Les trois erreurs de Québec solidaire

Aux élections parlementaires québécoises du 3 octobre dernier, la coalition Avenir Québec du premier ministre François Legault (centre droit nationaliste), au pouvoir depuis 2018, a été reconduite avec une forte majorité de sièges (90 sur 125 et 40,97% des voix). La gauche de Québec solidaire (QS), menée par Gabriel Nadeau-Dubois, a quant à elle obtenu 15,42% des suffrages et 11 sièges. Pour les solidaires, ces résultats témoignent d’une inquiétante stagnation électorale. En effet, les résultats de ceux-ci sont peu ou prou au même niveau qu’aux élections de 2018 (16,10% des voix et 10 sièges), où ils avaient doublé leurs suffrages et triplé leur représentation. Si la députation du parti s’est accrue dans la métropole montréalaise, celui-ci a perdu son unique siège en région éloignée (dans la circonscription de Rouyn-Noranda-Témiscamingue), reconduisant l’image de parti des centres-villes qui lui colle à la peau depuis sa création. Pourtant, au cours des quatre dernières années, la perte de vitesse des partis traditionnels, le Parti libéral du Québec (centre droit fédéraliste) et le Parti Québécois (centre gauche souverainiste), dégageait un espace pour se poser comme véritable alternative à la Coalition Avenir Québec (CAQ), un espoir ouvertement entretenu par le parti de gauche. Qu’est-ce qui explique cet échec ? Trois erreurs commises au cours de la dernière législature permettent de tirer des leçons pour l’avenir.

L’opposition à la loi sur la laïcité de l’État

Pour QS, l’après-2018 était l’occasion de revêtir les habits de ce qu’avait été autrefois le Parti Québécois (PQ), en prolongeant et en actualisant son héritage politique. Depuis sa fondation en 1968 jusqu’au milieu des années 1990, ce parti avait incarné un vaste mouvement national et populaire pour la souveraineté du Québec et la construction d’un État social. Sa mise en veilleuse du projet indépendantiste après l’échec du référendum de 1995 et sa conversion au néolibéralisme ont cependant entraîné une lente érosion de ses appuis, base sur laquelle QS a émergé. Durant l’élection de 2018, ce dernier avait adopté une stratégie modérément populiste, se posant comme un mouvement « populaire » visant à balayer la « vieille classe politique ». En parallèle, il avait musclé son positionnement nationaliste1 en fusionnant avec les indépendantistes radicaux d’Option nationale, une petite formation issue d’une scission d’avec le PQ. Au terme de la campagne, avec autant de députés et un suffrage presque équivalent (16,10% contre 17,06%, alors le résultat le plus bas de l’histoire du PQ), QS avait toutes les cartes en main pour se poser comme le nouveau parti du « peuple et de la nation ».

Le parti de gauche a cependant emprunté une voie inverse. Débattue durant l’hiver et le printemps 2019, la Loi sur la laïcité de l’État proposée par le CAQ venait parachever un débat vieux de dix ans sur les rapports entre l’État et les religions au Québec2.

Insuffisante et cosmétique, cette loi fait de l’interdiction des signes religieux dans certains postes-clés de la fonction publique (essentiellement : enseignants, forces de l’ordre, juges) son axe majeur d’intervention. Jusque-là, Québec solidaire avait une approche relativement effacée, proposant une issue mitoyenne (interdiction limitée aux forces de l’ordre et aux juges), sans toutefois développer une vision globale de la laïcité au Québec. Cette position a connu une nette inflexion en mars 2019, lorsque le Conseil national du parti s’est opposé à toute interdiction de signes religieux et a ouvert la porte au port du voile intégral dans la fonction publique, au nom de « l’inclusion » des minorités ethnoculturelles et de la lutte contre le racisme antimusulman. Entre temps, les idées de la gauche libérale américaine, très impopulaires auprès de la majorité de la population, avaient pénétré le parti en profondeur – ce que le premier ministre Legault et des commentateurs politiques de tous bords ont tôt fait de pointer du doigt.

Une telle prise de position était lourde de conséquences. En effet, la société québécoise a longtemps vécu sous le joug de l’Église catholique, alors que celle-ci contrôlait les systèmes de santé et d’éducation et avait ses entrées dans les officines gouvernementales. La laïcisation a d’ailleurs constitué un aspect central de la Révolution tranquille3, un vaste mouvement d’émancipation national, social et démocratique commencé en 1960, dont le PQ a été un véhicule essentiel. En ce sens, contrairement à ce qu’affirmaient les opposants à la Loi sur la laïcité de l’État, celle-ci a moins à voir avec le racisme qu’avec le mouvement radical de déconfessionnalisation qui caractérise l’histoire du Québec moderne4.

En mai 2018, lors d’un événement soulignant son retrait de la vie politique, Amir Khadir, premier député et figure de proue de QS depuis ses débuts, avait invité les délégués du parti à ne pas tourner le dos à leurs compatriotes sur cette question, au prix de creuser un fossé qu’il serait difficile à combler. En effet, le choix fait par le parti de gauche, en rupture avec tout un héritage politique et avec environ 65% de la population favorable à la Loi sur la laïcité de l’État, impliquait de fermer la porte à toute ambition sérieuse de remplacer le PQ et d’effectuer une mue « nationale-populaire » pour affronter le nationalisme conservateur de la CAQ. La suite est à l’avenant, QS continuant à diluer son profil nationaliste. Par exemple, face au recul documenté et de plus en plus alarmant du poids des locuteurs francophones face aux anglophones, les solidaires ont adopté un positionnement effacé et minimal. La reconnaissance et le maintien du français comme langue officielle et commune constituent pourtant un autre jalon de la Révolution tranquille, aux côtés du progrès social et de la lutte pour la souveraineté nationale. Durant la présente campagne, le parti de gauche a d’ailleurs mis en sourdine son discours indépendantiste, pour ne pas s’aliéner les franges de l’électorat anglophone, libéral et fédéraliste qu’il convoitait dans les quartiers centraux de Montréal. Il a ainsi laissé un espace de croissance à un PQ que bien des observateurs enterraient prématurément, et qui, retrouvant un discours souverainiste et social-démocrate musclé, est parvenu à récolter 14,60% des voix, à peine moins que son rival solidaire.

Une opposition timorée face à la gestion sanitaire

En somme, en quatre années, QS a remisé son populisme et son souverainisme au profit d’un positionnement plus traditionnel sur l’axe gauche-droite, opposant le camp de la CAQ présenté comme ringard, intolérant et aveugle aux défis climatiques à un camp solidaire jeune, ouvert, écologiste et progressiste. En revanche, cet affrontement frontal ne s’est pas matérialisé pendant la pandémie de COVID-19. En effet, la posture de retenue et de modération adoptée par QS face à l’action gouvernementale, compréhensible au départ, a été reconduite bien au-delà du choc du premier confinement. Le parti de gauche a certes formulé des critiques parcellaires (proposition de mettre en débat l’usage du passeport vaccinal à l’Assemblée nationale, puis demande d’un bilan « scientifique » de celui-ci, rejet de l’application du couvre-feu aux SDF, critique de la lenteur à assurer l’aération des écoles, etc.), mais ces interventions n’ont jamais pris la forme d’une remise en question globale de la gestion de la crise sanitaire, ni d’un discours pointant les causes de celle-ci (libre-échange, crise de l’écosystème, destruction des services publics, etc.).

Pourtant, il aurait été possible d’articuler lutte contre la pandémie et soutien à la vaccination à une critique de la stratégie sanitaire gouvernementale : en proposant des alternatives au confinement, en s’opposant frontalement au passeport vaccinal, ou en remettant en question le poids démesuré des multinationales pharmaceutiques dans la conception et la distribution des vaccins. À titre d’exemple, La France insoumise et Jean-Luc Mélenchon ont adopté cette stratégie avec succès, parvenant à trouver un équilibre entre la demande d’ordre et de mobilisation face à la pandémie et la grogne suscitée par l’autoritarisme gouvernemental.

Au Québec, un seul parti s’est opposé frontalement à la gestion de la crise sanitaire orchestrée par la CAQ : le Parti conservateur du Québec (PCQ). Dirigé par Éric Duhaime, un ex-animateur de radio d’obédience libertarienne, celui-ci a bondi de moins de 1,46% des voix en 2018 à 12,92% en 2022. La soudaine popularité de ce parti réside sans doute moins dans son positionnement radicalement néolibéral (excepté dans les banlieues de la ville de Québec et dans la région de la Beauce, aux sociologies électorales particulières), que dans sa capacité à canaliser la colère provoquée par les mesures sanitaires, en défendant les libertés individuelles et en s’opposant frontalement à la stratégie gouvernementale. Au passage, le PCQ a adopté le profil antisystème qui était jusque-là l’apanage de QS, et capter une partie du vote contestataire qui aurait pu revenir au parti de gauche. Dans un même temps, ce dernier empruntait un chemin inverse : pour les solidaires, l’élection de 2022 devait être celle de la professionnalisation.

Une campagne contradictoire

Durant la campagne électorale, QS a consacré un effort considérable à projeter une image sérieuse, rassurante et modérée : candidatures vedettes aux profils technocratiques, choix de s’adresser à la « classe moyenne », mise en scène de la vie privée de Gabriel Nadeau-Dubois, etc. En parallèle, des propositions phares ont été mises en retrait ou atténuées : les nationalisations ne sont plus évoquées, tout comme l’adoption d’une loi contre l’obsolescence programmée ou la limitation des écart de salaire en entreprise, la fin du financement public aux écoles privées vise désormais à associer celles-ci au réseau public en maintenant leur autonomie, la gratuité scolaire universitaire est renvoyée aux calendes grecques, etc. Cette stratégie a cependant été handicapée par des choix tactiques qui sont venus la contredire.

En effet, en parallèle avec ces tentatives de modération et de professionnalisation, QS a choisi un slogan électoral, « Changer d’ère », qui invoque davantage une rupture radicale qu’une continuité rassurante. Dans un même temps, les solidaires et leur chef de file ont continué à se présenter comme le parti de la jeunesse, en opposition à la CAQ associée aux électeurs âgés6. Le message de la campagne solidaire se résumait ainsi en une opposition entre l’ancien et le nouveau, une configuration risquée dans le contexte d’un électorat vieillissant, et, surtout, contradictoire avec le ton rassurant et modéré voulu par le parti.

Surtout, les velléités de professionnalisation et de modération ont tourné court avec la mise de l’avant de propositions mal calibrées, qui ont braqué une partie de cette « classe moyenne » à laquelle QS s’adressait avec insistance. L’impôt sur la fortune promis par le parti suggérait ainsi de taxer de 0,1% les revenus nets de plus d’un million de dollars par années, de 1% ceux de plus de 10 millions, et de 1,5% ceux de plus de 100 000 millions. Si cette mesure ne devait viser que les 5% les plus riches de la population, elle n’en pas moins prêté flanc aux attaques de la CAQ et des commentateurs médiatiques, qui ont fait mouche en accusant QS de cibler la « classe moyenne ».

Effectivement, à la différence des équivalents européens dont il est inspiré, l’impôt sur la fortune des solidaires serait mis en place dans une société où il n’existe pas de système de retraite public et universel6. Pour leurs vieux jours, les Québécois doivent investir dans des fonds de pension privés ou dans l’immobilier, ce qui fait augmenter la valeur de leurs actifs, mais n’est pas nécessairement un bon indicateur de leur niveau de richesse. D’autant plus qu’avec la flambée des coûts de l’immobilier des dernières décennies, bien des individus ayant acheté un logement à un prix raisonnable sont désormais propriétaires d’actifs théoriquement de grande valeur, sans que cela ne se répercute dans leurs revenus ou leur niveau de vie. En urgence, le parti de gauche a d’ailleurs dû promettre d’exempter les terres et les machineries agricoles de son impôt sur la fortune, une reculade qui a écorné ses velléités de professionnalisation.

Résultat : bien des citoyens qui auraient de bonnes raisons de voter pour QS se sont sentis, à tort ou à raison, ciblés par cette proposition. De par sa complexité et son inadéquation au contexte québécois, celle-ci portait mal le message du parti : la nécessité de partager les richesses et de taxer les riches pour faire face aux crises. Pour atteindre cet objectif, une telle mesure se devait d’être tranchante, ne pas laisser place à des ambiguïtés, et de viser nettement la petite minorité privilégiée qui profite du système : le fameux « for the many, not the few » de Jeremy Corbyn. À cet effet, la taxe sur les « surprofits » des pétrolières et des GAFAM, étonnamment proposée par le Parti Québécois, était bien mieux calibrée. À l’opposée, celle de QS, plutôt que d’en faire le camp de la taxation des riches, a fait du parti celui de la taxation tout court. D’autres propositions allant dans le même sens, comme la taxe supplémentaire à la vente de véhicules polluants ou l’impôt sur l’héritage, ont renforcé cette impression. En parallèle, et contrairement à ce qui avait été le cas lors de l’élection de 2018 (par exemple, avec la promesse de mettre en place une assurance dentaire publique et universelle), QS n’est pas parvenu à formuler des propositions s’inscrivant positivement dans l’espace public.

Et maintenant ?

En fait, outre des formulations vagues mettant en garde contre les changements climatiques ou invoquant la jeunesse et l’espoir, les solidaires ne sont pas parvenus à dessiner une vision claire de leur projet de société. C’est là le point commun des trois erreurs commises durant les dernières années : l’échec à mener une véritable bataille culturelle visant à faire bouger les lignes politiques sur le long terme. Un tel engagement aurait exigé une doctrine et une stratégie globale, qui agiraient comme boussole dans les débats les plus difficiles à trancher, dans les moments de crise ou lors de la préparation d’une campagne électorale. Jusqu’ici, le parti a fait montre d’un excellent sens tactique et logistique, mais celui-ci semble avoir atteint ses limites en l’absence d’une approche stratégique et doctrinaire étoffée.

À ce stade, deux voies s’offrent à Québec solidaire. La première consiste à poursuivre son entreprise de modération et de professionnalisation, de renoncer à son indépendantisme pour rejoindre les électeurs fédéralistes, et de se poser comme une alternative progressiste « raisonnable », susceptible de prendre la place d’un Parti libéral en déroute et de constituer une alternative à la CAQ. Les solidaires pourraient ainsi bénéficier de l’usure du pouvoir qui affectera nécessairement le gouvernement. Dans cette configuration, le parti resterait cependant perméable aux thèses impopulaires de la gauche progressiste sur les questions sociétales, ce qui freinerait considérablement sa progression à l’extérieur de Montréal et des centres-villes. Dans le cadre d’un mode de scrutin uninominal à un tour, où la métropole est sous-représentée, cela représente un obstacle considérable.

L’autre option consiste à revenir sur le chemin que QS avait arpenté avec succès en 2018, celui d’un mouvement national-populaire proposant, avec une pleine conscience de son héritage politique et historique, une refondation démocratique, sociale et écologique de la nation québécoise, autour d’un projet de souveraineté. En revanche, il est sans doute trop tard pour emprunter cette voie en solitaire : le PQ, l’éternel frère ennemi, vit toujours, un résultat qui est partiellement imputable aux erreurs des solidaires. Il y a donc fort à parier que la question de l’alliance entre ces deux partis se posera dans les années qui viennent.

1 Au Québec, le terme « nationalisme » n’est pas négativement connoté comme c’est le cas en Europe. Il signifie simplement un positionnement politique qui met les intérêts du Québec devant ceux de la fédération canadienne. Ainsi, le PQ comme QS se disent ou se sont dits nationalistes, tout comme la CAQ, malgré qu’elle ne soit pas indépendantiste.

2 Un débat qui remonte à l’hiver 2007, moment où commence la crise des « accommodements raisonnables ». À cette époque, des demandes d’accommodements à motifs religieux demandés auprès d’organismes publics et privés et rendus possibles par la Constitution canadienne (qui constitutionnalise le multiculturalisme et ne reconnaît pas le principe de laïcité), soulèvent une forte indignation au Québec.

3 « Indépendance, socialisme, laïcité » était d’ailleurs le mot d’ordre de la revue de gauche radicale Parti pris, à plusieurs égards la matrice idéologique originelle de ce qui deviendrait, bien des années plus tard, Québec solidaire.

4 Ce que démontrait une étude publiée à la même époque : Yannick Dufresne et al., « Religiosity or racism? The bases of opposition to religious accommodation in Quebec », Nations and nationalism 25, no. 2 (2019).

5 Gabriel Nadeau-Dubois a ainsi avancé que « les vieux péquistes et les vieux libéraux ensemble, c’est ça la Coalition avenir Québec ». Une déclaration pour le moins contradictoire avec sa volonté affichée de rejoindre les électeurs du PQ et de construire une « alliance intergénérationnelle ».

6 Une proposition présente dans la plateforme de QS, mais que celui-ci semble soigneusement éviter de mettre de l’avant.

Élections législatives : le Bloc québécois en défense du Québec face au Canada

© Louis Hervier Blondel pour Le Vent Se Lève

L’impétueux Justin Trudeau, le Premier ministre du Canada, fort de sa popularité dans les sondages, a cru bon de déclencher en plein été des élections fédérales anticipées. Donné largement en tête, il ne cesse depuis de disputer dans les sondages la première place aux Conservateurs, crédités chacun d’environ 32%. Au Québec, le Bloc québécois et son chef, Yves-François Blanchet, ont peiné à imprimer dans la campagne. Il a suffi que le Canada anglophone taxe les lois québécoises de « racistes et xénophobes » pour que la province et ses électeurs se souviennent du peu de cas que le ROC – Rest of Canada  –  fait à la nation québécoise et à sa singularité en Amérique du Nord. 

Tous les commentateurs et acteurs de la vie politique canadienne l’attendaient. Cela faisait plusieurs mois qu’une petite musique s’était installée sur la colline parlementaire à Ottawa. Puis, au zénith dans les sondages, assuré d’emporter une majorité absolue, Justin Trudeau a déclenché courant août des élections fédérales anticipées. Largement élu en 2015 face au très conservateur Premier ministre Stephen Harper, Justin Trudeau n’a pas réussi à capitaliser sur ce que d’aucuns ont appelé la Trudeaumania. Le libéral n’a de fait remporté qu’une majorité relative aux élections suivantes en 2019. Sauvé par la piètre campagne menée par son adversaire conservateur, le Saskatchewanais Andrew Scheer, il n’a pas convaincu en majorité les Québécois qui ont offert 32 sièges au Bloc québécois.

Créé en pleine ascension indépendantiste au tout début des années 1990, le Bloc québécois est un parti social-démocrate et écologiste qui défend sur le plan fédéral les intérêts et uniquement ceux du Québec. De fait, il ne présente des candidats que dans les 78 circonscriptions que compte le Québec sur les 338 du Canada. La victoire dans un tiers des circonscriptions québécoises était inespérée pour les bloquistes. Largement balayés par la vague orange – du Nouveau parti démocrate (NPD) – lors des élections fédérales de 2011, le Bloc québécois vivotait en l’absence de discussions autour de la souveraineté du Québec. Depuis la défaite lors du référendum de 1995, qui a vu le camp du Oui perdre l’accès à l’indépendance à seulement quelques milliers de voix, le camp souverainiste avait beaucoup perdu de sa superbe dans la Belle province, et ce d’autant plus que le Parti québécois, équivalent provincial du Bloc québécois, ne captait plus qu’un gros quart de l’électorat lors des élections provinciales.

Yves-François Blanchet, un leader charismatique à la tête du Bloc

Après une décennie de traversée du désert, moribond et sans ressources financières, le Bloc québécois s’est présenté devant les électeurs québécois en 2019 avec une volonté claire de ne pas donner un blanc-seing à Justin Trudeau. Aidés par le charisme de leur leader, Yves-François Blanchet, ils ont réussi au-delà de toutes leurs espérances. Non seulement ils sont arrivés deuxième juste derrière le Parti libéral du Canada (PLC) de Trudeau au Québec avec plus de 32% des suffrages, mais ils ont également privé Trudeau de la majorité absolue. Cette victoire toute relative de Justin Trudeau a empêché les libéraux d’avoir les mains libres au parlement canadien. La plupart des lois ont dû faire l’objet d’âpres débats avec le Bloc québécois et le NPD, et, ce faisant, ont permis aux premiers de défendre les intérêts du Québec. 

De fait, le Québec continue d’avoir des aspirations singulièrement différentes du reste du Canada. Tant en matière de laïcité, de langues officielles, d’environnement, de luttes sociales ou de répartition des compétences, le Québec assume ses différences en tant que nation distincte du reste du Canada. Le sujet du plus gros contentieux entre Québec et Ottawa est la loi 21 dite sur la laïcité. Inspirée des lois françaises en la matière, le gouvernement provincial du nationaliste de centre-droit François Legault a souhaité légiférer. La loi dispose que le Québec est un État laïc et oblige, à quelques exceptions, que l’ensemble des fonctionnaires servent le public à visage découvert tout en interdisant tout signe ostentatoire. Si elle est approuvée par plus des deux-tiers des Québécois, la loi fait depuis l’objet d’un vif rejet au reste du Canada. Champion du multiculturalisme depuis que Pierre Eliott Trudeau, le père de Justin, en a fait un étendard dans les années 70, le Canada et les Canadiens considèrent qu’il s’agit d’une loi, sinon raciste, du moins particulièrement discriminante envers les citoyens de confession musulmane. De nombreux intellectuels au rang desquels Charles Taylor ou Will Kymlicka, se sont émus qu’une telle loi puisse voir le jour au Canada. Aussi, et depuis son adoption courant 2019, le gouvernement fédéral et Justin Trudeau lui-même n’écartent pas l’idée de contester, au nom du gouvernement canadien, la loi sur la laïcité de l’État du Québec. 

Le Québec, qu’il s’agisse de laïcité, de défense du français ou de l’environnement se démarque singulièrement du reste du Canada.

Le deuxième contentieux entre le Québec et le ROC – Rest of Canada – nom donné pour marquer la différence entre les deux sociétés, concerne le destin des langues officielles et tout particulièrement la place du fait français. En diminution depuis plusieurs décennies, avec à peine plus de 20% de locuteurs sur l’ensemble du pays, le français recule dorénavant y compris au Québec, principalement à Montréal et dans ce qu’on appelle le 450 – prononcez quatre cinq zéros – la banlieue qui entoure l’île de Montréal, au profit de l’anglais et de tierces langues. François Legault ainsi qu’Yves-François Blanchet et l’ensemble du Bloc québécois réclament que la compétence en matière de langues officielles et en immigration soient davantage concentrées à Québec pour la bonne et simple raison qu’elles permettraient de limiter considérablement la progression de l’anglais. Cela passe par une plus forte immigration francophone ou encore par l’élargissement de la loi 101, qui protège la langue française au Québec, à l’ensemble des entreprises de juridiction fédérale. De leur côté, les partis fédéraux et en particulier le Parti libéral du Canada ne prennent pas la mesure de l’urgence de la défense du français. La promesse d’une nouvelle loi fédérale sur les langues officielles à la suite des élections de 2019 ne s’est pas concrétisée à la veille du déclenchement des élections fédérales cet été, malgré les prises de parole de la ministre libérale en charge de ce sujet, Mélanie Joly. 

Enfin, l’antagonisme s’est accru entre le Québec et le reste des provinces par son rejet des projets d’oléoducs et autres pipelines censés transporter les hydrocarbures et le sable bitumineux de l’Alberta. Des projets comme Énergie Est ont vu une très forte opposition se dresser au Québec, où les enjeux environnementaux sont davantage pris en compte. La réalité énergétique de la province, qui dépend en bonne partie de l’hydro-électricité, gérée par l’entreprise Hydro-Québec et le réchauffement climatique, qui voit des hivers de plus en plus rigoureux et des étés de plus en plus caniculaires, ont augmenté les différences de perception entre les Québécois et les Canadiens. Déjà, au milieu du XXe siècle, André Siegfried, dans Le Canada, puissance internationale, montrait par la sociologie les différences de perception entre les francophones et les anglophones, soit entre les Français et l’Anglais dans leur rapport à la nature et à l’agriculture. 

Les Deux solitudes entre francophones et anglophones

Aussitôt les élections déclenchées, François Legault, ancien indépendantiste, aujourd’hui qualifié de nationaliste, a invité les Québécois à se détourner de Justin Trudeau, des écologistes et des néo-démocrates, qu’il accuse d’être centralisateurs et de priver le Québec de ses prérogatives. Les moyens alloués au système des garderies ou au système de santé ont fait plusieurs fois la Une des journaux québécois où Legault s’est comme rarement un Premier ministre provincial l’a fait immiscé dans la campagne fédérale en invitant les électeurs à se tourner vers Erin O’Toole et les conservateurs, qui ont promis de ne pas contester la loi sur la laïcité et de respecter les compétences provinciales. 

Cette sortie du Premier ministre a été mal vécue par Yves-François Blanchet et le Bloc québécois qui, malgré le relatif effacement de l’enjeu indépendantiste au sein de leur plateforme électorale, auraient bien souhaité voir François Legault venir à la rescousse des seuls véritables défenseurs des intérêts du Québec. Depuis le déclenchement des élections, les bloquistes ont, avec beaucoup de difficultés, cherché à accrocher les électeurs avec un sujet clivant mais fédérateur au Québec, comme la loi 21 en 2019, sans pour autant parvenir à imprimer. Les hésitations de Blanchet sur un nouveau franchissement du fleuve Saint-Laurent à Lévis, dans la proche banlieue de Québec, ont ajouté à la confusion. Seul son charisme et sa maîtrise des sujets lors des débats en français ont évité au Bloc québécois de descendre dans les coups de sonde. Les aspirations majoritaires des Québécois se recoupent avec le programme bloquiste, mais le souverainisme n’imprime plus au sein de la majorité de la population, tandis que nombreux sont ceux à considérer qu’un vote pour le Bloc québécois est un vote inutile puisqu’il n’obtiendra jamais la majorité absolue.

«Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. »

Le troisième débat des chefs – en anglais – est venu remettre les pendules à l’heure. Animé par la modératrice Shachi Kurl, présidente de l’institut de sondages Angus Reid, la première question de la soirée, à destination d’Yves-François Blanchet, a choqué jusqu’aux plus fédéralistes des Québécois. « Vous niez que le Québec a un problème de racisme, pourtant vous défendez des législations comme les projets de loi 96 sur le renforcement du français et 21 sur la laïcité, qui marginalisent les minorités religieuses, les anglophones et les allophones. Le Québec est reconnu comme une société distincte. Mais pour ceux hors de la province, s’il vous plaît, expliquez-leur pourquoi votre parti soutient aussi ces lois discriminatoires ». Cette sortie, puis celle de la cheffe du Parti vert du Canada, Annamie Paul, qui a invité Yves-François Blanchet à « s’éduquer » au sujet du racisme systémique supposément présent au Québec, ont totalement renversé le cours de la campagne. L’absence de réponse des autres leaders pour défendre le Québec lors du débat a fini d’ulcérer le leader du Bloc québécois qui s’est prononcé en ces termes à la suite du débat : « Le débat a commencé par une chaudière d’insultes au visage des Québécois. On s’est fait traiter de racistes et de xénophobes par l’animatrice en commençant le show. Ordinaire. Et quand on veut parler des francophones hors Québec et des Acadiens, on se fait ratatiner comme une crêpe. Tirez-en les conclusions que vous voulez. »

Le lendemain, alors que le vote anticipé démarrait pour une durée de trois jours, l’attaque subie contre le Québec lors du débat en anglais et sans qu’un leader vienne défendre la province, à l’exception d’Yves-François Blanchet, a totalement rebattu les cartes. Durant plusieurs jours, l’ensemble des Unes des journaux papiers et télévisés ont été consacrés à l’antagonisme persistant entre le Canada et le Québec, entre les Deux solitudes, titre de l’ouvrage du romancier canadien Hugh MacLennan au sujet de l’indifférence et de l’incompréhension mutuelles entre les Québécois et le reste des Canadiens. Plafonnant péniblement aux alentours de 25% des suffrages avec à peine plus de 20 sièges prévus, le Bloc québécois a passé les 30% et est en passe de maintenir, sinon d’améliorer son score et d’empêcher Justin Trudeau d’obtenir une majorité absolue. De fait, de nombreuses circonscriptions québécoises, au moins une dizaine, sont chaudement disputées entre le Bloc québécois et le PLC, selon les agrégateurs de sondages Si la tendance se maintient et 338Canada

À quelques heures du résultat, qui promet de longues heures d’attentes, tant de nombreuses circonscriptions sont indécises entre les libéraux, les conservateurs, les néo-démocrates et les bloquistes au Québec, il est de fait prouvé que Justin Trudeau a d’ores-et-déjà perdu son pari. Avoir convoqué des élections en pleine pandémie et en l’absence de renouvellement programmatique, si ce n’est faire le choix de voter progressiste, ne semble, d’après les dernières tendances, pas avoir permis à Trudeau de se démarquer. Si les élections devraient voir les libéraux de nouveau remporter une majorité relative, il n’est pas impossible que le Bloc québécois coiffe au poteau les libéraux au Québec. Conscient que le traitement réservé au particularisme québécois est très dommageable pour l’attractivité du Québec en Amérique du Nord, où huit millions de francophones sont entourés de 350 millions d’anglophones, Yves-François Blanchet souhaite, dès le début des travaux parlementaires de la prochaine législature, redorer le blason du Québec et s’appuyer sur la France pour contribuer à un changement de paradigme. Mais ce qui est déjà certain, c’est que le rêve d’un Québec souverain, tombé aux oubliettes depuis des années, semble s’être réveillé. 

Élections au Canada : c’en est fini de la Trudeaumania

https://www.flickr.com/photos/alexguibord/
Justin Trudeau – © Alex Guibord Flickr

Le 21 octobre, plus de 27 millions de Canadiens sont appelés aux urnes pour élire les 338 députés qui siégeront à la Chambre des communes. Démarrée le 12 septembre, la campagne fut jusqu’à présent relativement soporifique, où chacun, de l’actuel Premier ministre Justin Trudeau au leader conservateur de l’opposition Andrew Scheer, s’est borné à des promesses de campagne traditionnelles sans forcément mesurer les enjeux économiques, identitaires ou environnementaux qui attendent l’autre puissance nord-américaine. Pourtant, à la veille du scrutin, quelque chose est en train de se passer. Surtout, Justin Trudeau, porté par une flamboyante victoire en 2015, sent que le sol électoral est en train de se dérober sous ses pieds.


Revenons quatre ans en arrière et souvenons-nous. L’été n’est pas encore terminé que Stephen Harper, le Premier ministre conservateur du Canada a lancé la campagne électorale en plein mois d’août. Beaucoup sont encore en vacances, la rentrée n’est que dans quelques jours, et pourtant, commencent à fleurir dans les rues les pancartes électorales. Harper, en fin stratège, sait qu’une campagne longue va être le moyen pour lui de faire monter suffisamment les libéraux de Justin Trudeau (PLC) pour faire mécaniquement baisser les néo-démocrates (NPD) de Thomas Mulcair. Les libéraux au Canada sont classés au centre-gauche tandis que les néo-démocrates sont considérés comme à gauche, ou du moins, sociaux-démocrates. Au Canada, les élections se jouent à un tour. Dans chaque circonscription, même à une voix près, c’est celui en tête qui l’emporte. Alors quoi de mieux que neutraliser le camp progressiste pour permettre la réélection de conservateurs à Ottawa ? Au Québec, qui compte le plus grand nombre de circonscriptions derrière l’Ontario, le Bloc québécois ne semble toujours pas se remettre de sa lourde défaite de 2011 et de la déroute de son leader Gilles Duceppe dans sa propre circonscription à Montréal. Stephen Harper, élu dans la très conservatrice et pétrolière province de l’Alberta, à la tête du pays depuis 2006, règne en maître avec les conservateurs sur l’ensemble des provinces de l’Ouest, des plaines du Manitoba jusqu’au Pacifique. L’objectif ? Maintenir les places fortes dans le giron conservateur à l’Ouest et réaliser une percée au Québec, contrôlé depuis 2011 par le NPD.

C’est que, depuis 2011, ce sont les néo-démocrates qui forment pour la première fois l’opposition officielle à Ottawa. La défaite historique des libéraux les a obligés à faire appel au fils de l’illustre Premier ministre Pierre Eliott Trudeau, qui a dominé la vie politique canadienne dans les années 1970 et 1980. Justin Trudeau doit non seulement montrer qu’il a la carrure pour diriger la dixième puissance économique mondiale mais aussi prouver qu’il peut ramener les libéraux dans le camp de la victoire. Troisième dans les sondages, les stratèges libéraux comprennent vite le piège tendu par Stephen Harper. Lorsque démarre la campagne, Thomas Mulcair et les néo-démocrates sont au coude-à-coude avec les conservateurs pour la première place. Les libéraux se décident à braquer le curseur à gauche, avec promesses de déficit et d’investissements. Le NPD se limite à une campagne très modérée et les conservateurs accusent le coup après bientôt dix ans de règne. Un mois et demi plus tard, au soir du 19 octobre, les libéraux triomphent avec 184 sièges. Ils renvoient les conservateurs dans l’opposition officielle et le NPD est vaincu, avec seulement 44 sièges. Le Bloc québécois fait à peine mieux qu’en 2011 avec 10 sièges sur les 78 que compte le Québec. C’est le début de la Trudeaumania et le retour du Canada sur la scène mondiale.

Octobre 2019 : rien ne va plus chez les libéraux. Tous les coups de sonde indiquent seulement au mieux un gouvernement minoritaire. Alors que rien ne semblait pouvoir l’atteindre, Justin Trudeau semble (enfin ?) payer quatre ans d’errements et de renoncements. Pire, les Canadiens lui pardonnent de moins en moins ses turpitudes et ses mises en scène. Mettre en place un gouvernement paritaire et flatter toutes les communautés multiculturelles que compte le Canada n’est pas suffisant pour cacher la pauvreté de son bilan, tant à l’intérieur que sur la scène internationale. Avant d’entrer dans le vif de la campagne fédérale actuelle, attardons-nous quelques instants sur le bilan de Justin Trudeau à la tête du Canada.

Les cinq erreurs de Justin Trudeau

La première erreur de Trudeau a été de renoncer à une promesse phare de sa campagne : modifier le mode de scrutin pour qu’il soit davantage représentatif. Quatre ans après, beaucoup ne pardonnent pas aux libéraux cet excès de confiance. Nous parlons d’excès de confiance car les libéraux sont au Canada ce que fut durant des décennies la socialdemokraterna en Suède : un parti qui domine l’ensemble du paysage politique, élection après élection depuis un siècle.

Deuxième erreur : avoir cru contenter tout le monde en matière écologique. Pour la première fois au Canada, ce sont les enjeux environnementaux qui sont au cœur de la campagne. Le pays est, ce qu’on appelle, un mauvais élève en la matière : la réduction des émissions est reportée aux calendes grecques malgré la signature de l’Accord de Paris. Il reste l’un des pays les plus énergivores par rapport à sa population totale et sa dépendance aux hydrocarbures est criante. Trudeau n’a non seulement contenté personne mais il est attaqué par tous les autres partis pour son piètre bilan. Andrew Scheer, le chef de file des conservateurs, aux thématiques peu environnementales, se paye même le luxe de le critiquer ! Sans revenir sur l’ensemble des aspects de son bilan, Justin Trudeau a cru pouvoir convaincre de son sérieux alors qu’il a attaqué la Colombie-Britannique face à l’Alberta pour son refus de voir l’oléoduc TransMountain aller jusqu’à ses côtes. Cet oléoduc, comme tant d’autres, est un moyen pour l’Alberta de pouvoir exporter ses hydrocarbures (pétrole, sables bitumineux, gaz de schiste) et d’assurer sa survie économique. La province, surnommée la Texas du Nord,  est devenue trop dépendante des énergies fossiles. Il a également cru convaincre en poussant jusqu’à il y a peu pour que se réalise le pipeline – corridor énergétique en bon français – Énergie Est, dont l’objectif consiste à transporter les énergies de l’Alberta jusqu’aux ports de la façade atlantique, ce qu’a catégoriquement refusé le Premier ministre du Québec François Legault.

Troisième erreur : avoir cru faire illusion sur la scène internationale. Le Premier ministre canadien a souhaité reprendre à son compte le mantra de la politique étrangère canadienne qu’est le multilatéralisme. À son avantage, il a pu compter durant un an sur son voisin du Sud avant que les Américains n’élisent Donald Trump, qui ne cesse depuis de promouvoir l’isolationnisme. Au départ, Justin Trudeau a néanmoins poussé pour qu’aboutisse l’Accord de Paris. Il a œuvré à l’ONU pour que le Canada reprenne une place significative, avec à la clef l’espoir d’un siège non permanent au Conseil de sécurité. Il s’est très rapidement lié avec le président français Emmanuel Macron, notamment sur la question commerciale ou celle du droit des femmes. Mais sa défense acharnée des droits de l’homme et son manque de stratégie criant sur la défense des intérêts commerciaux du Canada ont montré une naïveté confondante des rapports de force internationaux.

Justin Trudeau s’est aliéné l’Arabie Saoudite, la Chine, la Russie, sans compter les relations dégradées avec l’Inde et les États-Unis.

Justin Trudeau a été suffisamment intelligent pour que l’Arabie saoudite sabre les relations diplomatiques avec Ottawa après les protestations sur le sort réservé à Raif Badawi. Pékin menace de faire de même depuis que les autorités canadiennes ont arrêté la fille du fondateur de Huawei et directrice financière de la firme chinoise sur demande de Washington. Pourtant, ce n’est pas faute d’avoir provoqué un an avant le courroux de Donald Trump lors de la renégociation de l’Alena. Justin Trudeau a réalisé une performance : se rendre plus détestable que le Mexique en matière commerciale.

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Signature du traité USMCA entre Pena Nieto, Trump et Trudeau.

Le nouveau traité de libre-échange USMCA n’a été obtenu qu’au prix de lourdes rétorsions pour les agriculteurs canadiens et tout particulièrement les producteurs de lait québécois au profit de ceux du Midwest. Heureusement que l’Union européenne a été là pour Justin Trudeau ! Coûte que coûte, Bruxelles n’a cessé de défendre le CETA – AECG pour Accord économique commercial global, l’accord de libre-échange entre le Canada et l’Union européenne. La ministre canadienne des Affaires étrangères Chrystia Freeland est même allée jusqu’à pleurer à chaudes larmes lorsque Paul Magnette, le ministre-président de la Wallonie, a menacé de mettre à terre l’accord commercial.

Vous pensiez en avoir terminé ? Non, Justin Trudeau s’est employé à raidir les relations diplomatiques avec la Russie, déjà glaciales entre Stephen Harper et Vladimir Poutine, par une défense sans équivoque des intérêts ukrainiens. Le fait que la plus grande diaspora ukrainienne au monde soit au Canada n’est pas étrangère à cette prise de position. Mais les deux plus gros échecs de Trudeau sont le sommet du G7 à la Malbaie au Québec et son voyage officiel en Inde. Pour le premier, qui s’est déroulé courant 2018, Justin Trudeau a réussi à faire sortir de ses gonds Trump après avoir expliqué les concessions américaines lors d’un point presse à la fin du sommet. Le président américain, ni une, ni deux, a annoncé sur Twitter dans son avion qui le ramenait aux États-Unis que le communiqué final était caduc. Une première ! et surtout une humiliation pour les autorités canadiennes. Emmanuel Macron s’est employé, lors du sommet du G7 à Biarritz, à éviter tout communiqué pour ne pas répéter ce précédent.

Enfin, en Inde, Justin Trudeau a eu comme seule idée d’arriver avec un costume traditionnel hindou – pratiquement plus porté – et de danser sur des musiques locales. Ces images ont fait le tour du monde. Mais ce qui a surtout provoqué l’ire des autorités indiennes et du Premier ministre Narendra Modi a été la visite amicale qu’a rendu Trudeau et sa famille à un extrémiste sikh en délicatesse avec New Delhi. Là encore, le fait qu’une importante communauté sikhe soit établie au Canada n’est pas étranger à ce faux-pas.

L’opposition de Justin Trudeau à la loi sur la laïcité – dite loi 21 – va lui coûter de précieux sièges au Québec.

La quatrième erreur a été la politique approximative du gouvernement Trudeau en matière de politique intérieure. D’abord, les budgets présentés par son ministre des Finances Bill Morneau ont été sévèrement critiqués par la classe moyenne en raison de la hausse des impôts qui n’a pas compensé la hausse du déficit. Certes, cette politique de la demande prouve son efficacité puisque la croissance est au rendez-vous et le taux de chômage est au plus bas. Mais beaucoup de Canadiens ne comprennent pas que certains choix, fastueux, aient été faits au détriment de d’autres, plus élémentaires, comme garantir l’eau courante aux autochtones.

Cette approximation s’est vérifiée par le traitement désinvolte de l’immigration. Alors que le Canada jouissait jusqu’ici de l’image d’un pays ouvert mais rigoureux, Justin Trudeau et son ministre de l’Immigration Ahmed Hussen ont ouvert en grand les portes du pays. Si l’accueil de nombreux réfugiés Syriens a été unanimement saluée, l’absence de résultats sur les objectifs, comme 4% de nouveaux francophones dans le Canada anglais, est sévèrement critiquée. Au point qu’aujourd’hui une majorité de Canadiens souhaite que l’immigration soit plus durement contrôlée. C’est une première pour un pays qui s’est bâti grâce et par l’immigration.

C’était sans compter sur la dernière erreur de Justin Trudeau qui est le mépris qu’il accorde aux revendications québécoises. C’est peut-être d’ailleurs cette dernière erreur qui va lui coûter de précieux sièges le 21 octobre. Comme son père avant lui, Justin Trudeau, bien qu’il soit élu à Montréal, a toujours traité avec peu de considération les souhaits des Québécois d’être reconnus comme distincts du reste des Canadiens. Distinction qui s’opère par une reconnaissance et une ratification du Québec à la Constitution de 1982. Distinction qui s’opère par davantage de droits accordés au gouvernement provincial en matière fiscale et migratoire. Distinction enfin qui s’opère par le respect de la loi sur la laïcité, dite loi 21, qui prévoit peu ou prou les mêmes dispositions que celles appliquées en France aujourd’hui. À chaque fois, Justin Trudeau a combattu cette distinction, jusqu’à être le seul à ouvertement dire que s’il était réélu, il contesterait devant la Cour suprême du Canada la loi 21 en raison de son caractère « xénophobe, raciste et intolérant ».

L’Ontario mais surtout le Québec en arbitres de l’élection

Racistes et xénophobes les Québécois ? Justin Trudeau a peut-être franchi une ligne jaune électorale en voulant satisfaire à ce point les désirs multiculturels du ROC – Rest of Canada. Plus de 70% des Québécois appuient la loi 21, votée au début de l’été par le Parlement de Québec, d’après de nombreux instituts de sondage comme Léger ou Mainstreet. La désinvolture à l’endroit du Québec n’est pas la seule raison qui pousse de nombreux analystes, outre son piètre bilan, à prédire que Justin Trudeau n’est pas certain d’être reconduit. L’affaire du blackface, où l’on voit le jeune Trudeau au début des années 2000 grimé en noir a fini de convaincre de nombreux Canadiens que le leader libéral, premier à critiquer dès qu’on touche aux communautés, est un imposteur. Andrew Scheer, le candidat conservateur, s’est permis de le traiter de phony, soit de faux-jeton lors du deuxième débat des candidats.

Au coude-à-coude avec les conservateurs dans les sondages depuis la rentrée, le chef libéral voit depuis deux semaines ces derniers baisser. La chute des libéraux est telle qu’à la veille du scrutin, les stratèges libéraux s’emploient encore à faire des effets d’annonce. Il en va de même pour les conservateurs d’Andrew Scheer. Ce dernier, élu par surprise leader des conservateurs il y a trois ans, ne convainc pas les Canadiens. Ses positions radicales sur l’avortement et son absence de plan pour l’environnement font que s’il est élu, cela ne sera que grâce à la débâcle des libéraux et au réservoir de sièges conservateurs dans l’Ouest. Et encore, les conservateurs espèrent au mieux être en capacité de former un gouvernement minoritaire.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois. Donné pour mort il y a encore un an, le parti souverainiste, qui mène exclusivement campagne au Québec, est en mesure d’être le faiseur de rois de ces élections. Les différents coups de sonde prévoient tous que le Bloc arrive premier devant les libéraux avec – à l’heure où nous écrivons ces lignes – 32 à 37% des voix et plus d’une trentaine de sièges. La remontée spectaculaire du parti s’explique par trois facteurs. Le premier est l’arrivée il y a un an du gouvernement nationaliste de François Legault, qui participe à une reprise d’orgueil des Québécois. Le deuxième facteur est la piètre performance des autres leaders canadiens que sont Trudeau, Scheer et Jagmeet Singh, le leader néo-démocrate. Yves-François Blanchet, le chef du Bloc québécois, a remporté les deux débats en français – sans réelle difficulté certes vu le niveau en français des autres candidats et notamment d’Elizabeth May du Parti vert et d’Andrew Scheer – et s’est montré pugnace lors du débat en anglais. Le troisième facteur est enfin la défense de la loi 21, ce qui motive beaucoup de Québécois à voter Bloc pour barrer la route à d’éventuelles saisines à la Cour suprême par le gouvernement fédéral en cas de gouvernement minoritaire. Enfin, bien que cela ne soit pas comparable avec le Bloc québécois, la bonne performance de Jagmeet Singh lors du débat en anglais lui permet d’être en mesure de reprendre quelques sièges stratégiques en Ontario et au Manitoba au détriment du PLC et du PCC.

La révélation de cette campagne est sans nul doute le Bloc québécois.

D’après l’agrégateur de sondages Si la tendance se maintient réalisé par Bryan Breguet, les conservateurs sont en tête avec 33% juste devant les libéraux qui obtiendraient 31,4% et très loin devant les néo-démocrates qui restent à 15,7%. Dans le détail, les conservateurs et plus largement les libéraux ne cessent de reculer alors que le NPD et le Bloc québécois grappillent des sièges. Sur la totalité de la confédération, les conservateurs seraient en mesure d’obtenir 141 sièges, les libéraux 128 et les néo-démocrates 29. Le Bloc québécois aurait 34 sièges. La chute est spectaculaire pour les libéraux, qui seraient deuxièmes au Québec derrière le Bloc. Ce dernier est en mesure de rafler l’ensemble des circonscriptions du 450 (dîtes quatre-cinq-zéro), les libéraux se maintenant sur leurs places fortes de l’île de Montréal. À l’Ouest, le partage des voix entre les libéraux, les néo-démocrates et les verts en Colombie-Britannique permet aux conservateurs d’espérer de précieux gains. En Alberta, l’ensemble des 34 sièges provinciaux iraient au Parti conservateur, appuyé localement par le Premier ministre provincial Jason Kenney, ancien ministre de la Défense de Stephen Harper.

Dans les Prairies, le PCC raflerait la très grande majorité des sièges, même si l’inquiétude pointe avec la hausse légère du NPD. Enfin, les libéraux ne pourront pas rééditer l’exploit de remporter l’ensemble des sièges aux Maritimes. Comme souvent, la clef des élections va se jouer en Ontario et au Québec où chaque voix va compter.

Le risque est grand de ne voir aucun parti l’emporter le soir du 21 octobre.

Ayoye ! L’heure est grave pour Justin Trudeau. Ce dernier ne s’est pas trompé en montrant une absence totale de combativité lors du dernier débat en français réalisé par Radio-Canada avec la presse québécoise. Même en cas d’alliance avec les néo-démocrates et les verts, ils n’obtiendraient pas la majorité absolue des 169 sièges sur les 338 que compte la Chambre des communes. Comme indiqué plus haut, il y a tellement de circonscriptions où deux voire trois partis sont au coude-à-coude qu’il est difficile de prévoir avec certitude le résultat le 21 au soir. La participation, mais aussi le score du Bloc québécois et du NPD dans une moindre mesure vont être déterminants. Le Premier ministre est certain d’être réélu dans sa circonscription de Papineau. Mais comme diraient les Québécois, Ça ne prend pas la tête à Papineau de comprendre que l’ère de la Trudeaumania est terminée.

 

Six ans avant les gilets jaunes : les carrés rouges du Québec

Le mouvement des gilets jaunes en rappelle un autre : celui des carrés rouges, surnommé « printemps érable » au Québec. Cette grève étudiante a embrasé le Québec durant près de huit mois en 2012. Ce mouvement social est sorti victorieux : les étudiants ont bloqué la hausse des frais de scolarité et obtenu la défaite du gouvernement libéral de Jean Charest lors des élections anticipées de septembre 2012. Il paraît donc utile de jeter un regard croisé sur ces deux mouvements sociaux.


Printemps érable : un bref rappel historique

Le printemps érable surgit durant l’hiver 2012, suite à l’annonce par le gouvernement libéral de la province du Québec, de l’augmentation des frais d’inscription à l’Université : +1 625$ canadiens sur cinq ans.

Les premiers débrayages dans les universités ont eu lieu en février 2012. Le mouvement fait tâche d’huile en mars 2012. Au départ, le gouvernement refuse toute négociation et mène une campagne de dénigrement des étudiants, taxés d’« enfants gâtés » refusant de « faire leur juste part ». Il fait également le choix de la répression policière tous azimuts et parie sur l’épuisement de la mobilisation, après le succès de la grande manifestation du 22 mars qui a réuni entre 300 000 et 400 000 personnes dans les rues de Montréal.

Au plus fort de la mobilisation vers la fin du mois de mars 2012, on compte plus de 300 000 étudiants grévistes sur un total de 400 000 étudiants. La mobilisation s’installant dans la durée, le gouvernement de Jean Charest tente d’amadouer les organisations étudiantes en amendant à la marge son projet d’augmentation des frais d’inscription. Ses propositions sont massivement rejetées par les étudiants.

Le mouvement étudiant se politise et dépasse la simple contestation des frais de scolarité. C’est toute la politique du gouvernement Charest qui est contestée en bloc : hausse des tarifs d’Hydro-Québec, exploitation des gaz de schiste etc. Le débat public se cristallise autour du mouvement des carrés rouges. Chacun est invité à choisir son camp. Les opinions s’affichent sur les corps : carrés rouges pour les partisans de la grève, carrés verts pour la hausse des frais de scolarité.

Face à la persistance du mouvement étudiant, le gouvernement fait adopter au mois de mai 2012 une loi spéciale, qui restreint fortement le droit de grève et la liberté de manifester. L’adoption de cette loi marque un tournant dans le mouvement. La CLASSE, principale organisation étudiante appelle à la désobéissance civile. Les appuis à la mobilisation s’élargissent : Amnesty International dénonce une violation des libertés civiles, le barreau du Québec critique également la loi.

La population prend la rue, c’est le « mouvement des casseroles ». Le mouvement étudiant devient un mouvement social, qui mobilise de larges pans de la société civile : syndicats, associations environnementales, professeurs, partis politiques (Parti Québécois et Québec Solidaire). Lancées initialement par un professeur sur Facebook, les casseroles se sont rapidement réunies aux intersections névralgiques de leur quartier. Ces dernières se sont transformées en manifestations spontanées qui regroupent parfois plusieurs milliers de personnes. D’abord limitées aux quartiers centraux de Montréal, ces manifestations se sont peu à peu étendues à toute la province, notamment à la capitale provinciale, Québec. 

Le 1er août 2012, nouveau coup de tonnerre : le gouvernement Charest annonce l’organisation d’élections anticipées. Les élections ont lieu le 4 septembre 2012, dans une ambiance électrique. Le gouvernement Charest perd – de peu –  les élections face au Parti Québécois (PQ) de Pauline Marois. Le gouvernement PQ abroge par décret la hausse des droits d’inscription et la loi spéciale.

Carrés rouges et gilets jaunes : analyse comparée

Le mouvement des carrés rouges et le mouvement des gilets jaunes présentent des différences notables, qui dépassent la couleur de leur emblème.

Les carrés rouges ont mobilisé, pour l’essentiel, les classes moyennes éduquées des grands centres urbains du Québec (Montréal et Québec), tandis que les gilets jaunes sont surtout implantés dans la France périphérique. Le mouvement des carrés rouges a également davantage divisé et polarisé la société québécoise que les gilets jaunes en France. Cela tient au caractère inter-classiste des gilets jaunes et à l’enracinement plus précoce du discours libéral au Québec et au Canada. Enfin, le printemps érable a fait l’objet d’une intense campagne de mobilisation via des pétitions, des argumentaires etc. et ce dès la fin de l’année 2011. Alors que le mouvement des gilets jaunes est apparu de manière spontanée, comme un réflexe de survie.

Pour autant, en dépit des différences entre les acteurs impliqués, les lieux de mobilisations ou leur temporalité, il existe des caractéristiques communes entre ces deux mouvements. Tous deux constituent des moments populistes, où le peuple se construit par la conflictualité sociale. Balint Demers a livré une analyse du printemps érable dont nous restituons plusieurs fragments :

« La grève étudiante, si elle s’appuyait au départ sur une demande particulière (l’annulation d’une hausse des frais de scolarité universitaires), elle opéra bientôt un saut qualitatif : en approfondissant sa confrontation avec le pouvoir en place, elle creusa une frontière antagonique qui permit à un ensemble de demandes (luttes contre des projets d’extraction gaziers, ras-le-bol contre les scandales de corruption) de se condenser en une chaîne d’équivalence que la revendication étudiante en vint à représenter, ce qui fit de cette dernière un signifiant vide. D’ailleurs, le symbole de la grève, le carré rouge allait lui-même tendanciellement se vider de sa signification particulière (la défense de l’accessibilité aux études supérieures) pour incarner de quelque chose de beaucoup plus large, au point où le camp de l’opposition au pouvoir s’appellerait bientôt celui des carrés rouges. »

Le même processus est en œuvre s’agissant des gilets jaunes : au départ le mouvement s’appuie sur une demande particulière qui est le refus de l’augmentation de la taxe sur les carburants et agrège un ensemble de demandes comme le référendum d’initiative citoyenne ou le rétablissement de l’ISF qui lui confère une portée plus générale. Et comme pour le printemps érable, le gilet jaune fonctionne comme un signifiant vide.

Balint Demers ajoute que : « Dans un contexte post-politique où l’ordre libéral en crise demeure hégémonique et rejette toute véritable alternative à la marge, la conflictualité du social se trouve niée et des segments de plus en plus vastes de la population ne se sentent plus représentés. Le populisme apparaît alors comme un passage potentiellement nécessaire pour réactiver la démocratie en réintroduisant la conflictualité dans les espaces institutionnels. »

Les leçons du printemps érable

Les gilets jaunes tout comme les carrés rouges ont dû faire face à une intense répression policière, judiciaire et médiatique d’une ampleur inédite dans les deux cas. Face à cette répression, ces deux mouvements se sont installés dans la durée. Quelles ont été les facteurs qui ont permis aux carrés rouges de se maintenir pendant huit mois ?

Une des explications de la durée, du succès du printemps érable tient à sa capacité à associer la verticalité du mouvement, représentée par les organisations étudiantes (CLASSE, FEUQ, FECQ), leurs leaders (Gabriel Nadeau-Dubois, Jeanne Reynolds, Léo Bureau-Bloin etc.) et l’horizontalité des formes de mobilisations.

Cette association ne s’est pas accomplie sans tensions (les prises de position des portes-paroles de la CLASSE ont été à plusieurs reprises contestées par la base) mais elle a fonctionné. Le mouvement a combiné des actions décidées par les organisations étudiantes – notamment les manifestations des 22 mars, 22 avril, 22 mai, 22 juin – et des actions décidées par des groupes informels, réunis sur des bases affinitaires et relayées sur les réseaux sociaux. La multiplicité des formes d’actions, plus ou moins revendicatives (manifestations à vélo, manifestations de droite, manifestations de nuit etc.) a également permis de ménager des temps de pause et de renforcer la cohésion face à la répression.

Le lipdub rouge ci-après donne à voir plusieurs collectifs ayant joué un rôle important durant le mouvement : les rabbit crew, archi-contre pour ne citer qu’eux.

Devenir son propre média

Le printemps érable a pris appui sur un réseau de médias indépendants permettant de diffuser un récit alternatif à celui développé par les médias mainstream. Là où les médias dominants relayaient complaisamment les éléments de langage du gouvernement ou dénonçaient les violences étudiantes durant les manifestations, les médias alternatifs documentaient les violences policières ou retransmettaient les meetings étudiants. Parmi ces médias alternatifs, on peut citer CUTV, qui est à l’origine une chaîne de télévision située à l’Université de Concordia qui a gagné en visibilité durant le mouvement de 2012, le journal Ultimatum – journal édité par la CLASSE, la revue Fermaille ou 99%Média. Ces médias ont produit avec peu de moyens des vidéos très efficaces sur le plan communicationnel. Ces vidéos articulent des argumentaires rigoureux, étayés par des faits et des images, tout en mobilisant les affects. La vidéo ci-dessous constitue un exemple remarquable du travail accompli durant le printemps érable.

La lutte est (aussi) une bataille culturelle

La force et la durée du printemps érable s’explique également par le fait que ce mouvement social a mené la bataille culturelle. Elle s’est appuyée sur des médias mais également sur d’autres supports comme des affiches, des performances artistiques et d’autres acteurs.

On peut citer l’exemple de l’Ecole de la Montagne Rouge. Fondée par des étudiants en design de l’UQAM, elle se présente comme la branche créative du mouvement étudiant. « Ce sont surtout ses sérigraphies qui ont marqué l’imaginaire du printemps (…). Pour la grande manifestation du 22 mars, le collectif produit plus de 2 000 pancartes, telles l’état sauvage ». L’Ecole de la Montagne Rouge « tire son nom du Black Mountain College, un établissement ouvert dans les années 1930, en Caroline du Sud, aux Etats-Unis, où l’éducation n’était pas abordée de manière conventionnelle ».

On peut souligner le soutien apporté au mouvement par plusieurs artistes : le groupe de rap Loco Locass et sa chanson Libérez-nous des libéraux ou Yann Perreau qui a composé et chanté Le bruit des bottes.

Le mouvement tire également sa force de la réinterprétation de références culturelles québécoises. Ainsi, la vidéo Speak red réinterprète le poème Speak white, écrit par Michèle Lalonde en 1968, et fondé sur l’injure utilisée par les anglophones envers les francophones du Canada quand la langue française était utilisée en public.

Les corneilles et les récoltes

Si le printemps érable a tant polarisé la société québécoise, beaucoup d’étudiants s’attendaient, un peu naïvement, à ce que le mouvement provoque des changements profonds, rapides, sur les politiques menées au Québec. Les faits ont montré que l’hégémonie libérale dispose de nombreux garde-fous assurant sa défense. Après de timides concessions (abrogation de la hausse des frais de scolarité, moratoire sur l’exploitation du gaz de schiste, fermeture de la centrale nucléaire de Gentilly 2), le gouvernement péquiste de Pauline Marois en est rapidement revenu au consensus néolibéral et à ses politiques austéritaires. Il n’a d’ailleurs constitué qu’un intermède d’un an et demi. En 2014, les libéraux sont revenus aux affaires. Toutefois, les élections provinciales de 2018 ont été marquées par la forte progression de Québec Solidaire avec 16% des voix et 10 députés sur 125. La radicalité du mouvement de 2012 a fini par trouver un débouché politique.

Un texte des Zapartistes, intitulé les Les corneilles et les récoltes, illustre bien ce décalage entre les mouvements sociaux et les changements qu’ils provoquent. Il a été publié dans Le printemps québécois, une anthologie.

« Les Zapartistes se forment au tournant des années 2000, dans la mouvance altermondialiste, la Zone de libre-échange américain (ZLEA). Et à ce moment, après des mois de mobilisation de la société civile, des organisations militantes et des syndicats plus de 75 000 personnes venues de partout en Amérique défilent dans les rues de la Vieille Capitale [NDLR : Québec ville] (…). Et après, bien évidemment, on s’est demandé ce qu’il en restait. « Pas grand chose ! » clamèrent en chœur les corneilles perchées sur leurs clôtures. « Il n’y a plus personne dans les rues, on ne voit plus rien, le mouvement est mort ». (…) Et là…2012. Et le printemps que l’on connaît. Et voilà que l’on se questionne encore après les faits, une fois que les manifestants ont quitté la rue, alors que la circulation automobile a repris ses droits…Que reste-t-il de ce mouvement ? Les corneilles, haut perchées sur leur clôture de gérant d’estrade, craillent que si l’on ne voit plus rien, c’est qu’il n’y a plus rien. Que le mouvement est, cette fois, bel et bien mort et enterré. Et bien c’est tant mieux, nous suggère notre voix agricole intérieure. Si tout a été enterré, ça veut dire que tout a été semé. Et si les corneilles ne voient plus les graines, elles ne pourront pas nous les voler. Donc la prochaine récolte sera bonne. Encore meilleure que la précédente ».

Manifeste québécois pour la démondialisation

LVSL reproduit, en accord avec ses auteurs, “Le manifeste québécois pour la démondialisation”.  En effet, ce manifeste présente l’intérêt d’articuler les questions d’écologie, de justice sociale et de souveraineté populaire, dans la perspective d’une démondialisation des échanges commerciaux. 

Ce texte a été rédigé par Jonathan Durand Folco, professeur à l’université Saint-Paul d’Ottawa, Eric Martin, professeur de philosophie au Collège Édouard-Montpetit, et Simon – Pierre Savard-Tremblay, doctorant à l’École des Hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris.


Démondialisation et dépossession

L’année 2018 est une année électorale où les Québécois sont appelés à choisir un nouveau gouvernement. Nous nous rendons aux urnes comme d’habitude, c’est-à-dire en faisant comme si nous élisions des gens capables d’exercer les pleins pouvoirs, de réaliser tous les projets et promesses qu’ils nous proposent.

Pourtant, il existe quelque chose de plus grand que nous, une force qui vient sévèrement réduire la marge de manœuvre et le champ des possibles : la mondialisation.

Dans plusieurs pays du monde, elle est remise en question : les classes travailleuses savent que le libre-échange les a flouées et que les peuples ont perdu le pouvoir de décider pour eux-mêmes. Ce pouvoir a été confisqué par le processus de la mondialisation, par les entreprises multinationales et les grandes institutions comme le Fonds monétaire international (FMI), la Banque mondiale, l’Organisation mondiale du commerce (OMC), l’Organisation de coopération et de développement économique (OCDE), les Sommets du G7, etc. Au Québec, cependant, nous continuons à discuter en faisant abstraction de la faillite de la mondialisation et de la nécessité de changer de logique.  Il est temps de cesser de jouer à l’autruche et de nous engager dans une autre voie qui permettra de reprendre le contrôle sur notre existence collective : celle de la démondialisation.

Pour l’heure, nos institutions politiques ont les mains liées face à l’ordre international. Les orientations actuelles ne font pas l’objet d’un débat démocratique, mais sont imposées au peuple par une minorité qui se trouve dans les grandes institutions servant les plus nantis.  Le Québec, pour sa part, est aussi coincé à l’intérieur du régime canadien, qui a confisqué à son avantage les principaux pouvoirs et nie l’autodétermination des peuples aussi bien québécois qu’autochtones. Il suffit de considérer le traitement réservé aux autochtones, les récentes discussions constitutionnelles avortées avant même d’avoir commencé, ou l’influence croissante du gouvernement des juges pour comprendre que les conditions d’une démocratie véritable ne sont pas réunies actuellement et ne le seront pas tant que le Québec demeurera inféodé au régime canadien et à la constitution canadienne.

Bien sûr, l’absence de l’indépendance n’est pas le seul problème auquel est confronté le Québec. Le néolibéralisme a transformé les gouvernements en États-succursales de la mondialisation et les territoires en terrains de jeu des multinationales. Ceci ne veut pas dire que les États vont disparaître : bien plutôt, ils sont amenés à se détourner de l’intérêt général pour appliquer partout la même politique unique au service de la concurrence et dans le but d’attirer des investissements. La concurrence généralisée semble aujourd’hui être devenue leur seul projet de « société ». L’État est ainsi amené à agir comme un acteur privé au sein d’un grand marché universel ; toutes ses politiques sont pensées en fonction de faire la concurrence aux autres États pour plaire aux multinationales et pour maximiser la croissance de l’argent qui ne profite ultimement qu’à une minorité nantie. Le projet principal des États est aujourd’hui de mettre en place un cadre favorable à la libre action des entreprises multinationales, comme en fait foi l’exemple du « Plan Nord » des libéraux provinciaux, véritable exemple de marketing territorial.

Ces États évoluent dans un contexte mondial où le libre-échange a pris une place croissante. Il faut cependant noter que le nouveau libre-échange qui est en vogue aujourd’hui est différent de celui dont on discutait dans les années 1980. À l’époque, il s’agissait d’assurer la libre circulation des marchandises commerciales ; ceci est aujourd’hui vastement accompli. Désormais cependant, les traités de libre-échange servent surtout à mettre en place une nouvelle « politique permanente » qui va bien au-delà du commerce et vise à transformer des domaines de plus en plus vastes en marchandises, comme les services publics. Comme le disait Joseph Stiglitz en parlant du Partenariat transpacifique (PTP) : « it is about many things, but free trade not so much ». On est ainsi passé du GATT (abolition des barrières tarifaires) à l’ALENA (abolition des barrières non-tarifaires (licences, quotas, accords, etc.), puis au PTP qui agit sur un nombre innombrable de domaines.

“Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique.”

Il n’y a plus grand chose de « libre » dans le libre-échange, puisqu’il s’agit d’une manière d’imposer aux peuples une nouvelle logique particulière du tout-au-marché, sans véritable consultation démocratique. Ce règne du néo-libre-échange rime avec la dépossession des peuples, privés de plusieurs pouvoirs, aussi bien au niveau local, régional et national qu’au niveau international. La concurrence, au sein du système économique mondialisé, s’est à ce point intensifiée et accélérée que plus personne ne semble en mesure de planifier et de réfléchir à ce qui vient : au contraire, chacun essaie de s’adapter le plus rapidement aux circonstances fluctuantes sans se demander si cela est véritablement souhaitable. Le monde se dirige ainsi vers des catastrophes sans le voir, puisqu’il est trop occupé à tenter de suivre la marche du système. Dans les traités, des clauses protègent les investisseurs et entreprises contre les États qui voudraient les poursuivre ; ou encore, elles permettent aux acteurs privés de poursuivre les États qui voudraient entraver leurs opérations et les priver des profits qu’ils escomptent.

Voici quelques exemples : en 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars ; en 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour avoir interdit, entre 1995 et 1997, l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9 millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

Les manifestations de l’échec de la mondialisation sont multiples : Brexit en Grande-Bretagne, montée du Front National et de la France Insoumise en France, Sanders et Trump aux États-Unis, référendum en Grèce en 2015 pour rejeter le plan des instances pro-mondialisation, arrivée de Podemos en Espagne. À droite comme à gauche, des voix s’élèvent pour décrier la perte de pouvoir des collectivités aux mains des instances supranationales (Union Européenne) ou mondiales qui privent les populations du pouvoir de décider. La situation des classes travailleuses est de pire en pire, les inégalités sociales n’ont jamais été aussi élevées. Nous sommes déjà au cœur d’une crise écologique sans précédent. Et tout ceci, loin de ralentir, ne fait qu’accélérer constamment.

Au cours des années 1990-2000, le mouvement antimondialisation ou altermondialiste avait provoqué un débat public sur ces questions, autour de l’AMI et de la ZLÉA par exemple. Aujourd’hui, cependant, les sommets de décideurs se sont fait plus discrets et l’enjeu du libre-échange et de la mondialisation a été éclipsé des nouvelles. Certes, plusieurs revendications sociales « font les manchettes » mais le lien qui unit ces luttes particulières avec le problème structurant du libre-échange et de la mondialisation ne se fait plus aussi clairement au Québec. La défaite des deux référendums a contribué à faire disparaître la question nationale de l’avant-scène : beaucoup de gens se comportent ainsi comme si elle était réglée ou devenue sans importance, alors qu’elle est toujours d’une actualité brûlante. Il en va de même avec la mondialisation : nous vivons à chaque jour comme s’il s’agissait d’une évidence naturelle dont il ne servirait plus à rien de parler, alors que la reconquête de la capacité de décider, confisquée par le néolibéralisme globalisé, est l’une des questions les plus importantes à l’ordre du jour.

L’heure n’est pas à la démission, à l’inaction ou aux constats d’impuissance. Il est urgent non seulement de renouer avec la critique de la mondialisation et du libre-échange, mais de proposer de nouvelles institutions locales, régionales, nationales et internationales pour remplacer celles qui ont été corrompues par la logique entrepreneuriale et organisationnelle. C’est en proposant de nouvelles institutions et de nouvelles normes que nous pourrons reconstruire le pouvoir des communautés politiques à se prendre en charge par elles-mêmes et récupérer la capacité de décider, du local au global.

“Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde.”

Sans récupérer les souverainetés (politique, économique, énergétique, alimentaire, etc.), nous ne pourrons pas faire face aux crises qui affectent notre monde. Contre la logique économique injuste et ennemie de la nature que l’on nous impose, il faut reprendre le pouvoir d’agir de concert à tous les échelons en faveur du bien commun et pour faire face aux problèmes du siècle. 

Nous, signataires du présent manifeste, proposons de nous donner les moyens d’agir à nouveau ensemble.

Démondialiser et se réapproprier le pouvoir d’agir 

Voici les quatre principales avenues que nous proposons de mettre en discussion en vue de reprendre collectivement du pouvoir :

  1. La démondialisation : contre la logique dominante imposée par le haut, construire le pouvoir des gens d’en bas.

Le concept de démondialisation apparaît la première fois en 1996 sous la plume de Bernard Cassen du Monde diplomatique. L’objectif est alors de sauvegarder les espaces qui n’ont pas encore été marchandisés par la mondialisation et de lutter afin de retrouver la capacité de décider ensemble, démocratiquement, afin de réguler et contrôler l’économie et la finance. À cette fin, Cassen proposait une série de pistes : des taxes aux entreprises, interdire les paradis fiscaux, freiner la circulation déstabilisatrice des capitaux mondiaux, mettre des conditions écologiques, sociales et culturelles à tout échange commercial. Bien sûr, cela suscite des accusations de « protectionnisme », mais il ne faut pas se laisser impressionner, puisque l’alternative est de continuer à laisser les multinationales faire n’importe quoi, n’importe où, ce qui est inacceptable.

En 2002, le concept de démondialisation est repris et développé par le sociologue philippin Walden Bello. Celui-ci en appelle au démantèlement des grandes institutions économiques internationales et à fonder un nouvel ordre économique mondial plus juste envers l’ensemble des peuples. Pour Bello, la démondialisation se résume en quatorze principes, dont la revalorisation de la production et de la démocratie locale, la décroissance, l’égalité entre les sexes ou le développement de technologies écologiques pour ne nommer que ces exemples. Le concept de démondialisation a aussi été abordé par d’autres auteurs comme Jacques Sapir ou plus récemment par Aurélien Bernier.

Nous proposons d’engager au Québec une démarche de démondialisation visant à contrer la logique dominante imposée par la mondialisation et le libre-échange afin de donner du pouvoir aux gens d’en bas, c’est-à-dire au peuple. Ce projet visant une indépendance réelle du peuple n’est aucunement à confondre avec le repli et la fermeture sur soi.  Au contraire, il est la condition pour établir, par-delà la mondialisation néolibérale, une véritable coopération humaine et une véritable solidarité internationale.

  1. Se réapproprier la souveraineté.

La mondialisation libre-échangiste a confisqué la souveraineté des peuples pour la remettre au marché et aux multinationales. Les peuples doivent donc récupérer cette souveraineté pour pouvoir réorienter leur devenir démocratiquement en fonction de la justice sociale et de l’écologie. Le Québec, cependant, ne peut pas récupérer cette souveraineté directement puisqu’il ne l’a jamais détenu, n’étant pas indépendant et étant prisonnier du carcan du régime canadien, tout comme le sont les nations autochtones qui sont elles aussi privées du pouvoir de s’autodéterminer comme peuples. C’est donc dire que la démondialisation suppose aussi un processus qui demande de sortir du régime, des institutions, de la constitution et du droit canadiens, afin de refonder de nouvelles institutions démocratiques. La démondialisation nous amène à repenser l’indépendance d’une nouvelle manière : il ne s’agit pas de répéter les années 1960-70, mais de prendre les moyens de développer de nouvelles capacités et de nouvelles forces afin que le peuple du Québec et les peuples autochtones puissent reprendre le pouvoir d’agir en commun qui leur a été confisqué.

La meilleure réponse au contexte de la mondialisation est de reprendre le contrôle sur notre capacité de décision, de voter nos propres lois et traités, de contrôler notre fiscalité, nos politiques culturelles, de décider des institutions que nous voulons pour organiser le vivre-ensemble. Les institutions britanniques et monarchiques actuelles sont tout sauf démocratiques. Il ne s’agit pas simplement de défendre l’ancien modèle de l’État contre l’État néolibéral, mais de penser à ce que pourraient être de nouvelles institutions politiques souveraines et démocratiques.  Depuis les Patriotes de 1837, l’idée de République circule au Québec. N’est-il pas temps de mettre en place et de donner à cette république une forme et un contenu qui nous correspondent ? Ne faudrait-il pas chercher à élaborer cette république en solidarité avec les autochtones ?

La logique actuelle n’en a que pour la centralisation du pouvoir économique et politique, au mépris des gens qui vivent hors des grands centres et dans des régions éloignées, sur la Côte-Nord aussi bien qu’en Gaspésie, une région que le conseil du patronat suggérait d’ailleurs carrément de « fermer » (!). Nous pensons au contraire que l’avenir est à la décentralisation et à la démocratisation du pouvoir politique et économique sur l’ensemble du territoire du Québec. Les clivages villes/régions, urbains versus non-urbains ne servent personne mis à part l’élite et le système.

De même les luttes des femmes et des minorités visent une justice sociale qui restera toujours inachevée sans la mise en place d’une nouvelle république citoyenne et laïque et sans récupérer la souveraineté. Sans avoir les leviers nécessaires, sans avoir notre mot à dire, nous ne pourrons mettre en place la nécessaire transition économique et écologique. Il ne peut y avoir de démondialisation sans décolonisation et sans retour à la souveraineté. Sans la pleine possession de nos moyens nous resterons prisonniers de la cage de fer de la mondialisation libre-échangiste.

  1. Démocratiser l’économie : un nouveau mode de développement économique plus juste et plus écologique.

Il est certain que l’économie actuelle fondée sur la croissance infinie pose de sérieux problèmes, notamment au niveau écologique. Malheureusement, sans la démondialisation et la récupération de la souveraineté, les peuples ne peuvent pas décider de faire autrement, alors qu’une transition vers un nouveau mode de développement économique plus équitable et plus écologique est à l’ordre du jour et même urgente. Le mode de développement actuel laisse de plus en plus de gens des classes travailleuses, de villages, et même de régions entières, à l’abandon parce qu’ils ne sont plus jugés « concurrentiels ». 

Nous pouvons au contraire chercher à inventer et à mettre en place une nouvelle dynamique économique plus juste et respectueuse de la nature, qui serve les besoins des gens au local avant de servir les intérêts des entreprises multinationales. Ceci peut vouloir dire fermer des industries polluantes, mais aussi rapatrier chez nous des industries délocalisées à l’autre bout de la planète alors qu’il serait plus sensé et plus écologique de produire localement (une politique de réindustrialisation manufacturière dans certains secteurs).

“L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer.”

L’objectif général est de donner aux populations un pouvoir de décider de leurs conditions d’existence, de ce qu’elles vont produire et consommer. Actuellement, l’autorité est concentrée entre les mains d’une élite de technocrates financiers, de grandes entreprises et d’organisations économiques internationales antidémocratiques. Il est urgent de récupérer la puissance d’agir au sein des communautés, ou encore redonner du pouvoir aux salariés dans les entreprises. Au niveau local, municipal et régional, bien sûr. Mais ceci est impossible sans la capacité de produire un cadre réglementaire national et des normes internationales au service de la reprise du pouvoir au local, aussi bien sur la production paysanne ou artisanale qu’industrielle, et en vue de protéger le territoire contre la dévastation. En vertu du principe de subsidiarité, il faut donner le maximum de possibilité de régler au niveau local ce qui peut l’être.

Contre le développement irréfléchi au service de la mondialisation libre-échangiste, il faut se diriger vers une forme de développement local et soutenable qui ne vise pas d’abord l’exportation, mais la satisfaction des besoins de proximité : rapprocher les producteurs des consommateurs ; d’abord produire pour les gens qui sont sur le territoire plutôt qu’à l’avantage de telle ou telle multinationale. Mettre en place une telle transition est à la fois impératif et urgent ; autrement, nous assisterons non seulement à une augmentation des inégalités sociales et de l’appauvrissement, mais à des catastrophes écologiques qui seront la source de grandes souffrances et de grandes destructions.

  1. Développer la coopération : démondialisation et internationalisme

Démondialiser ne signifie pas se replier sur nous-mêmes en devenant indifférents au sort des autres peuples du monde. Au contraire, les êtres humains sont interdépendants, aussi bien au sein de leurs communautés politiques qu’à l’échelle de l’humanité. C’est pourquoi la mise au rencart de la mondialisation libre-échangiste, fondée sur la concurrence et la guerre économique de tous les peuples entre eux, doit être accompagnée d’une démarche visant la solidarité internationale, notamment en réformant ou en mettant en place de nouvelles institutions de coopération entre les peuples afin d’assurer, notamment, l’équité et la lutte contre la pollution à l’échelle internationale.

Plusieurs propositions ont été discutées ces dernières années : encadrer plus sévèrement Wall Street, mettre en place la taxe Tobin, interdire les produits financiers toxiques, voire même abolir les bourses et la finance. Certaines propositions visent d’abord à ralentir et à civiliser le système capitaliste financier. D’autres visent carrément à le dépasser et à le remplacer par un autre système économique. Ce fut, à une autre époque, un grand débat entre keynésiens et marxistes.

Nous ne prenons pas ici position sur la question. Nous en appelons à des débats et des discussions urgentes et essentielles. Nous relevons cependant l’importance de penser de nouveaux mécanismes en vue de la justice globale, de la redistribution Nord-Sud et de la mise en place de rapports plus équitables entre les nations du monde. Au plan politique, nous pensons qu’il faut œuvrer pour soutenir les peuples qui n’ont pas les conditions nécessaires leur assurant la capacité démocratique de décider et de s’autodéterminer afin qu’ils puissent récupérer leur souveraineté : le droit à l’autodétermination est un droit fondamental pour tous les peuples.

Nous ne proposons d’aucune façon de cesser les échanges (politiques, culturels, économiques, etc.) avec les autres peuples. Nous voulons simplement que ces échanges se fassent de manière juste et démocratique, en visant la coopération et l’égalité entre les peuples plutôt que la domination et le déséquilibre. Démondialiser ne signifie pas couper nos liens avec les autres peuples, mais remplacer une logique de guerre économique par une logique de coopération et de solidarité humaine internationale.

Il y a parmi les signataires de ce texte des gens différents qui proviennent de plusieurs horizons. Nous ne prétendons pas nous entendre sur tout. Une chose fait cependant consensus chez nous, et c’est l’urgence de rompre avec le système actuel de la mondialisation néo-libre-échangiste et néolibérale. Ce manifeste n’est pas un programme exhaustif, mais l’appel à une grande discussion collective autour de l’idée de démondialisation, dont les contours et implications particulières restent encore à définir. 

Nous appelons à l’union des démondialistes au Québec aussi bien que dans tous les pays afin de reconstruire un ordre politique et économique fondé non pas sur l’exploitation prédatrice des peuples, mais sur la liberté, la justice, le respect des cultures et celui de la nature.

“À nous la ville” – Entretien avec Jonathan Durand Folco

Face aux difficultés de la conquête du pouvoir au niveau national, Jonathan Durand Folco, professeur à l’Université Saint-Paul d’Ottawa et auteur dÀ Nous la ville, encourage le peuple à se saisir du pouvoir municipal. Selon lui, l’échelle locale permet la mise en place de communs, partagés entre tous les citoyens, et d’une démocratie plus directe et plus participative. Bien qu’abstraite, son approche originale de l’échelle métropolitaine connaît un succès grandissant au Québec et influence une variété d’acteurs du renouveau politique canadien. Entretien réalisé par Jules Pector-Lallemand pour notre partenaire “L’Esprit Libre”.


Crise écologique, précarité, montée du populisme, instabilité économique, répression des mouvements sociaux : depuis au moins 20 ans, les forces progressistes semblent impuissantes devant ces inquiétantes réalités. En effet, les partis socio-démocrates traditionnels ne remettent plus en cause le libre-marché, les nouveaux partis progressistes n’arrivent pas à percer et les mouvements sociaux se buttent à l’indifférence des gouvernant·e·s. Et si, pour s’opposer au néolibéralisme, la conquête ou la déstabilisation du pouvoir étatique, devenue vaine, devait laisser place à la transformation des municipalités? Dans un petit café de Villeray, je rencontre donc un auteur humble et sympathique, blagueur et décontracté; bref, l’opposé de l’archétype du philosophe hautain et déconnecté.

Revue L’Esprit libre (REL) – En nous parlant de votre cheminement politique et intellectuel, pouvez-vous nous expliquer comment vous en êtes venu à vous intéresser à la ville?

Jonathan Durand Folco – Ma réflexion sur la ville s’est entamée à partir de 2011 où j’ai commencé mon militantisme au sein de différents mouvements dont la lutte contre les gaz de schiste. Je me suis concentré sur les enjeux environnementaux où le système économique-industriel amène des contradictions entre les impératifs de croissance et la protection des milieux de vie, des territoires. À partir de ce moment, je me suis beaucoup intéressé aux luttes sociales et environnementales enracinées dans les communautés locales et les municipalités.

Par la suite, ma première expérience de démocratie au sein d’un mouvement a été dans « Occupons Québec » : à l’époque, je commençais ma thèse de doctorat à Québec et j’avais un cours sur la philosophie politique de la ville. On lisait des textes sur le droit à la ville, d’Henri Lefebvre notamment, et là je me suis rendu compte que ce que j’étais en train d’explorer dans la théorie se reflétait dans l’action et les revendications du mouvement. Cette expérience de démocratie dans la place publique a été pour moi une forme de révélation : on pouvait y expérimenter des nouvelles façons de faire des choix, de discuter ensemble et de prendre des décisions. Puis je me suis interrogé sur les possibilités de poursuivre ce mouvement au-delà de cette mobilisation. Je me suis rendu compte que les villes et les villages étaient vraiment des lieux propices pour la mobilisation et qu’ultimement, avant d’essayer de prendre le pouvoir à l’échelle des États-nations, il y avait un manque au sein des mouvements sociaux et des forces de gauche au niveau des municipalités.

REL – Et après « Occupons Québec », avez-vous poursuivi votre implication politique?

Jonathan Durand Folco – Lors de la grève étudiante de 2012, j’étais président de mon association étudiante et on s’est beaucoup impliqué·e·s. Ça a été une grande expérience de mobilisation. Après, j’ai déménagé à Montréal où j’ai rencontré pleins de nouveaux groupes progressistes. Mon engagement s’est poursuivi ensuite au sein d’un parti politique, Québec Solidaire, où j’ai travaillé sur plusieurs questions, notamment les enjeux urbains. Je me suis rendu compte qu’au sein de ce parti, étant donné qu’il est organisé à l’échelle du Québec, il n’y avait pas de souci réel du niveau municipal.

J’ai donc poursuivi mes réflexions afin d’imaginer comment on pourrait organiser les forces progressistes dans les municipalités. J’ai ainsi écrit “À nous la ville!” afin de réactiver notre imaginaire sur les villes et l’action politique qui pourrait y avoir lieu.

REL – Dans ce premier livre, vous expliquez que le capitalisme pose de graves problèmes sociaux, écologiques et démocratiques. Lesquels?

Jonathan Durand Folco – Au début du livre, j’ai essayé de faire une brève synthèse pour expliquer le mode de fonctionnement et de reproduction du système capitaliste. C’est un système basé sur la division entre des élites, qui disposent du contrôle des différentes ressources économiques, et l’ensemble de la population, qui n’a pas ce contrôle et est obligée d’être salariée pour subvenir à ses besoins. On peut constater dans les villes du monde de grandes inégalités sociales, où des formes de richesse et d’opulence côtoient la misère et la pauvreté extrême. Donc le système capitaliste, c’est un système qui carbure aux inégalités sociales.

C’est un système qui change également les dynamiques humaines. Celles-ci deviennent centrées autour du principe de l’échange de marchandises, de recherche de l’intérêt privé et de la croissance à tout prix, au détriment d’autres considérations humaines et d’autres principes éthiques.

C’est enfin un système qui a tendance à surexploiter la nature puisque c’est un système qui a besoin de croître pour se maintenir en place. Ce qui implique que, au niveau du développement urbain, les gouvernements municipaux dépendent des taxes foncières. Cela amène une forte influence des promoteurs·trices immobilier·ère·s et des intérêts privés sur les gouvernements municipaux. C’est cette situation qui fait croître la valeur foncière des différents logements et qui mène à l’embourgeoisement des quartiers urbains centraux. Les gens de la classe moyenne vont donc s’installer beaucoup plus loin pour avoir accès la propriété : c’est l’étalement urbain, qui a des conséquences écologiques extrêmement graves. Ce phénomène est précisément animé par cette dynamique de l’économie de marché qui fait en sorte que le logement n’est pas considéré d’abord comme un droit social fondamental, mais plutôt comme une forme de marchandise dont on peut faire l’acquisition et la revendre pour faire du profit.

Donc, le système capitaliste, ce n’est pas quelque chose d’abstrait : c’est un système social très complexe qui a des conséquences extrêmement graves du point de vue humain, social.

Même si, d’après moi, le capitalisme est un système social très puissant, il y a différents espaces où on peut vivre des nouvelles façons d’organiser le travail, la consommation, les échanges. Les villes, et même les petits villages, sont vraiment des lieux propices pour des formes de socialisation qui préfigurent ce que pourrait être une société après le capitalisme.

REL – À quoi pourrait ressembler une économie après le capitalisme?

Jonathan Durand Folco – Ce que j’essaie de montrer dans le livre de façon extrêmement brève, c’est qu’un des principes à partir duquel on peut penser cette nouvelle organisation de la vie sociale et économique est le commun. Le commun, c’est un ensemble de droits d’usage, d’accès et de gestion des différentes ressources et de biens. C’est une propriété commune, qui n’est pas celle de l’État ni celle des entreprises privés, mais vraiment une propriété collective où l’ensemble des gens directement concernés par la gestion d’un bien peuvent en faire usage et essayer de réguler cette ressource.

Ce sont des formes de propriété que l’on peut retrouver à travers l’Histoire, comme des terres communales où des fermiers·ière·s avaient accès à la terre, avec des règles qui permettaient d’éviter une surexploitation ou encore des zones de pêche qui étaient gérées par des collectifs de pêcheur·se·s. On peut envisager aussi des bassins versants qui sont administrés par des comités citoyens ou des organismes sans but lucratif. On voit des communs également dans l’univers numérique comme le logiciel libre ou des sites comme Wikipedia.

“L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.”

Au niveau municipal, ce qui est intéressant, c’est que l’on peut définir des communs comme des espaces publics. Ça peut aussi prendre la forme de fiducies foncières communautaires : il s’agit d’un lieu qui est détenu par un organisme sans but lucratif qui aurait pour mission, par exemple, de favoriser le logement abordable ou veiller à ce qu’il y ait de la place pour de l’agriculture urbaine. Évidemment, le système des communs laisse tout de même la place à des propriétés privées.

Ce que l’on serait également capables d’envisager, c’est des coopératives ou des entreprises autogérées qui sont en quelque sorte des communs au sens où c’est la communauté des travailleurs et travailleuses qui participe à la construction ou l’élaboration de cette entreprise et qui a le contrôle de celle-ci.

Donc disons que pour envisager une économie post-capitaliste, il faudrait être capable de multiplier les communs dans d’innombrable sphères d’activités. Je crois précisément que l’on peut se servir des institutions municipales pour essayer d’envisager des formes de propriétés communes qui permettraient de favoriser la transition vers une nouvelle forme d’économie.

REL – Pourquoi la ville serait-elle plus propice que l’État pour entamer une transition basée sur les communs?

Jonathan Durand Folco – Le titre de mon livre À nous la ville! est une forme de mot d’ordre qui résonne avec le slogan du printemps étudiant de 2012 « À qui la rue? À nous la rue! ». Donc « À qui la ville? », à qui appartient cette communauté politique et cet espace de vie? Est-ce qu’elle appartient aux intérêts privés ou plutôt aux citoyens et citoyennes qui habitent cet espace? J’ai beaucoup mis l’accent dans mon livre sur la réalité urbaine qui est au carrefour des contradictions économiques, écologiques et sociales. Pour moi, les villes sont les prisonnières d’un système de concurrence mondial, les nœuds de la mondialisation néolibérale, mais elles sont aussi les foyers de luttes sociales, d’expérimentations, de nouvelles formes de communs qui émergent et c’est quelque chose qu’il faut investir. L’idée n’est donc pas de considérer les villes comme étant la solution exacte à tous nos problèmes, mais plutôt de voir comment on peut créer, à partir de la ville, une nouvelle forme de société, d’économie et de démocratie.

“Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe.”

REL – Pour mener cette transformation en profondeur de la société, vous proposez la mise sur pied d’un mouvement que vous appelez le municipalisme. Quels sont les grandes lignes d’un tel mouvement?

Jonathan Durand Folco – On ne doit pas se contenter des formes administratives et juridiques des municipalités telles qu’elles existent aujourd’hui, mais envisager des municipalités comme devant être transformées en auto-gouvernements locaux. Il s’agirait de véritables communautés politiques où les gens pourraient se réapproprier les décisions collectives et inventer des formes de démocratie plus directe. Les gouvernements actuels, au niveau des villes, sont plutôt basés sur un système de représentation où c’est une classe de politicien·ne·s professionnel·le·s qui continue d’avoir le contrôle des lois et des décisions, souvent de façon complice avec des intérêts privés. Ce que j’essaie de dire dans mon livre, c’est qu’on ne doit pas uniquement prendre le pouvoir dans une seule ville. Il faut envisager un front municipaliste, une coalition de villes rebelles.

Plusieurs villes progressistes et inclusives doivent s’articuler entre elles pour éventuellement créer des grandes alliances, des ligues qui seraient les bases d’un nouveau système de démocratie qui pourrait avoir plus de revendications et vouloir se réapproprier davantage de pouvoir dans une vision de décentralisation démocratique.

Disons que la vision, un peu plus ambitieuse, de mon livre est de poser les bases d’un mouvement municipaliste où les citoyen·ne·s seraient capables de se réapproprier les villes, de créer des nouvelles constitutions municipales démocratiques et seraient capables de créer des liens entre plusieurs municipalités – à la fois au sein d’un territoire commun mais aussi entre plusieurs pays – afin d’accélérer la transition vers une nouvelle forme d’économie. Tout ça résume la vision très large de ce que j’appelle le municipalisme, qui est la vision que la démocratisation économique, sociale et politique se base sur la réappropriation des municipalités.

REL – Une économie post-croissance, des auto-gouvernements locaux : tout cela semble si loin! Part-on de zéro?

Jonathan Durand Folco – Il y a effectivement une forme d’utopie dans mes propos, c’est-à-dire des choses qui pourraient exister mais qui ne sont pas encore concrètes. Toutefois, il y a déjà plusieurs germes. Il y a une multitude de coopératives, d’initiatives et de mouvements sociaux déjà enracinés au Québec. On pourrait essayer de fédérer ces différentes forces et envisager comment on pourrait construire un mouvement politique avec des partis municipaux, à créer ou qui existent déjà, et voir comment on pourrait insuffler une dynamique d’ensemble.

REL – En ce sens, le dernier chapitre de votre livre est presque un mode d’emploi pour démarrer un mouvement municipaliste au Québec. Rapidement, quelles en sont les grandes étapes?

Jonathan Durand Folco – La proposition qui vient à la fin du livre est en quelque sorte le fruit d’un travail collectif qui se fait depuis plus d’un an. Ce mouvement qui est en train de voir le jour a lancé son manifeste au mois de mars, qui s’appelle “À nous la ville”, comme mon livre. Son but est de créer une plateforme d’auto-organisation. Pour le moment, ce qui existe, c’est une page Facebookun site web  et une plateforme libre où les gens peuvent s’inscrire, indiquer leur municipalité, leur(s) champ(s) d’expertise et ensuite créer des groupes, des événements et se partager de l’information et des outils.

La prochaine étape, c’est l’élaboration d’un code d’éthique pour les prochaines élections qui pourrait peut-être être signé par des candidatures indépendantes ou membres de partis. Ce code pourrait comprendre la limitation des mandats à deux, la limitation du salaire des élu·e·s, un engagement des élu·e·s à aller dans des assemblées populaires et la révocation du mandat.

Ce que l’on pourrait voir aussi, c’est la construction de Groupes d’action municipale (GAM), soit des groupes situés dans différents quartiers et différentes municipalités, qui agissent en dehors des élections et qui vont, par exemple, interpeller les élu·e·s durant les conseils municipaux. Ils pourraient aussi organiser des manifestations ou encore des campagnes sur des enjeux comme le logement social ou contre la gentrification.

Il est trop tard pour les prochaines élections pour voir apparaître un grand front de villes rebelles, mais je crois que dès les élections de 2021, il pourrait y avoir une organisation qui commencerait à implanter les idées de communs, de démocratisation des institutions locales et de transformation de l’économie par l’action municipale.

Mon livre se veut donc une boîte d’outils et de suggestions. Au final, tout va dépendre de comment les citoyen·ne·s s’approprient ces idées, et peut-être que l’organisation concrète va prendre une forme complètement différente de ce que j’ai anticipé dans mon ouvrage.

Le Québec est-il sorti de l’Histoire ?

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©Wikimedia

Un an après les célébrations du 150ème anniversaire de la fédération canadienne et les 375 ans de la fondation de Montréal par les colons Maisonneuve et Jeanne Mance, les Québécois sont appelés à renouveler leur Parlement provincial aujourd’hui à l’occasion des élections générales. Le Premier ministre actuel et chef du Parti Libéral du Québec, Philippe Couillard, a choisi de démarrer la campagne le plus tôt qui lui soit permis par la loi, dès le 24 août, afin de renverser une tendance nette depuis plus d’un an : la probable victoire de ceux qu’on nomme les nationalistes de la Coalition Avenir Québec dirigée par l’ancien péquiste François Legault. Cette victoire, qui écarterait les libéraux du pouvoir après quinze ans sans partage (excepté un intermède de deux ans) sonne comme un aveu pour le Québec : sa banalisation, pour ne pas dire la perte de sa singularité au sein du Canada et en Amérique du Nord.


Jouissant d’une notoriété plus faible à l’étranger que sa concitoyenne Margaret Atwood, auteure du roman La servante écarlate – dont l’adaptation en série (The Handmaid’s Tale) connaît un franc succès depuis sa sortie en 2017 -, l’écrivain canadien Hugh MacLennan (1907-1990) a néanmoins marqué la jeune histoire du Canada en publiant en 1945 Two Solitudes. Traduit en français en 1964, Deux solitudes narre la difficile cohabitation entre les Anglos et les Canadiens français au Québec au début du XXème siècle. Cette mise en exergue, autant que la volonté de MacLennan de créer un courant littéraire propre au Canada – « authentiquement canadian » – selon les mots d’Agnès Whitfield, ont permis à « deux solitudes » de rentrer dans le vocabulaire commun au Canada. Il s’agit d’une incompréhension, d’une méfiance, sinon l’acceptation passive entre deux peuples qui se regardent mais n’ont rien en commun. La singularité des Canadiens français, qu’on nommera par la suite les Québécois au milieu du XXème siècle était racontée dès cette époque.

Je me souviens

https://fr.wikipedia.org/wiki/Bataille_des_Plaines_d%27Abraham
Défaite de la France à la bataille des Plaines d’Abraham en 1759
© Hervey Smyth

MacLennan, québécois anglophone, vit l’évolution rapide et l’entrée dans l’Histoire de la province du Québec. Ce territoire fut d’abord habité par des peuples autochtones comme les Algonquins et les Iroquois. Au départ colonie française depuis le XVIème siècle avec l’arrivée de Jacques Cartier en 1534, la Nouvelle France fut conquise par les Anglais après la défaite du général français Montcalm à la bataille des plaines d’Abraham en 1759. Abandonnée par la France, l’ancienne colonie sera un territoire secondaire au XIXème siècle du dominion britannique du Canada. Alexis de Tocqueville entreprit d’analyser dans Regards sur le Bas Canada, ce qu’on appelle aujourd’hui la province du Québec. La province est née seulement après l’établissement de la confédération canadienne en 1867. Ce n’est qu’au courant du XXème siècle qu’une affirmation du fait français et catholique vit le jour au Québec. Il fera face au protestantisme anglo-saxon du ROC. C’est ainsi que les Québécois appellent familièrement Rest Of Canada.

« La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement, qui vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. »

Marqués par la Grande Noirceur et le long règne de Maurice Duplessis, les Québécois ont assisté durant cette époque à de réels progrès économiques. Ils virent aussi leur singularité s’accroître comme l’atteste l’établissement du fleurdelisé. Ce dernier reste depuis son introduction en 1948 le drapeau officiel de la province. Il arbore sur fond bleu et blanc quatre fleurs de lys rappelant les origines françaises. Surtout, ces profonds changements initiés par la Grande Noirceur allaient permettre aux Québécois d’inscrire leurs pas dans l’Histoire.

La Révolution tranquille des années 1960 fut l’aboutissement de ce changement. Le Québec vit le pouvoir clérical reculer au profit de l’État. Il vit également le sentiment patriotique prendre de l’essor. La visite de Charles de Gaulle en juillet 1967 au Québec et sa formule « Vive le Québec libre ! » sur le perron de l’hôtel de ville de Montréal permirent à la Belle Province de se faire connaître partout à l’international. Les Chinois inventèrent en mandarin le mot Québec, inexistant jusqu’à alors. Profondément déterminé à réparer ce qu’il nomma « la dette de Louis XV », De Gaulle snoba Lester Pearson et le gouvernement canadien en ne se rendant pas à Ottawa. Snobisme qui aura pour conséquence le très net refroidissement des relations entre Paris et Ottawa durant plusieurs années.

Le Québec en quête d’indépendance

Le premier échec d’un référendum d’indépendance est survenu dans les années 1970. Lancé par l’ancien libéral René Lévesque et fondateur du Parti Québécois (PQ) en 1968, cela aurait pu marquer la fin, sinon la pause du courant souverainiste. Au contraire, les victoires électorales se sont enchaînées pour le PQ. Le Parti Québécois, social-démocrate et considéré comme positionné à gauche sur l’échiquier provincial a toujours eu pour visée l’indépendance du Québec. La loi 101 qui a imposé le français comme seule langue officielle de la province et les succès électoraux des péquistes ont permis de maintenir l’influence du courant souverainiste. En face du PQ, le Parti Libéral du Québec (PLQ) a tenté de se maintenir. Le PLQ s’est toujours attaché à promouvoir le fédéralisme canadien et à œuvrer pour le libre-échange et le libéralisme économique.

« Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec. »

C’est en 1995, sous la houlette du péquiste Jacques Parizeau, qu’un nouveau référendum d’indépendance fut lancé. Le « Non » l’emporta seulement avec 50,5% contre 49,5% pour le « Oui ». La victoire du Non fut permise par un vote conséquent dans la région de Montréal. C’est dans la capitale économique de la province que beaucoup d’anglophones et d’allophones vivent. Cette défaite du camp des indépendantistes tout près du but marqua cette fois-ci un coup d’arrêt dans le projet d’indépendance du Québec.

https://en.wikipedia.org/wiki/History_of_Canada_(1992%E2%80%93present)
Pancarte appelant à voter “Non” au référendum sur l’indépendance du Québec en 1995
©Zorion

Depuis 2003 et la victoire du PLQ sous la férule de Jean Charest, le Parti Québécois a seulement gouverné la province brièvement, pendant un peu moins de deux ans. Cette victoire faisait suite aux manifestations et grèves étudiantes dites du Printemps érable en 2012. Pour autant, dans la société québécoise, y compris parmi des fédéralistes voire même au sein d’une partie de la minorité anglophone, le respect du fait français, de la loi 101 ainsi que de l’interculturalisme ont perduré. Au contraire du multiculturalisme canadien initié par Pierre Trudeau dans les années 1980, l’idée de l’interculturalisme québécois, qui se veut un compromis entre le système français d’assimilation et le système anglo-saxon de respect des communautés a perduré également.

Quebeckers : it’s economy, stupid !

Est-ce le cas encore en 2018 à la veille des élections générales ? Jamais la volonté d’indépendance fut aussi faible dans les intentions de vote (35% à 37% pour le « Oui »). Cela ne manque pas de provoquer un paradoxe lorsqu’on voit le retour de la nation, de l’identité nationale voire de la soif de souveraineté populaire face à l’Union Européenne en Europe. Aux États-Unis, Donald Trump a remporté des États traditionnellement démocrates (Wisconsin, Michigan, Pennsylvanie) en promouvant le retour à l’Amérique d’abord. Le Brexit, le référendum en Écosse, la Catalogne ou plus récemment la loi sur l’État-Nation en Israël sont des démonstrations supplémentaires, quoique portant des causes parfois différentes pour ne pas dire divergentes, de ce retour de la question souveraine et/ou identitaire. Le Parti Québécois lui-même ne propose plus l’indépendance qu’en cas de seconde victoire aux élections générales en 2022. Est-ce par crainte que l’option de l’indépendance soit devenue désuète, sinon un repoussoir pour bon nombre d’électeurs ?

Les Québécois acceptent de plus en plus également que l’anglais soit utilisé dans la société. On l’atteste avec l’utilisation et la promotion par des francophones à Montréal du “bonjour/hi” en rentrant dans les commerces. Bien qu’ayant ému une partie de la population, ces changements dans la société québécoise, incrémentaux, marquent une nette différence avec ce qui faisait leur singularité, pour ne pas dire leur force depuis plus d’un siècle.

« Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980. »

Le mode de vie des Québécois, contrairement à celui des Européens, fut très rapidement inspiré du “way of life” américain dès la fin des années 1950. Mais jusqu’à présent, il y a toujours eu une volonté de promouvoir la littérature, la musique francophone et québécoise. L’accord récent entre Mélanie Joly, ancienne ministre du Patrimoine canadien du gouvernement de Justin Trudeau et la société américaine Netflix pour valoriser la culture a provoqué beaucoup de soubresauts au Québec. A la différence que beaucoup ont estimé qu’il était temps d’être à la page et que le soutien à ce qui faisait alors la particularité du Québec en Amérique du Nord inspirait davantage le ranci que le progrès.

Ces changements récents au Québec sont corrélés à la place prise par l’économie. Ce que d’aucuns qualifient d’économisme la place prépondérante, sinon exagérée, de l’économie dans tous les milieux de la société, n’est que la conséquence du néo-libéralisme en vogue depuis le début des années 1980.

Le modèle québécois, reposant sur une place plus importante de l’État, des services publics et de l’État-Providence, à la différence du reste de l’Amérique, a été mis à mal ces dernières années. En commençant par le gouvernement fédéral conservateur de Stephen Harper. Stephen Harper, issu de la province de l’Ouest de l’Alberta, a souvent tenté de cajoler les Québécois. Il a, dès son arrivée au pouvoir en 2006, fait voter une motion reconnaissant l’existence d’une nation québécoise au sein d’un Canada uni. Mais excepté cette mesure, Harper et les conservateurs n’ont sans cesse essayé de détricoter le modèle d’État-Providence. Ils voulaient d’un État principalement au service du gaz de schiste et des sables bitumineux. L’arrivée de Justin Trudeau en 2015 n’a guère modifié ce paradigme.

Les gouvernements Charest et Couillard ne furent pas en reste. Philippe Couillard appliqua l’austérité au début de son mandat en 2014 pour que le Québec regagne en « compétitivité », devienne plus « flexible » et s’assume sans complexe comme identique au reste du Canada. Ces éléments de langage, complétés par l’économisme ambiant ont renforcé l’idée qu’au final, l’économie et les finances publiques primaient sur tout le reste, y compris les langues officielles et la souveraineté !

https://turismoincanada.blogspot.com/2014/04/separatismo-quebecchese-in-declino.html
L’actuel Premier Ministre du Québec, Philippe Couillard
©Wikimedia

« Ô Canada » plus à la mode que  « Gens du pays » ?

Cette priorité à l’économie au détriment du reste a été vite comprise par la Coalition avenir Québec ou CAQ. La CAQ est un parti de centre-droit créé dans les années 2000 qui se qualifie de nationaliste. Récent au Québec, le nationalisme selon la Coalition avenir Québec et François Legault, son leader est une affirmation forte de ce qui caractérise le Québec. Mais c’est également une affirmation (une allégeance ?) à l’appartenance du Québec au sein du Canada pour plus de « prospérité économique ».

Aussi, la CAQ reste en tête des élections à venir d’après Qc125, le site qui compile l’ensemble des sondages : moyenne de 35,2% et 69 sièges – la majorité absolue étant à 63 – contre 30,6% pour le PLQ (41 sièges), 18,4% pour le PQ (9 sièges) et enfin 10,3% pour le parti progressiste et souverainiste Québec Solidaire (5 sièges). Ce dernier ne cesse de grimper depuis une dizaine d’années sur la scène politique provinciale. Il progresse particulièrement sur l’île de Montréal et ce, principalement au détriment du Parti Québécois.

L’avancée dans les sondages est confirmée par l’analyse de Jean-Marc Léger, à la tête du principal institut de sondage au Québec. Léger explique que la difficulté pour les libéraux sont qu’ils supplantés par les caquistes lorsqu’on demande aux Québécois qui sont les plus crédibles en matière économique. C’est d’autant plus important qu’auparavant l’économie était la chasse gardée des libéraux. Par ailleurs, elle était beaucoup moins déterminante dans les choix des électeurs comparativement à la souveraineté, entre autres.  Le Parti Québécois et Québec Solidaire ne s’y sont pas trompés : depuis le début de la campagne électorale, les deux partis souverainistes considèrent la CAQ et les libéraux comme identiques à l’exception de l’immigration. L’exemple d’une ancienne candidate libérale dans une circonscription montréalaise en 2014 qui concourt sous les couleurs caquistes cette année en est une triste illustration.

« En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale. »

Le fait qu’aujourd’hui au Québec 65% de l’électorat souhaite voter pour un parti qui ne soit pas favorable à l’indépendance traduit un changement progressif des priorités des Québécois et, par extension, du Québec. En 1998, le Parti Québécois réalisait à lui seul encore 43% des suffrages. Il y a deux ans il était encore à 30% dans les sondages. Aujourd’hui il est question de sa survie comme groupe parlementaire à l’Assemblée provinciale.

https://commons.wikimedia.org/wiki/Category:Manon_Mass%C3%A9?uselang=fr
Les co-dirigeants de Québec Solidaire, Gabriel Nadeau-Dubois et Manon Massé
©Judicieux

L’intellectuel souverainiste et conservateur Mathieu Bock-Côté ou des éditorialistes des journaux du groupe Québécor comme Richard Martineau considèrent que ce reflux du Parti Québécois et des souverainistes s’explique par la forte poussée d’une immigration maîtrisant peu le français. Ils considèrent également que ces nouveaux arrivants, principalement installés dans la région métropolitaine de Montréal sont plus facilement tentés par le multiculturalisme canadien. Ils appuient entre autres leurs idées sur les coups de sonde réalisés ces dernières années. D’après ces sondages, pour beaucoup d’immigrants, la question de l’appartenance ou non du Québec au Canada ne se pose pas.

Plus à gauche que le Parti Québécois, Québec Solidaire, qui rejette les thèses avancées par Bock-Côté a pris pour slogan « Populaires » en voulant s’adresser à l’ensemble du peuple québécois. Le jeune parti a voulu suivre l’exemple de Podemos ou de la France Insoumise. Jean-Luc Mélenchon est d’ailleurs venu les rencontrer en avril 2016. Québec Solidaire est souvent tiraillé entre une ligne populaire et une autre proche de la gauche radicale. L’électeur solidaire de Gaspé et celui de Montréal n’ont ainsi pas du tout la même opinion du multiculturalisme ou encore de l’immigration. Manon Massé, qui porte le leadership pour QS aux côtés de Gabriel Nadeau-Dubois est souvent critiquée pour ses positions sur ces sujets. Preuve qu’il reste encore du chemin à faire pour les solidaires, le slogan Populaires n’est le préféré que pour 4% des électeurs selon un sondage pour les journaux Le Devoir et The Montreal Gazette.

« Le Québec semble s’être accommodé d’une disparition de sa singularité en Amérique du Nord. »

Cet abandon progressif de l’idée d’indépendance, la primauté accordée à l’économie et la progression inexorable de l’anglais – notamment à Laval qui était encore jusque-là très majoritairement francophone – font que le Québec semble s’être accommodé d’une disparation de sa singularité en Amérique du Nord. L’entrée du Québec dans l’Histoire, par essence vivante au XXème siècle n’était donc qu’une parenthèse qui se referme ? Hugh MacLennan, qui espérait que ces deux solitudes puissent un jour s’accommoder de vivre en harmonie, a en partie vu son désir s’exaucer. Qu’en partie, car MacLennan souhaitait que le Canada soit uni mais avec deux peuples ayant chacun ses racines et les préservant. Les Québécois font actuellement un autre choix : celui de leur propre dissolution.

Les ravages du nouveau libre-échange

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Le libre-échangisme va-t-il couler?

Le recours aux tribunaux d’arbitrage par les multinationales tend à se massifier depuis une décennie. Ils permettent à ces entreprises d’attaquer les États en justice sur la base du non-respect d’un traité d’investissements. Ces mécanismes mettent en péril la souveraineté des États du Sud, et permettent souvent au gouvernements du Nord de négocier avec eux dans une situation d’asymétrie. Néanmoins, les pays du Nord eux-mêmes ne sont pas à l’abri de procès intentés par les multinationales. Par Simon-Pierre Savard-Tremblay, auteur de Despotisme sans frontières. Les ravages du nouveau libre-échange (Montréal, VLB Éditeur, 2018) et docteur de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS).


Le libre-échange est une idéologie qui prétend ne pas en être une, une politique qui se camoufle dans l’apolitisme. On a dit qu’au-delà de l’hégémonie des grandes entreprises, le libre-échange est le règne de l’expert. L’espace de décision politique se retrouve confiné, les gouvernants étant tenus de gérer et d’administrer les choses économiques dans un cadre prédéfini et orienté.

Le recours à l’expertise, à l’argument d’autorité, justifie son congé de participation au débat démocratique. Nous assistons là au divorce consommé entre le savant et le politique. Nos sociétés devraient donc être régies par le calcul rationnel, comme si la gouvernance pouvait être une science exacte, comme si l’avenir des collectivités pouvait être légitimement déterminé par des algorithmes. La culture du secret dans laquelle se déroulent les négociations des traités de libre-échange est un signe éloquent de cette « expertocratie ». On l’a vu : les discussions sur le libre-échange ne traitent plus du « pourquoi », mais du « comment ». La classe politique est si unanime – ses déclarations contre ceux qui affichent leur scepticisme nous l’indiquent – qu’elle est toute prête à remettre, clés en mains, une partie de ses responsabilités à des techniciens sans mandat démocratique.

 

L’expert mobilisé n’est pas que l’économiste qui a érigé le libre-échange en absolu. Le juriste détient une position prépondérante dans le régime. On utilise fréquemment l’expression « gouvernement des juges » pour désigner la judiciarisation du politique, c’est-à-dire la confiscation de certaines décisions normalement réservées aux élus, au profit des tribunaux. Le libre-échange est aussi, à l’échelle supranationale, un gouvernement des juges.

 

En essayant de lire ces volumineux traités, on constate immédiatement qu’ils sont rédigés dans un langage inaccessible au non-initié, truffés de termes techniques opaques et de références nombreuses à d’autres accords et à des notions juridiques absconses. Les conflits sont d’autant plus difficiles à trancher pour le profane que des efforts de traduction sont exigés. En revanche, certains chapitres, comme ceux qui concernent l’environnement, sont fréquemment des condensés de bons sentiments, sans exigences concrètes. Nul risque d’astreinte pour un signataire pollueur : les mécanismes de contrôle prévus sont presque toujours consultatifs ou non contraignants, contrairement à ceux s’appliquant aux investissements.

“Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice.”

Le concept d’arbitrage investisseur/État prend ici un rôle important. L’idée est encore de neutraliser l’État, qu’il est aujourd’hui plus facile que jamais de poursuivre en justice. En 1998, l’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) a échoué. L’AMI aurait favorisé la remise en question la souveraineté nationale en permettant aux investisseurs de renverser bon nombre de lois touchant notamment aux régions les moins développées, à l’emploi et à l’environnement.

 

L’AMI permettait aussi à l’«investisseur» de poursuivre les gouvernements lorsque ceux-ci pratiquaient le « protectionnisme ». Un État pouvait aussi être tenu pour responsable pour toute pratique nuisant à l’activité d’une entreprise. Le moins qu’on puisse dire, c’est que le caractère flou de cette prescription ouvrait la porte aux abus en tout genre. On a dès lors pu pousser un grand soupir de soulagement à l’enterrement de l’AMI, qui n’était pas avare en dispositions dangereuses. Il ne faut pas se réjouir trop vite. La prééminence des intérêts des transnationales au détriment des lois des États est présente dans presque tous les accords de libre-échange. L’AMI n’était qu’un projet de généralisation à l’ensemble des pays de l’OCDE d’un pan de l’ALENA, lequel a par la suite été imité dans presque tous les traités.

 

Le chapitre XI de l’Accord de libre-échange nord-américain, signé par les États-Unis, le Canada et le Mexique en 1994, visait à protéger les investisseurs étrangers de l’intervention de l’État. L’article 1110 stipule qu’« Aucune des Parties ne pourra, directement ou indirectement, nationaliser ou exproprier un investissement effectué sur son territoire par un investisseur d’une autre Partie, ni prendre une mesure équivalant à la nationalisation ou à l’expropriation d’un tel investissement. » Qu’entend-on par « équivalant à l’expropriation » ? Cet article, comme la plupart des dispositions visant à protéger les investisseurs étrangers, comporte le risque d’être applicable à tout règlement de nature économique portant préjudice aux profits privés. Est-ce la voie ouverte au démantèlement des politiques nationales ? Chose certaine, il devient de plus en plus ardu pour un État de légiférer sur des questions liées, par exemple, à la justice sociale, à l’environnement, aux conditions de travail ou à la santé publique ; si telle ou telle société transnationale se croit lésée, elle a un recours.

 

L’« investissement » dans ce type d’accords dénote une vision hautement financiarisée de l’économie où « investir » peut n’être qu’une transaction de fin d’après-midi sur internet. L’OCDE définit ainsi l’investissement international direct : “un type d’investissement transnational effectué par le résident d’une économie […] afin d’établir un intérêt durable dans une entreprise […] qui est résidente d’une autre économie que celle de l’investisseur direct. L’investisseur est motivé par la volonté d’établir, avec l’entreprise, une relation stratégique durable afin d’exercer une influence significative sur sa gestion. L’existence d’un «intérêt durable» est établie dès lors que l’investisseur direct détient au moins 10% des droits de vote de l’entreprise d’investissement direct. L’investissement direct peut également permettre à l’investisseur d’accéder à l’économie de résidence de l’entreprise d’investissement direct, ce qui pourrait lui être impossible en d’autres circonstances“.

 

Un litige commercial est généralement long, et par conséquent très lucratif pour les cabinets d’avocats. Un document de deux organisations non gouvernementales a montré tout l’intérêt des grands cabinets spécialisés dans le droit commercial à se lancer dans des litiges complexes. Le ralentissement des ententes multilatérales n’a rien changé au fait que plus de 3000 traités bilatéraux sur la protection des investissements existent actuellement dans le monde.

 

J’ai dressé une courte liste de poursuites commerciales subies par des États. Toutes ne sont pas causées par l’ALENA, plusieurs pays ici n’en étant pas membres. Maissi l’ALENA est le premier accord à avoir inclus un tel mécanisme dit « règlement des différends investisseur-État » (RDIE), il a été copié dans presque tous les traités de libre-échange. La liste est loin d’être exhaustive (il y a des centaines de poursuites en cours), mais ces exemples me semblent parlants :

En 1997, le Canada a décidé de restreindre l’importation et le transfert de l’additif de carburant MTM, soupçonné d’être toxique. Ethyl Corporation a poursuivi le gouvernement canadien en vertu de l’ALENA pour lui arracher des excuses… et 201 millions de dollars.

En 1998, S.D. Myers Inc. a déposé une plainte contre le Canada pour son interdiction, entre 1995 et 1997, de l’exportation de déchets contenant des BPC, des produits chimiques synthétiques employés dans l’équipement électrique extrêmement toxiques. Le Canada a perdu devant le tribunal constitué sous l’ALENA, qui a accordé 6,9millions de dollars canadiens à S.D Myers en dommages et frais.

En 2004, en vertu de l’ALENA, Cargill a obtenu 90,7 millions de dollars américains du Mexique, reconnu coupable d’avoir créé une taxe sur certaines boissons gazeuses – lesquelles sont à l’origine d’une grave épidémie d’obésité au pays.

En 2008, Dow AgroSciences dépose une plainte suite à des mesures adoptées par le Québec pour interdire la vente et l’utilisation de certains pesticides sur les surfaces gazonnées. Le cas a été l’objet d’un règlement à l’amiable, impliquant la « reconnaissance » par le Québec que les produits en question ne sont pas risqués pour la santé et l’environnement si les instructions sur l’étiquette sont suivies à la lettre.

En 2009, l’entreprise Pacific Rim Mining poursuit, pour perte de profit escompté, le Salvador, qui ne lui a pas octroyé de permis pour exploiter une mine d’or parce qu’elle n’était pas conforme aux exigences nationales. En 2013, OceanaGold a racheté Pacific Rim et a continué la poursuite. En 2016, le Salvador a finalement eu gain de cause, mais la poursuivante ne lui paye que les deux tiers de ses dépenses de défense. Les 4millions de dollars américains perdus, dans un pays qui en arrache, auraient bien pu servir à des programmes sociaux.

En 2010, AbitibiBowater avait fermé certaines de ses installations terre-neuviennes et mis à pied des centaines d’employés, ce à quoi le gouvernement de la province avait répondu en reprenant l’actif hydroélectrique. N’acceptant pas cette intervention, AbitibiBowater a alors intenté une poursuite de 500 millions de dollars. Pour éviter un long conflit juridique, Ottawa a offert 130 millions à l’entreprise. Rien que ça.

“Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse.”

La même année, Mobil Investments Canada Inc. et la Murphy Oil Corporation ont poursuivi le Canada à cause de nouvelles lignes directrices exigeant que les exploitants de projets pétroliers extra-côtiers versent un certain pourcentage de leurs revenus à la recherche et au développement, et à l’éducation et à la formation, à la province de Terre‑Neuve-et-Labrador. Les deux compagnies ont estimé que leurs investissements subiraient d’importantes pertes. En 2012, le tribunal constitué sous l’ALENA leur a donné raison, accordant de surcroît 13,9millions de dollars canadiens à Mobil et 3,4millions à Murphy en dommages.

Toujours en 2010, Tampa Electric a obtenu 25 millions de dollars du Guatemala, qui avait adopté une loi établissant un plafond pour les tarifs électriques. La plainte, qui remontait à l’année précédente, était faite en vertu de L’accord de libre-échange Amérique centrale-États-Unis.

En 2012, le groupe Veolia a poursuivi l’Égypte devant le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIRDI), affilié au Groupe de la Banque mondiale, à cause de la décision du pays d’augmenter le salaire minimum. En 2016, Veolia s’en prenait devant le CIRDI à la Lituanie pour ne pas avoir reconduit un contrat avec elle. De graves soupçons de corruption et de pots-de-vin planaient sur la concession.

La même année, la compagnie énergétique Vattenfall a poursuivi l’Allemagne devant le CIRDI, suite à la décision du pays de renoncer au nucléaire d’ici 2022.

Toujours en 2012, la compagnie WindstreamEnergya contesté le moratoire ontarien sur l’exploitation de l’énergie éolienne en mer. L’Ontario estimait que les recherches scientifiques nécessaires n’avaient pas encore été réalisées, et que Windstream n’avait pas mis en place de stratégie digne de ce nom. En 2016, le tribunal constitué sous l’ALENA a donné raison à Windstream. L’Ontario lui a versé les 25,2millions de dollars canadiens en dommages.

Et c’est aussi dans cette année 2012 décidément chargée en litiges que le Sri Lanka a été condamné par le CIRDI à verser 60 millions de dollars à la Deutsche Bank à cause de changements apportés à un contrat pétrolier.

En 2013, la compagnie Lone Pine Resources a annoncé sa volonté de poursuivre Ottawa à cause du moratoire québécois sur les forages dans les eaux du fleuve Saint-Laurent.

En janvier 2016, le Parlement italien a voté en faveur d’une interdiction des forages à une certaine distance de sa côte. Rockhopper Exploration, entreprise pétrolière et gazière britannique, souhaitait développer un projet d’extraction dans les Abruzzes. La compagnie avait obtenu en 2015 une première autorisation pour exploiter le gisement. Cependant, le vote de janvier 2016 a changé la donne et Rockhopper Exploration a finalement essuyé un refus des autorités italiennes. L’entreprise poursuit donc désormais l’État italien pour obtenir une importante compensation financière.

Il est à noter que plusieurs des compagnies poursuivantes étaient, dans les faits, des entreprises issues du pays qu’ils attaquaient. Comment ont-elles pu se présenter comme des investisseurs étrangers ? Plusieurs tours de passe-passe sont possibles. Dans le cas, par exemple, d’Ethyl Corporation, elle est une entreprise américaine constituée conformément aux lois de l’État de la Virginie, mais est l’actionnaire unique d’Ethyl Canada Inc., constituée en vertu des lois ontariennes. Quant à AbitibiBowater, dont le siège social est à Montréal, elle s’est incorporée dans l’État du Delaware, un paradis fiscal.

Les transnationales n’ont pas toujours gagné ces poursuites, fort heureusement, mais celles-ci se multiplient. Les États doivent fournir les ressources financières et techniques pour assurer leur défense. Ce mécanisme dit « investisseur-État » est à sens unique : l’État est toujours défendeur, la multinationale, toujours demanderesse. Selon un rapport de la Conférence des Nations unies sur le commerce et le développement datant de 2013, les États ont gagné ces poursuites dans 42 % des cas, contre 31 % pour les entreprises. Les autres différends ont fait l’objet d’un règlement à l’amiable entre les parties. Les poursuivants ont ainsi pu faire contrer la volonté politique des États, en totalité ou partiellement, dans 58 % des cas.

Ces chiffres négligent cependant un facteur important, celui de la pression que les clauses de protection des investisseurs font peser sur les États, qui renoncent d’emblée à certaines politiques par crainte de se retrouver devant les tribunaux.

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords »”

Dans une conférence donnée en 2017, Martine Ouellet, qui a été la ministre des Ressources naturelles du Québec de 2012 à 2014, confiait que « dans les ministères, ils s’empêchent de faire des choses par peur d’être poursuivis, […] ils s’autocensurent à cause des accords ». Un rapport pour la Direction générale des politiques externes de l’Union européenne questionnait par ailleurs en 2014 l’effet de dissuasion des mécanismes investisseurs-États sur le choix des politiques publiques.

Prenons un exemple. En 2012, l’Australie a imposé le paquet de cigarettes neutre, interdisant donc à ce qu’on y appose un logo. La compagnie de produits du tabac Philip Morris International, qui avait aussi poursuivi l’Uruguay en 2010 pour ses politiques en matière de tabac, a alors intenté une poursuite contre l’État australien en s’appuyant sur un traité entre Hong Kong et l’Australie. Craignant d’être elle aussi victime de tels recours judiciaires, la Nouvelle-Zélande a suspendu l’entrée en vigueur de la politique du paquet neutre. Au Royaume-Uni, le premier ministre David Cameron a, quant à lui, reporté le débat sur la question, attendant que le verdict de la poursuite contre l’Australie soit rendu. Les cigarettières ont aussi menacé la France, en 2014, de lui réclamer 20 milliards de dollars advenant une politique similaire à celle de l’Australie. Il a fallu attendre trois ans pour que le paquet neutre entre en vigueur dans l’hexagone.

Les transnationales sont parfois plus puissantes que les gouvernements ; si les volontés et la sécurité des peuples nuisent à leurs profits, on les écarte ! C’est conforme à la doctrine néolibérale : pour que le capital soit intégralement mobile, il faut que les investisseurs jouissent d’une forte protection légale. Par conséquent, on assigne aux souverainetés nationales un périmètre d’action précis et limité, et des mesures disciplinaires sont prévues si elles sortent de ces ornières.