faire de la politique à travers un iPhone. Malgré cela, je reste le principal opposant à ce gouvernement. Et nous tenons ce gouvernement en échec.

LVSL – Vous avez fait le choix de ne pas vous représenter aux dernières élections présidentielles. Est-ce que vous ne tirez pas la conclusion que cela a affaibli votre tentative de Révolution Citoyenne ? Cela ne montre-t-il pas l’importance du leader dans les processus de changement politique ?

RC – C’est la fable de l’âne, du meunier et de son fils. Si j’avais continué, on aurait dit de moi que j’étais un dictateur, un caudillo, qui souhaite un pouvoir à vie. Maintenant que je suis parti, on me demande « pourquoi ? C’est irresponsable ! » (rires). Il n’est pas possible de contenter tout le monde. Je vois là la marque d’une double morale. Si Angela Merkel est au pouvoir pendant seize ans, élue quatre fois, c’est parce qu’elle est une leader et que l’Allemagne est une démocratie ; si c’est Evo Morales qui brigue un quatrième mandat, c’est un caudillo, et la Bolivie est une dictature.

LVSL – Votre exercice du pouvoir s’est légitimé par l’opposition que vous avez dressée entre la patrie d’un côté, et les élites équatoriennes de l’autre. En Europe, le terme de patrie est parfois rejeté à gauche, et associé à la droite. Que pouvez-vous nous dire de la mobilisation du discours patriotique pour articuler différentes demandes issues de la société ?

RC – Lorsqu’en 2006 nous avons commencé cette campagne, notre slogan était « retrouver une patrie » (volver a tener patria). Les spécialistes nous expliquaient que ça n’allait pas fonctionner, parce que les gens pensaient à leur portefeuille : il fallait parler de création d’emplois, de construction de maisons, d’augmentation des minima sociaux, de baisse des impôts, etc. Nous avons répondu : « nous voulons de nouveau faire rêver les gens ; nous voulons de nouveau avoir une patrie ».

Pourquoi ? Parce que notre patrie était détruite – d’où mon livre, De la Banana República a la no República : le néolibéralisme a tout détruit, jusqu’à la République. Quand je suis arrivé en Équateur, il y avait deux millions d’Équatoriens émigrés. C’est une chose de le dire, c’en est une autre de regarder cette réalité en face. Les émigrés ne sont pas des chiffres. Cette situation nouvelle signifie que beaucoup d’enfants (jusqu’à 50% dans certains cantons, comme Chunchi) étaient élevés par des voisins, ou par les aînés des fratries, parce que leurs parents étaient partis en Espagne, en Italie : des exilés de la pauvreté, suite à la crise qu’a produit le néolibéralisme en 1999. Des phénomènes jusqu’ici inconnus sont apparus, comme le suicide infantile. La société était déstructurée et démobilisée, les gens regardaient leurs chaussures, ils avaient honte de dire qu’ils étaient Équatoriens parce que nous symbolisions l’émigration, la pauvreté, l’exclusion, le manque d’infrastructures et de routes, les carences énergétiques, etc.

C’est là un de nos plus grands succès pour moi : nous avons réussi à faire de nouveau rêver les gens. Nous voulions qu’ils sachent qu’il était possible d’avoir de nouveau une patrie. Pour que les gens croient à ce rêve, il fallait réussir à le transmettre : cela ne signifiait pas être de droite, ou de gauche.

Que signifie « retrouver une patrie » ? C’est retrouver une société où chacun puisse trouver sa place, prendre de nouveau soin de sa terre, pouvoir être heureux sur le sol où il est né, ne pas avoir à émigrer de force. Voilà le sens du rêve que nous avons proposé à l’Équateur en 2006 : avoir de nouveau une patrie.

LVSL – Qui étaient les vendepatria [ndlr, terme utilisé en Amérique latine pour désigner les « traîtres à la patrie », littéralement les vendeurs de patrie] ?

RC – La droite, la même qui est au pouvoir aujourd’hui et qui se vend au Fonds monétaire international. Souvent, ce ne sont pas les États-Unis qui nous imposent un agenda, ce sont nos élites qui demandent, d’elles-mêmes, à ce qu’on leur passe la corde au cou. Ils ont eu recours au FMI sans que ce ne soit nécessaire. Ce sont eux-mêmes qui ont inventé la crise qui n’était alors qu’une simple récession créée par leur incompétence. Il y a bien sûr des intérêts en jeu : ils savent que les programmes du FMI signifient des privatisations, une baisse d’impôts pour les riches, etc. Voilà les vendepatria : ceux qui se soumettent à l’extérieur, pour appliquer des recettes qui viennent de l’extérieur, en fonction d’intérêts extérieurs.

LVSL – Les prochaines élections présidentielles en Équateur auront lieu en 2021, quelle est votre feuille de route d’ici là ?

RC – Nous sommes dans un moment très dur, et c’est la Révolution Citoyenne qui doit revenir à la tête du pays. Nous avons incarné le projet progressiste le plus couronné de succès d’Amérique latine ; nous sommes devenus une référence, dépassant même le continent américain. Jean-Luc Mélenchon, dans l’une dans une de ses campagnes, a présenté un programme qui s’appelait « Révolution Citoyenne », suivant ainsi l’exemple de l’Équateur. Il y a des chaires universitaires en Europe et aux États-Unis où l’on enseigne les politiques hétérodoxes de la Révolution Citoyenne, en particulier les politiques économiques et la gestion de crise. Par exemple, la manière dont nous avons réussi à surmonter ce qui est survenu en 2015-2016, lorsque le baril de brut est tombé sous les 30$, que le dollar s’est apprécié de 30%, et qu’un tremblement de terre de quasiment 8 sur l’échelle de Richter s’est produit en Équateur. Malgré cela, nous avons dépassé cet orage en un temps record, à moindre coût, et sans augmenter la pauvreté et les inégalités.

La Révolution Citoyenne doit revenir, et je serai où il sera nécessaire que je sois. Quel est le plan d’action ? Il va sans doute y avoir des élections anticipées, car malgré le soutien qu’apporte la presse corrompue au gouvernement, elle ne pourra pas occulter les scandales de corruption dont il fait l’objet. On a récemment découvert un compte bancaire secret appartenant au président de la République et à sa famille, où il recevait de l’argent sale issu de contrats avec le secteur public pour ses dépenses de luxe. Ils vont devoir organiser des élections anticipées comme l’indique notre constitution. Dès lors,  il faut se préparer à un scrutin national dès que le rapport de force changera. Tout le reste se résoudra, parce que ce n’est pas un problème juridique : c’est un problème politique.

Le traitement médiatique des Gilets Jaunes : un mois de propagande pro-Macron

Les gilets jaunes : des “beaufs” pour Jean Quatremer, vêtus d’une “chemise brune” selon BHL, qui adhèrent à des théories “conspirationnistes lunaires” à en croire Jean-Michel Aphatie (le même Jean-Michel Aphatie qui, un peu plus tard, estimait qu’une “organisation souterraine, cachée”, “tirait les ficelles” derrière les Gilets Jaunes – mais personne n’est à une contradiction près). Les éditorialistes et chroniqueurs ne sont pas tendres. On ne s’attendait certes pas à ce que les médias prennent la défense des Gilets Jaunes, ou qu’ils se muent en critiques acerbes du pouvoir macronien. On ne peut pourtant qu’être interloqué par la violence des Unes, des éditos, des reportages ou des tweets qu’ils ont déclenchés contre le mouvement. Avec les Gilets Jaunes, la grande presse révèle désormais ce qu’elle est : une courroie de transmission des intérêts dominants.


Incompréhension, refus de se remettre en cause et mépris de classe : aucun mouvement social n’avait jusqu’alors provoqué des réactions aussi vives de la part des grands titres de presse. Mise en scène du “chaos” provoqué par les Gilets Jaunes, négation permanente de leur légitimité, défense de l’autorité “républicaine”, annonce de la mort programmée du mouvement : c’est à travers une narration savamment structurée qu’éditorialistes, chroniqueurs et “intellectuels” médiatiques ont tenté de tuer le mouvement.

Acte I : mettre en scène le chaos

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Une du Parisien du 2 décembre 2018 © Le Parisien
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Une du Parisien Dimanche du 25 novembre 2018 © Le Parisien

La presse nationale et régionale est unanime : en Une des scènes de chaos, pleines de flammes et de gaz lacrymogène. Les compte-rendus qu’on trouve à l’intérieur sont du même ordre : la description d’une escalade de violence semaine après semaine, destinée à provoquer une inquiétude irrationnelle des lecteurs. Cette présentation des événements justifie par là-même les incessants appels au calme de la part des journalistes et des éditorialistes qui se sont mués en spécialistes des mouvements sociaux en quelques jours – ceux-là même qui s’accordaient tous à dire avant le 17 novembre que le mouvement des Gilets Jaunes allait mourir dans l’œuf.

Quitte à évoquer les violences des manifestants, on aurait pu s’attendre à un traitement égal concernant les violences policières. Qu’à cela ne tienne ! Lundi 17 décembre, Amnesty International publiait un rapport déplorant un “recours excessif à la force par des policiers”. Ce rapport n’a que très peu été repris dans les médias. Acrimed a dénombré trois brèves à son propos le jour même et trois le lendemain : “C’est peu dire que l’enquête d’Amnesty International sur les violences policières a eu mauvaise presse. Publiée lundi 17 décembre, elle a fait l’objet de trois brèves le jour même (sur les sites de Libération, de RT France et de Reporterre) et trois le lendemain (sur les sites de LCIFranceinfo et de Linfo.re). Et c’est tout, à l’heure où nous écrivons cet article”. LCI a ainsi réussi le coup de maître qui est celui de monter une séquence de violence policière avec un bandeau où l’on pouvait lire “comment la police a gagné en efficacité”. Les images et les témoignages faisant état d’un déchaînement de violences policières ne manquent pourtant pas – elle a causé, rappelons-le, un mort, un coma et de nombreuses mutilations. Mais la remise en cause des forces de l’ordre battrait en brèche la stratégie médiatique déployée.

Acte II : décrédibiliser les Gilets Jaunes

Cette opération de décrédibilisation est aussi bien consciente qu’inconsciente. Elle est le produit d’une déconnexion assez frappante avec la réalité, aussi bien que d’un mépris de classe à peine dissimulé. Souvent emplis de paternalisme, nos éditorialistes assènent que le gouvernement a besoin de “temps” et qu’il faut faire de la “pédagogie” pour que les gens comprennent ce qui se joue. Il ne faudrait pas oublier la confession de Gilles le Gendre : “notre erreur est d’avoir été probablement trop intelligents, trop subtils“. C’est donc un peu de temps qu’il faut laisser aux Gilets Jaunes, car en ce bas-monde, l’intelligence n’est pas également répartie.

Les Gilets Jaunes sont décrits par les commentateurs comme des personnages de roman de Michel Houellebecq

A la 59ème minute de l’émission C dans l’air, Christophe Barbier offre sa solution à la crise : la suppression de la redevance télévision ramènera les Gilets Jaunes chez eux parce qu’ils regardent beaucoup la télé, n’ayant “pas beaucoup d’autres distractions dans la vie”.

Acte III: défendre et réhabiliter l’autorité (la République des copains)

Une fois l’opinion effrayée par les Unes et séquences vidéos savamment choisies et triées, il s’agit de faire appel aux figures d’autorité. Une fois les repères brouillés, la restauration de l’ordre. Les annonces et allocutions du président deviennent des moments particulièrement attendus et scrutés par les médias pour faire face au chaos qui s’installe.

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© Le Figaro

Une fois ces réponses politiques tant attendues formulées, la mobilisation devient illégitime : pourquoi ces Gilets Jaunes continuent-ils à se rassembler, alors qu’une hausse du SMIC a été annoncée ? Peu importe le contenu de la réponse, les commentateurs la perçoivent comme suffisante.

Sans surprises, c’est à Bernard-Henri Lévy que revient la palme, en matière d’anathèmes pompeux à l’encontre des manifestants et de qualificatifs laudatifs à l’égard des pouvoirs institués. Lui, dont on ne sait toujours pas s’il est philosophe, écrivain, journaliste ou cinéaste, avait déjà l’habitude de brouiller les pistes ; il renouvelle l’interrogation quant à son statut avec ses hashtags vindicatifs, dont on n’arrive pas à comprendre s’ils sont ceux d’un militant En Marche ou d’un chroniqueur pour RMC.

Acte IV : Garder la face coûte que coûte, peu importent les faits

Malgré tous les efforts du gouvernement, les annonces n’ont pas suffi et le mouvement a perduré. Certaines ficelles deviennent particulièrement visibles et les médias s’enlisent. France 3 a ainsi fait polémique en diffusant une image retouchée : “Macron dégage” figurait sur la pancarte d’un manifestant. Les téléspectateurs n’ont pas eu la chance de pouvoir apercevoir le “dégage” sur leur écran. La chaîne s’est excusée, prenant le prétexte d’une “erreur humaine” et en promettant que cela ne se reproduirait pas.

Des éditorialistes quelque peu remontés se sont également illustrés durant cette séquence… Il semble que Jean Quatremer, spécialiste des questions européennes pour Libération, ait confondu ces dernières semaines son compte Twitter avec sa messagerie privée. Ses tweets oscillent en effet d’une manière curieuse entre l’insulte pure et simple, et la philosophie politique en 280 signes.

Dans une série de tweets assez remarqués, Pamela Anderson, tout en déplorant la violence de certains manifestants, estimait que celle-ci était insignifiante par rapport à la violence structurelle que les politiques néolibérales infligent aux classes populaires. Pas question d’aller si loin dans la réflexion pour Jean Quatremer, à qui il faut bien reconnaître un mérite : l’art de ne pas complexifier des choses simples.

Jean Quatremer, en réponse à un internaute qui l’accuse de négliger le “peuple qui souffre”

Des attaques de cette nature ne surprennent personne. Durant plusieurs semaines, en effet, les commentateurs ont passé leur temps à dépeindre les Gilets Jaunes comme des avatars de personnages de roman de Michel Houellebecq – des personnes un peu périphériques, donc forcément un peu racistes et très attachées à leur voiture. L’insulte devient dès lors tolérable et tolérée, peu importe la violence et l’absence de réflexion qu’elle recouvre. Tout est permis avec les Gilets Jaunes : la violence physique des forces de l’ordre est un épiphénomène, tandis que la violence symbolique de caste est omniprésente…

Acte V : déclarer le mouvement mort et enterré

L’une des questions qui a émergé au fil des semaines et qui passionne les chroniqueurs est la suivante : qui va “payer l’addition” ? Les éditorialistes, qui ont manifestement le droit de décider du début et de la fin d’un mouvement social, ont récemment décrété que la phase Gilets Jaunes était terminée (la véracité de ce postulat demeure à prouver, mais soit !). Arrive l’heure des comptes : combien de personnes en chômage technique, combien de radars à réparer, combien de frais de réparation, combien de perte pour la croissance ? Rien ne saurait échapper aux éditorialistes.

Capture d’écran de BFMTV

Mardi 18 décembre, C dans l’air titrait “Gilets Jaunes : et maintenant … l’addition”, ce à quoi l’émission de Ruth Elkrief sur BFMTV faisait écho avec un très définitif “après les mobilisations, c’est l’heure de l’addition”. Caroline Roux parle de ” facture ” qui ” s’alourdit ” après l’octroi d’une prime aux forces de l’ordre, ce à quoi Bruno Jeudy répond solennellement qu’elles ont “tenu le pays pendant cinq semaines”. Attention cependant ! Si les forces de l’ordre méritent d’être choyées pour avoir ” tenu le pays ” à coup de gaz lacrymogène et grenades de désencerclement, pas question pour autant que d’autres professions aient l’idée de demander des primes…

Capture d’écran © Le Figaro

Quant au “virage social” entrepris, selon lui-même, par le gouvernement, Soazig Quéméner (rédactrice en chef politique de Marianne) indique qu’ “on est plus du côté Bayrou”. Le quinquennat est donc sauvé et prend un indéniable tournant social, la référence faite à François Bayrou étant, on s’en doute, un gage solide pour les politiques marxistes à venir.

Aussi, Dominique Seux, directeur délégué de la rédaction des Echos, craint qu’un “certain nombre de professions” se “réveillent”, car “on connaît la capacité des syndicats à faire de la surenchère”. A cela, Françoise Fressoz ajoute que “les gagnants du mouvement sont quand même tous ceux qui demandaient un rééquilibrage de la politique et qui l’ont obtenu par une épreuve de force”, mais que le gouvernement a su rallier à lui les entreprises.

La question des péages préoccupe énormément nos éditorialistes. Bruno Jeudy, journaliste pour BFM TV, rappelle que “la privatisation des autoroutes, en 2005, ça n’est jamais passé. Il y a un vrai symbole à prendre en otage les barrières de péage”. Outre la très indélicate métaphore de la prise d’otage, il semble aujourd’hui plus problématique de s’en prendre à des barrières de péage qu’à des cheminots.

Quant au chiffrage du manque à gagner, c’est en points de croissance que les éditorialistes répondent en rendant par là-même leur discours inaudible et inquiétant : ”l’INSEE divise par deux sa prévision de croissance pour le quatrième trimestre”.

Le 14 décembre, Jean-Michel Apathie dénonçait sur Europe 1 l’attitude complotiste de certains Gilets Jaunes. Les réactions de quelques uns suite à l’attentat de Strasbourg avaient justifié le fait de jeter l’opprobre sur l’ensemble du mouvement. L’existence de porte-paroles autoproclamés suffit pour nos chroniqueurs et éditorialistes à jeter le discrédit sur l’ensemble du mouvement : les Gilets Jaunes sont sans cesses appelés à se désolidariser, prendre des distances avec des personnes plus médiatiques. Si ce genre d’appel est envisageable lorsqu’il s’agit d’une organisation structurée, que sont censées faire des personnes qui n’ont ni structure, ni chef ?

Et qu’à cela ne tienne, lorsqu’il s’agit de complotisme Jean-Michel Apathie n’est pas à un paradoxe près… C’est lui qui donne logiquement le mot de la fin : les “Gilets Jaunes sont une véritable arme de destruction massive”. Il explique également dans C à vous que “dans ce mouvement [des Gilets jaunes], je pense depuis le début qu’il y a une organisation souterraine, cachée. Il y a des tireurs de ficelles”. Heureusement que l’intéressé déclarait que les mobilisations contre la loi fake news n’étaient que de l’ “agitation stupide” !

Si une lecture dominante se dessine, des sites et médias indépendants tels Acrimed ou Le Monde Diplomatique participent de l’analyse et de la compréhension du mouvement en consacrant régulièrement des articles et des dossiers thématiques aux Gilets Jaunes.

Comment Vincent Bolloré règne par la terreur sur ses journalistes – Entretien avec Jean-Baptiste Rivoire

Licenciements abusifs, censure de programmes, ingérence dans le contenu éditorial de médias mis au service de ses intérêts en Afrique : les accusations sont nombreuses contre Vincent Bolloré, douzième fortune française, à la tête de Canal+, CNews, C8… Nous avons rencontré Jean-Baptiste Rivoire, journaliste d’investigation et ex-rédacteur en chef adjoint de l’émission Spécial Investigation sur Canal+. Élu du personnel (SNJ-CGT), il revient sur la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré.


LVSL – Vous travaillez depuis 2000 à Canal+ comme reporter. Vous dénoncez régulièrement la gestion de la chaîne par Vincent Bolloré, que vous accusez d’ingérence éditoriale. Pouvez-vous rappeler les principaux faits que vous lui reprochez ?

Jean-Baptiste Rivoire – Tout commence en 2012-2013, lorsque Vincent Bolloré s’approprie progressivement une partie du capital de Vivendi [actionnaire de Canal+], jusqu’à devenir son principal actionnaire en 2015. Il manifeste peu à peu sa volonté de contrôler la ligne éditoriale de cette chaîne. La première chose qu’il fait en mars 2015 sur France Inter, c’est d’expliquer ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas pour les Guignols de l’info : il faudrait qu’ils se moquent d’eux-mêmes et pas des autres. En réaction, les Guignols se moquent de Bolloré, ce prince du rire qui prétend dicter ce qui est drôle et ce qui ne l’est pas. Ils ne s’attendaient pas à une réaction si violente de la part de Vincent Bolloré ! [Vincent Bolloré a restreint la visibilité des Guignols de l’info aux abonnés de Canal+ et remercié quatre scénaristes de cette émission : Lionel Dutemple, Julien Hervé, Philippe Mechelen et Benjamin Morgaine.]

En mai 2015, Vincent Bolloré ordonne à la direction de censurer une émission de Spécial Investigation consacrée à son ami Michel Lucas, patron du Crédit Mutuel, qui a eu le malheur d’être égratigné par l’une de nos enquêtes. Une des anciennes filiales du Crédit mutuel, la banque Pasche, recevait de l’argent liquide en masse dans son agence de Monaco, ce qui avait déclenché une enquête de la justice française. Le documentaire de Nicolas Vescovacci évoquant cet épisode est torpillé sur ordre de l’actionnaire Vincent Bolloré, en violation de la loi de 1986 qui prévoit qu’un actionnaire ne peut venir entraver la liberté éditoriale des journalistes. Dans un premier temps, on n’en croit pas nos oreilles. Quand Médiapart révèle que c’est Vincent Bolloré en personne qui a pris la décision de torpiller cette enquête, on tente d’abord de se rapprocher de la direction ; peine perdue. En septembre 2015, Reporters sans Frontières tente de saisir le CSA, qui demande des preuves, en reçoit… et ne donne plus de réponses. Les journalistes écrivent à Gaspar Gantzer, conseiller de François Hollande, démarchent Fleur Pellerin, ministre de la culture : ils font la sourde oreille. Pour faire court, il ne se passe absolument rien.

Bolloré se sent investi d’une telle impunité qu’il vient en comité d’entreprise de Canal+ en septembre 2015, pour dire qu’il ne faut pas attaquer BNP et Le Crédit Lyonnais : il assume totalement la censure du reportage sur le Crédit Mutuel. Quelques jours plus tard la direction justifie à nouveau, par écrit, la censure du reportage sur le Crédit Mutuel, en disant qu’elle préfère désormais “éviter les attaques frontales ou polémiques contre nos partenaires contractuels, actuels ou futurs“. C’est une manière de nous dire que la direction fait ce qu’elle veut, qu’elle peut censurer n’importe quoi, car concrètement nous ne savons pas qui sont ces partenaires futurs ; nous avons demandé des éclaircissements sur leur identité et n’en avons pas reçu. Cela signifie que la direction a tout pouvoir, qu’elle peut mettre fin à n’importe quelle enquête à n’importe quel moment, de manière totalement arbitraire. Cela nous place dans l’impossibilité de travailler correctement. Rendez-vous compte : cela signifie que vous devrez contacter des sources, des lanceurs d’alerte, qui parfois ont peur de témoigner, le font… tout cela pour que votre actionnaire puisse, d’un simple coup de téléphone, mettre fin à l’enquête. Et ce, dans l’indifférence la plus totale du CSA et de la Hollandie.

Plus récemment, en octobre 2017, la direction nommée par Monsieur Bolloré – qui fait des affaires au Togo – a fait censurer un reportage sur le Togo qui a disparu des plateformes de Canal+. Quand il a été rediffusé par erreur en novembre, la direction a renvoyé deux personnes, dont le numéro deux de Canal Afrique. Comme si cela ne suffisait pas, pour donner des gages au potentat africain qui dirige le Togo, la direction a fait diffuser sur Canal un publireportage, le 21 décembre 2017, dans lequel on apprend que le régime togolais est un modèle de stabilité politique. On en arrive à un stade où Vincent Bolloré fait parfois de Canal+ un instrument de propagande.

LVSL – Justement, Vincent Bolloré est régulièrement accusé de défendre sur sa chaîne les intérêts de ses entreprises en Afrique, et d’être un rouage essentiel de ce que l’on nomme la Françafrique [concept forgé en 1994 par François-Xavier Verschave, qui désigne l’intrication des intérêts économiques et politiques des grandes entreprises françaises en Afrique, qui sont souvent de nature néocoloniale]. Qu’en pensez-vous ? [Lire à ce sujet sur LVSL : Bolloré en Afrique : entre réseaux de pouvoir, jeux d’influence et esclavage moderne.]

Jean-Baptiste Rivoire – On a le sentiment qu’en Afrique, Bolloré n’aime pas la concurrence ! Il tente de maintenir une certaine connivence avec les dirigeants des pays dans lesquels ses entreprises sont implantées, comme pour conserver la main sur les marchés et y pratiquer des prix élevés. Il a été mis en examen récemment parce que la justice le soupçonne d’avoir aidé les présidents du Togo et de la Guinée-Conakry à décrocher des victoires présidentielle via Havas, dans le but d’obtenir des concessions portuaires. Plusieurs témoins affirment que les présidents Sarkozy et Hollande ont parfois aidé Vincent Bolloré à décrocher des marchés en Afrique.

Est-ce que c’est dans l’intérêt des Africains ? Je n’en suis pas sûr ! Un certain nombre d’associations ont par exemple pointé du doigt les prix très élevés pratiqués par Vincent Bolloré qui tendent à asphyxier l’économie des pays africains – les transports, on le sait, sont très importants dans le développement économique d’un pays, et c’est un secteur que Vincent Bolloré cherche à contrôler.

“L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. (…) En 2015, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.”

LVSL – Ceux qui étudient le système médiatique avancent essentiellement deux thèses pour expliquer l’alignement des journalistes sur les intérêts des actionnaires et le consensus néolibéral : l’auto-censure (le poids de l’idéologie dominante et la puissance des actionnaires pèsent si lourds qu’il poussent les journalistes à mettre en veille leur esprit critique) et la censure. Laquelle privilégiez-vous ?

Jean-Baptiste Rivoire – Ces deux formes de censure existent. Nous avons subi une forme de censure que Fabrice Arfi (de Médiapart) qualifie de “chimiquement pure” dans le cas du Crédit Mutuel, puisque Vincent Bolloré défendait à cette occasion Michel Lucas, un partenaire en affaires qui l’a aidé à monter au capital de Vivendi, et donc à prendre le contrôle de Canal+. En comité d’entreprise, Bolloré a assumé cette pratique de la censure. On a ici toutes les caractéristiques d’une censure directe, qui est au demeurant assez rare, mais qui témoigne de la décomplexion et du sentiment de toute-puissance qui habitent certains grands actionnaires. À partir du moment où les grandes fortunes françaises possèdent plus de 80% de la presse, on sait très bien que ne seront pas nommés à la tête des médias ceux qui sont déterminés à s’attaquer aux puissants, à dénoncer l’optimisation fiscale, la violence que subissent les salariés, etc… On le constate en lisant la presse au quotidien, comme par exemple Le Parisien, quotidien contrôlé par le milliardaire Bernard Arnault : sont mis en avant les conflits mineurs entre citoyens, des faits divers individuels, à raison de deux ou trois par jour. Ces faits divers peuvent constituer une nuisance indéniable dans la vie quotidienne, mais leur sur-médiatisation éclipse totalement d’autres enjeux : est-ce qu’on a des enquêtes sur la violence dans le monde du travail, par exemple ? Les reportages d’Élise Lucet sur ce sujet rencontrent un très large succès, parce qu’ils passionnent des millions de Français et reflètent leur quotidien. Cette violence au travail ne concerne pas seulement les salariés de Lidl où on travaille comme des robots : elle est de plus en plus répandue, et très peu traitée dans les médias. On pourrait prendre d’autres exemples de cette nature : dans l’ensemble, on constate que les sujets qui viendraient déranger les intérêts de l’ordre établi sont très peu traités. À l’inverse, je suis frappé par la médiatisation massive de faits divers totalement inoffensifs pour les puissants : les vols, les disputes, les écarts de conduite individuels, etc.

On construit ainsi un regard souvent anxiogène sur le monde qui voile les vrais problèmes que connaît la société, à travers la nomination de personnes dociles à la tête des médias et l’intimidation de ceux qui s’opposeraient à elles. Cela peut passer par des licenciements. Dans le groupe Canal +, par exemple, la direction nommée par Vincent Bolloré a contribué au départ d’une centaine de journalistes d’I-Télé en leur refusant des garanties déontologiques, et ce n’est qu’un cas parmi d’autres. Cela fragilise les conditions de travail des journalistes. Comment voulez-vous consacrer suffisamment de temps et d’énergie à une enquête, surtout lorsqu’elle concerne des intérêts puissants, si votre direction vous impose, en tant que journaliste, une cadence infernale ? Le contrôle des chaînes de télévision par des actionnaires qui peuvent écœurer en toute impunité les salariés qu’ils souhaitent produit de l’auto-censure chez les journalistes, et les poussent à se détourner des sujets sensibles.

L’auto-censure et la censure coexistent. Vincent Bolloré a pratiqué à plusieurs reprises la censure, mais le message qu’il envoyait par là même déborde très largement le strict cadre de la censure directe. En comité d’entreprise de septembre 2015, il assumait l’usage de la terreur pour la gestion de Canal+. A cette période, en présence de tous les élus du personnel, il a renvoyé une DRH qui ignorait qu’elle devait être licenciée et l’a appris en même temps que tous les membres présents à la réunion ! Le message a très bien été compris. Tout le monde s’est écrasé, a fait profil bas et a obéi.

D’une manière générale, que des grands groupes industriels possèdent la presse est une catastrophe pour l’information. Il reste encore le service public, qui vit lui aussi sous pression de la Macronie. Emmanuel Macron veut bouleverser le service public pour réaliser des économies budgétaires : on a parlé de renvoyer les trois quarts des effectifs des magazines d’investigation Envoyé Spécial et Complément d’Enquête ; c’est une formidable pression exercée sur les journalistes qui veulent faire un travail d’investigation fouillé. Il faut être clair : si on ne fait plus de journalisme fouillé, on ne fait plus de journalisme. Si on n’a pas le temps de travailler, on se contente de relayer la communication des puissants ; on ne prend pas de risques, car faire une enquête qui dérange peut vous mener devant un tribunal : cela demande beaucoup de temps. La meilleure façon d’empêcher les journalistes de faire leur travail, c’est donc de ne pas leur laisser le temps de travailler.

“Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, journaliste qui a reçu cette année le prix Albert Londres, (…) a été victime d’une intrusion dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. (…) La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?”

LVSL – L’une des revendications historiques du corps de métier journalistique, c’est le droit à un travail stable, à des conditions de travail décentes. Pensez-vous que la précarisation accrue qui frappe le monde du travail ces dernières années constitue un élément qui permet d’expliquer cet alignement des médias sur le consensus libéral ?

Jean-Baptiste Rivoire – À l’évidence, oui. À I-Télé (désormais CNews), la direction a écœuré plus de quatre-vingts personnes en CDI, avant d’en reprendre certaines en CDD et leur faire miroiter des promesses d’embauche. Il est évident que ce ne sont pas ces salariés qui vont monter une société pour la défense de la déontologie journalistique ! Précariser, c’est fragiliser les journalistes.

Mais de toutes manières, même si on travaille en CDI dans un groupe possédé par un grand industriel et financé par la publicité, ce sera du pareil au même. J’ai parlé de Bolloré, on pourrait prendre d’autres exemples ; Le Figaro était très embêté lorsque Serge Dassault était soupçonné par la justice d’avoir acheté des votes à Corbeille-Essonnes ! Il y a donc un vrai problème d’indépendance à l’égard des grands industriels. On se scandaliserait, en France, si un journal était possédé par un ministre. On devrait avoir la même réaction lorsqu’il s’agit d’un industriel très puissant qui a des intérêts dans le monde entier !

LVSL – Quelles solutions envisagez-vous à cette situation ? Vous avez mentionné des entraves à la loi de 1986 sur la non-ingérence des actionnaires, ce qui tend à montrer que la loi est relativement impuissante lorsqu’il s’agit de juguler l’influence des actionnaires…

Jean-Baptiste Rivoire – En 1986, une loi sur l’audiovisuel a été votée. Elle prévoyait que les intérêts d’un actionnaire ne devait pas entraver la liberté éditoriale. Cela me paraît essentiel pour le public de savoir que l’information est décidée par les journalistes, et pas par les actionnaires au gré de leurs intérêts. Cette loi a été violée de nombreuses fois. L’exemple du Crédit Mutuel a fait éclater aux yeux de tous le mépris de certains grands industriels pour les règles éthiques. François Hollande, un peu gêné aux entournures, a encouragé le vote d’une nouvelle loi dite “d’indépendance des médias” qui venait réaffirmer le même principe, en ajoutant que les actionnaires comme Bolloré devaient nommer un “comité éthique“. Comme c’était prévisible, Bolloré a nommé un comité éthique bidon, et cette loi n’a servi à rien. Je ne pense donc pas que la solution réside dans des gesticulations législatives.

Les médias doivent avoir à l’esprit que le seul moyen d’être indépendants, c’est d’être financé par ses lecteurs. Je suis en accord avec le slogan de Médiapart : “seuls nos lecteurs peuvent nous acheter“. On peut penser ce qu’on veut de Médiapart, mais ils sont financés essentiellement par leur public. C’était longtemps le cas pour nous, sur Canal+, ce qui nous a donné une formidable liberté. J’en suis arrivé à un stade où je pense que si on ne fonctionne pas sur la base d’un financement par le public, ce seront les annonceurs et les industriels qui feront la loi dans les médias privés, et les politiques dans les médias publics. Les médias publics sont financés par le peuple, mais ce n’est pas lui qui désigne les dirigeants de France Télévisions : c’est le CSA, les politiques… Les chaînes publiques vont subir des baisses de budget sévères et des restructurations ces prochaines années : ceux qui travaillent dans ces médias publics auront du mal à faire une enquête sérieuse sur le pouvoir actuel, dans une ambiance où tout le monde a peur de se faire renvoyer. Canal+ était la dernière chaîne privée qui résistait, maintenant c’est le service public qui va être attaqué. Je pense que l’espoir réside dans Médiapart, dans Le Canard Enchaîné, dans Arrêt sur Images, car ce sont les lecteurs qui financent. Il y a moins d’argent, mais au moins c’est de l’argent propre !

LVSL – Un projet de loi contre les “fake news” est en germe parmi les projets du gouvernement. Le métier de reporter consiste à dévoiler au grand public des vérités qui ne sont pas forcément en accord avec la vision des choses que donne l’État. Que pensez-vous de ce projet de loi ?

Jean-Baptiste Rivoire – Confier à des magistrats le soin de démêler les vraies informations des fausses, c’est une négation totale du rôle de la presse (dont c’est précisément la fonction). Pire : c’est une illusion. Comment un magistrat, débordé par ailleurs, pourra-t-il se prononcer sur la véracité d’une information sans pouvoir enquêter ? Va-t-on confier à la justice, dont certains représentants sont nommés par le pouvoir politique, la rédaction en chef des journaux ? Ce projet est dangereux, tout comme le projet de loi “secret des affaires” voté sous la pression de puissants lobbys industriels. Le pouvoir politique met la pression sur les journalistes, alors qu’il faudrait les défendre. Harcelé en justice par Vincent Bolloré, Tristan Waleckx, le journaliste de France 2 qui a reçu cette année le prix Albert Londres, a vu certains de ses témoins africains renoncer à venir témoigner devant la justice française suite à des intimidations. Lui-même a été victime d’une intrusion barbouzarde dans son propre domicile la veille du procès en diffamation que Vincent Bolloré lui avait intenté à Nanterre. Il a dû arriver au tribunal escorté par un garde du corps. Ces pressions sur un confrère du service public sont scandaleuses. La France ressemblera-t-elle bientôt à Malte, cet État européen où on assassine les journalistes anti-corruption à la voiture piégée ?