« La politique en France reste un sport de riches » – Entretien avec Niels Planel

La fracture territoriale française est revenue sur le devant de la scène ces dernières semaines. Alors que l’été fut marqué par des émeutes inédites dans les banlieues, le mouvement des agriculteurs, mais aussi les débats ouverts à gauche dans le cadre de la campagne des élections européennes, illustrent bien le malaise d’une société française au sein de laquelle l’égalité républicaine a été mise à mal par près d’un demi-siècle de politiques néolibérales. Crise des services publics, déserts médicaux, fermetures d’écoles, relégation des classes populaires dans des territoires en marge de la mondialisation sont autant de stigmates d’une France à deux vitesses, subissant de plein fouet la sécession de ses élites. Depuis plusieurs années, Niels Planel observe cette situation se dégrader d’un œil inquiet, l’autre optimiste. Auteur de Là où périt la République (Editions de l’Aube, 2022), il raconte de façon comparée son expérience de terrain en Seine-Saint-Denis et dans les territoires ruraux de la Haute-Côte-d’Or, où il est élu municipal depuis 2020. Appelant à une « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité que des banlieues, il alerte également la gauche sur sa responsabilité de porter un nouveau projet de société réellement émancipateur.

LVSL – Dans cet ouvrage, vous rapportez votre expérience de terrain dans deux territoires très différents, Sevran en Seine-Saint-Denis d’une part, et la Haute-Côte-d’Or, en Bourgogne, d’autre part. Comment s’est passée votre rencontre avec ces territoires contrastés et leurs populations ? Dans quel cadre s’est-elle faite ?

Niels Planel – Cette expérience correspondait à l’origine à un manque. À l’aube de la trentaine, je travaillais pour de grandes organisations internationales et je ressentais le besoin d’aller sur le terrain. Or dans les médias, la ruralité et la banlieue étaient caricaturées, mais personne n’était interviewé sur place, et les personnes qui en parlaient n’y vivaient pas. À cette période, j’ai donc voulu, avec des amis, y monter des projets de réduction de la pauvreté, sachant que la pauvreté augmente graduellement depuis 2004 en France. L’idée était de faire une première expérience, de créer une sorte de laboratoire pour voir ce qui pouvait fonctionner sur place et être reproduit ailleurs.

J’y ai tôt observé que plus on s’éloigne des grands centres de pouvoir, plus on découvre des territoires précarisés où des élus mettent en place non pas des politiques de développement du territoire mais des politiques de contrôle du territoire, profitant du pourrissement de la situation. C’est souvent le fruit de petits arrangements, liés à la conquête et à la conservation du pouvoir.

Dès lors, les initiatives de jeunes pousses qui chercheraient à changer les choses sont interprétées comme des menaces pour le pouvoir local établi, qui va chercher à les neutraliser ou les écarter du territoire, qui se nécrose petit à petit faute d’investissements ou de projets.

LVSL – Les discours politiques, de l’extrême-gauche à l’extrême-droite, ont tendance à opposer ces deux types de territoires, que l’on a parfois d’ailleurs du mal à nommer. Sur quels points principaux la situation de leur population diffère-t-elle ?

N. P. – En termes de stratégie pour la conquête du pouvoir local, si je simplifie, on trouve effectivement dans la banlieue des logiques électoralistes qui font que le discours proposé est taillé sur mesure, susceptible de plaire aux populations en se complaisant dans une posture critique sans faire de proposition constructive. Pour autant, cela permet de se faire élire, de devenir maire, voire d’aller à l’Assemblée nationale, sans avoir trop à assumer les responsabilités à l’échelle locale auprès des populations des quartiers.

On peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

De son côté, l’extrême-droite divise artificiellement depuis son émergence deux types de populations qui ont des besoins semblables. Il y aurait des Français qui seraient plus français que les autres, ce qui justifierait de laisser de côté ces derniers. Au contraire, toute la philosophie du livre que j’ai écrit repose sur l’idée que l’on peut formuler une politique commune, autour de la « convergence des désespérés », aussi bien des populations de la ruralité, comme de celles des banlieues, tout simplement parce qu’elles ont les mêmes besoins.

Certes, leur situation n’est pas tout à fait identique. Dans les banlieues, la proximité avec la ville permet aussi de saisir des opportunités d’emploi qui existent dans les grands centres, à Paris, à Lyon ou à Bordeaux, mais pour autant, les défis sont nombreux pour ces populations. Il n’y a qu’à voir les dysfonctionnements structurels du RER B, sur lesquels je reviens dans les premières pages de mon livre, qui constituent un véritable obstacle pour les habitants de Seine-Saint-Denis. Plus généralement, on constate une mobilité très difficile pour les plus précaires.

Par ailleurs, du côté de la ruralité, on trouve certes les avantages de la nature, les poêlées de champignons qu’on est allé cueillir le dimanche, si l’on caricature, mais la vie n’est pas forcément plus facile là-bas. La principale différence à mes yeux est l’isolement qu’on subit dans la ruralité alors que dans la banlieue, certes il y a de la solitude, mais dans les barres HLM, dans les réseaux associatifs, il y a une solidarité et des sociabilités qui font qu’on souffre sans doute moins de l’isolement.

LVSL – Alors, au contraire, qu’est-ce qui les rapproche ?

N. P. – Tout, et c’est précisément ce qui me passionne dans ce travail que je mène depuis une dizaine d’années maintenant. Successivement, j’ai fait des projets à Sevran, au Blanc-Mesnil, dans des petits villages de la Haute-Côte-d’Or, ensuite en tant qu’élu local, dans une petite ville qui s’appelle Semur-en-Auxois. Lorsque je suis graduellement passé de la banlieue aux territoires ruraux, je m’attendais à ce que tout soit différent. Or en réalité, ce que j’appelle les incarnations de la République, c’est-à-dire non pas des figures de l’imaginaire comme Marianne mais bien plutôt les institutions, les services publics, la santé, l’éducation, les transports, les opportunités économiques ou de formation, y dépérissent autant.

Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel.

D’un côté, le RER B est là mais demeure dysfonctionnel, de l’autre, on compte au mieux trois ou quatre cars par jour. Il n’y a plus de service d’urgence ouvert aujourd’hui dans le 93, et bon courage aussi pour se soigner en Haute-Côte-d’Or, où vous avez plutôt intérêt à aller à Dijon. Les délais s’allongent tandis que dans des villages comme La Roche-en-Brenil, vers le Morvan, on a vu des classes à trois niveaux. Les institutions sont donc toujours en place, mais bénéficier de ce qu’elles offrent devient de plus en plus difficile. Je rattache ça à l’analyse que propose Amartya Sen de la pauvreté, estimant qu’elle n’est pas forcément monétaire, mais qu’elle s’exprime sous le prisme de la « capabilité », de la capacité des individus à réaliser ce qu’ils estiment être leur potentiel. Dans la ruralité comme dans la banlieue, par opposition aux grandes villes, il est aujourd’hui difficile, surtout si vous êtes né dans les couches populaires, de réaliser votre potentiel, comme le montrent des tas d’exemples dans le livre.

Aujourd’hui, le camp progressiste devrait pouvoir comprendre ces enjeux, s’en saisir et proposer un agenda. L’obstacle principal à cette prise de conscience et à cette volonté politique est selon moi d’ordre sociologique. Les gens se font élire sur place, mais sans vraiment y vivre et par conséquent sans s’imprégner des problématiques du quotidien. C’est sans doute ce qui me met le plus en colère, car on a des ambassadeurs qui reviennent peu sur le territoire qu’ils entendent représenter. Dès lors, il est difficilement envisageable de construire un agenda émancipateur digne de ce nom.

LVSL – Vous vous intéressez en particulier au rapport que ces populations entretiennent avec la République, parfois ambigus. Comment les qualifiez-vous et quelle est la part de responsabilité des pouvoirs publics dans ces rapports ?

N. P. – Il y a plusieurs manifestations de cette relation. Tout d’abord, on le mesure électoralement, car à chaque élection depuis les années 1980, il y a une baisse de la participation électorale, une hausse significative de l’abstention que l’on interroge rarement de façon pertinente et constructive. Des gens qui aimeraient bien faire République mais qui ne se sentent plus représentés se détournent progressivement d’un rituel au cœur de notre vie démocratique. Ce qui pose la question de savoir à partir de quel degré d’abstention un système représentatif ne l’est plus.

Un autre indicateur est en parallèle la montée de l’extrême droite. Aujourd’hui, à trois ans et demi de l’élection présidentielle, on ne se pose même plus la question de savoir si Marine Le Pen peut être présidente mais « quand ? ». La razzia des sièges faite par son mouvement à l’Assemblée nationale a été un événement important de ce processus. Sur ce point, cette construction de la défiance, toutes les forces politiques ont joué un rôle, mais ce que je regrette, c’est que celle qui est, par son logiciel, la plus à même d’incarner les aspirations des couches populaires d’où qu’elles viennent, c’est-à-dire la gauche, ne me semble pas avoir été à la hauteur pendant quarante ans.

Du tournant de la rigueur, il y a très exactement quatre décennies, à aujourd’hui, je n’ai pas suffisamment entendu la gauche défendre les classes moyennes qui se faisaient dévorer par la désindustrialisation. Au contraire, s’est imposée dans les esprits la fameuse expression « l’État ne peut pas tout » face aux fermetures d’usines, au dépérissement des classes moyennes, à l’explosion des familles monoparentales – les mères seules étant le noyau dur de la pauvreté en France – ou encore aux jeunes, sans emploi et sans formation dont regorge notre pays.

C’est précisément là que l’on aurait dû retrouver la gauche, pour investir dans l’école, pour rénover le RER B, pour remettre de la mobilité dans les territoires ruraux, etc. Un autre exemple : dans ma circonscription, la plus grande de France avec 342 communes, les violences intrafamiliales sont au sommet de la liste des crimes et délits. On n’en parle jamais, il y a un silence assourdissant sur cette question, alors que l’on y croise, au XXIe siècle, des jeunes femmes avec des bleus au visage ou au corps, et qui n’osent porter plainte, dans des logiques engendrées par ces violences. Les enfants ne sont pas épargnés. C’est un sujet primordial, et si vous avez passé plus de 30 minutes dans un commissariat de banlieue, vous savez que celle-ci est également concernée.

Nous sommes un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Alors, sincèrement, dans l’ordre des priorités des progressistes, faut-il d’abord saturer le débat avec les questions sociétales, par exemple liées à l’écriture inclusive, ou bien est-ce que l’on ne devrait pas se préoccuper d’abord de ce type de sujets ? C’est cela que les gens attendent, alors pourquoi a-t-on retrouvé la gauche sur des problématiques de déchéance de nationalité ? C’est là que se situe la rupture. Nous sommes pourtant un pays qui aspire à plus d’égalité, qui est attaché à cette notion et qui refuse de voir la précarité exploser.

Je pense qu’il y a un rendez-vous manqué avec un personnel politique qui est sociologiquement plus à l’aise que l’électorat moyen et qu’on ne retrouve pas sur place. En dix ans, j’ai croisé très peu de représentants du personnel de gauche, quand on ne se moquait carrément pas que j’aille « là-bas ». Pourtant, je peux témoigner qu’en tant que simple petit élu local, le travail que je fais a un impact sur ces questions. Alors, si on peut le faire en tant qu’élu local, il n’y a aucune raison de ne pas pouvoir le faire à l’échelle nationale. Seulement, être progressiste, c’est une exigence, et il y a comme une démission de ce point de vue.

LVSL – Vous montrez bien aussi, malgré la persistance d’un idéal égalitaire, la progression dans ces territoires de l’individualisme que vous mettez en lien avec le néolibéralisme. Sur quels aspects la percée de l’individualisme s’appuie-t-elle dans ces territoires, et en quoi participe-t-elle de la défiance vis-à-vis d’une République qui semble s’éloigner ?

N. P. – En 2022, l’IFOP avait fait une enquête qui montrait qu’un tiers des personnes en situation de précarité se sentent seules. Lorsque l’on croise cette solitude dans la précarité au développement depuis quinze ans de sociabilités virtuelles sur les « réseaux sociaux », qui polarisent fortement la société, cela ne favorise pas les projets collectifs ni la solidarité.

Mon collègue Achraf Ben Brahim montre dans plusieurs de ses ouvrages comment l’extrême droite domine la toile ou comment des groupuscules comme l’État islamique ont eu la capacité d’endoctriner en ligne. Le rôle des réseaux sociaux, aux coûts faibles, n’est pas à sous-estimer. Au demeurant, dans la ruralité, les gens qui toquent aux portes dans le contexte du militantisme ont également disparu. Ce qui reste, ce sont effectivement les réseaux sociaux, dont les algorithmes vous enferment dans des bulles idéologiques qui vous confirment dans vos opinions et ne vous invitent plus à discuter avec vos voisins.
On peut aussi partir des conditions matérielles qui font que les Français les plus précaires sont seuls : cela coûte cher d’aller boire un café, d’aller au restaurant. Le coût d’activités sociales qui peuvent sembler banales pour les catégories sociales plus aisées demeure un enjeu fondamental, dans la banlieue comme dans la ruralité, qui encourage des formes d’individualisme.

Certes, l’individualisme n’est pas un phénomène nouveau, mais il y a un mouvement moderne autour du cocon, lié à tout le confort qu’on installe chez soi, au rôle des plateformes comme Netflix ou Amazon. Ce renfermement dans la sphère privée a évidemment des répercussions politiques, participant d’un désinvestissement de la chose publique d’autant plus paradoxal que dans les enquêtes d’opinion, les relations sociales, et notamment amicales, restent très valorisées. On a donc le droit d’être optimiste, mais cela passe nécessairement selon moi par une réflexion en termes de politiques publiques qui visent à renverser cette tendance.

LVSL – Justement, vous avez parlé à plusieurs reprises de Territoires zéro chômeur de longue durée, expérimentation qui vise à recréer des formes collectives d’emploi pour permettre aux personnes qui en sont durablement éloignées de retrouver un travail. Pouvez-vous en rappeler les principes et nous dire le rôle qu’il peut avoir spécifiquement dans les territoires qui vous intéressent ?

N. P. – Cette expérimentation a été portée par Laurent Grandguillaume, ancien député socialiste de Côte-d’Or qui connaît particulièrement bien les questions de précarité et d’emploi. Elle concerne aujourd’hui une soixantaine de territoires en France, qui reposent concrètement sur des entreprises dites à but d’emploi (EBE). J’ai bâti ce projet sur ma commune. Le principe est simple : les demandeurs d’emploi de longue durée, un an ou plus, qui en font la demande, ont le droit d’accéder à un emploi, comme le garantit le préambule de la Constitution de 1946.

Le système est financé par un prélèvement chaque année sur les 40 milliards d’euros du budget national du chômage, ainsi que du RSA du côté des départements, pour proposer des activités sous la forme de CDI aux demandeurs d’emploi en fonction de ce qu’ils veulent faire et de ce qu’ils savent faire. Ce type de contrats leur permet de se projeter dans l’avenir, avec un salaire minimum qui leur permet de retrouver une place dans la société et une forme de dignité. C’est là où l’on rompt avec l’isolement que je décrivais : ce sont des personnes qui ont été marginalisées, dont on disait – ce qui me met également en colère – qu’elles n’étaient bonnes à rien, paresseuses voire « assistées », alors même que cette situation est trop souvent subie, pour des questions de mobilité, de santé, de handicap, de formation, d’âge, voire dans certains cas des discriminations de genre ou d’origine ethnique.

Ce projet permet donc de reconstruire la démocratie locale, en particulier à travers un Comité local de l’emploi, qui est en fait l’organe de gouvernance de ces territoires zéro chômeur : il associe l’État, le Département, la municipalité, des acteurs du tissu social et associatif, les entreprises, les employeurs, et bien sûr des demandeurs d’emploi de longue durée. Ainsi, des organismes qui d’habitude travaillent en silos, des collectivités qui en général ne se parlent pas entre elles, fluidifient leur travail en partant des besoins, des qualifications et des envies de ces demandeurs d’emploi.

À titre d’exemple, dans mon territoire, qui a véritablement été lancé l’été dernier, nous avons réussi à placer plusieurs personnes dans l’EBE, mais à peu près autant sur le marché du travail classique. Ce sont autant de victoires face aux drames humains provoqués par le chômage dans notre pays. Je conseille vivement à chacun d’aller voir comment cela change la vie des personnes qui reviennent à l’emploi après un an ou plus d’isolement. Voilà donc un projet qui devrait être prioritaire dans un agenda de justice sociale.

LVSL – Vous montrez également dans l’ouvrage que ces lieux dans lesquels « périt la République » sont aussi des territoires où elle peut se renouveler, trouver un terreau fertile pour se revivifier. Quels sont selon vous les axes prioritaires pour inverser cette tendance ?

N. P. – Le titre insiste en effet sur les territoires « où périt la République », ce qui ne veut pas dire que « la République périt ». Il restera toujours une unité qu’on appellera la République française. Mais on y trouve des poches de précarité qui vont s’en éloigner comme des îlots de manière durable, raison pour laquelle une volonté politiques et des efforts sont nécessaires pour ressouder ces territoires précarisés, marginalisés.

Martin Luther King, peu de temps avant sa mort, découvre que les populations blanches précarisées aux États-Unis souffrent finalement des mêmes problèmes, à des degrés divers, que les populations afro-américaines marginalisées. Sans les mettre sur le même plan, il affirme que sans créer une coalition de ces deux segments de la population, le combat pour la justice sociale ne mènera nulle part. De même, un sociologue de Harvard auprès duquel j’ai étudié, William Julius Wilson, démontre dans ses travaux qu’on peut recréer de l’interdépendance entre des groupes différents, pourvu qu’on leur fasse réaliser qu’ils ont besoin les uns des autres pour avancer.

L’agenda que je propose dans mon livre n’est donc pas révolutionnaire : il faut reconstruire une école qui fonctionne, remettre des hôpitaux là où il n’y en a plus et garantir la mobilité à toutes les échelles. Concrètement, cela nécessite un investissement sans précédent en navettes électriques, puisqu’il faut aussi s’engager dans la décarbonation des transports, et garantir des transports peu chers, quitte à les subventionner, quitte à ce que ce soit déficitaire pour la collectivité. De toute façon, au-delà de la défense de ce service public, en termes d’emplois et de capacité de générer de l’activité économique, cet investissement sera compensé.

Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ?

Du point de vue de nos lycées, l’OCDE révèle que dans les quartiers privilégiés, près de 90 % du personnel est certifié ou agrégé, alors que dans les zones en difficulté, le chiffre chute à 58%. Former et rémunérer correctement ces enseignants, leur donner les moyens de faire leur métier a certes un coût, mais là encore, n’est-ce pas un investissement rentable à long terme pour la société ? Cela peut être également le point de départ d’une nouvelle fiscalité, plus progressive, notamment sur la question des héritages, de la taxation des successions et des donations. Et pourquoi pas trouver des instruments innovants comme la mise en place d’un capital de départ pour les jeunes, comme cela commence à être le cas dans certains États américains, à l’instar du Connecticut ?

Pour cela, il faut certes que des gens qui portent ces idées puissent arriver aux responsabilités, mais surtout que ces deux segments de la population se rendent compte qu’ils ont besoin l’un de l’autre, de trouver un représentant commun pour porter ces idées et de voter dans la même direction. Qu’on en finisse avec les idées nauséabondes de l’extrême droite qui ne cherche qu’à diviser sans apporter de solution concrète ou réaliste pour cette convergence des désespérés.

LVSL – Vous esquissez l’urgence de créer cette convergence des désespérés, que vous décrivez dans le livre comme « une alliance de cette France des RER et des TER ». Sur quels fondements et par quel biais cette alliance peut-elle, selon vous, être menée à bien ?

N. P. – Même si chaque situation nationale est différente, on en voit d’une certaine façon les prémices outre-Atlantique, avec une coalition au sein du Parti démocrate qui a tenu jusqu’ici, entre les électeurs blancs de la working class et les minorités afro-américaines ou hispaniques. Cela s’est fait en construisant des propositions parlant à ces deux électorats a priori très différents et ensuite en les mettant en œuvre. Lors de sa présidence, et malgré un Congrès qui n’y était pas forcément enclin, Joe Biden a investi des milliers de milliards de dollars sur des projets d’infrastructures, sur des projets liés au changement climatique, sur des projets de lutte contre la pauvreté chez les enfants qui ont réduit ce taux, en une mesure, de 12 à 6 %.

Il faut donc cette volonté politique, mais surtout, elle doit s’incarner dans des personnalités. Sur l’échiquier politique français, de la gauche de la gauche jusqu’au centre droit, on trouve des personnalités qui sont sensibles à ces problématiques. On parle beaucoup du rapport Borloo sur les quartiers prioritaires. De même, aujourd’hui, l’un des plus fervents défenseurs de la taxation des hauts revenus est Jean-Paul Mattei, du MoDem. On dirait une proposition de Piketty, et cela lui vaut de se faire taper sur les doigts dans son propre camp. Pour autant, c’est un notaire de province, il sait exactement de quoi il parle et c’est là où l’on revient selon moi à une question sociologique décisive.

L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée.

Au sein de la NUPES, on trouve une surreprésentation parisienne, en particulier du Nord et de l’Est de Paris, avec une ligne droite qui va de la place de la République jusqu’à Montreuil. Les idées portées par la NUPES sont logiquement déterminées par cette sociologie urbaine et diplômée, de classes intellectuelles et artistiques, parfois en voie de précarisation. Mon propos n’est pas de dire que ces idées et ces intérêts ne doivent pas être portés, au contraire, mais qu’ils ne doivent pas pour autant devenir prédominants.
L’enjeu est de ramener aux urnes, et déjà sur les listes électorales, des gens issus des milieux populaires, et de ne pas se complaire dans une élite électorale qui croit savoir ce que veulent les plus précaires mais qui en est le plus souvent totalement coupée. La banlieue, c’est à peu près 5 millions de personnes et la ruralité, c’est 30 millions de personnes. Il y a quand même, à mon sens, une majorité électorale qui pourrait se dégager de cet univers.

Je parlais de Jean-Paul Mattei, de Jean-Louis Borloo, mais on peut aussi parler à mon sens de François Ruffin, qui arrive à parler avec les classes populaires, notamment périurbaines, mais qui semble encore un peu moins connu dans les banlieues, où l’on me dit « il n’est pas sur nos réseaux sociaux, il n’est pas sur les chaînes qu’on regarde », ou encore « il n’est pas sensible aux enjeux de la banlieue », tandis qu’un chauffeur de taxi originaire du 93 me disait quant à lui : « il est trop à gauche ».

Lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

Là aussi, on se confronte à une sociologie loin de l’idéalisation que l’on se fait parfois des classes moyennes et populaires lorsque l’on est militant de gauche : un chauffeur de taxi de la banlieue, c’est quelqu’un qui veut vivre une vie normale, qui ne veut pas être surtaxé, qui aime juste pouvoir faire son boulot convenablement, et qui n’a pas forcément des rêves révolutionnaires. Lorsque l’on aura trouvé ce point d’équilibre, lorsque l’on arrivera à parler au chauffeur de taxi du 93 comme à l’ouvrier de la ruralité, alors on aura trouvé une piste.

LVSL – Au-delà de ces questions électorales, en termes de formation comme de participation directe à la politique, comment les populations de ces territoires pourraient-elles s’engager davantage dans la vie politique ?

N. P. – Je viens de publier dans la revue Esprit un article sur l’impératif d’une réforme du statut de l’élu local. Tout le monde politique a un train de retard sur la société. Aujourd’hui, lorsque vous êtes jeune, lorsque vous travaillez avec des horaires difficiles, lorsque vous avez une famille, vous n’avez pas forcément de temps à consacrer à cette activité si chronophage qu’est la politiques, débattre pendant des heures de projets d’aménagements ou d’infrastructures, sans que cela aboutisse forcément d’ailleurs. La société a évolué, c’est chose heureuse : au sein d’un couple, tout le monde travaille ; la politique traditionnelle, elle, fait comme si une personne pouvait encore s’appuyer sur la ou le partenaire pour s’occuper du « back office » pendant que l’autre s’occupe de politique. Ces choses-là sont dépassées. Les jeunes élus sont souvent célibataires ou alors s’éloignent rapidement de la politique pour pouvoir s’occuper de leur métier et de leur famille.

Par ailleurs, les politiques de contrôle du territoire que j’ai décrites empêchent trop souvent des jeunes d’arriver aux responsabilités à l’échelle locale. Les conseils municipaux sont souvent surreprésentés par des retraités. Il faudrait davantage d’équilibre. C’est très bien qu’il y ait des retraités, mais une meilleure représentation de la société, et notamment des jeunes, favoriserait sans doute le desserrement de l’étau mis en place par des barons locaux ainsi que l’innovation.

D’autres perspectives sont ouvertes par la révolution numérique, dont je ne connaissais à peu près rien avant d’être élu en charge de ce dossier. J’ai supervisé le déploiement de la fibre dans mon territoire, mis du wifi public, nous avons noué un partenariat avec le lycée local et une start-up parisienne pour faire des initiations au no-code et bientôt à l’intelligence artificielle. Une valorisation professionnelle de ce type d’initiatives ou de compétences sur le CV pourrait inciter des jeunes à s’engager pour la communauté.

Par ailleurs, la France compte 34 945 communes. Les regroupements déjà engagés pourraient permettre à chacune de disposer de davantage de moyens, et aussi, il ne faut pas avoir peur de le dire, de meilleures indemnités pour les élus. Cela peut sembler amusant, mais au titre de ces activités, je gagne 70 € par mois. C’est symbolique, et à ce stade autant les reverser à des associations caritatives qui en font un meilleur usage, mais plus sérieusement, cela signifie que la politique en France reste un sport de riches. Les publics les plus éloignés de la politique doivent donc avoir aussi une raison économique de dégager du temps pour en faire.

Je tiens à conclure en disant que je suis à la fois pessimiste pour la capacité du camp du progrès à rebondir à court terme en France, alors même que réémerge une société d’héritiers figée, ce qui laisse un boulevard à l’extrême-droite pour user des classes moyennes comme d’un marchepied vers le pouvoir, et optimiste comme je l’ai rarement été : Des révolutions encore méconnues mais profondément progressistes comme « Territoires zéro chômeur », mais aussi « Harlem Children’s Zone », que j’ai vu à New York en juin, ou les « baby bonds », ce capital de départ que le Connecticut a mis en place en 2023 le tout avec un coût très raisonnable pour les finances publiques – peuvent, prises ensemble et portées à échelle, permettre, quand il faudra défaire cette société du privilège et reconstruire, de redessiner les trajectoires de vie des plus fragiles et de grandement contribuer à ce que la naissance ne détermine pas la destinée d’un individu – ce qui est, ce me semble, le combat fondamental du camp du progrès.

En marche vers la fin de l’unité républicaine ?

Ce sont souvent les réformes qui font le moins de bruit qui transforment le plus la société. Votée en 2022, la loi 3DS, technique et obscure, pourrait bien avoir un impact plus significatif sur notre régime social que la réforme des retraites. Loin de ne toucher que la Corse, les propositions faites par Emmanuel Macron, concernant l’inscription du droit à la différenciation territoriale dans la Constitution, semblent conduire notre pays sur la pente de la dislocation, voire vers la reconnaissance d’un système communautarien. Alors que le monde politique a ignoré ces réformes, qu’elles ne font l’objet d’aucun appel à la mobilisation et qu’elles sont menées dans l’indifférence générale, voire avec une large approbation, elles sont néanmoins en passe de rompre tout ce qui fait notre monde commun. Sans prise de conscience immédiate, notre pays sera demain dénué du cadre légal pour mener des politiques publiques ambitieuses et contraint de voir ses services publics privatisés, ainsi que sa protection sociale désunifiée. Par Benjamin Morel, professeur de droit public.

Le piège des compétences décentralisées

Passée en partie inaperçues en septembre dernier, les 40 propositions de Valérie Pécresse et de la région Île-de-France méritent une attention particulière. Il s’agit pour la collectivité de dresser la liste des compétences qu’elle voudrait voir décentraliser en vertu de l’article L.4221-1 du code général des collectivités territoriales, modifié par la loi n° 2022-217 du 21 février 2022, dite « loi 3DS ». L’État a un an pour répondre à celle qui aurait pu elle-aussi devenir présidente de la République.

La région propose ainsi la régionalisation du SMIC. Le coût de la vie en Île-de-France étant plus élevé qu’ailleurs, on serait tenté d’applaudir cette proposition. Toutefois, il faut bien comprendre toute la perversité de ce qui apparaît au départ comme une bonne intention. En effet, élever le SMIC dans un territoire pour des raisons de coût de la vie, c’est légitimer qu’on l’abaisse dans d’autres. Même si à terme cela ne devait pas arriver en valeur absolue, on peut s’attendre à ce que le « coup de pouce » au SMIC ne soit plus que régional, jusqu’à ce que les régions les plus pauvres voient leurs salaires minimums s’effondrer par rapport à l’inflation, et soient peu à peu paupérisées. La politisation du niveau du SMIC deviendrait impossible, dispensant le gouvernement de toute pression pour agir dessus. Si cela se justifie pour le SMIC, cela se justifie aussi, nécessairement, pour les traitements des fonctionnaires et les pensions. In fine, c’est l’ensemble des bas revenus des territoires les plus pauvres qui subiront de plein fouet et avec violence les conséquences de la différenciation territoriale. La péréquation économique se faisant en France pour une grande part grâce aux pensions et aux traitements, si fonctionnaires, retraités et bas salaires consomment moins faute de revenus, c’est le tissu commercial et économique de régions entières qui pourrait bien s’effondrer.

« À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. »

Autre exemple, la région souhaite pouvoir créer des écoles privées sous contrat disposant d’une totale liberté pédagogique. Ces dernières seraient évidemment sélectionnées par la clairvoyance de la Région, mais financées par les rouages obscurs de l’État. Il s’agit en fait d’importer le modèle, qui a pourtant totalement échoué, en Grande-Bretagne, en créant des écoles fondées sur une approche strictement managériale et économique de l’éducation. À terme, le service public de l’éducation est menacé de disparition. On peut rompre avec l’héritage de Jules Ferry par une grande loi supprimant l’École publique, ou par le bas, en laissant aux régions le soin de la concurrencer aux frais de l’État en s’appuyant sur des établissements-entreprises, équivalents d’une business school. C’est ce que propose Valérie Pécresse. Que l’on se rassure, si elle ne va pas encore si loin pour l’hôpital public et la politique de l’emploi, ces autres grands services publics ne sont pas oubliés dans ses 40 propositions…

Pour faire de telles demandes, Valérie Pécresse s’appuie sur une loi que certes les communistes et les insoumis ont rejetée, mais pour laquelle les socialistes ont voté. Peut-on leur en vouloir ? Sans doute. Ont-ils voulu cela ? Clairement pas. Seulement, la différenciation présentée comme une mesure sympathique et inoffensive permettant aux « collectivités de demander des compétences afin de les exercer au plus près du terrain » est un slogan qui, accompagné d’une technicité législative folle et d’un désintérêt politique pour le droit des collectivités, a mené à ne pas voir qu’à travers le concept de différenciation on pouvait détruire les services publics et saper les fondements de la protection sociale. Autre mesure très consensuelle, technique et peu mobilisatrice, Emmanuel Macron propose d’inscrire ce droit dans la Constitution. La gauche est à présent prévenue de ce que cela implique. Ceux qui la voteront au nom des mêmes slogans inoffensif n’auront plus l’excuse de la naïveté.

Déroger à la loi commune ?

Emmanuel Macron propose également, toujours au nom du droit à la différenciation, de permettre aux collectivités de « déroger » à la loi. Lorsque Laurent Wauquiez a annoncé ne pas vouloir appliquer le zéro artificialisation nette, l’ensemble de la gauche a crié au scandale. On peut contester ce choix, mais en soi, il est conforme au droit. On a permis aux collectivités de ne pas appliquer la loi en question. On peut juger cela absurde, mais on ne peut pas en appeler au droit à la différenciation, en permettant aux élus de déroger, et s’étonner et s’indigner qu’ils le fassent. Certains, comme Europe Écologie Les Verts, qui se sont fendus d’un communiqué salé à l’encontre du président d’Auvergne-Rhône-Alpes au nom de l’unité de la loi, tout en appelant de leurs vœux cette différenciation, devraient en tirer des leçons.

Ce qu’Emmanuel Macron propose va encore plus loin puisqu’il s’agit d’accorder un droit à l’adaptation pour toutes les collectivités. Là aussi, l’idée plaît ! Les lois sont bavardes et grèvent la marge de manœuvre politique des collectivités. C’est vrai et cela conduit à remettre en cause leur libre administration. Nous pourrions cesser de légiférer n’importe comment et utiliser les nombreux instruments constitutionnels présents aux articles 41 ou 37-2 de la Constitution pour faire le ménage et desserrer le corset qui les entoure. À la place, le chef de l’État, sous les applaudissements presque généraux, propose plutôt de déroger. Il va falloir que les partisans de la différenciation expliquent comment mener des politiques cohérentes de transition écologique si chacun peut faire à sa guise. Ajoutons à cela que Valérie Pécresse, dans ses 40 propositions, veut définir elle-même les règles de performance énergétique des logements. Autant renoncer à lutter contre le réchauffement climatique en espérant que sa collectivité saura « déroger » à ses effets…

« Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? »

Par ailleurs, il convient de s’arrêter sur cette idée de dérogation. Ce n’est pas là une affaire de jacobins ou de girondins, ni même de fédéralistes ou d’anti-fédéralistes. Dans aucun État à peu près constitué, aussi décentralisé soit-il, on n’a fait de la dérogation le principe de l’application de la loi. C’est le fondement même de l’État de droit et de l’ordre juridique qui est attaqué ici… Imagine-t-on qu’on accorde un droit à déroger au Code de la route ? Supposez qu’en raison de ma préscience des accidents, qui fait de moi un être surconscient, je m’autorise à déroger à la règle m’interdisant de m’arrêter au feu rouge. Poussé à l’absurde, c’est le même principe. Emmanuel Macron constitutionnalise la boutade de Churchill selon laquelle « en France tout est autorisé, même ce qui est interdit », et le reste de la classe politique ne semble pas y voir un problème, voire applaudit.

Le cheval de Troie du communautarisme

Ce que le président a annoncé en Corse est également très grave et hypothèque l’avenir du pays. D’abord, ce dernier propose de consacrer la Corse comme « communauté culturelle ». En faisant cela, il veut éviter de parler de « Peuple corse », ce qui introduirait une rupture dans la souveraineté et ouvrirait un droit à la sécession. Dans notre Constitution, le Peuple n’est pas défini culturellement ; le Peuple est identifié comme souverain. On pourrait donc penser qu’il propose une voie plus acceptable, mais, sans doute par inconséquence, il ouvre un chemin extrêmement mortifère. En effet, la République ne reconnaît aucune communauté. Elle ne reconnaît que des citoyens, indépendamment de leur culture, leur religion ou leur ethnie. Reconnaître une communauté dans la Constitution, c’est se confronter à un choix cornélien. Soit cela implique de les reconnaître toutes. Si l’on reconnaît une communauté culturelle corse, il faut aussi considérer l’existence d’une communauté culturelle bretonne, basque… mais aussi musulmane, afrodescendante ou asiatique. Si on s’y refuse, considérant que certaines de ces communautés n’ont pas à être reconnues car d’une moindre dignité, alors on les hiérarchise. Peu importe comment on le présente, quelles justifications on donne, quelle précaution on y met… cela s’appelle du racisme. Si la rédaction proposée par Emmanuel Macron entre dans la Constitution, nous n’aurons d’autre choix que de mettre en place une République communautariste ou un État raciste. Il n’y aura pas de troisième voie.

« La République ne reconnaît aucune communauté. »

Ensuite, le Président propose de reconnaître une autonomie à la Corse. Disons-le d’emblée : cela ne veut rien dire juridiquement. Être autonome, c’est se donner sa propre norme, comme le fait une commune lorsqu’elle prend un arrêté municipal. Toutefois, derrière l’idée d’autonomie se cache l’idée d’un statut particulier qui n’aurait de fondement que l’identité. Évidemment, accorder un statut à la Corse en reconnaissance de son identité, c’est montrer du mépris pour celle d’autres régions qui ne pourraient acquérir ce même statut. La Bretagne ne s’y est pas trompée et a le jour même soumis un rapport sur l’autonomie à Élisabeth Borne, son président demandant « la même chose » que la Corse. Ce phénomène de surenchère que nous analysions il y a quelques mois dans La France en miettes et dans les colonnes de LVSL semble se confirmer. D’autres ont emboîté le pas de la Bretagne, jugeant aussi qu’une identité reconnue exigeant un statut soit-disant taillé pour une « Île-Montagne »… Si elles devaient l’obtenir, gageons que la Corse, se sentant normalisée, demanderait un statut de plus grande autonomie, puis à terme l’indépendance, au regard de ses caractéristiques propres. Nous avons déjà analysé ce phénomène de surenchère et nous permettrons aussi d’être court. Cela a eu lieu sans guère d’exception partout où en Europe où l’on a fait le choix de lier statut et identité. Sans revenir dessus en détail, rappelons qu’une fois cette dynamique lancée, personne n’a trouvé la clé pour en sortir. La vie politique espagnole ou belge est même structurellement bloquée par ce problème. La première victime de ce phénomène est d’ailleurs la solidarité nationale. On ne veut pas payer pour ceux qui n’apparaissent pas comme appartenant à la même nation… l’ERC catalane, parti de gauche indépendantiste, appelle ainsi à garder les impôts catalans en Catalogne et à ne pas financer les pauvres Andalous… Que ceux qui prônent aujourd’hui le régionalisme assument cette rupture de solidarité, car elle s’impose à terme nécessairement, quelles que soient les bonnes intentions professées.

Par des mesures techniques ou qui semblent ne toucher qu’une île, que les élites parisiennes ont pris l’habitude de négliger, c’est bel et bien l’ensemble de ce qui constitue notre pays, notre modèle social, notre modèle de service public et notre avenir commun qui est menacé. Soit, nous continuons à nous aveugler en nous gargarisant d’une apologie niaise des irréductibles différences entre les « territoires », soit nous commençons à travailler sur les conséquences de ce qui est proposé. Quoique non. Ceux qui voulaient détruire la République, la Nation, les services publics, le système social ont déjà, eux, travaillé, et nous en mettent les conséquences devant les yeux. Il convient simplement de s’opposer fermement, ou bien d’accepter de faire partie des fossoyeurs de tout ce que nous disons défendre.

1848 : UNE RÉVOLUTION SOCIALISTE AU SERVICE DES TRAVAILLEURS ?

Pour l’anniversaire de la révolution du 25 février 1848, dans laquelle la France s’embrase à nouveau dans un élan romantique et social et proclame à nouveau la République, Le Vent Se Lève organisait une journée de conférences en partenariat avec la Fédération Francophone de Débat. Dans la loi du 25 février 1848, on peut lire les mots suivants : « Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir à la liste civile. ». Le droit du travail, proclamé avec fracas, n’a pas tardé à diviser le mouvement socialiste naissant et la bourgeoisie libérale, qui avaient mené ensemble la révolution de 1848. La dernière conférence est dédiée à cet enjeu. Redécouvrez ici cette discussion entre Hugo Rousselle Nerini, Christos Andrianopoulos et Frédéric Thibault.

Conférence : la République démocratique en 1848

« La Révolution et la République sont indivisibles. L’une est la mère, l’autre est la fille. L’une est le mouvement humain qui se manifeste, l’autre est le mouvement humain qui se fixe. La République, c’est la Révolution fondée […] On ne sépare pas l’aube du soleil », écrivait Victor Hugo. Pour l’anniversaire de la révolution du 25 février 1848, dans laquelle la France s’embrase à nouveau dans un élan romantique et social et proclame une nouvele fois la République, Le Vent Se Lève organisait une journée de conférences en partenariat avec la Fédération Francophone de Débat. Découvrez la première discussion de la journée, entre Mathilde Larrère et Michèle Riot-Sarcey, animée par Hugo Rousselle Nerini.

Georges Sérignac : « Le projet républicain est né sous la Révolution française »

Extrait de l’oeuvre de D. Jeaurat, « Jean-Jacques Rousseau et les symboles de la Révolution », 1794.

Georges Sérignac est grand maître du Grand Orient de France, une des principales organisations maçonniques de France. Nous avons souhaité échanger avec lui afin de revenir sur la spécificité maçonnique française : ses liens avec la République, comme avec le processus révolutionnaire. Nous l’interrogeons aussi ici sur la place du travail et de l’écologie dans les réflexions du Grand Orient, ainsi que sur la signification de l’anti-maçonnisme toujours en vogue dans les organisations d’extrême droite.

LVSL – Commençons par un petit point historique sur la franc-maçonnerie française. Y a-t-il selon vous une spécificité française de la maçonnerie ?

Georges Sérignac – Historiquement, oui. Au début du XVIIIᵉ siècle, quand la franc-maçonnerie des premières loges françaises commence à travailler, elle coexiste avec une franc-maçonnerie anglo-saxonne déjà en place depuis une dizaine d’années. C’est la même maçonnerie, ce sont les mêmes rituels et les mêmes méthodes.

Au bout de quelques années, la franc-maçonnerie anglo-saxonne cherche à se remettre en question, à travers une querelle des « Anciens » et des « Modernes ». Les « Anciens » se considèrent comme détenteurs de la véritable tradition maçonnique et reviennent sur certaines pratiques usuelles de la maçonnerie anglaise de l’époque. Ils vont absorber la maçonnerie anglo-saxonne. Ainsi, la maçonnerie devient une institution qui se consacre aux rituels, à la solidarité et à la convivialité. Ce sont ces marques de fabrique. Ces éléments sont communs à la maçonnerie française.

Mais la franc-maçonnerie française ajoute un nouvel élément : la liberté absolue de conscience. Elle attend la fin du XIXᵉ siècle pour l’intégrer réellement dans ses statuts et abroger l’obligation de croyance – ce qui constitue la summa divisio entre la franc-maçonnerie anglo-saxonne et la nôtre. Dans la tradition maçonnique anglo-saxonne, l’obligation de croyance en Dieu est centrale, tandis que dans la tradition française, c’est la liberté absolue de conscience. On peut croire ou ne pas croire, pratiquer ou ne pas pratiquer. Est religieux qui veut, est athée qui le souhaite. Cette division est fondamentale, et c’est à partir de cette évolution que la maçonnerie anglo-saxonne ne reconnaît plus son homologue française.

En 1877, année de cette mutation, l’engagement dans la cité devient un élément de plus en plus débattu au sein du Grand Orient de France – ce qui est tout à fait cohérent.

L’histoire est émaillée d’épisodes où l’on interdit la franc-maçonnerie et emprisonne les franc-maçons. Ainsi, les franc-maçons se replient sur eux-mêmes dès le début du XVIIIᵉ siècle. C’est cette confidentialité contrainte et forcée qui génère tous les fantasmes.

Au moment de la Commune, les archives des loges montrent des débats à son sujet, ce qui les distinguent des loges anglo-saxonnes, où l’on ne parle pas de politique, comme l’indiquent les règlements. Au sein de la maçonnerie française, la politique fait partie des sujets qui ne sont pas tabous – ce qui montre à quel point la liberté absolue de conscience est centrale chez nous.

LVSL – Quel a été l’apport de la maçonnerie française à l’édification de la République ?

Georges Sérignac – Il y a toujours eu, au sein du Grand Orient de France, du fait de cette liberté absolue de conscience qui dépasse l’aspect religieux, une grande liberté de pensée. Le fait d’avoir des opinions, même différentes, mais liées par des valeurs communes, humanistes, était un pilier fondamental de la maçonnerie française.

Ainsi, dans la construction de la République qui commence avant la Révolution, les loges sont centrales. Il faut se remémorer qu’il y a trois siècles, il n’existait pas de loi permettant les associations : elles deviennent des lieux de prédilection pour des réunions – des lieux qui ne sont pas des salons mondains. Des lieux où l’on peut parler de questions politiques. Cette construction républicaine, longue de plusieurs siècles est donc indissociable de la maçonnerie. Pierre par pierre, elle a contribué à bâtir l’édifice.

On s’en rend compte à la lecture des travaux des loges : les franc-maçons sont souvent des citoyens engagés. Être franc-maçon implique de s’intéresser à la vie de la cité, et parfois d’avoir d’autres engagements. D’où l’influence acquise par la maçonnerie, qui a été exagérée et fantasmée par le mouvement anti-maçonnique. La réalité est bien plus simple : ce sont simplement des citoyens engagés qui se retrouvent pour parler de leurs convictions.

LVSL – Comment percevez-vous les théories conspirationnistes au sujet de la maçonnerie française ? D’un côté, la proximité de certaines d’entre elles avec les écrits d’un Édouard Drumont est frappante. De l’autre, ne peut-on pas interpréter ce rejet à l’égard d’une institution perçue comme influente et élitaire comme un réflexe de défiance vis-à-vis des intermédiaires entre le peuple et ses représentants – donc comme un réflexe républicain, hérité de la Révolution française ?

Georges Sérignac – Il y a deux aspects distincts dans votre question. La première, concerne le complotisme. Il faut déconstruire cette notion avec beaucoup d’attention. Il existe des manœuvres effectuées par des personnalités engagées dans le monde politique ou dans le monde économique, qui établissent des stratégies pour parvenir à certains desseins – mais ça, ce n’est pas le complot. Le complot des théories du complot, implique qu’il y ait des alliances que l’on ne comprend pas, que l’on ne connaît pas, qui travaillent en secret pour le malheur du monde et pour les intérêts d’une minorité. C’est une manière de donner des réponses simplistes à des problèmes complexes. Toutes les formations politiques, depuis que le monde est monde, travaillent pour accéder au pouvoir – le Prince de Machiavel le fait, et n’est ni régi par le bien, ni régi par le mal.

Mais alors, pourquoi les francs-maçons sont-ils l’objet de tant de théories du complot ? Je pense que cela s’explique très bien historiquement : malheureusement, nous avons perdu la bataille de l’image. Il y a trois siècles, lorsque la franc-maçonnerie française commence à exister, elle gêne les pouvoirs, elle gêne le pouvoir royal par ses réunions, ainsi que le pouvoir catholique romain. Raison pour laquelle, au passage, la franc-maçonnerie anglo-saxonne n’est pas touchée par cela, parce qu’elle est en dehors de ces enjeux politiques. Raison pour laquelle, en France, on a cherché à interdire la franc-maçonnerie.

Bien sûr, l’histoire n’est pas linéaire ni manichéenne – des proches de Louis XV ont été franc-maçons. L’histoire est émaillée d’épisodes où l’on interdit la franc-maçonnerie et emprisonne les franc-maçons. Ainsi, les franc-maçons se replient sur eux-mêmes dès le début du XVIIIᵉ siècle. C’est cette confidentialité contrainte et forcée qui génère tous les fantasmes. Le secret auquel sont tenus les maçons ne leur est pas propre. Quand on prête serment pour un grand corps d’État, après tout, on jure de conserver le secret des délibérations. Cela n’a donc rien de spécifiquement maçonnique.

« Je n’aime pas le concept de redistribution des richesses : en République, on les partage, on ne les redistribue pas. La République est la chose commune, et l’aspect social est par nature fondamental à la chose commune. »

De nombreux fantasmes existent également à propos des rituels. Ceux-ci ne sont aucunement cachés : de nombreux livres, disponibles dans toutes les bibliothèques, les détaillent. N’importe qui peut consulter l’ensemble des archives maçonniques.

LVSL – De nombreuses polémiques ont gagné les médias, ces derniers temps, sur le rôle du travail dans la société, en particulier au regard de son rapport à l’assistance et à l’émancipation. Quel regard portez-vous sur ces débats ?

Georges Sérignac -Je commencerai en rappelant que nous travaillons sur le revenu universel, depuis maintenant deux décennies. La question qui se pose est la suivante : le travail est-il nécessaire dans notre société ou ne l’est-il pas ? Est-ce qu’aujourd’hui, dans une société aussi riche, qui va sans doute devenir plus abondante encore, le travail se justifie encore ? Deux positions coexistent au sein de notre ordre. Certains estiment qu’il est absolument essentiel de conserver le travail comme institution, et refusent pour cette raison l’idée de revenu universel. À la place, ils lui préfèrent les aides sociales. D’autres, au contraire, estiment que l’on se dirige vers une société sans travail et que le revenu universel s’impose. Chez les partisans de l’une ou de l’autre vision, qui sont diamétralement opposées, on trouve à la fois des sensibilités très à gauche et très à droite : cette question ne recoupe donc pas le clivage gauche-droite.

Ceci étant dit, je ne peux pas rapporter la position du Grand Orient sur ce sujet-là, puisqu’une pluralité d’opinions coexistent. Nous sommes dans tous les cas convaincus que le travail est émancipateur. Nous plaçons toujours l’humain au centre de notre réflexion. Il a certains besoins biologiques – il faut qu’il mange, qu’il dorme, qu’il ait un toit -, mais la vie des relations est absolument essentielle. Nous sommes un animal social et un animal politique.

Spinoza parlait de l’éternité des rapports. Ces rapports, c’est quelque chose qui nous dépasse tous et qui est beaucoup plus important. Cette conversation est beaucoup plus importante que ce que nous sommes. Ainsi, la reconnaissance constitue une dimension majeure de la vie. Une dimension de la vie qu’ignorent ceux qui pensent promeuvent ce qu’Alain Supiot nomme la gouvernance par les nombres.

Par conséquent, dans la société actuelle, avoir un emploi, travailler, assurer une fonction dans la société constituent à l’évidence des besoins essentiels. J’ai été stupéfait d’entendre que le travail était une valeur de droite ! Cela n’escamote pas pour autant la nécessaire réflexion sur le temps de travail. Nous pensons que les progrès formidables de la société pourraient être orientés ailleurs que vers une financiarisation à tout va ou la toute-puissance productiviste actuelle. On peut imaginer que l’on parvienne à une réduction du temps de travail, afin que les travailleurs puissent davantage s’épanouir – autre mot très important. Il n’y a pas d’émancipation sans épanouissement. Le travail peut permettre de s’épanouir, et une société qui avancerait aujourd’hui, au XXIᵉ siècle, est une société qui donnerait aux travailleurs la juste rétribution de leur travail. Nous vivons un grand moment d’accélération, et nous espérons que la maçonnerie pourra contribuer à une réflexion apaisée pour conduire la société sur la voie d’un épanouissement croissant.

LVSL – La République est parfois mot-valise. Sur la question du travail, plusieurs traditions coexistent : une tradition très libérale, une autre socialiste, empreinte de marxisme. Pour vous, la République est-elle par essence sociale, indissociable d’une volonté de redistribuer les richesses ?

Georges Sérignac – C’est une évidence. Il faut garder à l’esprit que le projet républicain est né sous la Révolution française. Partant, l’idée républicaine est évidemment laïque, démocratique et sociale.

Je n’aime pas le concept de redistribution des richesses : en République, on les partage, on ne les redistribue pas. La République est la chose commune, et l’aspect social est par nature fondamental à la chose commune.

LVSL – Quels rapports entretient la maçonnerie avec l’écologie ? De multiples débats traversent le courant écologiste concernant son rapport à la rationalité – certains accusent les Lumière d’être responsables du changement climatique, d’autres y voient au contraire une ressource pour lutter contre l’obscurantisme que constitue le négationnisme climatique.

Georges Sérignac -Notre obédience s’est emparée de cette question, nous avons une commission nationale qui est très active à ce sujet.

Est-ce qu’être écologiste implique de faire le procès de la rationalité moderne ? Il existe bien sûr une minorité qui estime que l’homme est néfaste, et que les Lumières, qui lui ont révélé sa toute-puissance, sont néfastes pour cette raison. Je pense qu’il s’agit d’une fraction sans intérêt ni représentativité de la pensée écologiste. La matrice de l’écologie, c’est la volonté d’en revenir à une forme de mesure, et de critiquer l’ivresse productiviste qui caractérise nos sociétés contemporaines. Je souhaite penser l’écologie comme défense des grands équilibres, ce qui est en concordance parfaite avec les idées des Lumières, et ne se situe en rien en opposition avec la rationalité, quelle qu’elle soit.

C’est même l’inverse. On présente souvent les écologistes comme des extrémistes : c’est un contresens absolu, car ils défendent les grands équilibres qui permettent la sauvegarde de la vie humaine ! De la même manière, on a cherché à caricaturer le concept de décroissance – le retour à la bougie, etc -, alors qu’il ne s’agit que de réinjecter une forme de mesure dans le système productif.

« La République a un contenu politique et nous le revendiquons » – Entretien avec Antoine Léaument, député de l’Essonne

Antoine Léaument
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Il a commencé son mandat en faisant résonner les symboles républicains, en répondant de Robespierre et de la cocarde tricolore. Il a fêté la prise de la Bastille le 14 juillet et la première République le 21 septembre. Antoine Léaument, jeune député de l’Essonne, proche de Jean-Luc Mélenchon, nous a reçu à l’Assemblée nationale pour un long entretien. Voix grave et yeux pétillants, il nous détaille les grands points de sa stratégie : reprendre les symboles républicains volés par la droite et l’extrême droite, articuler un fond politique à une communication large et populaire, montrer que la République est autant l’affaire des quartiers que de la ruralité. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Victor Woillet, photographies par Clément Tissot.

LVSL – Depuis le début de votre mandat, vous vous êtes lancé dans une bataille pour redonner du sens aux signifiants républicains : on vous a vu notamment fêter la République le 21 septembre, vous engager pour la réhabilitation de Robespierre ou encore arborer régulièrement une cocarde tricolore. Si les symboles républicains sont particulièrement présents dans le discours politique contemporain, ils ont cependant souvent été laissés à la droite. Pouvez-vous nous détailler votre stratégie ?

Antoine Léaument – Cette stratégie vient de plusieurs sources. La première d’entre-elles est un constat politique : l’extrême-droite a essayé de s’emparer des symboles nationaux (le drapeau tricolore et la Marseillaise notamment) alors que leur origine, dans l’Histoire de France, porte un message radicalement opposé à leur projet politique. Quand la Première République naît, elle affirme ainsi qu’un étranger peut avoir le droit de vote au bout d’un an de vie sur le territoire national et de contribution au projet républicain. C’est aux antipodes de ce que prône par exemple le Rassemblement national avec le droit du sang. Ce sont ces décalages entre la réappropriation contemporaine des symboles républicains et leur source historique qui m’ont d’abord amené à cette volonté de me les réapproprier. 

Le droit au bonheur, à une existence digne, à l’éducation gratuite et nationale ou encore, après Thermidor, la première loi de séparation laïque de l’Église et de l’État qui instaure le fait de ne salarier aucun culte, sont autant de principes qui émergent au même moment que les symboles républicains que nous connaissons aujourd’hui : la Marseillaise, la devise ou encore le drapeau. Ils prennent alors une signification éminemment sociale et, je l’affirme, anti-raciste. Même si cela peut être considéré aujourd’hui comme un anachronisme, le fait que la Première République instaure la citoyenneté non par le sang, mais par l’appartenance à un projet politique commun qu’est la République, constitue, aujourd’hui, un principe émancipateur et anti-raciste. 

La République a un contenu politique
et nous le revendiquons :
il  n’est pas neutre d’affirmer
le droit au bonheur et à la vie digne
en l’inscrivant dans le projet initial
d’un régime politique.

D’autres logiques entrent également en compte dans le choix de se réapproprier les symboles de notre nation. Souvent, nous sommes accusés, sans justification véritable, d’être « anti-républicains ». Or, lorsqu’il s’agit de célébrer la date anniversaire de la Première République, les mêmes personnes qui nous accusent de ne pas être républicains, sont étonnamment absents. La République a un contenu politique et nous le revendiquons : il  n’est pas neutre d’affirmer le droit au bonheur et à la vie digne en l’inscrivant dans le projet initial d’un régime politique. Notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » contient en son sein l’idéal de République sociale auquel nous aspirons.

Enfin, revenir à ces symboles nous rappelle aux moments où la République a été forgée pour la première fois. En l’espace de quelques années, le peuple a mis à bas un système monarchique qui dominait la société depuis plusieurs siècles. Se remémorer le sens profond des symboles républicains, c’est aussi cela : puiser du courage en pensant aux femmes et aux hommes qui ont fait la Révolution.

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez beaucoup cité Robespierre et Saint-Just et, avec d’autres députés insoumis, avez même décidé de lui rendre hommage à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Beaucoup d’historiens ont réagi à ce sujet en critiquant votre volonté d’héroïser une figure historique particulièrement complexe. Que représente Robespierre pour vous et qu’avez-vous à répondre aux critiques des historiens à ce sujet ?

A.L. – Robespierre est une figure historique complexe et le rôle des historiens est évidemment de le rappeler. Mais, si nous demandons aujourd’hui spontanément à quelqu’un ce qui lui vient à l’esprit lorsqu’il entend ce nom, la plupart vont répondre en affirmant qu’il s’agissait d’un dictateur et d’un coupeur de têtes. La nuance qui existe dans les travaux des historiens n’est pas présente dans la société, car la manière dont est aujourd’hui diffusée la figure de Robespierre dans l’espace public contribue à en faire un portrait d’après les dires et les écrits de ses adversaires. Jean-Clément Martin l’a démontré avec brio : notre perception de Robespierre dépend abondamment de la légende noire constituée après sa mort. 

Il y a donc le rôle des historiens, qui appartient au champ scientifique, mais il y a aussi celui de la politique et des débats au sein de la société, qui diffère de ce dernier. Je considère à ce titre, qu’il est de notre ressort de contribuer à rétablir une forme d’équilibre dans la manière de percevoir la figure de Robespierre ou celle de Saint-Just. Or, quand l’espace public est saturé et profondément orienté d’un côté, vous ne pouvez pas le modifier de manière légère et modérée. Au contraire, il faut accepter d’en faire beaucoup en réhabilitant la part de progrès et de justice sociale apportée par de telles figures dans leur combat. 

Robespierre s’est battu
pour le droit de vote des juifs,
pour l’abolition de l’esclavage,
contre le « marc d’argent »,
qui instaurait le suffrage censitaire,
et pour le droit à l’existence.

Robespierre s’est battu pour le droit de vote des juifs, pour l’abolition de l’esclavage, contre le « marc d’argent », qui instaurait le suffrage censitaire, et pour le droit à l’existence. « Nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blés à côté de son semblable qui meurt de faim » affirmait-il. Comment ne pas voir dans tout cela des éléments qui ont contribué à l’émancipation commune et qui résonnent avec les moments que nous traversons ? Aujourd’hui encore, des gens comme Bernard Arnault entassent des monceaux de blés pendant que 2000 personnes meurent chaque année dans la rue. 

Avec la figure de Robespierre, j’essaye de créer les conditions d’une identification à un personnage qui a lutté toute sa vie pour la justice sociale face à des inégalités monstrueuses, en montrant la continuité de la période révolutionnaire avec notre quotidien. Ce débat n’est pas nouveau dans l’histoire de la gauche. Du temps de Jaurès également, on l’interrogeait sur la figure de Robespierre. Sa réponse était éloquente : « Sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. ». Il ajoutait même « Réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République, et avec eux le peuple qui, autrefois, n’écoutait et ne suivait qu’eux (…).  Le robespierrisme, c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. ». En ayant continuellement appelé à la mobilisation du peuple, bien qu’il ait commis l’erreur de ne pas y intégrer les femmes, à la différence de certains de ses contemporains, Robespierre a donné corps à l’idée de République sociale qui se fonde sur la participation populaire.

« Sous ce soleil de juin 93
qui échauffe votre âpre bataille,
je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui
que je vais m’asseoir aux Jacobins.
Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Jean Jaurès – 1900

LVSL – Par le passé, on a déjà vu la gauche se replier sur son identité et ses totems, travailler à réhabiliter ses symboles, au point d’en oublier son rôle et ses combats. Est-ce que la défense des symboles républicains ne risque-t-elle pas de tomber dans le même écueil ?

A.L. – Cela pourrait effectivement constituer un risque, si cela représentait l’ensemble de mon activité. Mais ce n’est pas le cas. Si je concentre une partie de mon mandat au fait de mobiliser les symboles républicains et d’en rappeler l’origine, cela a aussi un contenu politique. Rappeler l’article 4 de la Constitution de 1793 qui énonce que le droit de vote peut être obtenu par un étranger au bout d’un an s’il a bien mérité de l’humanité en choisissant d’adhérer au projet républicain, surprend ceux qui l’entendent, mais permet aussi aux premiers concernés, de s’emparer de cet héritage politique qui ne les laissait pas de côté. 

Participer aux débats parlementaires en défendant la hausse des salaires face à l’inflation, intervenir dans l’hémicycle en faveur des plus précaires, faire des amendements pour sortir les gens de la misère et leur redonner de la dignité, ou encore appeler à une marche contre la vie chère le 16 octobre ne relève pas du domaine purement symbolique et c’est en réalité le cœur de mon activité en tant que député. 

À l’heure où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir en Italie, qu’elle ne cesse de prendre des voix dans notre pays, je considère que le fait de mobiliser les symboles républicains dans le débat et leur redonner leur sens originel participe au combat contre l’extrême-droite. Je suis assez convaincu qu’une partie du score actuel de l’extrême-droite dans notre pays provient de la représentation qui est donnée dans les médias des quartiers populaires, en les dénigrant continuellement. Or, tout cela contribue à construire un imaginaire national profondément divisé et permet à l’extrême-droite de progresser même là où elle n’est que très peu présente en termes de militants. La présence des symboles républicains dans les quartiers populaires, le fait que les jeunes qui y habitent s’en saisissent déjà est une réponse à cela. Contre le « on est chez nous » de l’extrême-droite, le fait de brandir le drapeau français, comme cela a été le cas pendant les mobilisations contre les violences policières ou lors de la marche du 10 novembre contre la haine des musulmans, revient à affirmer son appartenance à la communauté nationale et à mettre en déroute les discours de haine et de division qui pullulent à l’extrême-droite. Dans l’hypothèse où des mobilisations sociales de masse ont lieu, unissant les quartiers populaires et les zones rurales et en se réappropriant des symboles républicains et révolutionnaires comme cela avait été par exemple le cas au moment des Gilets jaunes, l’image renvoyée par des médias comme CNews, de haine ou de division, serait inaudible. Les symboles républicains ont un très grand potentiel de lutte contre l’extrême-droite et mon objectif est de parvenir à faire en sorte qu’il soit impossible pour elle de tenter de les faire siens.

Ce combat et cette stratégie ne sortent pas non plus de nulle part. Je continue, depuis un poste désormais différent, la lutte initiée il y a déjà plusieurs années par Alexis Corbière et surtout Jean-Luc Mélenchon. Il était le premier à avoir réintroduit, dans des meetings de gauche, les drapeaux tricolores ou encore la Marseillaise, qui en avaient disparu. On ne peut pas nous soupçonner d’être nationalistes en raison de nos prises de positions politiques, au contraire : en faisant cela, nous redonnons sens au patriotisme républicain fondé sur un idéal d’émancipation individuelle et collective. Quand dans ma circonscription, de jeunes enfants sont meurtris par le fait que leurs parents, alors même qu’ils travaillent et ont contribué depuis plusieurs années à la vie de notre nation et se sentent eux-mêmes pleinement et entièrement français, ne parviennent pas à obtenir la nationalité pour des raisons administratives parfois absurdes, notre combat est de ne pas les abandonner en laissant la République à ceux qui souhaitent les en exclure.

LVSL – Dans le champ politique de la gauche, la République, comme l’idée de nation, n’est pas perçue par tous comme un élément émancipateur. Comment répondez-vous aux critiques de votre camp sur ce sujet ?

A.L. – Je pense d’abord qu’il est important de clarifier un certain nombre de termes. On peut certes s’opposer à la République en tant que régime politique, mais les défenseurs de l’Empire ou de la monarchie ne sont pas vraiment les plus présents à gauche. Ensuite, certains émettent des critiques sur le contenu qui est associé à la République. Le plus souvent, ce jugement se fonde sur le fait que la République est aujourd’hui associée à un État dirigé par des personnes favorables au capitalisme. Dès lors, il serait impossible de dissocier les deux et, par essence, l’État ou la République correspondraient à ce que ceux qui les dirigent en font. Je considère l’inverse : l’État et les régimes politiques sont constitués politiquement par ceux qui s’en emparent. 

Sur le plan historique, deux critiques principales reviennent à propos de la République. Premièrement, comme je l’ai mentionné précédemment à propos de Robespierre, cette dernière n’accordait pas à son origine de place aux femmes en leur reconnaissant des droits équivalents à ceux des hommes. Je fais partie de ceux qui estiment que c’était alors une erreur fondamentale. Durant la Révolution, les femmes ont en effet contribué au projet républicain et d’autres que Robespierre ont défendu avec ferveur une égalité totale des droits. Mais il faut également reconnaître que c’est dans le cadre d’un régime républicain que les femmes ont ensuite pu accéder, elles-aussi, au droit de vote. La seconde critique est celle qui associe la République à la colonisation. Si la monarchie en est à l’origine, il est vrai que la République la continue à travers l’Histoire. Cela constitue pour moi une trahison du projet républicain originel, car durant la Première République, par le décret du 4 février 1794, la Convention a voté l’abolition de l’esclavage dans les colonies française. Il convient, d’après moi, de ne pas nier ces critiques et de savoir les regarder en face. Mais les assumer, c’est aussi les juger au regard des principes défendus par la Première République. La souveraineté populaire par exemple, implique, de fait, le refus de la colonisation, car elle impose de donner à ceux qui constituent le peuple le statut de détenteur, en dernière instance, du pouvoir politique. 

En ce qui concerne l’idée de nation, il convient également de clarifier un certain nombre d’éléments. Pour moi, la nation signifie l’affirmation du peuple souverain que j’évoquais précédemment en tant que corps politique. C’est d’ailleurs le sens que lui ont conféré les soldats de l’armée française, constituée du peuple en armes, lorsqu’ils ont entamé leur charge au cri de « Vive la nation ! » le 20 septembre 1792 à Valmy. Il s’agissait d’affirmer la souveraineté du peuple face aux monarchies ennemies qui voulaient l’anéantir. Dans la Marseillaise, un couplet qui est souvent méconnu reprend cette idée en énonçant : « Français, en guerriers magnanimes / Portons ou retenons nos coups ! / Épargnons ces tristes victimes / À regret, s’armant contre nous ! ». L’ennemi ne sont pas les individus, mais le régime de domination monarchique qu’ils sont contraints de défendre et face auquel la nation française s’affirme et se bat. La nation demeure le seul cadre dans lequel la souveraineté populaire peut s’affirmer. 

« Français, en guerriers magnanimes
Portons ou retenons nos coups !
Épargnons ces tristes victimes
À regret, s’armant contre nous ! »

La Marseillaise, Ve couplet

Il n’est pas vrai de croire, comme certains le font, que la souveraineté populaire s’affirme de la même manière dans toute l’Union européenne par exemple. Nous n’avons pas les mêmes règles dans chaque pays en matière de suffrage pour élire des représentants au sein du Parlement Européen, les députés sont tantôt élus dans des régions, tantôt au niveau national. Il n’y a pas d’uniformité qui permettrait l’affirmation d’une seule et même souveraineté. En outre, le pouvoir dont bénéficie le Parlement est extrêmement limité et les principales décisions émanent de la Commission européenne qui n’est pas issue d’une expression directe de la souveraineté populaire. Dans le cadre de l’Union européenne, cela est presque le plus frappant : face à une structure supranationale dont la fonction première a été pendant des années, par ses traités, d’imposer le néolibéralisme, comment résister si nous abandonnons un outil tel que la nation ? C’est le même cas de figure dans le domaine de la transition écologique, lorsque l’Union européenne favorise un appel d’offre polluant à des milliers de kilomètres, au nom de la libre concurrence ou d’un accord de libre échange qui va détruire le marché de la pêche en Afrique, ou lorsqu’elle impose des normes permettant l’utilisation du glyphosate, refuser en relocalisant la production au niveau national est essentiel pour réduire les émissions carbones inutiles et relancer notre économie. Si on souhaite changer radicalement l’ordre dans lequel nous sommes en relocalisant une partie de la production, en instaurant le SMIC à 1600 euros, à rendre l’éducation véritablement gratuite et émancipatrice, tout comme la commune, la République et l’État restent les instruments privilégiés pour exprimer la volonté du peuple. Notre rôle politique est avant tout d’impliquer le grand nombre dans cela. 

Certains affirment enfin que la nation est un outil de division entre les travailleurs. Je ne pense pas et je considère même l’inverse. La nation peut déjà être un facteur d’unité entre les travailleurs au sein de l’espace national, car face aux divisions fondées sur la couleur de peau, le genre, la religion ou l’orientation sexuelle, affirmer son appartenance à une même entité politique et revendiquer, au nom de l’égalité, davantage de droits contre ceux qui se gavent, vient mettre en défaut ces procédés. Par ailleurs, comme le disait Jaurès : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Si vous souhaitez discuter de peuples souverains à peuples souverains et demander davantage d’égalité en matière de droits, cela ne peut se faire, pour le moment, qu’à partir de l’échelon national. Avant de penser au socialisme universel dans lequel nous ne vivons malheureusement pas, il est nécessaire de considérer avec sérieux les moyens dont nous disposons pour s’émanciper collectivement et, en l’occurrence, la pertinence du cadre national. Il ne faut pas biaiser l’Histoire et la regarder avec un prisme unique : l’émancipation des peuples colonisés s’est par exemple faite par le cadre national face aux puissances impérialistes. Che Guevara, un argentin qui se battait à Cuba, qui est pour certains l’incarnation même de l’internationalisme ne reprenait-il pas le mot d’ordre de la Révolution française en affirmant « Patria o muerte », « la patrie ou la mort » ?

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous êtes particulièrement actifs sur les réseaux sociaux et vous vous présentez même comme député youtuber. Comment articulez-vous les codes de la communication numérique et la nécessité du formalisme de la représentation nationale ?

A.L. – La première difficulté quand on est un jeune député comme moi est d’abord d’intégrer le fait que nous représentons la nation. Il m’arrive parfois de me surprendre moi-même en me faisant cette réflexion. Cela n’est pas naturel de se dire qu’une partie de la population vous a élue pour la représenter. J’essaye pour ma part d’assumer cette fonction de la façon la plus juste et la plus digne, notamment lorsque je prends la parole au sein de l’hémicycle. Mais j’estime également qu’il y a un enjeu qui consiste à faire sortir la représentation nationale du cadre dans lequel on a coutume de l’enfermer. Par mon travail sur les réseaux sociaux, j’essaye justement de donner à tous la possibilité de voir ce qu’est le quotidien d’un député. Il ne s’agit pas simplement d’un témoignage, mais d’une manière de faire comprendre que les députés sont avant tout des citoyens comme les autres qui ont choisi de s’engager pour défendre l’intérêt général. 

J’ai par exemple publié une vidéo pour montrer à quoi ressemble la journée d’un député, une story sur les lumières artificielles qui nous permettent de continuer à siéger en séance la nuit sans s’en rendre compte ou encore une autre sur la préparation de ma première prise de parole afin de dévoiler également l’envers du décor. Pour une simple prise de parole de deux minutes, il y a tout un travail en amont pour savoir ce qu’il convient de dire, comment le dire, puis une forme de pression au moment d’intervenir. Assumer mon stress lors de ma première prise de parole, c’est aussi une manière de rapprocher les élus du peuple, de leur faire sentir qu’ils sont leurs semblables et qu’eux aussi peuvent s’engager politiquement dans les institutions. Si les critiques à l’égard de la fonction de député et le manque de rigueur et d’investissement de la part de certains peut être justifié, il est important de montrer ce que c’est qu’accomplir véritablement son mandat de député, à travers ses interventions mais aussi ses déplacements, et de redonner une part de confiance envers les élus que ne permet pas la seule exposition médiatique.

Cette question qui revient souvent à propos de l’appropriation du numérique par les élus contient également une forme de mépris à l’égard des réseaux sociaux et des gens qui y produisent du contenu. Je considère précisément l’inverse, il faut avoir un peu d’humilité lorsqu’on émet un jugement à propos des réseaux sociaux : ce que certains parviennent à faire dessus dépasse parfois largement la diffusion médiatique traditionnelle. Quand on prétend représenter le peuple, il n’est pas inintéressant de se demander comment certaines personnes parviennent à obtenir des millions d’abonnés pour suivre leur contenu. Je pense qu’il y a d’ailleurs beaucoup de gens, notamment dans la partie la plus jeune de la population, qui voient ma démarche et celle de mes camarades sur les réseaux sociaux d’un œil très favorable. 

Il y a un enjeu qui consiste
à faire sortir la représentation nationale
du cadre dans lequel
on a coutume de l’enfermer.

Quand je m’occupais auparavant des réseaux sociaux de Jean-Luc Mélenchon, j’ai toujours considéré que chaque plateforme possède une grammaire propre. YouTube n’est pas TikTok et Facebook ne fonctionne pas de la même manière que Twitter, vous ne pouvez pas produire un contenu uniforme pour tous ces réseaux. Ce principe s’impose à nous et il faut être capable de jouer avec les codes que nous dictent ces plateformes, ce qui n’est pas toujours simple. Savoir maîtriser les codes des réseaux sociaux n’est pas une fin en soi, il importe de les mettre au service du message que nous portons. L’exercice a des limites. En tant que député, je ne représente pas seulement les personnes qui ont voté pour moi, mais l’ensemble des citoyens. Par conséquent, je ne peux pas me permettre de dépasser ma fonction pour m’adapter à la grammaire des réseaux sociaux. Je prends souvent l’exemple de Florian Philippot : lorsqu’il a lancé sa chaîne YouTube, il a mis de côté ce qu’il avait à dire pour préférer placer des références propres à Internet et aux communautés qui s’y trouvent, c’est une maladresse. De la même manière, Jean-Baptiste Djebbari, lorsqu’il était ministre, a pu reprendre à l’excès les codes des réseaux sociaux dans ses vidéos sur TikTok, sans véritablement faire passer de message et en ridiculisant même parfois sa propre fonction. Voilà la limite que je me fixe : la fonction qui est la nôtre implique une certaine dignité que nous ne pouvons délaisser en publiant des contenus sur les réseaux sociaux trop soumis aux codes de ces plateformes. 

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez récemment animé une conférence lors des universités d’été de la France insoumise sur la manière de construire des ponts entre les demandes des quartiers populaires et celles des campagnes. Considérez-vous que le pacte républicain et notamment l’égalité d’accès aux services publics constitue précisément un moyen d’unifier ces revendications qui semblent aujourd’hui, pour certains, incompatibles ?

A.L – Oui, c’est précisément ce que je pense. Je ne me suis cependant pas contenté d’animer cette conférence. Récemment, j’ai effectué un certain nombre de déplacements dans la Meuse, dans l’Yonne, dans la Nièvre et dans l’Indre où nous n’avons pas obtenu de député de la NUPES. Provenant moi-même de l’Indre et étant élu dans une circonscription où se trouvent plusieurs quartiers populaires au sein d’une ville, ce sujet me touche et m’importe tout particulièrement. J’ai grandi dans une ville de 43 000 habitants, mais dans un département où habitent 220 000 personnes. Une partie de ma famille habitait dans des villages et hameaux particulièrement reculés par rapport aux principales villes du département. Cette expérience personnelle m’a fait remarquer à quel point les problématiques des quartiers populaires sont semblables à celles des habitants de zones rurales. Que ce soit en matière de désertification médicale, si vous habitez à Grigny en Essonne ou au Blanc dans l’Indre, vous rencontrez la même difficulté pour trouver un médecin ou un spécialiste proche de chez vous. Il en va de même pour les petits commerces. Dans les territoires ruraux, les centres-villes se vident des petits commerces au profit des grandes zones commerciales. C’est la même chose dans bon nombre de quartiers populaires où il est de plus en plus difficile de trouver des commerces ou des services essentiels, du coiffeur à la boulangerie. Dans leur ensemble, les services publics disparaissent conjointement dans ces deux types de territoires, les bureaux de poste, les lycées ou encore les hôpitaux sont de plus en plus éloignés des lieux de résidence. Toutes ces difficultés face à la disparition de ce qui crée du lien social créent du lien entre les demandes des quartiers populaires et celles des milieux ruraux qu’on tend à opposer fréquemment. 

Dans les zones rurales,
bon nombre de CDI ont été remplacés
par des intérims,
comme en miroir des quartiers populaires,
où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développés.

Ce n’est pas le seul élément qui permet d’unifier les demandes entre ces différents territoires. La question de l’emploi et de sa stabilité est à cet égard essentielle. Dans les zones rurales, bon nombre de CDI ont été remplacés par des intérims, comme en miroir des quartiers populaires, où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développées. Le niveau des revenus et la difficulté à faire face à l’inflation est encore une demande qui réunit les populations qui vivent dans ces territoires. L’accès à un logement – et que celui-ci soit de bonne qualité – devient de plus en plus difficile et, dans les quartiers populaires comme dans les zon es rurales, les contraint à habiter plus loin de leur lieu de travail et implique pour eux de recourir soit aux transports en commun, dont les réseaux sont bien souvent dysfonctionnels, soit à la voiture qui les expose à l’augmentation des coûts de l’essence. Enfin, l’ennui, le sentiment de déshérence ou encore la difficulté à sortir de son lieu de naissance sont des enjeux et des sentiments partagés par ces deux parties de la population : qu’on vienne d’un quartier populaire ou d’un village dans une zone rurale, qu’on doive franchir le périphérique ou faire cinquante kilomètres en voiture pour se rendre dans une métropole ou même à Paris, on sait que les richesses et le pouvoir se concentrent ailleurs. 

Tous ces sujets créent de l’unité dans le peuple français, alors même que bon nombre de médias et d’acteurs politiques se fixent pour objectif de le diviser à l’aune de cette fragmentation territoriale. La surmédiatisation des faits divers au sein des banlieues contribue à accentuer la fracture avec les territoires ruraux qui ne perçoivent plus ce qui les rapproche, dans leur condition matérielle quotidienne, des quartiers populaires. Or, la mise à distance des services publics, de l’activité économique, conséquence des politiques néo-libérales et de la désindustrialisation à marche forcée dictée par la mondialisation, est la même dans les campagnes et dans les banlieues. C’est précisément au nom de l’égalité d’accès aux services publics et du contrat républicain qu’il est possible d’unir ces demandes et de fournir un débouché politique à cette colère face aux inégalités croissantes dans notre pays. Il ne faut pas réifier les catégories de nos adversaires et de l’extrême-droite, mais au contraire chercher à mettre en avant ce qui rassemble des populations qui ne vivent pourtant pas au même endroit. L’abandon commun que subissent ces franges de notre peuple est un affect extrêmement fort que nous ne pouvons laisser de côté politiquement. Contrairement à ce que veut faire croire Marine Le Pen, les oubliés ne sont pas que présents dans la ruralité. Il faut que nous parvenions à faire en sorte qu’un jeune de zone rurale ne perçoive pas un jeune de banlieue comme un ennemi, un délinquant en puissance, mais comme quelqu’un qui partage la même condition que lui, les mêmes difficultés, et avec qui il peut revendiquer ses droits à partir du projet républicain fondamental. Voilà comment j’envisage politiquement l’unité nationale. Nous devons la reconstituer pour nous émanciper collectivement. 

Mathieu Slama : « La crise sanitaire finit comme elle a commencé, dans l’arbitraire »

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

L’essayiste Mathieu Slama est une des figures de l’opposition aux mesures sanitaires. Il souligne toutefois que les critiques dont ces dernières ont fait l’objet ont été captées par les extrêmes et les complotistes, au détriment d’une appropriation politique des questions scientifiques. La « démocratie sanitaire » s’est en effet très largement absentée des débats publics, laissant orphelins les derniers républicains attachés à l’État de droit ou à la souveraineté populaire. Mathieu Slama se revendique de la première filiation, protectrice des libertés individuelles, et alerte contre l’émergence d’une société disciplinaire. Dans son ouvrage Adieu la liberté (Presses de la cité, 2022), il invite à ne pas considérer comme une victoire la liberté retrouvée depuis la fin du passe et de l’obligation de port du masque. La levée des restrictions ne signifie pas nécessairement la fin des dispositifs qui ont été mis en oeuvre pendant la pandémie. Pis encore, la demande croissante de sécurité qui traverse la société pourrait bien légitimer des pratiques de gouvernement de plus en plus autoritaires. Entretien réalisé et édité par William Bouchardon et retranscrit par Dany Meyniel.

LVSL – Après le pic Omicron en janvier, l’épidémie a fortement reflué et le passe vaccinal et le port du masque viennent d’être levés. On peut y voir un geste électoraliste à l’approche des élections mais le gouvernement répète toujours le même argument selon lequel « c’est le virus qui décide des libertés ». Cela pose la question suivante : toutes ces mesures dites sanitaires sont-elles prises ou supprimées pour des raisons de santé ou faut-il y voir des décisions purement politiques ?

Mathieu Slama – C’est une bonne question. D’abord, la première chose dont on se rend compte, c’est à quel point c’est arbitraire : tout d’un coup le président de la République annonce la fin du passe le 14 mars mais on ne sait pas sur quels critères. C’est le fait du prince. Pourtant, deux jours avant, il y avait eu une audience au Conseil d’État sur un recours pour demander la fin du passe, mené par quelques juristes, comme Paul Cassia. De même la Commission d’enquête du Sénat l’a demandée et le Conseil d’État a dit non. Tout cela symbolise tout ce qu’on vit depuis deux ans : cela finit comme cela a commencé, dans l’arbitraire. Alors qu’on parle de l’une des mesures les plus graves qui aient jamais été prises, les décisions politiques sont prises sans réelles justifications et le droit ne veut plus rien dire. C’est inquiétant qu’il n’y ait plus de base juridique rationnelle, car cela signifie que tout est possible et que c’est le règne de l’arbitraire.

La deuxième chose c’est qu’on savait que l’épidémie reculait et que le virus devenait de moins en moins grave. L’inquiétude que nous devrions avoir c’est qu’au fond pendant deux ans, nous avons brisé tous les tabous et nous avons accepté des choses qui étaient auparavant inacceptables. Surtout, des monstres politiques et juridiques comme le confinement, le masque dans la rue, le passe ont été créés. Ce sont en réalité de nouvelles méthodes de gouvernement. Le passe par exemple, c’est quand même l’idée d’exclure des gens de la vie sociale pour les amener à se comporter comme on veut. On a inventé et normalisé de nouvelles méthodes qui sont maintenant dans la “boîte à outils”, comme le disait une députée LREM. Certains veulent faire entrer le passe dans le droit pour ne plus passer par des lois d’exception. Le passe pourrait bien réapparaître si nous avons une recrudescence épidémique ou sous d’autres formes, pour d’autres crises.

LVSL – Cette normalisation de mesures d’exception est en effet inquiétante. Mais le gouvernement a toujours affirmé qu’il n’y était pour rien et que ses choix étaient contraints par l’épidémie…

M.S. – C’est, de fait, un argument qui a beaucoup été utilisé par le pouvoir, qui a affirmé que c’est le virus qui est liberticide. Mais cela signifie que la politique disparaît ! Depuis deux ans, on nous présente les choses comme s’il n’y avait pas d’autres alternatives et qu’on ne faisait que suivre ce que disent les scientifiques. Sauf que la politique consiste à faire des choix, des arbitrages entre différentes alternatives. Évidemment il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères.

« Évidemment, il faut lutter contre le virus mais il y a aussi d’autres considérations à prendre en compte : des considérations pratiques, éthiques, psychologiques, économiques, sociales, etc. C’est le rôle du politique de filtrer des recommandations scientifiques à l’aune de ces différents critères. »

C’est très inquiétant parce que cela signifie que dans l’urgence, face à une crise, la fin justifie tous les moyens. Le politique peut alors prendre des mesures sans considération éthique. L’évolution est de plus en plus inquiétante : face au terrorisme, des mesures très problématiques ont été mises en place comme des assignations à résidence totalement arbitraires, mais il y avait un débat public. Par exemple sur la déchéance de citoyenneté, beaucoup de Français ont dit qu’il ne fallait pas céder sur nos valeurs, qu’il fallait qu’on reste dans un État de droit. À l’époque, le Défenseur des droits, Jacques Toubon, ancien ministre de l’Intérieur très sécuritaire qui s’est ensuite trouvé une âme de républicain, a fait un travail remarquable. Il disait notamment que la citoyenneté, comme la République, doit être indivisible.

Il y a eu débat sur cette question. Lorsqu’on voit comment ce débat a été évacué pendant la crise sanitaire, il y a lieu de s’inquiéter. Les nombreuses crises qui arrivent vont nous poser des questions d’ordre démocratique. Par exemple, la crise ukrainienne a conduit à la suppression de médias de propagande étrangers (Russia Today et Sputnik ont été interdits, ndlr). Si ces médias posent d’énormes problèmes, cela soulève néanmoins des questions au sujet de la liberté de la presse ou sur le fait que cela a été décidé au niveau européen (en France, seul l’ARCOM, ex-CSA, peut normalement décider de telles interdictions, ndlr).

LVSL – Vous estimez donc que le confinement, le couvre-feu, les passeports ou encore les attestations peuvent revenir, soit à la faveur d’une nouvelle vague de COVID, soit pour d’autres motifs. Vous allez jusqu’à parler de l’émergence d’une « société disciplinaire ». De quoi s’agit-il ?

M.S. – Cette société disciplinaire renvoie à un vieux débat. C’est Foucault qui l’amène dans toutes ses réflexions sur les hôpitaux psychiatriques, les prisons et tous les lieux où la norme se matérialise concrètement. Il étudie comment se construit la norme, comment elle se matérialise, comment certains membres du corps social sont mis en dehors de la société, comment les comportements se normalisent de cette manière. Toute l’idée de Foucault consiste à dire que les sociétés libérales ne l’ont jamais vraiment été et que c’est avec l’avènement des sociétés libérales au XVIIIe siècle qu’apparaissent des techniques disciplinaires modernes. A partir du XVIIIe, on régule de plus en plus les corps, les comportements, les normes etc. Je pense qu’on vit aujourd’hui l’aboutissement de ce processus ; nos vies s’inscrivent de plus en plus dans le droit, le pouvoir peut réguler tous les aspects de nos vies et joue de plus en plus le rôle de distributeur de droits. C’est le grand paradoxe de l’État de droit, même si j’en reste un grand défenseur.

« On a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. »

Comment cela peut-il se manifester demain ? Je n’en sais rien. Mais je sais qu’on a banalisé le QR code, que l’État peut activer ou désactiver, et instauré des systèmes de checkpoint dans les endroits de la vie sociale. Or, cette technologie du QR code permet de réguler les comportements des individus. On peut faire toutes sortes de choses avec, ça peut marcher pour les questions de délinquance, de régulation des comportements par rapport à l’écologie… Un rapport de trois sénateurs, assez peu médiatisé, proposait par exemple de désactiver les moyens de paiement ou le permis de conduire (pour ceux qui ne respecteraient pas les règles sanitaires, ndlr). Au Canada, lors du mouvement des « convois de la liberté », le gouvernement a retracé les individus qui avaient fait des dons aux bloqueurs. On se rend compte de ce que peut faire l’État avec la technologie, en désactivant certains aspects de la vie sociale ou des finances d’un individu.

Dans le rapport sénatorial, il y avait une phrase incroyable, qui pour moi, dit quelque chose du tournant que nous vivons : « Si une “dictature” sauve des vies pendant qu’une “démocratie” pleure ses morts, la bonne attitude n’est pas de se réfugier dans des positions de principe. » Ainsi, on relativise la démocratie, on se dit que, finalement, on pourrait s’inspirer de certaines mesures totalement attentatoires à nos libertés prises dans les dictatures. Donc tout est imaginable et c’est ce qui fait peur. Bien sûr, le gouvernement n’a pas de plan de manipulation et il n’y a pas de complot, mais le problème c’est qu’à partir du moment où nous généralisons de nouvelles méthodes, on s’y habitue. Imaginons que demain nous ayons un gouvernement d’extrême-droite : il aurait carte blanche pour sortir de l’État de droit…

LVSL – Pourtant, on entend souvent que la société française est rebelle, que notre peuple est traversé par une sorte d’ethos révolutionnaire, comme nous l’avons vu pendant les gilets jaunes. On aurait donc pu s’attendre à un mouvement social majeur face aux mesures sanitaires. Au contraire, vous estimez que les Français ont avant tout exprimé une demande d’autorité et de fermeté lors de la crise sanitaire. Comment expliquer ce paradoxe ?

M.S. – C’est un peu ce que j’ai cherché à comprendre dans le livre, bien que je n’aie pas totalement réussi. Ce qui est certain, c’est que tous les sondages montrent que les Français sont majoritairement ou très majoritairement en faveur de toutes les mesures qui ont été prises. Le confinement était soutenu par 80 ou 90% des Français au début, le couvre-feu, le masque, le passe. Toutes ces mesures étaient largement plébiscitées. Il faut donc relativiser le discours selon lequel cela a été imposé par le pouvoir. Même si Emmanuel Macron a décidé seul de mettre un passe pour toutes les activités sociales, il savait qu’il allait être approuvé par une majorité de Français.

La question est : pourquoi ? De fait, dans les moments de crise, les Français ont tendance à privilégier la demande de sécurité et de protection par rapport à leurs libertés. Je rappelle dans mon livre un sondage effectué juste après les attentats du Bataclan où 95% des Français étaient d’accord pour des mesures de sécurité très dures, y compris celles qui étaient attentatoires à leur propre liberté et aussi à leur vie privée. Par ailleurs, il est vrai qu’il n’y a eu aucun mouvement d’ampleur contre le confinement en France, contrairement à des pays comme l’Allemagne. Une telle obéissance, surtout à la suite des Gilets jaunes, doit nous interroger. J’ai essayé d’élaborer un concept, qui vaut ce qu’il vaut, pour résumer cela : l’idéologie du safe. En fait, je trouve qu’un paradigme de la sécurité s’est instauré, qui conduit à une surenchère, comme on le voit chez les candidats du centre à l’extrême-droite. Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. Bien sûr, il est essentiel de se protéger du terrorisme ou du virus, mais encore une fois les principes ne sont pas là pour rien.

« Sur la sécurité, face au terrorisme et même sur le climat on voit aujourd’hui que des mouvements réclament des mesures très attentatoires aux libertés. »

C’est la même chose concernant la liberté d’expression : on est très loin des années 70 libertaires. Ce que les humoristes se permettaient à l’époque est impossible aujourd’hui. De même, quand un rappeur insulte un policier, la droite demande son interdiction. Mais c’est la même chose chez une certaine gauche puritaine, qui veut plus de peines de prison, notamment pour les crimes sexuels et sexistes. Or, si ce sont évidemment des problèmes de fond, la réponse ne peut pas être uniquement sécuritaire. Pourtant, dans les années 1970, la gauche voulait la fin des prisons voire sortir du système judiciaire ! Elle avait toute une réflexion sur la façon de régler les différends en dehors du pénal, elle était pour la liberté des mœurs, contre la censure… Je me sens d’ailleurs assez proche de cette gauche qui disait « interdit d’interdire ».

L’hypothèse que je fais, ce que j’appelle l’idéologie du safe, c’est donc qu’un nouveau paradigme très sécuritaire s’installe à gauche comme à droite. On assiste à un mouvement de fond où, in fine, l’idée de liberté devient menaçante. Cette société qui s’éloigne de nos idéaux républicains m’inquiète.

LVSL – L’opinion publique adhère peut-être en effet à cette idéologie du safe. Mais qu’en est-il des partis politiques, des syndicats, du monde intellectuel, de tous les corps intermédiaires qui auraient pu prendre position sur ces questions de défense des libertés ? Pourquoi ont-ils eu tant de mal à se positionner sur cette gestion de crise ?

M.S. – C’est une vraie question. Les partis politiques ont globalement soutenu les mesures sanitaires. Les syndicats ont eux souligné l’injustice entre ceux qui étaient confinés donc protégés et ceux qui allaient travailler dans les usines ou les supermarchés au début de l’épidémie. Mais dans la deuxième phase, celle du passe, on ne les a pas entendus sur le licenciement des personnes non-vaccinées, alors qu’il y avait des atteintes fondamentales sur le droit du travail. 

En ce qui concerne les intellectuels, il y a eu quelques courageux. Bernard-Henri Lévy, dont on peut penser ce que l’on veut, mais qui connaît l’histoire de la République, a écrit un livre remarquable lors du premier confinement (Ce virus qui rend fou, Grasset, 2021), mais il a ensuite lâché ce combat. Il y a aussi André Comte-Sponville ou Barbara Stiegler (philosophes, ndlr). Mais globalement le monde intellectuel a été silencieux et notamment à gauche. Tous les grands intellectuels comme Alain Badiou, Jacques Rancière, Slavoj Zizek, Noam Chomsky et d’autres n’ont non seulement rien vu mais ont même soutenu les mesures. Par exemple, Badiou disait qu’il n’était pas contre le confinement car cela ne changeait rien au problème central qui était le capitalisme. Chomsky a même dit qu’il fallait isoler les non-vaccinés ! Bref, ils se sont tous plantés. Le seul intellectuel de gauche qui a vu juste c’est Giorgio Agamben (philosophe italien, ndlr), même si je pense qu’il va parfois trop loin.

LVSL – Comment l’expliquez-vous ?

M.S. – D’une part, on pourrait presque dire qu’on a vécu un moment communiste. Les mesures qui ont été prises, au nom du collectif et du bien commun, impliquaient la planification étatique et la solidarité. Or, le principe du communisme est justement d’effacer l’individu devant le collectif. Au contraire, pour moi, la Révolution française et la modernité politique, c’est l’individu. Donc quelque part, idéologiquement, les atteintes aux libertés fondamentales ne dérangent pas les marxistes car c’est au nom du bien commun.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Pourquoi Agamben est-il le grand penseur de l’époque ? Parce qu’il est foucaldien ! Il maîtrise le marxisme comme personne mais ne vient pas de cette culture-là. Il vient plutôt de la gauche critique, qui n’est pas vraiment marxiste, mais plutôt libertaire, qui pense l’individu. C’est pour cela qu’il est obsédé par les normes, parce qu’il refuse cette injonction du collectif. Cette tradition part de Nietzsche, en passant par Deleuze et Foucault. Cela renvoie au célèbre débat entre Foucault et Chomsky dans une université anglo-saxonne : Chomsky fait son grand discours sur la Révolution et Foucault lui rétorque que ce qui importe ce sont les systèmes de pouvoir que le peuple mettra en place une fois qu’il aura triomphé. C’est un discours qui naît dans la bourgeoisie du XVIIIe siècle, qui ne sacralise pas la lutte des classes et se concentre sur les normes et l’individu. Pour moi, cette tradition philosophique et politique foucaldienne, dont Agamben est le représentant actuel, a quasiment disparu. Si on regarde le courant woke par exemple, c’est une mécompréhension de Foucault : Foucault était libertaire, pas puritain ! On se demande où sont les libertaires aujourd’hui…

LVSL – On aurait pu penser que les intellectuels libéraux se seraient mobilisés, non ?

M.S. – Le libéralisme français est inspiré de Raymond Aron. Or, Aron était contre Mai 68. Comment peut-on être libéral et contre Mai 68 ? Mai 68, c’est un cri de libération face aux structures, face à l’étouffement d’une société ultra-normée, ultra-disciplinaire ! En fait, les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été les défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes, c’est même antinomique pour moi. Donc il n’est pas si surprenant que des libéraux aient défendu des mesures très liberticides et autoritaires.

« Les libéraux français n’ont jamais été libéraux, ils n’ont jamais vraiment été des défenseurs des libertés. Ils défendent la liberté d’entreprendre, mais celle-ci n’a rien à voir avec la liberté des hommes. »

Ensuite il y a la question managériale, qui pour moi est centrale. Une des explications à ce que l’on a vécu, c’est aussi que l’on vit dans un monde de l’entreprise, dont les valeurs rejaillissent dans toute la société. On le voit par exemple à travers le succès du développement personnel. Ce paradigme du management nous imprègne tous, en particulier les macronistes, qui sont des managers, des cadres, des personnes sans culture politique, républicaine ou démocratique. Donc ils prônent un système managérial où il faut mettre en place des mesures très efficaces à l’aune des critères de performance. C’est l’utilitarisme, le dogme de l’efficacité.

En fait, tout ce qui se passe depuis deux ans, c’est une grande opération de management. Le confinement et le passe sont des outils de management de la population. Le management consiste à amener un salarié à être plus productif et plus efficace à travers des mécanismes pour diriger les comportements. Il y a des versions plus ou moins hard ou soft. Ainsi, on a aussi mis en place des outils de nudge, c’est-à-dire des dispositifs qui nous contraignent en donnant l’impression qu’il n’y a pas de contrainte, que notre décision est souveraine. Un cabinet de conseil en nudge a conseillé le gouvernement par exemple (la BVA Nudge Unit, ndlr). Donc ils ont fait du management de population en oubliant totalement que ce n’est pas ça la politique ! En politique, on ne manage pas, on ne considère pas les citoyens comme des salariés. Ce sont des citoyens qui ont des droits, des systèmes juridiques, des contre-pouvoirs, des principes fondamentaux…

« L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. »

Mais on ne peut pas accuser les macronistes de tout. Je fais l’hypothèse que si nous avons accepté toutes ces mesures et cet autoritarisme, c’est parce que la plupart d’entre nous sommes des salariés. Or, dans la pensée des libertés, il y a toujours cet angle mort de l’entreprise : en fait un citoyen arrête d’être citoyen dans l’entreprise, il est salarié…

LVSL – C’est ce que disait Jaurès : « La liberté s’arrête aux portes de l’entreprise »

M.S. – C’est exactement ça. Dans l’entreprise on reçoit des ordres, on est soumis à des objectifs de performance, à de la compétition… Bref on n’est plus du tout libre. L’entreprise est une dictature plus ou moins douce. Ce sont des univers, des imaginaires, des habitudes qui nous amollissent d’un point de vue démocratique. Elle nous conditionne à accepter les ordres et les injonctions politiques. Il y a quelques décennies, il y avait des syndicats d’entreprise forts, un rapport de force, cette culture du salarié contre le patron. Aujourd’hui ce n’est plus le cas : les syndicats n’existent pratiquement plus, on a remplacé ça par des psys d’entreprise ! C’est la toute puissance du management.

LVSL – Vous avez mentionné Barbara Stiegler tout à l’heure. Dans son livre De la démocratie en pandémie (Tracts Gallimard, 2021), elle rappelle qu’il n’y a pratiquement pas eu de débat scientifique sur notre gestion de la pandémie, alors même que les professionnels de santé étaient partagés sur les différentes mesures, comme on a pu le voir une fois que des psychiatres ont intégré le conseil scientifique. Comment en sommes-nous arrivés à la quasi-unanimité observée dans les médias depuis deux ans ? Pourquoi est-ce si difficile de débattre politiquement des questions scientifiques ?

M.S. – C’est une vraie question, que j’aborde néanmoins assez peu dans mon livre. Je pense que les médias ont été terrorisés par la désinformation et que beaucoup se sont dit qu’il fallait faire très attention, car il y aurait des morts à la clef. Il y a eu cette espèce de réflexe d’affirmer : « On va donner la parole à des scientifiques qui sont validés, qui vont dans le sens de la protection maximum. » Cela a fait émerger des figures scientifiques qui sont devenues des sortes de prophètes médiatiques, des oracles qui ont toujours adopté des positions très dures. Nous avons besoin de paroles scientifiques. Cependant, lorsqu’ils commencent à dire qu’il faut un confinement ou un passe, ce n’est pas une parole scientifique mais politique. Par exemple, lors d’un débat face à Karine Lacombe, je lui ai dit que je la respectais énormément en tant que scientifique, mais qu’elle outrepassait ses compétences lorsqu’elle se prononçait sur ces questions. C’est aussi une déformation professionnelle car ils voient tout par la lorgnette sanitaire et n’ont pas forcément conscience des autres aspects.

D’autre part, et c’est peut-être encore plus grave, l’opposition s’est retrouvée, au fond, soit chez les extrêmes, soit chez les complotistes. Ces derniers étaient évidemment minoritaires, mais dans l’opposition médiatique, ce sont eux que nous avons entendus. Le problème c’est qu’il n’y avait plus vraiment d’opposition crédible, raisonnable, audible, qui ne soit pas dans l’hystérisation mais dans un discours rationnel. D’ailleurs, il s’agissait de gens souvent très hypocrites et très opportunistes, tel Florian Philippot, qui demandait de durcir le premier confinement. Comment peut-il ensuite être crédible sur la défense des libertés ? Surtout que c’est quelqu’un qui propose par ailleurs des mesures tout à fait attentatoires à l’Etat de droit sur la sécurité ou l’immigration. Je ne critique pas tous les opposants aux mesures, mais ceux que nous avons entendus, comme Philippot, Dupont-Aignan, Asselineau ou l’avocat Fabrice di Vizio, n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. Pour moi, cela explique beaucoup l’incapacité de l’opposition à se faire entendre.

« Les opposants que nous avons entendus n’étaient pas cohérents et étaient les plus mauvais. Ce kidnapping de la question des libertés par les extrêmes a rendu le sujet inaudible. »

Il suffisait pourtant qu’il y ait des paroles censées qui ne soient pas anti-vaccin. Comte-Sponville et moi-même avons été invités par exemple. François Ruffin (député LFI de la Somme, ndlr) et François-Xavier Bellamy (eurodéputé LR, ndlr) ont pris des positions courageuses et modérées, censées, argumentées. Je pense aussi à Charles Consigny (avocat, ndlr), représentant d’une droite modérée et républicaine, attachée aux libertés. Dommage qu’il n’y en ait pas eu plus, qu’il y ait eu une certaine lâcheté des modérés. Je pense donc que c’est un peu facile d’incriminer les médias, il suffisait qu’il y ait une parole sérieuse. 

LVSL – Vous évoquiez la tribune de François Ruffin et François-Xavier Bellamy contre le passe sanitaire. Ces manifestations en plein été 2021 ont tout de même constitué un tournant : pour la première fois depuis le début de la crise, une forte opposition s’est exprimée. Comment analysez-vous ce mouvement et son échec ?

M. S. – C’est complexe à expliquer. S’il y a eu un émoi, certes minoritaire, mais qui a poussé des dizaines de milliers de gens dans la rue en plein été, je pense que c’est notamment car le passe représente une rupture d’égalité, alors que le confinement, le couvre-feu, les fermetures de commerce s’appliquaient à tous. Le fait que ce tabou a été brisé et qu’on exclut ceux qui ne voulaient pas se faire vacciner a choqué beaucoup de monde, y compris des vaccinés.

Ensuite, cela s’est accompagné d’un discours incendiaire de la part du gouvernement, qui a traité les non-vaccinés d’irresponsables et en a fait les coupables d’un potentiel reconfinement. Cette stratégie de bouc émissaires, totalement assumée, a mis de l’huile sur le feu. Le gouvernement voulait visiblement envenimer les choses, pour ensuite accuser les manifestants anti-passe d’être des excités ou des antisémites, qui existaient bien sûr, mais étaient très minoritaires. Cela a marché, même si on voyait des différences entre les jeunes et les personnes âgées. 

Dans les manifestations, il y avait de tout. Mais dans les sondages, on voyait un clivage générationnel, au sens où les jeunes étaient moins favorables au passe et plus favorables aux manifestants que les personnes âgées. C’est assez simple à expliquer : évidemment les plus âgés sont plus à risque face au virus, ont moins de vie sociale, et puis plus on est âgé, plus on est conservateur et on veut de l’ordre. On voit d’ailleurs que l’électorat de Macron et des Républicains est quand même assez âgé. Ce n’est pas très étonnant que ce clivage entre partisans de l’ordre et défenseurs de la liberté se retrouve d’un point de vue générationnel. Cela représente-il un espoir, au sens où la jeunesse aurait réalisé qu’elle peut tout perdre très rapidement, que l’État peut à peu près tout faire, y compris les enfermer ? Je l’espère, mais je ne suis pas sûr que c’est ce à quoi on assiste actuellement. On a été libéré gracieusement par le pouvoir et les gens vont passer à autre chose.

« Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! »

De manière générale, il faut revenir à la question centrale, qui est la demande d’autorité. Certains disent qu’il n’y a pas eu assez de démocratie, mais s’il y avait un référendum, on aurait eu la même chose ! C’est là où la République est importante. La République c’est bien sûr la souveraineté populaire, mais aussi l’État de droit, les principes fondamentaux, la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen. La liberté, c’est le cœur de la République, c’est le premier des droits imprescriptibles de l’homme. Même Clémenceau, qui a pourtant été très dur, disait que la République, c’est la protection des libertés et que l’autorité ne peut être que la garantie du droit à la liberté des citoyens. De même, Rousseau disait que le contrat social consiste à « forcer les hommes à être libres ». Pour moi, la République c’est ça, c’est le contraire du populisme démagogique. La République naît de la rupture avec l’Ancien Régime et l’arbitraire. L’idée républicaine consiste à poser des règles pour l’empêcher, en se fondant sur l’individu, la citoyenneté, les droits fondamentaux. Donc, par exemple, si le peuple veut des caméras de surveillance ou des policiers partout, l’État de droit doit lui dire non.

Mathieu Slama © Pablo Porlan pour LVSL

Or, les contre-pouvoirs n’ont pas fonctionné, ils n’ont pas su nous protéger de l’arbitraire du pouvoir. Il faut se demander pourquoi. Mon explication, c’est qu’aujourd’hui il n’y a plus de républicains. Les institutions ne fonctionnent qu’à condition qu’il y ait des hommes derrière qui sont attachés à ce que ces institutions représentent. Quand on voit les scores de l’extrême-droite ou de la droite sécuritaire que défend Valérie Pécresse, c’est inquiétant. De même, je débattais récemment avec un professeur de droit spécialiste des libertés et des droits fondamentaux, qui défendait le passe, et il a dit quelque chose qui m’a profondément frappé : selon lui, le principe de la République, c’est le primat du collectif sur l’individu. Pour un spécialiste des droits de l’homme, c’est une aberration philosophique et politique ! Il semble qu’il n’y ait plus de vigie aujourd’hui.

LVSL – Votre livre aborde assez peu le rôle joué par le progrès technologique dans cette crise sanitaire. Ainsi, on peut se demander si le confinement aurait été autant respecté si l’épidémie avait eu lieu il y a dix ans, alors qu’internet était beaucoup moins développé qu’aujourd’hui. De même, le chercheur Félix Tréguer a par exemple évoqué une forme de « solutionnisme technologique » dans les réponses apportées à la crise par le gouvernement, c’est-à-dire une sorte de foi dans des dispositifs techniques : les applis de tracing, le passe sanitaire, l’école en ligne… Comment analysez-vous l’impact du progrès technologique dans la crise sanitaire ?

M. S. – Effectivement c’est moins mon sujet, mais il y a une réflexion à avoir sur cette question. Frédéric Taddeï (animateur de débats à la télévision, ndlr) me disait quelque chose de très juste à ce sujet : il y a 20 ou 30 ans, ce que nous avons vécu n’aurait pas été possible, parce que le télétravail n’existait pas. Tout cela a été rendu possible par le monde capitaliste moderne. Finalement tous ces outils qui étaient censés nous libérer, et qui peuvent nous libérer, peuvent aussi nous asservir. Finalement, la technique n’est qu’un moyen supplémentaire qui permet au pouvoir de faire appliquer ses injonctions. Le passe par exemple n’est possible que grâce à la technique du QR code. On sait aussi que l’État a les moyens de surveiller tous les citoyens, jusque dans leur vie privée. Donc la technique donne au gouvernement des possibilités de discipline infinies. Par ailleurs, elle rend les gens plus à même d’accepter ces injonctions puisqu’elle adoucit les effets de la privation de liberté. 

« Des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique. »

Ce qui est également frappant, c’est que ces technologies ont émergé dans les régimes capitalistes occidentaux. Le QR code par exemple n’est pas une invention chinoise, mais vient du monde de l’entreprise et du management. Le premier pays à avoir instauré un passe, c’est Israël, qui est un pays occidental. On pourrait aussi aller plus loin et évoquer l’hygiénisme qui est aussi un produit de la modernité occidentale, même si la Chine fait de même. C’est intéressant de se dire que des mesures très archaïques comme le confinement ou la ségrégation s’inscrivent dans une modernité technologique et économique.

En fait, le solutionnisme technologique est une sortie du politique. C’est une forme d’utilitarisme ou de managérialisme, puisqu’on met en place des technologies considérées comme plus efficaces. Bien sûr, cela peut être efficace, mais la politique ce n’est pas ça. La politique consiste à arbitrer entre de grands principes, c’est ce que Max Weber appelait la « guerre des Dieux ». S’en remettre à une technocratie managériale, c’est le contraire. 

On voit d’ailleurs que les macronistes, les sociaux-démocrates et les néolibéraux plus largement, adorent les termes de « pédagogie » et « d’acceptabilité ». Selon eux, il faut de la pédagogie car les gens comprennent mal. C’est Barbara Stiegler qui résumait cela dans son livre Il faut s’adapter (NRF essais, Gallimard, 2019). Jacques Rancière avait une très bonne formule qui résumait également cet impératif néolibéral : « La société se représente ainsi à la manière d’une vaste école ayant ses sauvages à civiliser et ses élèves en difficulté à rattraper », c’est-à-dire qu’il y a les bons élèves et les mauvais élèves et qu’il faut discipliner les mauvais. On l’a vu avec les non-vaccinés, qui sont présentés comme des gens qui n’ont pas compris et qui doivent rentrer dans le rang. On essaie même pas de réfléchir, de leur parler comme à des adultes, on en revient à l’ordre moral, à un puritanisme avec des gentils et des méchants. Donc ce solutionnisme technologique rejoint la question du managérialisme, d’autant plus quand ce sont des chefs d’entreprise qui nous dirigent…

J’en viens parfois à regretter les professionnels de la politique, cumulards et corrompus, mais qui avaient au moins une culture politique. Nous avons aujourd’hui en responsabilité des gens qui ne savent plus ce qu’est la République et qui sont autoritaires sans même le savoir. J’ai beaucoup débattu avec les macronistes, ils ne sont pas mal intentionnés, mais ils ne se rendent pas compte des ruptures qu’ils introduisent. Beaucoup d’entre eux ne voient pas le problème avec la répression des Gilets jaunes, le fait d’entourer les manifestations de policiers, les gardes à vue préventives, les états d’exception…

LVSL – Globalement, votre livre est assez pessimiste sur l’avenir de nos libertés. Comment pensez-vous que nous pourrions repolitiser cette question de la liberté ? Comment faire en sorte que la culture républicaine ou celle de Mai 68, dont vous vous réclamez, retrouvent un écho auprès des citoyens ?

M.S. – Il nous faut une inspiration démocratique. Le mouvement des Gilets jaunes était critiquable à certains égards, mais il a montré qu’il y avait un désir de plus de démocratie. De fait, une démocratie sans mouvements sociaux, sans résistance à des mesures estimées injustes, ce n’est plus vraiment une démocratie, encore moins un pays libre. Ce type de résistance est un indicateur de la vitalité démocratique. On dit beaucoup que les gens ne votent plus, personnellement je trouve cela très bien, cela veut dire qu’ils refusent le système tel qu’il est. Le RIC est une piste intéressante mais à une seule condition : qu’il ne soit jamais contraire à la constitution. C’est mon anti-populisme.

Deuxièmement, la priorité c’est de rétablir l’État de droit. Quand on voit la nomination de Jacqueline Gourault (ministre de la Cohésion des territoires, ndlr) au Conseil constitutionnel ce n’est pas possible. Il faut que ce soit des personnes irréprochables, des grands experts, de grands juristes, comme Jacques Toubon. Je n’ai pas la solution mais il faut le réformer. Quant au Conseil d’État, je crois que c’est peine perdue. Il faut aussi rendre beaucoup plus difficiles les états d’urgence ou d’exception. Je ne suis pas juriste mais j’estime qu’il faut un congrès pour rendre cet état beaucoup plus compliqué, en créant des mécanismes de dialogue démocratique. Sur la liberté d’expression, il faut sortir des lois liberticides, il faut une liberté totale. Il faut peut-être renforcer la loi de 1881 sur les métiers de la presse avec une spécialité réseaux sociaux pour que les traitements soient plus rapides, mais les plateformes ne doivent rien censurer. De même, en matière de sécurité, je suis contre le fait que les policiers demandent la carte d’identité – les Anglais n’en ont pas de carte d’identité d’ailleurs.

Pour résumer, il faut renforcer les contre-pouvoirs. Aujourd’hui la séparation exécutif-législatif, qui est au cœur de la séparation des pouvoirs et est censée nous protéger de la dictature, n’existe plus. Quand l’exécutif n’est plus séparé du législatif, Carl Schmitt (juriste et philosophe, ndlr) dit que c’est une dictature. Cela implique-t-il de la proportionnelle ? Je ne sais pas. En Allemagne par exemple, ce sont des coalitions qui gouvernent, cela évite l’autoritarisme. Faire renaître un esprit démocratique ou un attachement à la liberté ex nihilo est un vœu pieux, mais par contre renforcer l’État de droit est possible. Il suffit d’une volonté politique. Même si cela peut être très impopulaire, sur les questions d’insécurité par exemple.

Adieu la liberté, essai sur la société disciplinaire.

Mathieu Slama

Les Presses de la Cité, janvier 2022.

20 €.

Napoléon contre la République ?

Aymeric Chouquet pour LVSL

Si Napoléon Bonaparte demeure une figure populaire et connue de tous, les institutions fondées pendant le Consulat (1799-1804) restent souvent sibyllines. Nombre de personnalités politiques défendent que Napoléon s’inscrit dans la dynamique révolutionnaire de 1789. Il apparaît pourtant que le consulat « n’est en rien l’héritier des projets et des réalisations révolutionnaires de la période 1789-1795 ». Le Consulat de Bonaparte (La fabrique éditions, 2021), signé par Marc Belissa et Yannick Bosc, livre une description complète de cette séquence historique cruciale pour qui veut comprendre notre rapport à la République. L’ouvrage s’inscrit dans la continuité du Directoire : La République sans la démocratie des mêmes auteurs (La fabrique éditions, 2018).

Qu’elle soit décriée ou célébrée, la figure de Napoléon Bonaparte demeure largement mobilisée dans les débats contemporains. De nombreuses études historiques, souvent hagiographiques, ont tenté de livrer une description détaillée du petit caporal. Invoquer son héritage a tantôt servi à légitimer des régimes – sous la Restauration notamment – tantôt à en critiquer d’autres – en 1870, les républicains critiquaient Bonaparte pour mieux remettre en cause le Second Empire. De même, pendant la IIIème République, certains mobilisaient la figure napoléonienne pour vilipender le régime parlementaire alors en place.

Marc Belissa et Yannick Bosc constatent que le Consulat demeure une période largement personnalisée, réduite à la seule personnalité bonapartiste. Cette séquence – s’étalant du 18 brumaire an VII (1799) au 28 floréal an XII (1804) – ne serait que l’émanation de la volonté d’un « grand homme ». Refusant une telle posture, les auteurs nourrissent leur discours de la littérature scientifique récente. Loin d’un bloc monolithique, la période apparaît traversée de différents conflits politiques. De ces antagonismes sont nées de nombreuses institutions, la Banque de France ou le Conseil d’État notamment, dont l’influence contemporaine demeure souvent sous-estimée. Le Consulat est une période historique charnière qui apparaît cruciale car elle participa directement, selon l’expression des auteurs, à « la fabrique de l’État contemporain et de la société propriétaire ».

L’aboutissement d’un projet collectif

Les littératures marxistes et libérales partagent l’analyse selon laquelle la Révolution française aurait uniquement été l’œuvre de la volonté bourgeoise. Le coup d’État bonapartiste marquerait finalement le retour inéluctable aux principes « originels » de 1789. Les auteurs du Consulat de Bonaparte s’écartent de la vision simpliste présentant Napoléon comme un « Robespierre à Cheval ». Ces derniers refusent de s’engager dans des débats stériles afin de déterminer si Napoléon est bien le continuateur de la Révolution française. Considérant que les événements de 1789 sont traversés de périodes historiques fondamentalement différentes, mieux vaut alors se demander dans quelle phase historique révolutionnaire l’action bonapartiste s’inscrit.

Ainsi, les idées napoléoniennes étaient-elles plus proches de la Révolution qui reconnaissait le droit à la résistance face à l’oppression (déclaration des droits de l’Homme de 1789, article II) que de celle qui supprimait toute référence aux droits naturels (constitutions de l’an III et VIII) ? La vision du petit caporal était-elle compatible avec celle de certains révolutionnaires considérant le droit à la propriété comme subordonné au droit à l’existence ? Marc Belissa et Yannick Bosc, en opposition avec cette vision réductrice de la Révolution française, concluent ainsi que « l’État autoritaire et personnalisé sous le consulat […] n’est en rien l’héritier des projets et des réalisations révolutionnaires de la période 1789-1795 ».

NDLR : Pour en savoir sur plus la Terreur, lire sur LVSL l’article rédigé par Vincent Ortiz : « La Terreur, première révolution sociale ? »

Néanmoins, le projet brumairien s’appuie sur le soutien de nombreux acteurs politiques, à l’image d’Antoine Boulay de la Meurthe ou de Pierre Jean Georges Cabanis. Souhaitant stabiliser la société propriétaire là où le Directoire a failli à cette mission, de larges pans de l’élite supportent ouvertement le coup d’État du 18 brumaire. L’abbé Sieyès, ancien directeur et soutien du projet bonapartiste, a une influence notable sur ce processus. Il souhaite faire advenir son idéal de démocratie représentative, où la nation et non plus le peuple est garant de la souveraineté. Dans la vision de l’abbé, le citoyen a pour unique mission politique d’élire ses représentants, laissant la société gouvernée par des tiers. Le Consulat apparaît ici comme l’aboutissement du projet thermidorien, censé garantir la protection des libertés « modernes » libérales. De même, les « idéologues » ont longtemps partagé les desseins de Napoléon. Les membres de ce groupe d’intellectuels considèrent que la communauté de savants doit s’occuper de la cité. Napoléon était lui-même membre de l’Institut de France, lieu très prisé des idéologues, ce qui peut expliquer ce soutien actif au petit caporal.

Bonaparte n’apparaît alors ici ni comme le fossoyeur de la République, le Directoire ayant déjà sapé bon nombre d’acquis révolutionnaires, ni comme son continuateur. La période s’inscrit plutôt dans un processus long de mise en place et de stabilisation de la société propriétaire. Elle demeure néanmoins un projet original de construction d’un État personnalisé et extrêmement centralisé.

L’avènement de la société propriétaire

Les discussions autour de la mise en place du Code civil battent leur plein en 1801. Beaucoup estiment qu’un tel instrument législatif n’aurait pu voir le jour lorsque l’esprit révolutionnaire, réputé passionnel, agitait encore l’Hexagone. Le Code civil rompt frontalement avec l’idéal émancipateur révolutionnaire. Si des progressions en termes d’abolition des privilèges juridiques, d’égalité de traitement ou de liberté de conscience peuvent être constatées, la consécration du droit à la propriété privée est flagrante. Le Code civil est en cela l’aboutissement d’un processus déjà en cours sous l’Ancien Régime, où des acteurs politique comme Turgot souhaitaient alors consacrer pleinement le droit à la propriété. Toute référence aux droits dits naturels et universels est effacée. L’unique évocation du droit à la subsistance n’est utilisée que pour justifier et légitimer le droit à la propriété. Cet argument fallacieux avait déjà été utilisé en août 1789 pour libéraliser le commerce du grain.

De même, le contrôle des masses de travailleurs apparaît comme une nécessité pour stabiliser le régime. En 1803, le « livret ouvrier » est réintroduit alors qu’il avait été supprimé lors de la Révolution. Ce dernier instaure un contrôle complet du travailleur, le liant juridiquement à son employeur. Alors que la Révolution avait détruit toute tentative de corporatisme, la chambre de commerce est créée en 1802 et permet aux patrons de développer une organisation structurée et organisée. Ce privilège est refusé aux plus démunis puisque la loi Germinal permet de réprimer efficacement toute coalition entre ouvriers. Il est intéressant de noter que l’utilisation de ce « livret ouvrier » continue bien après la période consulaire et n’est supprimé qu’en 1890. L’article 1781 du Code civil établit l’infériorité morale de l’ouvrier sur son patron. Il représente en cela une dérogation au système judiciaire fondé sur la preuve. En cas de litige entre un travailleur et son supérieur, la législation estime que « le maître est cru sur son affirmation pour la quotité des gages, pour le paiement des acomptes donnés pour l’année courante ».

Pour autant, l’avènement de cette société propriétaire n’a pu se légitimer et se renforcer que par l’instauration d’un État centralisé et efficace ainsi que par la légitimation de symboles autoritaires. 

La centralisation de l’action publique aux mains des experts

Lorsque Bonaparte s’empare du pouvoir, son objectif affiché est de dépolitiser la nation et d’arrêter les différentes factions politiques. En un sens, il est temps d’en finir avec la « métaphysique » des révolutionnaires qui a, selon lui, conduit le pays à l’anarchie. Cet objectif s’accompagne d’une surveillance massive de la population. Différentes institutions sont créées, à l’image de la préfecture de police de Paris ou de la gendarmerie. Ces structures sont toutes mises en compétition pour garantir un maximum d’efficacité. Nombre de néo-Jacobins et de royalistes sont arrêtés, même si le pouvoir demeure plus clément avec les partisans monarchistes. Ce processus de fracturation de la société et de surveillance massive marque le déclin de l’espace publique au profit d’un « esprit public » ; l’opinion des citoyens doit être gouvernée et donc surveillée. Alors qu’il existait à Paris soixante-treize journaux avant le 18 brumaire, leur nombre est rapidement limité à treize. Le pouvoir devient de plus en plus autoritaire, éloignant de ce fait Napoléon des idéologues et de certains de ses partisans de la première heure. Un pouvoir extrême est alors concentré dans les mains du petit caporal.

C’est bien sous le Consulat que notre administration a opéré une forte recentralisation non-démocratique de son action.

L’administration, pour mieux rationaliser ses pratiques et confisquer plus facilement la souveraineté populaire, met en place une centralisation extrême de son action. La Constitution du 6 messidor an I (1793) conférait la majorité du pouvoir d’exécution des lois aux communes. Les représentants du pouvoir central, chargés de construire et d’organiser un maillage territorial efficace au niveau local, étaient directement élus par le peuple. Les procureurs généraux syndics au niveau des départements et les procureurs syndics dans les districts pouvaient ainsi être directement révoqués s’ils ne remplissaient pas correctement ces missions. Le Directoire avait déjà mis à mal cette logique de démocratisation de la politique locale puisque la représentation du pouvoir avait été confiée à des commissaires centraux nommés et non plus à des fonctionnaires élus. L’institution préfectorale, héritière des commissaires centraux, est créée par la loi du 8 pluviôse an VIII (17 février 1800) « concernant la division du territoire de la République et l’administration ». Le préfet se retrouve seul chef de l’administration locale et se substitue à toute politique démocratique. Les maires des communes de moins de 5 000 habitants sont directement désignés par le préfet, sinon par le 1er consul. Tous les échelons de l’administration publique, du département aux arrondissements communaux en passant par les communes, sont sous sa commande directe comme indirecte. Une ligne de transmission se crée entre les ministres, les préfets, les sous-préfets et les maires.

Certains craignent alors que les préfets conservent de trop nombreux pouvoirs. Toute contestation au niveau local est traitée au sein d’un bureau du contentieux où siège le préfet. Or, « administrer est le fait d’un seul […] juger est le fait de plusieurs ». Charles Ganihl propose ainsi d’associer à chaque préfets deux assistants : « le préfet sans surveillant fera revivre le despotisme du régime intendanciel […] Ce mode eût réunit les avantages d’une administration collective sans être exposé à ses inconvénients ». Ces réprobations sont balayées par Bonaparte qui se débarrasse des brumairiens critiques lors du renouvellement du tribunat en 1802.

Il ne faut pas oublier que les révolutionnaires jacobins avaient l’ambition de créer une représentation efficace du pouvoir exécutif au niveau local, nombre des préfets de la première génération étant issus des rangs révolutionnaires. Pourtant, c’est bien sous le consulat que notre administration a opéré une forte recentralisation non démocratique de son action, bien loin du projet initial des Jacobins.

« La souveraineté de la nation réside dans les communes »

Saint-Just, 1793.

La préparation des lois est également confisquée au peuple. Le conseil d’État, regroupant les « experts » nommés par le premier consul, prépare et rédige les textes législatifs. L’idée selon laquelle les mieux lotis seraient les plus à même de s’occuper des affaires de la nation triomphe. Les plus riches ne gouvernent pas l’État mais en deviennent les administrateurs. François-Antoine de Boissy d’Anglas note ainsi que « nous devons être gouvernés par les meilleurs : les meilleurs sont les plus instruits et les plus intéressés au maintien des lois : or, à bien peu d’exceptions près, vous ne trouverez de pareils hommes que parmi ceux qui, possédant une propriété, sont attachés au pays qui la contient, aux lois qui la protègent, à la tranquillité qui la conserve ».

Si l’abbé Sieyès soutenait en 1795 la mise en place du cens, il estime désormais nécessaire de créer des « listes de confiance ». Par ce système, tout homme de plus de 21 ans peut élire une liste des mandataires possibles au sein desquelles le pouvoir choisit les membres des assemblées. Le citoyen ne possède ainsi qu’un droit de présentation. Comme le résume Cabanis, « tout se fait donc au nom du peuple et pour le peuple ; rien ne se fait directement par lui : il est la source sacrée de tous les pouvoirs, mais il n’en exerce aucun ». Ce dernier estime que « en un mot, il est libre mais il est calme ». De même, Sieyès avait présenté en 1795 un projet de création d’un « jury constitutionnaire », organe chargé de protéger la constitution. Le texte suprême de l’an VIII crée un « collège des conservateurs », aux membres cooptés à vie, chargé de cette même mission. Il est en cela l’ancêtre de notre Conseil constitutionnel. Comme l’estiment Marc Belissa et Yannick Bosc, « se trouvent ainsi transférée à des experts la fonction du contrôle de l’effectivité du pacte social qui était l’attribut de la citoyenneté ».

La justice, quant à elle, se hiérarchise et se rapproche du pouvoir. Alors que, sous la Révolution, les juges étaient élus par le peuple, il ne subsiste plus que le juge de paix à l’échelle des cantons qui doive sa place aux décisions populaires. Des tribunaux spéciaux voient le jour, notamment dans le sud, afin de réprimer tout acte séditieux. Alors que cette démarche était totalement interdite pendant les épisodes révolutionnaires, certains tribunaux ne comportent aucun jury populaire. Le seul lieu d’opposition au pouvoir, le Tribunat, ne possède qu’un pouvoir d’action réduit et est souvent moqué par les partisans de Bonaparte. Lorsque l’institution manifeste son opposition aux projets du Code civil et d’un traité avec la Russie, comprenant le terme de « sujets » pour désigner les Français, elle est immédiatement réformée. Le 1er avril 1802, le Tribunat est divisé en trois sections distinctes et les délibérations sont désormais secrètes. Stendhal, nommé auditeur du Conseil d’État en 1810 estime que « la première affaire était d’abaisser le citoyen, et surtout de l’empêcher de délibérer, habitude abominable que les Français avaient contractée dans les temps du jacobinisme ».

Une société fondée sur l’honneur, la famille et l’Église

Dès 1796, le général corse veille à véhiculer une image flatteuse. Glorifiant ses succès tout en dissimulant ses défaites, la figure napoléonienne s’impose dans l’espace public. Cette héroïsation du personnage lui est ensuite bien utile pour fonder la légitimité du coup d’État brumairien. Pourtant, comme le remarquent les auteurs, « il était insuffisant pour fonder le nouveau régime dans la durée ». En effet, « il lui fallut recourir à bien d’autres formes de légitimité dans un “bricolage” permanent ». Pendant la période post-brumaire, un empilement de symboles est mobilisé pour légitimer le changement de régime. Sont vantées ses qualités militaires comme civiques, célébrant son « génie » législateur et sa capacité à gouverner la nation. Ainsi, « le pouvoir était désormais incarné dans un seul homme dont la figure était, selon la tradition panégyrique, un condensé de toutes les vertus ».

Le régime a tout d’abord recours aux symboles républicains. Le 19 brumaire, les trois consuls prêtent serment au nom de la « souveraineté du peuple ». De même, l’État se légitime par un recours aux valeurs militaires. Si jusqu’à 1803, la loyauté du corps militaire envers Napoléon n’est pas acquise, « une grande partie des militaires se rallia au grand chef qui, une fois les opposants éliminés, choya les officiers obéissants ». Très vite, le recours à la « chose publique » et aux symboles militaires ne suffit plus et le pouvoir fait appel à des symboles forts, à l’image de l’ancien président américain George Washington. Napoléon se doit alors de correspondre à la représentation d’un « grand homme ». Comme le père fondateur des États-Unis, Bonaparte veut véhiculer une image de sage au-dessus des factions et des partis. De véritables apologies sont ainsi rédigées à la gloire du général, à l’image du Parallèle entre César, Cromwell, Monk et Bonaparte, rédigé par Fontanes en 1800.

Le régime s’appuie également sur une multitude d’institutions. Le mariage permet au mari d’exercer un contrôle sur le foyer, notamment sur sa femme. La famille est perçue comme une institution permettant de stabiliser la société. Les Montagnards avaient conféré aux enfants naturels – nés hors mariages – les mêmes droits que les enfants « légitimes » tandis qu’une loi de 1792 permettait un divorce plus facile. Ces dispositions sont rapidement écartées et écornées, symbolisant le retour central et fondamental de l’institution familiale. De même, le régime s’appuie sur la religion catholique qui devient « religion de la grande majorité des Français […] professée par les Consuls ». Le Concordat, ratifié en 1801, permet le rapprochement entre Napoléon, le clergé français et Rome. De nombreux groupes politiques, à l’image des républicains ou des idéologues, sont vent en poupe contre ce projet qui donne « un coup d’arrêt au processus de laïcisation de la société issu de la Révolution ».

Que dit Napoléon de notre rapport à la République ?

Si Le Consulat de Bonaparte ne dresse pas une liste exhaustive des parallèles existant entre notre époque contemporaine et la période napoléonienne, force est de constater que ces derniers sont légion. Comme le notent les auteurs, « la rationalité administrative se substitue à la politique […] et forme le projet consulaire conçu comme une machine de guerre contre les “désordres “, “l’anarchie” et “les passions” engendrées par les assemblées de la Révolution ». Beaucoup de ces traits persistent aujourd’hui. Sous couvert d’efficacité, un régime technocratique et « post-politique » privilégiant un recours massif aux « experts » se substitue à la souveraineté populaire. L’héritage républicain a servi un temps à légitimer le régime bonapartiste qui prétendait exercer son pouvoir au nom de la « souveraineté populaire », mais cette période ne fut que de courte durée et cette prétention s’est rapidement mue en trahison. Si la vertu fondait l’assise du régime républicain pendant la Révolution, c’est désormais l’honneur qui est mis sur un piédestal. En 1802 est ainsi créée la légion d’honneur qui ne récompense plus les qualités républicaines, mais décerne des mérites selon la volonté du seul exécutif.

Si l’adhésion au régime républicain ne fait plus l’objet de débats comme cela pouvait encore être le cas à l’aube du XXe siècle, ce qu’il signifie en tant que projet politique n’a jamais cessé d’être un terrain de luttes. Chaque groupe défend sa conception de la République, certaines étant diamétralement opposées aux intentions des révolutionnaires de 1789-1795. Le projet républicain tel qu’il avait été pensé initialement n’a jamais été achevé, mais les événements révolutionnaires de 1789 ont toujours été présents dans les mémoires communes, notamment en 1848 et pendant la Commune, en tant que combat à perpétuer. Aujourd’hui encore, comprendre les différentes conceptions de la République défendues par les familles politiques reste une clef de lecture essentielle pour appréhender les clivages qui traversent notre société.

Le Consulat de Bonaparte. La Fabrique de l’État et la société propriétaire (1799-1804)

Marc Belissa et Yannick Bosc

La Fabrique éditions, 2021, https://lafabrique.fr/le-consulat-de-bonaparte/

« Mettre la République en sûreté » – Entretien avec Marion Beauvalet et François Thuillier

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

Marion Beauvalet, doctorante en théorie des organisations, et François Thuillier, ancien membre des services de sécurité anti-terrorisme et contre-espionnage, ont été sollicités par le laboratoire d’idées Intérêt général pour travailler sur les questions de sécurité. Dans leurs rapports, le premier intitulé « Penser la police au service du peuple » et le second « Refonder la police », ils montrent en quoi les politiques sécuritaires de ces dernières années ont progressivement discrédité et affaibli l’idée d’une police républicaine et sociale et proposent des pistes de réflexion pour restaurer un service public de sécurité en France. Entretien réalisé par Guillemette Magnin.

LVSL – Dans votre rapport, vous écrivez que « les politiques sécuritaires témoignent des rapports de force économiques et sociaux entre catégories de population et entre classes sociales ». L’argument sécuritaire a-t-il toujours permis de légitimer le rapport de force entre les classes dirigeantes et la population ?

François Thuillier – Oui, mais j’irai même au-delà. Je crois qu’il témoigne non seulement des rapports de force, mais aussi des rapports de force sémantiques. Le but de cette note était d’essayer d’empêcher la bourgeoisie – l’oligarchie de manière générale – de disposer du vocabulaire à leur guise, pour leur propre confort. C’est ce que disait justement Jean Genet lorsqu’il contestait cette faculté que les pouvoirs ont de disposer du vocabulaire. C’est très marquant pour les questions économiques – avec les termes de « réformes » pour ne pas dire « casse sociale » ou de « charge » pour désigner les cotisations sociales – mais cela l’est également pour la sécurité : les termes de « sécurité », de « violence » ont été accaparés par la classe bourgeoise. Je pense que l’on vit actuellement sous les auspices d’un coup d’État sécuritaire, que l’on peut faire remonter à la deuxième moitié des années 1970. Dans la note, nous partons du rapport d’Alain Peyrefitte de 1976 intitulé « Réponse à la violence » dans lequel il pose les bases de l’époque sécuritaire dans laquelle nous vivons toujours. Nous avons souhaité ouvrir une petite brèche dans ce mur du lobby sécuritaire qui, actuellement, détient le pouvoir et tous les rouages de la communication politique.

LVSL – Comment expliquer le caractère performatif des discours sur la sécurité ? Le sont-ils particulièrement dans ce domaine ?

Marion Beauvalet – Je pense que oui. On observe en effet, sur ces thématiques-là, un phénomène d’homogénéisation et d’alignement du bloc dominant, que je qualifierai de libéral sur le plan économique mais pas aussi libéral qu’il le proclame sur le plan social. Ce que l’on voit depuis le quinquennat d’Emmanuel Macron et que l’on voyait déjà avec Manuel Valls à Matignon, c’est une sorte de raidissement progressif d’un point de vue autoritaire et un alignement de ce discours avec les médias pour d’autres raisons (montrer les scènes de violences et d’affrontement entre les gilets jaunes et les policiers permet de mieux tenir le téléspectateur en haleine et de faire monter l’audimat). Dans cette note, on essaie de montrer le caractère performatif de ces discours et de décrire le processus de création de cette thématique sécuritaire, indépendamment de ce que les gens vivent au quotidien, qui peut faire passer un événement marginal, comme un vol dans le métro, pour une problématique sociétale majeure.

Le spectacle de la violence est sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir.

F. T. – Les sondages de ces dernières années montrent que les Français placent la peur dans leurs premières préoccupations quotidiennes. Mais attention à ne pas confondre deux sentiments que l’on amalgame souvent dans la presse. D’une part il y a la « peur de victimation », c’est le fait d’avoir peur pour soi, de se sentir en position de vulnérabilité et de considérer qu’on peut être une cible et être attaqué. Ce sentiment est stable depuis des dizaines d’années. D’autre part, il y a la « préoccupation pour la délinquance », c’est-à-dire le sentiment des gens en réaction au spectacle de la violence. Celui-ci est effectivement en hausse depuis quelques années. Mais, comme l’a dit Marion, le spectacle de la violence est tout à fait sciemment mis à disposition des gens par les médias et par le pouvoir. On l’a bien vu en 2002 avant le second tour de la présidentielle avec l’affaire Paul Voise… On sait très bien que le fait de mettre la sécurité dans les sujets des médias fait monter automatiquement la droite et l’extrême-droite. Si on mettait les questions sociales, ce serait l’inverse. Ce sont des stratégies de pouvoir tout à fait conscientes et assumées.

LVSL – En quoi le modèle de société néolibérale, tel qu’évoqué dans le premier rapport, permet-il aujourd’hui de relayer et d’accréditer ce discours ?

F. T. – On sait que les médias sont principalement aux mains des oligarques. Le lobby sécuritaire, si vous voulez, c’est une étoile à quatre branches qui tient le pays aujourd’hui. Ce sont d’abord les outils d’influence de la diplomatie anglo-saxonne – occidentale d’une manière générale –, on l’a vu avec la guerre contre le terrorisme. Vous avez ensuite leurs employés et leurs relais que sont les partis libéraux et conservateurs en Europe et particulièrement en France. Puis vous avez l’industrie de la sécurité privée, le conseil de la sécurité, les experts de l’industrie du contrôle… et puis vous avez les médias. Et les médias, pour ceux qui sont privatisés, ont pour stratégie d’assumer, là aussi pour l’audience, un discours et une représentation du monde qui ont pour but et pour effet d’influer sur l’opinion publique pour qu’elle vote correctement.

M. B. – Pour ajouter un mot sur la dimension néolibérale, je pense que le fait de poser ce genre de discours et d’analyse sur la sécurité a pour effet de détourner le regard des citoyens et de dresser les gens contre certaines menaces ; en l’occurence, les populations fragiles économiquement et les populations étrangères. En mettant en avant le caractère insécurisant des banlieues par exemple, on pose une sorte d’ennemi qui serait « l’autre » au lieu de poser un adversaire qui appartiendrait à la classe dominante, par exemple un banquier qui, lui, s’enrichit continuellement. Ainsi, l’adversaire est toujours pensé comme « quelqu’un à notre niveau », notre voisin que l’on peut croiser dans le métro, mais jamais comme le dominant, celui du dessus.

LVSL – En 1972, le programme commun de la gauche dénonce une police « détournée de son rôle républicain ». Vous faites également référence à Jaurès qui distinguait la violence des pauvres et la violence des maîtres. Quel devait être selon lui le rôle de la police ?

F. T. – Cette déclaration, on l’a mise dans la note comme un clin d’œil à l’œuvre de Jaurès, mais elle ne faisait pas spécifiquement référence à la délinquance mais plutôt aux conflits sociaux. Jaurès disait qu’on ne pouvait pas éviter la violence des conflits sociaux, mais que lorsqu’elle s’exprimait, il ne fallait pas stigmatiser les ouvriers – ceux qui luttaient pour leur peau – mais plutôt se tourner vers leurs maîtres, les chefs d’entreprise, comme principaux responsables de cette violence.

Quand je parlais de coup d’État sécuritaire depuis 1976, la manière dont la gauche a accompagné ce coup d’État est quand même significative. En 1972, on a dans le programme commun, très fortement influencé par le parti communiste de l’époque, la qualification de la police presque comme une institution de l’Ancien Régime. À la fin des années 1970 et au début des années 1980, on observe un recentrage doctrinal du parti socialiste qui devient hégémonique à gauche, et donc les questions de police disparaissent. Finalement, cet ordre libéral leur convient mieux. La question de la police disparait des 110 propositions du candidat Mitterrand en 1981, et de sa Lettre à tous les Français en 1988. Il est intéressant de voir que les stratèges de la deuxième gauche (Dray, Valls…) considèrent à un moment donné que l’échec de la gauche aux législatives de 1986 est dû aux questions de sécurité. Dès lors, les figures du Parti socialiste pensent que la gauche ne va pas assez loin et que, pour gagner, il faut coller au discours sécuritaire de la droite.

On a donc une inversion des valeurs : non seulement, la police et les questions de sécurité disparaissent de leur champ de préoccupation politique, mais, en plus de ça, il y a un alignement sur la droite. En 1997, au moment du colloque de Villepinte, la gauche opère un alignement complet sur les questions sécuritaires avec la droite. Par exemple, elle s’approprie la notion de police de proximité, qui initialement est une notion de droite. En 2012, Valls va encore au-delà sur le terrain de l’extrême-droite, avec la guerre contre le terrorisme… De fait, depuis le programme commun, on a l’impression que la gauche libérale a parcouru tout l’arc politique de la gauche à l’extrême-droite, si bien qu’il n’y a plus de politique spécifique à la gauche en la matière.

La gauche a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes.

M. B. – Pour compléter sur la phrase de Jaurès et sur la dimension sociale de la citation, je pense que l’idée de la note était aussi de montrer que la gauche, en cessant de penser les questions de sécurité et en se soumettant simplement aux questions de la droite, a renoncé à expliquer la délinquance par des causes matérialistes. Or, le fait de reconnecter les questions de sécurité aux questions sociales permettrait de se remettre à les penser et de construire une analyse sur les causes de ces phénomènes. Quand on se réfère à Jaurès, c’est aussi une manière de se reconnecter à cette matrice de pensée. 

F. T. – Pour revenir au sujet de la distinction entre « violence des riches » et « violence des pauvres », il est vrai que sociologiquement, on ne se livre pas au même type de crimes et délits. On a d’une part ce qu’on appelle les « illégalismes populaires », c’est-à-dire les atteintes aux personnes et aux biens. Plus on monte dans l’échelle sociale, plus on glisse sur le terrain de la délinquance économique et financière, la corruption… Il est important de distinguer ces deux types de manifestation délictuelle.

Marion Beauvalet et François Thuillier © Pablo Porlan / Hans Lucas pour LVSL

LVSL – Dans la seconde partie du rapport vous dénoncez l’absence de moyens déployés par les pouvoirs publics pour assurer la sécurité, notamment dans les périphéries. Peut-on dire que la politique du chiffre telle que vous la décrivez dans la lutte contre la consommation de drogues gouverne l’ensemble des politiques sécuritaires menées ces dernières années ?

M. B. – Sur les questions de politique du chiffre, il y a un vrai sujet. On fait face à une sorte de paradoxe, puisque les personnes qui mettent systématiquement à l’agenda les questions sécuritaires sont aussi celles qui, une fois au pouvoir, suppriment des postes et ferment des commissariats. Par exemple, récemment dans la première couronne parisienne, on a fermé beaucoup de commissariats pour mutualiser les lieux. Résultat : quelqu’un qui aurait besoin de déposer une plainte ne peut plus y accéder aussi rapidement qu’avant. Il y a donc tout un travail de distorsion du lien entre l’institution et la population par les mêmes personnes qui scandent que les questions de sécurité sont primordiales.

Sur les questions de drogue en effet, la politique du chiffre est particulièrement frappante. On le voit par exemple avec les contrôles au faciès dans certains quartiers. Cela alimente un sentiment de défiance et permet aux policiers de remplir des objectifs statistiques. S’ajoute à cela le système de prime, qui permet de « combler » le fait que les policiers sont pour la plupart très mal payés…

Au-delà de ça, la politique du chiffre correspond à des choix d’investissement. Fermer des commissariats, en plus de distendre le lien de confiance entre la police et les citoyens, correspond à un choix de démantèlement du service public. Ces économies permettent d’investir dans d’autres choses comme l’armement de la police et plus globalement l’arsenal de maintien de l’ordre en manifestation.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes.

LVSL – Au sujet du service public, vous déplorez le démantèlement progressif du service public de la police. Par quels moyens concrets est-il possible à ce stade de lutter contre la privatisation des services de police ?

F. T. – Une des préconisations de la note est justement d’essayer de faire refluer le mouvement général de privatisation de la sécurité. Il faut, en effet redonner à l’État les prérogatives pleines et entières de la mission de sécurité au détriment, évidemment, de la sécurité privée (industrie de la sécurité, gardiennage…), mais également des collectivités locales. Prenons l’exemple des polices municipales : il y a 23 000 policiers municipaux en France, une explosion cependant très inégale, puisque les effectifs dépendent du budget de chaque ville. On assiste donc à une rupture du principe d’égalité devant la sécurité. Par ailleurs, cela prive la sécurité nationale d’un certain nombre de prérogatives. C’est pourquoi nous proposons d’étudier la possibilité juridique d’une renationalisation des polices municipales pour les faire rentrer dans le giron de l’État. Cela vaut aussi pour les départements et les régions. Seul l’État, selon nous, est légitime pour assurer cette sécurité et cette violence légitime. Or on déplore une dilution de la notion de sécurité dans le marché libéral, au profit des plus riches, des plus à même de se doter de leurs propres moyens de sécurité.

Il y a urgence à re-légitimer l’État, qui se voit dépossédé de ses prérogatives régaliennes. Dans ce sens, il faut également mettre un terme au pantouflage de certains hauts cadres du renseignement qui se mettent au service des grandes fortunes pour créer, dans les entreprises, des services de sécurité qui ont aujourd’hui quasiment plus de moyen que l’État lui-même. Ce n’est pas acceptable.

LVSL – Selon vous il est impératif de changer de paradigme sur l’insécurité et de miser davantage sur la lutte contre la criminalité économique et financière. Le fait de prioriser volontairement une lutte – ici celle contre la criminalité économique et financière – plutôt qu’une autre, n’est-il pas incompatible avec la vision républicaine et égalitaire des services publics de sécurité ?

F. T. – Aujourd’hui, la priorité est mise sur ce qu’on appelle les « illégalismes populaires » car c’est cette notion de violence qui fait des carrières électorales et qui enrichit le lobby sécuritaire. Pourquoi veut-on inverser la politique pénale ? Simplement parce que la « violence des riches », comme disait la sociologue Monique Pinçon-Charlot, cette violence légale est en vérité plus pathogène pour la société. Je crains en effet que, s’il n’existe pas de ruissellement en économie, il y en ait un en matière de délinquance. C’est-à-dire que l’exemple, funeste, de cette délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain. Par exemple, le consentement à l’impôt, quand on regarde le nombre de fraudes fiscales… En plus de cela, la délinquance des pauvres est relativement circonscrite dans l’espace, elle s’étend peu. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle la police arrive si facilement à la déplacer dans l’espace, en la renvoyant en périphérie des villes.

La délinquance des riches pervertit plusieurs dimensions du pacte social et républicain.

M. B. – Je pense aussi que requalifier le paradigme de la sécurité permet de redéfinir certains phénomènes. Si l’on reprend l’exemple de la drogue, on peut se demander : est-ce qu’un phénomène de violence policière permettra à des consommateurs de drogue d’en sortir ? Je ne crois pas, il faut sortir de politiques qui sont manifestement inefficaces. Je crois en ce sens que c’est en renommant les phénomènes, en portant un autre regard dessus, que l’on pourra agir sur le réel. Concernant les drogues, je crois que l’on est face à un phénomène qui est d’ordre social. On a observé une augmentation de la consommation de crack pendant l’épidémie. Les gens qui sont tombés dedans sont les personnes en situation de marginalité.

LVSL – En conclusion du second rapport, vous préconisez une relocalisation des forces de police, qu’entendez-vous par là ?

F. T. – L’idée, c’est de dire qu’il y a des disparités géographiques. Par exemple, il n’est pas normal que le taux de quadrillage, de répartition des policiers par habitant soit plus important dans les quartiers riches de Paris qu’en Seine-Saint-Denis. Il faut reconsidérer la police comme un service public auquel chaque citoyen doit avoir un égal accès. Notre proposition était donc de revoir la carte de répartition des forces de police en fonction des territoires, mais également en fonction des types de délinquance afin que chacun d’entre eux soit soumis à la même répression et de manière égalitaire.

M. B. – Un service public, pour être qualifié comme tel, doit répondre à un certain nombre de conditions : l’égalité, la continuité et l’adaptabilité. Rappelons que s’il y a une grande défiance vis-à-vis de la police, c’est en grande partie parce que dans beaucoup de territoires, les policiers sont en sous-effectif. Ils ont, pour la plupart, de très mauvaises conditions de travail, et sont soumis à des objectifs qui détruisent aussi certainement le sens de leur profession.

Relocaliser, c’est dire repenser différemment en repartant par le bas. C’est une des conditions sine qua non pour recréer la confiance entre le peuple et la police. Il s’agit aussi de repenser les questions de recrutement, pour que la police ressemble plus aux Français, pour que l’institution soit elle-même davantage comptable de ses actes, et pour qu’elle corresponde enfin à cet idéal républicain.

Robespierre, catalyseur de la Terreur populaire

Portrait de Maximilien Robespierre, peint par Adélaïde Labille-Guiard en 1791.

Le moment fondateur de la gauche française est bien la période de la Révolution qui a proclamé les valeurs de liberté, d’égalité et de fraternité. De 1789 à 1794, les actions des sans-culottes ont radicalisé la Révolution et les positions des différents protagonistes politiques. Maximilien Robespierre, figure toujours largement décriée de l’histoire de la gauche française, n’a cessé de déclarer défendre le peuple des sans-culottes mais s’est parfois opposé à certains de ses meneurs pour défendre la légitimité politique de la Convention. Les rapports qu’il a entretenus avec eux au sujet de l’organisation de la répression sont complexes.

NDLR : cet article s’inscrit dans la série La gauche peut-elle encore changer les choses ? dirigée par Pierre Girier-Timsit.

Robespierre et la Convention face à la Terreur populaire. Printemps 1793 – 5 septembre 1793

La chute de Louis XVI le 10 août 1792 aiguise les velléités revanchardes des sans-culottes qui vont massacrer du 2 au 6 septembre de nombreux détenus dans la région parisienne et dans la vallée du Rhône – près de 1300 seulement à Paris – ceux-ci étant considérés par les masses comme de dangereux ennemis de la Révolution. Ces tueries n’ont pas été organisées par les parlementaires, même si Danton, alors ministre de la Justice, ou Marat les laissent faire, voire les encouragent. Suite à ces événements, et en plus d’une guerre aux frontières, la Convention fait face au soulèvement de la Vendée, seule « guerre intérieure » qu’elle reconnait malgré la prise de Lyon par les royalistes, et qui l’amène à voter en février 1793 la levée en masse de 300 000 hommes. Ce rassemblement de forces disparates va connaître de nombreuses défaites durant l’année 1793. Cette situation militaire difficile, tant intérieure qu’extérieure, renforce la conviction des sans-culottes que seules la Terreur et la guillotine permettront à la toute jeune République de triompher de ses ennemis.

Le 9 mars 1793, avec la création d’un tribunal criminel extraordinaire, Robespierre et les autres Conventionnels font de la répression des ennemis de la République une affaire institutionnelle, extra-populaire. Quelques jours plus tard, des mesures viseront à réprimer aussi bien les contre-révolutionnaires que les ultra-révolutionnaires. En effet, les décrets des 18 et 19 mars 1793 envoient respectivement à la mort sous vingt-quatre heures les porteurs de cocarde blanche favorables au rétablissement de la monarchie ainsi que tout partisan de la loi agraire – qui prévoit un partage égalitaire des terres entre les paysans. Mais c’est surtout le décret visant les porteurs de cocarde blanche qui sera appliqué.
Le 31 mai, alors qu’ils sont attaqués depuis plusieurs semaines par la Gironde au pouvoir qui se sent menacée, les sans-culottes, avec à leur tête la Commune de Paris, prennent d’assaut la Convention et obtiennent, avec l’aide de la Montagne et de la Plaine, l’éviction des Girondins soupçonnés de compromission avec l’ennemi. Vingt-neuf députés et deux ministres sont assignés à résidence. Soixante-treize Conventionnels vont prendre position contre ce coup de force et seront arrêtés. Robespierre va les protéger en leur évitant le tribunal, montrant ainsi qu’il ne souhaite pas alors recourir à la Terreur contre ses adversaires politiques. La mort de Marat, assassiné le 13 juillet par une jeune femme proche des Girondins, change la position de Robespierre qui devient à la place de celui-ci l’intermédiaire privilégié entre la Commune et la Convention. De plus, il est élu au Comité de salut public quelques jours après ses proches Couthon et Saint-Just.

Durant l’été 1793, alors que la situation militaire semble plus périlleuse que jamais, certains meneurs sans-culottes réclament avec force l’instauration de la Terreur, à l’instar de Jacques Roux qui déclare le 27 juillet : « Ce n’est qu’en jetant la terreur dans l’âme des traîtres que vous assurerez l’indépendance de la patrie […]. En fait de révolution, le seul moyen de la consolider, c’est d’écraser les traîtres dans la fureur de la guerre. » La Convention essaie alors de répondre à leurs demandes. Le 27 juillet, elle décrète, face à la famine qui menace Paris et la France, que « l’accaparement est un crime capital ». Robespierre ne souhaite pas donner trop de gages à la frange la plus radicale des sans-culottes, une frange qui lui semble menacer la légitimité, voire la survie de la Convention. Le 31 juillet, il prend position contre une extension de la loi sur le prix maximum des grains et la lutte contre les accapareurs. Le 5 août, il prend la tête d’une campagne contre les Enragés, Roux et Leclerc, qualifiés d’ « hommes nouveaux », « agitateurs suspects » et « écrivains scélérats ». Afin de contenir les demandes des sans-culottes, les Conventionnels usent d’une rhétorique réclamant la Terreur. Danton, le 12 août : « Les envoyés des assemblées primaires viennent chercher parmi nous l’initiative de la terreur. Répondons à leurs vœux. » Et le 30 août, le Conventionnel Royer suggère au club des Jacobins de mettre la Terreur à l’ordre du jour.

Les sans-culottes se mobilisent le 5 septembre 1793, confortés par la rhétorique des Conventionnels. La tradition historiographique considère que la Convention vote alors la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Il n’en est rien. Certes, la délégation de sans-culottes qui pénètre dans l’enceinte de la Convention réclame la mise en place d’une armée révolutionnaire et la mise à l’ordre du jour de la Terreur. Ce jour-là, Robespierre préside la Convention, et après avoir entendu les « réclamations » des sans-culottes, il quitte la présidence et rejoint le club des Jacobins pour se concerter. Mais les Conventionnels vont finalement brider les demandes des sans-culottes. Aucun vote ne mettra la Terreur à l’ordre du jour, escamotée au profit de la « justice ». Thuriot, qui remplace Robespierre à la présidence de la Convention, déclare : « Oui, le courage et la justice sont à l’ordre du jour. » Barère s’exprime à la fin de cette journée au nom du Comité de salut public. Il remercie les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la Terreur à l’ordre du jour ». Il annonce la création d’une armée révolutionnaire de 6000 hommes mais sans le tribunal ou la guillotine que réclame la délégation.

Paradoxalement, cette journée va casser la dynamique radicale des sans-culottes. La création de l’armée révolutionnaire est liée à la suspension de la permanence des assemblées des sections parisiennes, qui ne peuvent plus se réunir que deux fois par semaine. De plus, Jacques Roux, le meneur des Enragés, est jeté en prison le soir même. Les Enragés comprennent que la parole populaire est muselée. Robespierre leur répond le 17 juillet et les discrédite, considérant qu’ils ne parlent pas « au nom de l’honorable indigence, de la vertu laborieuse. » Robespierre et les Conventionnels font donc de la Terreur une rhétorique pour éviter d’en faire une politique.

Affiche de propagande des sans-culottes © BNF

L’organisation étatique de la répression et la lutte contre les meneurs sans-culottes. Automne 1793

Durant l’automne 1793, Robespierre joue un rôle central dans les prises de décisions politiques. Il dispose d’un réseau qui lui est dévoué, dont son frère Augustin, également député, ou encore Marc-Antoine Jullien, fils d’un député Montagnard qui le met au courant des affaires politiques de l’Ouest. Au cours de cette période, Robespierre lutte contre les meneurs sans-culottes les plus radicaux qui pourraient menacer le monopole du pouvoir de la Convention – comme Jacques Roux – mais il a besoin de l’appui de la masse des sans-culottes, notamment ceux qui sont proches de la Commune de Paris, qu’il ne désavoue jamais dans ses discours.

Par ailleurs, un changement a lieu dans les institutions à partir du 10 octobre 1793 : la Convention annonce la suspension de la Constitution de 1793 et proclame « le gouvernement révolutionnaire jusqu’à la paix ». Le pouvoir est concentré entre les mains des Comités de salut public, dont Robespierre est membre, et celui de Sûreté générale. Le 29 novembre, Barère et Billaud-Varenne, deux des douze membres du Comité de salut public, affirment : « La Convention gouverne seule […] ; le Comité de salut public [est] le bras qu’elle fait agir, mais nous ne sommes pas le gouvernement. » Quelques jours plus tard, le 4 décembre, le gouvernement révolutionnaire provisoire est décrété : « La Convention nationale est le centre unique de l’impulsion du gouvernement. » La centralisation du pouvoir permet de renforcer la légitimité de la Convention mais n’évite pas l’organisation d’une opposition révolutionnaire.

À Paris et dans le Sud-Est de la France, les sans-culottes se réunissent dans des congrès afin de créer un contre-pouvoir à la Convention ; ils créent des comités centraux regroupant des sociétés populaires pour lutter contre la toute-puissance des députés envoyés en mission – une forme de soviet avant l’heure, selon Jean-Clément Martin. Face à eux, on retrouve Robespierre, qui dispose de bien plus que son officiel douzième de pouvoir au sein du Comité de salut public. Ses positions politiques lui permettent d’obtenir le ralliement d’une partie des modérés et des militants sans-culottes. Les conventionnels modérés se rallient à lui car il protège les soixante-treize députés Girondins qui se sont opposés au coup d’état du 2 juin. Et il obtient le soutien des sans-culottes les plus militants car il leur attribue des responsabilités sous le contrôle des Comités. Selon l’historien italien Haïm Burstin, les sans-culottes convertissent alors leur culture d’opposition en culture de gouvernement. Néanmoins, Robespierre, comme la plupart de ses collègues du Comité de salut public et de la Convention, est opposé à la mise en place d’une politique de Terreur. Au Comité de salut public, seuls deux députés, Collot d’Herbois et Billaud-Varenne, y sont favorables. Alors que les contre-révolutionnaires de Vendée et les « fédéralistes » de Lyon subissent une répression féroce, notamment de la part des députés envoyés en mission, Robespierre s’oppose à un tel niveau de violence.

Robespierre contre les excès de la Terreur. Décembre 1793 – février 1794

Dès le mois de décembre 1793, Robespierre s’oppose aux tendances sanguinaires de Carrier, envoyé à Nantes pour réprimer les Vendéens, et de Collot d’Herbois et Fouché, envoyés à Lyon à la suite de la rébellion de la ville. Robespierre est au courant des combats qui ont lieu en Vendée grâce à Jullien mais il reste discret. Des massacres sont commis par des généraux et des députés envoyés en mission sans qu’intervienne la Convention jusqu’en février 1794, qui laisse pourrir la situation en espérant que les menaces contre-révolutionnaires et ultra-révolutionnaires s’estomperont dans une guerre intestine. Les massacres commis contre les insurgés Vendéens s’apparentent à des crimes de guerre mais il est impossible de dire qu’ils ont été voulus par la Convention, même si le Comité de salut public laisse faire et compte les coups entre les différentes factions. Il espère un épuisement des armées sans-culottes tandis que la menace contre-révolutionnaire a diminué depuis décembre 1793. C’est l’absence d’un État organisé sur l’ensemble du territoire qui permet cette autonomie de la violence.

Face aux massacres, le Comité de salut public décide de reprendre en main la lutte contre les insurgés vendéens au détriment du ministère de la guerre et du secrétaire général à la guerre Vincent, proche des sans-culottes Cordeliers. En février 1794, les généraux sans-culottes sont remplacés par des officiers dépendant de Carnot, un des membres du Comité de salut public le plus impliqué dans les questions militaires. Robespierre n’intervient pas contre les généraux sans-culottes mais s’oppose aux députés envoyés en mission proches des idées déchristianisatrices de Hébert et responsables de massacres. Il crée aussi une commission chargée de libérer les patriotes lyonnais arrêtés le 20 décembre, marquant la fin du pouvoir des envoyés en mission à Lyon.

Le 5 février, Robespierre tient un célèbre discours à la Convention sur la terreur et la vertu – qu’il estime indissociables –, la terreur étant, d’après lui, « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux. Certaines formules de ce discours sont restées célèbres, notamment celles sur l’articulation entre terreur et vertu. « Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante. » Avec ce discours complexe, Robespierre entend surtout une réalité : le Comité de salut public reprend le contrôle de la violence légale. Le Tribunal révolutionnaire extraordinaire à Paris peut juger des suspects, ou les tribunaux d’Arras et d’Orange à titre exceptionnel. La centralisation de la répression entraîne une augmentation du nombre d‘exécutions dans la capitale.

Robespierre, craignant les possibles menaces du mouvement sans-culotte contre la légitimité de la Convention et des Comités renvoie dos à dos ultra-révolutionnaires et “citra-révolutionnaires” – cette expression étant utilisée pour discréditer Danton et ses proches jugés excessivement modérés. Épuisé à partir de la moitié du mois de février, il se repose pendant un mois et fait face à de nombreuses critiques de la part des Cordeliers, notamment de Momoro qui prend la tête d’une campagne contre lui et le qualifie d’ « homme égaré », de « chef du parti des modérés » et le classe parmi « ces hommes usés en république, ces jambes cassées en révolution ». Pendant son absence, Saint-Just et Barère relancent la lutte contre les Cordeliers. Le 26 février, à la Convention, Saint-Just, au nom des Comités, justifie la « justice inflexible » qu’il distingue de la terreur. Deux décrets, connus comme les décrets de ventôse, sont votés après ce discours : le Comité de sûreté générale pourra remettre en liberté les patriotes détenus ; les biens des ennemis de la Révolution pourront être redistribués aux indigents. Ces décrets n’ont pas eu le temps d’être appliqués mais ils ont permis de couper l’herbe sous le pied des Cordeliers en reprenant certaines de leurs revendications tandis que l’encadrement des prix n’était plus appliqué.

La lutte des factions ou la purge au sein de la Montagne. Printemps 1794

Le 13 mars, date du retour de Robespierre à la Convention, le Cordelier Ronsin appelle au soulèvement contre le gouvernement révolutionnaire. Ce même jour à la Convention, Saint-Just dénonce l’existence d’un « complot de l’étranger » qui causerait l’agitation des sociétés populaires. Malgré une dernière tentative de conciliation menée par Collot entre les Cordeliers et le gouvernement révolutionnaire, les chefs cordeliers sont arrêtés dans la nuit du 13 au 14 mars et emprisonnés avec de supposés « agents de l’étranger », comme le baron révolutionnaire allemand Anacharsis Cloots. Robespierre revient au club des Jacobins le 14 mars sous les applaudissements. Le lendemain, il tient un discours aux Jacobins à propos de ces arrestations : « La conspiration nouvellement découverte qui devait anéantir la liberté » a été déjouée par le Comité de salut public. Il « adjure le peuple […] de s’unir à la représentation nationale, qui va se lever encore pour sauver la liberté ». Les sections se rallient à la Convention dans un moment où elles sont divisées, certaines défendant la Commune, d’autres les Comités révolutionnaires ou les sociétés populaires.

Salle des Jacobins à Paris © Gravure de 1794, BNF


Robespierre se lance ensuite dans une nouvelle campagne de dénonciations qui aboutira notamment de façon spectaculaire à l’arrestation de Danton et de ses alliés, signée par dix-sept des vingt membres des Comités. Le 31 mars, Robespierre qualifie Danton « d’idole pourrie » et nie avoir eu des relations d’amitié avec lui. Danton est persuadé qu’il ne peut pas être exécuté en raison de sa popularité. Il prépare sa défense et Robespierre craint que l’opinion se retourne en faveur du prisonnier. Robespierre fait écourter le procès des dantonistes comme l’avait été celui de Brissot et des autres députés Girondins durant l’automne. Danton et ses proches sont finalement exécutés le 5 avril. Cette victoire de Robespierre et des Comités contre les Cordeliers et les dantonistes est à double tranchant. D’un côté, elle a permis de stabiliser les institutions dans le contexte de guerre intérieure et extérieure, mais, de l’autre, elle a mis fin à l’autonomie du mouvement populaire. « La révolution est glacée » dira Saint-Just. Les militants sans-culottes sont marginalisés, la Convention dirige l’Etat, ce qui entraîne la naissance d’une véritable classe politique.

Le pouvoir de Robespierre et les accusations de dictature. Avril – juillet 1794

À partir du mois d’avril 1794, Robespierre est considéré comme l’homme fort du gouvernement révolutionnaire. On peut prendre l’exemple de Fouché, le dernier envoyé en mission, qui lorsqu’il est rappelé à Paris le 5 avril, se rend directement chez Robespierre pour justifier de ses actes dans la répression de Lyon. Son pouvoir se trouve grandi à partir du 16 avril, lorsque Saint-Just fait décréter la création d’un « Bureau de surveillance administrative et de police générale » placé sous la dépendance du Comité de salut public, au détriment des compétences du Comité de sûreté générale. Saint-Just prend la tête de ce bureau, chargé notamment des filatures. Robespierre et Couthon vont lui succéder à sa tête, ce qui alimentera les accusations de « triumvirat » portées à l’encontre de ces trois membres du Comité de salut public. Robespierre bénéficie aussi d’appuis grâce à ses proches qui dominent la Commune et la Garde Nationale. Cependant, Robespierre ne domine plus le Club des Jacobins dont les présidents qui se succèdent d’avril à juillet lui sont hostiles.

Certains députés se servent de la loi du 22 prairial an II (10 juin 1794), présentée par Couthon et défendue par Robespierre, pour se liguer contre ce dernier. Cette loi permet en effet de traduire des députés devant le Tribunal révolutionnaire, caractère qui la rend scandaleuse pour certains députés, d’autant qu’elle reprend par ailleurs des décrets adoptés les mois précédents confirmant l’impossibilité de faire appel ou d’avoir un défenseur. Les ennemis de Robespierre se servent de cette loi – appelée de « Grande Terreur » par certains historiens comme Georges Lefebvre – pour le rendre seul responsable des exécutions. Vadier, du Comité de sûreté générale, Fouché et le procureur Fouquier-Tinville, qui craint d’être accusé par Robespierre, appliquent une large répression en juin et juillet en s’appuyant sur cette loi, arrêtant de nombreuses personnes, organisant des troubles dans les prisons parisiennes, où plus de 7000 personnes sont entassées. Entre le 14 juin et le 27 juillet, 1400 exécutions ont lieu à Paris (sur les 2700 ayant lieu entre 1793 et 1795). Cette augmentation du nombre d’exécutions choque la population parisienne, qui l’impute à Robespierre. Or, Robespierre et ses proches ne sont pas responsables : Robespierre ne se rend plus au Comité de salut public depuis début juin. Sa signature, ou celles de Couthon et Saint-Just, apparaissent rarement sur les arrêtés fixant les noms des personnes envoyées devant le Tribunal révolutionnaire. Robespierre est donc accusé d’une « Grande Terreur » dont il n’est pas responsable.

Il est désavoué à la Convention le 9 thermidor, et arrêté. Libéré par ses proches, il rejoint l’Hôtel de Ville où il est à nouveau capturé. Le lendemain, Robespierre, Couthon, Saint-Just et soixante-dix de leurs proches sont exécutés, mettant ainsi un terme aux phases successives de radicalisation de la Révolution française et ouvrant l’ère de la réaction thermidorienne puis, à partir de 1795, du Directoire, régime dominé par certains des principaux instigateurs de la Terreur, lesquels présenteront Robespierre sous ces traits de dictateur sanglant qu’il conserve encore largement aujourd’hui.

Robespierre dans la lutte des classes

Y avait-il une lutte des classes entre les sans-culottes et les Conventionnels issus de la bourgeoisie ? La question est complexe. Car s’il y avait bien évidemment des antagonismes entre riches et pauvres ainsi qu’entre élus et sans-culottes durant la Révolution française, peut-on pour autant considérer les sans-culottes comme une classe ? Et peut-on caractériser l’élément jacobin, et plus particulièrement robespierriste, de la Convention comme « bourgeois » ? De nombreux historiens marxistes de la Révolution française ont interprété la période comme une sorte de prélude à la structure de la lutte des classes du 19e siècle, qui opposera de plus en plus deux grands pôles : la bourgeoisie et le prolétariat. S’il est largement reconnu que la Révolution débute avec la lutte entre deux classes déterminées, la bourgeoisie et l’aristocratie, le thème du prolétariat semble nettement plus opaque. En 1946, le militant révolutionnaire français Daniel Guérin, alors trotskiste, publie un livre intitulé La lutte de classes sous la Première République : bourgeois et « bras nus » (1793-1797), les bras nus étant synonymes de sans-culottes. Ces sans-culottes qui sont décrits par l’historien Haïm Burstin comme une « invention », du fait de la grande diversité de leurs statuts sociaux. L’historien marxiste Albert Soboul montre ainsi dans sa thèse de 1958, « Les sans-culottes parisiens en l’an II », que les sans-culottes peuvent être salariés, indépendants mais aussi au chômage, qu’ils sont plus ou moins précaires selon les sections de Paris, et qu’ils n’ont de manière générale pas les mêmes conditions de vie et intérêts matériels. Mais malgré cette hétérogénéité, il nous semble possible d’assimiler le mouvement sans-culotte à la constitution d’un véritable prolétariat urbain qui se forge progressivement son identité, ses idées directrices, ses symboles et son propre imaginaire collectif face à l’aristocratie et à la bourgeoisie.

Quant à la question de savoir si les députés Jacobins peuvent être considérés ou non comme « bourgeois » – y compris comme bourgeois radicaux – on doit s’intéresser, au-delà de leur appartenance socio-économique à cette classe, à leurs positions politiques. Pas opposés au libéralisme économique, ils acceptent néanmoins de l’encadrer, par exemple avec le maximum qui régule le prix des marchandises. Le modèle de République des Jacobins apparaît finalement comme une République de petits propriétaires terriens, opposés à un partage égalitaire des terres comme le prônent les partisans de la fameuse loi agraire, puis plus tard Gracchus Babeuf et la Conjuration des égaux. Doit-on privilégier le critère socio-économique ou politique pour décréter la classe d’un individu ou d’un groupe ? Il semble par exemple qu’il serait réducteur de présenter Robespierre comme simple représentant de la bourgeoisie, puisque celui-ci dans ses discours a toujours cherché à justifier son action comme la plus radicale possible pour la survie de la Révolution, au risque de se couper de sa base institutionnelle. Alors, doit-on finalement comprendre Robespierre comme pragmatique radical ou fossoyeur des velléités d’émancipation populaires ? Plus de deux siècles plus tard, alors que la forme républicaine s’est depuis longtemps imposée mais que le programme jacobin attend toujours d’être pleinement appliqué, la question demeure ouverte.