« La bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le travail » – Entretien avec Bernard Friot

Le sociologue et économiste, Bernard Friot.

La crise du Covid-19 a révélé pour beaucoup les impasses du capitalisme. Alors qu’il met en péril le rapport au vivant, les services publics et les productions locales de base, il s’est aussi révélé incapable de faire face à une pandémie autrement que par des injonctions venues d’en-haut sous surveillance policière. Dans Désir de communisme (Textuel, septembre 2020), Judith Bernard et Bernard Friot explorent les voies ouvertes par de nouveaux droits s’appuyant sur le « déjà-là » communiste conquis par les luttes sociales. Le salaire des fonctionnaires, attaché à la personne et non au poste de travail, peut être généralisé à tous les plus de 18 ans. La Sécurité sociale peut être étendue par exemple à l’alimentation, au logement, aux transports, à la culture ou à l’énergie. Pour toutes les entreprises, les dettes d’investissement peuvent être remplacées par une cotisation économique permettant la subvention de l’outil et sa propriété d’usage par les salariés. Autrement dit, notre avenir commun passe par une démocratisation radicale, et d’abord en matière de responsabilité des travailleurs sur la production.

Sociologue du travail et économiste, professeur émérite à l’université Paris-Nanterre, Bernard Friot anime l’Institut européen du salariat. Il est aussi à l’origine de la création de Réseau salariat, une association d’éducation populaire qui promeut l’idée d’un « salaire à la qualification personnelle » pour toutes et tous. Nous lui avons posé des questions sur son analyse de la situation actuelle, marquée par la crise liée au Covid-19, sur sa vision du monde d’après et plus largement sur ses travaux, fondés sur une étude approfondie de la création du régime général de sécurité sociale, véritable « déjà-là communiste » selon lui. Entretien réalisé par Léo Rosell et Simon Woillet. 


LVSL – D’une simple crise sanitaire, la situation provoquée par la pandémie de coronavirus a évolué en crise économique et promet une crise politique de grande ampleur. Comment analysez-vous le moment que nous sommes en train de vivre ? Comment a-t-on pu en arriver là ?

Bernard Friot – Certes, à court terme la crise sanitaire réduit la production et les ressources et porte donc des risques politiques pour le pouvoir, mais je ne mettrais pas les crises dans l’ordre que vous proposez car la crise sanitaire est une résultante des deux autres.

Cela fait plusieurs années que nous sommes dans une crise politique de grande ampleur. En témoigne le fait que le débat politique, si l’on ose l’appeler ainsi, est dominé depuis 2017 par la confrontation entre LREM et RN, deux frères jumeaux nés de la crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste. Frères jumeaux avec le même culte du chef, la même détermination à en finir avec les droits conquis par les travailleurs organisés, le même usage fasciste de la police comme point dur d’une attaque en règle contre les libertés individuelles et publiques au nom de la protection contre un ennemi aussi insaisissable qu’imprévisible : terrorisme, virus ou n’importe quelle entité instrumentalisée pour imposer un État autoritaire.

En effet, l’État républicain construit sous la Troisième République, et réaffirmé après l’échec de Vichy, comme écran protecteur, outil politique de la bourgeoisie capitaliste et instrument d’intégration des organisations populaires, est en échec. Les milieux d’affaires sont contraints de sortir du bois, d’acheter tous les grands médias et de bricoler directement un exécutif et une majorité parlementaire sans autonomie ni épaisseur, en mettant leurs commis au pouvoir.

Rappelons qu’en un peu plus de trois ans, dans une banque à faire de la fusac (fusion-acquisition), une de ces activités notoirement parasitaires des premiers de cordée dont le confinement a montré l’inutilité pour le bien commun, Emmanuel Macron a gagné plus de trois millions d’euros, entre autres au service de l’agrobusiness international en accompagnant Nestlé dans l’acquisition des laits maternisés Pfizer (contre Danone). La prétendue « société civile » qu’il a regroupée autour de lui au gouvernement et au Parlement est du même tonneau.

“En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires.”

Cette crise d’hégémonie de la bourgeoisie capitaliste a son origine dans une crise économique qui vient de loin avec la faiblesse de la productivité et de la valorisation du capital, dont les détenteurs pratiquent une fuite en avant dans le capital fictif, lourd de bulles spéculatives de plus en plus graves, soldées par une création monétaire et un endettement public générateurs d’une austérité qui mine l’adhésion à la démocratie bourgeoise et à son État.

Cependant que la baisse du taux de profit exacerbe l’élimination du travail vivant et une prédation sur la nature telles que se délite la confiance dans les capacités du capitalisme de sortir des impasses écologique, anthropologique, territoriale et aujourd’hui visiblement sanitaire dans lesquelles, il est en train d’engouffrer le travail.

En une phrase : la bourgeoisie est en train de perdre son hégémonie sur le cœur de son pouvoir, le travail, et c’est pourquoi elle s’appuie de plus en plus sur des États très autoritaires. Mais la montée en puissance de la dictature peut être arrêtée si nous continuons à construire une autre pratique et d’autres institutions du travail pour ravir à la bourgeoisie son monopole sur la production.

LVSL – L’analogie avec la situation de la France de 1945 a parfois été faite dans les discours politiques et médiatiques. L’ampleur de la crise économique pourrait bien entraîner des faillites en série et affaiblir durablement un tissu social déjà fortement fragilisé par les réformes anti-sociales des dernières décennies. Croyez-vous que cette analogie avec la France à reconstruire de la Libération soit pertinente ?

B.F. – Non, sauf, je vais y revenir, si on donne à la reconstruction un autre sens que celui de l’après-guerre. Non, parce que le doute sur la légitimité de la production capitaliste était peu présent à cette époque alors qu’il est profond aujourd’hui. Pour éviter toute confusion, je précise la nature de ce doute.

Contre la lecture commune des « circonstances exceptionnelles » de 1945 qui auraient (je récite la fable) dans l’unité des communistes aux gaullistes autour du programme du CNR soutenu par une CGT puissante face à un patronat affaibli par la collaboration, permis d’institutionnaliser le compromis des Trente glorieuses, une espèce en définitive de parenthèse dans le capitalisme, j’insiste suffisamment sur la portée révolutionnaire de la subversion de la Sécurité sociale dans le régime général, de l’inscription dans la loi du statut de la fonction publique ou de la création et nationalisation d’EDF-GDF pour qu’il soit clair que les communistes à la manœuvre sur ces terrains contre les autres partis de gouvernement et contre les socialistes dans la CGT (lesquels allaient provoquer les scissions de FO et de la FEN dès 1947-48) ont bien commencé à mettre en cause le capitalisme.

“Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France.”

Mettre en cause le marché du travail, mettre en cause la propriété lucrative de l’outil de travail, instaurer une gestion ouvrière de la partie socialisée du salaire, agrandir cette partie par la hausse du taux de cotisation : tout cela initie bien une dynamique communiste durable parce qu’elle n’est pas, contrairement à la thèse de la régulation, fonctionnelle au fordisme. Les mobilisations des années quarante construisent une classe révolutionnaire et sont loin d’être propres à la France : Ken Loach, dans L’esprit de 45, en porte un superbe témoignage pour le Royaume-Uni, mais ce film est significativement méconnu parce que, contrairement à la filmographie habituelle de cet auteur très prisé dans sa mise en scène de victimes, il montre une classe ouvrière victorieuse, en train de s’affirmer comme classe pour soi, consciente de ses intérêts et capable de les imposer à la classe dominante.

Sauf que ces mobilisations visaient à créer les indispensables institutions macroéconomiques de la dynamique communiste dans une relative indifférence au contenu même du travail et de la production : la souveraineté des travailleurs sur le travail concret dans l’entreprise ou le service public n’étaient pas une dimension prioritaire. La pratique capitaliste de la valeur ou de la productivité était contestée par l’indispensable conquête de droits du travail mais pas dans ses incidences en termes de travail concret : les biens et services produits n’étaient pas mis en cause.

Il y avait des doutes sur la légitimité politique du capitalisme, sur le partage de la valeur ajoutée qu’il imposait, sur la faible place des travailleurs dans l’espace public, sur l’inégal accès à la consommation, sur la dureté de l’exploitation, sur la place relative du marchand et du non marchand. Mais pas sur ce qui était produit, pas sur la légitimité des valeurs d’usage mises sur le marché ou fournies par les services publics, pas sur la division internationale du travail concret ni sur son organisation dans l’entreprise.

Ce n’est plus le cas aujourd’hui, parce que la fuite en avant en réponse à la crise de la valorisation du capital conduit à deux choses : d’une part, comme je l’ai déjà évoqué, une prédation sur la nature qui fait craindre la mise en cause des conditions de notre présence sur la planète, d’autre part une telle séparation des travailleuses et travailleurs des fins et des moyens de leur travail concret que cela génère une profonde souffrance au travail, y compris dans les pays capitalistes développés, y compris dans les entreprises et services publics où les conquis du droit du travail sont les plus forts.

C’est ici que l’analogie avec la reconstruction d’après-guerre peut être parlante. Non pas le post-Covid rêvé par la coalition LR/LREM/RN, à savoir une reconstruction à base de manches retroussées pour relancer l’activité économique avec mise entre parenthèses du droit du travail et État plus interventionniste dans son soutien au capital. Mais une reconstruction par mise du travail sur ses pieds, ceux des seuls travailleurs qui seuls doivent décider, dans toutes les entreprises et services publics, contre les directions, de son contenu concret et donc des méthodes, des collectifs, de l’investissement, de l’insertion dans la division internationale du travail.

Cette auto-organisation des travailleurs est à mon sens le nouveau front de l’action syndicale. Nous ne pouvons évidemment rien attendre du syndicalisme d’accompagnement, mais tant que le syndicalisme de transformation sociale hésitera à s’engager dans cette voie de la souveraineté sur le travail concret – et faute d’engager avec eux cette bataille, qui condamnera à la marginalité tous les alternatifs précisément soucieux, eux, de le maîtriser – il s’affaiblira.

LVSL – La classe politique et des intellectuels de tous bords ont rivalisé de discours pour reconstruire le « monde d’après ». Les déclarations du président de la République elles-mêmes sont pour le moins ambiguës, invitant à « tirer demain les leçons du moment que nous traversons », alors que les mesures prises jusqu’ici laissent entrevoir un durcissement de sa politique néolibérale. Les élans de solidarité des premières semaines de confinement semblent avoir laissé place à un sentiment de lassitude de la population, voire d’impuissance, de telle sorte qu’il est compliqué de savoir si cette période aura été in fine une phase de politisation ou au contraire de renforcement du désintérêt pour la politique. Êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste par rapport à ce « monde d’après », toujours aussi incertain ? Pensez-vous, d’un point de vue anthropologique, que les effets du confinement feront primer l’instinct de solidarité dans les prochaines semaines ou que le repli forcé dans la sphère privée et familiale imposera au contraire des réflexes plus individualistes ?

B.F. – Liquidons d’abord en une phrase l’affirmation de Macron disant qu’il va tirer les leçons de la crise : vous avez raison de supposer que ce sera bien sûr par la fuite en avant. Il va utiliser l’état d’urgence pour accélérer les reculs du droit du travail et la réorganisation monopoliste de l’industrie, relancer la privatisation des hôpitaux, engager la fin de la fonction publique à l’université et dans la recherche, en finir avec le droit au salaire des retraités, etc.

“Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie.”

Mais je ne suis pas sûr de me retrouver dans le dilemme solidarité/individualisme tel que vous le posez. Toute solidarité n’est pas bonne ! Comme j’en traite longuement dans l’introduction de Le travail, enjeu des retraites (La Dispute 2019) où je récuse l’assignation des retraités au bénévolat, la solidarité, loin d’être en soi une valeur anticapitaliste, est massivement mobilisée par la bourgeoisie comme instrument de dépolitisation et le confinement en a porté de multiples témoignages.

Les applaudissements du 20 heures, les masques cousus par du travail gratuit, l’aide alimentaire et tout ce que les journalistes des médias dominants ont valorisé avec des trémolos dans la voix en donnant la parole à des personnes qu’ils ignorent habituellement et qu’ils ont invitées non pas à dire leur analyse politique, évidemment, mais à raconter leurs astuces collectives pour faire face au quotidien.

Cette solidarité capitaliste, la solidarité qui pose l’autre comme « n’ayant pas » – et moi « qui ai », je suis solidaire – est essentielle à l’hégémonie de la bourgeoisie, car elle accompagne la définition économique des personnes comme des individus libres sur le marché. Libres voulant dire à poil en tant que personnes vis-à-vis du travail mais ayant la possibilité d’en tirer un avoir à partager avec ceux qui y échouent. Solidarité avec ceux qui n’ont pas et individualisme sont inséparables.

Prenons l’exemple de la réforme des retraites, enjeu très chaud de la lutte de classes aujourd’hui : le remplacement du droit au salaire socialisé des retraités par un différé individualiste des cotisations de la carrière sur le marché du travail introduit une insécurité fondamentale qui suppose le filet de sécurité d’une pension de base financée par un impôt de solidarité, la CSG.

Les entêtantes campagnes en faveur du revenu universel de base, relancées par les effets désastreux du confinement sur les ressources, sont inséparables du projet d’en finir avec le droit au salaire socialisé pour le remplacer par des rémunérations fondées sur une contribution mesurée par la performance sur le marché du travail ou – pour les indépendants – celui des biens et services.

S’il y a donc bien, et j’en suis d’accord avec vous, un enjeu anthropologique dans une sortie par le haut du confinement policier qui a été imposé (et de façon violente dans les quartiers d’immigration), c’est non pas dans l’affirmation de « la solidarité » contre l’individualisme mais dans une tout autre définition économique des personnes porteuse d’une tout autre pratique – communiste – du travail et donc de la solidarité.

Je m’explique. Qu’est-ce que l’individu libre sur le marché, que s’emploie à construire le rapport social capitaliste ? Une personne nue, au sens où, en tant que personne, sa vulnérabilité au marché du travail (ou des biens et services pour les indépendants) est totale, et cela durant toute sa carrière car elle est et demeure étrangère au travail reconnu comme productif, dont la définition et la pratique sont le monopole de la bourgeoisie.

Relativement au travail, son être n’est titulaire d’aucun droit mais elle peut en tirer un avoir … qui la dispensera de travailler ! Travailler pour ne plus avoir à travailler grâce à un patrimoine (sur lequel l’impôt et l’éthique ponctionnent de quoi être solidaire), telle est la curieuse place du travail dans un capitalisme devenu incapable de nous faire adhérer à sa pratique de la valeur économique. Le salut peut alors être cherché du côté du hors travail et de la sphère privée et le confinement a montré avec éclat les illusions d’un tel salut.

Mouvement de conquête de la souveraineté populaire sur le travail, le mouvement du communisme est en train de construire un tout autre statut économique de la personne, dans lequel le travail perd son hétéronomie : alors que dans le capitalisme les personnes sont à la fois déresponsabilisées et en permanence suspectées, sanctionnées, il s’agit au contraire de les confirmer en permanence comme étant en capacité de décider du travail et au travail. Confirmation permanente qui passe par la conquête de deux droits politiques pour toutes les personnes majeures résidant sur le territoire : le droit à la qualification personnelle et donc le salaire comme droit politique inconditionnel et inaliénable, et le droit de copropriété de l’outil de travail et donc de codécision sur l’investissement, la création monétaire, l’entreprise.

Pourquoi suis-je optimiste ? Parce que cette endogénéisation du travail est bien une mutation anthropologique, déjà commencée avec la conquête du salaire à la qualification personnelle, et la violence d’État au service du capital n’en viendra pas à bout car la solidarité nécessaire à sa conquête est en train de se construire. Une solidarité communiste entre égaux déterminés à ravir à la bourgeoisie son monopole sur le travail et qu’expriment depuis le confinement tous les appels à se fédérer.

LVSL – « L’unité nationale » appelée de ses vœux par Emmanuel Macron a pu être interprétée par certains observateurs bienveillants comme un renouement avec l’esprit du Conseil national de la Résistance, alors que cette rhétorique semblait plus prosaïquement viser à réduire l’intensité des critiques contre l’incompétence et les choix décriés de l’exécutif. Pensez-vous que cette crise achèvera de porter le discrédit aux élites libérales ou que ces dernières parviendront au contraire à sauver leur peau par des effets d’annonce ?

B.F. – Que la coalition LR/LREM/RN sorte victorieuse de la crise est évidemment possible, non pas par une bonne communication d’ailleurs (c’est important mais jamais suffisant) mais en pratiquant ce que Naomi Klein a très bien analysé : une stratégie du choc s’appuyant sur l’état d’urgence sanitaire pour imposer ses réformes.

La machine est en route depuis le déconfinement et il sera probablement difficile à court terme de l’arrêter car elle rencontre certes une résistance déterminée, mais encore très dispersée, pas encore inscrite dans une pratique communiste assumée. D’autant qu’on peut supposer qu’après le terrorisme, qui nous a légué un état d’urgence inscrit dans la loi, et le Covid-19 dont l’état d’urgence aura à coup sûr le même destin législatif durable, un nouvel ennemi insaisissable sera mis en scène demain par la classe dirigeante pour poursuivre l’opération terre brûlée des droits et libertés.

Mais la réussite sur le long terme de cette entreprise me semble impossible. Pour la raison que j’ai dite : le doute sur la légitimité du monopole de la bourgeoisie capitaliste sur la valeur, le travail, la production, la création monétaire, est aujourd’hui profond, et il va s’approfondir avec la double expérience de l’impasse écologique, territoriale et anthropologique à laquelle il conduit, et de la réduction du champ des libertés que provoquera un usage prolongé et répété de la stratégie du choc.

LVSL – En tout cas, une avancée semble avoir été permise lors de cette crise, celle de faire prendre conscience à une large part de la population de l’intérêt de notre système de protection sociale qui, malgré les réformes successives, demeure un « déjà-là communiste » pour reprendre votre expression, plus efficace et plus juste que d’autres systèmes, notamment celui des États-Unis où 27,5 millions de personnes sont sans assurance, et où se soigner pour le Covid-19 coûte jusqu’à 30 000$. Peut-on alors espérer sortir de cette crise par le haut, en renouant notamment avec les principes originels de la Sécurité sociale ? Cette institution sociale ne pourrait-elle pas être même le pivot de la reconstruction du « monde d’après » ?

B.F. – Merci de faire allusion à la réflexion qu’a engagée Réseau Salariat sur la mise en sécurité sociale de productions s’inspirant de celle des soins de santé.

Quel est le déjà-là communiste de l’assurance-maladie ? Le doublement du taux de cotisation à l’assurance maladie entre la Libération et la fin des années 1970 a permis dans les années 1960 de subventionner largement l’investissement hospitalier, de créer une fonction publique hospitalière et de conventionner les soignants libéraux, bref de produire 10% du PIB hors de la logique capitaliste de la propriété lucrative et de ses bras armés : l’endettement pour financer l’investissement et le marché du travail. J’insiste sur le remplacement du crédit par la subvention : une avance d’argent, sur la valeur déjà créée ou par création monétaire, est nécessaire pour investir, mais il n’y a aucune raison, autre que capitaliste, qu’elle prenne la forme du crédit.

“Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires.”

Nous l’avons prouvé avec l’investissement hospitalier, le binôme communiste cotisation/subvention est vertueux alors que le binôme capitaliste profit/crédit est infiniment mortifère. Nous retrouvons ici l’enjeu anthropologique évoqué tout-à-l’heure, poussé encore plus loin puisque c’est non seulement le salaire à la qualification personnelle qui se substitue au marché du travail, mais c’est la subvention qui se substitue au crédit pour investissement, et donc la copropriété de l’outil par les travailleurs et usagers qui devient possible, actionnaires et prêteurs étant éliminés.

Nous nous émancipons ainsi des deux fatum capitalistes qui tétanisent notre pouvoir d’agir, le chantage du marché pour être reconnu comme travailleur et celui de la dette pour pouvoir travailler. Soulignons enfin l’autre composante d’une production en sécurité sociale, comme celle du soin l’anticipe depuis plus de cinquante ans : un mode de rémunération par la monnaie en nature de la carte vitale, qui est se dépense uniquement auprès de professionnels conventionnés sur des critères précis et à des prix codéterminés, ce qui, sans supprimer le marché, oriente les productions et les consommations selon des décisions prises en commun.

La proposition est la suivante. Déplaçons l’assiette des cotisations, de la masse salariale vers la valeur ajoutée, afin de poser la centralité de la socialisation salariale de la valeur tout en opérant la nécessaire solidarité entre branches à fortes et faibles valeurs ajoutées. Faisons de tous les salaires et pensions un attribut de la personne versé par le régime général de Sécurité sociale géré par les seuls travailleurs et devenu caisse des salaires : les entreprises ne paient plus leurs salariés mais cotisent, les indépendants ne se paient plus sur leur bénéfice mais cotisent, et chacun perçoit un salaire qui ne peut ni baisser ni être supprimé, fondé sur sa qualification, c’est-à-dire sur son expérience professionnelle sauf le premier niveau automatiquement attribué à toutes et à tous à 18 ans.

Portons à 1 700 euros nets, soit l’actuel salaire médian, toutes les rémunérations et pensions inférieures, et augmentons en conséquence les autres salaires tout en ramenant à 5 000 euros les salaires et pensions supérieurs à ce plafond. Cette très forte et très nécessaire augmentation des salaires supposera une toute autre affectation des produits du travail : plutôt que de gaver des actionnaires et des prêteurs, les entreprises affecteront leur valeur ajoutée à des caisses de salaire et d’investissement gérées par les travailleurs.

“Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.”

Car cette hausse massive des salaires n’ira pas sur le compte courant des travailleurs, elle sera de la monnaie bien sûr, mais en nature et non pas en espèces, comme pour les soins. Les caisses de salaires abonderont chaque mois notre carte Vitale de plusieurs centaines d’euros qui ne pourront être dépensés qu’auprès de professionnels conventionnés de l’alimentation, du logement, des transports de proximité, de l’énergie et de l’eau, de la culture, mais d’autres productions pourront être progressivement mises en sécurité sociale.

Et ne seront conventionnées que les entreprises qui seront la propriété d’usage de leurs salariés, et donc gérées par eux seuls, qui ne feront pas appel au marché des capitaux, qui ne se fourniront pas auprès de groupes capitalistes ni ne leur vendront leur production, qui produiront selon des normes et à des prix décidés par délibération collective de la convention. Ces entreprises alternatives, ainsi soutenues par la solvabilisation des usagers, affecteront leur valeur ajoutée à la caisse des salaires et aux caisses d’investissement qui verseront un salaire à la qualification personnelle à leurs travailleurs et qui subventionneront leurs investissements. Seront ainsi assumés les deux éléments-clés de la révolution communiste de la production : la copropriété d’usage de l’outil de travail et le salaire à la personne.

À deux conditions politiques majeures, dont la construction doit devenir notre obsession collective : la détermination des travailleurs à exercer la souveraineté sur le travail sans attendre la prise du pouvoir d’État (nous retrouvons ici le nouveau front de l’action collective évoqué tout à l’heure) et la conquête du remplacement du remboursement par les entreprises de leurs emprunts d’investissement (qui ne seront pas honorés, s’endetter pour investir étant absolument illégitime) par une cotisation de sécurité sociale des productions qui soit d’une taille d’emblée suffisante.

Le montant du salaire inscrit sur la carte Vitale devra être tel qu’au moins le tiers de la consommation dans les domaines mis en sécurité sociale échappe d’emblée au capital : les entreprises alternatives seront considérablement soutenues, les entreprises capitalistes seront mises en grande difficulté et leurs salariés se mobiliseront pour en prendre la direction et changer leurs fournisseurs et leurs productions de sorte qu’elles deviennent conventionnables elles aussi.

Le régime général de la Sécurité sociale fondé en 1946 par les communistes, ainsi actualisé, généralisé et rendu, pour sa gestion, aux travailleurs, sera l’institution macro-économique nécessaire pour que le foisonnement de productions alternatives qui se multiplient dans l’ici et maintenant soit soutenu, sorti de la marginalité ou de la récupération et qu’il devienne l’aiguillon de la conquête de la souveraineté sur leur travail y compris par les travailleurs des grandes entreprises capitalistes.

Ainsi sera mise en minorité la part capitaliste de la production, mise en minorité sans laquelle aucune révolution n’est possible. Car tant qu’elle décide de la production et l’organise, la bourgeoisie capitaliste tient en otage la société et a le pouvoir de faire capoter, par exemple, toute victoire populaire aux élections, comme nous en faisons régulièrement l’amère expérience. L’acte premier de la révolution est la prise du pouvoir sur le travail, pas la prise de pouvoir sur l’État. Et nous sommes en train de le poser. C’est le déjà-là communiste.

LVSL – Justement, la création du régime général de la Sécurité sociale a été permise, dans une France dévastée par la guerre, par la mise en place d’un rapport de force, reposant sur la mobilisation déterminée du mouvement ouvrier, et de ses millions de « mains » appuyant l’action du ministre communiste du Travail, Ambroise Croizat, pour construire un tel édifice, dans la lignée du CNR et du plan Laroque. Face à la situation politique à laquelle nous sommes confrontés, la présence d’un gouvernement anti-social et l’affaiblissement politique du mouvement social, quelle stratégie offensive est selon vous à adopter pour reconstruire nos institutions sociales et nos services publics ? Quelle est la nature du rapport de force qu’il faudra instituer, pour construire un mouvement capable de gagner à lui une large part de l’opinion, et d’accéder au pouvoir ?

B.F. – Le travail, encore le travail, toujours le travail ! Au risque d’apparaître monomaniaque, je le redis : le mouvement réel de sortie du capitalisme, le communisme, consiste en un rapport de force, je préfère lutte de classes, portant sur la prise de pouvoir sur la production et son changement d’objet, de mesure et de méthode.

Je signale d’ailleurs au passage que c’est la leçon historique majeure que nous lègue une classe révolutionnaire qui a réussi, la bourgeoisie. Du XIVe au XVIIe siècle elle a conquis le pouvoir économique en remplaçant la production féodale par la production capitaliste. C’est parce qu’elle s’était emparée d’une part significative de la production qu’elle a été ensuite en capacité de prendre le pouvoir d’État, dès la fin du XVIIe siècle au Royaume-Uni et un siècle plus tard en France.

“Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.”

Certes, au cours de sa lente subversion économique de la féodalité, elle avait participé au pouvoir politique et contribué au nécessaire changement de la loi qui accompagne le changement du mode de production, mais c’était une participation dominée. La bourgeoisie était à l’occasion au gouvernement mais le pouvoir d’État, qui est une autre paire de manche, lui échappait sans que ça ne l’empêche de poursuivre la mise en place de l’alternative au mode de production féodal.

Évidemment, l’épanouissement du capitalisme n’a été possible qu’après la conquête de l’État, tout comme l’épanouissement du communisme ne le sera qu’après la suppression de l’État, après la désétatisation des fonctions collectives qu’il s’agira, elles, de faire grandir. Mais le verrou à faire sauter est d’abord la pratique capitaliste de la valeur, et cela se joue au quotidien dans le micro des entreprises et dans le macro des institutions de coordination de l’activité économique.

Or, pour cette conquête de la valeur économique, nous sommes loin d’être démunis. Car notre force, c’est que la valeur n’existe que dans des valeurs d’usage, celles-là dont le confinement nous a rappelé le caractère fondamental et le fait que les travailleurs, et eux seuls, les produisent. Sans les travailleurs, la bourgeoisie capitaliste n’est rien car sa maîtrise de la valeur économique, du travail abstrait, dépend du travail concret des travailleurs. Je me souviens de ce slogan de la CGT des années 1960 : les capitalistes ont besoin des travailleurs, les travailleurs n’ont pas besoin des capitalistes.

C’est d’ailleurs parce qu’elle est totalement dépendante des travailleurs que la bourgeoisie exerce une telle dictature sur la définition, le contenu et le déroulement du travail. C’est à cause de sa situation de dépendance vis-à-vis d’eux qu’elle veille avec tant de minutie à ôter aux travailleurs leur puissance d’agir au travail et sur le travail en les soumettant au marché du travail, au remboursement de la dette et, avec de plus en plus de soin au demeurant absurde, au management.

“Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs.”

Me vient à l’esprit, en répondant à votre question sur le rapport de force à instituer, l’analogie de situation des travailleurs vis-à-vis des capitalistes et des femmes vis-à-vis des hommes. Françoise Héritier a développé la thèse selon laquelle c’est parce que les femmes font le travail de procréation que les hommes, depuis la nuit des temps, veillent à soumettre leur corps. Et de même que la domination masculine n’est pas irrésistible dès lors que les femmes peuvent devenir et décident de devenir maîtresses de leur corps, de même la domination de la bourgeoisie sur les travailleurs est battue en brèche quand ils deviennent maîtres du travail.

Le « bien travailler » est une aspiration d’autant plus fédératrice aujourd’hui que sa réalisation est difficile pour une grande majorité des travailleurs. Pour les chômeurs bien sûr, pour des ingénieurs de grandes entreprises devenues de pures donneuses d’ordre ayant de ce fait perdu la main en compétence technique, pour des soignants ou des enseignants aimant leur travail mais dans l’impossibilité de le bien faire, pour des travailleurs du front office ficelés par des logiciels qui empêchent toute vraie interaction avec les usagers ou les clients, pour des professionnels écœurés des gâchis et malfaçons, j’arrête la liste que chacun peut compléter à l’infini.

Je pense qu’il faut partir de l’aspiration à un travail maîtrisé et mobiliser à partir d’elle à tous les niveaux et toutes les occasions. La maîtrise du travail porte sur sa double dimension : de travail abstrait (salaire comme droit politique, subvention de l’investissement, gestion par les travailleurs des entreprises, des caisses de salaire, des jurys de qualification, des caisses d’investissement et de la création monétaire) et de travail concret (décision par les travailleurs de ce qui est produit, de la localisation des productions et des accords de coopération internationale, des collectifs de travail, des méthodes de travail).

Cette maîtrise, chaque conflit, chaque débat public doit être l’occasion de la conquérir. Prenons l’exemple du conflit sur les retraites. Je présente longuement dans Le travail, enjeu des retraites (La Dispute, 2019), ce que pourrait être la revendication d’un régime universel de retraite transformant à 50 ans, quelle que soit la durée de carrière, le salaire lié à l’emploi en salaire lié à la personne, porté au salaire moyen (2 300 euros nets) s’il est inférieur et ramené à 5 000 euros nets s’il est supérieur (avec possibilité bien sûr de continuer à progresser en qualification jusqu’au plafond de 5 000 euros).

En pleine possession de leurs compétences professionnelles, ces nouveaux retraités quinquagénaires seraient également protégés contre le licenciement car ils auraient la responsabilité d’impulser l’auto-organisation des travailleurs de l’entreprise ou du service pour l’exercice de leur travail, ce qui se traduira par un conflit frontal avec la direction et, s’il y en a, les actionnaires. Être inventivement fidèle à Croizat, qui a transposé dans le privé la pension comme poursuite du meilleur salaire de la fonction publique, c’est opérer bien plus tôt dans la carrière le passage du salaire lié à l’emploi au salaire lié à la personne comme atout des salariés dans l’affrontement aux directions et aux actionnaires pour la maîtrise du travail.

LVSL – Ne pensez-vous pas que ce que nous vivons depuis mars dernier ouvre des occasions pour repenser notre rapport au travail et notre façon de le réglementer, comme vous l’appelez de vos vœux ? Aujourd’hui, l’emploi de millions de personnes se retrouve menacé et le télétravail rend encore plus sournoise l’aliénation par le travail. Pendant le confinement où tant d’hommes et de femmes se sont mobilisés pour fournir à la population les biens de première nécessité, avec un sens de la responsabilité semble-t-il supérieur à celui de nos dirigeants, les travailleurs et les travailleuses ont rappelé à quel point il est légitime qu’ils aient des droits à la hauteur de leur utilité pour la Nation et de leur qualification. De nombreuses professions jusqu’alors dévalorisées, aussi bien symboliquement que financièrement, ont au contraire été remises sur le devant de la scène…

B.F. – Vous avez raison : le confinement a été l’occasion de prises de conscience qui peuvent renforcer la mobilisation pour un nouveau rapport au travail. Et d’abord pour que le salaire devienne un droit politique pour toutes les personnes adultes.

Chacun a pu mesurer le caractère préhistorique du lien entre les ressources individuelles et l’activité individuelle qui fait que pour une personne la chute d’activité signifie chute des ressources. Alors que les indépendants, les autoentrepreneurs, les prestataires de services et autres professionnels payés à la tâche étaient privés de ressources faute d’activité, le salaire à la qualification de l’emploi a permis un chômage partiel qui a limité les pertes, et mieux encore, les fonctionnaires, dont le salaire est à la qualification personnelle, l’ont conservé intégralement. C’est cette situation des fonctionnaires qui doit devenir la norme ! Je renvoie aux exemples déjà évoqués : comment le conflit sur les retraites pourrait être l’occasion d’avancer sur le salaire à la qualification personnelle pour tous à 50 ans, et comment une sécurité sociale de l’alimentation pourrait le mettre en œuvre pour tous les professionnels de l’alimentation conventionnés.

“Le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital.”

Deuxièmement, l’expérience que les premiers et premières de corvée sont irremplaçables alors que la mise sur la touche des premiers de cordée n’a rien mis en péril milite bien sûr pour une hausse massive des bas salaires et un plafonnement des plus élevés. Personnellement, je milite pour une fourchette des salaires de 1 à 3, avec le salaire du premier niveau de qualification, automatiquement attribué à 18 ans, au Smic revendiqué soit 1 700 euros mensuels net, et un plafond de 5 000 euros net. 1 700 euros étant aujourd’hui le salaire médian, cela veut dire que le salaire de près de la moitié des travailleurs serait augmenté, et cette augmentation pourrait avoir la forme d’une monnaie en nature pour accompagner la mise en sécurité sociale de productions alternatives assurées sous la direction des seuls travailleurs (alimentation, transport, logement, culture et autres).

Troisièmement, le caractère absolument central de la prise en main de leur travail par les travailleurs eux-mêmes a reçu un éclairage éclatant à l’hôpital. Alors que les directions, complices depuis des années de sa mise hors d’état de faire face à une pandémie, étaient dans les choux, les soignants, dépossédés depuis des décennies de leur liberté d’exercice, l’ont retrouvée dans les conditions dramatiques qu’ils ont affrontées. Or pleuvent aujourd’hui sur eux des menaces et des sanctions de la part de gestionnaires avides de retrouver leur pouvoir mortifère.

Moins visible mais aussi significatif : des collectifs internes de réflexion sur d’autres finalités pour les hautes technologies de l’aéronautique que la fuite en avant dans un tout-avion écologiquement intenable ont pu s’exprimer publiquement pendant le confinement mais doivent trouver aujourd’hui des formes clandestines. Cela montre que la nécessaire prise de pouvoir des travailleurs sur leur travail va être un combat très dur.

L’organisation collective dans un syndicalisme d’autogestion et la conquête de droits rendant possible une dynamique de maîtrise du travail sans représailles ni licenciement sont aujourd’hui des priorités. C’est dans cette dynamique que les travailleurs ainsi mobilisés font l’expérience à la fois qu’ils ne peuvent décider au travail que s’ils se débarrassent des actionnaires et des prêteurs et qu’effectivement ils n’en ont pas besoin. Alors peut s’engager à l’échelle macroéconomique le combat pour la suppression des actionnaires et des prêteurs.

Une quatrième expérience massive du confinement et de ses suites concerne l’État : sa nocivité stupéfie bien au-delà des militants anticapitalistes. Déjà depuis les mobilisations de 2016 contre la loi El Khomri, la généralisation de la violence policière habituellement réservée aux quartiers d’immigration surprenait. Mais ici chacun peut mesurer que non seulement l’État a organisé l’incapacité du système sanitaire à faire face à la pandémie autrement que par un long et punitif confinement mais qu’il utilise l’état d’urgence sanitaire pour accélérer la mise en danger des services publics, la casse de la fonction publique, les aubaines pour les grands groupes capitalistes et le recul des droits salariaux.

Cela me permet de revenir sur la nécessaire désétatisation de fonctions collectives à laquelle j’ai fait allusion tout à l’heure. Beaucoup de mon travail a comme point de départ une recherche sur le régime général de la Sécurité sociale, institution gestionnaire du salaire socialisé que la CGT, à juste titre, souhaitait, dans les débats préparatoires aux ordonnances de 1945, sans le patronat ni l’État. Certes elle n’y est pas totalement parvenue, mais tout de même les travailleurs ont, de 1946 à 1967, largement contribué à la mise en place et à la gestion du régime.

“Travailleurs-citoyens : Ce nom double signale une tension nécessaire. y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher.”

Et les résultats ont été bien supérieurs à ceux qu’on observe depuis l’étatisation qui a été l’outil de la bourgeoisie capitaliste pour en finir avec la démocratie sociale des premières décennies du régime. La branche du régime qui est la plus étatisée aujourd’hui, avec les funestes résultats que l’on sait, est précisément la branche santé qui a été si remarquablement dynamique avant l’étatisation. Notre réflexion, à Réseau Salariat, sur la mise en sécurité sociale des productions part du double constat qu’il faut étendre les fonctions collectives et les confier aux travailleurs-citoyens eux-mêmes.

Pour arracher à la bourgeoisie son monopole sur la valeur, il faut construire des institutions macroéconomiques qui certes bénéficient de l’obligation légale qu’il est d’usage d’associer à l’État, mais dont la gestion ne relève pas de l’État, mais des travailleurs-citoyens. Ce nom double signale une tension nécessaire : y compris dans la même personne, la travailleuse peut être en conflit avec la citoyenne. Et c’est à la citoyenne de trancher. L’adage qui veut qu’on ne confie pas l’armée aux militaires est sain. Les institutions de la valeur (entreprises, caisses de salaires, caisses d’investissement, jurys de qualification, sécurités sociales, marchés, etc.) ne sont pas le tout de la société. Un travailleur peut être, par exemple, pris par l’hubris dans la manipulation de la technologie qu’il utilise. Il faudra que le citoyen le ramène à la raison.

LVSL – La dénonciation de la mondialisation comme facteur de la diffusion de l’épidémie et comme moteur de la crise économique a aussi été fréquente ces dernières semaines. L’augmentation de la circulation des personnes et l’instantanéité de la contamination dues à l’explosion du transport aérien ont été mises en causes par certains, tandis que les « chaînes de valeur optimisées » ont créé de vives réactions dans les pays occidentaux, dépendants de l’Asie pour leurs médicaments, matériel de protection comme les masques, etc. Les idées en faveur de la relocalisation de la production industrielle, voire de nationalisation dans les secteurs stratégiques, semblent avoir gagné du terrain dans le débat public et auprès de l’opinion. Croyez-vous que le processus de mondialisation sortira durablement affecté par cette crise, accompagnant un repli local ou national des échanges ou qu’il ne s’agit que d’une phase transitoire vers une mutation de ce phénomène, qui pourrait même s’accentuer ?

B.F. – C’est le capitalisme le problème, et la forme de mondialisation qu’il impose. « La » mondialisation comme réalité abstraite de son lien au mode de production n’existe pas, elle doit être qualifiée. Contre la mondialisation capitaliste, je milite pour une mondialisation communiste.

Notre humanité est une, la pandémie nous le révèle une fois de plus, et tous les replis nationalistes n’ont jusqu’ici qu’un seul résultat : la honteuse chasse aux migrants. Ce sont des gouvernements d’États nationaux souverains qui ont organisé la désindustrialisation de leur territoire dans des secteurs vitaux.

La seule souveraineté qui vaille est celle des travailleurs sur le travail. La bourgeoisie française et son pouvoir d’État sont aussi nocifs que leurs homologues allemands ou chinois.

LVSL – Quel discours adopter selon-vous pour démontrer le caractère révolutionnaire du « statut » attaché à la qualification du travailleur ? Alexandre Kojève par exemple (dont s’inspirent Pierre Legendre et Alain Supiot), dans la conclusion de son Esquisse pour une phénoménologie du droit, soulignait le lien entre dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme, et accroissement de la reconnaissance par l’État du statut attaché à la personne et non à la tâche du travailleur, en s’appuyant paradoxalement sur la figure du bon maître mentionnée par Aristote dans sa Politique, lequel pour s’assurer de la fidélité de l’esclave, devait lui reconnaître un statut socio-économique digne, et héréditaire, transmissible à sa descendance, afin de fonder un contrat social stable, garanti à tous par le tiers juridique qu’est l’État.

B.F. – L’État comme tiers juridique, laissez-moi rire ! Cela dit, je n’ai pas lu l’Esquisse de Kojève ni, sinon par quelques bribes scolaires, la Politique d’Aristote, et je ne peux donc qu’être très prudent dans ma réponse, qui sera peut-être hors sujet, je vous prie de m’en excuser. Je ne constate pas de « dépassement des contradictions historiques et sociales du capitalisme ». Notre entretien a commencé au contraire par l’énoncé de leur ampleur. Quant à penser que le salaire à la qualification personnelle est fonctionnel au capitalisme, je ne peux évidemment que m’inscrire en faux et insister au contraire sur l’enjeu anthropologique de la mutation en cours.

“La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi.”

Dans ma réponse à une de vos questions précédentes, j’ai comparé le statut économique de la personne dans le capitalisme à son statut dans le mouvement de sortie communiste du capitalisme, statut en cours de construction en France autour du salaire à la qualification personnelle. La rémunération capitaliste, que Marx désigne comme « salaire », est le prix de la force de travail, c’est-à-dire la reconnaissance des besoins dont je suis porteur pour faire telle tâche dont la validation marchande permettra la valorisation d’un capital. C’est contre elle que le salaire, inexistant comme institution au XIXe siècle, s’est institué au XXe siècle.

Le salaire est une institution anticapitaliste, fruit d’un combat de classe constant de la CGT pour la qualification : qualification du poste, dans l’emploi défini par la convention collective qui sort les indépendants et les contrats à la tâche de l’infra-emploi, mais plus significativement encore, au-delà de l’emploi, qualification de la personne dans le grade de la fonction publique et des travailleurs à statut. La qualification est une institution haïe de la bourgeoisie qui témoigne que la classe ouvrière existe comme classe révolutionnaire pour soi, en capacité de contester la forme valeur capitaliste, la valeur d’échange qui n’inscrit le travailleur dans l’ordre de la valeur que par intermittence, à la mesure de ses tâches validées sur des marchés, du travail ou des biens et services, sur lesquels il n’a aucune prise.

Au contraire, la qualification, dans sa forme aujourd’hui la plus aboutie, la qualification du grade attaché à la personne, sort le travailleur de l’aléa de la valeur d’échange et le confirme en permanence comme producteur. Le mouvement n’est que commencé, et loin d’être abouti : les fonctionnaires par exemple ne sont payés qu’à mi-temps s’ils travaillent à mi-temps. Mais quelle libération que de n’avoir plus à quémander sur le marché du travail ou sur celui des biens et services sa reconnaissance comme travailleur, et cela à la stricte mesure de ses tâches validées !

Dans le capitalisme, la personne reste en permanence étrangère au travail, une institution qui est le monopole de la bourgeoisie, le travailleur ne pouvant que tirer du travail un avoir, un « compte personnel d’activité » sur lequel il pourra tirer dans les périodes où il n’est pas reconnu comme travailleur.

Au contraire, dans le mouvement du communisme, est en train de s’instituer un tout autre travail, endogène aux personnes, lesquelles sont enrichies d’une qualification qui les libère de l’aléa de la validation marchande de leur activité. C’est parce que la personne est en permanence porteuse d’une qualification, et donc d’un salaire, qu’elle peut sans crainte livrer en permanence son travail à l’évaluation : le statut du producteur en train de se construire est cohérent avec la responsabilité des travailleurs sur la production, laquelle ne peut s’exercer que par évaluation permanente du travail.

Et je précise, car l’aliénation de nos représentations à la pratique capitaliste d’identification du travailleur à ses activités validées comme travail est grande, que la qualification personnelle, qui exprime notre reconnaissance permanente comme travailleur, ne transforme pas toutes nos activités en travail, pas plus qu’elle n’est une injonction à travailler.

Couv Désir de communisme

Qu’ajouter, sinon que le projet d’accomplir les institutions du salariat n’est audible pour un militant catéchisé à « l’abolition du salariat » que s’il renonce au postulat qu’il n’y a qu’une classe pour soi, la bourgeoisie, et qu’en face la classe ouvrière n’est qu’une classe en soi, incapable au bout de deux siècles de lutte de classes d’avoir construit des institutions alternatives à celles de la bourgeoisie. Il peut se dégriser de la fascination pour un capitalisme fantasmé comme système de domination générant des victimes (dont lui est solidaire, ouf ! Il faut bien que ce triste constat ait un avantage secondaire).

Il n’aura alors plus besoin de croire au ciel, le « demain » de la révolution, qui est d’ailleurs un après-demain puisqu’il faut d’abord franchir l’étape socialiste. Car il participera, à grand effort, au travail du présent, cet enfantement permanent du déjà-là.

Bernard Friot, Judith Bernard, Un désir de communisme, Textuel, 2 septembre 2020, 17€, 160 p.

Coopératives : ils ont dit non merci patron

Non merci patron ! Ils sont salariés, indépendants ou agriculteurs et ils ont décidé de se regrouper en coopérative. Le plus souvent suite à un conflit ouvert avec leurs employeurs, acheteurs ou fournisseurs notamment de plateformes prétendument collaboratives à la Uber et cie : fermetures de sites et licenciements, politique de prix tyrannique, conditions de travail déplorables, etc. En devenant copropriétaires de l’outil de travail, ils deviennent pleinement souverains dans l’entreprise. Quoi produire ? Comment ? C’est désormais à eux qu’il revient d’en décider. Un vrai processus d’émancipation et beaucoup d’obstacles. Plongée dans le monde des coopérateurs. 

 

La coopérative comme alternative aux licenciements boursiers

 

Des ouvriers de Scop TI devant la figure du Che au-dessus duquel la phrase « on ne lâche rien » domine discrètement, immortalisés par Vincent LUCAS pour Là-bas si j’y suis en 2015

1336 n’est pas une marque de thé comme les autres. Et son nom en dit long : 1336, c’est le nombre de jours qu’a duré la mobilisation des salariés de Fralib contre la fermeture de leur usine à Géménos (Bouches-du-Rhône) décidée par la multinationale Unilever, alors propriétaire de Fralib. Presque 4 ans de bras de fer avec la direction, d’actions devant les tribunaux, d’occupations d’usine, d’interpellations des pouvoirs publics pour empêcher que la multinationale britannique ne ferme le site pourtant en bonne santé pour délocaliser la production de la marque Elephant en Pologne. Les ex-Fralib obtiennent finalement de pouvoir reprendre leur usine en SCOP : c’est la naissance de Scop-TI en 2014. En devenant les copropriétaires des moyens de production, les ouvriers ont gagné la souveraineté sur la production : c’est ainsi qu’ils ont pris la décision –  collectivement et démocratiquement soit dit en passant – de produire des thés et infusions natures ou avec des arômes 100% naturels. L’histoire des ouvriers de la glacerie « La Belle Aude » à Carcassonne, est à peu près similaire. La fermeture de la fabrique de glaces annoncée, les ouvriers entrent en lutte pour sauver leur outil de production et finiront par reprendre l’entreprise en SCOP. Les ouvriers, désormais copropriétaires de leur outil de travail, ont ainsi pu « réinventer leur métier » c’est-à-dire « faire des glaces autrement avec des produits simples, naturels, issus de productions locales, responsables. » « Vive la lutte des glaces ! » peut-on lire sur leur site.

 

Petits producteurs et « consommateurs » en lutte contre la grande distribution et l’agro-business

 

Le modèle coopératif convainc également de petits producteurs et certains « consommateurs » finaux. Au pays basque, dans la vallée des Aldudes, une centaine de producteurs de lait de brebis et de vache, excédés par les prix pratiqués par les grands groupes industriels du lait auxquels ils vendaient leur production, se sont regroupés en coopérative et ont par la suite décidé de créer leur propre fromagerie artisanale. A Colmar, ce sont aussi 35 agriculteurs qui se sont constitués en SCOP pour racheter un supermarché de l’enseigne Lidl. Le supermarché Cœur Paysan a ainsi vu le jour, permettant aux agriculteurs coopérateurs de vendre directement leurs produits aux consommateurs finaux. Plusieurs supermarchés coopératifs d’un genre nouveau ont également ouvert ces derniers temps comme La Cagette qui a été inaugurée le 6 septembre dernier à Montpellier. La Cagette, d’abord constituée en association, s’est par la suite transformée en entreprise coopérative afin de reprendre un Spar en liquidation judiciaire.  Pour pouvoir y faire ses emplettes, il faut être membre de la coopérative en achetant 10 parts sociales à 10 euros et participer à une réunion d’accueil. Toutes les décisions sont prises collectivement par les coopérateurs selon le principe « une personne, une voix » et ce, quel que soit le nombre de parts sociales. Au total, on compte une vingtaine de supermarchés coopératifs de ce genre comme La Louve à Paris ouvert en novembre 2016,  SuperQuinquin à Lille, Demain à Lyon, La Chouette à Toulouse ou Supercoop à Bordeaux. La différence avec des coopératives de consommateurs plus connues comme Système U ou Biocoop ? « La Louve » et ses émules ne sont pas des entreprises à but lucratif.

Façade du supermarché coopératif La Cagette, à Montpellier. ©Benjamin Polge pour LVSL

Et si le « produire et consommer autrement », formule creuse et typique de la langue de bois de notre époque, passait tout simplement par le dépassement de la propriété lucrative des moyens de production et d’échange ? Le socialisme en somme. Dépasser le capitalisme plutôt que de tenter vainement de le réformer, de le moraliser ou de le « verdir ». Le « développement durable », nouveau nom sympathique donné au capitalisme, n’est-il pas au fond une chimère ? Aussi, les combats contre le « court-termisme », la course à la rentabilité, la standardisation du goût, la tyrannie des prix, le chômage ou le tout-chimique sont embrassés par la lutte fondamentale contre le mode de production capitaliste qui engendre de tels phénomènes.  En y regardant de plus près, c’est bien le point de départ et d’arrivée de ces expériences de coopératives.

 

Face à l’ubérisation, les travailleurs indépendants s’organisent

 

L’exploitation capitaliste a plusieurs visages : ce n’est pas seulement la multinationale, donneuse d’ordres de sous-traitants qui exploitent toujours davantage les salariés en bout de chaîne. Ainsi, pour le sociologue et économiste Bernard Friot, le travailleur indépendant est le plus exploité des travailleurs. Parce que, sur le marché des biens et des services, il est toujours à la merci des groupes capitalistes, qu’il s’agisse de ses prêteurs, de ses fournisseurs (de plateformes prétendument collaboratives notamment) ou de ses acheteurs.  Pour le spécialiste du salariat, le contrat de travail doit être considéré comme une grande conquête des travailleurs organisés (CGT, SFIO puis PCF) des XIXème et XXème siècles puisqu’il reconnaît enfin les travailleurs comme producteurs alors qu’ils étaient jusqu’ici invisibilisés et considérés comme des « mineurs économiques », de simples êtres de besoin, et parce que les capitalistes donneurs d’ordre se sont vus imposer le statut d’employeur.

Un statut d’employeur que ces derniers ont toujours combattu, lui préférant le statut éminemment plus confortable de rentier. D’où la destruction du code du travail par « réformes » successives et l’ubérisation qui se propage dans tous les secteurs. Concrètement, « le statut d’employeur signifie que le capitaliste va devoir respecter un certain nombre droits construits par les travailleurs eux-mêmes. 3 types de droits : règles d’embauche, de licenciements et de conditions de travail, salaire à la qualification, cotisation au régime général construit par Croisat en 1946 ». Et le professeur émérite de Paris X – Nanterre d’ajouter : « ces trois éléments de l’emploi sont combattus en permanence par le capital qui tente de restaurer le travail indépendant et la sous-traitance de travailleurs redevenus invisibles [ndlr, le marchandage du 19ème siècle] : remplacement du code du travail par le « dialogue social » dans les PME […]. » L’ubérisation s’inscrit bien dans ce grand retour en arrière : Uber n’a rien de nouveau, « c’est le capitalisme tel qu’il existe au 19ème siècle : surtout pas employeur, rentier ».

Certes, l’emploi ne peut en aucun cas être considéré comme l’aboutissement de la lutte pour le travail émancipé : « le contrat de travail commence à alléger la subordination tout en la maintenant. »  C’est donc bien vers une sortie de l’emploi qu’il conviendrait de s’acheminer mais l’« ubérisation », l’une des formes de l’infra-emploi, est en quelque sorte une sortie de l’emploi « par le bas », réactionnaire, un retour aux relations sociales d’avant les luttes pour un statut du travailleur. Certains travailleurs « ubérisés » en lutte contre ces rentiers 2.0 qui les exploitent sont en train de construire la « sortie par le haut » de l’emploi en mettant en place des plateformes cette fois-ci réellement coopératives. Ce sont par exemple Coopcycle et les Coursiers Bordelais qui, dans le sillage de la lutte des livreurs contre Deliveroo, lancent des plateformes pour les livreurs sous la forme de coopératives.  En janvier, sera lancée l’application Rox, une plateforme pour chauffeurs VTC qui ne prélèvera aucune commission autre que les frais nécessaires au bon fonctionnement de l’application et un don reversé à des associations tels que les Restaurants du cœur. « Rox sera constituée en association à but lucratif mais plus tard, les travailleurs pourront s’organiser indépendamment pour monter une coopérative autour d’un outil de travail neutre. » nous a expliqué l’un des 5 concepteurs de Rox âgés de 26 à 32 ans. On peut également citer Coopaname comptant 850 membres et presque autant de sphères professionnelles allant de la bergère au comptable en passant par le boulanger ou la publicitaire ; une coopérative d’activité et d’emploi qui attire « beaucoup d’abimés du management contemporain » comme l’a expliqué Pascal Hayter, « coopanamien » depuis 2009 au journal L’Humanité. On encore Lapin blanc, la première plateforme de marché digitale française en coopérative par et pour les créateurs indépendants, lancée 3 ans après la fermeture d’A Little Market et d’A Little Mercerie par la multinationale états-unienne Etsy, le « premier plan social de l’ubérisation » selon les mots de ces nouveaux coopérateurs qui ont accepté de répondre à nos questions dans un entretien à paraître prochainement sur notre site.

 

Le parcours semé d’embuches des coopérateurs

 

A l’instar des initiateurs de Coopcycle, les coopérateurs se heurtent notamment à l’épineuse question de la « propriété intellectuelle » privée, véritable cheval de Troie des grands groupes capitalistes dans de nombreux domaines. La licence libre et l’open source ne constituent pas pour autant une alternative satisfaisante aux yeux des concepteurs de Coopcycle puisqu’ils ne permettent aucune mutualisation de la valeur afin de rémunérer le travail et les GAFA et autres groupes capitalistes peuvent tout à fait s’approprier ce travail et l’utiliser dans un but lucratif : « c’est institutionnaliser une exploitation sans limite de ce travail qui n’est pas reconnu comme travail » selon Alexandre Segura de Coopcycle.

Il n’est donc pas étonnant que l’on compte parmi les défenseurs de la licence libre, certains ultras du libéralisme économique tendance libertarienne qui n’ont bien entendu aucune velléité anticapitaliste. Il existe cependant d’autres partisans de la licence libre qui, bien conscients de ses limites, militent pour une « copy hard left », la « licence à réciprocité » qui pose comme principe que « le logiciel ne peut être utilisé commercialement que dans le cadre d’une entreprise collective appartenant à ses travailleurs, dans laquelle tous les gains financiers sont répartis équitablement ». C’est sans doute à ces derniers que pense Bill Gates lorsqu’il qualifie avec effroi les partisans du logiciel libre de « communistes au goût du jour ». C’est en tout cas avec ces communistes new look que Coopcycle travaille à l’élaboration de sa plateforme. La législation est avant tout conçue par et pour le capitalisme. Et la justice suit bien souvent le pas. Les ouvriers d’Ecopla se sont par exemple vu refuser leur dossier pourtant solide de reprise en SCOP de l’usine par le Tribunal de Commerce de Grenoble, qui a préféré céder l’entreprise à un repreneur qui licenciera tout le monde.  Le gouvernement peut à l’occasion s’en mêler et intervenir directement dans certains dossiers : on se souvient du non catégorique et purement idéologique du premier ministre Pierre Messmer à la reprise en coopérative par les ouvriers Lipp dans les années 70.

Une superstructure juridique, judiciaire et politique plutôt hostile donc. A vrai dire, le « marché » n’est pas non plus d’une grande tendresse pour les coopératives. Le papetier UPM n’a par exemple pas hésité à saboter les machines de son usine de Docelles (Vosges), la plus ancienne papeterie d’Europe, destinée à la fermeture afin d’empêcher le projet de reprise du site en coopérative par les ouvriers restés sur le carreau. Les grands industriels du lait avaient quant à eux tout tenté pour faire capoter l’ouverture de la fromagerie des coopérateurs de la vallée des Aldudes en les menaçant de ne plus leur acheter de lait du tout à moins qu’ils ne quittent la coopérative pour signer des contrats individuels avec eux. Tout cela à deux semaines de la campagne annuelle de collecte du lait. Faire pression et diviser pour mieux régner. Seuls treize producteurs ont finalement cédé face à Lactalis et consorts. Malgré les manœuvres de l’agro-business, la fromagerie a bien vu le jour et aujourd’hui, son défi principal est de se pérenniser. Même combat pour les coopérateurs de ScopTI.

Aussi, les coopérateurs se heurtent à une pensée dominante fortement ancrée qui « valorise les solutions individuelles » et qui « ne conçoit pas que l’on puisse consacrer une partie de son temps à un projet collectif » comme nous l’ont confié les coopérateurs de Lapin blanc. Un immense travail de conviction auprès de leurs confrères quant au bien-fondé de leur initiative attendait les futurs coopérateurs.

 

Faire front pour émanciper le travail

 

Les luttes des fonctionnaires, des contractuels du secteur public, des chauffeurs de VTC, des chauffeurs de taxis, des intermittents du spectacle, des travailleurs sans papier, des chômeurs, des retraités, des intérimaires, des salariés du privé, des indépendants, des associations de consommateurs, etc. ne s’opposent pas les unes aux autres. Le dénominateur commun de tous ces combats est la lutte ô combien inégale pour la souveraineté du travail dans la production contre la tyrannie du capital. C’est l’aspiration commune au travail non aliéné et non exploité pour tous quand bien même celle-ci n’est pas revendiquée telle quelle. Le patronat joue depuis toujours la division des travailleurs pour mieux régner. Ses porte-voix officiels et officieux n’ont de cesse de pointer du doigt les travailleurs en CDI et – pis encore – les fonctionnaires comme d’affreux privilégiés. Ils ne se privent pas non plus de rabrouer les chômeurs enclins, selon eux, à « l’assistanat », à la fainéantise et au caprice. C’est toute l’ineptie du discours sur les « outsiders » contre les « insiders ». Une dangereuse ineptie tant elle monte les travailleurs les uns contre les autres. Au passage, rappelons à toute fin utile que l’extrême-droite, vrai méchant utile du capitalisme, n’est pas en reste en la matière puisqu’elle plaide pour que ce soit aussi sur la base de la nationalité, des origines ethniques, etc. que la division du camp du travail au profit du capital s’opère. Aussi, le salaire à la qualification et l’ébauche d’un salaire à vie (fonctionnariat) sont aux yeux des libéraux d’abominables privilèges à abolir au nom du progrès alors que c’est précisément leur généralisation qui s’inscrirait dans le sens du progrès.

Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, Coopcycle organisait la conférence « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » avec la participation d’autres coopérateurs, de représentants syndicaux ( CGT, Solidaires) et politiques (FI, PCF), du Collectif des Livreurs Autonomes Parisiens (CLAP) et de Bernard Friot du Réseau Salariat. MARCO PHOTOGRAPHIE

Dans cette lutte continue pour le travail émancipé, la question de la propriété des moyens de production est centrale et les coopérateurs mènent là un combat d’avant-garde. Cependant, ces coopératives ne peuvent pas rester des ilots isolés de travail émancipé dans un océan de monopoles et d’oligopoles capitalistes. Certaines coopératives, notamment agricoles, ont parfois un siècle d’existence comme La Bretonne et pourtant, le mode de production capitaliste est plus que jamais hégémonique et la grande masse des travailleurs y reste enchaînée. Il convient alors de retrouver le chemin d’un front commun pour l’émancipation du travail et c’est notamment ce à quoi s’emploient certains acteurs des luttes coopératives. Coopcycle a par exemple lancé un cycle de conférences à Paris. Le 20 septembre, dans la salle Ambroise Croizat de la Bourse du Travail de Paris, la première de la série réunissait autour de la question « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » d’autres acteurs coopérateurs (Coopaname, SMart (Belgique), le Collectif des Livreurs Autonomes de Paris (CLAP) mais aussi des représentants syndicaux (Confédération Générale du Travail (CGT) et Solidaires) des représentants politiques (Parti Communiste Français et France Insoumise) et l’association d’éducation populaire Réseau Salariat représentée par Bernard Friot.

 

Pour aller plus loin :

Article de l’Humanité consacré à Coopaname (février 2017) :

https://www.humanite.fr/uberisation-des-cooperateurs-entreprenants-plutot-que-des-autoentrepreneurs-631729

Article du collectif Les économistes atterrés sur le cas de la papeterie de Docelles, « la destruction du capital est l’œuvre du capital » (octobre 2017) :

https://blogs.mediapart.fr/les-economistes-atterres/blog/271017/la-destruction-du-capital-est-l-oeuvre-du-capital

Entretien de Bernard Friot dans la revue Ballast, « nous n’avons besoin ni d’employeurs ni d’actionnaires pour produire »  (septembre 2015) :

https://www.revue-ballast.fr/bernard-friot/

Podcast de la conférence organisée par Coopcycle « impasse de l’ubérisation : quelles solutions ? » captée par Radio parleur (septembre 2017) :

https://www.radioparleur.net/single-post/bernard-friot-uber

NB : les citations de Bernard Friot de Réseau Salariat et d’Alexandre Segura de Coopcycle présentes dans cet article sont extraites de cette conférence.