LPPR : vers une université au pas du pouvoir politique ?

Manifestation contre la L
Manifestation contre la LPPR et réforme des retraites à Paris

Alors que la LPPR – Loi pour la programmation pluriannuelle de la recherche, doit être adoptée par l’Assemblée nationale ce mardi 17 novembre, puis par le Sénat le 20, les critiques fusent. En cause, une réforme de l’enseignement supérieur et de la recherche publique jugée fatale par la profession. Mais c’est surtout autour de deux amendements que les tensions se cristallisent : l’un supprimant le CNU -Conseil national des universités, et l’autre pénalisant les étudiants qui voudraient se mobiliser sur les campus à des peines de prison. Un couperet tombé sur l’université, qui était encore un des derniers lieu privilégié d’indépendance et de libertés. Par Guillemette Magnin et Manon Milcent.  


Mardi 11 novembre, 170 enseignants-chercheurs lançaient l’idée d’une grève numérique de trois jours appelée « écrans noirs ». Sans image et sans son, cette forme confinée de la manifestation s’ajoute à la longue lutte contre la LPPR, qui devrait être définitivement adoptée ce vendredi 20 novembre au Sénat. La réforme, qui est loin de faire l’unanimité entend « porter la France à la pointe de la recherche mondiale » alors que beaucoup l’accusent d’entériner le retrait de l’investissement dans la recherche publique et d’accélérer la précarisation du personnel universitaire. Mais ce n’est pas la seule inquiétude émise par les enseignants-chercheurs. En effet, la progressive mise au ban du CNU, l’évocation d’une recherche devant se faire « dans le respect des valeurs de la République » ainsi que la pénalisation des futurs mouvements étudiants inquiètent. De quoi se questionner sur l’avenir de la démocratie dans les universités françaises. 

Une réforme précarisant la recherche et son personnel

Dès les premiers rapports parus au printemps dernier (voir l’article sur le sujet ici), les premières orientations de la loi laissaient craindre une coupe dans les budgets de la recherche et un appauvrissement de la profession. La version finale de la loi, malgré de nombreuses critiques, confirme bien les inquiétudes initiales. Les budgets d’abord, ne sont finalement revenus que très peu à la hausse, avec une progression qui ne devrait se faire ressentir qu’en 2028. Une augmentation qui, selon l’ancien député LREM de

Mardi 11 novembre, une mobilisation en ligne « écrans noirs » appelait les enseignants-chercheurs à ne pas donner de cours en ligne. ©Fred Sochard pour le collectif Université Ouverte

Haute-Garonne, Sébastien Nadot, ne serait « qu’un jeu de tiroirs dans le financement des retraites des personnels de la recherche »[1]. De plus, l’objectif d’atteindre les 3% du PIB promis par la ministre de l’Enseignement Supérieur ne sera finalement respecté qu’à l’aube de 2030, atteignant ainsi les 20 milliards d’euros ; une somme jugée insuffisante par une grande partie du corps universitaire. D’autant que, comme le souligne Marie Sonnette, maître de conférence en sociologie à l’université d’Angers : « Ils sont prévus sur dix ans, autant dire qu’on ne sait pas du tout si l’argent arrivera un jour. Et cela reste en deçà de ce dont on a vraiment besoin compte tenu de l’augmentation du nombre d’étudiants » [2]. 

« Ce n’est que la vitrine de la recherche que l’on veut améliorer, pas la recherche. » Sébastien Nadot

Cette réforme n’est finalement ni plus ni moins que la traduction d’un désengagement de l’État dans l’investissement pour la recherche au profit du privé. En favorisant son financement « projet par projet », mais aussi en limitant les budgets alloués par l’ANR (Agence nationale de la recherche), cette réforme ne fait qu’accroître la concurrence déjà existante entre les laboratoires et également entre les disciplines. Selon une logique libérale désormais bien huilée, le gouvernement confirme sa vision court-termiste et sa quête de la meilleure rentabilité. Pourtant, l’abandon des recherches sur le coronavirus à l’université de Grenoble, faute de moyens, aurait pu faire changer cette trajectoire suicidaire. À défaut de redonner du pouvoir et du budget à la recherche, « ce n’est que la vitrine de la recherche que l’on veut améliorer, pas la recherche », comme le déplore Sébastien Nadot. 

Les orientations budgétaires vont aussi impacter directement les personnels universitaires. Aujourd’hui, la quête de rentabilité prend une place prépondérante au sein de l’université, alors même que l’on déplore 30 à 70 % de travailleurs précaires dans l’enseignement supérieur selon les secteurs [3]. Pourtant, plutôt que recruter de nouveaux maîtres de conférences, le gouvernement préfère créer de nouveaux statuts comme le CDI de mission scientifique ou encore « le Chair Junior ». Ce dernier, largement inspiré des « tenures tracks » à l’américaine, est en réalité un contrat de pré-titularisation, dans l’attente d’accéder à un poste de professeur des universités. Il permet de repousser le temps de la titularisation l’accès à une stabilité salariale. Face au rejet quasi-unanime de cette mesure, le gouvernement a néanmoins limité la part des« chairs juniors » à 15% des prochains recrutements. 

Des questions sous tension

Mais les tensions se sont principalement cristallisées autour de trois principales questions. D’une part, le gouvernement prévoit de court-circuiter le CNU dans la qualification de maîtres de conférences et de professeurs. Auparavant, cet organe composé par 3480 membres, à deux-tiers élus et un tiers nommés, était chargé de se prononcer sur la « qualification » à la fonction de professeurs ou de maîtres de conférences par une procédure  nationale. Pour accéder à cette qualification, un docteur devait obligatoirement obtenir l’appui du CNU de sa discipline (52 personnes au total) puis postuler à un poste. Cela permettait d’harmoniser les thèses et les critères de sélection des candidats provenant de différentes universités, mais aussi de différents pays [4]. Désormais, il ne sera plus obligatoire de passer cette qualification, une décision qui facilitera le « copinage » plus que la valorisation des capacités des postulants. « C’est une évolution désastreuse, qui ouvre la voie à des recrutements et à des promotions motivés par des préoccupations éloignées des mérites scientifiques et académiques qui, seuls, devraient en principe animer l’accès aux corps des enseignants-chercheurs, que garantit l’existence d’une instance nationale, indépendante et impartiale », comme l’explique un collectif de quarante universitaires dans les colonnes du JDD [5].

Les sénateurs ont également donné une occasion aux universitaires de s’insurger, en proposant d’inscrire dans la loi que « les libertés académiques s’exercent dans le respect des valeurs de la République ». Cet amendement, qui avait pourtant reçu l’avis « extrêmement favorable » de la ministre Frédérique Vidal, a finalement été supprimé – une des rares mais non moins notables victoires des universitaires dans la lutte contre la LPPR. Il a été remplacé par un article plus consensuel, selon lequel « les libertés académiques sont le gage de l’excellence de l’enseignement supérieur et de la recherche français. Elles s’exercent conformément au principe à caractère constitutionnel d’indépendance des enseignants-chercheurs » [6].

« Cette loi restera peut-être dans l’histoire comme la loi qui aura réprimé le droit de manifester sur les campus. » Patrick Lemaire

Enfin, l’amendement 147 attire particulièrement l’attention, pour atteinte ouvertement portée à la liberté d’expression. Proposé en catimini lors de la commission mixte paritaire et alors même que la loi avait déjà effectué son aller-retour législatif, cet article sanctionne « d’une peine d’un an d’emprisonnement et de 7 500 euros d’amende […] le fait de pénétrer ou de se maintenir dans l’enceinte d’un [tel] établissement sans y être habilité […], dans le but d’entraver la tenue d’un débat organisé dans les locaux de celui-ci. » Ajoutons que la peine s’alourdit à trois ans d’emprisonnement et 45 000€ si l’entrave est considérée comme ayant été commise en réunion. Pour Patrick Lemaire, président de la société française de biologie du développement, cette «  loi restera peut-être dans l’histoire comme la loi qui aura réprimé le droit de manifester sur les campus » [7]

Un débat en catimini

Si, sur le fond, cette réforme signe la déliquescence du service public de la recherche, le gouvernement est aussi parfaitement critiquable sur la forme. Alors que Frédérique Vidal disait faire « le pari de la confiance » [8] dans les colonnes du Monde, au lendemain de l’adoption du texte par la commission mixte paritaire, cela ne s’est pourtant pas ressenti tout au long de son élaboration. À chacun de ses déplacements dans les établissements d’enseignement supérieur, la ministre s’est montrée frileuse au dialogue et à la concertation. Par ailleurs, le gouvernement a dûment ignoré le rapport du CESE (Conseil économique, social et environnemental), qui dénonçait un « décrochage français de l’effort de recherche » et un texte « pas à la hauteur des défis considérables auxquels notre pays doit faire face »[9]

Frédérique Vidal
Visite de la ministre de l’enseignement supérieur et de la recherche, Frédérique Vidal, sur le campus de Polytechnique.

Plus marquant encore, l’empressement avec lequel s’est effectuée l’étude de la loi. La ministre a ainsi choisi de faire passer le texte en procédure accélérée, qui conditionne l’adoption du texte à une seule lecture par chambre. L’avenir de la recherche publique française aura donc été scellé en trois jours de débats à l’Assemblée nationale et deux jours du côté du Sénat. Dans ce bref laps de temps, la Commission mixte paritaire – qui réunit à huis clos sept députés et sept sénateurs – aura non seulement adopté mais aussi amendé le texte, donnant lieu au désormais tristement célèbre amendement 147 et à la quasi-suppression du CNU.

Une mobilisation inédite de la profession

Sans surprise, nous assistons à une nouvelle levée de boucliers de la part des universitaires qui accusent ce coup supplémentaire porté à la profession. Dès octobre dernier, le ton monte entre le CNU et leur ministre de tutelle. Dans une lettre ouverte adressée à Emmanuel Macron, les auteurs rappellent leurs inquiétudes, exprimées massivement depuis la publication du premier rapport en novembre 2019. Celles-ci n’avaient vraisemblablement pas été entendues puisque le texte, examiné en urgence le 19 juin dernier, n’a pas permis de rassurer les universitaires. Le gouvernement avait joué l’ignorance à la perfection lors de la grève des revues de sciences sociales, le 30 janvier 2020 [10] ou encore pendant la manifestation du 5 mars dernier, qui avait rassemblé plus de 25 000 personnes dans les seules rues parisiennes [11]. Pour cette raison, les signataires déclarent que « Mme Frédérique Vidal ne dispose plus de la légitimité nécessaire pour parler au nom de la communauté universitaire et pour agir en [sa faveur] »[12]. Face à l’ignorance du chef de l’État, de nombreuses pétitions ont été lancées sur les réseaux sociaux. Parmi elles, le collectif Rogue – en référence à la révolte des académiques états-uniens à l’occasion de la « march for science » – réclame la suspension pure et simple d’une loi vouée à augmenter les « déserts universitaires » et exacerber des inégalités territoriales et socio-économiques toujours plus profondes [13]. Le site Academia dénonce quant à lui « la fin pure et simple des contestations sur les campus et la porte ouverte à toutes les dérives autoritaires » [14]. En effet, le texte pose les bases d’une politique de la dissuasion par la répression des blocages et perturbations au sein des établissements, une définition volontairement floue des « entraves » désormais passibles de sanction ou encore la possibilité pour un procureur d’engager lui-même des poursuites à l’encontre des perturbateurs, indépendamment des présidents d’université. Par ailleurs, la SMF (Société mathématique de France), dénonce les ultimes amendements, adoptés sans la moindre concertation. Dans un communiqué de presse du 31 octobre 2020, elle réclamait leur retrait et rappelait que : « Les libertés académiques sont garantes d’une capacité d’analyse de notre monde, indépendante de toute pression économique, politique, religieuse ou autre » [15].  

Pourquoi ce tel décalage entre l’obstination de nos dirigeants à préserver le contenu du texte et les craintes maintes fois exprimées par la communauté universitaire ? Un simple désir autoritaire d’imposer une décision verticale et d’encadrer sans entrave une profession jugée trop indépendante et trop libre ? Probablement, aussi, la volonté d’aller au plus vite, tant pour masquer les voix discordantes que pour ignorer les besoins criants de financement des universités, dans un contexte que l’on sait particulièrement incertain et précaire. À ce titre, notons que la concession accordée cet été par la ministre Frédérique Vidal de répartir le budget prévu sur sept ans au lieu de dix a été finalement abandonnée. Inaudible dans les couloirs des assemblées, le corps enseignant entend une fois de plus faire entendre sa détresse par ses propres moyens. Malgré les tentatives de leur ministre de désamorcer les tensions, précisant par exemple que  l’amendement 147 « ne s’applique qu’aux personnes extérieures à l’établissement, et donc ni à ses étudiants, ni à ses personnels » [16], plusieurs organisations étudiantes et d’enseignants-chercheurs appellent à la manifestation ce mardi, 17 novembre, devant la Sorbonne. 

Une défiance du pouvoir envers les scientifiques

Comment ne pas faire le lien entre une loi ouvertement punitive et l’attaque adressée par Emmanuel Macron le 10 juin dernier, rendant l’université coupable de « l’ethnicisation de la question sociale » et de la prolifération de la pensée « sécessionniste » [17] ? La défiance du chef de l’État envers les sciences humaines et sociales a de quoi intriguer. Celui qui, candidat, se vantait d’avoir été un intime du philosophe Paul Ricœur, ne cache plus son aversion pour une profession d’intellectuels, accusée de véhiculer des idéologies et de « casser la République en deux ». Mais les désaccords entre le monde académique et le pouvoir politique ne datent pas d’aujourd’hui. En 2016, la formule du premier ministre Manuel Valls, « expliquer, c’est déjà vouloir un peu excuser », visait déjà les chercheurs et le choix de leurs objets d’étude. Selon lui, certains travaux liés aux questions de religion, de laïcité, de radicalisation se risquaient à jouer le jeu du terrorisme et de le justifier dans le débat public. Dans le contexte agité des derniers attentats, qui ont donné lieu à un durcissement du discours dans les rangs de l’exécutif, le parallèle entre les deux prises de position n’est guère étonnant. Interrogée sur France culture, Sylvie Bauer, présidente de la commission permanente du CNU, y voit une forme de censure [18]. 

“Comment un texte qui remet ainsi en cause le débat public et l’expression du dissensus peut-il être adopté dans l’indifférence – ou du moins la méconnaissance – quasi-générale ?”

Surfer sur une interprétation purement idéologique et partisane de la recherche c’est, à l’image de Jean-Michel Blanquer et de ses propos contre « l’islamo-gauchisme », nier la dimension scientifique des travaux en sciences sociales. Une fois de plus, le gouvernement porte une loi lourde de sens et de conséquences, puisqu’elle délégitime tout savoir, expertise ou argumentation qui ne serait pas conforme à sa propre vision de la société. Comment un texte qui remet ainsi en cause le débat public et l’expression du dissensus peut-il être adopté dans l’indifférence – ou du moins la méconnaissance – quasi-générale ?  Pour la spécialiste de l’histoire des sciences à l’EHESS Christelle Rabier, cette loi constitue une menace inédite au principe de franchise universitaire, acquis en 1253 par Robert de Sorbon et permettant à l’université d’échapper au contrôle de l’État et de l’Église [19]. Garante de l’indépendance de l’université et de la liberté d’étudier et d’enseigner, la franchise universitaire risque bien d’être limitée à l’interprétation arbitraire du « délit d’entrave » au nom de la « tranquillité » et du « bon ordre » prônés par la nouvelle LPPR. 

Une actualisation des lois scélérates ?

De pareils textes, permettant au pouvoir de multiplier les mesures de contrainte et d’attenter aux libertés individuelles sans contrôle d’un juge sont apparues pendant la IIIe République sous le nom de « lois scélérates ». Ces lois d’exception qui visaient en 1893 et 1894 les anarchistes se sont étendues, dans les années suivantes, aux militants politiques de gauche dans leur ensemble. Au nom de la lutte contre les attentats, les mesures répressives se sont rapidement banalisées, visant toutes opinions et paroles discordantes.

Léon Blum
Léon Blum, fervant opposant aux lois limitant la liberté d’expression. ©Anefo

À l’instar de quelques personnalités publiques de l’époque, Léon Blum en a livré l’interprétation suivante : « Dirigées contre les anarchistes, elles ont eu pour résultat de mettre en péril les libertés élémentaires de tous les citoyens » [20]. Soulignant l’offense portée aux principes généraux de l’État de droit, celui qui n’était alors qu’un jeune auditeur au Conseil d’État craignait qu’aux termes de ce nouveau texte, « la simple résolution, l’entente même [prenne] un caractère de criminalité ». À l’heure des discours de fermeté et de la tension extrême entre la société civile et les forces de police générée par les luttes sociales de ces derniers mois et par le mépris affiché et croissant de nos dirigeants pour toutes formes de contestations, les mots de Blum trouvent un écho particulier. Nos élus s’apprêtent, peut-être, à poser une pierre supplémentaire à l’édifice prédateur du macronisme. 


[1] https://www.youtube.com/watch?v=9j__hGbT-tU&feature=youtu.be&ab_channel=S%C3%A9bastienNADOT%2CD%C3%A9put%C3%A9-France
[2] https://www.bastamag.net/Universites-LPPR-loi-enseignement-superieur-recherche-precarite-attaque-liberte-academique-petition
[3] https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/
[4] https://afs-socio.fr/la-qualification-par-le-cnu/
[5] https://www.lejdd.fr/Societe/Education/tribune-il-faut-defendre-le-conseil-national-des-universites-4005651
[6] https://www.franceinter.fr/societe/la-future-loi-programmation-de-la-recherche-va-t-elle-rendre-illegales-les-occupations-d-universites
[7] https://www.liberation.fr/france/2020/11/11/quand-le-gouvernement-prevoit-la-penalisation-des-mobilisations-etudiantes_1805266
[8] https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/11/12/frederique-vidal-entre-instance-nationale-et-universites-autonomes-le-pari-de-la-confiance_6059511_3232.html
[9]https://www.lecese.fr/sites/default/files/pdf/Avis/2020/2020_13_programmation_pluriannuelle_recherche.pdf
[10] https://www.franceculture.fr/emissions/le-journal-des-idees/le-journal-des-idees-emission-du-lundi-03-fevrier-2020 
[11] https://universiteouverte.org/2020/03/06/aujourdhui-luniversite-et-la-recherche-sarretent/
[12] https://www.liberation.fr/debats/2020/11/08/frederique-vidal-ne-dispose-plus-de-la-legitimite-necessaire-pour-agir-en-faveur-de-l-universite_1804958
[13] http://rogueesr.fr/une_autre_lpr/
[14] https://academia.hypotheses.org/28130
[15] https://smf.emath.fr/actualites-smf/311020-3-amendements-lppr
[16] https://www.lesechos.fr/politique-societe/societe/la-contestation-contre-le-projet-de-loi-recherche-relancee-dans-les-universites-1265195#utm_source=le%3Alec0f&utm_medium=click&utm_campaign=share-links_twitter
[17] https://www.lemonde.fr/societe/article/2020/06/30/comment-emmanuel-macron-s-est-aliene-le-monde-des-sciences-sociales_6044632_3224.html 
[18] https://www.franceculture.fr/emissions/journal-de-8-h/journal-de-8h-du-mercredi-11-novembre-2020
[19] https://djalil.chafai.net/blog/2020/03/09/franchise-universitaire/
[20] https://www.monde-diplomatique.fr/2020/01/KEMPF/61188

Pourquoi certaines femmes relaient-elles la domination masculine ?

https://www.flickr.com/photos/jmenj/32161882558
Marche contre les violences sexistes et sexuelles à Paris. ©Christine Garbage

Le mois de mars 2020 a été marqué par de nombreuses victoires pour la cause féministe : la journée internationale pour les droits des femmes a donné lieu à de puissantes manifestations partout dans le monde, tandis que le réalisateur Harvey Weistein, reconnu coupable de multiples viols et agressions sexuelles, a été condamné à 23 ans de prison. Pourtant, en France, le bilan est loin d’être aussi positif. Alors que la cérémonie des Césars a distingué Roman Polanski “Meilleur réalisateur”, de nombreuses voix se sont élevées dans l’espace public pour prendre la défense du cinéaste accusé de viol par douze femmes différentes. Parmi ces voix, l’on peut s’étonner que des femmes aient aussi choisi de se désolidariser de la cause féministe pour prendre parti en faveur du réalisateur. Ainsi, comment expliquer que certaines femmes relaient la domination masculine ?


Le sexisme, la posture dominante

Si le sexisme est autant ancré, c’est qu’il reflète une posture dominante : il est avant tout un ciment social pour les hommes. Isabelle Clair, sociologue et chargée de recherche au CNRS, l’explique ainsi : “Le sexisme créé de la sociabilité, du plaisir et le discours sexiste créé de l’appartenance.” Cette sociabilité commence très tôt, avec des oppositions entre les activités catégorisées comme féminines ou masculines, avec des manières de parler ou des hexis corporels différenciées. L’enfant et l’adolescent vont se construire autour de ces normes. Cette différenciation devient par la suite partie intégrante des rapports sociaux. Dans un contexte de sociabilité, le sexisme s’exerce avec ou sans la présence de femmes et, si des femmes sont présentes, elles sont fréquemment touchées par des formes de mises à distance du groupe. Les rapports de domination vis-à-vis des femmes, mais aussi entre hommes, s’exercent parfois de manière violente.

Le sexisme est donc un enjeu structurel et systémique, il est omniprésent. Les violences qu’il engendre peuvent être physiques, verbales mais aussi virtuelles. Sur les réseaux sociaux, pouvoir s’exprimer sans risque de représailles permet aux discours violents d’être encore plus présents. Ils permettent ainsi de perpétuer des postures ayant été légitimées pendant très longtemps sur la question du rapport à la femme, à ses vêtements, à son attitude. Selon Isabelle Clair, l’une des idées ancrées dans l’image de la féminité, est que la femme devrait être dans la réserve, dans la retenue. Si dénoncer le sexisme entraîne un rappel à l’ordre, la femme, elle, risque d’être rattrapée par le stigmate en voulant le révéler. On peut donner à titre d’exemple certains cas de décrédibilisation de la parole des femmes lors du mouvement MeToo : les femmes qui dénonçaient des violences subies étaient alors accusées de vouloir se mettre en valeur, de faire cela pour que l’on parle d’elle. Pourtant, comme le rappelle la chercheuse, le fait d’être prise pour une “fille facile”, pour une “salope”, est un éminent catalyseur de violence sexiste.

Les femmes ne sont pas un groupe social homogène

Avant d’expliciter les différents mécanismes relayant le sexisme, il convient de s’intéresser aux femmes en tant que groupe social. Pour reprendre Simone de Beauvoir dans son ouvrage fondateur Le Deuxième Sexe : “Les prolétaires disent « nous ». Les noirs aussi. Se posant comme sujets ils changent en « autres », les Blancs. Les femmes – sauf en certains congrès qui restent des manifestations abstraites – ne disent pas « nous » ; les hommes disent « les femmes » et elles reprennent ces mots pour se désigner elles-mêmes ; mais elles ne se posent pas authentiquement comme Sujet”. À l’image de la société toute entière, les femmes constituent un groupe social hétérogène, traversé par des rapports de domination propre à tout ensemble social. Toujours selon Isabelle Clair : “Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau.”

“Les femmes sont en conflit entre elles. Elles appartiennent à des classes sociales différentes, n’ont pas le même âge, pas la même couleur de peau”.

En s’inspirant du terrain de ses recherches, l’universitaire constate que “les filles les plus insultées, qui subissent l’opprobre publique, sont des filles qui n’ont pas de père, de petit-ami attitré, de frère. Il n’y a pas d’homme qui consolide leur statut social.” C’est ce qu’elle appelle la “ressource de genre”.

Cette nécessité de posséder des ressources de genre renvoie à l’imaginaire diffus qui définit le statut même de la femme et sa place au sein de la société. Dans les années 1970, la sociologue Colette Guillaumin fait émerger la notion d’appropriation. Selon cette dernière, le corps des femmes doit toujours subir une forme d’appropriation, notamment par le biais d’un nom de famille, ou la présence d’un homme à ses côtés. Isabelle Clair approfondit cette idée, en expliquant qu’une fille “non appropriée”, ou “privatisée”, est perçue par la société comme une “fille publique”, une “pute”. Selon la chercheuse, il est nécessaire de relier cette idée d’appropriation à la croyance selon laquelle “les femmes sont le sexe et sont dévorées par celui-ci”. Ce préjugé millénaire rend nécessaire le contrôle des corps des femmes dans les sociétés patriarcales.

Les femmes ne sont pas toutes égales devant le sexisme et les violences sexuelles. Isabelle Clair observe notamment que les femmes jeunes sont plus susceptibles d’être agressées dans l’espace public et privé. Le sexisme peut également revêtir des formes diverses en fonction de l’appartenance sociale ou de la couleur de peau de la personne ciblée. En effet, le sexisme touche différemment les femmes suivant les ressources en leur possession, mais il n’en épargne aucune. Les formes d’oppression et l’identité des personnes touchées par le sexisme sont plurielles. Toutefois, cette hétérogénéité se retrouve aussi chez les femmes relayant ce sexisme, de manière plus ou moins conscientisée.

Un sexisme invisibilisé, ou simplement mis à distance

Comme le rappelle Isabelle Clair : “Certaines femmes n’ont parfois pas conscience d’appartenir à un groupe social en tant que tel. Celles-ci n’ont pas conscience de la domination qui s’exerce sur elles ou même parfois du sexisme.” Toujours selon la chercheuse, l’intériorisation du sexisme entraîne l’exercice de cette violence sur autrui. Résister au sexisme appelle forcément une autre forme de violence, ou un rappel à l’ordre. A l’inverse, en rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant. On se met donc à l’abri, et à distance, du groupe social auquel on appartient de fait.

En rejouant ce rapport de domination de genre, on apparaît comme un sujet appartenant au groupe dominant.

Par-delà le fait de relayer cette forme de violence, on observe que certaines femmes peuvent nier cette violence en “invisibilisant” c’est-à-dire en niant les logiques sociales qui sous-tendent les violences sexistes. Le sexisme est alors nié en tant que fait social. Ainsi, suivant Isabelle Clair, beaucoup d’individus pensent que “les individus sexistes se limitent aux seules personnes qui se comportent mal, et ne voient les violences sexistes que comme des actions individuelles nécessitant un rappel à l’ordre”. Cette propension à individualiser les comportements empêche de relier des formes de violence plus diffuses, et de comprendre le sexisme comme un fait social.

Reconnaître une violence comme sexiste est aussi parfois quelque chose de brutal. Décrire une situation et la définir comme violente peut entraîner une prise de conscience difficile. Si le sexisme est aujourd’hui dénoncé et traité comme un véritable phénomène de société, cela n’a évidemment pas toujours été le cas, et peut entraîner une levée de bouclier de la part de certains groupes sociaux et de générations précédentes. Par exemple, lorsque le mouvement MeToo battait son plein, une centaine de femmes avec Catherine Deneuve à leur tête, ont publié une tribune défendant “la liberté d’importuner” des hommes. Il est à noter qu’il est toujours plus facile de juger d’un groupe social qui n’est pas le sien. On met à distance les personnes jugées, et on les juge d’autant mieux qu’elles représentent une forme d’altérité. Isabelle Clair évoque ainsi l’exemple des journalistes à la télévision qui “voient le sexisme dans le 93 mais pas dans leur quartier “, quand il n’est pas simplement invisibilisé. Dénoncer une certaine forme de sexisme peut aussi être un moyen d’exercer une violence envers un autre groupe social.

Une révolution par toutes les femmes

Le sexisme est toujours intégré au discours politique, et les actes pour lutter contre ces violences sont peu nombreux. Il est aussi, pour certains, bien présent au coeur des institutions. À titre d’exemple, la député Danièle Obono a souligné les liens observés,  à l’Assemblée nationale, entre domination masculine et lieux de pouvoir. Elle remarque que la violence peut être perçue comme plus banale dans les lieux de pouvoirs à cause du caractère conservateur de l’institution et d’une norme indexée sur un modèle réactionnaire. Les lieux de pouvoir sont par excellence des lieux de reproduction de la domination, il est donc logique que ceux-ci servent de support à l’exercice d’une domination masculine. La députée observe aussi l’aspect social et hiérarchique des personnes touchées par les violences sexuelles au sein de l’Assemblée nationale. Elle évoque les assistantes parlementaires, mais aussi les agents d’entretien qui sont les premières victimes de harcèlement sexiste. Néanmoins, selon ses termes “la matière sociale, culturelle et politique n’est pas figée, de même que les rapports de force”. Ainsi, le Tumblr “Chair Collaboratrice” a été ouvert afin de permettre aux victimes de harcèlement sexiste ou sexuel de témoigner sur une page publique.

Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat.

Si les mobilisations peuvent faire évoluer les choses, les prises de conscience sont aussi nécessaires. Pour comprendre la profondeur du sexisme comme fait social, LVSL s’était auparavant entretenu avec Alice Debauche afin de questionner les violences sexuelles au sein des universités françaises. En admettant que les violences sexistes sont un fait social et que les femmes en tant que groupe social cristallisent ces violences, il sera alors enfin possible de faire tomber les derniers bastions de conservatisme internes à ce groupe. Les femmes se désolidarisant de la cause féministe ne la décrédibilisent pas, mais montrent avant tout la nécessité de ce combat, en révélant la profondeur des mécanismes de domination. C’est donc avant tout le signe qu’il nous faut continuer d’avancer vers une réelle révolution féministe, incluant toutes et tous.

Réforme de l’université : vers la privatisation de la recherche ?

Mobilisation contre le projet de loi LPPR, à Paris, le 5 mars 2020. © Alexis Baudin

Annoncée par le gouvernement en février dernier, la future Loi de programmation pluriannuelle de la recherche (LPPR) inquiète toute la communauté universitaire et scientifique. Les premiers rapports, publiés en septembre dernier, annoncent d’ores et déjà une atteinte aux budgets de la recherche et une précarisation croissante de la profession de chercheur. Dans la continuité d’une politique lancée en 2007 avec la LRU, la LPPR renforce le caractère toujours plus compétitif, inégalitaire, et à la merci des intérêts privés de l’université française, qui s’inscrit dans une dynamique globale du démantèlement progressif du service public au profit des grandes entreprises et de la rentabilité.


Dans un contexte de tensions sociales fortes dans le pays, accentuées par un passage en force du gouvernement sur la réforme des retraites, la loi de Programmation pluriannuelle de la recherche pourrait être l’étincelle qui mettra le feu aux poudres dans la communauté universitaire. Déjà fortement mobilisés, les professeurs et chercheurs ont répondu à l’appel du 5 mars : « L’université et la recherche s’arrêtent », lancé par le collectif Université ouverte, pour protester contre ce nouveau projet de réforme de la recherche prévu par la ministre de l’Enseignement supérieur, de la recherche et de l’innovation, Frédérique Vidal. Cette dernière part d’un constat : la recherche française ne serait plus compétitive face aux universités étrangères. Autrefois placée au 5e rang mondial, derrière les États-Unis, le Royaume-Uni, l’Allemagne et le Japon, la France a été dépassée ces dernières années par les puissances émergentes que sont l’Inde et la Chine [1]. Pourtant, les conclusions et mesures prévues vont à rebours de toute logique, mais aussi de toutes les demandes provenant du corps scientifique, préférant se tourner vers des investissements privés et un désengagement de l’État plus prononcé. Un processus entamé il y a maintenant seize ans et qui, petit à petit, détruit totalement l’université publique. 

Le long processus de destruction de l’université publique à la française 

Le mécanisme a été enclenché en 2007, avec la tristement célèbre loi Relative aux libertés et responsabilités des universités, connue sous le nom de LRU, sous le mandat de Valérie Pécresse. Largement critiquée et rejetée par le corps universitaire de l’époque, elle a mis en place l’autonomie budgétaire des universités, chargées désormais de gérer les masses salariales, mais sans compensation financière suffisante. S’en est suivie une mise en concurrence accrue entre les universités, puisqu’il est désormais quasiment obligatoire de chercher des financements extérieurs, afin de compenser les pertes de recettes liées à la baisse des dotations publiques aux universités. Dès lors, les présidents d’universités, devenus chefs d’entreprises, se voient dans l’obligation de baisser les masses salariales : dans le meilleur des cas, de ne pas augmenter le nombre de professeurs et personnels et dans le pire, supprimer des postes, alors même que le nombre d’étudiants a augmenté de 30 à 40 000 par an du fait du baby boom des années 2000 [2]. Dans le même temps, les universités sont également victimes de concurrence en leur sein même, avec une compétition accrue entre les filières, bénéficiant de fait à des domaines qui intéressent le plus les employeurs, et laissant de côté, le plus souvent, les sciences humaines et sociales. 

Un processus qui s’est ensuite étendu avec le Plan Campus de 2008, programme qui a prévu l’octroi de dotations exceptionnelles afin de créer des pôles universitaires d’excellence de rayonnement international, capables de concurrencer les plus grandes universités du monde. Cela a engendré une mise en concurrence entre les différentes universités, jugées notamment sur « l’ambition pédagogique et scientifique ». Les meilleurs projets ont donc été récompensés, par des fonds supplémentaires allant jusqu’à 850 millions d’euros pour le projet Saclay, regroupant des sites du Grand Paris et de la région Ile-de-France. Pendant ce temps, les universités non parisiennes sont restées à la traîne, creusant encore plus le fossé territorial, déjà très présent en France. 

En 2010, avec la mise en place du processus de Bologne, c’est désormais le marché de l’enseignement supérieur qui est privilégié. L’étudiant est dorénavant encouragé à naviguer entre les différentes filières et universités, répondant à un calcul coût-bénéfice pour mieux s’intégrer sur le marché du travail, mais surtout répondre à ses attentes, et non plus répondre à ses envies d’apprentissage de connaissances. Il va sans dire pourtant que la richesse intellectuelle produite par une génération instruite et à l’aise avec le maniement des concepts est central dans la construction d’une société (voir notre article sur le démantèlement du service public éducatif). En adoptant ce modèle de la rentabilité immédiate, le gouvernement admet un renoncement au temps long qui ne peut qu’inquiéter quant à sa capacité à inscrire son action dans la véritable quête de l’intérêt général, sur le long terme.

Manifestation contre Parcoursup en 2019 ©Jeanne Menjoulet

Au printemps 2018 –  avec la dernière attaque de l’université en date au sujet du vote et de la mise en place de la loi Relative à l’orientation et à la réussite, dite loi ORE – les conditions d’accès à l’université ont été profondément modifiées. Désormais, et ce, spécialement dans les filières en tension [3], les futurs étudiants doivent se prévaloir des « pré-requis », notions à maîtriser avant même d’avoir mis un pied dans un amphithéâtre de la spécialité choisie à l’université. Plutôt que de choisir l’option d’ouvrir des nouvelles places dans les universités, pour répondre à une demande croissante d’admission due au baby-boom des années 2000, une sélection est désormais pratiquée à l’entrée de l’université. Une situation qui avait provoqué de vives critiques et inquiétudes à l’époque de la mise en place de cette loi. Inquiétudes qui se sont révélées fondées, puisque de nombreux lycéens diplômés du baccalauréat général se sont retrouvés sans affectation, laissés sur le bas côté. Par ailleurs, dans un rapport paru le 27 février dernier, la Cour des Comptes souligne le manque de transparence quant aux critères de sélection, qui s’avèrent être bel et bien des critères de sélection sociale, basés sur les capitaux possédés par les futurs étudiants, qui, comme le rappelle souvent le sociologue Pierre Bourdieu, sont inégaux selon les classes sociales d’origine.

Ces différentes réformes découlent d’une logique néo-libérale, et mènent progressivement à une casse du service public de l’enseignement supérieur, qui devrait être ouvert à tous, indépendamment des conditions d’origines. Désormais, l’autonomie et la liberté prônées par les penseurs de ces différentes lois laissent place à une logique de concurrence accrue, entre les universités, mais aussi entre les étudiants eux-mêmes. Les enseignants-chercheurs sont désormais accaparés par la recherche de financement constantes pour effectuer leurs recherches et par l’écriture d’articles toujours plus nombreux pour justifier d’un tel financement, en plus de toutes les tâches, notamment administratives, requises dans le cadre de leur poste d’enseignant. En parallèle, les étudiants doivent se battre pour assurer leur place au sein des universités, en passant les différentes phases de sélection au cours de leur parcours, tout en choisissant une trajectoire qui les favoriseront le plus pour leur entrée sur le marché du travail. L’université n’est désormais plus qu’un facteur d’intégration à un marché professionnel, plus qu’un véritable atout et outil visant l’émancipation intellectuelle. 

Vers une recherche financée par et pour le privé 

S’il est vrai que les textes définitifs de la nouvelle loi de Programmation sur la recherche ne sont pas encore dévoilés, alors même qu’ils étaient attendus pour le mois de février, les premières orientations, parues dans trois rapports en septembre dernier, ne sont pas rassurantes. Elles font état d’un choix indéniable du retrait de l’État dans le financement de la recherche. Cet investissement étatique dans le financement et la gestion de l’enseignement supérieur, hérité de la Révolution, est pourtant au cœur du pacte républicain français depuis 1808, lorsque les premières facultés gérées par l’État sans le concours du clergé ouvrent leurs portes. Une réforme comme celle que nous propose le gouvernement, en rupture avec cette tradition, laissera au secteur privé le champ libre pour investir dans les domaines, mais surtout les sujets de recherche qui lui seront les plus bénéfiques. Les financements sur le long terme, nécessaires à un travail de recherche de qualité, seront désormais remplacés par des contrats à court terme, mais surtout par des financements projet par projet. Alors que le corps enseignant se plaignait déjà de devoir finalement se cantonner à des tâches administratives, liées à la suppression de postes dédiés, il devra désormais remplir de plus en plus de demandes de financement, puisque les sources de financement pérennes, autrefois gérées directement par le ministère, seront désormais octroyées, si l’on en croit les rapports déjà parus, par l’Agence nationale de la recherche (ANR), une agence publique chargée d’étudier les projets sur des critères qui restent à définir, frein supplémentaire à la liberté des chercheurs dans leurs sujets, et, pire encore, par des entreprises privées, en fonction de l’intérêt porté au projet. Cela limite ainsi la recherche à la seule vocation d’être un investissement, défini uniquement par sa capacité à produire du profit, et donc par sa capacité à produire de la richesse monétaire, et non plus intellectuelle. Plus inquiétant encore, cette course au financement, qui reste le nerf de la guerre en matière de production scientifique, pourrait engendrer un bâillon de la recherche, vers des domaines et des sujets intéressants pour les entreprises, mais surtout qui ne vont plus à rebours de la pensée dominante. 

Les laboratoires de recherche, enfin, déjà mis en concurrence pour l’obtention des financements par l’ANR, seront plus que jamais en compétition pour trouver, non plus les projets les plus intéressants, mais les projets les plus susceptibles d’être financés. Or, certains travaux de recherche nécessitent de la coopération entre plusieurs chercheurs, provenant parfois de laboratoires différents. La mise en concurrence entre les laboratoires pourrait mettre à mal cette logique de collaboration, pour des chercheurs qui sont désormais des adversaires plutôt que des coéquipiers.

Des acteurs toujours plus précaires

La logique managériale, qui a déjà commencé à s’imposer dans le secteur, va continuer à précariser la profession d’enseignant chercheur, alors que le taux de travailleurs précaires est déjà compris entre 30 et 70% selon les secteurs aujourd’hui [4]. Tout d’abord, la loi prévoirait la fin du statut de maître de conférences, mais surtout une titularisation repoussée, ce qui les obligera à accepter des statuts précaires, tels qu’attaché temporaire d’enseignement et de recherche (ATER) ou vacataire. Pire encore, il est prévu la mise en place de CDI de chantier, contrat prévu dans la nouvelle loi travail, passée en 2017 sous l’égide de la ministre du Travail, Muriel Penicaud, qui est en réalité un CDD courant sur la durée d’un projet – professoral ou scientifique. 

Manifestation des acteurs de l'enseignement supérieur
Manifestation des acteurs de l’enseignement supérieur ©Alexandre Moreau

Déjà victimes de la baisse des budgets, qui les poussent à faire plus d’enseignement par manque de professeurs, en plus de leurs missions et devoirs de chercheurs, ils vont devoir subir la fin du référentiel horaire, qui était à la base du contrat universitaire. En effet, en échange de la possibilité de pouvoir faire de la recherche, les professeurs doivent aujourd’hui réaliser 192 heures d’enseignement à l’université, sans, bien évidemment, compter les heures de préparation et de correction, et les heures de paperasse administratives et la publication d’articles qui incombent à leur fonction de chercheur. Désormais, ce quota d’heures ne sera plus limité dans le temps, mais surtout les professeurs perdront la rémunération additionnelle octroyée en cas d’heure supplémentaire. 

Des étudiants de plus en plus lésés

Les étudiants vont également être impactés par la tournure que prend la réforme. Si l’on peut être certain que l’université va souffrir d’une baisse de la qualité dans le contenu de sa recherche, la réforme impactera de facto la qualité des enseignements. En suivant cette logique, celui-ci perdra en effet en stabilité, avec des changements de professeurs constants, et le renouvellement constant du corps enseignant qui en découle ne permettra plus à l’apprentissage de se faire sur le long terme. Si la logique d’économies et de restriction budgétaire promues par le gouvernement se poursuit, il est difficile d’imaginer que l’université continue à fonctionner sur ce modèle d’ouverture au plus grand nombre. En effet, des conséquences seront à prévoir sur le nombre de professeurs embauchés pour assurer les enseignements, voire même sur le nombre de places proposées dans les filières, et notamment celles qui ne se révèlent pas – ou du moins que l’on ne considère pas comme telles – utiles pour le marché du travail. Mais, le plus inquiétant, surtout, serait de voir une augmentation tendancielle des coûts d’inscription, pourtant gage d’accès à l’université au plus grand nombre, ce qui pourrait avoir des conséquences dramatiques sur la possibilité d’entrée en études supérieures des classes populaires et moyennes. 

Manifestation estudiantines contre la loi LRU en mars 2009. © Manuel MC

Un long glissement vers un modèle anglo-saxon 

Si jusqu’à présent, la France résistait à la mise en place d’un modèle à l’anglaise ou à l’américaine, cette réforme tend à rejoindre la logique idéologique mise en œuvre dans les universités outre-Atlantique et de l’autre côté de la Manche. Amorcée dans ces deux pays, la logique néo-libérale – qui compte désormais parmi les références mondiales à en croire le classement de Shanghai (qui hiérarchise les universités selon des critères tels que la qualité de l’enseignement et de l’institution, la taille et le nombre de publications) – est fondée sur une autonomisation des sites vis-à-vis de l’État. Progressivement, pour devenir plus compétitifs, mais surtout pour compenser la baisse des dépenses des États en matière d’éducation et de recherche, ces systèmes se sont tournés vers l’investissement privé, limitant de facto la pluralisme et l’indépendance de la recherche. 

Mais la problématique principale liée à ce changement de paradigme est la difficulté toujours grandissante de l’accès à l’université. En plus de nombreux critères de sélection, instaurés pour faire face à la baisse tendancielle de la capacité d’accueil des universités, les coûts de formation exorbitants, compris entre 15 et 20 000 dollars par an aux États-Unis, limitent l’accès à l’enseignement supérieur, et poussent de nombreux étudiants à contracter des prêts. Or, la problématique de la dette étudiante inquiète de plus en plus les économistes, qui voit en elle une possible bulle financière, prête à éclater à tout moment. La dernière crise financière, venue des États-Unis, reposait, elle, sur l’endettement immobilier. Aux États-Unis, avec une dette moyenne de 35 000 dollars par étudiant, soit 1.605 milliards de dollars, un chiffre multiplié par 3 en l’espace de 12 ans, le risque est désormais de plonger le système financier, non seulement américain, mais mondial, dans une crise économique de grande ampleur [5]. Un phénomène, qui bien qu’en augmentation en France, reste limité à 10% de la population estudiantine [6]

Vers la fin de l’université et de la recherche publiques ? 

Cette réforme est donc en lien direct avec tout ce qu’il s’est passé ces dernières années dans l’enseignement supérieur, à savoir le désengagement progressif de l’État dans les questions de financement et d’encadrement des universités. Ce qui se déroule à l’université est à l’image de ce qu’il se passe dans les autres services publics, avec un glissement vers une privatisation latente. Or, l’université permettait non seulement d’apporter des savoirs, mais également de réduire les inégalités sociales, héritage amer et incompressible du contexte familial dans lequel chacun grandit. Avec la mise en place de critères de sélection liés aux capitaux culturels, c’est tout un pan de la société qui ne pourra plus accéder à l’université, alors même qu’elle pouvait être vectrice de mobilité sociale auparavant. Désormais, les institutions publiques reprennent les logiques managériales de l’entreprise, devant répondre non plus à des logiques d’intérêt commun, mais de rentabilité, en oubliant l’essence même de leur devoir premier de service public. Finalement, en prenant la place des investissements publics dans l’enseignement supérieur et la recherche, le privé remplace le rôle de l’État en effaçant, pierre après pierre, l’intérêt général au profit de ses intérêts propres.

Et pourtant, des alternatives sont possibles et sont déjà à l’œuvre à l’étranger. À l’image de la Suède, du Danemark ou encore de la Norvège, où les gouvernements consacraient entre 6,5 et 7% de leur PIB à l’éducation et à l’enseignement supérieur en 2017, faisant de ces trois nations les champions des dépenses en matière éducative [7]. Considérée comme un bien commun, bénéficiant à tous, l’éducation est au centre des politiques gouvernementales. Ces pays proposent un accès inconditionnel à l’enseignement supérieur. La Norvège propose par exemple des bourses à ses étudiants, pouvant s’élever jusqu’à 1 150 euros par mois, afin de permettre au plus grand nombre de faire des études supérieures, mais surtout pour que les coûts de l’accès à l’université, mais aussi liés au logement, et à la vie étudiante,  ne soient pas un frein à son accession. Quant à la recherche, celle-ci est financée à majorité par des fonds publics, à hauteur de 90% au Danemark par exemple [8].

Si l’on ne revient pas vers une université publique républicaine et ouverte au plus grand nombre, alors cette institution sera belle et bien « inégalitaire, vertueuse et darwinienne », telle que promue par le président du CNRS, Antoine Petit [9]. 

[1] https://cache.media.enseignementsup-recherche.gouv.fr/file/loi_programmation_pluriannuelle/45/9/RAPPORT_FINAL_GT1_-_Financement_de_la_recherche_1178459.pdf

[2] (https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/11/21/l-explosion-demographique-bombe-a-retardement-pour-les-universites_5218072_4401467.html)

[3] les filières en tension sont les filières les plus demandées, principalement droit, PACES, STAPS et psychologie https://www.digischool.fr/lycee/parcoursup/parcoursup-filieres-tension-37219.html)

[4] https://universiteouverte.org/2020/02/10/la-precarite-dans-lenseignement-et-la-recherche/

[5] https://www.capital.fr/entreprises-marches/la-dette-des-etudiants-aux-etats-unis-est-elle-une-bombe-a-retardement-1351322

[6] https://www.tonavenir.net/pret-etudiant-en-france-faut-il-desormais-sendetter-pour-etudier/

[7] https://www.lemonde.fr/les-decodeurs/article/2017/08/29/islande-danemark-et-suede-champions-des-depenses-d-education-en-europe_5178058_4355770.html

[8] http://cippa.paris-sorbonne.fr/?page_id=858

[9] https://www.usinenouvelle.com/editorial/le-cnrs-doit-avoir-une-dimension-sociale-confie-antoine-petit-pdg-du-cnrs.N908139

La privatisation de l’Ecole polytechnique au profit des groupes d’intérêt

https://www.polytechnique.edu/fr/content/eric-labaye-est-nomme-president-de-lecole-polytechnique
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Le nouveau président de l’École polytechnique (l’X) vient tout juste de prendre ses fonctions. Après une courte formation dans un corps de l’État, Éric Labaye a effectué toute sa carrière dans le cabinet de conseil McKinsey, très loin du milieu de l’enseignement supérieur et de la recherche. Révélatrice du libéralisme assumé du pouvoir macronien, cette nomination d’un manager du privé accentue la dangereuse tendance vers la privatisation de l’enseignement supérieur. 


Éric Labaye, ancien senior partner chez McKinsey France, a pris ses fonctions lundi 17 septembre en tant que nouveau président du conseil d’administration de l’École polytechnique.  La nomination d’un ancien dirigeant de McKinsey, l’un des plus grands cabinets de conseil au monde, à la tête de la prestigieuse école scientifique s’inscrit pleinement dans la dynamique impulsée par le gouvernement. Elle révèle une fusion de la tradition technocratique française avec le néolibéralisme anglo-saxon et ce qu’il implique en termes de privatisation, de marchandisation et de culture de l’entreprise. Ce choix d’orientation stratégique, loin d’être le seul avenir possible pour cette institution publique  financée par le contribuable[1], offre une nouvelle déclinaison de la vision du rôle de l’État par l’exécutif au pouvoir.

 

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Polytechnique, évolution d’une formation d’élite

Pour se rendre pleinement compte de l’impact de cette nomination sur le paysage de l’enseignement supérieur français, il convient de rappeler la place qu’occupe l’X (surnom de l’École polytechnique) dans la formation des élites. À l’origine créée pour doter la France révolutionnaire en scientifiques et ingénieurs, l’X a formé jusqu’à la seconde guerre mondiale des ingénieurs civils et militaires au service de la nation. À la sortie de l’école, les polytechniciens sont engagés en tant que fonctionnaires et répartis, selon leur classement de fin de formation, au sein des grands corps techniques de l’État (corps des ingénieurs des Mines, corps des ingénieurs des Ponts, des Eaux et des Forêts, corps des administrateurs de l’INSEE, corps des ingénieurs de l’Armement). Ces hauts fonctionnaires sont appelés à servir l’État en exerçant des responsabilités au sein des cabinets ministériels et des directions d’administration centrales.

Cependant, l’affaiblissement progressif des corps techniques de l’État tout au long du XXe siècle et la diminution de leur recrutement à la sortie de Polytechnique ont conduit ses élèves à se réorienter vers le privé[2]. L’école, sous commandement militaire, a longtemps renvoyé des messages contradictoires par rapport à son objectif de formation, tiraillée entre sa tradition de service de l’État et de l’intérêt général et ses nouveaux débouchés dans le privé qui ont fourni à la France quelques uns de ses “grands capitaines d’industrie”.

Jusqu’en 2012, la direction de l’X était partagée entre un général et un directeur des études et de la recherche. En 2012, l’État a décidé de réformer la gouvernance et de doter l’école d’un président civil. Le poste a été confié à Jacques Biot, ingénieur du corps des Mines et ancien consultant dans l’industrie pharmaceutique, avec une feuille de route claire : ouvrir l’école au monde de l’entreprise. Au bout de son mandat de cinq ans, il laisse derrière lui un bilan résolument tourné vers le privé, en rupture avec le monde universitaire. La ligne est toute tracée pour son successeur : augmentation de la compétitivité de l’X sur le marché international de l’éducation, formation des futurs “officiers de la guerre économique” aux dernières techniques de management et développement de l’activité entrepreneuriale.

Un processus de nomination opaque et vertical, dans la tradition de la technocratie française

La question de la nomination d’un nouveau président est longtemps restée discrète, même à l’échelle du microcosme polytechnicien. Un appel à candidature a bien été publié au journal officiel mais le véritable processus de sélection a fait intervenir un cabinet de recrutement privé, HRM[3], et un comité de sélection gardé confidentiel, composé d’anciens polytechniciens représentant les tutelles de l’école, les corps, ainsi que de quelques représentants du monde de l’enseignement supérieur et de la recherche[4].

La liste des candidats ainsi que leur projet et leur vision stratégique pour l’établissement n’a jamais été révélée, ni publiquement ni aux personnels de l’X, malgré les protestations de l’intersyndicale. Seul un candidat spontané a choisi de rendre publique sa candidature et de publier son programme, mais il n’a pas été retenu par HRM. Le processus de sélection s’est donc poursuivi dans la plus grande opacité. Quatre candidats ont été retenus pour proposition au comité de sélection, tous issus du corps des Mines (soit directement, soit par fusion du corps des Télécoms) et aucun n’ayant de réelle expérience dans l’enseignement supérieur.

Le corps des Mines a pour l’X un rôle comparable à l’inspection générale des finances dans le cas de l’ENA : recrutement des élèves les mieux classés, suprématie sur quelques filières industrielles […] et sur quelques administrations, fournisseur de grands noms de l’oligarchie française […] et surtout réseau dans le réseau plus large des polytechniciens, véritable grande aristocratie au sein de la technocratie française.

Le corps des Mines a pour l’X un rôle comparable à l’inspection générale des finances dans le cas de l’ENA : recrutement des élèves les mieux classés, suprématie sur quelques filières industrielles (nucléaire civil, hydrocarbures) et sur quelques administrations, fournisseur de grands noms de l’oligarchie française (Jacques Attali, Anne Lauvergeon, Jean-Bernard Lévy, etc.) et surtout réseau dans le réseau plus large des polytechniciens, véritable grande aristocratie au sein de la technocratie française. Des postes lui sont réservés et sa direction interne des ressources humaines est chargée de les répartir. Dès qu’un nouveau poste stratégique est créé au sein de l’Etat (direction d’agence, de commissariat, etc.), le corps engage la bataille avec les réseaux concurrents pour la préemption de celui-ci.

L’École polytechnique constitue une des clefs de voûte de ce corporatisme. Elle fournit la quasi totalité des membres du corps des Mines et justifie sa domination sur l’administration française. En effet, l’X maintient encore aujourd’hui un classement de sortie, les dix élèves les mieux classés intégrant le corps des Mines. Ce classement est régulièrement remis en cause, mais le corps des Mines s’oppose systématiquement à toute réforme de ce type. Le recrutement sur classement participe du récit de compétence du corps et sert d’argument principal pour justifier son hégémonie. Il va donc de soi que ce poste revêt un caractère stratégique pour le corps des Mines, qui doit y placer l’un des siens.

Un profil : le smart-leader public-privé

Le porte-parole du gouvernement Benjamin Griveaux se réjouissait de la nomination d’Éric Labaye après le conseil des ministres : « c’est un homme du privé, c’est une première »[5]. Contrairement à cette affirmation, le profil du nouveau président s’inscrit dans une continuité totale avec celui de son prédécesseur, Jacques Biot, ancien lobbyiste pour un cabinet de conseil pharmaceutique qui affirmait déjà vouloir « diriger l’école comme une entreprise »[6].

Éric Labaye est entré à l’École polytechnique en 1980. À sa sortie, il intègre le corps des Télécoms (qui a depuis fusionné avec le corps des Mines) dont il démissionne en pantouflant[7] immédiatement après la fin de sa formation pour intégrer le cabinet de conseil américain McKinsey[8]. Un tel poste correspond au pendant privé du modèle du fonctionnaire polyvalent, expert en tout ou en rien selon les interprétations. Il y reste plus de trente ans, gravissant rapidement les échelons, jusqu’à devenir senior partner de McKinsey France en 2002.

C’est […] au sein de l’une de ces commissions, la fameuse “Commission pour la Libération de la Croissance Française” présidée par Jacques Attali qu’il rencontre Emmanuel Macron, lui aussi passé par un détachement dans le privé typique des carrières des fonctionnaires des corps de l’État.

Il devient ensuite président du McKinsey Global Institute, l’institut macroéconomique du cabinet de conseil.  À la tête de cet institut, il effectue un certain nombre de missions auprès de l’État. Les différents Présidents de la République se succèdent, mais font tous appel aux mêmes experts. C’est d’ailleurs au sein de l’une de ces commissions, la fameuse “Commission pour la Libération de la Croissance Française” présidée par Jacques Attali qu’il rencontre Emmanuel Macron, lui aussi passé par un détachement dans le privé typique des carrières des fonctionnaires des corps de l’État. Éric Labaye est donc présenté comme l’homme du privé, qui va sauver l’entreprise Polytechnique. Le côté américain de McKinsey, traditionnellement associé à l’esprit d’initiative et d’efficacité par la doxa économique, l’investit d’une aura de réformateur compétent pour ce poste. Cependant, il ne faut pas s’y tromper. Loin d’être un dirigeant d’industrie “créateur de valeur”,  Éric Labaye est issu du monde du conseil. Il a passé sa vie à siéger dans des commissions au côté d’énarques, à donner son avis sur des dossiers macroéconomiques, principalement pour l’État. Leurs rôles respectifs sont interchangeables et, en ce sens, l’arrivée de cet “homme du privé” est en réalité une fausse rupture.

C’est donc muni d’un diplôme d’ingénieur équivalent à un M2, acquis il y a plus de trente ans, que celui-ci s’apprête à diriger l’un des plus grands établissements scientifiques français et des équipes d’enseignants chercheurs dont les travaux en mathématiques, physique, biologie ou informatique sont reconnus internationalement. Ce manque de compétence a justement été dénoncé par des chercheurs et anciens élèves dans une lettre ouverte.[9]

Pourtant, l’avis de vacance publié au Journal Officiel précise que : “la personnalité recherchée devra justifier de compétences scientifiques dans les domaines d’activités de l’école ou d’une expérience de l’enseignement supérieur ou de la recherche”[10]. Le communiqué[11]  du Ministère de la défense publié à l’annonce de la nomination salue “un parcours international nourri de solides expériences dans [le secteur] académique” sans y trouver à redire.

Une des principales fonctions du président de l’École polytechnique est un rôle de représentation : celui-ci rencontre ses homologues français et étrangers pour faire connaître son institution et nouer des partenariats. Toutes les personnes avec qui Éric Labaye va être amené à négocier sont des chercheurs, reconnus pour leur travaux et élus par leurs pairs à la tête de leur établissement, selon la norme en vigueur dans la plupart des universités. Ainsi, le président de l’ENS Ulm est un spécialiste de physique statistique, le président de Sorbonne Université est un biologiste et les présidents de Stanford et Harvard sont respectivement neurobiologiste et avocat.

Le président de l’association des anciens élèves de l’X explique qu’Éric Labaye va permettre à l’école de progresser dans le classement international puisque celui-ci pourra “mobiliser le réseau mondial de McKinsey, qui peut entrer en contact avec à peu près n’importe quel dirigeant politique ou grand chef d’entreprise”[12]. Mais ces classements, et en particulier le premier d’entre eux, le classement de Shanghaï, évaluent la qualité de la recherche menée dans les différentes universités, et non les réseaux de leurs dirigeants comme l’assimilation École-entreprise pourrait le faire croire.

Une stratégie pour l’X : grossir pour exister

L’objectif central fixé pour l’École polytechnique est d’accroître sa visibilité dans les classements internationaux (classement de Shanghaï, Times Higher Education, etc.). Même si tout le monde assure ne pas prêter attention à ces classements, cet indicateur hante pourtant le conseil d’administration et les ministères. Le président sortant a déjà mis en place un certain nombre de mesures destinées à faire évoluer l’École polytechnique pour survivre dans l’environnement compétitif du marché international de l’éducation dans lequel elle a choisi de s’engager.

Le diagnostic a été posé en 2012 en prenant exemple sur Caltech, une petite université américaine de 2700 étudiants, qui figure dans le top 5 de tous les classements internationaux. Face à Caltech, l’X a résumé ses faiblesses en deux axes : sa petite taille (1000 élèves ingénieurs, quelques doctorants et un master partagé avec Paris-Saclay) et ses moyens financiers insuffisants (néanmoins déjà quatre fois supérieurs en budget par élève à la moyenne de l’enseignement supérieur français).

Augmenter la taille de l’école avec des formations payantes

La stratégie mise en place a consisté en une augmentation des effectifs en multipliant les formations et en internationalisant le public, une large ouverture sur le monde de l’entreprise et une diversification des sources de financement. Le cursus de master a été réintégré pleinement dans le giron de l’école, qui a créé sa propre “graduate school”, afin de ne pas se mélanger avec l’université.  L’école a ouvert un cursus “bachelor” (équivalent à une licence) avec des promotions d’une centaine d’élèves. La taille des promotions d’élèves ingénieurs a augmenté de 10% en trois ans, avec notamment de nouvelles places disponibles pour les étudiants étrangers. Toutes formations confondues, l’École polytechnique qui comptait 1000 étudiants sur son campus en 2012, a doublé ce chiffre en 2017 et compte encore augmenter sa capacité d’accueil.

Contrairement à celui des élèves ingénieurs français (qui sont rémunérés, en tant qu’élèves-officiers), tous les nouveaux programmes sont payant. Pour pouvoir étudier à Polytechnique, il faut compter 10 000 € par an en bachelor, 12 000 € par an pour un master et jusqu’à 27 000 € par an pour les élèves internationaux hors Union Européenne en cycle ingénieur. L’X explique s’aligner ainsi sur les normes internationales, ou plus précisément anglo-saxonnes. Ces augmentations de tarification représentent plusieurs millions d’euros de moyens supplémentaires pour une École dont le budget (enseignement et recherche compris) dépasse déjà 200 M€ par an.

Chaires privées et campagnes de dons

Mais les revenus des frais d’inscription ne suffisent pas à financer l’expansion de l’école. Il faut pour cela s’ouvrir toujours plus aux financements privés. L’objectif à long terme est de passer de 70 % à 30 % de financement public, à dotation publique constante, conformément à la politique d’externalisation des services publics suggérée par le CAP22[13]. Polytechnique multiplie les contrats avec les grandes entreprises qui ouvrent des chaires d’enseignements en échange de plusieurs millions d’euros par an, et cela au mépris de l’autonomie de l’enseignement scientifique. Par exemple, deux tiers des cours du programme “Énergies du XXIe siècle” (qui porte sur l’énergie nucléaire) sont financés par EDF. L’entreprise américaine Cisco, spécialisée dans les logiciels d’analyse de données, a financé une chaire dédiée à l’internet de demain, et la plateforme Uber a signé pour financer une nouvelle chaire sur la “mobilité urbaine intégrée”.

Pour accroître son budget, l’école compte aussi sur les dons individuels des ses anciens élèves. La campagne de dons 2017-2022 a pour objectif de lever 80 M€. L’X reçoit des millions d’euros par an de dons individuels de la part de milliardaires français. Patrick Drahi et Bernard Arnault ont ainsi donné chacun plus de 5 millions d’euros. Bien sûr ces dons coûtent tout de même à l’État, puisque ceux-ci sont déductibles à 60% des impôts des donateurs. Les donateurs ne sont pas désintéressés. Patrick Drahi a financé l’ouverture d’un incubateur de start-ups à son nom (le “Drahi – X novation center”).

Ces investissements dans les “licornes” de demain permettent aux donateurs de les garder dans le giron de la technocratie française. L’école satisfait aussi les petits égos en proposant aux donateurs de renommer un amphithéâtre, une salle de cours, un couloir, un fauteuil d’amphithéâtre ou même un arbre du parc, en fonction des budgets de chacun.

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© École polytechnique

La start-up nation s’invite à l’X

Jusqu’alors totalement absent de la formation polytechnicienne, le management a fait son entrée en grande pompe en 2013, avec la création d’un bâtiment et d’un département d’enseignement dédié, sous le nom de “management de l’innovation et entrepreneuriat”. Loin de simples cours de gestion, on y enseigne les grands concepts théoriques de la disruption et de l’adhocratie, la sérendipité et le “principe de la limonade”. Les formations dispensées par ce nouveau département sont obligatoires pour tous les cursus.

Quant à la communication de l’école, elle a radicalement changé. Alors qu’auparavant, l’ensemble des visuels de communication de l’école montraient des étudiants portant le grand uniforme bicentenaire, associés à la devise “pour la patrie, les sciences et la gloire”, la nouvelle stratégie n’utilise plus que les mots de la start-up nation tels qu’audace, disruption, et innovation. Symbole de l’air du temps, alors qu’auparavant les élèves s’intégraient à des hiérarchies structurées dans l’industrie puis dans le monde de la finance, ce sont maintenant les start-ups qui sont mises en avant.

Ce choix de séparation définitive de l’université, décidé dans l’unique intérêt d’une caste qui cherche à conserver le contrôle de  son bastion de recrutement et sa légitimité méritocratique, est un choix stratégique dramatique pour l’enseignement et la recherche en France à long terme.

Le programme d’Emmanuel Macron pour l’enseignement supérieur contenait le constat suivant : “nous avons trop souvent voulu dicter les réformes par le haut et n’avons pas suffisamment fait confiance aux acteurs de terrain pour innover ou s’adapter à la diversité des besoins des étudiants”[14]. Si l’on applique cela au cas de Polytechnique, il faut accroître le poids des enseignants chercheurs et personnels dans les choix stratégiques de l’école. La nomination d’Éric Labaye témoigne au contraire d’un processus technocratique caractéristique, où l’intérêt des groupes d’anciens élèves prime sur l’intérêt de l’institution.

Le poids important des lobbys des anciens élèves et particulièrement du corps des Mines sur les décisions stratégiques avait déjà pu être noté en 2015, lorsqu’Emmanuel Macron, alors ministre de l’économie et Jean-Yves Le Drian, ministre de la défense, avaient entériné la  rupture de l’X avec l’Université Paris-Saclay, contre l’avis de François Hollande qui avait fait de ce projet de fusion une de ses priorités nationales[15]. Ce choix de séparation définitive de l’université, décidé dans l’unique intérêt d’une caste qui cherche à conserver le contrôle de  son bastion de recrutement et sa légitimité méritocratique, est un choix stratégique dramatique pour l’enseignement et la recherche en France à long terme.

Dans ce contexte, l’arrivée de Éric Labaye, combinée à une stratégie de multiplication des financements privés et d’importation des grilles de lecture de l’entreprise, correspond à une volonté de rayonnement du corps des Mines hors de France, en se démarquant dans les classements internationaux. Le corps espère aussi prendre le contrôle des futures start-ups créées et permettre à la technocratie de garder le contrôle sur les futurs fleurons de l’économie française, tout en se fondant dans l’ordre capitaliste.  La comparaison avec le New Public Management, dont furent victimes les fonctions publiques du monde anglo-saxon est aisée.

Par cette nomination, le gouvernement montre qu’il partage avec le corps des Mines sa volonté d’accélérer la fusion entre esprit public et esprit privé, entre noblesse d’État et monde de l’entrepreneuriat pour l’intérêt exclusif d’une caste[16]. Cet épisode constitue un très bon exemple du macronisme et illustre comment le récit de la start-up nation sert de façade dynamique à une domination du dernier centile du corps social.


Références

[1] “Elle se situe au premier rang des établissements les mieux dotés de France, avec un budget total de 119 millions d’euros en 2014 dont 76 millions de dotations de l’État.” via https://www.humanite.fr/les-belles-etrennes-du-gouvernement-polytechnique-594331

[2] Effet amplifié par l’augmentation de la taille des promotions. (545 aujourd’hui contre 232 élèves en 1953)

[3] https://www.challenges.fr/emploi/formation/exclusif-l-ecole-polytechnique-va-changer-de-president_569700

[4] http://polytechnique2018.over-blog.com/2018/06/comite-de-selection-et-candidats-en-lice.html

[5] http://www.elysee.fr/conseils-des-ministres/article/compte-rendu-du-conseil-des-ministres-du-vendredi-3-aout-201/

[6] « Comment le premier président civil de Polytechnique va mener la réforme de l’école », Challenges, le 15 décembre 2015 : https://www.challenges.fr/emploi/formation/comment-le-premier-president-civil-de-polytechnique-va-mener-la-reforme-de-l-ecole_48519

[7] processus qui consiste à rembourser, ou à faire rembourser par l’entreprise débauchant le “corpsard”, le montant qu’il devait à l’Etat pour la formation qu’il reçut.

[8] Profil d’Eric Labaye sur le site McKinsey : https://www.mckinsey.com/our-people/eric-labaye/fr-fr

[9] https://www.lemonde.fr/idees/article/2018/05/15/les-grandes-ecoles-d-ingenieurs-n-ont-pas-vocation-a-imiter-les-grandes-ecoles-commerciales_5299287_3232.html

[10] https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000036630357

[11] https://www.defense.gouv.fr/english/salle-de-presse/communiques/communiques-du-ministere-des-armees/communique-de-presse-nomination-d-eric-labaye-a-la-presidence-du-conseil-d-administration-de-l-ecole-polytechnique

[12] https://www.challenges.fr/education/les-tres-delicates-missions-d-eric-labaye-associe-de-mckinsey-nomme-nouveau-president-de-polytechnique_605235

[13] http://lvsl.fr/que-contient-linquietant-rapport-cap22

[14] https://en-marche.fr/emmanuel-macron/le-programme/enseignement-superieur-recherche

[15] « Université Paris-Saclay, comment Polytechnique a torpillé le projet de ce « Cambridge » français », Le Monde, le 23 octobre 2017 : https://www.lemonde.fr/campus/article/2017/10/23/universite-paris-saclay-le-lobbying-de-l-x-pour-faire-cavalier-seul_5204712_4401467.html

[16] La Caste, Laurent Mauduit, la Découverte, 2018