François Piquemal : « la rénovation urbaine se fait sans les habitants des quartiers populaires »

François Piquemal dans son bureau de l’Assemblée nationale. © François Piquemal

Il y a 20 ans naissait l’Agence Nationale pour la Rénovation Urbaine (ANRU). Créée pour centraliser toutes les procédures de réhabilitation des quartiers urbains défavorisés, elle promettait de transformer en profondeur la vie des habitants, notamment en rénovant des centaines de milliers de logements. Malgré les milliards d’euros investis, les révoltes urbaines de l’été 2023 ont démontré combien les « cités » restent frappées par la précarité, le chômage, l’insécurité et le manque de services publics. Comment expliquer cet échec ? 

Pour le député insoumis François Piquemal, qui a visité une trentaine de quartiers en rénovation dans toute la France, la rénovation urbaine est réalisée sans prendre en compte les demandes des habitants et avec une obsession pour les démolitions, qui pose de grands problèmes écologiques et ne règle pas les problèmes sous-jacents. Il nous présente les conclusions de son rapport très complet sur la question et nous livre ses préconisations pour une autre politique de rénovation urbaine, autour d’une planification écologique et territoriale beaucoup plus forte. Entretien.

Le Vent Se Lève – Vous avez sorti l’an dernier un rapport intitulé « Allo ANRU », qui résume un travail de plusieurs mois mené avec vos collègues députés insoumis, basé sur une trentaine de visites de quartiers populaires concernés par la rénovation urbaine dans toute la France. Pourquoi vous être intéressé à ce sujet ?

François Piquemal – Il y a trois raisons pour moi de m’intéresser à la rénovation urbaine. D’abord, mon parcours politique débute avec un engagement dans l’association « Les Motivés » entre 2005 et 2008 à Toulouse, qui comptait des conseillers municipaux d’opposition (Toulouse est dirigée par la droite depuis 2001, à l’exception d’un mandat dominé par le PS entre 2008 et 2014, ndlr). C’est la période à laquelle l’ANRU est mise en place, suite aux annonces de Jean-Louis Borloo en 2003. Le hasard a fait que j’ai été désigné comme un des militants en charge des questions de logement, donc je me suis plongé dans le sujet.

Par ailleurs, j’ai une formation d’historien-géographe et j’ai beaucoup étudié la rénovation urbaine lorsque j’ai passé ma licence de géographie. Enfin, j’étais aussi un militant de l’association Droit au Logement (DAL) et nous avions de grandes luttes nationales sur la question de la rénovation urbaine, notamment à Grenoble (quartier de la Villeneuve) et à Poissy (La Coudraie). A Toulouse, la contestation des plans de rénovation urbaine est également arrivée assez vite, dans les quartiers du Mirail et des Izards, et je m’y suis impliqué.

Lorsque je suis devenu député en 2022, j’ai voulu poursuivre ces combats autour du logement. Et là, j’ai réalisé que l’ANRU allait avoir 20 ans d’existence et qu’il y avait très peu de travaux parlementaires sur le sujet. Bien sûr, il y a des livres, notamment ceux du sociologue Renaud Epstein, mais de manière générale, la rénovation urbaine est assez méconnue, alors même qu’elle est souvent critiquée, tant par des chercheurs que par les habitants des quartiers populaires. Donc j’ai décidé de m’emparer du sujet. J’en ai parlé à mes collègues insoumis et pratiquement tous ont des projets de rénovation urbaine dans leur circonscription. Certains connaissaient bien le sujet, comme Marianne Maximi à Clermont-Ferrand ou David Guiraud à Roubaix, mais la plupart avaient du mal à se positionner parmi les avis contradictoires qu’ils entendaient. Donc nous avons mené ce travail de manière collective.

LVSL – Ce sujet est très peu abordé dans le débat public, alors même qu’il s’agit du plus grand chantier civil de France. Les chiffres sont impressionnants : sur 20 ans, ce sont 700 quartiers et 5 à 7 millions de personnes, soit un Français sur dix, qui sont concernés. 165.000 logements ont été détruits, 142.000 construits, 410.000 réhabilités et 385.000 « résidentialisés », c’est-à-dire dont l’espace public environnant a été profondément transformé. Pourtant, les révoltes urbaines de l’été dernier nous ont rappelé à quel point les problèmes des quartiers en question n’ont pas été résolus. On entend parfois que le problème vient avant tout d’un manque de financement de la part de l’Etat. Partagez-vous cette analyse ?

F. P. – D’abord, les chiffres que vous venez de citer sont ceux du premier programme de l’ANRU, désormais terminé. Un second a été lancé depuis 2018, mais pour l’instant on dispose de peu de données sur celui-ci. Effectivement, lors de son lancement par Jean-Louis Borloo, la rénovation urbaine est présentée comme le plus grand chantier civil depuis le tunnel sous la Manche et les objectifs sont immenses : réduire le chômage et la précarité, renforcer l’accès aux services publics et aux commodités de la ville et combattre l’insécurité. On en est encore loin.

Ensuite, qui finance la rénovation urbaine ? Quand on regarde dans le détail, on se rend compte que l’Etat est peu présent, comme le montre un documentaire de Blast. Ce sont les collectivités locales et les bailleurs sociaux qui investissent, en plus du « 1% patronal » versé par les entreprises. Concernant l’usage de ces moyens, on a des fourchettes de coût pour des démolitions ou des reconstructions, mais là encore les chiffres varient beaucoup.

LVSL – Vous rappelez que les financements de l’Etat sont très faibles dans la rénovation urbaine. Pourtant, certains responsables politiques, comme Eric Zemmour, Jordan Bardella ou Sabrina Agresti-Roubache, secrétaire d’Etat à la ville de Macron, estiment que trop d’argent a été investi dans ces quartiers…

F. P. – C’est un discours que l’on entend souvent. Mais on ne met pas plus d’argent dans les quartiers populaires que dans d’autres types de territoires. Par exemple, on mentionne souvent le chiffre de 90 à 100 milliards d’euros en 40 ans, avec les douze plans banlieue qui se sont succédé depuis 1977. Dit comme ça, ça semble énorme. Mais en réalité, cela représente en moyenne 110€ par habitant et par an dans les quartiers de la politique de la ville (QPV), un chiffre inférieur aux montants dépensés pour les Français n’habitant pas en QPV. Néanmoins, nous manquons encore d’informations précises et j’ai posé une question au gouvernement pour avoir des chiffres plus détaillés.

LVSL – Parmi les objectifs mis en avant par l’ANRU dans les opérations qu’elle conduit, on retrouve tout le temps le terme de « mixité sociale ». Il est vrai que ces quartiers se sont souvent ghettoïsés et accueillent des populations très touchées par la pauvreté, le chômage et l’insécurité. Pour parvenir à cette fameuse mixité, il semble que l’ANRU cherche à gentrifier ces quartiers en y faisant venir des couches moyennes. Quel regard portez-vous sur cette façon d’assurer la « mixité sociale » ?

F. P. – D’abord, il faut questionner la notion même de mixité sociale. Ce concept, personne ne peut être contre. Mais chacun a une idée différente de comment y parvenir ! Pour la droite, la mixité sociale passe par le fait que les classes moyennes et populaires deviennent des petits propriétaires. Pour la gauche, c’est la loi SRU, c’est-à-dire l’obligation d’avoir 25% de logement public dans chaque commune, afin d’équilibrer la répartition sur le territoire national.

« L’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. »

Peu à peu, la gauche et la droite traditionnelles ont convergé, c’est ce que le philosophe italien Antonio Gramsci appelle le « transformisme ». En réalité, c’est surtout l’imaginaire de la droite s’est imposé : aujourd’hui, vivre en logement public n’est pas perçu comme souhaitable, à tort ou à raison. Ceux qui y vivent ou attendent un logement public ne voient cela que comme une étape dans leur parcours résidentiel, avant de devenir enfin petit propriétaire. Dès lors, habiter en logement public devient un stigmate de positionnement social et les quartiers où ce type de logement domine sont de moins en moins bien perçus.

Concrètement, ça veut dire que dans un quartier avec 50 ou 60% de logement public, la politique mise en œuvre pour parvenir à la mixité sociale est de faire de l’accession à la propriété, pour faire venir d’autres populations. Ca part d’un présupposé empreint de mépris de classe : améliorer la vie des personnes appartenant aux classes populaires passerait par le fait qu’elles aient des voisins plus riches. Comme si cela allait forcément leur amener plus de services publics ou de revenus sur leur compte en banque.

Quels résultats a cette politique sur le terrain ? Il a deux cas de figure. Soit, les acquéreurs sont soit des multi-propriétaires qui investissent et qui vont louer les appartements en question aux personnes qui étaient déjà là. C’est notamment ce que j’ai observé avec Clémence Guetté à Choisy-le-Roi. Soit, les nouveaux propriétaires sont d’anciens locataires du quartier, mais qui sont trop pauvres pour assumer les charges de copropriété et les immeubles se dégradent très vite. C’est un phénomène qu’on voit beaucoup à Montpellier par exemple. Dans les deux cas, c’est un échec car on reproduit les situations de précarité dans le quartier.

François Piquemal en visite dans le quartier de l’Alma à Roubaix. © Rapport Allô ANRU

Ensuite, il faut convaincre les personnes qui veulent devenir petits propriétaires de s’installer dans ces quartiers, qui font l’objet de beaucoup de clichés. Allez dire à un Parisien de la classe moyenne d’aller habiter à la Goutte d’Or (quartier populaire à l’est de Montmartre, ndlr), il ne va pas y aller ! C’est une impasse. Rendre le quartier attractif pour les couches moyennes demande un immense travail de transformation urbanistique et symbolique. Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. Certes, sur le papier, on peut trouver 50% de gens qui veulent partir, mais encore faut-il qu’ils désirent aller ailleurs ! Or, on a souvent des attaches dans un quartier et les logements proposés ailleurs ne correspondent pas toujours aux besoins.

Donc pour les faire quitter le quartier, la « solution » est en général de laisser celui-ci se dégrader jusqu’à ce que la vie des habitants soit suffisamment invivable pour qu’ils partent. Par exemple, vous réduisez le ramassage des déchets ou vous laissez les dealers prendre le contrôle des cages d’escaliers.

LVSL – Mais cet abandon, c’est une politique délibérée des pouvoirs publics, qu’il s’agisse de l’ANRU ou de certaines mairies ? Ou c’est lié au fait que la commune n’a plus les moyens d’assurer tous les services ?

F. P. – Dans certains quartiers de Toulouse, que je connais bien, je pense que cet abandon est un choix délibéré de la municipalité et de la métropole. Par exemple, dans le quartier des Izards, il y avait un grand immeuble de logement public, certes vieillissant, mais qui pouvait être rénové. Il a été décidé de le raser. Or, beaucoup d’habitants ne voulaient pas partir, notamment les personnes âgées. Dans le même temps, d’autres appartements étaient vides. Certains ont été squattés par des réfugiés syriens, avant que le bailleur ne décide de payer des agents de sécurité pour les expulser. Par contre, ces agents laissaient sciemment les dealers faire leur business dans le quartier !

« Très souvent, la rénovation urbaine conduit à faire partir la moitié des habitants d’origine. »

Dans d’autres cas, le bailleur décide tout simplement d’abandonner peu à peu un immeuble voué à la démolition. Donc ils vont supprimer un concierge, ne pas faire les rénovations courantes etc. Et on touche là à un grand paradoxe de la rénovation urbaine : en délaissant certains immeubles, on dégrade aussi l’image du quartier dans lequel on souhaite faire venir des personnes plus aisées.

LVSL – Il semble aussi que la « mixité sociale » soit toujours entendue dans le même sens : on essaie de faire venir ces ménages plus aisés dans les quartiers défavorisés, mais les ghettos de riches ne semblent pas poser problème aux pouvoirs publics…

F. P. – En effet, il y a une grande hypocrisie. Faire venir des habitants plus riches dans un quartier prioritaire, pourquoi pas ? Mais où vont aller ceux qui partent ? Idéalement, ils visent un quartier plus agréable, qui a une meilleure réputation. Sauf que beaucoup de maires choisissent de ne pas respecter la loi SRU et de maintenir une ségrégation sociale. Résultat : les bailleurs sociaux ne peuvent souvent proposer aux personnes à reloger que des appartements trop chers ou inadaptés à leurs besoins. 

Donc on les déplace dans d’autres endroits, qui deviennent de futurs QPV. A Toulouse par exemple, beaucoup des personnes délogées par les programmes de rénovation urbaine sont envoyées au quartier Borderouge, un nouveau quartier avec des loyers abordables. Sauf que les difficultés sociales de ces personnes n’ont pas été résolues. Donc cela revient juste à déplacer le problème.

LVSL – Ces déplacements de population sont liés au fait que les programmes de rénovation urbaine ont un fort ratio de démolitions. Bien sûr, il y a des logements insalubres trop compliqués à rénover qu’il vaut mieux détruire, mais beaucoup de démolitions ne semblent pas nécessaires. Pensez-vous que l’ANRU a une obsession pour les démolitions ?

F. P. – Oui. C’est très bien montré dans le film Bâtiment 5 de Ladj Ly, dont la première scène est une démolition d’immeubles devant les édiles de la ville et les habitants du quartier. Je pense que l’ANRU cherchait à l’origine un effet spectaculaire : en dynamitant un immeuble, on montre de manière forte que le quartier va changer. C’est un acte qui permet d’affirmer une volonté politique d’aller jusqu’au bout, de vraiment faire changer le quartier en reconstruisant tout.

Mais deux choses ont été occultées par cet engouement autour des démolitions. D’abord, l’attachement des gens à leur lieu de vie. C’est quelque chose qu’on retrouve beaucoup dans le rap, par exemple chez PNL ou Koba LaD, dont le « bâtiment 7 » est devenu très célèbre. Ce lien affectif et humain à son habitat est souvent passé sous silence.

L’autre aspect qui a été oublié, sans doute parce qu’on était en 2003 lorsque l’ANRU a été lancée, c’est le coût écologique de ces démolitions. Aujourd’hui, si un ministre annonçait autant de démolitions et de reconstructions, cela soulèverait beaucoup de débats. A Toulouse, le commissaire enquêteur a montré dans son rapport sur le Mirail à quel point démolir des immeubles fonctionnels, bien que nécessitant des rénovations, est une hérésie écologique. A Clermont-Ferrand, ma collègue Marianne Maximi nous a expliqué qu’une part des déchets issus des démolitions s’est retrouvée sur le plateau de Gergovie, où sont conduites des fouilles archéologiques.

LVSL – Maintenant que les impacts de ces démolitions, tant pour les habitants que pour l’environnement, sont mieux connus, l’ANRU a-t-elle changé de doctrine ?

F. P. – C’est son discours officiel, mais pour l’instant ça ne se vérifie pas toujours dans les actes. J’attends que les démolitions soient annulées pour certains dossiers emblématiques pour y croire. Le quartier de l’Alma à Roubaix est un très bon exemple : les bâtiments en brique sont fonctionnels et superbes d’un point de vue architectural. Certains ont même été refaits à neuf durant la dernière décennie, pourquoi les détruire ? 

Maintenir ces démolitions est d’autant plus absurde que ces quartiers sont plein de savoir-faire, notamment car beaucoup d’habitants bossent dans le secteur du BTP. Je le vois très bien au Mirail à Toulouse : dans le même périmètre, il y a l’école d’architecture, la fac de sciences sociales, plein d’employés du BTP, une école d’assistants sociaux et un gros vivier associatif. Pourquoi ne pas les réunir pour imaginer le futur du quartier ? La rénovation urbaine doit se faire avec les habitants, pas sans eux.

LVSL – Vous consacrez justement une partie entière du rapport aux perceptions de la rénovation urbaine par les habitants et les associations locales, que vous avez rencontré. Sauf exception, ils ne se sentent pas du tout écoutés par les pouvoirs publics et l’ANRU. L’agence dit pourtant chercher à prendre en compte leurs avis…

F. P. – Il y a eu plein de dispositifs, le dernier en date étant les conseils citoyens. Mais ils ne réunissent qu’une part infime de la population des quartiers. Parfois les membres sont tirés au sort, mais on ne sait pas comment. En fait le problème, c’est que l’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Tout décideur politique peut dire « c’est pas moi, c’est l’ANRU ». Or, les gens ne connaissent pas l’agence, son fonctionnement etc. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. Cela crée une vraie déconnexion entre les habitants et les décisions prises pour leur quartier. La rénovation se fait sans les habitants et se fait de manière descendante. Même Jean-Louis Borloo qui en est à l’origine en est aujourd’hui assez critique.

« L’ANRU est un peu l’Union européenne de l’urbanisme. Plusieurs entités se renvoient la balle, tout est abstrait, et on ne sait plus vers qui se tourner. »

A l’origine, les habitants ne sont pas opposés à la rénovation de leur quartier. Mais quand on leur dit que la moitié vont devoir partir et qu’ils voient les conditions de relogement, c’est déjà moins sympa. Pour ceux qui restent, l’habitat change, mais les services publics sont toujours exsangues, la précarité et l’insécurité sont toujours là etc. Dans les rares cas où la rénovation se passe bien et le quartier s’améliore, elle peut même pousser les habitants historiques à partir car les loyers augmentent. Mais ça reste rare : la rénovation urbaine aboutit bien plus souvent à la stagnation qu’à la progression.

LVSL – L’histoire de la rénovation urbaine est aussi celle des luttes locales contre les démolitions et pour des meilleures conditions de relogement. Cela a parfois pu aboutir à des référendums locaux, soutenus ou non par la mairie. Quel bilan tirez-vous de ces luttes ?

F. P. – D’abord ce sont des luttes très difficiles. Il faut un niveau d’information très important et se battre contre plusieurs collectivités plus l’ANRU, qui vont tous se renvoyer la balle. Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. Ils se disent « à quoi bon ? » et ne savent pas par quel bout prendre le problème. En plus, ces luttes débutent souvent lorsqu’on arrive à une situation critique et que beaucoup d’habitants sont déjà partis, ce qui est un peu tard.

« Le premier réflexe des habitants, c’est la résignation. »

Il y a tout de même des exemples de luttes victorieuses comme la Coudraie à Poissy ou, en partie, la Villeneuve à Grenoble. Même pour l’Alma de Roubaix ou le Mirail de Toulouse, il reste de l’espoir. Surtout, ces luttes ont montré les impasses et les absurdités de la rénovation urbaine. La bataille idéologique autour de l’ANRU a été gagnée : aujourd’hui, personne ne peut dire que cette façon de faire a fonctionné et que les problèmes de ces quartiers ont été résolus. Certains en tirent comme conclusion qu’il faut tout arrêter, d’autres qu’il faut réformer l’ANRU.

LVSL – Comment l’agence a-t-elle reçu votre rapport ?

F. P. – Pas très bien. Ils étaient notamment en désaccord avec certains chiffres que nous citons, mais on a justement besoin de meilleures informations. Au-delà de cette querelle, je sais qu’il y a des personnes bien intentionnées à l’ANRU et que certains se disent que l’existence de cette agence est déjà mieux que rien. Certes, mais il faut faire le bilan économique, écologique et humain de ces 20 ans et réformer l’agence.

Jean-Louis Borloo est d’accord avec moi, il voit que la rénovation urbaine seule ne peut pas résoudre les problèmes de ces quartiers. Il l’avait notamment dit lors de l’appel de Grigny (ville la plus pauvre de France, ndlr) avec des maires de tous les horizons politiques. Je ne partage pas toutes les suggestions de Borloo, mais au moins la démarche est bonne. Mais ses propositions ont été enterrées par Macron dès 2018…

LVSL – Justement, quelles répercussions votre rapport a-t-il eu dans le monde politique ? On en a très peu entendu parler, malgré les révoltes urbaines de l’été dernier…

F. P. – Oui, le rapport Allo ANRU est sorti en avril 2023 et l’intérêt médiatique, qui reste limité, n’est arrivé qu’avec la mort de Nahel. Cela montre à quel point ce sujet est délaissé. Sur le plan politique, je souhaite mener une mission d’information pour boucler ce bilan de l’ANRU et pouvoir interroger d’autres personnes que nous n’avons pas pu rencontrer dans le cadre de ce rapport. Je pense à des associations, des collectifs d’habitants, des chercheurs, des élus locaux, Jean-Louis Borloo…

Tous ces regards sont complémentaires. Par exemple, l’avis d’Eric Piolle, le maire de Grenoble, était intéressant car il exprimait la position délicate d’une municipalité prise entre le marteau et l’enclume (les habitants de la Villeneuve s’opposent aux démolitions, tandis que l’ANRU veut les poursuivre, ndlr). Une fois le constat terminé, il faudra définir une nouvelle politique de rénovation urbaine pour les deux prochaines décennies.

François Piquemal durant notre entretien. © François Piquemal

LVSL – Concrètement, quelles politiques faudrait-il mettre en place ?

F. P. – Des mesures isolées, comme l’encadrement à la baisse des loyers (réclamé par la France Insoumise, ndlr), peuvent être positives, mais ne suffiront pas. A minima, il faut être intraitable sur l’application de la loi SRU, pour faire respecter partout le seuil de 25% de logement public. On pourrait aussi réfléchir à imposer ce seuil par quartier, pour éviter que ces logements soient tous concentrés dans un ou deux quartiers d’une même ville.

Ensuite, il faut changer la perception du logement public, c’est d’ailleurs pour cela que je préfère ce terme à celui de « logement social ». 80% des Français y sont éligibles, pourquoi seuls les plus pauvres devraient-ils y loger ? Je comprends bien sûr le souhait d’être petit propriétaire, mais il faut que le logement public soit tout aussi désirable. C’est un choix politique : le logement public peut être en pointe, notamment sur la transition écologique. Je prends souvent l’exemple de Vienne, en Autriche, où il y a 60% de logement public et qui est reconnue comme une ville où il fait bon vivre.

Pour y parvenir, il faudra construire plus de logements publics, mais avec une planification à grande échelle, comme l’avait fait le général de Gaulle en créant la DATAR en 1963. Mais cette fois-ci, cette planification doit être centrée sur des objectifs écologiques, ce qui implique notamment d’organiser la démétropolisation. Il faut déconcentrer la population, les emplois et les services des grands centres urbains, qui sont saturés et vulnérables au changement climatique. Il s’agit de redévelopper des villes comme Albi, Lodève, Maubeuge… en leur donnant des fonctions industrielles ou économiques, pour rééquilibrer le territoire. C’est ambitieux, quasi-soviétique diront certains, mais nous sommes parvenus à le faire dans le passé.

Les rappeurs, ces petits soldats du capitalisme

En France comme aux États-Unis où il est né, le rap était porteur d’un message subversif. Mais progressivement digérées par l’industrie du divertissement, la sous-culture hip-hop et ses aspirations à renverser la société se sont vidées de leur substance critique. Comment le rap est-il devenu l’appareil idéologique préféré du capitalisme pour convertir les jeunes au système de valeurs dominant ?


En 1995, Suprême NTM rappe : « la bourgeoisie peut trembler, les cailleras sont dans la ville, pas pour faire la fête, qu’est-ce qu’on attend pour foutre le feu? Allons à l’Elysée, brûler les vieux ». En 1997, Stomy Bugsy, Passi, Shurik’n et plusieurs ténors du rap français posent leur flow sur une compilation destinée à servir de bande originale à Ma 6T va craquer, film coup de poing sur les banlieues réalisé par Jean-François Richet. Dans le morceau La Sédition, Mystik et 2 Bal rappent ce refrain : « la sédition est la solution, révolution / multiplions les manifestations, passons à l’action ». Et ce couplet : « d’abord des gens fâchés qui n’ont pas la langue dans la poche / faisant partie d’un parti d’avant-garde / guidé par des principes visant à renverser la société ».

Inconcevables dans la bouche d’aucun des poids lourds du rap français actuel, ces paroles insurrectionnelles résonnent vingt ans plus tard comme le chant du cygne d’un rap conçu comme l’art capable d’esthétiser la colère des classes populaires. En effet, depuis la fin des années 2000, le rap mainstream est devenu une arme idéologique qui suggère aux auditeurs des comportements et des désirs qui correspondent aux exigences du capitalisme.

Au début des années 2000, le rap français vit les prémisses de son âge d’or : davantage écouté et plus médiatisé, il tend à se démocratiser(1). Son succès auprès d’un nombre croissant de jeunes fait progressivement émerger un marché très lucratif. En l’espace d’une décennie, de nombreux titres deviennent des classiques, faisant du rap l’un des genres musicaux les plus populaires. Des deux côtés de l’Atlantique, cette audience exponentielle incite les producteurs à usiner les artistes et leurs morceaux de manière standardisée. Purs produits de cette mutation, des rappeurs comme Akhenaton (IAM) ou Joey Starr (NTM) se situent à cheval sur les deux époques : celle du rap révolté, et celle du rap promoteur de la société de consommation et arbitre du jeu néolibéral.

Du capitalisme partout, tout le temps

À la fin des années 2000, le rap achève lentement sa mise en conformité : l’individualisme, la volonté de domination et la compétition interpersonnelle sont devenus les thématiques fétiches de quasiment tous les rappeurs. Et à mesure que le nombre d’artistes augmente, leurs textes s’uniformisent autour d’un dénominateur commun de plus en plus étroit : l’argent, et plus largement, la mise en scène des valeurs et des pratiques capitalistes les plus violentes.

Tandis que les artistes redoublent d’imagination pour créer de nouveaux univers visuels et mélodiques, le contenu se rétrécie, cantonnant le champ des possibles à des aspirations centrées sur l’argent, son accumulation et les consommations ostentatoires qu’il permet. Il existe des exceptions dans le rap game français. Kerry James reste par exemple le pape du « rap dissident ». Bigflo & Oli, Nekfeu, Orelsan ou certains rappeurs moins célèbres peuvent épisodiquement signer des punchlines engagées. Mais dans la grande majorité, le constat reste le même : le « rap conscient » tend à disparaître, au profit du « rap hardcore ».

À la manière du S-Crew ou de Jul, certains rappeurs font le pari de créer leur propre label et revendiquent leur indépendance à l’égard des Majors (Universal, Sony, Warner). Pourtant, le contenu de leurs morceaux se calque bien souvent sur celui des grosses maisons de disque. Car si les parts de marché ne se comptent plus exclusivement en nombre de disques vendus, les clics sur les plateformes de streaming et de téléchargement et les « vues » sur Youtube pèsent comme les nouvelles contraintes du marché.

Genius est un moteur de recherche qui recense les paroles des morceaux de rap des vingt dernières années. Si on tape le mot-clé « biff » ou ses synonymes, la base de données s’affole et affiche des centaines d’occurrences. Lomepal écrit : « je veux des millions, j’en veux 70 ». Booba chante : « j’dois faire du biff, de la mula, du caramel ». Kekra ne dit pas autre chose lorsqu’il rappe : « j’veux du cash dans mes poches, j’veux des fonds ». Damso est plus concis : « j’fais du biff ». Kaaris partage ses dilemmes : « si j’devais choisir entre tout ce biff et toutes ces bitchs / je prendrais le gros chèque parce que l’oseille est la plus bonne des schnecks ». La Fouine est dans l’injonction : « faites du biff, c’est pas compliqué ». PNL : « chaque jour c’est la même, c’est le biff qui m’fait frissonner ». Cette année, Angèle – chanteuse belge qui mélange rap et pop – signait un titre explicite : La thune. Dans ce morceau, elle exhibe une mitraillette en or et tire des rafales de billets tout en chantant : « tout le monde il veut seulement la thune, et seulement ça ça les fait bander ».

 

Hommes-sandwich 2.0

Avec l’essor d’internet puis celui des réseaux sociaux, les rappeurs vedettes sont devenus les promoteurs de la société de consommation, de ses valeurs et plus trivialement, de ses produits. Cette année, Lomepal a collaboré à deux reprises avec des grandes marques : avec Apple, pour une campagne publicitaire qui promeut l’Iphone X, puis avec la chaîne d’hôtellerie Ibis, dans un spot publicitaire destiné à la télévision et aux plateformes de vidéos sur internet.

https://www.youtube.com/watch?v=h8L04Fxti5c

Quelques mois plus tard, le rappeur marseillais SCH – dont le deuxième album s’intitule Anarchie – devenait l’égérie d’Adidas. Et après la victoire de l’équipe de France à la Coupe du monde de football en Russie, la marque américaine Nike s’est offerte la voix du rappeur Niska dans un spot publicitaire pour le nouveau maillot floqué avec deux étoiles. Jackpot pour l’équipementier des Bleus, puisqu’il commercialise le précieux sésame pour la somme rondelette de 140 euros et que la FFF (Fédération française de football) prévoit des records de ventes.

Et lorsque les rappeurs exhibent des vêtements et des accessoires griffés dans leurs clips, la publicité devient gratuite. Récemment, Jok’Air a sorti le titre Mon Survet, dans lequel lui et la trentaine de figurants sont habillés par Adidas de la tête aux pieds. Ces vitrines bénévoles sont du pain béni pour les multinationales, qui y voient des influenceurs redoutablement efficaces auprès des jeunes auditeurs.

Côté paroles, les stars enchaînent les références aux marques si bien que les seize mesures de nombreux rappeurs français ressemblent à des catalogues de produits de luxe, et leurs clips à des télé-achats. Philipp Plein, Cartier, Ruinard, Gucci, Audi, BMW, Bugatti, Ferrari, Porsche, Burberry… Quand les rappeurs ne casent pas des placements de produits, ils s’évertuent à faire rimer rap avec marques. Avec son titre Sapés comme jamais, sorti en 2015, Maître Gims assume complètement cette tendance, en cumulant dans un seul morceau des références à Louboutin, Chanel, Balmain, Vuitton, Hermès et Zanotti.

Et quand des rappeurs vont jusqu’à donner à leurs morceaux des noms de marques, les multinationales jubilent. En 2013, Kaaris faisait le buzz avec son clip 63, du nom du modèle de grande berline AMG63, commercialisé par Mercedes-Benz. En 2015, Sadek sortait un titre homonyme de la marque de haute couture Zanotti. Et cette année, Rim’k a collaboré avec Ninho pour le morceau Air Max, du même nom que la paire de chaussures Nike. En septembre, le même Ninho sortait le clip de son titre Fendi – du nom de la marque de prêt-à-porter de luxe italienne – tourné dans une villa cossue de Milan.

La parabole du pauvre devenu riche

Le capitalisme est friand de success stories : les parcours exceptionnels de self-made-men lui permettent de se légitimer, à rebours des indicateurs économiques et des démarches scientifiques. Bien racontée, l’histoire d’un Bernard Tapie ou celle d’un Silvio Berlusconi peut battre en brèche n’importe quelle enquête sociologique sur la reproduction sociale des inégalités, n’en déplaise à Pierre Bourdieu. Et si les reportages télévisés à la gloire du « fils-d’immigré-pauvre » devenu « capitaine-d’industrie-milliardaire » ne suffisent pas, le rap diffuse le même story-telling.

La majorité des textes sont ainsi construits sur le modèle du « jeune-parti-de-rien-devenu-riche-qui-profite-de-son-argent ». SCH écrit : « J’étais rien, j’avais rien, là j’ai trois putes sous mon plaid » ou encore : « j’avais pas un radis, sur un banc j’ai grandi, là j’vais rue Paradis ». Dans son dernier clip sorti en septembre, MHD pose ce couplet : « Bah ouais ma vie a changé : plus de retard de loyer, maintenant j’me fais plaisir, j’peux porter du Giuseppe (NDLR Giuseppe Zanotti). »

De nombreux rappeurs produisent un système de justification qu’on pourrait résumer par la formule suivante : « gagner beaucoup d’argent, pour pouvoir sortir ses proches de la pauvreté ». Dans un classique sorti en 2010, Booba rappe : « Chaque jour c’est pour faire du biff, mettre à l’abri la mif ». Les deux frères de PNL ont quant à eux créé un slogan pour résumer ce credo : « QLF » , qui signifie littéralement « que la famille ». Cette conception tribale de l’existence – chacun pour soi, loi du plus fort – et dans laquelle la solidarité n’existe pas, correspond parfaitement à celle que voulait imposer Margaret Thatcher au Royaume-Uni dans les années 1980. La championne du conservatisme néolibéral écrivait à l’époque : « La société n’existe pas, il n’y a que des individus. »(2)

Alors que pour un nombre croissant de jeunes, l’attractivité du mode de vie capitaliste s’effondre sous le poids de ses contradictions, le rap commercial semble agir comme une piqûre de rappel permanente. Piqûre qui immunise contre le risque de rébellion ; rappel à se recentrer sur la quête d’argent, la consommation et le divertissement.

Le péril climatique qui vient, l’explosion des inégalités ou la perte de sens poussent davantage de jeunes à remettre en question le modèle de société dominant. Ils sont de plus en plus nombreux à délaisser l’accumulation et l’individualisme, tout en cherchant leur épanouissement ailleurs (égalité, solidarité, militantisme, écologie, décroissance, lien social…). En bombardant ces futurs adultes de stimuli idéologiques dans lesquels l’argent est roi et où la violence règne, la majorité du rap agit comme un frein à la décolonisation des imaginaires : elle érode le sentiment de révolte, inhibe le désir d’utopie et fabrique la paix sociale. Là où les pionniers du rap jouaient un rôle d’objecteurs de consciences, la plupart des rappeurs actuels sont devenus des gardiens de l’ordre établi.


Notes

(1) Stéphanie Molinero, Les publics du rap. Enquête sociologique, L’Harmattan, Paris, 2019.

(2) https://www.cairn.info/les-societes-civiles-dans-le-monde-musulman–9782707164896-p-313.htm

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Capture d’écran Jok’Air – Mon Survet (https://www.youtube.com/watch?v=KvWmv1QcGA8)

 

Orelsan, le rap d’une France en crise

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Orelsan à droite, dans le clip de 06h16 – Des histoires à raconter, des Casseurs flowters

Si Orelsan avait marqué les esprits avec ses titres Sale Pute et Saint Valentin, au cœur d’une vive polémique en mars 2009, son album Le Chant des sirènes a été deux fois disque de platine (2011) et La Fête est finie trois fois (2017). Finis, les scandales. Ces nouveaux textes évoquent des souvenirs provenant de l’enfance, de l’adolescence ou encore de la vie de jeunes adultes, et correspondent à la réalité de nombreux jeunes qui ont grandi dans les années 90 puis 2000. Au-delà des souvenirs mélancoliques, c’est également un portrait de la France périphérique que dresse le chanteur.


Qu’est-ce qui explique un tel engouement pour Orelsan ? S’agit-il d’un enthousiasme lié à des titres pouvant parfois être qualifiés de “commerciaux” comme la chanson Basique (La Fête est finie, 2017) ou peut-on voir derrière ce phénomène le reflet d’une jeunesse qui grandit et qui s’ennuie ?

Un rap de la France périphérique

Resté très proche de sa terre d’origine, Orelsan y fait régulièrement référence dans ses textes comme dans son film Comment c’est loin, dont le tournage a eu lieu aux alentours de Caen. En ce sens, son œuvre peut être interprétée comme une ode à la France périphérique. En mêlant de façon originale nostalgie, lassitude et contemplation, le rappeur normand ravive les souvenirs qui ont marqué l’enfance et l’adolescence des personnes issues des classes populaires et des classes moyennes de province.

Les textes qui se rapportent à son enfance passée à Alençon puis à Caen sont nombreux. Un profond sentiment d’ennui, voire de perte de repères dans une société toujours plus fracturée et en manque de sens, est omniprésent. Le titre Dans ma ville on traîne manifeste ce spleen qui anime les paroles du rappeur : ”Dans ma ville on traîne entre le béton, les plaines, dans les rues pavées du centre où tous les magasins ferment / On passe les week-ends dans les zones industrielles près des zones pavillonnaires où les baraques sont les mêmes”. Outre la fermeture des commerces de proximité, expérience commune dans les centres des villes moyennes françaises, apparaît une monotonie quotidienne.

L’évocation nostalgique des petits instants qui peuvent vite devenir des rituels, comme le samedi après-midi dans les grandes zones commerciales à faire et refaire les mêmes boutiques, fait écho à l’identification du rappeur à sa ville. Une fusion qui s’exprime notamment lorsqu’Orelsan déclare : “Ma ville aux cent clochers / À chaque fois qu’ils détruisent un bâtiment / Ils effacent une partie d’mon passé.” (Dans ma ville on traîne) L’existence de l’artiste se mêle alors à l’architecture de la ville, témoignant d’un attachement intense aux rues et aux édifices qui l’ont vu grandir.

« Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises et au rythme de l’existence qui les anime qu’il rend hommage.»

Cette France “où on danse la chenille” et où “le chômage et la tisane forment un cercle vicieux” (La Pluie) est aussi caractérisée par une périurbanisation à perte de vue. Plus qu’à la ville de Caen, c’est à l’ensemble des villes moyennes françaises qu’il rend hommage.

Plus intéressant encore, Orelsan décrit la fragmentation de cette société, lorsqu’il évoque la banlieue caennaise notamment, “Où tu peux voir les grandes tours des quartiers / Où l’architecte a cru faire un truc bien / Si j’rappais pas, j’y serais jamais allé / Parce qu’on s’mélange pas tant qu’ça, là d’où j’viens.” (Dans ma ville on traîne) Cette fragmentation spatiale renvoie donc à une atomisation sociale, sinon culturelle, comme on peut le voir avec cette absence de mélange entre les quartiers populaires et les zones pavillonnaires, elles aussi caractérisées par un morcellement outrancier : “À côté des pavillons rectilignes / Où on pense à c’que pense la voisine / Où on passe les dimanches en famille / Où on fabrique du blanc fragile.” (Dans ma ville on traîne)

Il s’agit donc d’une France complexée que décrit Orelsan, une France provinciale qui s’oppose sous tous rapports au parisianisme, synonyme de suffisance, de superficialité, d’apparences et d’illusions. Cette opposition quasi vitale à Paris et son monde se traduit par une incapacité chez Orelsan à habiter la capitale, du moins mentalement : « j’suis pas chez moi dans la capitale / Je continue d’écrire sur une ville où j’habite pas » (San) Ce complexe provincial peut d’ailleurs remonter à l’enfance, lorsque le rappeur évoque la plage à une vingtaine de minutes de Caen, probablement sur la Côte de Nacre, “Où les Parisiens nous trouvaient tellement nuls.” (Dans ma ville on traîne)

À la géographie périurbaine s’ajoute même une critique non sans ironie du consumérisme des classes moyennes : ”J’viens d’la classe moyenne, moyennement classe / Où tout le monde cherche sa place / Julien Clerc dans le monospace”. (La Pluie)

Le porte-parole d’une génération sacrifiée ?

De là à considérer Orelsan comme un enfant de cette France en crise, porte-parole d’une génération sacrifiée ? Le rappeur chante en tout cas l’ennui et la résignation qui accable tant de jeunes, auquel il mêle la mélancolie dans son dernier album La Fête est finie. A ces sentiments s’ajoute la difficulté de rentrer dans l’âge adulte et le phénomène de l’adulescence sur lequel l’article du Comptoir Orelsan, reflet d’une génération qui n’arrive pas à vieillir revient en détail.

« Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères qui touche une partie de la population »

Son rejet de la société libérale – tant dans son rythme, dans ses habitudes que dans ses pratiques – telle qu’elle est façonnée dans les grandes métropoles est manifeste dans ses textes. La segmentation qu’il fait de la France n’est pas sans rappeler les travaux de Christophe Guilluy : à la concentration des activités dans les grandes métropoles s’oppose le reste du territoire, la France périphérique. En ce sens, le chanteur dessine ce qui constitue une contre-société, une nouvelle radicalité sociale.

Lorsqu’il évoque la capitale comme dans Suicide Social, c’est pour dresser une critique acerbe de la société contemporaine, des valeurs qu’elle propage. Cette chanson pamphlétaire n’épargne personne et égratigne les « Parisiens », les « employés de bureau » ou encore les « sudistes abrutis par leur soleil cuisant ». Il décline par ailleurs un certain nombre de fonctions ou professions que l’on retrouve typiquement dans les grandes métropoles, allant des « communicants » aux « jeunes cadres fraîchement diplômés » ou aux « PDG ». Ces archétypes semblent incarner un idéal médiocre et une existence vaine liés à l’ambition, au désir d’argent et façonnent une société dans laquelle Orelsan ne se reconnaît pas. Il n’y a pas pour autant de tendresse pour les autres groupes sociaux et milieux : les syndicalistes, les professeurs, personne n’est épargné.

D’ailleurs, fils d’institutrice et de directeur d’école, Orelsan entretient un rapport particulier avec l’institution scolaire, qui n’assure pas la mission d’ascension sociale et, surtout, qui peine à transmettre du sens à une génération désœuvrée. C’est dans Notes pour trop tard qu’il développe particulièrement ce point : “L’école est un calvaire, y’a pas grand-chose à faire / Arrêter, c’est partir trop tôt dans une autre galère / Tèj’ ton sac-à-dos en l’air, t’auras l’poids d’la société sur les épaules / Un patron, ton père et ta mère / Trois-quarts des cours servent à rien […] L’école est un filtre qui rend tout très chiant.”

Cependant, il va sans dire que le public d’Orelsan va au-delà de ceux qui partagent un vécu similaire. Son œuvre touche en effet bien au-delà des jeunes issus de cette France périphérique, en témoignent les programmations dans les festivals ou les salles parisiennes remplies pour son passage. Il chante certes une révolte, mais la tendresse, la mélancolie perdurent lorsqu’il s’agit de ses jeunes années en Basse-Normandie. Dès lors, si ses textes touchent bien au-delà des frontières qu’il leur donne, n’est-ce pas parce qu’il chante plus largement un rejet de la société actuelle, en crise ? En ce sens, Orelsan chante une révolte silencieuse, une urgence d’autre chose. Il incarne la perte de repères et le désir de nouveauté qui touche une grande partie de la population.

 

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“La meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique” – Entretien avec Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Ulysse Rabaté et Abdel Yassine

Jean-Louis Borloo a été chargé, en novembre 2017, par Emmanuel Macron de mener une mission sur les quartiers prioritaires. Le « père de la rénovation urbaine », ancien ministre de la ville, a remis son rapport au premier ministre, Édouard Philippe, jeudi 26 avril. Ce rapport est le fruit d’une réflexion et d’un travail menés depuis plusieurs mois avec les élus et les associations de terrain mobilisés au sein du collectif Territoire gagnants. Ulysse Rabaté et Abdel Yassine y ont réagit dans une tribune dans l’Obs. Ulysse Rabaté est conseiller municipal France insoumise à Corbeil-Essonnes et Abdel Yassine est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis. Nous avons ici l’occasion de les interroger plus longuement.

LVSL – Les plans avancés par Jean-Louis Borloo traduisent une volonté de donner une place nouvelle à l’acteur privé dans la restauration des banlieues : est-ce pour vous un aveu de l’échec du modèle de gestion urbaine par les pouvoirs publics ?

Pour celles et ceux qui ont connu la première phase de l’ANRU, cette donnée n’est pas vraiment nouvelle. Les acteurs privés ont su depuis des années tirer profit de l’investissement public en matière de rénovation urbaine, avec parfois des effets contrastés : démolitions-reconstructions en forme de « jackpot » pour bailleurs et promoteurs, projets de résidentialisation… En tant qu’élus et militants, nous connaissons tout cela. Ce qui est nouveau, c’est en effet, pour l’instant, le faible niveau d’investissement public annoncé par l’exécutif qui laisse présager, comme dans de nombreux autres domaines, une montée en puissance du secteur privé face aux pouvoirs publics, par ailleurs affaiblis à l’échelle des collectivités. Ce nouveau rapport de force est inquiétant, si on considère que « plus de public » équivaut à plus de contrôle et de pouvoir accordé aux habitants. Ce qui est très loin d’avoir été le cas par ailleurs ces dernières années. Pour ce qui est de « l’aveu d’échec », le rapport Borloo, notamment dans son introduction, a le mérite de l’exprimer clairement. Je pense que tout le monde est d’accord aujourd’hui pour dire que la situation dans laquelle nous sommes a des causes nombreuses, profondes, qui à bien des égards concernent la société française dans son ensemble et pas seulement la banlieue en tant qu’espace urbain ou territorial. A ce titre, nous avions dit il y a quelques années que le terme d’Apartheid était approprié, pour décrire une situation dramatique qui est le résultat d’une politique délibérée, dont est responsable l’ensemble de la classe politique qui se partage le pouvoir d’État. Et là, on va plus loin que le simple aveu d’échec. On peut critiquer ce qui n’a été pas fait, mais aussi ce qui a été fait. En terme de ségrégation, de stigmatisation, de racisme institurionnel… Et donc on peut critiquer, aussi, la Politique de la Ville et son histoire.

LVSL – Dans une tribune récemment parue dans l’Obs, vous enjoignez le président Emmanuel Macron à investir autant dans le bâti que dans les structures d’éducation populaire. Ce serait un élément en rupture avec les plans jusque là mis en oeuvre. Pourquoi cet élément relève-t-il d’une importance aussi fondamentale à vos yeux ?

En faisant cette proposition ambitieuse, « pas un plan de rénovation sans investissement dans l’éducation populaire », on mord le trait volontairement. On le fait non pas pour opposer bâti et humain, mais pour affirmer que ces dimensions sont nécessairement complémentaires. Il est assez désarmant de ne pas lire, dans l’inventaire de la première phase de l’ANRU, les conséquences désastreuses de l’effondrement du maillage socio-éducatif sur de nombreux territoires – effondrement dont l’ANRU n’est pas responsable, mais qu’elle a accompagné.

Abdel Yassine, co-réalisateur de “En attendant Coco”, est conseiller municipal Divers gauche à Fleury-Mérogis.

Ces lieux et espaces ont contribué à la socialisation de nombreuses générations, à l’expression artistique, mais aussi à la formulation d’un certain esprit critique et, disons-le, à une forme de politisation. Pour nous, s’attaquer aux lieux d’éducation populaire, dans les quartiers comme ailleurs, c’est s’attaquer aux lieux de construction collective de la critique à l’égard de la société dans laquelle nous vivons. Comme nous avons déjà pu l’exprimer, nous défendons le soutien public à l’Éducation Populaire, qui affirmait au sortir de la guerre et du régime de Vichy le caractère salutaire de l’existence de contre-pouvoirs dans la société.

En tant qu’élus locaux, nous pouvons témoigner des milles manières qu’ont les acteurs associatifs de constituer un contre-pouvoir face à une société violente et inégalitaire. Nous n’avons pas peur de dire ce sont tous ces petits contre-pouvoirs qui « sauvent » notre société, tous les jours. A l’échelle de nos territoires, nous disons souvent aux associations qu’elles font de l’Éducation Populaire sans le revendiquer. Il y a clairement, aujourd’hui, une reformulation nécessaire de l’Éducation Populaire, que ses acteurs « traditionnels » (MJC, Centres Sociaux…) souhaitent accompagner. Mais pour cela, il faut assurer les moyens d’existence des structures existantes. De ce point de vue, la volonté de mettre fin à l’absurdité absolue des « appels à projet » pour revenir à des moyens de fonctionnement est assurément l’aspect le plus satisfaisant du rapport. C’est aussi la preuve que la consultation dans la rédaction du rapport a été réelle, même si le périmètre de celle-ci aurait pu, aurait dû être plus large.

LVSL – Dans un des programmes pour « faire revenir la République » dans les banlieues, Jean-Louis Borloo fait état d’un « repli identitaire et communautaire » des quartiers en difficulté. Est-ce que vous partagez ce constat ? Au-delà de l’aspect un peu polémique de la formulation, comment expliquez-vous ce phénomène de ghettoïsation des banlieues marqué à la fois par l’abandon des services publics et la mise à l’écart par rapport aux poumons économiques que sont les métropoles ?

Oui, malheureusement le rapport n’échappe pas à ces expressions douteuses, qui semblent malheureusement des sortes de « passages obligés » dès que sont évoqués les quartiers populaires. Ce qui est particulièrement insupportable, c’est que ce discours a été porté ces dernières années par des gens qui prétendaient « connaître la banlieue », « tenir un discours de vérité », etc. Manuel Valls a été la caricature de ce discours de stigmatisation d’une grande violence, qui repose sur une pseudo-légimité. On en a vraiment morflé dans la période post-attentats, qui a été d’une très grande violence contre les quartiers, alors que partout en France des collectifs prenaient des initiatives pour faire du vivre ensemble dans cette période où tout le monde en avait besoin. Qui a valorisé cela d’un point de vue politique ? Dans de nombreuses villes, des collectifs qui s’organisaient politiquement ont subi cette accusation de communautarisme, arme efficace pour délégitimer une démarche politique. Aux municipales, mais aussi aux législatives sur la 1ère circonscritpion de l’Essonne !

Le phénomène de « repli » ne peut se penser qu’à la lumière de la société dans laquelle nous vivons : de ses dynamiques d’exclusion, de ses frontières physiques et symboliques. On ne lutte pas contre le repli en criant plus fort « revenez dans la République ! », mais en travaillant à étendre le champ de la République et de ses droits. Là, il y a en effet un énorme travail en terme d’investissements concrets pour rendre la société plus « inclusive » – Éducation, Transports, Accès à l’emploi -, mais aussi en terme de réflexion et de reformulation d’un projet de société qui laisse sa place à tout le monde. Voilà pourquoi la question des discriminations est centrale et ne peut pas être minimisée. C’est justement en la traitant qu’on sort de la dynamique victimaire et qu’on construit quelque chose de positif. On revient au lien entre action politique et éducation populaire. Le levier pour agir, c’est le pouvoir des habitants. C’est ce qu’on essaye de mettre en pratique depuis des années, à partir de notre expérience, en assumant le lien entre dynamiques locales et politique nationale. C’est sur cette base que nous lançons à la rentrée une campagne nationale, avec des maires de banlieue, deux députés insoumis et communiste, et des acteurs associatifs de toute la France. Vous allez en entendre parler : l’idée est de montrer la créativité politique qui existe à l’échelle des territoires, « hors des radars », y compris de ceux du rapport Borloo. On n’invente rien, on continue en partie ce que d’autres générations travaillent depuis les années 80. Pour nous, la meilleure arme contre la ghettoïsation, c’est la politique.

LVSL – Dans cette tribune, vous soutenez que la parole du terrain est confisquée au profit de rapports très médiatiques, comme celui de Jean-Louis Borloo. Votre film “En attendant Coco” raconte le difficile cheminement de personnalités issues de quartiers populaires qui décident de s’engager dans la vie politique. Quelle formes prend ce processus d’invisibilisation des acteurs populaires urbains ?

En attendant coco, réalisé par Abdel Yassine et Ulysse Rabaté

Nous ne disons pas vraiment cela. Il est assez contre-productif d’opposer « la parole du terrain » à d’autres. En tant que militants depuis de nombreuses années, aujourd’hui élus, nous affirmons que les choses sont plus complexes, et que d’où qu’on soit, on sera toujours accusé d’être « trop », ou « pas assez » proche du terrain. Après notre tribune dans l’Obs, il nous a été reproché d’être trop en opposition à l’égard du rapport… Ce qui n’est pas du tout le cas ! Mais dès qu’il s’agit des quartiers populaires, toute critique est forcément vue du point de vue d’un clivage entre « le terrain » et « les institutions ». Ce qui est à mon sens un moyen de discréditer notre parole politique. Nous sommes proches d’élus et d’associatifs consultés par J.L. Borloo dans le cadre de ce rapport, et nous reconnaissons nombre de ses aspects positifs. Son propos général va à l’encontre de beaucoup de discours de stigmatisation qu’on entend au quotidien sur la banlieue. En tant qu’élus de villes de banlieue, en prise avec ces questions au quotidien, il serait irresponsable de s’y opposer frontalement ! En revanche, nous assumons de pointer fortement du doigt l’absence de recul critique à l’égard de la première phase de l’ANRU, qui est aussi une invisibilisation de nombreuses prises de position d’acteurs des quartiers depuis 15 ans. Depuis l’ANRU 1, depuis les révoltes de 2005, avec les premières démolitions, il y a toute une histoire politique, faite d’expériences électorales, de mobilisations, de propositions qui sont complètement invisibles dans ce rapport. Ce n’est pas un phénomène nouveau que l’invisibilisation de cette histoire politique et militante. C’est en partie ce dont parle notre film « En attendant Coco », réalisé en 2015 pour les 10 ans des émeutes : les expériences politiques existent, posent la question du rapport des quartiers populaires et des institutions, mais pas seulement. Elles posent aussi la question, comme partout ailleurs dans la société, du pouvoir dans nos sociétés contemporaines, du lien entre l’individuel et le collectif. Autant d’aspects qui sont souvent refusés aux acteurs politiques issus des quartiers parce que, comme disait Bourdieu, « la domination est aussi et surtout de refuser la complexité ».

Donc l’idée n’est pas de tirer à boulet rouge sur le rapport Borloo, mais de prendre nos responsabilités et d’en pointer les limites évidentes, qui s’expliquent aussi par la nature de la commande que constitue ce rapport, ses protagonistes, son agenda politique etc. De la même manière : comment un rapport sur la Banlieue peut-il, dans la France de 2018, se permettre d’évoquer si peu, voire pas du tout, des sujets aussi présents par ailleurs que ceux du racisme institutionnel, des discriminations et des violences policières ? Ce silence est caricatural, et n’aide pas à la légitimité de ce rapport.

LVSL – Vous avez été le suppléant de Farida Amrani lors des élections législatives à Evry. La victoire vous a échappé de peu face à Manuel Valls. On a beaucoup parlé de la méthode Alinsky et des caravanes insoumises. Au sein de la France Insoumise, comment pensez-vous l’engagement des milieux populaires et leur pérénité ? Par quels moyens pensez-vous attirez des électeurs qui ont un comportement structurellement abstentionniste ? 

Ulysse Rabaté – Oui, on est pas passés loin en effet… J’en profite pour rappeler que même si la vie politique, la vie en général ont repris leur cours, notre plainte pour fraude court toujours concernant ce qui s’est passé lors du second tour. Si nous sommes passés si près face à un ancien Premier Ministre, c’est que nous avons fait le pari de l’addition de la dynamique nationale en faveur de la France Insoumise et de notre ancrage local. J’étais déjà candidat contre Valls en 2012. Farida et moi sommes conseillers municipaux et engagés localement depuis plusieurs années. Je crois davantage dans cet ancrage, les combats gagnés ou perdus dans nos villes, la constitution patiente de réseaux divers… Plutôt que dans des caravanes insoumises qui viendraient prêcher la bonne parole ou la bonne manière de s’engager. Aux Tarterêts, à Corbeil-Essonnes, lors des démolitions, l’Amicale des locataires du quartier n’a pas attendu une caravane pour transformer la colère en action politique, et exiger les meilleures conditions pour le relogement de familles qui, pour beaucoup, avaient payé en loyers accumulés le double de la valeur de l’appartement qu’ils occupaient. A l’époque (celle de l’ANRU 1 d’ailleurs !), c’est plutôt moi qui ai appris au contact de ces dirigeants associatifs. Ce que je veux dire par là, c’est que les années de politique locale apprennent aussi l’humilité face à la question de l’engagement.

Farida Amrani et Ulysse Rabaté

A Corbeil-Essonnes, le combat contre la corruption et le clientélisme du système Dassault m’a aussi fait appréhender plus lucidement les contradictions qu’une société inégalitaire génère à l’égard de l’engagement politique. On vit une période d’effondrement et de recomposition. L’état de la gauche « traditionnelle » le montre : le projet collectif d’une société alternative au capitalisme est un chantier dont nous ne sommes peut-être qu’au début, et tout ce qui est perdu « au global » nous rend moins convaincant à l’échelle locale. Comme nous avons pu l’écrire au sujet du système Dassault : plutôt que des lendemains qui ne chantent jamais, pourquoi je ne prendrais pas une enveloppe du milliardaire ? A l’inverse, quand une brèche s’ouvre, comme lors de la présidentielle de 2017, et que certaines conditions sont réunies, il y a un effet de ciseaux. Les potentiels sont immenses : c’est ce qu’on a vécu lors des dernières élections législatives où nous faisons 50 % à Evry et 60 % à Corbeil-Essonnes, voire 70 % dans certains quartiers populaires.

Bref. Le travail est considérable. Mais pour vous répondre, disons qu’il s’agit moins d’ « attirer » que d’ouvrir des espaces politiques, parfois durables, parfois ponctuels, et d’apporter notre contribution au pot commun d’un projet collectif plus crédible. Et comme je n’ai pas la formule pour me démultiplier, qu’il y a la vie aussi, je compte aussi sur ce qui se passe « hors de nous-mêmes », et tout ce qui s’invente ailleurs… Y compris chez les abstentionnistes ! (rire).

LVSL – Vous pointez le fait que la banlieue est plus présente que jamais dans le paysage culturel, pour le meilleur et parfois pour le pire. Comment regardez-vous ce passage du rap dans la culture dominante ? Est-ce un phénomène de mainstreamisation du rap comme cela a pu être le cas pour le jazz ?

Effectivement, nous avons voulu souligner une injustice. La banlieue est devenu un sujet à la mode et beaucoup, avec les motivations les plus diverses qui soient, tirent profit de ce qui ressemble parfois à une esthétique marketing. Soyons clairs : nous ne sommes pas là pour dire qu’untel n’a pas le droit de s’emparer de ce sujet, qu’un autre devrait le traiter autrement… On a en revanche notre avis sur ce que véhiculent certaines productions artistiques, au cinéma par exemple : pourquoi l’omniprésence de fantasmes sur la violence, pourquoi le misérabilisme qui se transforme en stigmatisation, pourquoi l’absence de politique ? Notre ami Djigui Diarra, jeune comédien réalisateur issu de Grigny et passé par la FEMIS, a publié ces derniers jours un très beau texte sur son profil facebook qui décrit cet enfermement esthétique, produit d’institutions qui reproduisent dans la production cinématographique un enfermement politique et social. Il termine celui-ci en affirmant qu’il faut « accepter de vouloir raconter des histoires avec sincérité sans pour autant modifier à tout-va quand une personne ou un organisme trouve que cette histoire n’est pas assez clichée ». En tant qu’élus de villes de banlieue, on considère qu’on est à notre place en donnant notre avis sur la question. Un film, un livre, agit sur la réalité. En reproduisant des clichés on agit sur la réalité. Pour le dire crûment : on ne fait pas son beurre sur la banlieue impunément, il y a une responsabilité. D’autant plus quand connaît les difficultés à faire financer des projets lorsqu’on est aux périphéries du financement de la culture… Comme dirait le collectif Allez tous vous faire enfilmer : « Dans le Cinéma français monter un dossier de financement pour un film comme le nôtre, c’est pire que de monter sur un braquo ». Nous sommes nous-mêmes en train de monter le projet de la suite d’ « En attendant Coco »… C’est une galère, on sent bien que raconter l’histoire du militantisme associatif dans un quartier HLM est loin de passionner les financeurs.

Concernant le rap, c’est plus compliqué. Beaucoup disent qu’on vit une sorte d’âge d’or du rap français, dont une des données est l’appropriation par la culture dominante de cette musique longtemps à la marge et stigmatisée. C’est vrai qu’il y a un côté presque scotchant, jouissif aussi, d’entendre PNL et Niska, diamants de la 1ère circonscription de l’Essonne (rire), tourner en boucle dans les soirées parisiennes. Le succès du rap fait du bien à cette culture, ne serait-ce que par l’émergence et l’expression qu’elle permet pour tant d’artistes issus des quartiers. Il y a une vraie émulation, des jeunes qui viennent de nulle part peuvent cartonner du jour au lendemain sur YouTube avec un bon son et un beau clip. Ce mode de diffusion garantit une forme d’indépendance et sur ce plan, PNL fait figure de modèle. L’esthétique du rap, d’un point de vue vestimentaire par exemple, est plus présente que jamais. La société française redécouvre un pan de son histoire culturelle. Elle découvre aussi peut-être à quel point les quartiers sont des lieux de modernité. Tout cela est positif. Est-ce que le rap, dans cette dynamique, a perdu sa dimension militante ? Ce qui est sûr, c’est que la revendication a changé de forme. Évidemment, on peut être nostalgique, mais demander au rap de « redevenir militant », c’est aussi incantatoire que de demander à Zidane de revenir sur le terrain. De ce point de vue, le rap ressemble beaucoup à la politique : les mots d’ordre et les injonctions à la mobilisation ont perdu en crédit. L’appel à s’engager se fait moins présent, ou bien sous d’autres formes, moins traditionnelles, moins explicites, moins dans les slogans. Mais regardez, quand Kery James écrit sa « Lettre à la République », le succès est immédiat. La revendication politique fait toujours partie de l’ADN du rap. Evidemment, nous, avec notre sensibilité, on peut regretter qu’un certain discours « perce » plus qu’un autre, que des artistes plus politiques (ce terme n’engage que nous) comme Médine, Fik’s Niavo ou Dosseh ne soient pas reconnus à leur juste valeur en termes de ventes. Mais beaucoup de choses de qualité, avec un vrai discours, « cartonnent » aussi, comme Fianso par exemple.

Quant à la mainstreamisation… Pour ceux qui ont vécu cette époque, ce débat existait déjà à la fin des années 80. Très rares sont les rappeurs qui depuis 30 ans n’ont pas été accusés de trahir la culture. En tout cas, les mieux placés pour en parler sont les artistes, pas les politiques ! On pourrait en parler des heures. Et ce qui est sûr, c’est que le fait que le rap « intéresse » aujourd’hui la culture dominante et ses médias a l’immense avantage d’enfin donner la parole aux concernés, et de dépasser le traitement catastrophique des années 90-2000. Par contre, là où on est offensifs dans notre tribune, c’est toujours sur cette question des moyens, des lieux et des métiers pour le développement social et culturel à l’échelle des quartiers et des territoires. Plutôt que le débat sur la mainstreamisation, on veut mettre la lumière sur la mainmise de l’industrie – sur cette culture comme sur d’autres, et là on revient à la réflexion de tout à l’heure sur le cinéma et la production -, et ses conséquences en terme de contenu politique, mais surtout sur le paradoxe assez insupportable d’une culture encensée dans les fanzines d’un côté, et d’une politique destructrice à l’encontre des quartiers dont cette même culture est issue. Là, on pointe un enjeu politique et, de ce point de vue, oui, on aimerait que les artistes s’engagent davantage. Mais pour le coup, cette frustration ne concerne pas que le rap et les rappeurs-euses : au contraire, si on prend un peu de recul, ces artistes sont sur ce plan là au-dessus de la moyenne. Bref, demandons des gages politiques à tout le monde !

C’est bien de terminer l’entretien sur ce sujet. Comme disent nos amis de l’association d’éducation populaire tunisienne ACTK (Association pour le Cinéma et le Théâtre du Kef), que nous avons invités à Fleury-Mérogis au mois de mars dernier : « pas de révolution sans révolution culturelle ! ». On revendique ce combat, de là où nous sommes. C’est à la fois un pari et une identité politique.

PNL, la naissance d’une étoile cinématographique

PNL, dans Le monde ou rien, tourné dans la cité sicilienne de Scampia

PNL, pour « Peace n’ Lovés » [Paix et fric, ndlr], a sorti la quatrième et dernière partie de leur film disponible gratuitement sur YouTube, appuyé par leurs musiques en bande originale. Pour une durée totale de 66 minutes, ce tétraptyque relève d’une prouesse cinématographique qui réinvente le genre du vidéo-clip grâce à un fil narratif d’un réalisme inédit qui décrit le quotidien de la banlieue, de péripéties folles, accrochantes mais jamais clichées ou irréelles. Si la musique de PNL peut en rebuter certains, d’aucuns reconnaîtront que leur talent cinématographique est indiscutable.

Lovés, joints, QLF et fame

Intitulée Jusqu’au dernier gramme, Pt. finale, la quatrième vidéo fait suite à Naha, Onizuka, et Béné, musiques également parues en 2016 sur leur album Dans la légende, certifié disque de Diamant, chose inédite pour un label indépendant. Le groupe de rap PNL, formé par les deux frères Ademo et N.O.S, a introduit le cloud rap en France, s’inspirant de Yung Lean ou d’ASAP Rocky. Malgré un vocabulaire plutôt pauvre et redondant, le duo est parvenu à relater le quotidien abrutissant et violent des banlieusards enterrés dans leur cité, zonant en bas des blocs. Vente de canabis — et l’ivresse inhérente —, rivalité entre les gangs, la figure de la sœur et de la mère, la célébrité sont au centre de leur univers.

« J’voudrais sauver la Terre / Parfois j’voudrais la voir brûler / Ça va pas trop j’roule un tehr trop d’haine pour neuf mètres carrés » (Jusqu’au dernier gramme)

Si ces thèmes paraissent communs aux autres rappeurs français, la manière dont PNL les traite demeure inédite. L’égotrip est souvent ironique, morose, réaliste. Quant à la vulgarité et la brutalité de certains de leurs propos [1], elles sont contrastées par la maturité et le recul acquis face à certaines situations. « En fait le truc c’est qu’j’dois tuer mon monstre. Ouais j’suis là, j’me balade dans ce décor de merde » (Humain), contraste avec « On veut la ville pas le sang du maire » (Dans la légende). Ils n’ont plus peur, ni du quartier ni de la justice, ils ont trop vécu et tout connu, maintenant « [ils] sourient car [ils] connaissent déjà le sort de cette juge qui [les] condamne » (Kratos), manière métaphorique de signifier qu’ils ont mûri.

En comparant avec les vidéo-clip d’un Booba ou d’un Maître Gims, la présence des femmes est souvent dépréciative, présentées comme des « filles faciles », seules la mère et la sœur y échappent et sont élevées sur un piédestal. Or, mis à part les quatre parties du film, notons la quasi-absence de femmes [2] dans les clips de PNL. Comment l’expliquer? En prenant attention à leurs textes, on a vite l’impression que leur misogynie est feinte à cause d’une socialisation trop oppressive du quartier. Comme si eux-mêmes ne croyaient pas à la prétendue infériorité de la femme mais qu’ils se retrouvaient contraints à adopter ce discours pour prouver leur virilité.

« J’viens faire mon beurre, mer de billets, j’fais des longueurs » (Onizuka)

L’odeur et la couleur de l’argent sont omniprésentes dans l’univers PNL. Au lieu, comme Kaaris, de se payer des prostituées, ils demeurent lucides et « leur frigo n’a plus peur. Petit frère change de paire [de chaussures] » (J’suis QLF) et « jusqu’à c’que la vie ne leur fasse plus jamais peur ». Eux-mêmes le disent, ils ont trouvé un équilibre grâce à la musique et n’éprouvent plus le besoin de vendre, de se battre, de prouver quoique ce soit. Ils travaillent sur leur musique et leur film.

Un réalisme quasi-zolien [3] de la banlieue

Les thèmes abordés dans le film sont ceux évoqués plus haut mais mettent en scène surtout quatre personnages : Naha, Béné, Onizuka et Macha. Le film s’ouvre sur l’intérieur d’une HLM de banlieue parisienne avec un jeune qui roule un joint. D’emblée, le ton est donné. L’univers est oppressant, mortuaire et abrutissant. Échapper à l’ennui par l’herbe, échapper à la pauvreté par sa vente. Des jeunes, déscolarisés ou trop âgés pour le secondaire, sont en bas des immeubles, fument des clopes, rient, discutent, attendent parfois et, surtout, ne font absolument rien. Toute l’intrigue du film part sur une guerre commerciale de contrôle du marché de la weed. Comme si cette petite guerre n’était que divertissement. Évidemment, il n’en sera rien.

Rapidement, l’introduction des policiers apparaît. Mais là où l’on croirait les voir présentés péjorativement, ils sont simplement des policiers observant la banlieue pour démanteler le trafic. Ils ne présentent pas de caractéristiques grossières du flic blanc qui vote FN. À aucun moment, on ne tombe dans le cliché. Pour autant, ils ne taisent pas la haine des policiers qui existent — notamment lorsque Béné lance une brique sur le pare-brise de la voiture policière ou l’altercation entre les policiers et les amis de Macha qui est recherché.

« Les billets bleus sont devenus violets, les rouges sont devenus verts » (Da)

Les jeu des acteurs qui proviennent de l’entourage des deux rappeurs est sans fausse note [4]. Le jeune Béné, nous touche par sa révolte candide, et par sa volonté de porter le monde sur ses épaules et de vouloir régler tous les problèmes seul. Le personnage d’Onizuka est particulièrement attachant car il fréquente l’université qu’il finit par quitter. Il incarne l’individu qui tente de se sortir de cet enfer mais que la réalité du quartier finit par rattraper.

La violence quotidienne est toujours soulignée de manière épique comme si, malgré l’habitude, elle demeurait affreuse

La ville de Corbeil-Essonnes, et plus particulièrement la cité des Tarterêts, d’où est issu PNL, est marqué par sa violence quotidienne que le duo s’est efforcé de montrer dans le film. Bagarres entre les différents gangs, l’affligeante facilité pour se procurer un pistolet chez le voisin, les menaces, les regards qui se transforment en coup de couteau.

« Pas besoin des bras d’une femme, j’connais pas ceux de ma mère / Pas besoin qu’on m’aime en fait, j’ai juste besoin que tu quittes ma tête » (Simba)

Une courte scène dans la partie finale met en scène un contraste impressionnant entre le quotidien de Corbeil-Essonnes qui jouxte la banlieue pavillonnaire de Villabé, où des jeunes blancs jouent au foot et filment la voiture de police qui passe, comme pour marquer qu’ils sont inhabitués à cette présence [5].

La métaphysique du rêve [6] ponctue le film et a une place non négligeable : que cela soit la simple présence d’un survêtement de club de foot tels que FC Barcelone ou Inter Milan ; ou bien de clubs moins connus tels que FC Real Bristol, de façon à signifier que le jeune a dû faire un essai dans le club de formation mais qu’il a échoué ; ou encore Macha qui, ayant fui à Marbella, trompe l’ennui accompagné d’une femme, les pieds dans la piscine, les palmiers fouettés par le vent méditerranéen.

Le couple son-image

Et d’un point de vue technique ? PNL a utilisé ses musiques comme bande originale et nommé éponymement les épisodes de leur film. Ainsi, le titre Naha est la bande originale de la première partie du film. Ce procédé aurait pu devenir répétitif si PNL n’avait pas modulé les titres originaux pour qu’ils collent parfaitement au corps esthétique du film. Ils ont non seulement  effectué des modulations du thème musical, augmenté de nouvelles nappes sonores et instruments, mais ils ont aussi amputé des sons présents sur le titre originel. Il faut encore noter l’astuce du leitmotiv pour annoncer l’action future d’un personnage principal. Par exemple, l’irruption du leitmotiv de Naha dans la musique d’Onizuka qui s’y entremêle avec perfection.

Les flash-back sont en noir et blanc et se colorisent par nuance en fonction de la proximité avec le présent

En ce qui concerne les techniques de tournage, PNL est renommé pour des clips de qualité. Que cela soit Oh Lala tourné en Islande ou La vie est belle tourné en Namibie, l’esthétique soignée et onirique du groupe cadrait déjà parfaitement avec la musique planante. Dans ce film, on remarque un soin particulier accordé à l’alternance entre les ralentis et les plans accélérés. Peut-être qu’un usage plus parcimonieux des ralentis aurait été plus judicieux. Sinon l’utilisation du fondu au blanc et fondu au noir obéit aux règles classiques du cinéma mais la règle du 180° [7] n’est parfois pas respectée, ce qui peut donner l’impression de faux-raccord.

« On veut la vie de rêve, elles veulent toutes l’arrière à Kim Kim / J’crame ma garo puis je respire comme si je sortais de Guantanamo » (Gala Gala)

Quant à la trame de l’histoire, on est vite happé par le destin de ces personnages pour qui l’on s’attache ou que l’on hait à l’instar de Macha — l’acteur ayant même reçu des menaces de mort de fans… Aussi, les deux frères ont évité de tomber dans la simplicité du manichéisme des policiers ou de Macha, le “méchant” du film. De fait, grâce à l’usage de flash-back, ils parviennent à raconter l’histoire de ce dernier et l’on parvient presque à s’émouvoir, à comprendre d’où vient sa violence. La violence, selon PNL, ne serait donc pas intrinsèque à l’homme mais proviendrait d’une enfance elle-même violente, d’un père qui bat son fils, d’un ballon de foot crevé. Une violence intériorisée comme moyen de vengeance contre cette « chienne de vie ».

Cette vie qui, après tout, mérite d’être fumée jusqu’au dernier gramme.


Notes de bas-de-page :

[1] On a beaucoup reproché à PNL leur vulgarité, l’usage de mots arabes et d’onomatopées, leur manière brutale de parler, presque animale mais, revendiquant cette appartenance à la cité, ils posent leur animalité en opposition à ceux qui parlent de manière civilisée. Les mêmes qui, pour eux, les enterrent dans des cités.

[2] Mise à part une paire de hanches qui passent très rapidement dans le clip J’suis QLF. C’est d’ailleurs ce que signifie aussi QLF (Que La Famille), qu’ils n’accordent aucune attention aux femmes sauf à leur sœur ou à leur mère.

[3] Peut-être est-il nécéssaire de s’expliquer sur l’utilisation du terme ‘zolien’, provenant de l’intellectuel Émile Zola. Le naturalisme zolien s’est toujours efforcé à dépeindre les classes populaires d’une précision encore inégalée aujourd’hui. Quant à PNL, si leur vocabulaire n’est effectivement en rien comparable à celui de l’écrivain, leur réussite passe justement par un dictionnaire pauvre mais une expression paradoxalement tout aussi riche. Si PNL est aussi apprécié c’est qu’ils ont su parler aux gens d’en bas avec leur vocabulaire. Pour autant, le mot ‘quasi’ apparaissait nécéssaire, car ce réalisme se distancie de celui de Zola puisqu’il n’a, si ce n’est le même but, au moins des moyens d’expression différents.

[4] Si le jeu d’acteur est bon pour une production indépendante sans grands moyens, la synchronisation des voix est parfois très légèrement décalée ce qui donne un résultat malheureusement très brouillon.

[5] Autre contraste très intéressant, la cité et Paris que les protagonistes sont amenés à rejoindre par RER. La capitale se résume à l’université ou aux stations de métro. L’autre scène dans Paris intra-muros est synonyme d’échappatoire pour Béné et son ami, consacrant la différence de monde entre des endroits pourtant séparés par moins de vingt kilomètres.

[6] Plus que la substance onirique, c’est le rêve, l’espoir, qui sont au centre de l’univers PNL mais comme moyen d’échappatoire, d’exutoire presque, à l’enfer qu’est la banlieue.

[7] « Lorsque l’on filme deux personnages qui se font face en champ/contre champ, la caméra ne doit pas franchir la ligne imaginaire qui réunit ces personnages » Vincent Pinel, Dictionnaire technique du cinéma

Pour aller plus loin :

La musique Tu sais pas est probablement l’une de leur plus engagée. Sinon, Jusqu’au dernier gramme est l’une des plus poétiques et la mieux écrite. Pour mieux cerner l’univers PNL vaut-il encore mieux se plonger dans leurs albums en entier plutôt qu’écouter des musiques isolées, écrites originellement pour former un tout.

Crédits images : 

  • Screenshot du clip Le monde ou rien, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube
  • Screenshot du clip Onizuka, YouTube
  • Screenshot du clip Jusqu’au dernier gramme, YouTube

Cyborg de Nekfeu : quand le rap célèbre l’humain

©Georges Biard Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.

On ne l’attendait pas vraiment celui-là. Lové au coin du feu à l’abri de l’hiver qui s’avance, on se demandait par quel bout commencer les chroniques rapologiques de Le Vent se Lève. Une énième critique de PNL ? Le dernier album de Kaaris, Seth Gueko, Gradur ?

Et puis il est arrivé, comme une flamme au milieu du froid. Sans promotion, Nekfeu a annoncé en plein concert à Bercy jeudi soir la sortie de son deuxième album solo, Cyborg. Qu’on se le dise, on savait le fennec en forme depuis la sortie de Feu à l’été 2015. Un album remarqué avec ses potes du S-Crew et plusieurs featurings de qualité plus tard – dont celui avec Dosseh mérite le détour – le voilà de retour dans les bacs pour notre plus grand plaisir.

Faire du neuf avec l’ancien

Posons tout de suite les bases : Cyborg est bon. Dans la droite lignée du précédent, cet album fait la part belle à la nouvelle direction artistique de Nekfeu : un habile mélange des genres, entre pop et hip-hop, le tout appuyé par une des plus fines plumes de 2016 subtilement posée sur un flow travaillé.

Le texto reçu par les spectateurs du concert de Nekfeu à Bercy le 01/12/2016
Le texto reçu par les spectateurs du concert de Nekfeu à Bercy le 01/12/2016

Mais le rappeur parisien n’est pas seul, une fois de plus il ouvre grand ses pistes à une armée de kickeurs. Ainsi la désormais traditionnelle collaboration avec Alpha Wann sur Vinyle fonctionne bien et Sneazzy et S.Pri Noir font honneur à leur rang sur Saturne. Même la présence de Clara Luciani nous rappelle l’importance qu’ont pris les mélodies chantées dans la musique de Nekfeu.

Cependant, on ne peut s’empêcher de constater une nette évolution dans le rap de Nekfeu. C’est sûr, Cyborg n’est pas Feu et c’est tant mieux. Car malgré la qualité de ce premier album, on ne saurait que féliciter un artiste qui évolue. Surtout quand il change au sein d’un projet cohérent. Les productions minimalistes et les textes sombres et mélancoliques de ce dernier album ne sortent pas de nulle part. Ils sont le résultat d’un processus long, entraperçu sur Feu et confirmé par Destins Liés, album sorti il y a six mois avec le S-Crew.

Du cyborg à l’humain

Car Nekfeu se pose des questions, on le sent. Loin d’un titre égotrip, le cyborg concentre ici la critique sociale de Ken Samaras. C’est un cri contre une société de l’hyper connexion, de l’image, du superficiel. Devenir un cyborg, mi-Homme mi-robot, voilà la peur de l’artiste. Celui qui a rappé sur la place de la République pendant le mouvement Nuit Debout en mai dernier nous livre des textes libertaires. Entre hommage aux manifestants et célébration de l’individu libéré de l’aliénation, Cyborg est un appel à la révolte.

Ceux qui le suivent depuis La source ou les Rap Contenders le savent : c’est un rimeur rompu aux freestyles qui nous livre ici un album très abouti. Cependant, ne considérer le leader de 1995 qu’à la lumière de son flow serait réducteur. Nekfeu a acquis au fil du temps un style d’écriture particulier. Les aphorismes et consonances sont légions. Mais leur présence met brillamment en valeur ses engagements. Parisien dans l’âme, Nekfeu décrit sa ville avec un réalisme qui oscille entre mélancolie et colère. Comme souvent dans le rap, l’artiste prête sa voix à ceux “qu’ont des putains de valeurs mais les défendent mal“. Même si on bouge la tête, on n’oublie pas l’humanité.

L’humanité, elle est au cœur de Besoin de sens ou du magnifique Humanoïde en ouverture. Programmé et Réalité augmentée, enfoncent le clou de la critique de la déshumanisation à l’œuvre  dans les sociétés post-industrielles. C’est par un album promu par ses seuls fans que le rappeur nous alerte sur les liens qui (dés)unissent.

En attendant la rébellion, Nekfeu nous livre une ode à l’humain.

Cette époque est amère pour le prolétariat
Dites aux financiers qu’l’argent d’la banque est à nous

Je me sers volontiers, je ne vais pas comater devant la télé

 Crédits photo : ©Georges Biard
Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 3.0 Unported license.