« La vie prévaut sur la liberté absolue » – Entretien avec Enrique Dussel

https://www.flickr.com/photos/culturacdmx/12598973075
Enrique Dussel en 2014 © 2014 Secretaria de Cultura GDF

Enrique Dussel est un intellectuel mexicain majeur de notre époque. Sa pensée, profondément anti-néolibérale, est riche tant elle s’appuie sur des domaines (géographie, histoire, philosophie, théologie) et des auteurs variés. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la Libération et joua un rôle central dans la formation des militants du parti-mouvement mexicain Morena qui a porté l’actuel président Andrés Manuel López Obrador au pouvoir. Dans cet entretien, il revient avec nous sur sa formation intellectuelle, ses différents travaux, notamment ceux portant sur le marxisme, et sur quelques questions contemporaines. Entretien réalisé et transcrit par Alexandra Peralta, Julien Trevisan et Victor Woillet.

LVSL — Vous êtes internationalement reconnu pour vos travaux sur le marxisme, pour avoir fondé la philosophie de la libération et pour votre critique de l’eurocentrisme dans la tradition philosophique. Mais comment vous définiriez-vous personnellement : philosophe, historien de la philosophie ou théologien ?

Enrique Dussel — En parallèle de mes études de philosophie à La Sorbonne, sous la direction de Paul Ricoeur, j’ai eu la chance d’effectuer, grâce à une bourse, un séjour d’étude en Allemagne à Mayence. Ce fut le début d’une réflexion très importante pour moi, car j’ai choisi de travailler sur la défense des Indiens d’Amérique au XVIe siècle. Pierre Chaunu, un élève de Braudel, avait alors écrit une histoire en huit volumes sur cette question, intitulée Séville et l’Atlantique, 1504-1650. Même si mon travail prenait comme point de départ un objet historique, la question philosophique a très vite refait surface.

Comment expliquer, en Amérique latine, que la philosophie enseignée là-bas, soit uniquement celle de Descartes, Kant et Hegel ? N’y avait-il aucun philosophe dans cette partie du monde ? Par mon travail de recherche en Histoire, j’ai alors fait la connaissance d’une figure majeure de la pensée latino-américaine, Bartolomé de las Casas. Évêque du Chiapas et défenseur des indiens, il formula en 1514 la première critique théologico-philosophique de la situation que subissaient les Caraïbes. Or, dans cette réflexion, j’ai également découvert ce qui constitue, selon moi, la première critique véritable de la modernité.

Il existe mille manières de définir la modernité. Si on la considère sur le plan historique et matériel, cette dernière surgit précisément de la rencontre violente des Européens, espagnols en l’occurrence, avec ce qui constitue un ailleurs, un autre radical, qu’ils ont choisi de soumettre en le conformant à leurs catégories tant philosophiques que théologiques. C’est un changement de paradigme profond, alors que le centre du monde se situait auparavant dans le monde arabe en pleine expansion et diffusion de sa culture. L’Europe reprend cette place centrale dans le monde à partir de ces premières conquêtes, annonçant une longue série ensuite d’expansions coloniales. Descartes, considéré souvent comme le premier penseur de la modernité philosophique, se situe pourtant dans un monde postérieur à ce choc, à cette violence primordiale. Le véritable bouleversement se situe en amont et celui qui est parvenu, le premier, à penser ce moment singulier dans le développement historique, n’est autre que Bartolomé de las Casas.

Ainsi, comme vous pouvez le voir, ma réflexion se situe au carrefour de plusieurs disciplines : philosophie, théologie, histoire…

LVSL — Dans votre livre, Vingt thèses de politique, vous développez une théorie politique qui va à l’encontre de l’idée d’un pouvoir politique synonyme de domination. Pouvez-vous revenir avec nous sur cette perspective ?

E.D. — Concernant l’idée d’un pouvoir comme domination, je suis absolument contre la définition souvent dérivée à partir de Max Weber. Selon une telle conception, si quelqu’un est « au pouvoir », il exerce ce dernier uniquement dans la mesure où une personne est située en position d’infériorité, obéissant à l’ordre de celui qui le produit en pensant que cela est légitime. Autrement dit, le pouvoir est fondé sur une relation de domination légitime. La relation entre celui qui a le pouvoir et le citoyen qui en découle est alors une relation conçue uniquement sur le plan du pouvoir et de la violence. Une telle réflexion me semble proprement paradoxale. Si un obéissant reconnaît une domination comme légitime, cela suppose l’existence d’un consensus. Or, si l’on suit Jürgen Habermas, le consensus ne produit pas de domination mais, en réalité, un véritable accord entre différents acteurs d’une production juridique commune. En conséquence, l’idée de domination légitime est absurde.

« Le représentant obéit au peuple. Le fondement ontologique du pouvoir reste, en dernière instance, le peuple. »

Il faut comprendre que le consensus s’obtient par une délibération rationnelle symétrique entre les différents acteurs permettant in fine de conférer à une instance déterminée le pouvoir. Dans ce cadre, il ne s’agit plus, à proprement parler, de domination, mais bien plus d’une reconfiguration de ce qu’est le pouvoir. Ce dernier provient du peuple, en tant que sujet politique collectif. L’ensemble des citoyens possède le pouvoir et à lui seul appartient la capacité de déléguer ou non ce dernier à une entité. Une fois que le pouvoir a été délégué, celui-ci s’exerce non pas en fonction de la volonté du représentant mais en fonction de la volonté de vivre d’un peuple. Le représentant obéit au peuple. Le fondement ontologique du pouvoir reste, en dernière instance, le peuple.

LVSL — Comment analysez-vous la période que nous traversons ? Est-elle synonyme d’une rupture radicale avec le libre-échange ainsi que d’une remise en cause de nos libertés fondamentales ou ne s’agit-il que d’une période transitoire ne modifiant nullement l’ordre économico-politique existant ?

E.D. — Tout d’abord, si la liberté peut être aujourd’hui remise en cause dans une certaine mesure, il ne s’agit pas d’un refus absolu de ce principe. La liberté, pour être commune, doit s’effectuer, se réaliser dans le cadre du droit et, par conséquent, d’une certaine limitation. Cette situation peut sembler paradoxale, mais elle est pourtant au cœur de nos systèmes juridiques et politiques. Je n’ai par exemple pas la liberté d’attenter à la vie d’autrui, cela est un crime. La vie, en tant que principe fondamental, prévaut sur la liberté absolue. Or, le rôle du politique est précisément de créer des conditions d’accord et de contrôle dans lesquelles la liberté peut être remise en cause localement afin d’assurer la préservation commune de la vie. Sur ce point, je suis très habermassien. Selon moi, la préservation de la vie ne doit cependant pas être entendu de façon circoncise, il est question de la subsistance commune de l’humanité. En ce sens, la vie concerne également les conditions d’existence globale des êtres vivants, la biosphère pourrait-on dire. Ainsi, la question de la liberté ne peut être comprise qu’en regard de ce principe fondamental et de sa construction dans le cadre d’un accord politique partagé, et c’est là tout l’enjeu.

Pour revenir à l’aspect économique de votre question. Il ne me semble pas que la remise en cause du paradigme que nous connaissons touche directement le libre-échange, mais plus fondamentalement la doctrine néolibérale qui s’est imposée depuis les années 1970. Cette dernière a placé le marché au cœur de la vie humaine, l’a en quelque sorte sanctuarisé et prémuni de toute remise en cause. Mais cette situation atteint ses limites. La crise sanitaire a démontré que de nombreux pans de l’économie ne peuvent être soumis aux seuls impératifs des « lois du marché ». L’alimentation doit subvenir aux besoins des êtres humains et se faire dans des conditions respectueuses de l’environnement, la santé ne peut être aliénée par des objectifs de rentabilité, tels sont les éléments frappants qui ressortent de cette crise. Et c’est à l’État d’assurer que de tels impératifs soient maintenus. Si ce dernier n’a plus de pouvoir dans le domaine économique, alors nous ne pouvons que rencontrer des situations critiques comme celle que nous traversons. Sur ces questions, je vous invite à consulter la série de vidéos que j’ai récemment mises en ligne sur YouTube[1].

Enrique Dussel et Jürgen Habermas en 1995

LVSL — Vous avez effectué vos recherches sur Marx à une période qui peut sembler aujourd’hui bien lointaine, celle où le marxisme tenait une place centrale dans les débats universitaires et académiques, tout du moins en Europe. Comment avez-vous procédé pour effectuer ce travail ? Comment ce travail a-t-il influencé votre pensée ?

E.D. — Mon travail sur Marx a débuté dans les années 1980 et s’est étalé sur près de dix ans. Durant cette période, la méthode que j’ai suivie, avec d’autres chercheurs et étudiants, était très simple : lire Marx dans le texte, c’est-à-dire dans la MEGA (NDLR : l’édition complète des écrits de Marx et Engels publiée en allemand en plusieurs dizaines de volumes sous le titre Marx-Engels Gesamtausgabe) de manière chronologique. Nous avons trouvé des choses extrêmement intéressantes, dès les écrits du très jeune Marx. Au moment de sa conversion au protestantisme luthérien (choix de son père qui était lui-même juif), il écrit une profession de foi tout à fait étonnante. C’est la première occurrence du terme de « lebendige Gemeinschaft » (communauté de vie), catégorie centrale pour Marx dans l’ensemble de son corpus. Or, ce terme, inspiré de la théologie chrétienne, qui désigne une communauté d’êtres organisée autour du principe de vie était jusqu’alors complètement absent des commentaires sur la production philosophique de Marx. La « rupture épistémologique » d’Althusser, faisant croire que Marx a cessé de lire Hegel après 1846, le passe complètement sous silence. Lorsque nous effectuons ce travail, tous les manuscrits de Marx n’avaient pas encore été édités. Il a donc fallu les consulter là où ils étaient conservés, à Amsterdam. C’est à ce moment-là que j’ai compris que la pensée de Marx n’était pas simplement évolutive, faite de ruptures, mais bien cumulative. Dans les Grundrisse (1857-1858), Marx fait apparaître pour la première fois ce que sont les catégories centrales de sa pensée qu’il ne va cesser de retravailler.

Lire Marx en considérant l’existence de « catégories » peut sembler anodin, si on l’inscrit dans le temps long de l’Histoire de la Philosophie, mais ce n’était pourtant pas le cas alors. Dans l’Historisch-kritisches Wörterbuch des Marxismus qui était alors en cours de rédaction, lorsque j’ai proposé ma contribution au professeur Haug, personne n’avait encore traité la question des catégories. Or toute l’œuvre de Marx est un travail de redéfinition des catégories de l’économie politique bourgeoise. Pour le comprendre, il est central de saisir quelles sont les catégories qu’il choisit d’employer afin de critiquer celles qui avait cours auparavant.

« Dans la plupart des traductions de Marx, on trouve « die Schöpfung von Mehrwert » traduite par le terme « production ». Or, il s’agit d’un contre-sens profond. Le terme de Schöpfung est un terme biblique. Il renvoie à la catégorie théologique de la création. »

Marx n’a cessé, jusqu’à la fin de sa vie, de travailler à la redéfinition de catégories telles que la « plus-value ». Cet aspect ne peut être négligé lorsqu’il est par exemple question de penser la théorie de la valeur que propose Marx. Tout mon travail a été de reconstituer la généalogie de ces catégories. Si je dois vous donner un exemple de cette recherche, nous pouvons prendre la question de la « création » de la plus-value (die Schöpfung von Mehrwert). Dans la plupart des traductions de Marx, on trouve cette expression traduite par le terme « production ». Or, il s’agit d’un contre-sens profond. Le terme de Schöpfung est un terme biblique. Il renvoie à la catégorie théologique de la création. Marx utilise le terme de production, mais pour désigner non pas la plus-value, mais la valeur créée durant le temps nécessaire à la tâche effectuée, ce qui correspond au salaire. Autrement dit, Marx fait une distinction entre produire la valeur du salaire et créer une nouvelle valeur, qui n’est pas comprise initialement dans le capital. Or, cette idée est loin d’être détachée de toute tradition philosophique. Il s’agit d’une reprise d’un concept théologique très ancien de création ex nihilo. À l’époque où j’ai travaillé sur cette question, les marxistes de la RDA ne pouvaient entendre une telle réflexion, car il s’agissait de reprendre Marx en comprenant le fond métaphysique et religieux d’une partie essentielle de son système. Cette distinction entre Produktion et Schöpfung vient notamment s’inscrire dans les débats des post-kantiens de l’époque, Schelling et d’autres[2].

Ce travail autour des catégories de la pensée de Marx éclaire profondément notre présent, ainsi en va-t-il de la question du développement (Entwicklung) et de la dépendance des pays sous-développés. Pendant de nombreuses années, cette partie de l’œuvre de Marx a été considérée comme la marque d’un renégat de la théorie bourgeoise. Or, mon travail et celui de certains de mes collègues (Theotonio dos Santos Junior notamment) a permis de comprendre qu’il en allait autrement. C’est ce qui m’a notamment amené à repenser, par la suite, la situation d’exploitation des pays du tiers-monde.

LVSL — Quel est, selon vous, aujourd’hui, la place du marxisme en Amérique Latine ?

E.D — C’est une question centrale. Est populiste, au sens péjoratif, celui qui parle du peuple, mais ne sait pas ce que signifie le Capital. Gramsci parlait de peuple, mais savait bien quelle était la réalité économique. Le peuple n’est pas une classe à proprement parler. Il s’agit du tout regroupant les différentes parties opprimées de la société. Mais ces opprimés sont réunis dans l’aliénation commune qu’ils subissent. Les femmes, comme les paysans ou les ouvriers font partie du peuple. Il s’agit d’un bloc, d’une catégorie politique, mais pas d’une catégorie économique. Les Gaulois, par exemple, étaient un peuple et non une catégorie économique faisant face à une autre, le capital. Le peuple préexiste donc au capitalisme.

Toutefois, la méconnaissance de Marx induit à penser le rapport au peuple d’une manière biaisée, en considérant notamment les rapports de force économiques comme un état de fait naturel. Voilà ce qu’est le populisme en son sens négatif : un rapport au peuple mythifié, qui ne prend pas en compte le monde social tel qu’il est dans ses nombreuses facettes. L’essence du capitalisme, telle que définie par Marx, reste valide et essentielle pour penser les oppressions qui ont lieu dans nos sociétés. Considérer le peuple, c’est avoir connaissance de cette situation.

C’est d’ailleurs cette approche de la définition du Capital qui peut expliquer les difficultés de certains régimes politiques. Du péronisme au Mexique actuel, il faut toujours prendre garde à saisir la différence entre des politiques « populaires » et celles qui permettent au peuple de sortir de sa condition d’aliénation face au Capital. Même au-delà de l’Amérique latine, Marx est en quelque sorte l’aiguillon qui permet de comprendre ce que sont véritablement des stratégies d’émancipation politique populaires.

LVSL — Nous aimerions à présent connaître votre avis sur la présence du néo-évangélisme en Amérique latine. Que pensez-vous de la situation actuelle ?

E.D. — C’est une question plus simple. Ce type de religion moderne provient des États-Unis et s’articule parfaitement avec l’organisation actuelle du capitalisme. Chaque pasteur délivre une parole face à sa communauté et tire son épingle du jeu dans le « marché » des croyances, mais aussi en concurrence face aux autres pasteurs. La diffusion du néo-évangélisme tient selon moi à son adéquation parfaite au néo-libéralisme. Il confère aux croyants une explication, une herméneutique très simpliste du monde social. Le salut et le rapport à Dieu sont toujours inscrits, dans cette religion, au sein d’un rapport individuel. La communauté, l’ecclesia sont systématiquement mises de côté. Il n’y a aucune réflexion politique à proprement parler chez les néo-évangélistes, mais bien une volonté de légitimation de la situation économique par un rapport individuel à Dieu. Dès lors, il n’y a qu’un pas à franchir entre la justification des inégalités économiques, de la compétition entre individus, et le racisme. C’est ce qu’on a observé en Bolivie avec le coup d’État, mais aussi, d’une moindre manière, durant les évènements au Capitole en janvier dernier. La religion devient une force mobilisatrice au service des politiques néo-libérales et racistes.

« Ce pacte fondamental, cette reconnaissance de l’autre est le cœur de toute vocation politique, mais plus généralement de l’affirmation de soi. »

LVSL À ce sujet, que pensez-vous du rapport de la gauche en Europe aux questions religieuses ?

E.D.— L’Europe est marquée par un clivage très fort. D’une part, des États se sont structurés à partir d’une critique du catholicisme, l’Allemagne luthérienne et certains pays nordiques pour faire vite, et d’autre part, en France notamment, une conscience critique de la religion est apparue durant la période des Lumières, et s’est transformé en athéisme dans la ligne de Littré notamment.

Il n’est cependant pas possible de nier intégralement l’existence du religieux au sein des sociétés, même dans des nations fortement sécularisées. Le religieux est le domaine de la fiction, de la production d’une certaine lecture du monde. “Les mythes donnent à penser” disait Ricoeur. Dans les religions, la rationalité n’apparaît pas initialement, mais se structure de façon secondaire, sur le plan symbolique notamment. Nier le symbolique et son importance, c’est faire disparaître, ou refuser de voir, une partie essentielle de la société.

Il y a une forme d’irrationalité à rejeter les significations symboliques contenues dans le discours religieux. Ernst Bloch, avec Le Principe espérance, l’avait bien compris. On peut vraiment considérer, en suivant ses conceptions, qu’il y a d’une part des mythes et des formes de religiosité portant un contenu émancipateur, libérateur, et d’autres qui, à l’inverse, véhiculent des formes d’oppression. Il est important d’être en mesure de faire ces distinctions, qui ne se produisent pas entre les différentes religions, mais plutôt en leur sein. C’est ce qui évite de rejeter en bloc, unilatéralement, toute forme de religion. Et c’est aussi ce qui explique la difficulté, pour un public européen, et en particulier français, de comprendre le sens d’une théologie de la libération.

Pourtant, c’est bien la théologie de la libération, en Amérique latine, qui a permis de contrer la droite conservatrice. Elle a montré qu’une autre forme de christianisme était possible. Pour comprendre de quoi il était question alors, il suffit de repartir du pari pascalien. Ce dernier oriente l’existence des individus par la foi. À la manière d’un idéal régulateur kantien, ce pari fait sur l’au-delà rend possible des actions vertueuses, mais elles n’attendent pas de rétribution ou de gratification immédiate. La force de l’argument pascalien se situe dans ses conséquences : en le suivant et en faisant le pari de l’existence de Dieu, les individus mènent des actions vertueuses et vivent une vie heureuse. Peu importe donc qu’il y ait, en dernière instance, un salut après la mort, car même si je me suis trompé en en faisant le pari, mon existence aura été une vie dans la charité et le bonheur. Cela peut paraître paradoxal pour un marxiste de tenir un tel discours chrétien, mais pourtant les deux sont loin d’être incompatibles et nous en avons été la preuve en Amérique latine. Si nous poussons un peu plus loin cette idée, elle permet aussi de comprendre ce qui est pour moi l’essence de notre époque, c’est-à-dire la post-sécularité. Nier en bloc les questions religieuses n’est plus une affaire propre uniquement à la gauche, comme ce fut le cas par le passé. La droite nie à présent également les aspirations religieuses de certaines parties du peuple au nom du néo-libéralisme. Ou, de manière plus pernicieuse, la droite forge, comme ce fut le cas avec le néo-évangélisme, des formes de religiosité qui nient toutes revendications émancipatrices.

Pour le dire autrement, la religion est un discours qui ne se situe pas sur le plan empirique. Elle délivre une explication, donne sens à l’existence. Or, les classes populaires ont le droit de choisir ce type de discours. Quel autre type de récit parvient à répondre à des questions concernant le sens de certains évènements tels que la mort ? Ainsi, réfuter en bloc ce type de récit, car ils sont purement symboliques, n’a pas beaucoup d’intérêt, car, en définitive, les gens continueront d’en avoir besoin, peu importe la société dans laquelle nous vivons, et cela restera un élément important de la vie en société. Tel est le sens de la théologie de la libération.

LVSL Pour finir, quel conseil donneriez-vous à de jeunes personnes souhaitant s’engager dans la politique ?

E.D. — Il est nécessaire que le plus grand nombre s’intéresse à la politique. Si on ne fait pas de la politique, d’autres le feront pour nous. Or, ce qui est essentiel c’est que des individus issus des classes populaires, convaincus qu’il faut se mettre au service d’autrui, s’engagent politiquement. Ce n’est pas seulement une question de stratégie disons, mais surtout un conseil pour mener une existence heureuse en tant qu’individu. La vocation politique se situe selon moi dans ce que Levinas affirmait en réponse à Paul Ricoeur et son livre intitulé Soi-même comme un autre : l’engagement, l’action, de quelque sorte qu’elle soit, ne naît pas d’un pur sentiment individuel, mais bien de la réponse face à la situation d’autrui, de la reconnaissance dans l’autre et dans ses peines de ce que je suis. La réponse devient une responsabilité face à autrui. Ce pacte fondamental, cette reconnaissance de l’autre est le cœur de toute vocation politique, mais plus généralement de l’affirmation de soi. À partir de là, tout devient possible…

[1] Les vidéos dont il est question sont disponibles ici : https://enriquedussel.com/entrevista_es.html

[2] https://www.enriquedussel.com/txt/Textos_Articulos/371.2005_ingl.pdf

Iran contre Arabie saoudite : l’illusion d’un conflit religieux

http://www.alquds.com/articles/1571305856477612400/
© القدس

Le 3 janvier 2016, l’Arabie saoudite et l’Iran annonçaient une rupture diplomatique. Bien que soudaine, cette dégradation des relations entre les deux grandes puissances de la région n’a pas pour autant été perçue comme un coup de tonnerre ; les rapports qu’entretenaient Ryad et Téhéran étaient en effet loin d’être au beau fixe, les deux États s’opposant sur le plan politique et religieux, dans une région minée par les conflits confessionnels. Doit-on, dès lors, présenter la guerre froide que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran comme une rivalité d’ordre religieux ? Si la variable confessionnelle ne doit pas être négligée, elle est loin d’être le principal paramètre expliquant l’antagonisme entre les deux puissances régionales. Sous couvert d’une apparente lutte opposant le sunnisme au chiisme, le conflit entre l’Arabie saoudite et l’Iran est avant tout géopolitique, les deux États se livrant une véritable guerre d’influence dans la région.


Aux origines du schisme de l’islam

À la mort du Prophète Mahomet en 632, la question de sa succession se pose. À la suite de quelques dissensions d’ordre politique, une véritable guerre civile éclate en 655. Pour les sunnites, défenseur de la sunna — la tradition —, le premier successeur du Prophète n’est autre qu’Abou Bakr, fidèle compagnon de Mahomet, nommé calife à la disparition de ce dernier. Pour les chiites, il s’agit d’Ali, gendre et cousin du Prophète, proclamé calife en 656. De ce schisme naissent alors deux conceptions doctrinales divergentes de l’islam. Pourvus d’un clergé très hiérarchisé, les chiites laissent place à une certaine interprétation de l’islam et du Coran ainsi qu’au culte des martyrs, tandis que les pouvoirs politique et religieux sont séparés. Les sunnites, quant à eux, prônent une application plus stricte du Coran, considéré comme une œuvre divine, et refusent son interprétation, tandis qu’ils consentent à ce que les pouvoirs politique et religieux soient exercés par la même autorité.

Majoritaires, les sunnites représentent aujourd’hui près de 85% des 1,8 milliards de musulmans. Les chiites, qui en représentent moins de 15%, se concentrent presque exclusivement dans la zone du Moyen-Orient. Majoritaires en Iran, en Irak, en Azerbaïdjan et à Bahreïn, ils constituent également d’importantes minorités religieuses en Syrie, au Liban, en Turquie, en Afghanistan, au Yémen et en Arabie saoudite. En revanche, leur présence au Maghreb, en Europe, en Afrique et en Asie reste très ténue.

Près de la moitié des chiites vit en Iran, seul État au monde ayant adopté le chiisme comme religion d’État — et ce dès le 16ème siècle, lorsque la dynastie safavide qui régnait sur la Perse en a fait la religion officielle. Suite à la Révolution de 1979 ayant déposé le Shah, l’ayatollah Khomeyni, figure de proue du chiisme iranien, proclame la République islamique d’Iran dont il devient le guide spirituel suprême. Au sein de cette théocratie « reposant à la fois sur les principes islamiques et sur des institutions républicaines et le suffrage universel »[1], le chiisme imprègne tant la sphère religieuse que la sphère politique.

Bien que l’on trouve également des chiites en Arabie saoudite, plus de 90% des saoudiens se réclament de la branche sunnite de l’islam. Il faut remonter au 18ème siècle pour que soient posés les premiers jalons d’un État saoudien, lorsque le chef tribal Mohammed ibn Saoud s’allie au prédicateur sunnite Mohammed ben Abdelwahhab, instigateur du wahhabisme, dans l’optique de se partager le pouvoir. En 1932, après avoir pris le contrôle de Médine et de La Mecque, Abdelaziz ibn Saoud fonde le royaume d’Arabie saoudite. Le wahhabisme, branche dérivée du sunnisme qui prône une application stricte de la charia, devient alors religion d’État de cette monarchie absolue. Très rigoriste, la doctrine wahhabite condamne l’interprétation du Coran propre au chiisme et tient les musulmans chiites pour mécréants.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Sunni-Shia-Ibadi.png
La distribution de l’islam dans le monde. En jaune, les régions à majorité chiite. En vert, les régions à majorité sunnite. En violet, les régions à majorité ibadiste, un troisième courant de l’islam majoritaire à Oman. © Ghibar

Une simple rivalité réligieuse ?

Les divergences, dans un premier temps d’ordre religieux, entre l’Arabie saoudite et l’Iran, s’ajoutent alors à l’ancestrale opposition entre le monde arabe et le monde persan. Cependant, comme le dit Bernard Hourcade, spécialiste de l’Iran : « ces explications ethniques et religieuses ont évidemment leur part, mais il serait absurde de vouloir donner ces deux facteurs comme explication fondamentale alors que l’opposition est politique et économique »[2].

En réalité, les rapports économicopolitiques qu’entretiennent Ryad et Téhéran sont relativement récents. En 1929, Saoudiens et Iraniens scellent en effet leurs relations diplomatiques par un traité d’amitié. Mais si l’Iran et l’Arabie saoudite cohabitent dans la région, les liens entre les deux États connaissent des périodes de fortes tensions religieuses (Ryad fait décapiter un pèlerin iranien en 1943) et géopolitiques (l’État iranien, sous le règne des Pahlavi, revendique le territoire de Bahreïn jusqu’en 1970, suscitant l’ire de Ryad).

Ainsi, l’avènement de la République islamique vient en effet considérablement bouleverser le contexte géopolitique au Moyen-Orient ; elle signe dans un premier lieu la fin de la bonne entente de l’Iran avec les États-Unis et Israël, désormais respectivement considérés comme le « Grand Satan » et le « Petit Satan ». En outre, « les Iraniens remettent en cause la prétention saoudienne à être les leaders hégémoniques de l’Islam »[3] d’une part, et rejettent de plus le modèle organisationnel saoudien et son idéologie wahhabite.

Ivre de son succès, la République islamique d’Iran entend exporter sa révolution — pourtant plus islamique que simplement chiite — à travers le monde musulman au nom d’un certain panchiisme. Dès lors, pour Téhéran, il convient de lutter contre la marginalisation des musulmans chiites et de soutenir l’émancipation globale du chiisme.

Ce « réveil chiite » et cet islam révolutionnaire ne sont pas sans inquiéter Ryad qui s’emploie alors à diaboliser la Révolution iranienne et l’idéologie que celle-ci entend véhiculer. À grand renfort de prosélytisme religieux, l’Arabie saoudite s’efforce d’exporter sa doctrine wahhabite dans la région. Elle utilise notamment le pèlerinage du hadj, et sa souveraineté sur Médine et La Mecque, lieux saints de l’islam, pour conforter sa qualité de représentant des musulmans. Après la Révolution iranienne, elle soutient également des mouvements islamistes et salafistes, allant même jusqu’à financer des groupes sunnites radicaux — à l’instar de nombreux groupes armés islamistes afghans dans les années 1980.

Les deux États s’affrontent alors sur le terrain religieux en opposant deux visions radicalement opposées de la même religion, se disputant ainsi la domination du monde musulman. Mais l’Arabie saoudite et l’Iran se disputent également une hégémonie régionale où « cette opposition entre chiites et sunnites va très rapidement dépasser la seule logique religieuse »[4]. En effet, « la Révolution islamique engendre une volonté de l’Arabie saoudite comme de l’Iran d’étendre leurs systèmes et donc leurs sphères d’influence »[5] dans la région, instrumentalisant pour ce faire le volet religieux de leur opposition. Commence alors une véritable guerre par procuration dans laquelle le volet confessionnel ne sert qu’à légitimer des intérêts purement stratégiques.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Iranian_President_Hasan_Rohani_during_the_military_parade_commemorating_the_Iran-Iraq_War.jpg
Le président iranien Hassan Rohani à l’occasion d’une parade militaire.
© Mahmood Hosseini

Une instrumentalisation de la religion dans un conflit par procuration pour une hégémonie régionale

Si la révolution iranienne ne s’étend pas à l’ensemble du monde musulman, au grand dam de Téhéran, la création du Hezbollah au Liban en 1982 à la faveur de la guerre civile (1975-1990) confortera l’influence iranienne hors de ses frontières. Cet influent parti chiite, qui est également un mouvement politique et paramilitaire, sert de relai à la politique et à l’idéologie iraniennes dans la région. L’Iran soutient militairement et financièrement le Hezbollah, aussi les liens de l’organisation avec le régime iranien sont-ils très forts. L’Arabie saoudite, quant à elle, assiste largement la communauté sunnite libanaise, tout en exerçant une très forte influence sur la vie politique du pays : en mai 2008, elle contraint le Courant du futur, parti sunnite dirigé par Saad Hariri, à refuser un accord d’entente entre les groupes sunnites et le Hezbollah qu’elle considère comme le bras armé de son ennemi iranien. Elle ira même jusqu’à classer le Hezbollah comme organisation terroriste en 2016. En 2017, alors qu’il se trouve à Ryad, le premier ministre libanais Saad Hariri annonce sa démission en la justifiant par la trop forte emprise du Hezbollah et de l’Iran sur le Liban. Derrière cette annonce surprise se cache en réalité la main de la monarchie saoudienne qui, jugeant Hariri trop doux avec le Hezbollah, veut le contraindre à quitter le pouvoir. Découverte, la manœuvre saoudienne provoque un tollé, mais les négociations portées par la France permettent cependant à Hariri de regagner le Liban et de se maintenir au pouvoir. Parallèlement, Téhéran accroît son emprise sur son proxy libanais, réduisant l’indépendance de ce dernier. Acteur incontournable sur la scène libanaise, le Hezbollah, s’il s’oppose avant tout à Israël, se veut également très offensif à l’égard du régime saoudien. En septembre 2019, Hassan Nasrallah, secrétaire général du Hezbollah, met ainsi en garde les Saoudiens en les intimant de ne pas parier « sur une attaque contre l’Iran, parce qu’ils vous détruiront ». Véritable otage du conflit irano-saoudien, le pays du Cèdre est alors aux premières loges de cette lutte d’influence.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Hezzzzbollah.jpg
Des militants du Hezbollah.
© khamenei.ir

Monarchie à majorité chiite, Bahreïn est gouverné par une dynastie d’obédience sunnite, la famille al-Khalifa, très proche de l’Arabie saoudite ; d’aucuns considèrent ainsi Bahreïn comme un véritable vassal de Ryad. Ce faisant, la minorité sunnite détient l’essentiel du pouvoir, tandis que la majorité chiite est marginalisée. En 2011, lorsqu’éclate le Printemps arabe, Bahreïn n’est pas épargné par les contestations. Revendiquant la démocratisation du pays, la mise en place d’une monarchie constitutionnelle et davantage de droits pour les populations chiites, les protestataires occupent pendant un mois la place de la Perle, dans le centre de la capitale, Manama. L’Iran observe la situation avec attention et apporte un soutien timide aux manifestants. S’inquiétant d’un possible renversement de la monarchie bahreïnite et des conséquences que ce mouvement populaire pourrait avoir sur sa propre minorité chiite, l’Arabie saoudite intervient militairement à Manama pour écraser les protestations. La répression est brutale et Ryad met l’accent sur la confession chiite des manifestants, qui se retrouvent alors accusés de complicité avec l’Iran. Ainsi, le mouvement populaire est fustigé et le coupable tout trouvé : l’Iran, pointé du doigt par Bahreïn et l’Arabie saoudite, se voit accusé d’être à l’origine des troubles. Cette confessionnalisation forcée de la contestation permet alors à l’Arabie saoudite de placer l’épisode bahreïnite dans le prisme du conflit chiisme/sunnisme, l’inscrivant ainsi dans sa guerre par procuration contre l’Iran.

L’année 1979 ne voit pas seulement triompher Khomeiny et la Révolution islamique ; musulman sunnite apôtre du baasisme et du nationalisme arabe, Saddam Hussein accède également au pouvoir en Irak, cette année-là. En 1980, l’Irak attaque l’Iran, et au cours des huit années de guerre qui suivront, de nombreux militants chiites opprimés par les autorités irakiennes trouveront refuge en Iran, tandis que l’Arabie saoudite financera largement le régime de Saddam Hussein. Si d’aucuns considèrent cette guerre comme empreinte d’une dimension religieuse, les véritables motivations en sont d’ordre géopolitique. Au prix d’un million de morts, le conflit prend fin en 1988 sans que l’on puisse réellement distinguer de vainqueur. Suite à cette guerre, « l’Irak joue le rôle de tampon entre les deux puissances, jusqu’à ce que l’intervention militaire menée par les États-Unis en 2003 bouleverse les équilibres régionaux »[6]. Aussi, à la chute du régime de Saddam Hussein, « les deux puissances essaient immédiatement d’occuper le terrain »[7]. Téhéran y voit une aubaine d’étendre son influence et de soutenir la mise en place d’un nouveau gouvernement pro-chiite — et ce avec, paradoxalement, l’approbation des États-Unis qui souhaitent avant tout tourner la page des années Saddam. À grand renfort de puissance douce, l’Iran étend donc son influence en Irak : il multiplie les gestes à l’égard de la population chiite irakienne et renforce ses relations diplomatiques avec son voisin — le tout accompagné d’un fort prosélytisme religieux. À partir de 2014, quand l’État islamique prend de l’essor, l’Iran apporte son aide militaire au gouvernement de Bagdad et pilote la création de puissantes milices chiites irakiennes qui lui assurent un relai politique efficace.

En Syrie, l’Iran est depuis longtemps en terrain conquis. Dès 1980, le régime syrien d’Hafez al-Assad signe une alliance avec Téhéran. Alors que la majorité des syriens sont sunnites, le clan al-Assad est de confession alaouite (une branche du chiisme). Ce faisant, le gouvernement d’Hafez al-Assad, puis celui de son fils Bachar, partagent bon nombre d’intérêts en commun avec le régime iranien. Leur proximité religieuse, leur opposition commune au sionisme et leur coopération politico-économique en font des partenaires privilégiés et permet à Téhéran d’avoir un soutien solide parmi les États arabes de la région. À partir de 2011 et du déclenchement de la guerre civile syrienne, dans le contexte du Printemps arabe, l’Iran comme l’Arabie saoudite tentent de prendre l’avantage. Puissant soutien politique et militaire du régime de Bachar al-Assad, Téhéran déploie ses Gardiens de la révolution et des miliciens chiites pour combattre rebelles et djihadistes et épauler son allié. Géopolitiquement parlant, Téhéran ne peut pas se permettre de voir son allié alaouite être renversé au profit d’un gouvernement rebelle ; ou pire encore, de voir des groupes sunnites radicaux comme Al-Qaïda ou l’État islamique entrer dans Damas. L’Arabie saoudite, quant à elle, soutient les groupes rebelles — y compris les factions djihadistes les plus radicales – en leur conférant armes et financement. Pour Ryad, l’avantage tiré de la chute du régime al-Assad serait double : il permettrait de voir un gouvernement sunnite prendre pied à Damas tout en refoulant les iraniens hors de Syrie. Cependant, grâce au soutien russe et iranien, le régime syrien reprend l’avantage et enchaîne les victoires. Aujourd’hui, bien que quelques régions échappent toujours à son contrôle, Bachar al-Assad semble avoir remporté la partie. La défaite est cuisante pour l’Arabie saoudite, qui a fini par reconnaître en 2018 que « Bachar al-Assad restera au pouvoir ». Pour l’Iran, le succès est total. Téhéran s’impose désormais comme un acteur majeur dans le dossier syrien et a considérablement renforcé son influence sur le régime al-Assad, lequel lui est plus acquis et subordonné que jamais.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Ali_Khamenei_and_Bashar_al-Assad05.jpg
Le président syrien Bachar al-Assad et l’ayatollah iranien Ali Khamenei. © khamenei.ir

Depuis 2014, le Yémen est secoué par un violent conflit qualifié par les Nations Unies de pire crise humanitaire au monde. Dans le sillage du Printemps arabe, les rebelles houthistes, qui se revendiquent du chiisme zaydite (groupe qui représente environ un tiers de la population yéménite), renversent en 2014 le président Hadi et prennent le contrôle de larges pans du territoire. En 2015, arguant de la menace sécuritaire qu’ils représenteraient, une vaste coalition sunnite emmenée par l’Arabie saoudite lance une offensive contre les Houthistes, qu’elle accuse de collusion avec l’Iran et le Hezbollah. L’Arabie saoudite craint l’implantation d’un régime chiite à sa frontière et de perdre l’accès aux infrastructures portuaires stratégiques du détroit de Bab al-Mandab et du Golfe d’Aden. Condamnant l’intervention saoudienne, l’Iran apporte son soutien aux Houthistes. Pour autant, Téhéran n’intervient pas militairement au Yémen ; le régime iranien finance et arme cependant les rebelles. Les houthistes disposent ainsi d’équipements militaires leur permettant de résister aux offensives de la coalition et de frapper le territoire saoudien ; en témoigne l’attaque ayant détruit deux sites pétroliers saoudiens d’envergure le 14 septembre 2019. La guerre au Yémen s’est progressivement transformée en un conflit géostratégique qui n’a malgré les apparences rien de confessionnel, l’Iran comme l’Arabie saoudite espérant en tirer profit pour renforcer leur influence dans cette région au détriment de l’autre.

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Yemen_Warmap_with_Frontlines.png
La situation militaire au Yémen au 1er juin 2020. En rose, les territoires contrôlés par les loyalistes fidèles au gouvernement d’Hadi. En vert, les territoires contrôlés par les houthistes. En jaune, les territoires contrôlés par les séparatistes du Conseil de transition du Sud.
© TheMapLurker

S’ils ne se combattent donc pas directement, l’Iran et l’Arabie saoudite s’affrontent par acteurs interposés. Dans cette guerre par intermédiaires, les motivations ne sont pas confessionnelles ; elles sont géostratégiques.

Le croissant chiite, réelle menace ou chimère saoudienne ?

La stratégie iranienne visant à soutenir gouvernements et entités chiites à l’extérieur de ses frontières lui permet, si ce n’est d’exporter sa révolution, d’étendre considérablement son influence dans la région. Les gouvernements sunnites s’inquiètent alors de l’émergence de ce « croissant chiite ». L’expression est utilisée pour la première fois en 2004 par le Roi Abdallah II de Jordanie qui craint l’apparition d’une zone d’influence chiite s’étendant de l’Iran au Liban, en passant par l’Irak et la Syrie. Seize ans plus tard, force est de reconnaître la justesse de ses propos. De Beyrouth à la frontière irano-afghane, les chiites sont en position de force et disposent d’une certaine continuité territoriale. Le croissant chiite est devenu une réalité géopolitique concrète. Face à cette menace, l’Arabie saoudite sonne l’alarme et se pose en rassembleur du bloc sunnite. Mais dénoncer ce péril sert aussi les intérêts de Ryad : « l’Arabie saoudite se positionne ainsi comme le leader du monde arabo-musulman » afin de « devenir le fer de lance de la majorité sunnite »[8]. En outre, bien qu’authentique, le croissant chiite se doit d’être relativisé ; il ne s’agit nullement d’un bloc homogène. Les courants confessionnels divergent (houthistes zaïdites au Yémen, chiites duodécimains en Iran, alaouites en Syrie), tandis que tous les chiites ne sont pas unis derrière la bannière iranienne. Et les alliances nouées entre partenaires chiites reposent avant tout sur des intérêts stratégiques réciproques : rappelons-le, les États n’ont pas d’amis, ils n’ont que des intérêts.

Le croissant chiite. Une carte établie par Manon Fribourg et diffusée avec son aimable autorisation.

Une rivalité économique placée sous le signe de l’or noir

Le volet économique du bras de fer que se livrent l’Arabie saoudite et l’Iran ne doit pas être négligé. Dans ce conflit, l’arme privilégiée porte un nom : le pétrole. Ryad et Téhéran comptent parmi les principaux producteurs d’or noir de la région et ont participé à la création de l’OPEP en 1960. Néanmoins, à la suite du sommet de Caracas en 1977, l’OPEP s’aligne sur l’Arabie saoudite, dont la doctrine productiviste s’oppose à celle de l’Iran[9]. Dans les années 1980, l’Arabie saoudite a ainsi augmenté sa production de pétrole et manipulé le cours des barils à la baisse afin de faire pression sur l’Iran[10]. Par ailleurs, à partir des années 1990, les sanctions économiques américaines rajoutent une pression supplémentaire sur les exportations de pétrole de Téhéran. La levée de ces sanctions suite à l’accord de Vienne de 2015 suscite alors l’ire de Ryad qui s’inquiète de voir l’économie iranienne supplanter la sienne ; en effet, l’économie saoudienne est intimement liée à ses exportations de pétrole, là où l’Iran dispose de revenus économiques plus hétéroclites. Une augmentation de la production iranienne de pétrole affaiblirait considérablement le royaume wahhabite, qui soutient donc corps et âme la reprise des sanctions par l’administration Trump. Signe de l’importance du pétrole pour l’économie saoudienne, l’attaque précédemment mentionnée menée en septembre 2019 sur deux de ses installations pétrolières avait contraint le royaume à diviser sa production de pétrole par deux. Bien que l’action fût revendiquée par les rebelles houthistes, l’Arabie saoudite et les États-Unis n’ont pas hésité à accuser l’Iran d’en être à l’origine — ce que Téhéran a toujours démenti — en brandissant la menace de nouvelles sanctions.

La géopolitique avant la religion

Si l’Iran et l’Arabie saoudite instrumentalisent la religion dans le cadre de cette guerre froide, force est de constater que leur positionnement géopolitique ne tient pas toujours compte de leurs sensibilités confessionnelles.

En premier lieu, notons le soutien indéfectible de l’Iran à la Palestine. L’ayatollah Khamenei rappelait encore, en mai dernier, que la lutte pour la libération de la Palestine constituait un devoir islamique. Si Téhéran n’entretient pas de relations avec l’Autorité palestinienne, il compte parmi les plus précieux alliés du Hamas ; les autorités iraniennes apportent ainsi une aide financière et militaire à l’organisation dans sa lutte contre Israël — qui, rappelons-le, est la bête noire de Téhéran dans la région. Pourtant, le Hamas est un mouvement sunnite, de même que la grande majorité des palestiniens. Le positionnement iranien transcende ainsi le clivage sunnisme/chiisme dans une optique de rassemblement des musulmans afin de libérer la Palestine. Faisant fi des divergences religieuses, la relation qu’entretiennent l’Iran et le Hamas se fonde sur des motivations politiques et stratégiques.

À l’inverse, l’Arabie saoudite, bien que sunnite, se détourne progressivement de la question palestinienne. Bien qu’elles ne soient toujours pas normalisées, les relations qu’entretient Ryad avec Israël sont désormais beaucoup plus chaleureuses qu’auparavant. Bahreïn et les Émirats Arabes Unis, deux pétromonarchies sunnites, ont quant à eux normalisé leurs relations avec l’État hébreu en septembre 2020. S’il apparaît politiquement compliqué pour l’Arabie saoudite de sauter le pas, nul doute ne fait que derrière les décisions de Manama et Abu Dhabi se trouve la main de Ryad. Alors, pourquoi ces États aux gouvernements sunnites se rapprochent-ils d’Israël ? Pourquoi délaissent-ils la cause palestinienne ? Une fois encore, les motivations sont géostratégiques. Pour les monarchies sunnites du Golfe, la principale menace régionale n’est plus Israël, mais l’Iran chiite. Du fait de l’inimitié qu’entretient Israël à l’égard de Téhéran et de son incontestable puissance militaire, elles ont alors tout intérêt à se rapprocher de l’État hébreu. Et ce, au détriment des palestiniens.

Au Haut-Karabakh, face à la guerre ayant opposé l’Arménie à l’Azerbaïdjan de septembre à novembre 2020, l’Iran a appelé les deux parties à cesser les hostilités, tout en proposant sa médiation. Pourtant, Téhéran se veut plus proche de l’Arménie. L’Iran entretient en effet des liens étroits avec l’Arménie chrétienne, tout en se méfiant de l’Azerbaïdjan chiite. Bien qu’alignés sur le plan religieux, l’Iran et l’Azerbaïdjan ont pu connaître des relations politiques compliquées. Téhéran voit d’un mauvais œil la relation fraternelle que Bakou entretient avec la Turquie, tandis que le gouvernement iranien s’est offusqué des accords de ventes d’armes (l’armée azérie utilisait notamment des drones israéliens au Haut-Karabakh) passés entre l’Azerbaïdjan et Israël. Enfin, face au nationalisme de l’Azerbaïdjan, Téhéran craint des déstabilisations dans le Nord du pays, où réside une importante minorité azérie. À l’inverse, l’Iran dispose de nombreux accords politiques et commerciaux avec l’Arménie, notamment en termes d’exportation de gaz et de pétrole. Les affinités confessionnelles ne résistent pas aux intérêts politiques et géostratégiques.

Une guerre qui restera froide ?

Délétères depuis 1979, en constante dégradation depuis le début du Printemps arabe, à leur paroxysme depuis 2016, les tensions irano-saoudiennes ponctuent la géopolitique du Moyen-Orient. Jusqu’où peut conduire cette rivalité ? Une guerre ouverte entre l’Iran et l’Arabie saoudite est-elle envisageable ? Début 2020, l’assassinat par les États-Unis du général iranien Qassem Soleimani, figure dirigeante de l’emblématique force Al-Qods des gardiens de la Révolution, avait fait craindre un embrasement de la région. Alors que l’Iran menait des représailles sur des bases américaines en Irak, le monde retenait son souffle. Mais la désescalade fut immédiate. L’Iran s’est déclaré vengé et les États-Unis n’ont pas souhaité riposter, tandis que l’Arabie saoudite s’est empressée d’appeler à la retenue. Un conflit entre l’Iran et les États-Unis aurait inexorablement emmené Ryad, solide allié de Washington, dans la bataille. La Russie, proche de l’Iran, entretient quant à elle de bonnes relations avec Téhéran et verrait d’un mauvais œil le déclenchement d’un conflit d’envergure dans la région.

“La lutte d’influence entre l’Arabie saoudite et l’Iran”, par Christophe Chabert.
© Christophe Chabert

En dépit de leurs différends et de la guerre par procuration qu’ils se livrent dans les États limitrophes, Ryad comme Téhéran souhaitent limiter tout affrontement ouvert. Dès 2019, le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane mettait ainsi en garde contre « un effondrement total de l’économie mondiale » si l’Iran et l’Arabie saoudite venaient à entrer en guerre ; d’autant plus que l’issue d’un tel conflit serait plus qu’incertaine. Longtemps en position de force dans la région, l’Arabie saoudite est aujourd’hui en perte de vitesse face à l’Iran. La trop grande dépendance de son économie au pétrole et son incapacité à venir à bout des rebelles houthistes l’ont considérablement fragilisée et ont mis à mal ses prétentions hégémoniques. Ryad compte alors sur les sanctions américaines pour maintenir une pression maximale sur son ennemi iranien qui, bien qu’étranglé, est loin d’être asphyxié.

Cependant, la récente victoire de Joe Biden aux élections américaines pourrait changer la donne, le candidat démocrate ayant annoncé qu’il réintégrerait les États-Unis dans l’accord sur le nucléaire iranien. Tout en accueillant cette victoire avec prudence, l’Iran appelle ainsi Joe Biden à ouvrir une nouvelle page dans les relations irano-américaines. Quoi qu’il en soit, les États-Unis ne peuvent plus se permettre de maintenir des relations conflictuelles avec l’Iran ad vitam aeternam. Ils ont au contraire tout intérêt à se rapprocher du géant perse avant que celui-ci ne tombe dans le giron chinois, quitte à froisser Ryad. L’antagonisme avec l’Iran ne sera pas éternel, à l’heure où se profile un combat sino-américain.

La levée des sanctions et la mise en œuvre durable de l’accord sur le nucléaire pourraient ainsi permettre à l’Iran de tirer son épingle du jeu et de revenir sur le devant de la scène avec un solide atout géopolitique. Reste à savoir comment réagira l’Arabie saoudite, qui misait sur la réélection du président républicain et qui n’acceptera pas aussi facilement un hypothétique rapprochement irano-américain sous l’administration Biden. Sur ce terrain, Ryad peut compter sur un allié de circonstance : Israël.

L’État hébreu, hostile à l’accord sur le nucléaire iranien, partage les mêmes préoccupations et tente de faire pression sur la future administration Biden, allant même jusqu’à affirmer que la position du candidat démocrate pourrait conduire à une confrontation ouverte entre Israël et l’Iran. Une réintégration américaine dans l’accord sur le nucléaire iranien pourrait ainsi remodeler la géopolitique régionale et sceller le rapprochement israélo-saoudien ; en témoigne la rencontre secrète entre le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahu et le prince héritier saoudien Mohammed ben Salmane qui s’est tenue le 22 novembre dernier. Y participait également le secrétaire d’État américain Mike Pompeo, connu pour son hostilité à l’égard de Téhéran. En effet, Joe Biden n’est pas encore président et Donald Trump peut toujours accentuer la pression sur Téhéran. Les États-Unis viennent ainsi d’imposer de nouvelles sanctions contre l’Iran.

L’Arabie saoudite comme l’Iran suivront alors avec attention la tumultueuse période de transition américaine jusqu’à l’investiture de Joe Biden en janvier prochain, chacun espérant pouvoir en tirer avantage. Dans ce conflit qui ne dit pas son nom, les jeux ne sont pas encore faits. Cependant, si nul ne peut dire avec certitude qui de l’Arabie saoudite ou de l’Iran remportera cette guerre froide, il ne fait aucun doute que son grand perdant ne sera autre que l’harmonie confessionnelle de la région.

Notes :

[1] BURDY Jean-Paul, « Arabie saoudite Iran : rivalité stratégique, concurrence religieuse », in Vie-publique.fr, 13 octobre 2019. Disponible au lien suivant : https://www.vie-publique.fr/parole-dexpert/271102-arabie-saoudite-iran-rivalite-strategique-concurrence-religieuse

[2] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », in Classe Internationale, 26 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://classe-internationale.com/2020/03/26/iran-arabie-saoudite-cette-guerre-froide-qui-ne-dit-pas-son-nom/

[3] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, Mémoire de recherche, Sciences Po Lille, 2020, p.21.

[4] TEILLARD D’EYRY Julie, « Les fondements religieux de la rivalité entre l’Iran et l’Arabie saoudite dans la région Moyen-Orient », in MyPrepa, 5 mars 2020. Disponible au lien suivant : https://www.myprepa.fr/news/les-fondements-religieux-de-la-rivalite-entre-liran-et-larabie-saoudite-dans-la-region-moyen-orient/

[5] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.27.

[6] DEVEAUX-MONCEL Arthur, « Iran – Arabie saoudite : Cette guerre froide… qui ne dit pas son nom ! », op. cit.

[7] Idem.

[8] Idem.

[9] Idem.

[10] FRIBOURG Manon, Les sphères d’influence de l’Iran et de l’Arabie saoudite au Moyen-Orient de 1979 à 2016, op. cit., p.35.

La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».

« La religion interdit les approches neutres » – Entretien avec Nathan Devers

À l’occasion de la parution de Généalogie de la religion, Nathan Devers et François Janay interrogent les tensions inhérentes au concept de religion. Nathan Devers est normalien et dirige le séminaire Heidegger à l’ENS.


François Janay – Vous commencez votre livre en disant que, pour étudier ce qu’est une religion, il est essentiel de dépasser une approche descriptive (« je suis juif » « moi chrétien » « je crois en la Trinité » « moi plutôt en ceci », etc.) qui répertorierait simplement les contingences liées aux différentes pratiques. Vous préconisez une approche beaucoup plus réflexive, capable d’expliquer à partir des textes de l’Ancien Testament l’existence de la religion parmi les hommes. Y a-t-il un enjeu à privilégier l’approche philosophique de la religion à l’approche relativiste de la religion, comme vous semblez le faire ?

Nathan Devers – Toute tentative de penser la religion se heurte à une difficulté préalable : la religion interdit les approches neutres. Il faut se positionner par rapport à elle avant même d’avoir commencé à la questionner. Si la religion est un système tissant des liens entre les domaines du divin et de l’humain, il importe au plus haut point de savoir dans quelle mesure celui qui l’étudie est lui-même déterminé par ces liens. Il s’ensuit qu’avant même de se mettre en marche, la pensée de la religion doit d’emblée choisir : sera-t-elle elle-même une pensée religieuse du religieux ? Dans ce cas, une certaine distance lui fera sans doute défaut et, trop occupée à vouloir affirmer la légitimité de son objet d’étude, trop investie dans une démarche apologétique, elle risquera de tourner en rond. Sera-t-elle, alors, une pensée irréligieuse ou areligieuse ? Cette posture d’extériorité, sinon de surplomb, ne va pas sans soulever d’autres écueils. Comment pourrait-elle étudier la manière dont la religion tisse des liens et cultive des appartenances, si elle ne pénètre pas d’abord son esprit et sa vie intérieure ? Nous cherchions un point de départ, c’est un dilemme qui s’offre à nous : la religion est soit mienne soit étrangère à mon existence, et cette alternative paraît indépassable.

Dans cette situation, la tentation serait grande de reconquérir une neutralité du regard, et de construire artificiellement l’objectivité qui nous manque. Et il y a, assurément, une position qui prétend répondre à une telle attente : l’idée de tolérance, qui suspend le problème de l’adhésion au religieux. À équidistance de l’approbation et du rejet, la tolérance aborde la religion sans avoir à s’engager face à elle. On comprend aisément ce que son paradigme comporte de séduisant, d’autant plus qu’elle présente un intérêt pratique indubitable (éthique, social et politique) : dans la suspension qu’elle instaure, la tolérance fait advenir une concorde provisoire. Mais cette dernière est une paix négative : elle s’en tient, en effet, au constat, presque photographique, d’une irréductible contingence.

F.J. – C’est donc dans ce cadre que vous semblez sceptique vis-à-vis du concept de tolérance, hérité des Lumières ? À première vue, cette remise en question est paradoxale, voire contestable.

N.D. – Mon enjeu n’était pas de réhabiliter l’intolérance face à la tolérance, mais de remarquer que, très étrangement, ces deux valeurs reposent sur le même principe, qu’elles se contentent d’exprimer autrement. La tolérance et son contraire, autrement dit, déclinent la même aspiration. Quelle est la formule de l’intolérance ? « Sois comme moi ! » Ainsi pense l’homme qui refuse d’accepter l’altérité (religieuse, idéologique, culturelle) de son prochain. Souvent, cette formule s’accompagne d’une menace : « sois comme moi, sinon je te tuerai, je t’ostraciserai, je te persécuterai, je te discriminerai. » L’intolérance cherche à ramener l’autre au même. Quelle est, pour sa part, la devise de la tolérance ? « Je te tolère, parce que tu es un homme, comme moi. » C’est sous cette forme, par exemple, qu’on la trouve chez Lessing ou Voltaire. La tolérance repose sur une assimilation générique à la condition humaine : tu as beau être musulman, catholique, juif, protestant ou athée, tu en demeures mon semblable, et c’est à ce titre que je te tolère.

La tolérance et son contraire s’appuient donc sur un socle commun : la logique de l’identification. Chez l’individu tolérant, elle se conjugue à l’impératif ; chez l’autre, elle est indicative ou descriptive. Dans les deux cas, il s’agit de refuser l’altérité en tant que telle, soit en la pointant du doigt, soit en l’absorbant sous une identité commune. La tolérance repose donc sur une indifférence à l’autre en tant qu’autre – indifférence certes bienveillante et pacifique, mais qui empêche, par exemple, de comprendre la religion dans sa densité propre.

Cette carence enraye le mécanisme de la tolérance qui, afin d’être effective, repose inévitablement sur un sacrifice de la compréhension : il faut, pour accepter les religions, s’interdire de penser le religieux en tant que tel. C’est précisément pour cette raison que j’ai commencé mon livre en congédiant la tolérance – mise à l’écart, qui, bien sûr, ne concerne pas sa valeur pratique, mais porte uniquement sur sa prégnance théorique. Il ne s’agit pas, évidemment, d’appeler à l’intolérance, mais de soutenir que, pour penser la religion, il importe au préalable de sortir du cadre théorique de la tolérance, tel qu’il a été façonné au XVIIIe siècle. Tel est le geste préalable pour appréhender ce que j’appelle l’intimité du religieux, c’est-à-dire pour tâcher de comprendre les tonalités humaines qui l’animent dans sa chair.

F.J. – En dehors de cette méthode négative, consistant à refuser de partir du relativisme pour appréhender le religieux, quelle est votre méthode positive dans ce livre ?

N.D. – J’ai essayé de court-circuiter cette difficulté en étudiant la religion depuis la perspective de sa naissance. Au lieu de la considérer comme fruit et résultat d’une histoire, je l’ai appréhendée comme source de celle-ci et comme processus. Substituer la constitution à la description, la généalogie à l’antinomie, voilà qui permet de montrer quelles tensions façonnent, de l’intérieur, la religion en tant qu’elle vient au jour. En l’occurrence, j’ai tâché de relire la naissance du monothéisme, telle qu’elle est racontée dans la Bible.

F.J. – Si nous résumons la généalogie que vous proposez, il s’agit de montrer que le monothéisme juif s’est constitué, dans l’Ancien Testament, à travers trois moments : la figure d’Abraham, qui a vécu sa foi de façon intime dites-vous, mais n’a pas fondé de religion à proprement parler, c’est-à-dire de lien social autour du judaïsme ; celle de Moïse, qui lui, réussit à créer ce lien social, qui crée le monothéisme juif autour d’un peuple mais, ce faisant, remplace la foi par la politique – et retombe donc dans l’idolâtrie. Enfin, troisième moment, la destruction du Temple par les armées de Nabuchodonosor, qui symbolise l’échec du projet mosaïque mais provoque un exil fécond pour le judaïsme. Néanmoins, plutôt que de penser que Moïse aurait trahi Abraham, est-ce qu’on ne pourrait pas appréhender ces deux figures comme complémentaires ?

N.D. – Abraham fonde le monothéisme à partir d’un double refus. Le refus de l’idolâtrie, et celui du politique. En s’arrachant à l’idolâtrie, Abraham ne se distancie pas seulement des cultes qui vénèrent des statuettes ou des astres, mais il rejette, plus radicalement, toute tentative de réduire Dieu à l’échelle humaine du visible et de la présence. Abraham, selon la formule bien connue, est l’athée des faux dieux. Parallèlement à ce positionnement, il s’émancipe aussi du politique, c’est-à-dire de toute démarche consistant à fonder une communauté humaine. Nomade, indifférent aux promesses d’une postérité nombreuse, Abraham décline toutes les propositions qui lui sont faites de participer, d’une manière ou d’une autre, à quelque fondation du politique. Ce double refus, tel qu’il se configure dans la trajectoire d’Abraham, n’est pas une convergence accidentelle, ni une cristallisation fortuite : il démontre, dans la Genèse, l’idée d’une consubstantialité de l’idolâtrie et du politique, qui seraient, chacun, l’envers masqué de l’autre.

Généalogie de la religion, paru aux éditions du Cerf, par Nathan Devers.

Or, il est évident que la posture d’Abraham ne peut pas se prolonger indéfiniment : elle tend vers un reflux du politique. Quelques générations suffisent en effet pour que la descendance des patriarches devienne nombreuse. Le monothéisme familial et nomade devient l’affaire d’une communauté, puis d’un peuple, et donc d’une politique. Cette métamorphose du monothéisme, Moïse est la figure qui l’incarne ; mais, à travers lui, c’est surtout l’époque mosaïque que j’ai voulu interroger – et ce à partir d’une question directrice : en réintroduisant le politique dans le monothéisme, cette époque ne réintroduit-elle pas l’idolâtrie ? Cette hypothèse me paraît confirmée dès l’Exode, où le rapport entre les hommes et Dieu se remodèle totalement. Le divin, jadis transcendant et caché, autrefois réticent à la présence et à l’apparition, lui qui optait jusqu’alors pour des manifestations discrètes (dans des songes, notamment), se dérobe soudain à l’absence. Auprès des Hébreux et devant les Égyptiens, il multiplie les miracles, ne cesse de mettre en œuvre des phénomènes surnaturels (depuis le buisson ardent jusqu’à l’ouverture de la Mer des Joncs, en passant par les dix plaies), élabore des stratégies politiques… Non que le divin disparaisse, mais il a désormais pour fonction de fédérer le social : il devient, en un mot, le lieu d’une sacralité. Pour ne donner qu’un exemple de cette inversion mosaïque, il est symptomatique de constater que le mot sacré (k-d-ch en hébreu) apparaît dans l’Exode, alors qu’il était pour ainsi dire absent de la Genèse.

Bien évidemment, les figures d’Abraham et de Moïse s’opposent parce qu’elles sont, en un sens, complémentaires. Et c’est en ce paradoxe que réside la tension profonde du phénomène religieux : sans Moïse et son époque, le projet d’Abraham n’aurait pu se prolonger. Avec lui, il se pérennise, accède à une existence stable et se déploie dans son être. Mais ce déploiement suppose une trahison des principes sur lesquels Abraham avait fondé le monothéisme. J’étudie cette révolution, dans mon livre, à travers quantité d’exemples. Pour n’en citer que quelques uns, on pourrait souligner que la place de Dieu dans l’économie de l’être est modifiée sous Moïse, que le rapport à la justice et la violence se bouleverse en profondeur, que l’idée même d’élection change de statut, ou encore que la superstition fait alors son entrée dans la Bible. Toutes ces oppositions structurelles au monothéisme patriarcal sont, paradoxalement, le vecteur de sa survie et de sa prolongation. Et c’est ce sacrifice du religieux sur l’autel de la religion que j’ai voulu interroger : Abraham donne au monothéisme sa possibilité, et Moïse lui confère sa réalité. Mais, en rendant réel le projet d’Abraham, Moïse le rend impossible. On pourrait dire, en ce sens, que les conditions de réalité du religieux sont en même temps ses conditions d’impossibilité.

F.J. – À travers Abraham et Moïse, n’y aurait-il pas deux visions radicalement opposées de la figure du grand homme ?

N.D. – Tout dépend de ce que l’on entend par grand homme. Si l’on considère, comme Carlyle, que « l’histoire du monde, c’est la biographie des grands hommes », si l’on tient donc ces derniers pour créateurs de leur époque, pour architectes du destin des peuples et des idées, alors je ne suis pas sûr qu’on puisse appliquer la catégorie de « grand homme » à la manière dont je dépeins Abraham et Moïse. Ma lecture de la Bible n’essaie pas tant de distinguer Abraham et Moïse en tant qu’individualités, mais bien davantage d’opposer les époques abrahamique et mosaïque. À savoir que Moïse et Abraham me paraissent moins fonder leur époque que la personnifier. C’est une affaire, me semble-t-il, d’incarnation, et on peut voir que la figure d’Abraham restitue, à elle seule, les nuances et les tensions de l’esprit patriarcal. Cette incarnation est encore plus flagrante dans le cas de Moïse : je m’efforce, dans mon livre, de montrer que ce dernier est l’homme de sa situation, prêt à assurer le tournant du politique et de la sacralité. Les grands hommes, pour cette raison, sont des bornes, des repères, des marqueurs posés sur le chemin de l’évolution structurelle du religieux.

F.J. – Vous affirmez qu’Abraham se caractérise par son désintérêt politique. Mais on pourrait vous répondre qu’il a reçu, lui aussi, la promesse d’une grande descendance, donc d’une collectivité à venir…

N.D. – Exactement. La promesse d’une postérité aussi foisonnante que la poussière de la terre constitue un motif récurrent dans l’existence d’Abraham. Autrement dit, Dieu éveille en lui le désir de fonder un peuple et de faire renaître le politique. Comment interpréter ce désir ? En remarquant, d’abord, que ces promesses de Dieu n’émanent pas d’une demande ou d’une inquiétude du patriarche. En soulignant, ensuite, qu’Abraham manifeste une certaine indifférence envers ces dernières : quand, au chapitre 13 de la Genèse, Dieu lui affirme qu’il confiera pour l’éternité la terre de Canaan à sa postérité, Abraham se contente d’aller dresser sa tente… Comme s’il feignait de n’avoir rien entendu. Comme si, plutôt, il cultivait une prudence exacerbée envers ce désir du politique.

Mais il faudrait également relever que, chez Abraham, le désir d’une autre politique n’a pas vocation à gagner la sphère de l’action. Bien évidemment, quand je soutiens qu’Abraham « sort » du politique, je ne veux pas affirmer par là qu’il s’isole dans une grotte ou sur une montagne, à la manière du Saint Antoine de Flaubert ou du Zarathoustra de Nietzsche. Abraham, tout au long de son existence, continuera d’avoir des interactions avec ses semblables – et, parfois même, avec des hommes politiques : pendant la guerre des rois (Genèse 14), pendant ses séjours en Egypte et au royaume de Gherar. Mais il s’efforce toujours, dans de telles circonstances, de déminer la relation de ce qu’elle pourrait avoir de politique. Abraham, en un mot, se contente de poser les conditions de possibilité d’une politique monothéiste – reste à savoir si, quand cette politique adviendra, elle s’établira depuis ces conditions ou si elle les décomposera.

F.J. – Finalement, tout au long de votre peinture démystifiante de Moïse, on songe à un paradoxe : comment Moïse a-t-il réussi à fonder une collectivité, et à agir comme un chef politique, alors que son peuple est un peuple à l’état nu, c’est-à-dire sans institutions, sans terre, et sans État ? 

N.D. – C’est tout le talent politique de Moïse : parvenir à diriger un peuple auquel il n’appartient plus vraiment (étant donné qu’il grandit parmi les Égyptiens), et être en mesure de le politiser. Pour comprendre ce paradoxe, il faut à mon avis prêter attention à deux phénomènes. Premièrement, le peuple des Hébreux, en plus d’être politiquement nu, est asservi en Égypte. Il se lamente, s’afflige, souffre. Autrement dit, il aspire à l’émancipation. Deuxièmement, tout au long du récit biblique, Moïse ne cesse de s’exposer à la résistance de son peuple, qui refuse souvent d’épouser sa démarche, de respecter ses lois, de suivre sa direction… Il y a, autrement dit, une friction permanente entre les Hébreux et leur premier chef. Mais cette friction ne doit pas faire perdre de vue l’essentiel : à savoir que la politisation incarnée par Moïse obéit à une condition. Il faut que les Hébreux puissent se réunir autour d’une divinité fédératrice. La divinité patriarcale était inapte à cette communion : recluse, mystérieuse, retirée du naturel, non législatrice, objet de vénérations spontanées… Si Moïse parvient à ses fins, c’est parce qu’il incarne un autre rapport au divin, beaucoup plus solennel, où Dieu se manifeste par des miracles éclatants, où il est associé à des endroits sacrés, où il est à l’origine de centaines de lois…

F.J. – Auguste Comte allait même plus loin, arguant que le judaïsme n’existait pas en tant que tel, ou que ce n’était pas un vrai monothéisme, mais plutôt une théocratie conduite par Moïse – qui, certes, avait pour ambition de donner un monothéisme à son peuple. Reprenez-vous en quelque manière cette interprétation ? 

N.D. – Cette interprétation se trouve déjà chez Spinoza. Au chapitre XVII du Tractatus theologico-politicus, il montre en effet que les Hébreux, à leur sortie d’Égypte, se sont libérés de toute législation étrangère, désireux de se soumettre uniquement à la loi de Dieu, c’est-à-dire de lui transférer tout leur droit. Or, Spinoza remarque que, dès leur première entrevue avec Dieu, les Hébreux « furent frappés d’épouvante » et demandèrent à Moïse d’aller écouter Dieu à leur place, pour leur transférer ses ordres. Pour Spinoza, cette transition est décisive : désormais, le rapport entre les Hébreux et Dieu est médiatisé par la figure de Moïse, qui seul peut interpréter la loi divine. Loin d’être un simple messager, Moïse devient le véritable souverain : « Il régnait sur les Hébreux à la place de Dieu », écrit Spinoza. Les conséquences de ce déplacement de souveraineté sont majeures : dès lors, quiconque prétendrait être également prophète serait considéré comme un usurpateur (et, si besoin, mis à mort).

Une théocratie conduite par Moïse, mélange de monarchie et de souveraineté divine, travestissant le monothéisme : les contradictions soulevées par cette transition sont plurielles. Et il serait inadéquat de tenir Moïse pour seul responsable de cette situation : Spinoza montre que c’est le peuple des Hébreux qui décida de lui octroyer un tel pouvoir, parce qu’il ne se sentait pas en mesure de faire face à Dieu. Dès lors, il y a, comme vous le dites, conflit entre l’ambition et les moyens de sa réalisation – et voilà pourquoi le concept de théocratie est intrinsèquement impossible à penser.

F.J. – Nous aimerions également vous poser une question sur la naissance même du monothéisme dans la Bible. Il y aurait selon vous des reliquats de polythéisme dans le monothéisme juif. Pouvez-vous revenir sur ce point ? 

N.D. – Cette idée ne vient pas de moi, mais de la critique biblique, qui soutient que le premier chapitre de la Genèse a pour but de fonder le monothéisme en multipliant les allusions à des éléments et à des mythes polythéistes. À en croire Thomas Römer, par exemple, la cosmogonie biblique inclut les mythologies polythéistes, leur offre un espace textuel. Reste à savoir comment interpréter cette inclusion. Il me semble, pour ma part, qu’elle est le marqueur d’une antériorité du polythéisme sur le monothéisme. Cela signifie, tout d’abord, que le second naît dans le creuset du premier. Le monothéisme, autrement dit, advient négativement, en s’arrachant à une configuration du monde où les dieux recouvrent toutes les régions des choses. Mais cette antériorité signifie également que, même lorsque le monothéisme s’extirpe du polythéisme, il demeure, consciemment ou non, tributaire de certains réflexes, de certaines dispositions issues de la terre natale qu’il a fuie. Abraham, par exemple, conserve, jusqu’à la ligature de son fils, une propension sacrificielle trouvant sa source, selon certains commentateurs, auprès des Chaldéens.

F.J. – Pourquoi vous êtes-vous intéressé à la généalogie du monothéisme juif en particulier ? 

N.D. – L’horizon de mon livre était d’essayer d’appréhender le concept de religion depuis son intimité, et de le saisir en sa singularité, pour le dissocier notamment des autres formes de rapports au divin. Mais il m’a paru que ce concept était inaccessible de manière immédiate. D’où la nécessité d’en passer par une généalogie singulière, celle de l’apparition du monothéisme dans l’Ancien Testament. Pour parler comme Fink, la religion était le concept topique, et le monothéisme biblique le concept opératoire.

Pourquoi donc la définition du religieux n’est-elle pas à portée de main pour la pensée ? Kant disait qu’un raisonnement philosophique doit éviter de partir des définitions, car ses concepts ne peuvent pas être saisis originairement. Faute d’être immédiatement donnés dans leur pleine et entière signification, ils doivent être conquis en leur sens. En l’occurrence, le mot de religion est, dans la langue quotidienne, employé, sinon avec gratuité, du moins avec une certaine facilité, pour désigner n’importe quelle forme de rapport que l’homme peut nouer avec Dieu. Si on se contente d’une telle position, on aura le plus grand mal à distinguer la religion de la croyance, de la théologie, du théologico-politique ou de la mystique – et, par conséquent, on sera incapable ne serait-ce que de poser la question : « Qu’est-ce que la religion ? »

Or, le terme de « religion », loin d’être vierge, charrie une historicité propre. Il véhicule, en son cœur, des strates de déterminations et un fleuve sémantique. Je prends soin, pour ma part, de distinguer deux concepts : d’une part, ce que j’appelle la relation (ou structure) humano-théologique, qui désigne toute spiritualité ou toute organisation sociale qui intègre une dimension de divin ; de l’autre, la religion en tant que telle, qui est une configuration très précise et très spécifique des structures humano-théologiques possibles. Quelle est donc la singularité du religieux par rapport aux autres liens envisageables avec le divin ?

Derrida faisait remarquer, et il avait raison, qu’on parle latin quand on évoque la religion. On aura donc le plus grand mal à utiliser ce mot pour renvoyer à n’importe quelle attitude envers Dieu. Encore faut-il, avant de délimiter l’extension et le champ d’application de ce concept, le déterminer précisément. En l’occurrence, le mot « religion » fait l’objet de deux étymologies possibles. Il viendrait, selon Cicéron, de relegere (terme qui, rigoureusement, serait intraduisible dans le De natura deorum, mais que l’on peut rendre par « recueillir »), et selon Lactance de religare (« relier »). La religion se caractériserait donc par l’acte de recueillir le divin ou de se relier à lui – mais comment trancher cette équivoque ? Derrida, dans Foi et Savoir, se proposait de la dépasser : l’important n’est pas le radical (legere ou ligare), mais le préfixe « re– ». C’est ce qui lui permettait de définir la religion par son « retour » entre les deux veines complémentaires et opposées qui la caractérisent. La religion, en somme, souligne une relation qu’elle avait tracée autrement, elle repasse toujours sur elle-même en recommençant autrement ce qu’elle avait fondé jadis.

Dans mon livre, j’ai voulu tenir compte de l’historicité propre au concept de religion. C’est pourquoi il m’était impossible de partir d’une définition, dont l’objet aurait été inévitablement prisonnier avant même d’être déterminé. J’ai essayé, au contraire, de construire la religion, non pas a priori dans l’intuition, comme le font les concepts mathématiques, mais généalogiquement, c’est-à-dire dans sa temporalité. Et cette généalogie m’a également conduit à définir la religion depuis ce que j’appellerais son être-retourné. La religion désigne, à ce titre, une structure humano-théologique où règne un décalage temporel entre son initiateur spirituel et son fondateur politique : pour le judaïsme, entre Abraham et Moïse ; pour le christianisme, entre Jésus et son institutionnalisation lente et graduelle… C’est dans ce décalage que surgit la tension dont la religion aura à se nourrir, le conflit dont elle fera sa moelle. Toute la question sera ainsi de savoir comment elle pourra mettre en marche la charge de vie contradictoire et la densité plurielle dont elle s’est investie.

F.J. – Nous voudrions maintenant revenir sur le projet plus global de votre livre. En vous lisant, on se pose nécessairement la question de votre discipline, qui rejoint celle de votre méthode : est-ce de la théologie, de la philologie (vous revenez sans cesse sur des épisodes de l’Ancien Testament), de la philosophie, de la sociologie (il y en a parfois), voire de la psychologie ? On s’étonne du nombre de passages où vous essayez d’analyser les réactions d’Abraham et Moïse au prisme de la psychologie individuelle…

N.D. – La méthode généalogique a pour fonction de « relire » les phénomènes qu’elle étudie (la religion, la morale, l’objectivité scientifique, etc.). Cette relecture est double : elle veut dire qu’on les lit une deuxième fois, mais qu’on les lit également à l’envers, à rebours de ce qu’ils montrent. Nécessité, donc, de restituer cette historicité en croisant les perspectives. Pour mettre en place ma généalogie, il m’a fallu en revenir au texte biblique – et tâcher d’y étudier la naissance du religieux dans toutes ses dimensions : politique, sociologique, psychologique. La généalogie, à ce titre, est une compromission de la philosophie, une incitation à sortir de son domaine pour s’engager ailleurs, dans d’autres disciplines, dans une convergence de regards, et ce afin de rendre aux phénomènes leur ramification de visages. Dans la généalogie, la philosophie ne surplombe plus les savoirs qui seraient ses concurrents. Elle s’essaie en eux, tente de les convoquer, de les interroger chacun, et de leur demander ce qu’ils ont à dire pour répondre à la question posée.

Un mot seulement sur la théologie. Vous ne trouverez pas, dans mon livre, une seule page « théologique ». Vous ne trouverez pas un seul passage où je cherche, sinon à trancher, du moins à soulever le problème de Dieu, c’est-à-dire à positionner le divin par rapport à l’être. Et pour cause : ces deux questions, celle de la religion et celle de Dieu, me paraissent distinctes. Non que Dieu soit l’absent de la religion. Mais il n’importe pas d’en découdre avec lui pour appréhender celle-ci. Cerner le religieux, en effet, ne suppose pas de déterminer si Dieu est, s’il n’est pas ou s’il précède l’être, mais de savoir comment il s’intègre à l’économie du monde religieux, comment sa révélation peut changer de modalité, comment ses attributs peuvent s’intervertir, comment il peut entretenir plus ou moins de distance envers les aspirations humaines. Cette économie-là, parce qu’elle est « historiale », comme dirait Heidegger, en dit plus sur les hommes que sur le divin en tant que tel.

F.J. – Vous préconisez d’ailleurs une « lecture naïve de la Bible ». Mais c’est une question que beaucoup de jeunes chrétiens se posent aujourd’hui : la Bible doit-elle se lire avec les éclairages des exégètes ou bien de façon personnelle – en acceptant que « chacun de nous [mette] son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens » comme l’écrivait Proust ? 

N.D. – La question que vous me posez revient, au fond, à se demander à quelle norme doit se soumettre l’interprétation d’un texte, quelle méthode doit adopter une herméneutique. Je n’opposerais pas, pour ma part, l’exégèse à une lecture personnelle, et ce pour deux raisons. D’abord parce que l’exégèse est, telle qu’elle se constitue, dans ses controverses et ses oppositions, dans sa polyphonie et son déploiement, une réunion de lectures personnelles, le plus souvent discordantes et trouvant, tantôt, un rare îlot d’unanimité. Ensuite, parce qu’une lecture personnelle n’est jamais vierge ou immédiate. Elle est, qu’elle le sache ou non, toujours captive d’une armature historique, d’un tissage conceptuel.

La « lecture naïve » que je préconise dans mon livre ne désigne absolument pas un rapport capricieux aux œuvres qu’on veut commenter. Cette naïveté ne saurait consister en une facilité. Elle ne revient pas du tout à croire que les textes, qu’ils soient bibliques ou non, sont les miroirs de l’imagination du lecteur, de ses intuitions arbitraires et de ses projections fantasmatiques. Bien au contraire, elle est une exigence de précision, une borne rigoureuse, une frontière protégeant la lecture de ses anarchies.

Nous savons que la Bible est un livre sémantiquement ouvert, parsemé de trous, de blancs, d’ellipses, de zones de mystère. D’où la nécessité fondamentale, pour la lire, de l’interpréter – et de l’interpréter en tâchant de faire jaillir du sens parmi ses interlignes, de transmuer ses marges en autant de commentaires potentiels. Comment, concrètement, peut se déployer une telle démarche ? En traquant les allusions. En cherchant des symboles. En frottant les textes les uns contre les autres, en les forçant à se mettre en rapport, en les obligeant à se confronter, en y décelant des correspondances ou des décalages. En tâchant de faire parler la Bible dès lors qu’elle est muette : quand elle fait l’économie d’une information, quand elle ne raconte pas un événement, quelle est la signification de son silence ? Il s’agit, en somme, de soumettre le texte à une succession de relectures infinies.

Cette ouverture sémantique soulève évidemment un problème décisif : si la Bible n’a pas une signification unique, peut-on lui faire dire n’importe quoi ? Peut-on tirer la couverture vers soi et tâcher d’extorquer à la Bible les vérités qui nous confortent ? Je remarque que, très souvent, les exégètes se sont arrangés avec la Bible : à chaque fois que sa signification littérale les dérangeait pour une raison ou pour une autre, ils s’efforçaient de la nier au forceps de leur interprétation, aussi intelligente fût-elle. À plusieurs reprises, les commentateurs, face au texte biblique, sont plongés dans l’embarras : soit qu’un verset invite au meurtre, soit qu’il établisse des sanctions capitales, soit qu’il paraisse contradictoire avec tel ou tel point de doctrine. Pour résorber ce malaise, ils utilisent parfois un procédé consistant à soutenir que la Bible dit ce qu’elle ne dit pas, et qu’elle ne dit pas ce qu’elle dit, tout en le disant quand même… Par exemple, quand le Deutéronome dispose que les enfants rebelles doivent être lapidés sur la place publique, les exégètes furent confrontés à une réelle difficulté. S’ils s’en étaient tenus au sens brut de ce passage, alors leur interprétation aurait eu une conséquence directe : les enfants rebelles devraient, soit être mis à morts, soit être tenus pour potentiellement passibles d’une telle sanction. C’est ainsi que, pour résorber cette difficulté, le traité Sanhedrin du Talmud propose un exercice d’interprétation fallacieuse : il s’efforce, non sans une virtuosité extrême, de faire dire au Deutéronome le contraire de ce qu’il dit – à savoir que, selon les commentateurs du Talmud, l’enfant rebelle correspondrait à un cas purement hypothétique. De la libre interprétation, on est alors passé à la négation de la signification littérale. Ici, il ne s’agit plus, pour l’exégèse, de chercher un double sens, mais de camoufler le sens premier.

La lecture naïve que je préconise consiste à imposer une règle à l’interprétation : même si les livres sont sémantiquement ouverts, même si l’on peut puiser en eux des myriades d’interprétations possibles, on ne peut pas leur faire dire le contraire de ce qu’exprime leur sens littéral. La posture naïve, ainsi perçue, ne s’oppose pas à l’exigence de l’intelligence, mais à la licence que s’octroie la ruse. Elle n’est pas manipulable à loisir, mais vise, au contraire, à se protéger des tromperies, à ne pas être dupe des beaux esprits. Elle incarne, à ce titre, une modalité de la prudence.

Une dernière remarque sur ce problème : les enjeux relatifs de l’interprétation de la Bible ne soulèvent pas seulement un problème d’exégèse. Ils sont peut-être le vestibule de la métaphysique. Nietzsche avait identifié ce dont cette logique du double sens était le vestibule, lui qui écrivait que « la métaphysique explique (…) le Livre de la nature, comme l’Église et ses docteurs le faisaient autrefois de la Bible. »

F.J. – Vous n’hésitez pas non plus, afin d’interpréter les grands épisodes bibliques, à faire des analogies avec des ouvrages non-religieux de la modernité (théâtre de Marivaux, Mémoires d’outre-tombe de Chateaubriand…). Comment le justifiez-vous ? Ne faudrait-il pas faire l’inverse ? 

N.D. – Je ne pense pas qu’il faille opposer frontalement ouvrages « religieux » et « non-religieux ». Sur quel critère pourrait s’établir une telle démarcation ? Il pourrait s’agir, par exemple, de dessiner cette démarcation de manière thématique : religieux seraient les livres qui parleraient de Dieu, du sacré, etc. Non-religieux seraient ceux qui développeraient des sujets profanes : sexualité, relations de pouvoir, stratégie militaire, rivalités personnelles… Or, la Bible regorge de motifs « profanes » et, s’il fallait s’empêcher d’y prêter attention, le risque serait grand de recouvrir notre lecture d’une pudeur superstitieuse et aveugle. Si j’ai donc, à plusieurs reprises, convoqué des textes littéraires, ce n’était pas pour amalgamer profane et sacré, mais au contraire pour tenter de faire ressurgir l’imaginaire de la narration biblique.

Je vais vous donner un exemple, peut-être le plus parlant. Il y a un passage, dans la Bible, où Abraham, à deux reprises, fait croire qu’il n’est pas le mari de sa femme – et conduit donc cette dernière à se faire épouser par des monarques locaux, et à partager leur couche. Cet épisode est naturellement déroutant : étant donné que cet événement advient deux fois, on ne peut pas invoquer, pour l’expliquer, un quiproquo entre les protagonistes ou une simple erreur de jugement de la part du patriarche. Pourquoi donc Abraham pousse-t-il son épouse à se retrouver dans le lit d’un autre ? Pour interpréter ce comportement, il m’a semblé pertinent de le mettre en perspective avec deux textes de la littérature dite « profane » : l’histoire du roi Candaule, telle qu’elle est rapportée par Hérodote ; l’Histoire d’O, où l’on voit comment le don de la liberté sexuelle peut exprimer une domination paradoxale.

F.J. – À propos de « résurgence biblique ». Vous développez assez longuement un point sur l’épisode de Babel. Beaucoup d’auteurs, les romanciers réalistes notamment, ont vu dans les villes un lieu infernal où s’exacerbaient les luttes de classes, où mourait la spiritualité, et où le matérialisme le plus sauvage opprimait les aspirations les plus idéalistes. Est-ce une résurgence de l’épisode de Babel, que vous interprétez comme le premier épisode d’urbanisation malheureuse, qui éloigne les hommes de Dieu ?

N.D. – Si l’on s’en tient à une lecture littérale de la Bible, la seule faute des hommes de Babel est celle de l’urbanisation. Point de haine du prochain chez eux, point de meurtres en série ou d’injustice sociale, mais seulement la volonté de réunir les hommes autour d’une tour. D’où la thèse, en effet, selon laquelle la ville est le lieu, par excellence, de l’idolâtrie – et d’où la fertilité de ce motif dans l’histoire des idées, où l’idolâtrie sera remplacée par l’aliénation (Marx), la mondanité (Rousseau), l’ambition (Balzac), etc. J’aime beaucoup, pour ma part, cette phrase de Rousseau : « les villes sont le gouffre de l’espèce humaine. » Gouffre n’est pas nécessairement péjoratif, ici. Il s’agit seulement de souligner que les villes sont inséparables d’un vertige. Qu’elles soient une modélisation de l’existence où l’angoisse peut se manifester dans toute sa nudité.

F.J. – Vous avez essayé, dans votre livre, de définir la religion à partir de tensions fondatrices : entre la foi et le sacré, entre la solitude mystique et l’institutionnalisation politique, entre la violence et son rejet. Pensez-vous que ces tensions du religieux sont à l’œuvre aujourd’hui ? Pensez-vous qu’elles sont encore lisibles dans les religions contemporaines ? 

N.D. – Si la religion est, ainsi que je la définis, sempiternellement scindée entre deux veines qui s’entrelacent, se combattent, se tressent et se contrarient en elle, si elle est donc l’arène où se déploie une contradiction vivante, cette situation de déchirement interne éclaire sans doute le problème de la « revendication » : une religion est-elle responsable des actions qui se revendiquent d’elles ? Ces questions ont été, il y a quelques années, soulevées dans le débat médiatique à propos de l’islam, mais elles le furent, quelques siècles auparavant, au sujet du christianisme et elles le seront sans doute, dans un avenir plus ou moins lointain, à propos d’une autre religion.

Dans le débat médiatique, j’ai noté que la notion de « revendication » était interrogée à travers le concept d’amalgame. Quand un attentat islamiste était commis, ses auteurs ne prétendaient pas agir au nom de l’islamisme, mais au nom de l’islam. D’où la question de la valeur de cette revendication : dans quelle mesure la religion revendiquée est-elle impliquée par celui qui s’en revendique ? Cette question, parce que mal posée, donnait lieu à des débats interminables. D’un côté, certains appelaient à faire l’amalgame entre islam et islamisme, arguant que certains passages du Coran invitaient au meurtre. De l’autre, des voix s’élevaient pour éviter cet amalgame, citant d’autres passages du Coran, contredisant les premiers. Ainsi sont nées des ratiocinations qui se prolongent encore aujourd’hui, dissertant dans le vide, au forceps d’un indigeste concours de citations.

L’amalgame, invoqué dans ces circonstances, répond-il seulement au problème ? Comme le rappelait très justement Didier Pourquery, l’amalgame désigne initialement les alliages métalliques, et la signification politique de ce terme fut longtemps méliorative, notamment dans le cadre de la lutte antiraciste. À proprement parler, donc, le melting pot américain est un amalgame, aspirant à brasser les singularités des nations du monde au sein d’une nouvelle espérance. Quant à la religion, parler en termes d’amalgame reviendrait, par exemple, à se demander : la violence et la religion sont-elles séparées, ou bien, sinon synonymes, du moins indissociables ? La religion engendre-t-elle vraiment les violences qui se déploient en son nom sur le théâtre de l’histoire ?

On voit bien que, dans ce genre de débats, aucun concept n’est interrogé : ni celui de religion, ni celui d’amalgame, ni celui de revendication. En l’occurrence, si l’on perçoit qu’au sein de la religion, deux schèmes (à savoir deux configurations indépendantes des circonstances empiriques) s’opposent et se complètent, si l’on note que ces deux schèmes, dans leur lutte, ne parviennent jamais à porter le coup fatal à l’autre, si l’on s’avise du caractère interminable de ce combat, si l’on définit donc la religion comme fondamentalement double, il s’ensuit qu’elle ne peut tout simplement pas être interrogée à travers le concept d’amalgame, ni vraiment depuis la notion de revendication. Le fond du problème, en cela, c’est que la religion est confrontée à l’impossibilité de son incarnation : aucune action, aucun discours, aucune figure, ne pourront l’exprimer autrement qu’à moitié.

Iran : la persécution silencieuse des minorités religieuses

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Muharram_in_cities_and_villages_of_Iran-342_16_(120).jpg © Payam Moein

En Iran, les minorités religieuses se retrouvent confrontées à un pouvoir central aux politiques très paradoxales : certaines de ces communautés sont à la fois protégées et exclues par l’État iranien. Chrétiens, Juifs ou Zoroastriens vivent en effet dans un pays musulman à plus de 95%, chiite dans sa grande majorité. Et dans cette République islamique, appartenir à l’une des rares minorités religieuses est synonyme de discrimination, voire de persécution. Alors que certaines religions « historiques » bénéficient d’un statut spécial, leur garantissant une relative liberté de culte et de sièges au Parlement, d’autres, comme les Bahaïs, voient leurs droits les plus fondamentaux violés depuis des décennies.


Des minorités religieuses issues d’une longue sédimentation

Site funéraire zoroastrien où étaient exposés les corps des défunts à proximité de Yazd.

Si l’on connaît surtout l’Iran pour la loi islamique qui y est appliquée, plusieurs communautés religieuses y subsistent malgré tout. Avant l’arrivée de l’islam, le zoroastrisme était la religion officielle de l’Iran sous les Sassanides. Il a été battu en brèche avec l’invasion arabe au VIIème siècle, et l’islamisation progressive de l’Iran pendant les quatre siècles suivants.

On y trouve également l’une des plus anciennes communautés chrétiennes du Proche et du Moyen-Orient, puisque l’Église de Perse aurait été fondée par l’apôtre Thomas. Les Chrétiens y ont néanmoins été persécutés par les souverains Sassanides, car ils les considéraient comme des représentants de l’Empire romain, subversifs et déloyaux. Avec la conquête islamique de la Perse, et le statut de la dhimma, le statut des minorités religieuses, chrétiennes comme juives, évolue : dépositaires d’une partie de la Vérité révélée, ces minorités étaient protégées par le sultan et avaient le droit de pratiquer leur foi, à condition de reconnaître la suprématie de l’islam.

Aussi étonnant que cela puisse paraître, l’Iran abrite aussi la deuxième communauté juive du Moyen-Orient après Israël. Ses membres descendent pour certains des Juifs restés dans la région après l’exil en Babylone, au VIème siècle av. J.-C.. Cette communauté est restée importante jusqu’en 1979, alors que les communautés juives des autres pays du Moyen-Orient avaient presque disparu suite à la création d’Israël. Bien que la Constitution de 1979 donne un statut officiel aux Juifs et même un siège au Parlement, de nombreux membres de cette communauté ont émigré vers Israël, étant accusés par le régime de sionisme et de collusion avec Israël et les Etats-Unis.

Des libertés limitées

Femme zoroastrienne à Yazd.

En Iran, le chiisme est aujourd’hui la seule religion légitime, proclamée religion d’État suite à la Révolution islamique de 1979. Cependant, la Constitution autorise la plupart des minorités à professer leur culte et à vivre sous la protection de l’État. Au Parlement, trois sièges sont même réservés aux Chrétiens arméniens, chaldéens et assyriens, un siège pour les Juifs, un autre pour les Zoroastriens. En revanche, la Constitution prévoit que la voix d’un non-Musulman – ou d’une femme -, vaut la moitié de la voix d’un Musulman dans un tribunal.

Dans ce pays où le paradoxe est roi, on croise des Chrétiennes coiffées du hijab islamique, en chemin pour l’église où l’on célèbre Noël en toute discrétion. Ces minorités ont, certes, officiellement le droit d’exister, mais dans des conditions très strictes et avec des libertés réduites. L’intégralité des minorités religieuses est soumise à la pratique rigoriste de l’islam. Aucune d’elle ne peut exercer publiquement son culte, sous peine d’être accusée de prosélytisme.

Si les Chrétiens, les Zoroastriens et les Juifs peuvent se marier selon leurs « rites » et conserver certains de leurs lieux de cultes, les pratiquants doivent impérativement s’enregistrer auprès des autorités, ce qui contribue à répertorier les « impies » pour mieux les discriminer plus tard. En cas « d’oubli », les sanctions sont sévères et peuvent aller jusqu’à l’arrestation des responsables.

Ces trois communautés ont fondé leurs propres écoles et sont théoriquement libres de transmettre leur culture religieuse aux leurs. Seulement, l’État est en réalité omniprésent et interfère dans tous les domaines.  Les programmes scolaires sont vérifiés et parfois censurés par le gouvernement, le persan est la seule langue d’enseignement autorisée, et des maîtres musulmans sont présents dans toutes les écoles. Les jeunes filles sont contraintes de porter le hijab bien que cela ne soit pas prescrit par leur religion. Surtout, l’État nomme les directeurs de ces lieux d’enseignement.

https://www.lesclesdumoyenorient.com/IMG/png/compresse_-_iran.png

Cartographie des religions en Iran

Les conséquences de cette surveillance sont dévastatrices pour les religions qui n’ont pas réussi à fonder une communauté soudée. Le zoroastrisme par exemple ne compte plus que 30 000 fidèles en Iran, résidant surtout dans de petits villages, contrairement aux Juifs et aux Chrétiens réunis dans des agglomérations. Leur nombre a drastiquement diminué ces dernières années notamment car les adeptes subissent une discrimination à l’embauche – de très nombreux emplois leur sont interdits -, ce qui a étouffé cette communauté entre dettes et chômages. En plus de l’emprisonnement de plusieurs de leaders zoroastriens, la dispersion des membres à travers l’Iran a limité la solidarité leur permettant de s’organiser.

S’ajoute à cela l’interdiction de se convertir pour un musulman, donc presque impossible de grossir les rangs de ces communautés en Iran. Par exemple, il est formellement prohibé aux non-Chrétiens et aux Chrétiens farsis, nés en Iran et n’appartenant pas originellement à cette communauté, de célébrer Noël. En termes légaux, la Constitution iranienne estime qu’un Iranien né d’un père musulman est musulman, il lui est par conséquent interdit de choisir, changer ou renoncer aux croyances religieuses chiites. Ainsi, une conversion est considérée comme relevant de l’apostasie et est soumise à la peine de mort.

Les Sunnites et les Bahaïs, minorités persécutées

Les Sunnites, quant à eux, ne bénéficient même pas du statut de minorité religieuse. Ils sont tout simplement ignorés par le pouvoir central, qui les considère comme des citoyens de seconde zone. Pourtant les musulmans sunnites iraniens représentent entre 9 et 15% de la population, principalement concentrés dans les zones frontalières de l’Iran et dans le Golfe persique. A l’époque du Chah, le sunnisme était reconnu, et son développement encadré mais largement autorisé. Mais depuis la Révolution islamique, les Sunnites ne bénéficient plus d’aucun type de reconnaissance, et ne disposent d’aucun accès à la politique depuis 1979. Les lieux de culte sunnites sont formellement interdits, tout comme l’accès à l’ensemble des emplois publics ou gouvernementaux.

Quelques contestations ont fait leur apparition en 2015, notamment après la destruction de lieux de cultes sunnites par des agents gouvernementaux. Molavai Abodlhamid, l’un des dirigeants de cette communauté, avait alors écrit une lettre au Guide suprême et au Président, pour réclamer un assouplissement des règles encadrant la vie des minorités religieuses. Une revendication restée sans réponse.

Les Bahaïs, eux, sont bien trop occupés à survivre pour se réclamer du moindre droit. Cette communauté rassemblant 300 000 fidèles selon Human Rights Watch, forme la première minorité religieuse dans le pays, après les Sunnites. La religion bahaïe est née au XIXe siècle, se réclamant d’un courant chiite messianique, convaincu de l’imminence de l’arrivée du mahdi, le « guidé ». Depuis la Révolution de 1979, cette religion monothéiste est strictement interdite par le régime en place. Si l’on s’en tient à l’International Religious Freedom Report de 2015, ils ne peuvent pas entrer à l’université, ni occuper un emploi public, bénéficier d’une aide publique – accordée aux autres citoyens – ou d’une retraite. De même, ils ne disposent pas de droit à la justice ou à la propriété.

En somme, aucun droit civil ou politique, en plus des lieux de cultes détruits ou des cimetières profanés. « Un bahaï est un mhdur ad-damm, quelqu’un dont le sang peut être versé en toute impunité », souligne Christian Cannuyer, auteur de l’ouvrage Les Bahaïs (éditions Brepols, 1988). Le fait que la religion bahaïe se veuille fédératrice et à vocation universelle y est probablement pour quelque chose. Sa doctrine met l’accent sur l’égalité et sur la paix : l’unité des religions et du genre humain. Cette religion se réclame de principes tels que la non-violence, l’égalité absolue entre hommes et femmes ou la complémentarité entre sciences et religions.

« Affirmer que Mohammed n’est pas le dernier prophète et que les femmes sont les égales des hommes est insupportable pour les ayatollahs», expliquait la représentante des Bahaïs en France, Hamdam Nadafi, dans un article pour La Croix paru début 2017. L’acharnement du gouvernement iranien sur cette minorité, s’il trouve ses racines dans des rivalités historiques, trahit la nature profondément politique de ces persécutions. Selon la législation iranienne, tuer un Bahaï n’est pas considéré comme un crime. 200 d’entre eux ont ainsi été exécutés entre 1979 et 2010, des centaines emprisonnés.

L’État théocratique iranien : garant des discriminations ?

L’hostilité entre les deux confessions sunnite et chiite a certes toujours été radicale, mais la fluctuation des relations est aussi due en grande partie aux tensions géopolitiques entre l’Iran et les royaumes sunnites, l’Arabie Saoudite en tête. Il est donc fondamental de ne pas négliger la dimension politique d’une telle répression.

Le système politique iranien est fondé sur un islam absolutisé, dogmatique, et surtout institutionnalisé, avec un véritable clergé. La structure étatique est unique en son genre, puisqu’il s’agit d’une République islamique. Paradoxalement, la souveraineté se partage entre Dieu et le peuple. L’association du clergé aux institutions politiques a mené à l’intégration juridique et institutionnelle de certains groupes religieux ou ethniques comme les Chrétiens d’Arménie, au détriment d’autres groupes alors victimes d’une exclusion totale, tels que les Sunnites ou les Bahaïs.

Malgré l’arrivée au pouvoir de Rohani en 2013, que beaucoup de médias occidentaux se sont aventurés à qualifier de « modéré », la liberté religieuse continue à se détériorer. Depuis 2013, le nombre de membres des minorités religieuses emprisonnés ne cesse d’augmenter, et le Code pénal islamique continue à justifier allégrement des violations graves des droits de l’Homme. On a du mal à imaginer une amélioration de cette situation, sans une altération profonde du caractère théocratique de l’État iranien.

Les mouvements de contestation ont laissé entrevoir une lueur d’espoir mais le système semble bel et bien voué à rester en place. Après trente-huit ans de République islamique, politique et religieux semblent ainsi durablement liés en Iran, sans que rien n’annonce un effondrement ou un assouplissement du régime sur la question, au grand malheur des minorités religieuses.

Crédits :

Cartographie des religions en Iran : https://www.lesclesdumoyenorient.com/Cartographie-des-religions-4-L-Iran.html

The Handmaid’s Tale est la série politique de l’année

©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

Partant d’un postulat proche des Fils de l’Homme d’Alfonso Cuaron, où les femmes et les hommes sont devenus de plus en plus stériles en raison des pollutions, The Handmaid’s Tale raconte l’instauration aux Etats-Unis d’un régime totalitaire patriarcal et réactionnaire dans lequel les femmes sont réparties en trois catégories : les Épouses qui sont mariées aux dirigeants, les Marthas leurs domestiques, et les Servantes qui jouent le rôle de « mères porteuses ». On y suit l’histoire de June, une servante qui tente de survivre et de retrouver sa famille. Retour sur cette série très politique.

« Ordinary is just what you’re used to. This might not seem ordinary right now, but after a time it will. This will become ordinary. » C’est ce qu’explique Tante Lydia aux servantes qu’elle est en charge de former à devenir des mères porteuses. Cette citation pourrait résumer une grande partie de ce que nous enseigne la nouvelle série de Bruce Miller dont le dernier épisode de la première saison a été diffusé le 14 juin : ce qui nous semble extraordinaire un temps finit par nous sembler ordinaire. Cette proposition nous invite alors à regarder sous un œil vigilant notre actualité : est ce que ce que nous vivons maintenant ne nous aurait pas semblé « extraordinaire » il y a une dizaine d’années ? Sommes-nous en train de nous habituer à la réaction parce qu’elle gagne notre environnement insidieusement, petit à petit ?

Sortie en pleine ère Trump, président bouffon-réac’ qu’on peine parfois à prendre au sérieux en raison de ses pitreries et provocations quotidiennes – au point qu’on oublierait presque le danger bien réel qu’il représente -, cette série a ceci de terrifiante qu’elle fait écho, comme les dystopies politiques de qualité, à nombre d’éléments bien réels de notre quotidien. Nous sommes alors obligés de nous interroger sur notre passivité : serons-nous comme les citoyens de The Handmaid’s Tale, indignés mais comme anesthésiés par ces retours en arrière que nous pensions impossibles et qui se sont finalement produits ? Ainsi, c’est bien dans un Etat des Etats-Unis, aujourd’hui, qu’une femme violée doit demander l’autorisation de son violeur pour avorter (1). Le patriarcat n’est pas qu’une invention télévisuelle futuriste…Mais bien un phénomène politique ordinaire.

The Handmaid’s Tale décrit la République de Gilead, régime imaginaire entre théocratie et système totalitaire type nord-coréen, et se rapproche d’une autre dystopie perturbante par ses proximités avec notre actualité : l’excellente Black Mirror. Néanmoins, elle s’en distingue dans le même temps par son esthétique rétro-futuriste, la plus à même d’évoquer la dynamique réactionnaire, cet avenir qui ressemble de plus en plus à un passé fantasmé et pervers.

La série peut également évoquer The Lobster de Yorgos Lanthimos dans son traitement presque clinique d’un futur où les relations humaines sont totalement contrôlées et aseptisées, ou encore même 12 Years A Slave de Steve McQueen, car c’est bien au rang d’esclaves que sont réduites les Marthas (domestiques) et les Servantes. S’agissant de ces dernières, les multiples viols dont elles sont victimes ne nous sont pas épargnés – une des manifestations les plus barbares du patriarcat ici institutionnalisé. De même que leur formation à être des bonnes servantes, dispensée par Tante Lydia, qui peut faire penser aux camps d’initiation sexuelle au Malawi où sont violées des jeunes filles et des enfants pour leur apprendre à « satisfaire » leur maris (2).

Si cette fiction est portée par sa réalisation perfectionniste, ses contre-jours maîtrisés, ses plans qui rappellent la peinture de Vermeer, elle l’est aussi par l’excellente interprétation d’Elisabeth Moss qui jouait dans la série déjà féministe de Jane Campion, Top Of The Lake (dont la saison 2, présentée à Cannes, a commencé le 27 juillet sur BBC Two).

https://www.youtube.com/watch?v=5gOoBB_BxRM

La très belle scène de la manifestation réprimée sur la musique de Heart of Glass de Blondie (remixée par Cabtree) dans l’épisode 3 nous renvoie de manière extrêmement brutale à la fragilité de l’exercice de nos droits démocratiques et à la vulnérabilité de nos méthodes de protestation. Il est rassurant de se dire que cela – des policiers qui tirent sur les manifestants – ne pourrait pas arriver dans un pays occidental. Et pourtant… c’est bien en France que le New York Times s’inquiète de voir des abus de pouvoir (3), de même pour l’ONG Amnesty International qui considère le droit de manifestation en France comme étant en danger (4). C’est bien dans notre pays qu’au cours du dernier quinquennat la Ligue des Droits de l’Homme avait dû protester contre des interdictions de manifester (5) et qu’un jeune homme est mort à Sivens suite au tir d’une grenade offensive (6).

Pour le moment, être tué en manifestation nous semble extraordinaire, mais ça n’a pas toujours été le cas. La France a une histoire longue dans la répression violente des manifestations pacifiques et il n’y a pas besoin de remonter très loin pour le montrer : au début des années 1960 c’est entre 150 et 200 manifestants algériens qui ont été exécutés et jetés dans la Seine en plein Paris (7), un évènement presque oublié aujourd’hui… Nous sommes désormais moins vigilants parce que nous pensons que la paix est un dû et une norme au point d’oublier parfois qu’elle est l’exception obtenue de haute lutte. Dans The Handmaid’s Tale, ce processus répressif est mis en place au nom de la lutte antiterroriste. Là encore difficile de ne pas penser à l’inscription de l’état d’urgence dans le droit commun…(8). Bien que tout soit évidemment poussé à l’extrême dans la série, elle a la qualité de nous montrer que cette acceptation passive d’une nouvelle réalité antidémocratique ne se fait pas que par une violence spectaculaire mais aussi, par moment, par l’apparente banalité de certains raisonnements. Alors que dans un flashback June et Moira s’étonnent de la manière dont Luke – mari de June et personnage que l’on juge pourtant jusque là comme plutôt sympathique et progressiste – s’accommode relativement bien de la mise sous tutelle des femmes, celui-ci répond « Qu’est-ce que je suis censé faire ? Me couper la bite ? ».

Dans l’épisode 3 toujours, un personnage lesbien est pendu pour son homosexualité tandis que son amante est excisée. Là encore, la réalité n’est pas loin quand on pense aux camps tchétchènes (9) ou au quotidien des personnes homosexuelles dans les territoires conquis par Daesh (10) – Daesh qui par ailleurs organise, lui aussi, l’esclavagisme sexuel des femmes (11).
De la même façon c’est bien 200 millions de femmes qui sont victimes de mutilations génitales dans le monde (12) dont 60 000 en France (13). Si The Handmaid’s Tale est aussi anxiogène et oppressante c’est bien parce qu’elle est une réalité imaginaire qui combine nombre d’éléments eux bien réels. Ainsi ce que nous fait comprendre malgré elle Tante Lyndia et à travers elle Bruce Miller, le créateur de la série, c’est que ce qui a existé par le passé peut arriver à nouveau dans le futur, et que ce qui existe déjà à un endroit peut se reproduire à un autre.

L’épisode 7 « The Other Side » où l’on suit l’épopée de Luke en fuite vers le Canada est l’occasion d’aborder un autre thème d’actualité : celui des réfugiés. L’épisode nous fait retracer tout le parcours d’un réfugié : les motifs du départ, l’inquiétude pour ses proches, les multiples dangers, les passeurs, la terreur… jusqu’à l’arrivée. On ne souhaite alors qu’une chose à Luke : qu’il soit effectivement accueilli. On comprend alors que l’unique différence entre ces héros et ceux que l’on brutalise dans la réalité, chez nous, est que les premiers sont originaires des Etats-Unis. En plein débat sur l’accueil, cette plongée dans la vie d’un réfugié est salutaire, elle permet de rappeler le type d’horreurs que ces gens fuient. Lorsque Moira parvient elle aussi à rejoindre le Canada (épisode 10), Bruce Miller paraît esquisser ce à quoi devrait ressembler une politique d’accueil digne dans un pays développé : gentillesse, nourriture, douche, papiers, téléphone prépayé, quelques centaines de dollars, carte d’assurance maladie, habits…

Dans l’épisode 8, nous découvrons que l’élite bourgeoise en charge d’instaurer ce nouvel ordre moral partouze en secret dans un immense bordel – Jezebels – occupé par des prostituées forcées. The Handmaid’s Tale touche ici du doigt une autre façade du patriarcat. En Pologne, un des pays les plus patriarcaux et catholiques intégristes d’Europe, gouverné par l’extrême droite (14), l’avortement est illégal (sauf cas exceptionnels alors qu’il était légal et gratuit sous la période communiste), mais on trouve pourtant une maison close ouverte 24h/24 à chaque coin de rue… On a assisté récemment aux mêmes types de paradoxes au Vatican (15).

Pablo Iglesias, leader de Podemos et professeur de sciences politiques, se sert pour ses cours de séries comme Games Of Thrones ou Mad Men. Il n’est par conséquent pas surprenant qu’il se soit montré enthousiasmé par cette nouvelle série dans son interview pour So Film et leur numéro de juillet-août consacré aux relations entre la politique et le cinéma. Il la décrit comme une impressionnante « dystopie sur une théocratie patriarcale aux Etats-Unis » et pourtant une série « grand public, à succès » (16), manière, sans doute, de noter qu’elle pourrait être utilisée comme un outil du combat pour l’hégémonie culturelle.

Il faut alors sur ce point reconnaitre une certaine efficacité à The Handmaid’s Tale d’ores et déjà utilisée comme un symbole de lutte : de nombreuses manifestations féministes ont pris place aux Etats-Unis avec des militantes habillées en servantes (17) notamment lors des protestations contre les lois de restrictions de l’avortement dans l’Ohio (18). Ce type de tentatives de conscientisation à travers des produits de la culture pop est une stratégie intéressante à un moment où l’on découvre une nouvelle génération de séries subversives, à l’image de Mr Robot, capables de délivrer un message radical au cœur des chaînes les plus capitalistes, à la manière de ce que furent capables de faire, à leur époque, les réalisateurs du Nouvel Hollywood.

La saison 2 est d’ores et déjà annoncée et nous sommes impatients. Elle sera accompagnée pour l’écriture de l’auteure du livre dont elle est l’adaptation, Margaret Atwood (l’ouvrage avait déjà été adapté au cinéma en 1990 par Volker Schlöndorff), et on peut imaginer qu’elle mettra en scène la rébellion que l’on espère !

Sources :

1. « En Arkansas, une femme violée devra obtenir l’autorisation de son violeur pour avorter » Les Inrocks, 13 juillet 2017 http://www.lesinrocks.com/2017/07/news/en-arkansas-une-femme-violee-devra-obtenir-lautorisation-de-son-violeur-pour-avorter/
2. « Au Malawi, dans les camps d’ »initiation sexuelle » pour fillettes », Le Monde, 23 juillet 2017, http://www.lemonde.fr/afrique/article/2017/07/23/dans-le-sud-du-malawi-dans-les-camps-d-initiation-sexuelle-pour-fillettes_5164041_3212.html
3. « Emmanuel Macron’s Unfettered Powers », New York Times, 12 juin 2017 : https://www.nytimes.com/2017/06/12/opinion/emmanuel-macron-terrorism-france.html
4. « Droit de manifestation en danger : interpellez E.Macron », Amnesty International, 31 mai 2017. https://www.amnesty.fr/actions/emmanuel-macron-droit-de-manifester
5.« Manifestations pro-palestiniennes à Paris : la LDH déplore l’interdiction » L’Express, 18 juillet 2017. http://www.lexpress.fr/actualite/societe/manifestations-pro-palestiniennes-a-paris-la-ldh-deplore-l-interdiction_1560415.html
6. « Mort de Rémi Fraisse : l’enquête bâclée de la gendarmerie » Le Monde, 23 octobre 2015 http://www.lemonde.fr/police-justice/article/2015/10/23/mort-de-remi-fraisse-l-enquete-baclee-de-la-gendarmerie_4795289_1653578.html
7. « 17 octobre 1961 : «Ce massacre a été occulté de la mémoire collective » » Le Monde, 17 octobre 2011 : http://www.lemonde.fr/societe/article/2011/10/17/17-octobre-1961-ce-massacre-a-ete-occulte-de-la-memoire-collective_1586418_3224.html
8. « Le New York Times étrille le projet de loi antiterroriste de Macron », Le Figaro, le 13 juin 2017 http://www.lefigaro.fr/actualite-france/2017/06/13/01016-20170613ARTFIG00297-le-new-york-times-etrille-le-projet-de-loi-antotiterroriste-de-macron.php
9. « La Tchétchénie accusée de génocide envers les homosexuels » Le Monde, 16 juin 2017, http://www.lemonde.fr/international/article/2017/05/16/des-associations-lgbt-accusent-la-tchetchenie-de-genocide-devant-la-cpi_5128402_3210.html
10.« Daesh : le calvaire des homosexuels syriens », Têtu, 10 février 2016, http://tetu.com/2016/02/10/daesh-le-calvaire-des-homosexuels-syriens/
11. « Yézidies : des anciennes esclaves sexuelles de Daesh » BFMTV, 1er septembre 2015, http://www.bfmtv.com/international/yezidies-des-anciennes-esclaves-sexuelles-de-daesh-racontent-911317.html
12. « Excision : 200 millions de femmes mutilées dans le monde » Le Parisien, 20 août 2015, http://www.leparisien.fr/laparisienne/societe/interactif-excision-200-millions-de-femmes-mutilees-dans-le-monde-19-08-2016-6053989.php
13. « Les « femmes coupées » et le tabou de l’excision » Le Monde, 21 décembre 2016, http://www.lemonde.fr/societe/article/2016/12/21/les-femmes-coupees-et-le-tabou-de-l-excision_5052399_3224.html
14. « L’ultra-droite au pouvoir et une gauche en lambeaux : la Pologne, laboratoire du cauchemar européen qui menace ? » Bastamag, 14 avril 2016, https://www.bastamag.net/L-ultra-droite-au-pouvoir-et-une-gauche-en-lambeaux-la-Pologne-laboratoire-du
15. « Vatican : drogue et partouze chez un haut dignitaire » Sud Ouest, 10 juillet 2017, http://www.sudouest.fr/2017/07/10/vatican-drogue-et-partouze-chez-un-haut-dignitaire-3605316-4834.php
16. « Pablo Iglesias » So Film n°52 pp.19-21
17. « A Handmaid’s Tale of Protest », The New York Times, 29 juin 2017, https://www.nytimes.com/2017/06/30/us/handmaids-protests-abortion.html
18. « Handmaid’s tale protest at US Ohio abortion bill » BBC, 13 juin 2017 : http://www.bbc.com/news/world-us-canada-40264004

Crédits photo : ©https://www.hulu.com/the-handmaids-tale – MGM Television. L’image est dans le domaine public.

 

Le christianisme de gauche

Lien
Le Pape François lors de son voyage en Corée. ©Jeon Han

Une certaine facilité intellectuelle nous pousse souvent à associer politiquement en France le christianisme et plus particulièrement le catholicisme au conservatisme et à la bourgeoisie de droite, la Manif Pour Tous semblant confirmer cette intuition. Pourtant les idées souvent progressistes du Pape François ont rappelé que l’Eglise a aussi pu être du côté du progrès social et en conflit avec les puissances d’argent.

Le Christianisme social

Jacques Ellul
Jacques Ellul ©Jan van Boeckel

Avant les ouvrages théologiques de Jacques Ellul  qui s’interroge sur des thèmes comme L’Idéologie marxiste chrétienne (1979) et Anarchie et Christianisme (1987), on trouve des moments sociaux au sein même de l’Eglise.

Le christianisme social est tiré d’une lecture sociale du Nouveau Testament que permet par exemple ce verset de Marc (10,25) : « il est plus facile à un chameau de passer par le trou d’une aiguille qu’à un riche d’entrer dans le royaume de Dieu », la parabole de la pauvre veuve, une certaine interprétation de la charité, et bien d’autres.

Dans son encyclique (les ouvrages rédigés par les papes présentant la position officielle de l’Eglise sur un thème) Rerum Novarum (« les choses nouvelles ») publiée en 1891, le pape Léon XIII, s’il condamne fermement le socialisme athée, explique que « la concentration de l’industrie et du commerce, devenus le partage d’un petit nombre de riches et d’opulents, impose ainsi un joug presque servile à l’infini multitude des prolétaires ».

A sa suite le pape Pie XI déclarera dans son encyclique Quadragesimo anno en 1931, en pleine Grande Dépression, qu’ « à la liberté du marché a succédé une dictature économique. L’appétit du gain a fait place à une ambition effrénée de dominer. Toute la vie économique est devenue horriblement dure, implacable, cruelle ».

Mais c’est vraiment le concile de Vatican II qui confirme le tournant progressiste de l’Eglise sur la question sociale.

Vatican II

En 1962, le pape Jean XXIII, convoque un concile œcuménique, c’est-à-dire une assemblée réunissant tous les évêques et autorités de l’Eglise, qui est resté sous le nom de Vatican II et qui marque la réelle prise de conscience par l’Eglise des questions d’inégalités sociales en lien avec le capitalisme. En 1963 dans « Paix sur la terre » Il propose de promouvoir le respect indépendamment de la nationalité, de l’idéologie ou de la religion, ainsi que de prendre la défense des classes laborieuses.

Mais c’est le pape suivant, Paul VI, qui fera la critique la plus radicale du capitalisme, demandant à l’Eglise d’être du côté des pauvres et des prolétaires. Il est le pape le plus discret sur la critique du marxisme allant jusqu’à déclarer dans Populorum Progressio (« le progrès des peuples »)  que « le bien commun exige parfois l’expropriation ».
Son influence sur les prêtres ouvriers et la théologie de la libération sera très forte.

La Théologie de la Libération

La Théologie de la Libération peut être résumée en une forme de réconciliation entre marxisme et christianisme par la priorité donnée aux pauvres et à la prise de conscience qu’elle n’est pas une fatalité mais le produit de rapports de domination. Elle donne naissance à des mouvements révolutionnaires de guérillas marxistes et chrétiennes à travers toute l’Amérique latine, dans lesquels on put même apercevoir des prêtres en armes. Elle est d’ailleurs, d’Evo Morales à Hugo Chavez en passant par Rafael Correa, une des principales sources d’inspirations pour le progressisme latino-américain.

Lien
Helder Camara en 1981 ©Antonisse, Marcel / Anefo

Une de ses figures est l’évêque brésilien Helder Camara (dont le procès en béatification est par ailleurs en cours) qui déclarait « Il y a trois sortes de violence. La première, mère de toutes les autres, est la violence institutionnelle, celle qui légalise et perpétue les dominations, les oppressions et les exploitations, celle qui écrase et lamine des millions d’hommes dans ses rouages silencieux et bien huilés.
La seconde est la violence révolutionnaire, qui naît de la volonté d’abolir la première.
La troisième est la violence répressive, qui a pour objet d’étouffer la seconde en se faisant l’auxiliaire et la complice de la première violence, celle qui engendre toutes les autres.
Il n’y a pas de pire hypocrisie de n’appeler violence que la seconde, en feignant d’oublier la première, qui la fait naître, et la troisième qui la tue
 »

Les Prêtres Ouvriers

C’est Paul VI qui en 1965 ré-autorise les prêtres ouvriers qui existaient depuis les années 40. Ces prêtres souhaitaient partager la tâche et la vie des travailleurs. Ils prirent régulièrement part à leurs luttes.

En 1983, Georges Séguy, secrétaire général historique de la CGT de 1962 à 1982 décédé en août dernier, déclarait : « ces prêtres-ouvriers qui viennent à la CGT, ce sont des militants comme nous, ils ont le même état d’esprit que nous, ils veulent lutter comme nous, ils veulent prendre des responsabilités comme nous dans la bataille » (1)


Pape François : l’écologie et l’anticapitalisme chrétien

L’élection de Pape François, premier pape latino-américain, redonne une image progressiste à l’Eglise.
Bien que certaines contradictions semblent indépassables avec certains militants de gauche (propos sur la violence religieuse après les attentats de Charlie Hebdo, positions sur l’avortement et la «théorie du genre »…) Pape François a dans son encyclique « Laudato Si’ » pris parfaitement conscience de l’urgence écologique, de son lien avec le système capitaliste, et de la nécessité d’agir vite contre le désastre.

 « Dans la vie, j’ai connu tant de marxistes qui étaient de bonnes personnes » (Pape François)

Dans son exhortation apostolique « La Joie de l’amour » sur l’amour dans la famille, ce n’est pas l’homosexualité qu’il désigne comme principal danger pour la famille mais bien la paupérisation engendrée par la mondialisation et l’absence de fraternité à l’égard des réfugiés fuyant les guerres.

L’utilisation politique du christianisme

Ces rappels historiques permettent de mettre en avant le fait que l’utilisation politique du christianisme n’est pas par essence de droite : si les millions de manifestants de la Manif pour Tous qui se sont mobilisés contre le droit des couples homosexuels à adopter au nom « de l’intérêt de l’enfant » (l’adoption concerne environ 10 000 enfants), s’étaient mobilisés pour les 30 000 enfants SDF, le problème serait déjà réglé. On comprend alors qu’ils ne sont pas conservateurs parce que chrétiens mais se servent du christianisme pour justifier leur conservatisme, et que lorsque l’Eglise va à l’encontre de leurs convictions profondes, comme c’est le cas avec le Pape François, ils n’hésitent pas à la dénigrer. C’est ce qui fait que Marion Maréchal Le Pen se permet de critiquer le pape alors qu’elle veut rapprocher le FN de l’Eglise, quand Jean-Luc Mélenchon, pourtant laïc intransigeant, écrit « Vive Le Pape ».

« (…) Celui qui croyait au ciel
Celui qui n’y croyait pas
Un rebelle est un rebelle (…) »
La rose et le réséda (1943) Louis Aragon

 

(1) Viet-Depaule Nathalie « les prêtres ouvriers, des militants de la CGT (1948-1962)» in Bressol (Elyane), Dreyfus (Michel), Hedde (Joel), Pigenet (Michel) La CGT dans les années 1950 (2015).

Crédits photos :

Jacques Ellul – ©Jan Van Boeckel, ReRun Productions

©Jeon Han

 

Le Roi du Maroc seul sur l’échiquier politique marocain

Mohammed VI, Roi du Maroc

Mohammed VI est une figure incontestable en son Royaume, où il jouit d’une grande popularité, au prix d’un règne débuté par un changement d’image de la monarchie, qui veut se montrer plus douce avec son peuple, et plus proche de lui. La « transition démocratique » observée après l’adoption d’une nouvelle constitution en juillet 2011 – à 97,5% – n’est pourtant qu’un simulacre de démocratie.

Les élections législatives organisées dans la foulée, et remportées par le Parti de la Justice et du Développement (PJD), proche des islamistes et des frères musulmans, n’ont pas été la réponse attendue par les observateurs du Maroc. Elles n’ont fait, finalement, qu’asseoir la puissance politique du Roi Mohammed VI dans la continuité de la construction autoritariste de son père. Retour sur le règne de Mohammed VI et l’héritage des « années de plomb » d’Hassan II.

Le Maroc a récemment fait l’objet d’une attention particulière de la part des observateurs internationaux. Non pas à cause de la COP22, organisée à Marrakech – passée sous un relatif silence, la période concordant avec les élections présidentielles américaines – mais à cause d’un mouvement de contestation et d’indignation spontané après le décès d’un poissonnier/grossiste à Al-Hoceïma (petite ville de la Région de Tanger, au nord du royaume), mort broyé par un camion benne envoyé par les autorités pour saisir et détruire sa marchandise.

Les journalistes et observateurs spéculaient sur un possible signe de soulèvement à retardement. En effet, il s’avère que le Royaume Chérifien a été l’un des seuls pays du Maghreb à ne pas avoir « son » printemps arabe.

Hassan II, fossoyeur de l’héritage de Mehdi Ben Barka

Un mouvement contestataire avait bien vu le jour le 20 Février 2011. Mais il a été écrasé quasiment avec la même violence que sous les fameuses « années de plomb » d’Hassan II, père de Mohammed VI. Ce dernier, après avoir réprimé les manifestations dans une violence qui a tout de même causé une quinzaine de morts, s’est engagé, dans un discours daté du 09 mars 2011, à réformer la constitution et les pouvoirs exécutif et législatif.

La nouvelle constitution qui marque la transition d’un pouvoir quasi-uniquement centralisé autour de la personne de Mohammed VI (monarchie constitutionnelle sur le papier, mais avec la main-mise du Roi sur l’échiquier politique et les chambres parlementaires) à une monarchie parlementaire a été adoptée par les Marocains à 97,5%.
Cette nouvelle constitution, vient en réponse à un mouvement qui demande plus de démocratie, mais est écrite sans Assemblée Constituante représentative. Cette réponse du Roi aux mouvements contestataires est en fait une imposition de sa vision de la démocratie, marquée par une campagne largement biaisée par la propagande appelant à voter pour cette nouvelle Constitution. 

Le résultat (97,5% de “pour”) est d’ailleurs digne d’une République bananière. Des cars entiers étaient envoyés dans les quartiers populaires pour diriger les gens vers les bureaux de vote, souvent sans informations sur le contenu du nouveau texte. Le mouvement du 20 Février appellera au boycott du scrutin, dénonçant l’hypocrisie et l’absence de réforme en profondeur de la Constitution et des institutions politiques.

À défaut d’avoir obtenu gain de cause et boycotté le scrutin, le Mouvement du 20 Février a eu le faible mérite d’obliger le Makhzen (Palais Royal, NDLR) à prendre les devants en réformant la constitution pour éteindre le début d’une révolte populaire et éviter les bains de sangs qui ont traumatisé toute une génération de militants de gauche dans les années 80, malheureux héritiers du combat de Ben Barka.

Cette gauche fut traumatisée par l’enlèvement et l’assassinat de Mehdi Ben Barka, figure du tiers-mondisme, de l’anti-colonialisme et d’une forme de républicanisme arabe proche de l’idéologie nassérienne, devant la brasserie Lipp à Paris le 29 Octobre 1965. 16 ans après son enlèvement, en 1981, c’est l’Union Socialistes des Forces Populaires (USFP, dont Mehdi Ben Barka fut l’un des principaux fondateurs) qui appelait à la grève générale, pour dénoncer l’explosion du prix du blé, de l’huile, de la farine et du beurre.

Face à l’ampleur des mobilisations qui se transforment petit à petit en émeutes, Hassan II réprime et décrète l’état de siège. Les chars d’assauts envahissent les rues, et l’armée, déployée sur toute la ville, tire sur les manifestants à balles réelles. Les « émeutes du pain » de Casablanca de Juin 1981, se solderont par près de 1000 morts.

L’héritage de l’idéologie de Ben Barka est mort avec la bénédiction d’Hassan II, après une longue agonie, commencée peu après l’enlèvement de Ben Barka devant la brasserie Lipp en 1965. Cet épisode a permis l’installation durable d’un pouvoir unique centralisé en la personne de Hassan II, au prix d’un peuple méprisé et d’une situation qui, un jour ou l’autre, explosera.

Une instabilité et une période tumultueuse

Les deux premières décennies du règne d’Hassan II ont été ponctuées par de nombreuses tentatives de déstabilisations politiques et institutionnelles. La période entre l’assassinat de Mehdi Ben Barka et les émeutes de Casablanca est marquée par de multiples remous politiques : deux putschs avortés en moins de 3 ans, une annexion du Sahara Occidental qui accroîtra la tension entre le Royaume chérifien et l’Algérie et conduira à une bataille ouverte entre les deux pays en 1976.

Hassan II fut un acteur particulièrement isolé durant la tumultueuse seconde moitié du XXème siècle au Maghreb. Opposé au panarabisme et au nationalisme arabe (socialisme arabe, NDLR), il se range volontiers du côté des puissances occidentales et déclenche, au début de son règne, la colère de l’Egypte de Gamal Abdel Nasser.

L’opposition est systématiquement écrasée et les partis de gauche radicale qui se réclament du marxisme ou du socialisme, entrent soit dans la clandestinité (Parti Annahj Addimocrati, le parti Ila Al Amam pour ne citer qu’eux) soit dans la complaisance avec le régime. Le Parti Communiste Marocain en a fait les frais : après avoir été interdit , il est réapparu sur l’échiquier politique marocain en travaillant avec le Palais. Par conséquent, on observe une transformation idéologique du PCM, qui tend vers un néo-conservatisme bien loin du progressisme qui caractérisait la base politique de ce parti.

Le salafisme et l’islam politique comme remèdes contre l’antimonarchisme

Les partis de gauche ont peu à peu perdu du terrain dans les quartiers défavorisés des grandes villes marocaines au profit de l’idéologie salafiste et de l’islam politique sur cette terre historique du sunnisme malékite. Cette transformation s’explique en grande partie par la volonté claire d’Hassan II d’islamiser les foyers de la pensée contestataire et antimonarchique.

En effet, il engage, à partir des années 70, des réformes universitaires importantes, en supprimant les matières qu’il considère comme subversives : lettres, philosophie, sciences humaines. Il restreint le plus possible l’accès aux études supérieures, et impose comme matière obligatoire dans n’importe quelle discipline universitaire les « sciences islamiques ». Il sème la religion pour asseoir son autoritarisme et pour endormir les nombreux épicentres de la gauche estudiantine et syndicale.

Cette islamisation de la société aura de lourdes conséquences sur le Maroc post-Hassan II. Il réprime sévèrement les prédicateurs radicaux, mais tolère le salafisme « quiétiste » qui bride les envies de révolte des marocains. Fort de son statut de commandeur des croyants, et de la descendance du prophète dont il se revendique (dynastie Alaouite, présente depuis 1631 sur le territoire), il islamise les universités pour diminuer les envies de révolte de la population, à 99% musulmane. Cette islamisation voulue, engendrera une génération ultra conservatrice au début du XXIème siècle, et conduira le peuple dans les bras du PJD qui gagnera les élections législatives en 2011.

La grande force d’Hassan II a été de concilier répression violente et conservatisme religieux. L’espace public n’était ni un espace de jugement des questions des mœurs, ni un espace d’expression de l’opinion commune. La situation a changé après la mort d’Hassan II et la « libéralisation » du pays par Mohammed VI, a donné lieu à des lynchages et des signes inédits d’expressions ultra-conservatrices sur la voie publique, totalement impensables sous Hassan II. Lynchage d’homosexuels sur la voie publique, arrestation d’adolescents qui s’échangent un baiser, harcèlement et mépris continuels pour les femmes et les jeunes filles en quête d’émancipation, surveillance du respect du jeûne de son voisin durant le mois sacré du ramadan…

Mohammed VI dans la continuité de son père

Les polémiques fleurissent sans cesse depuis l’accès au trône de Mohammed VI. Pourtant, il reste l’homme providentiel, et jouit d’une popularité particulièrement forte auprès de la jeunesse. Il se pose en homme de convictions, en symbole d’unité dans un pays où les arabes ne représentent que 40% de la population (les 60% restant sont composés des différentes tribus berbères).

Quid de la « transition démocratique » observée après l’avènement de la nouvelle constitution de 2011 ?

Le Roi choisit toujours le premier ministre, qui est dans l’obligation d’appliquer les décrets royaux. L’omniprésence de la patte du Roi sur l’échiquier politique se constate toujours depuis les dernières élections législatives tenues en Octobre 2016 dans le Royaume Chérifien, où les deux principaux partis qui se disputent la majorité, le PAM (Parti de l’Authenticité et de la Modernité) et le PJD, sont relativement proches du régime.

Le PAM a été fondé par un ami et ancien conseiller du monarque, et le premier ministre issu du PJD s’est fait régulièrement recadrer par le Roi pendant son premier mandat à la tête du gouvernement. Les partis qui se veulent alternatifs à ce mode de scrutin où seul le Palais est roi, ont appelé au boycott des élections législatives, qu’ils considèrent comme des simulacres de démocratie. On loue souvent la stabilité politique du Royaume, mais elle ne tient finalement qu’à des choix historiques d’Hassan II.

La démocratie arrivera-t-elle finalement par une contestation populaire face aux inégalités sociales et au bafouement quotidien des droits de l’homme ? Ou se suicidera-t-elle d’elle-même comme le fit le général Oufkir – de 4 balles dans le dos – après son putsch manqué contre le Roi ?

Crédits photo : ©Département d’Etat américain. L’image est dans le domaine public.