« La République a un contenu politique et nous le revendiquons » – Entretien avec Antoine Léaument, député de l’Essonne

Antoine Léaument
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

Il a commencé son mandat en faisant résonner les symboles républicains, en répondant de Robespierre et de la cocarde tricolore. Il a fêté la prise de la Bastille le 14 juillet et la première République le 21 septembre. Antoine Léaument, jeune député de l’Essonne, proche de Jean-Luc Mélenchon, nous a reçu à l’Assemblée nationale pour un long entretien. Voix grave et yeux pétillants, il nous détaille les grands points de sa stratégie : reprendre les symboles républicains volés par la droite et l’extrême droite, articuler un fond politique à une communication large et populaire, montrer que la République est autant l’affaire des quartiers que de la ruralité. Entretien réalisé par Louis Hervier Blondel et Victor Woillet, photographies par Clément Tissot.

LVSL – Depuis le début de votre mandat, vous vous êtes lancé dans une bataille pour redonner du sens aux signifiants républicains : on vous a vu notamment fêter la République le 21 septembre, vous engager pour la réhabilitation de Robespierre ou encore arborer régulièrement une cocarde tricolore. Si les symboles républicains sont particulièrement présents dans le discours politique contemporain, ils ont cependant souvent été laissés à la droite. Pouvez-vous nous détailler votre stratégie ?

Antoine Léaument – Cette stratégie vient de plusieurs sources. La première d’entre-elles est un constat politique : l’extrême-droite a essayé de s’emparer des symboles nationaux (le drapeau tricolore et la Marseillaise notamment) alors que leur origine, dans l’Histoire de France, porte un message radicalement opposé à leur projet politique. Quand la Première République naît, elle affirme ainsi qu’un étranger peut avoir le droit de vote au bout d’un an de vie sur le territoire national et de contribution au projet républicain. C’est aux antipodes de ce que prône par exemple le Rassemblement national avec le droit du sang. Ce sont ces décalages entre la réappropriation contemporaine des symboles républicains et leur source historique qui m’ont d’abord amené à cette volonté de me les réapproprier. 

Le droit au bonheur, à une existence digne, à l’éducation gratuite et nationale ou encore, après Thermidor, la première loi de séparation laïque de l’Église et de l’État qui instaure le fait de ne salarier aucun culte, sont autant de principes qui émergent au même moment que les symboles républicains que nous connaissons aujourd’hui : la Marseillaise, la devise ou encore le drapeau. Ils prennent alors une signification éminemment sociale et, je l’affirme, anti-raciste. Même si cela peut être considéré aujourd’hui comme un anachronisme, le fait que la Première République instaure la citoyenneté non par le sang, mais par l’appartenance à un projet politique commun qu’est la République, constitue, aujourd’hui, un principe émancipateur et anti-raciste. 

La République a un contenu politique
et nous le revendiquons :
il  n’est pas neutre d’affirmer
le droit au bonheur et à la vie digne
en l’inscrivant dans le projet initial
d’un régime politique.

D’autres logiques entrent également en compte dans le choix de se réapproprier les symboles de notre nation. Souvent, nous sommes accusés, sans justification véritable, d’être « anti-républicains ». Or, lorsqu’il s’agit de célébrer la date anniversaire de la Première République, les mêmes personnes qui nous accusent de ne pas être républicains, sont étonnamment absents. La République a un contenu politique et nous le revendiquons : il  n’est pas neutre d’affirmer le droit au bonheur et à la vie digne en l’inscrivant dans le projet initial d’un régime politique. Notre devise « Liberté, Égalité, Fraternité » contient en son sein l’idéal de République sociale auquel nous aspirons.

Enfin, revenir à ces symboles nous rappelle aux moments où la République a été forgée pour la première fois. En l’espace de quelques années, le peuple a mis à bas un système monarchique qui dominait la société depuis plusieurs siècles. Se remémorer le sens profond des symboles républicains, c’est aussi cela : puiser du courage en pensant aux femmes et aux hommes qui ont fait la Révolution.

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez beaucoup cité Robespierre et Saint-Just et, avec d’autres députés insoumis, avez même décidé de lui rendre hommage à l’occasion de l’anniversaire de sa mort. Beaucoup d’historiens ont réagi à ce sujet en critiquant votre volonté d’héroïser une figure historique particulièrement complexe. Que représente Robespierre pour vous et qu’avez-vous à répondre aux critiques des historiens à ce sujet ?

A.L. – Robespierre est une figure historique complexe et le rôle des historiens est évidemment de le rappeler. Mais, si nous demandons aujourd’hui spontanément à quelqu’un ce qui lui vient à l’esprit lorsqu’il entend ce nom, la plupart vont répondre en affirmant qu’il s’agissait d’un dictateur et d’un coupeur de têtes. La nuance qui existe dans les travaux des historiens n’est pas présente dans la société, car la manière dont est aujourd’hui diffusée la figure de Robespierre dans l’espace public contribue à en faire un portrait d’après les dires et les écrits de ses adversaires. Jean-Clément Martin l’a démontré avec brio : notre perception de Robespierre dépend abondamment de la légende noire constituée après sa mort. 

Il y a donc le rôle des historiens, qui appartient au champ scientifique, mais il y a aussi celui de la politique et des débats au sein de la société, qui diffère de ce dernier. Je considère à ce titre, qu’il est de notre ressort de contribuer à rétablir une forme d’équilibre dans la manière de percevoir la figure de Robespierre ou celle de Saint-Just. Or, quand l’espace public est saturé et profondément orienté d’un côté, vous ne pouvez pas le modifier de manière légère et modérée. Au contraire, il faut accepter d’en faire beaucoup en réhabilitant la part de progrès et de justice sociale apportée par de telles figures dans leur combat. 

Robespierre s’est battu
pour le droit de vote des juifs,
pour l’abolition de l’esclavage,
contre le « marc d’argent »,
qui instaurait le suffrage censitaire,
et pour le droit à l’existence.

Robespierre s’est battu pour le droit de vote des juifs, pour l’abolition de l’esclavage, contre le « marc d’argent », qui instaurait le suffrage censitaire, et pour le droit à l’existence. « Nul homme n’a le droit d’entasser des monceaux de blés à côté de son semblable qui meurt de faim » affirmait-il. Comment ne pas voir dans tout cela des éléments qui ont contribué à l’émancipation commune et qui résonnent avec les moments que nous traversons ? Aujourd’hui encore, des gens comme Bernard Arnault entassent des monceaux de blés pendant que 2000 personnes meurent chaque année dans la rue. 

Avec la figure de Robespierre, j’essaye de créer les conditions d’une identification à un personnage qui a lutté toute sa vie pour la justice sociale face à des inégalités monstrueuses, en montrant la continuité de la période révolutionnaire avec notre quotidien. Ce débat n’est pas nouveau dans l’histoire de la gauche. Du temps de Jaurès également, on l’interrogeait sur la figure de Robespierre. Sa réponse était éloquente : « Sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui que je vais m’asseoir aux Jacobins. Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. ». Il ajoutait même « Réveiller Robespierre, c’est réveiller tous les patriotes énergiques de la République, et avec eux le peuple qui, autrefois, n’écoutait et ne suivait qu’eux (…).  Le robespierrisme, c’est la démocratie, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. ». En ayant continuellement appelé à la mobilisation du peuple, bien qu’il ait commis l’erreur de ne pas y intégrer les femmes, à la différence de certains de ses contemporains, Robespierre a donné corps à l’idée de République sociale qui se fonde sur la participation populaire.

« Sous ce soleil de juin 93
qui échauffe votre âpre bataille,
je suis avec Robespierre et c’est à côté de lui
que je vais m’asseoir aux Jacobins.
Oui, je suis avec lui parce qu’il a à ce moment toute l’ampleur de la Révolution. »

Jean Jaurès – 1900

LVSL – Par le passé, on a déjà vu la gauche se replier sur son identité et ses totems, travailler à réhabiliter ses symboles, au point d’en oublier son rôle et ses combats. Est-ce que la défense des symboles républicains ne risque-t-elle pas de tomber dans le même écueil ?

A.L. – Cela pourrait effectivement constituer un risque, si cela représentait l’ensemble de mon activité. Mais ce n’est pas le cas. Si je concentre une partie de mon mandat au fait de mobiliser les symboles républicains et d’en rappeler l’origine, cela a aussi un contenu politique. Rappeler l’article 4 de la Constitution de 1793 qui énonce que le droit de vote peut être obtenu par un étranger au bout d’un an s’il a bien mérité de l’humanité en choisissant d’adhérer au projet républicain, surprend ceux qui l’entendent, mais permet aussi aux premiers concernés, de s’emparer de cet héritage politique qui ne les laissait pas de côté. 

Participer aux débats parlementaires en défendant la hausse des salaires face à l’inflation, intervenir dans l’hémicycle en faveur des plus précaires, faire des amendements pour sortir les gens de la misère et leur redonner de la dignité, ou encore appeler à une marche contre la vie chère le 16 octobre ne relève pas du domaine purement symbolique et c’est en réalité le cœur de mon activité en tant que député. 

À l’heure où l’extrême-droite est arrivée au pouvoir en Italie, qu’elle ne cesse de prendre des voix dans notre pays, je considère que le fait de mobiliser les symboles républicains dans le débat et leur redonner leur sens originel participe au combat contre l’extrême-droite. Je suis assez convaincu qu’une partie du score actuel de l’extrême-droite dans notre pays provient de la représentation qui est donnée dans les médias des quartiers populaires, en les dénigrant continuellement. Or, tout cela contribue à construire un imaginaire national profondément divisé et permet à l’extrême-droite de progresser même là où elle n’est que très peu présente en termes de militants. La présence des symboles républicains dans les quartiers populaires, le fait que les jeunes qui y habitent s’en saisissent déjà est une réponse à cela. Contre le « on est chez nous » de l’extrême-droite, le fait de brandir le drapeau français, comme cela a été le cas pendant les mobilisations contre les violences policières ou lors de la marche du 10 novembre contre la haine des musulmans, revient à affirmer son appartenance à la communauté nationale et à mettre en déroute les discours de haine et de division qui pullulent à l’extrême-droite. Dans l’hypothèse où des mobilisations sociales de masse ont lieu, unissant les quartiers populaires et les zones rurales et en se réappropriant des symboles républicains et révolutionnaires comme cela avait été par exemple le cas au moment des Gilets jaunes, l’image renvoyée par des médias comme CNews, de haine ou de division, serait inaudible. Les symboles républicains ont un très grand potentiel de lutte contre l’extrême-droite et mon objectif est de parvenir à faire en sorte qu’il soit impossible pour elle de tenter de les faire siens.

Ce combat et cette stratégie ne sortent pas non plus de nulle part. Je continue, depuis un poste désormais différent, la lutte initiée il y a déjà plusieurs années par Alexis Corbière et surtout Jean-Luc Mélenchon. Il était le premier à avoir réintroduit, dans des meetings de gauche, les drapeaux tricolores ou encore la Marseillaise, qui en avaient disparu. On ne peut pas nous soupçonner d’être nationalistes en raison de nos prises de positions politiques, au contraire : en faisant cela, nous redonnons sens au patriotisme républicain fondé sur un idéal d’émancipation individuelle et collective. Quand dans ma circonscription, de jeunes enfants sont meurtris par le fait que leurs parents, alors même qu’ils travaillent et ont contribué depuis plusieurs années à la vie de notre nation et se sentent eux-mêmes pleinement et entièrement français, ne parviennent pas à obtenir la nationalité pour des raisons administratives parfois absurdes, notre combat est de ne pas les abandonner en laissant la République à ceux qui souhaitent les en exclure.

LVSL – Dans le champ politique de la gauche, la République, comme l’idée de nation, n’est pas perçue par tous comme un élément émancipateur. Comment répondez-vous aux critiques de votre camp sur ce sujet ?

A.L. – Je pense d’abord qu’il est important de clarifier un certain nombre de termes. On peut certes s’opposer à la République en tant que régime politique, mais les défenseurs de l’Empire ou de la monarchie ne sont pas vraiment les plus présents à gauche. Ensuite, certains émettent des critiques sur le contenu qui est associé à la République. Le plus souvent, ce jugement se fonde sur le fait que la République est aujourd’hui associée à un État dirigé par des personnes favorables au capitalisme. Dès lors, il serait impossible de dissocier les deux et, par essence, l’État ou la République correspondraient à ce que ceux qui les dirigent en font. Je considère l’inverse : l’État et les régimes politiques sont constitués politiquement par ceux qui s’en emparent. 

Sur le plan historique, deux critiques principales reviennent à propos de la République. Premièrement, comme je l’ai mentionné précédemment à propos de Robespierre, cette dernière n’accordait pas à son origine de place aux femmes en leur reconnaissant des droits équivalents à ceux des hommes. Je fais partie de ceux qui estiment que c’était alors une erreur fondamentale. Durant la Révolution, les femmes ont en effet contribué au projet républicain et d’autres que Robespierre ont défendu avec ferveur une égalité totale des droits. Mais il faut également reconnaître que c’est dans le cadre d’un régime républicain que les femmes ont ensuite pu accéder, elles-aussi, au droit de vote. La seconde critique est celle qui associe la République à la colonisation. Si la monarchie en est à l’origine, il est vrai que la République la continue à travers l’Histoire. Cela constitue pour moi une trahison du projet républicain originel, car durant la Première République, par le décret du 4 février 1794, la Convention a voté l’abolition de l’esclavage dans les colonies française. Il convient, d’après moi, de ne pas nier ces critiques et de savoir les regarder en face. Mais les assumer, c’est aussi les juger au regard des principes défendus par la Première République. La souveraineté populaire par exemple, implique, de fait, le refus de la colonisation, car elle impose de donner à ceux qui constituent le peuple le statut de détenteur, en dernière instance, du pouvoir politique. 

En ce qui concerne l’idée de nation, il convient également de clarifier un certain nombre d’éléments. Pour moi, la nation signifie l’affirmation du peuple souverain que j’évoquais précédemment en tant que corps politique. C’est d’ailleurs le sens que lui ont conféré les soldats de l’armée française, constituée du peuple en armes, lorsqu’ils ont entamé leur charge au cri de « Vive la nation ! » le 20 septembre 1792 à Valmy. Il s’agissait d’affirmer la souveraineté du peuple face aux monarchies ennemies qui voulaient l’anéantir. Dans la Marseillaise, un couplet qui est souvent méconnu reprend cette idée en énonçant : « Français, en guerriers magnanimes / Portons ou retenons nos coups ! / Épargnons ces tristes victimes / À regret, s’armant contre nous ! ». L’ennemi ne sont pas les individus, mais le régime de domination monarchique qu’ils sont contraints de défendre et face auquel la nation française s’affirme et se bat. La nation demeure le seul cadre dans lequel la souveraineté populaire peut s’affirmer. 

« Français, en guerriers magnanimes
Portons ou retenons nos coups !
Épargnons ces tristes victimes
À regret, s’armant contre nous ! »

La Marseillaise, Ve couplet

Il n’est pas vrai de croire, comme certains le font, que la souveraineté populaire s’affirme de la même manière dans toute l’Union européenne par exemple. Nous n’avons pas les mêmes règles dans chaque pays en matière de suffrage pour élire des représentants au sein du Parlement Européen, les députés sont tantôt élus dans des régions, tantôt au niveau national. Il n’y a pas d’uniformité qui permettrait l’affirmation d’une seule et même souveraineté. En outre, le pouvoir dont bénéficie le Parlement est extrêmement limité et les principales décisions émanent de la Commission européenne qui n’est pas issue d’une expression directe de la souveraineté populaire. Dans le cadre de l’Union européenne, cela est presque le plus frappant : face à une structure supranationale dont la fonction première a été pendant des années, par ses traités, d’imposer le néolibéralisme, comment résister si nous abandonnons un outil tel que la nation ? C’est le même cas de figure dans le domaine de la transition écologique, lorsque l’Union européenne favorise un appel d’offre polluant à des milliers de kilomètres, au nom de la libre concurrence ou d’un accord de libre échange qui va détruire le marché de la pêche en Afrique, ou lorsqu’elle impose des normes permettant l’utilisation du glyphosate, refuser en relocalisant la production au niveau national est essentiel pour réduire les émissions carbones inutiles et relancer notre économie. Si on souhaite changer radicalement l’ordre dans lequel nous sommes en relocalisant une partie de la production, en instaurant le SMIC à 1600 euros, à rendre l’éducation véritablement gratuite et émancipatrice, tout comme la commune, la République et l’État restent les instruments privilégiés pour exprimer la volonté du peuple. Notre rôle politique est avant tout d’impliquer le grand nombre dans cela. 

Certains affirment enfin que la nation est un outil de division entre les travailleurs. Je ne pense pas et je considère même l’inverse. La nation peut déjà être un facteur d’unité entre les travailleurs au sein de l’espace national, car face aux divisions fondées sur la couleur de peau, le genre, la religion ou l’orientation sexuelle, affirmer son appartenance à une même entité politique et revendiquer, au nom de l’égalité, davantage de droits contre ceux qui se gavent, vient mettre en défaut ces procédés. Par ailleurs, comme le disait Jaurès : « un peu d’internationalisme éloigne de la patrie, beaucoup y ramène ». Si vous souhaitez discuter de peuples souverains à peuples souverains et demander davantage d’égalité en matière de droits, cela ne peut se faire, pour le moment, qu’à partir de l’échelon national. Avant de penser au socialisme universel dans lequel nous ne vivons malheureusement pas, il est nécessaire de considérer avec sérieux les moyens dont nous disposons pour s’émanciper collectivement et, en l’occurrence, la pertinence du cadre national. Il ne faut pas biaiser l’Histoire et la regarder avec un prisme unique : l’émancipation des peuples colonisés s’est par exemple faite par le cadre national face aux puissances impérialistes. Che Guevara, un argentin qui se battait à Cuba, qui est pour certains l’incarnation même de l’internationalisme ne reprenait-il pas le mot d’ordre de la Révolution française en affirmant « Patria o muerte », « la patrie ou la mort » ?

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous êtes particulièrement actifs sur les réseaux sociaux et vous vous présentez même comme député youtuber. Comment articulez-vous les codes de la communication numérique et la nécessité du formalisme de la représentation nationale ?

A.L. – La première difficulté quand on est un jeune député comme moi est d’abord d’intégrer le fait que nous représentons la nation. Il m’arrive parfois de me surprendre moi-même en me faisant cette réflexion. Cela n’est pas naturel de se dire qu’une partie de la population vous a élue pour la représenter. J’essaye pour ma part d’assumer cette fonction de la façon la plus juste et la plus digne, notamment lorsque je prends la parole au sein de l’hémicycle. Mais j’estime également qu’il y a un enjeu qui consiste à faire sortir la représentation nationale du cadre dans lequel on a coutume de l’enfermer. Par mon travail sur les réseaux sociaux, j’essaye justement de donner à tous la possibilité de voir ce qu’est le quotidien d’un député. Il ne s’agit pas simplement d’un témoignage, mais d’une manière de faire comprendre que les députés sont avant tout des citoyens comme les autres qui ont choisi de s’engager pour défendre l’intérêt général. 

J’ai par exemple publié une vidéo pour montrer à quoi ressemble la journée d’un député, une story sur les lumières artificielles qui nous permettent de continuer à siéger en séance la nuit sans s’en rendre compte ou encore une autre sur la préparation de ma première prise de parole afin de dévoiler également l’envers du décor. Pour une simple prise de parole de deux minutes, il y a tout un travail en amont pour savoir ce qu’il convient de dire, comment le dire, puis une forme de pression au moment d’intervenir. Assumer mon stress lors de ma première prise de parole, c’est aussi une manière de rapprocher les élus du peuple, de leur faire sentir qu’ils sont leurs semblables et qu’eux aussi peuvent s’engager politiquement dans les institutions. Si les critiques à l’égard de la fonction de député et le manque de rigueur et d’investissement de la part de certains peut être justifié, il est important de montrer ce que c’est qu’accomplir véritablement son mandat de député, à travers ses interventions mais aussi ses déplacements, et de redonner une part de confiance envers les élus que ne permet pas la seule exposition médiatique.

Cette question qui revient souvent à propos de l’appropriation du numérique par les élus contient également une forme de mépris à l’égard des réseaux sociaux et des gens qui y produisent du contenu. Je considère précisément l’inverse, il faut avoir un peu d’humilité lorsqu’on émet un jugement à propos des réseaux sociaux : ce que certains parviennent à faire dessus dépasse parfois largement la diffusion médiatique traditionnelle. Quand on prétend représenter le peuple, il n’est pas inintéressant de se demander comment certaines personnes parviennent à obtenir des millions d’abonnés pour suivre leur contenu. Je pense qu’il y a d’ailleurs beaucoup de gens, notamment dans la partie la plus jeune de la population, qui voient ma démarche et celle de mes camarades sur les réseaux sociaux d’un œil très favorable. 

Il y a un enjeu qui consiste
à faire sortir la représentation nationale
du cadre dans lequel
on a coutume de l’enfermer.

Quand je m’occupais auparavant des réseaux sociaux de Jean-Luc Mélenchon, j’ai toujours considéré que chaque plateforme possède une grammaire propre. YouTube n’est pas TikTok et Facebook ne fonctionne pas de la même manière que Twitter, vous ne pouvez pas produire un contenu uniforme pour tous ces réseaux. Ce principe s’impose à nous et il faut être capable de jouer avec les codes que nous dictent ces plateformes, ce qui n’est pas toujours simple. Savoir maîtriser les codes des réseaux sociaux n’est pas une fin en soi, il importe de les mettre au service du message que nous portons. L’exercice a des limites. En tant que député, je ne représente pas seulement les personnes qui ont voté pour moi, mais l’ensemble des citoyens. Par conséquent, je ne peux pas me permettre de dépasser ma fonction pour m’adapter à la grammaire des réseaux sociaux. Je prends souvent l’exemple de Florian Philippot : lorsqu’il a lancé sa chaîne YouTube, il a mis de côté ce qu’il avait à dire pour préférer placer des références propres à Internet et aux communautés qui s’y trouvent, c’est une maladresse. De la même manière, Jean-Baptiste Djebbari, lorsqu’il était ministre, a pu reprendre à l’excès les codes des réseaux sociaux dans ses vidéos sur TikTok, sans véritablement faire passer de message et en ridiculisant même parfois sa propre fonction. Voilà la limite que je me fixe : la fonction qui est la nôtre implique une certaine dignité que nous ne pouvons délaisser en publiant des contenus sur les réseaux sociaux trop soumis aux codes de ces plateformes. 

Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève
Antoine Léaument © Clément Tissot pour Le Vent Se Lève

LVSL – Vous avez récemment animé une conférence lors des universités d’été de la France insoumise sur la manière de construire des ponts entre les demandes des quartiers populaires et celles des campagnes. Considérez-vous que le pacte républicain et notamment l’égalité d’accès aux services publics constitue précisément un moyen d’unifier ces revendications qui semblent aujourd’hui, pour certains, incompatibles ?

A.L – Oui, c’est précisément ce que je pense. Je ne me suis cependant pas contenté d’animer cette conférence. Récemment, j’ai effectué un certain nombre de déplacements dans la Meuse, dans l’Yonne, dans la Nièvre et dans l’Indre où nous n’avons pas obtenu de député de la NUPES. Provenant moi-même de l’Indre et étant élu dans une circonscription où se trouvent plusieurs quartiers populaires au sein d’une ville, ce sujet me touche et m’importe tout particulièrement. J’ai grandi dans une ville de 43 000 habitants, mais dans un département où habitent 220 000 personnes. Une partie de ma famille habitait dans des villages et hameaux particulièrement reculés par rapport aux principales villes du département. Cette expérience personnelle m’a fait remarquer à quel point les problématiques des quartiers populaires sont semblables à celles des habitants de zones rurales. Que ce soit en matière de désertification médicale, si vous habitez à Grigny en Essonne ou au Blanc dans l’Indre, vous rencontrez la même difficulté pour trouver un médecin ou un spécialiste proche de chez vous. Il en va de même pour les petits commerces. Dans les territoires ruraux, les centres-villes se vident des petits commerces au profit des grandes zones commerciales. C’est la même chose dans bon nombre de quartiers populaires où il est de plus en plus difficile de trouver des commerces ou des services essentiels, du coiffeur à la boulangerie. Dans leur ensemble, les services publics disparaissent conjointement dans ces deux types de territoires, les bureaux de poste, les lycées ou encore les hôpitaux sont de plus en plus éloignés des lieux de résidence. Toutes ces difficultés face à la disparition de ce qui crée du lien social créent du lien entre les demandes des quartiers populaires et celles des milieux ruraux qu’on tend à opposer fréquemment. 

Dans les zones rurales,
bon nombre de CDI ont été remplacés
par des intérims,
comme en miroir des quartiers populaires,
où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développés.

Ce n’est pas le seul élément qui permet d’unifier les demandes entre ces différents territoires. La question de l’emploi et de sa stabilité est à cet égard essentielle. Dans les zones rurales, bon nombre de CDI ont été remplacés par des intérims, comme en miroir des quartiers populaires, où l’ubérisation et sa précarité se sont largement développées. Le niveau des revenus et la difficulté à faire face à l’inflation est encore une demande qui réunit les populations qui vivent dans ces territoires. L’accès à un logement – et que celui-ci soit de bonne qualité – devient de plus en plus difficile et, dans les quartiers populaires comme dans les zon es rurales, les contraint à habiter plus loin de leur lieu de travail et implique pour eux de recourir soit aux transports en commun, dont les réseaux sont bien souvent dysfonctionnels, soit à la voiture qui les expose à l’augmentation des coûts de l’essence. Enfin, l’ennui, le sentiment de déshérence ou encore la difficulté à sortir de son lieu de naissance sont des enjeux et des sentiments partagés par ces deux parties de la population : qu’on vienne d’un quartier populaire ou d’un village dans une zone rurale, qu’on doive franchir le périphérique ou faire cinquante kilomètres en voiture pour se rendre dans une métropole ou même à Paris, on sait que les richesses et le pouvoir se concentrent ailleurs. 

Tous ces sujets créent de l’unité dans le peuple français, alors même que bon nombre de médias et d’acteurs politiques se fixent pour objectif de le diviser à l’aune de cette fragmentation territoriale. La surmédiatisation des faits divers au sein des banlieues contribue à accentuer la fracture avec les territoires ruraux qui ne perçoivent plus ce qui les rapproche, dans leur condition matérielle quotidienne, des quartiers populaires. Or, la mise à distance des services publics, de l’activité économique, conséquence des politiques néo-libérales et de la désindustrialisation à marche forcée dictée par la mondialisation, est la même dans les campagnes et dans les banlieues. C’est précisément au nom de l’égalité d’accès aux services publics et du contrat républicain qu’il est possible d’unir ces demandes et de fournir un débouché politique à cette colère face aux inégalités croissantes dans notre pays. Il ne faut pas réifier les catégories de nos adversaires et de l’extrême-droite, mais au contraire chercher à mettre en avant ce qui rassemble des populations qui ne vivent pourtant pas au même endroit. L’abandon commun que subissent ces franges de notre peuple est un affect extrêmement fort que nous ne pouvons laisser de côté politiquement. Contrairement à ce que veut faire croire Marine Le Pen, les oubliés ne sont pas que présents dans la ruralité. Il faut que nous parvenions à faire en sorte qu’un jeune de zone rurale ne perçoive pas un jeune de banlieue comme un ennemi, un délinquant en puissance, mais comme quelqu’un qui partage la même condition que lui, les mêmes difficultés, et avec qui il peut revendiquer ses droits à partir du projet républicain fondamental. Voilà comment j’envisage politiquement l’unité nationale. Nous devons la reconstituer pour nous émanciper collectivement. 

Des influenceurs à l’Elysée : les nouveaux porte-paroles de la macronie ?

© Rémy Choury

Le 4 février, Emmanuel Macron faisait parvenir un défi aux youtubeurs McFly et Carlito : produire une vidéo rappelant l’importance des gestes barrières. Si celle-ci atteignait les dix millions de visionnages, le chef de l’État s’engageait à organiser avec eux un « concours d’anecdotes » à l’Élysée. Le duo d’humoristes répond positivement. Bénéficiant d’une communauté de 6,3 millions d’abonnés, leur vidéo intitulée « Je me souviens » devient virale et atteint l’objectif fixé par Emmanuel Macron en un peu plus de deux jours. Les liens entre le gouvernement et les influenceurs se multiplient et méritent d’être décryptés.

Voici une action de sensibilisation étonnamment bien menée dont les bénéfices seront reversés à une chaîne d’épiceries solidaires, destinée aux étudiants et gérée par la FAGE (Fédération des Associations Générales Étudiantes, une organisation étudiante centriste, majoritaire). Mais surtout, une opération de communication réussie pour le président de la République, surfant sur la popularité des youtubeurs pour s’adresser directement aux jeunes générations. La stratégie de communication politique consistant à mobiliser des célébrités n’est certes pas nouvelle. Les campagnes électorales américaines ont constitué à ce titre un modèle de mise des ralliements de stars. Et cette stratégie peut être mise au service de causes diverses – l’emploi de TikTok étant à cet égard révélateur.

Le démarchage direct de youtubeurs par le chef de l’Etat témoigne cependant d’une évolution significative des mœurs politiques et du rôle inouï joué par les influenceurs. Qu’il s’agisse de naïveté, de partenariats commerciaux ou d’un jeu de dupes (chaque partie escomptant capitaliser sur la popularité de son partenaire), ce recours aux influenceurs permet à des responsables de premier plan de contourner les relais médiatiques préexistants, tout en se construisant à peu de frais une image d’accessibilité et de modernité.

Emmanuel Macron, président-communicant 

Le recours de plus en plus fréquent aux influenceurs pour porter la parole gouvernementale ne constitue pas simplement une conséquence inévitable du développement des réseaux sociaux. Ces liens résultent avant tout de choix politiques de la nouvelle majorité portée au pouvoir en 2017. Celle-ci s’emploie à rationaliser et à systématiser une mobilisation de jeunes stars réservée jusqu’alors au hasard des ralliements lors des campagnes électorales.

La capacité d’Emmanuel Macron à absorber les thématiques et concepts de ses adversaires à son avantage n’est plus à démontrer. Elle fait partie intégrante de son identité politique. Il en va ainsi de la  « désintermédiation » promue dans le cadre de stratégies populistes. Le court-circuitage des canaux médiatiques traditionnels permet au président et à ses proches de donner des gages d’authenticité – faisant apparaître en creux un déficit, l’image de technocrate froid d’Emmanuel Macron le poussant semble-t-il à la surenchère. Jusqu’à intervenir sur TikTok et Youtube.

Le format du concours d’anecdotes popularisé par McFly et Carlito est ici idéal. Celui-ci permet au président d’apparaître comme quelqu’un de simple, accessible, faussement désinvolte. Il est difficilement imaginable qu’Emmanuel Macron se prête à l’exercice par excès de candeur, étalant des éléments de vie privée pouvant constituer autant de failles potentielles écorchant un story telling jusqu’ici très soigné. Plus rationnellement, l’Elysée table sur une certaine naïveté des deux youtubeurs pensant pouvoir mettre en difficulté le chef de l’Etat dans un exercice très cadré.

Avant eux, d’autres jeunes influenceurs peut-être fascinés par l’éclat du pouvoir avaient ainsi contribué à redorer l’image de personnalités politiques de premier plan. La blogueuse et entrepreneuse lifestyle EnjoyPhoenix avait suivi une journée avec Brune Poirson. Cette séquence lisse mettait en valeur l’action quotidienne de la secrétaire d’État présentée comme une militante acharnée de la cause environnementale. Plus tôt encore, le youtubeur Ludovic B avait suivi une journée Matthieu Orphelin, un député EELV passé dans les rangs de la République en Marche et ayant fini par quitter la majorité, puis le porte-parole du gouvernement Gabriel Attal – qui invitait fin février cinq influenceurs dans une émission diffusée en direct sur Twitch et Youtube, #SansFiltre, destinée à évoquer les problèmes de la jeunesse. Cette initiative a suscité de nombreuses critiques, notamment autour du hashtag #étudiantspasinfluenceurs questionnant la légitimité de ces stars à s’exprimer au nom de la jeunesse.

Critiquée pour ses choix, EnjoyPhoenix se défendait sous sa vidéo en compagnie de Brune Poirson : « Si j’ai fait cette vidéo, c’est uniquement à titre INFORMATIF pour parler de la PLANÈTE, pas de politique. Et sûrement pas pour faire de la propagande, comme j’ai pu le voir dans certains commentaires. À quel moment j’affiche clairement une position politique ? AUCUN ! » Cette revendication d’un positionnement neutre, objectif et purement informatif est fréquente. On la retrouve dans la bouche de McFly et Carlito. La prétention à la neutralité n’a pourtant pas une valeur performative – tout au plus renseigne-t-elle sur l’inquiétude de ces entrepreneurs du numérique à l’idée d’être étiquetés politiquement. À ce titre, la participation à diverses initiatives mesurées en faveur de l’environnement telles que l’Affaire du Siècle leur permet de se positionner en acteurs conscients des maux du siècle, tout en dépolitisant la question fondamentale de l’écologie.

Aux frontières du communicationnel et du commercial

Les contraintes et opportunités définissant l’exercice du pouvoir ont assurément poussé les communicants de l’Élysée à expérimenter sur les réseaux sociaux. Leur objectif est de trouver des relais à l’action gouvernementale, et également de combler le retard  dont souffrait la candidature d’Emmanuel Macron dans l’électorat jeune en 2017 en vue de la prochaine échéance présidentielle. Beaucoup a été dit sur l’incorporation de méthodes et de concepts issus du monde de l’entreprise. La start-up nation promue par le président de la République trouve des applications concrètes dans cette rationalisation des techniques de travail sur l’opinion publique. Plutôt que de former des responsables politiques à l’emploi des nouveaux réseaux sociaux avec des résultats aléatoires et une portée limitée, le recours aux influenceurs bénéficiant déjà d’une importante notoriété permet de diminuer les coûts en démultipliant l’impact des opérations.

Rappelons que le vernis environnemental ou caritatif des youtubeurs formant les rouages de la communication élyséenne n’en fait pas pour autant des philanthropes. Il s’agit d’un partenariat gagnant-gagnant. Dans cette « République des consommateurs », les influenceurs vidéastes se démarquent plutôt par leur génie entrepreneurial, rentabilisant l’exposition médiatique qu’ils génèrent.  L’exemple le plus évident est peut être celui de Tibo InShape. Le youtubeur sportif a loué son image pour faire la promotion de diverses institutions – pompiers, police, gendarmerie, administration pénitentiaire… Plus récemment, c’est le Service national universel qui bénéficie de sa promotion, pour un montant estimé à 20 000 euros selon Slate.

Les vidéos avec des membres du gouvernement ne relèvent pas de tels accords commerciaux. Elles ne sont pas désintéressées pour autant. Leur importante diffusion par des canaux officiels comme privés garantit en retour une augmentation des rétributions permises par le sponsoring et les publicités. McFly et Carlito ont ainsi réalisé début février une vidéo critiquée pour son manque d’éthique, promouvant une carte bancaire destinée aux 13-17 ans émise par une banque en ligne. De telles publicités bénéficieront mécaniquement de la visibilité supplémentaire offerte par l’Élysée grâce aux algorithmes de partage. Au risque d’une compromission toujours plus profonde entre intérêts publics et privés.

Où sont passés les médias traditionnels ?

François Ruffin considérait dans une vidéo de réponse au « défi » lancé par Emmanuel Macron que le concours d’anecdotes prévu à l’Élysée aurait pu être un moyen de mettre en difficulté le président sur le ton de l’humour. Cette possibilité évoquée par le député de la Somme semble effectivement peu probable, au regard des conséquences des mutations observées ici. La relation gagnant-gagnant entre gouvernants et stars des réseaux sociaux conduit à interroger la place des médias façonnant jusqu’alors une opinion publique.

D’une part, le rôle croissant des influenceurs, et particulièrement de jeunes vidéastes, témoigne de leur professionnalisation croissante. Les productions artisanales des années 2000 ont laissé place à des contenus conservant une apparence similaire, mais bien plus travaillés et soignés. La concurrence féroce régnant sur les réseaux pour s’accaparer des parts de marché comme la démocratisation de matériels et de techniques vidéos ont profondément transformé l’offre disponible sur les principales plateformes. Ces changements ont conduit à un élargissement des attributions des influenceurs. Ceux-ci se sentent légitimes pour intervenir sur des sujets sortant de leur domaine d’expertise – sport, humour, langue ou faits divers. Ce phénomène conduit à une disparition progressive des frontières entre influenceurs et militants. Avec des effets ambivalents, allant d’un engagement collectif dans des causes contestataires débouchant sur des mouvements sociaux (On vaut mieux que ça, en 2016), à un rôle peu engageant de lanceur d’alertes (L’Affaire du siècle, en 2018), en passant par la mise en scène de l’action gouvernementale évoquée plus haut.

D’autre part, et de manière frappante, la période contemporaine est marquée par un affaiblissement du rôle des médias traditionnels. Les enquêtes d’opinion rappellent régulièrement l’important discrédit dont souffrent la télévision comme la presse écrite – la radio conservant une côte de confiance et une popularité légèrement supérieures. Surtout, le fossé générationnel s’accroît, les jeunes générations recourant de moins en moins à ces médias. Ces évolutions sont liées à celles du champ médiatique. L’homogénéité des contenus proposés dans les principaux médias renforce en retour la défiance et donc l’intérêt pour des sources alternatives. La montée en puissance d’acteurs tels que Cyril Hanouna passés du divertissement potache à l’invitation de personnalités politiques de premier plan illustre l’échec des autres émissions sensées se spécialiser dans le débat public.

L’intervention d’Emmanuel Macron dans le média en ligne Brut en décembre 2020 pour répondre aux polémiques suscitées par les images de violences policières légitime l’existence de nouveaux formats 1. Ceux-ci ne sont cependant pas nécessairement marqués par un regard critique sur l’actualité. La popularité des vidéos de la chaîne HugoDécrypte proposant des résumés synthétiques de l’actualité participe plus d’une simplification des contenus que d’un réel décryptage des événements du moment. Ici encore apparaît un certain légitimisme vis-à-vis des regards dominants – et donc de la vision du monde de la classe dominante. Faute de moyens pour réaliser des enquêtes poussées, faute de réseau de sources et de culture journalistique critique, nombre de personnalités des réseaux se contentent de servir de relais synthétisant et commentant l’information produite ailleurs.

Il serait donc présomptueux d’annoncer la disparition des médias traditionnels au profit de nouveaux acteurs issus des réseaux sociaux. Mais les rapports de force évoluent incontestablement dans le champ de l’information. Et cette évolution ne va pas nécessairement dans le sens d’une plus grande indépendance, ni de l’élaboration d’une pensée critique largement partagée. Les conséquences électorales et culturelles des nouvelles pratiques de l’information continueront d’être l’objet d’une attention particulière du personnel politique. Contribueront-elles à diffuser une offre électorale calibrée en fonction des générations et des supports ?

Loin des caricatures présentant une jeunesse passive et résignée ou naturellement révoltée, l’étude du rôle des influenceurs met en lumière une surenchère gouvernementale conduisant à une simplification à outrance des enjeux. Les formats, les publics et les messages sont certes extrêmement variés d’une plateforme à l’autre. Il s’agit cependant d’une nouvelle phase communicationnelle renforçant la personnalisation à outrance du politique. Cette tendance est due à la conjonction de nouvelles pratiques numériques affaiblissant l’architecture politico-médiatique traditionnelle, et du style jupitérien propre à un président accentuant le présidentialisme propre à la Cinquième République.

[1] Brut est financé dans un premier temps par des investissements personnels (notamment du producteur Luc Besson), des levées de fond (par exemple auprès de l’homme d’affaire Xavier Niel), ainsi que par la réalisation de publicités et de spots (pour diverses entreprises commerciales comme pour le gouvernement français).

TikTok + élections américaines = WTF (?)

Les influenceurs occupent désormais une place prépondérante dans la communication politique. Devenus incontournables avec l’émergence des nouveaux réseaux socionumériques, ces acteurs issus du marketing digital opèrent en prescripteur relatif pour toucher des groupes particulièrement larges, notamment chez les jeunes. TikTok, Snapchat, Instagram, autant de nouveaux espaces dont les usages bousculent les codes de la communication classique – et la stratégie à élaborer par les candidats. Ce nouveau phénomène ouvre-t-il un espace vers une démocratisation des prises de paroles et des forces de soutien ? Ou bien marque-t-il un pas supplémentaire vers la marchandisation, favorisée par les plateformes, des nouvelles voies d’influence du politique ? Le risque est grand de laisser cet espace aux seuls tenants de l’establishment. L’organisation d’une communication par le bas, par les militants qui s’approprient et maîtrisent les codes des réseaux, semble donc nécessaire pour concilier le militantisme avec ces nouvelles techniques de marketing politique. Par Marion Beauvalet. 


Les influenceurs constituent le point nodal entre la démocratisation des réseaux et l’incursion du capitalisme sur les plateformes : si les plateformes démocratisent les prises de parole, il n’est pas possible d’occulter le fait qu’elles sont elles-mêmes le produit du capitalisme et en perpétuent des règles et des principes.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Les influenceurs sont à différencier des prescripteurs absolus, comme peuvent l’être les médecins. Prescripteurs relatifs dans le sens où leurs propos et prises de positions n’engagent pas nécessairement les choix de ceux qui les suivent, les influenceurs ne formulent pas d’injonctions. Ce qui n’élimine pas pour autant une forme de conditionnement, notamment lié à la répétition de certains messages. L’incursion des influenceurs dans le champ politique modifie en outre la nature de leur statut, puisqu’ils ne s’adressent plus seulement aux personnes qui les suivent en qualité de consommateurs, mais de citoyens. Il convient ainsi de comprendre comment intégrer un réseau social à une stratégie politique définie en amont (I). Ce sont ensuite les différentes catégories d’influenceurs qu’il convient de distinguer : communique-t-on de la même manière sur TikTok selon qu’on soit pro-Sanders ou pro-Trump (II) ? Enfin de quoi la communication de ces influenceurs politique est-elle faite (III) ?

Le recours aux réseaux sociaux et par ce biais, à l’intégration des influenceurs dans une stratégie de campagne, ne constitue pas une rupture au sein des stratégies de communication politique. Pour Guilhem Fouetillou (cofondateur et directeur stratégie et innovation de Linkfluence, startup qui propose des solutions de monitoring pour analyser les données issues des réseaux sociaux), ces nouveaux espaces témoignent d’une amplification de phénomènes pré-existants qui tendent à gagner en intensité. Dans un récent reportage sur France 24, il distingue notamment trois niveaux d’utilisation des réseaux sociaux en politique : l’utilisation directe, la publicité, et la synchronisation des partisans. Dans cet article, nous nous limiterons au troisième versant, en montrant comment une telle finalité peut être remplie par le recours à ces nouveaux acteurs et actrices de la communication politique.

Réseaux sociaux et stratégie politique : à chaque élection son réseau de prédilection

Qui utilise quoi aujourd’hui ?

Chaque nouvelle élection, peu importe son échelon, voit s’agréger autour d’elle un certain nombre de médias, de journaux, de sites ou de réseaux sociaux. Le premier espace qui vient à l’esprit, quand on aborde le thème croisé de la politique et des réseaux sociaux, est Twitter. En juin 2020, Twitter comptait plus de 186 millions d’utilisateurs dans le monde, dont 67 millions aux États-Unis. Avec des formats courts de messages (140 caractères jusqu’en novembre 2017 puis 280), Twitter permet de partager publiquement des éléments de langage et les phrases marquantes d’un passage média. Il joue un rôle de relai de la presse politique et offre un espace de discussion, plus ou moins apaisé, sur l’actualité.

Les utilisateurs sur twitter sont plus jeunes, mieux diplômé que l'américain moyenCependant, qui utilise Twitter ? Nombre de twitternautes se contentent de scroller ou de retweeter sans créer eux-mêmes du contenu. Une enquête de 2019 du Pew Research Center indique que l’utilisateur américain moyen sur Twitter poste en moyenne une fois par mois, contre 138 tweets par mois pour les 10% les plus actifs sur la plateforme. Une enquête plus récente menée entre novembre 2019 et septembre 2020 montre que 92% du volume de tweets sont produits par seulement 10% des utilisateurs. Parmi ces 10%, on retrouve majoritairement des comptes identifiés démocrates ou sympathisants (69%). La même enquête révèle que le twitternaute moyen est plus jeune, mieux diplômé et a de plus haut revenus que le citoyen américain moyen.

Néanmoins, bien que Twitter soit désormais un espace investi par les jeunes, les générations dites Z et milliennials se tournent de plus en plus vers d’autres réseaux : Twitch, TikTok et Instagram. Selon une étude du morning consult, TikTok est en particulier préféré à Twitter chez les 13-16 et cheville ce même réseau auprès des 17-21. En effet, TikTok est un lieu de création plus facile à appréhender (pour le moment) pour des personnes qui ont toujours grandi avec un accès à Internet et un smartphone dans la main. Ces générations (la génération Z, les personnes nées en 1996 et après) disposent d’un rapport fluide aux nouvelles technologiques, ce qui était moins le cas pour les générations antérieures.

Quelles spécificités ces nouveaux réseaux ont-ils par rapport à Twitter ? TikTok ou Instagram répondent à des codes propres, qui viennent tant des particularités des différentes plateformes que des groupes sociaux auxquels ces espaces s’adressent. Ainsi, à chaque plateforme répond un usage, lié à un groupe social plus ou moins homogène. Laissant une équation cruelle à résoudre : comment les personnalités publiques peuvent-elles se les approprier, sans encourir le risque de bad buzz ? Il est en effet difficile d’objectiver la qualité d’une vidéo à moins d’interroger les cibles premières, les usagers et usagères presque archétypiques de ces réseaux. Très concrètement : un trentenaire sera très probablement gêné par les contenus politiques diffusés sur TikTok, cela signifie-t-il pour autant que le contenu est raté ? Pas nécessairement puisque ce n’est pas à lui que s’adresse en premier lieu ce contenu inédit.

Mais surtout, parce qu’ils reposent sur une forte personnalisation, ces espaces favorisent l’émergence d’influenceurs, avec leurs techniques de profilage associées. 72% des américains issus de la génération Z et millénials disent suivre un ou plusieurs influenceurs, contre 57% des personnes de la tranche d’âge 32-38 (selon le rapport du Morning consult).

Ainsi, en cartographiant les influenceurs et TikTokers américains, il est possible de saisir les stratégies et choix de communication faits à l’heure des élections présidentielles. Qui sont les créateurs des contenus les plus en vue ? Quelles sont les nuances et modulations au sein d’un même camp selon l’âge ou l’origine géographique des personnes qui produisent des vidéos ? Comment adapte-t-on l’usage même du réseau social selon l’électorat ciblé ? Une vidéo TikTok politique est-elle la même si on parle à un démocrate new-yorkais ou à un démocrate du Mississippi (spoiler : non). Quelles différences dans la communication peut-on noter de part et d’autre de l’échiquier politique ? Il serait intéressant de mettre en perspective ces stratégies et usages avec des contenus tirés de Twitter et Instagram, des mêmes utilisateurs ou des mêmes structures politiques.

Qu’est-ce qu’un influenceur ? Qu’est-ce qu’un micro-influenceur ?

Il va de soi que l’idée d’influencer des individus pour prescrire des comportements n’est pas un phénomène nouveau. C’est ce qu’Edward Bernays (Propaganda, 1928) a théorisé et pratiqué dès les années 1920. Pour inciter des consommateur à acheter du bacon, il a choisi de se rapprocher de médecins qui mettaient en avant l’intérêt du bacon sur la santé plutôt que de faire une simple publicité invitant à acheter ce produit. Le fait de se servir d’individus qui mettent leur image au service d’un produit ou d’une idée est consubstantiel à l’existence de la publicité et de la communication. Qu’apportent de nouveau nos influenceurs contemporains ?

Les influenceurs évoqués dans cet article ne sont pas les blogueurs des années 2000. Le poids des influenceurs contemporains va de pair avec une démocratisation de l’accès à Internet, à une massification des usages, et à son intégration dans le marketing d’influence. Les influenceurs se sont imposés comme acteurs en soi, coexistant avec les stars et célébrités dans le monde de la publicité. Le sentiment de promiscuité et d’identification qu’ils dégagent via les plateformes n’a pas la même intensité qu’une personne connue dans une publicité.

Il s’agit tout d’abord d’une question de statut et de nombre d’abonnés. Contrairement à ce qu’on pourrait penser, les micro-influenceurs ne sont pas moins convoités que leurs homologues « macro ». On considère qu’un micro-influenceur est quelqu’un qui dispose de 10 000 à 100 000 abonnés. Contrairement à la portée des influenceurs classiques, plus exigeants en termes de partenariats, de rémunération et d’audience, le nombre d’interactions que peut susciter un micro-influenceur le rendrait plus « rentable » pour les institutions qui voudraient se payer ses services. Les études en marketing sont cependant unanimes : la micro-influence permet de mieux atteindre l’audience visée. En effet, les utilisateurs des plateformes de réseaux sociaux se sentent aujourd’hui plus touchés par des personnes qui leur ressemblent.

Un micro-influenceur à la communauté plus restreinte se fait ainsi plus accessible, plus authentique et suscite davantage d’engagement qu’une personne dont toutes les photos sembleraient tirées d’un album photo de vacances dans les Bermudes. C’est ce que montrent des études de marketing : « les utilisateurs d’Instagram ayant moins de 1 000 followers ont généré des likes 8% du temps. Ceux qui ont entre 1 000 et 10 000 abonnés ont un taux de likes de 4%. Pour les utilisateurs qui ont entre 1 million et 10 millions d’abonnés, ce  taux est de 1,7% » (rapport de Markerly, agence d’influence en marketing).

Le recours à des micro-influenceurs, s’il ne constitue pas une alternative au fait d’obtenir le soutien d’un influenceur suivi par des millions d’abonnés, ne peut donc pas être écarté d’une stratégie de campagne. Cette forte personnalisation permise par la micro-influence est accrue par l’effet de bulle créé par les réseaux sociaux. Même en disposant de plusieurs milliers d’abonnés, il est fort probable que ceux-ci soient des personnes en accord avec ce qu’on poste ou tout du moins sensibilisées et manifestant un intérêt pour ce dont on parle, ce qu’on montre. Pour un même sujet, il est également probable que les cercles d’abonnés se recoupent, voire soient en grande partie similaire.

Autant de types d’influenceurs qu’il y a d’électeurs

Le renouveau des formes d’influence : la libération d’une parole politique ?

Aux États-Unis, la rupture remonte à l’élection de Donald Trump. Nombre de personnalités publiques s’étaient élevées pour déplorer son élection, en essayant de sensibiliser sur les dangers qu’elle représentait. Il s’agit d’un sujet sur lequel s’exprimaient traditionnellement les chanteurs et les acteurs, mais les influenceurs qui sont suivis au quotidien – parfois par des dizaines voire des centaines ou millions de personnes – ont désormais davantage de voix que les personnalités publiques de « l’ancien monde ».

La mobilisation au printemps 2020 autour du hashtag Black Lives Matter donne un bon exemple de ces nouvelles formes de prise de parole et de politisation par les réseaux. Entre le 26 mai et le 7 juin 2020, le hashtag a été utilisé plus de 47,8 millions de fois, devenant le deuxième plus relayé sur Twitter. Dans la période allant de novembre 2019 à septembre 2020, 3% des utilisateurs américains ayant un compte public ont publié avec ce hashtag selon l’enquête du Pew Researcher Center. Mais c’est sur Instagram que l’engouement autour de ce sujet a été le plus inattendu : The NAACP (National Association for the Advancement of Colored People) a vu son nombre de followers augmenter de plus 1 million en l’espace de quelques mois et Black Lives Matter Los Angeles est passé de 40 000 followers sur Instagram à 150 000 en quelques semaines. Une activiste du compte Justiceforgeorgefloyd soutient ainsi dans un article de Recode « Ce mouvement a permis de toucher une audience plus large qu’elle ne le faisait sur Twitter. En pleine campagne présidentielle, nous devons aller là où sont les gens, et ils sont sur Instagram ».

Pour les influenceurs, prendre position avec le hashtag #Black Lives Matter pouvait néanmoins poser un certains nombres de questions. Par les effets de bulles de filtre ainsi qu’en raison d’une forte présence démocrate sur les réseaux, le sujet jouissait d’une hégémonie relative (tous les Américains ne soutenaient pas le mouvement mais les personnes les plus visibles sur les réseaux oui). C’est le reproche que certaines personnes adressent parfois à ces dynamiques : quand un sujet devient justement tendance, il perd en radicalité, et peine à transformer les marques de soutien en mobilisation réelle de la part des followers (un phénomène qui a pris le nom de slacktivisme, par opposition à l’activisme réel). Nombre de personnes demandent par exemple aux militants ou aux personnes qui veulent afficher leur soutien au mouvement Black Lives Matter de le faire sans toucher au hashtag du même nom, puisque cela obstrue et rend moins visible les publications des personnes qui font part de leur expérience. Notons ici que cette cause parvient à toucher au-delà des cercles militants ; avec une ampleur telle que la norme sur les plateformes est de soutenir la lutte antiraciste. Précisons néanmoins qu’il peut être plus risqué pour un individu de soutenir une personne et non une cause. Si cela constitue une impasse pour certaines personnalités publiques qui peinent à agréger des soutiens variés, Bernie Sanders a réussi à fédérer au point qu’une célébrité de réseau, en rendant public son soutien, ne mettait pas sa base ni sa popularité en danger.

Les réseaux sociaux sont aujourd’hui des lieux incontournables pour les militants. Le blog Digimind qui agrège des données concernant les réseaux sociaux rapporte que « Twitter a dépassé mercredi 3 juin 2020 son record d’installations de l’application avec 677 000 téléchargements dans le monde. Le chiffre des téléchargements aux États-Unis (140 000)  est le deuxième record du nombre d’installations quotidiennes depuis la naissance de Twitter. Ces records sont dus aux nombreux tweets sur la pandémie de coronavirus et relatifs aux protestations liées à la mort de George Floyd aux USA ». Les moments où la population prend position sont des moments où les personnes se tournent de plus en plus naturellement vers les réseaux sociaux, tant pour communiquer que suivre ce qui se dit. Ces pics de politisation vont de pair avec un rapport plus intense aux réseaux sociaux, faisant d’eux des espaces incontournables et alternatifs aux canaux traditionnels plus fermés et moins immédiats : chaînes d’information, blogs…

Ces plateformes constituent des lieux d’expression d’une urgence politique, particulièrement vive depuis l’arrivée de Donald Trump au pouvoir. Il s’agit finalement de lieux pour prendre la parole et en ce sens, refuser l’ordre établi.

Payer des influenceurs ou valoriser des initiatives spontanées ? Entre communication et marketisation de la politique

Il convient au préalable de préciser que si les influenceurs incarnent un poste de dépense relativement inédit, celui-ci s’inscrit plus largement dans une stratégie numérique d’ampleur, dans laquelle chaque candidat dépense facilement plusieurs millions de dollars. Ils ne représentent en ce sens qu’une extension du domaine du marketing politique, un nouvel espace à occuper et dans lequel investir. Cependant, tous les influenceurs ne monétiseront pas leur soutien, celui-ci, une fois affiché publiquement, risquant de leur faire perdre en popularité.

Dès lors, l’enjeu est de taille pour les acteurs politiques : il faut soit créer des influenceurs, – valoriser des personnes ou espérer que des militants s’approprient un réseau social et ses codes pour qu’en découle un contenu inédit –, soit engager des personnes disposant d’une audience conséquente et d’une influence, – des prescripteurs d’opinion et de comportement 2.0 –, pour qu’ils rendent public leur soutien à une personnalité, à un mouvement.

« En revanche, M. Trump n’est apprécié que de 33 % des 18 à 34 ans, selon le sondage The Wall Street Journal/NBC, et les candidats démocrates ont accordé une attention particulière aux jeunes électeurs cette fois-ci, soutenant des propositions comme l’annulation de la dette des étudiants. Mais la génération d’électeurs qui croît le plus rapidement n’est pas celle des millennials, mais celle des séniors. Selon le Pew Research Center, les électeurs de plus de 65 ans devraient représenter près d’un quart de l’électorat en 2020, soit la proportion la plus élevée depuis 1970 » explique Michelle Hackman dans un article sur le vote des seniors et Donald Trump publié dans l’Opinion.

Aussi, toucher les plus jeunes permet d’activer un vote, de sécuriser un vote ou encore de sensibiliser des personnes qui seront les actifs de demain et les seniors d’après-demain.

Novatrices, incomprises ou dérisoires pour le moment, ces nouvelles plateformes constituent néanmoins des espaces qui vont se normaliser voire occuper une place centrale dans les scrutins à venir. À l’état d’ébauche, de tâtonnement pour l’heure, il incombe à celles et ceux qui s’emparent de ces réseaux d’en définir les règles puis d’en adapter les codes à des types de discours politiques, à des programmes, et à des cibles.

Dans un article du 13 février 2020, Taylor Lorenz explique que Bloomberg avait par exemple fait appel a Meme 2020, une boîte qui rassemble les personnes détenant des comptes influents. Voici la liste des comptes associés à Meme 2020 : @MyTherapistSays (5,6 millions d’abonnés), @WhitePeopleHumor (2,6 millions d’abonnés), @KaleSalad (4 millions d’abonnés), @Sonny5ideUp (1,4 million d’abonnés)…

« Si Michael Bloomberg, 77 ans, a cité la semaine dernière sur Instagram 50 Cent dans le légendaire tube How We Do, ce n’est pas par passion soudaine pour le rap. L’ancien maire de New York, qui pèse plus de 60 milliards de dollars selon Forbes, a accéléré sa campagne de publicité en ligne, à quelques semaines des élections du Super Tuesday (3 mars). En plus des 340 millions de dollars dépensés en trois mois, le candidat démocrate s’est rapproché de Meme 2020, une société créée par des influenceurs sur Instagram » détaillait Thomas Liabot dans un article publié dans le JDD.

L’audience derrière eux est forte de 60 millions de personnes comme l’indique Taylor Lorenz. Au mois de février, un article paru dans The Daily Beast indiquait par ailleurs que Bloomberg offrait 150 dollars à des internautes pour produire un contenu inédit à son propos. S’offrir les services de personnes influentes, comme le ferait une marque semble s’intégrer pleinement dans les budgets de campagne de certains candidats. Ce choix marque un peu plus l’écart entre les candidats de l’establishment, celles et ceux qui peuvent se permettre de dépenser des sommes conséquentes dans des postes annexes et non-nécessaires à une campagne, et les autres candidats, les outsiders qui ne peuvent pas engager des influenceurs à mettre leur image en jeu pour leur compte, et qui doivent centrer leurs dépenses de campagne sur des frais plus nécessaires.

“Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.”

« Nous devons toucher tous les aspects de la vie des gens afin d’être omniprésents pour atteindre notre but, déclare Ben Wessel, directeur exécutif de NextGen America. Nous croyons depuis longtemps que l’humour et l’influence sont les moyens pour toucher cette population [plus jeune]. » peut-on lire dans un article rédigé par Emily Glazer dans L’Opinion. La journaliste indique également que « l’équipe de campagne de M. Sanders a travaillé ponctuellement avec des influenceurs qui l’avaient contactée pour diffuser son message auprès de leurs followers sur des plateformes comme YouTube et Twitch, qui appartient à Amazon. Son équipe avait déjà travaillé avec des influenceurs des médias sociaux lors des élections de 2016 ». Le ciblage et la mobilisation des influenceurs et micro-influenceurs constitue un véritable business, un espace d’enchères et de mise en jeu de sommes conséquentes ; il s’agit de quelque chose de plus en plus mobilisé et d’un espace finalement nécessaire à investir.

Laisser une plateforme, un réseau, à son adversaire, reviendrait à ne pas couvrir un espace géographique, or dans la conquête du pouvoir, il faut être présent partout. Cela ne coûte pas forcément cher, mais il demeure risqué de laisser aux autres un espace en friche. D’autant que, si beaucoup de personnes sur ces réseaux ne sont pas en âge de voter, ils constituent l’électorat de demain.

Un marché mais pas uniquement…

Si certains doivent payer pour cela, d’autres candidats savent s’attirer l’intérêt, la force de travail, et la créativité de certains influenceurs ou de communautés. Cela avait été le cas en France avec Jean-Luc Mélenchon et les utilisateurs de Discord en 2016. Aux États-Unis, certains influenceurs ou célébrités avaient spontanément annoncé leur soutien à la campagne de Bernie Sanders. Bien sûr, le fait d’avoir des contenus inédits par des personnes qui soutiennent et souhaitent mettre en valeur un candidat n’entre bien évidemment pas en contradition avec le fait de payer pour des contenus sollicités à côte.

Les deux exemples cités plus haut éclairent le fait que si l’influence constitue un marché important, les internautes les plus créatifs et les plus jeunes sont enclins à afficher et à créer pour des candidats en rupture avec l’ordre établi, de gauche notamment. L’hypothèse est celle de la concordance de ces programmes avec les préoccupations des plus jeunes électeurs (pour rappel en 2017, 27% des 18-24 ans avaient soutenu Jean-Luc Mélenchon, de même pendant les primaires d’investiture, les 18-29 ans avaient plébiscité Bernie Sanders).

On a là un cercle vertueux et une forme d’adéquation qui se dessine : pour communiquer sur internet, quoi de mieux qu’une personne rompue aux codes des réseaux, à leurs nuances, et qui appartient directement au groupe auquel il veut parler ? Les communicants et experts de la communication n’ont qu’à bien se tenir.

Que disent concrètement les influenceurs ?

Cette matrice permet  de saisir le  positionnement politique approximatif et le poids sur les réseaux sociaux d’un certain nombre d’influenceurs. Pour les stars, il est difficile d’objectiver un nombre d’abonnés, leur influence étant finalement antérieure et indépendante de leur existence sur les réseaux sociaux. Leurs prises de position sont parfois publicisées dans des contenus en ligne (cela avait été le cas avec Les Strokes ou Emily Ratajkowski, qui avaient affiché leur soutien à Bernie Sanders), mais peuvent aussi l’être dans la presse ou juste être connus et inscrits dans les esprits. L’appartenance à la scientologie de Tom Cruise est à titre d’exemple connue de nombre de personnes qui ne sont pas forcément présentes sur les réseaux sociaux.

https://www.instagram.com/p/B7HKToihoS9/

TikTok, Instagram, à quelle plateforme se vouer, avec quelle personne communiquer ?

TikTok permet pour l’heure des contenus politiques innovants, originaux, et qui sont surtout le fait de militants pour les contenus les plus viraux. Alexandria Ocasio-Cortez reste une adepte des stories Instagram quand Donald Trump utilise abondamment Twitter. Les contenus les plus intéressants sont ceux des militants. Se promener sur les hashtags #Bernie2020 ou encore #Trump2020 sur TikTok permet d’appréhender la créativité des utilisateurs. Une chose est au préalable à noter : ces hashtags sont également des espaces de lutte. #Trump2020, est en ce sens totalement approprié par des utilisateurs de gauche ; ils produisent des contenus se moquant de Donald Trump et font passer leurs vidéos sur les canaux des militants républicains.

https://www.tiktok.com/@girlwithamicrophone_/video/6871415092378963205?_d=secCgsIARCbDRgBIAMoARI%2BCjwfUWHGsATWGVxS7FDM3UvJCcyVi67Kihyui3mdngbgzUwiyJn6bANy4Epo1AO%2F3KoAOybmn5QKKNbuE4oaAA%3D%3D&language=fr&preview_pb=0&sec_user_id=MS4wLjABAAAAo1PwJNGjidTKZe7M1sH4b0O_0RoRAkh_hJnAT33SndJfujalnFH8Mbic2VZLjl5v&share_app_name=musically&share_item_id=6871415092378963205&share_link_id=11798ba3-413e-4ded-9b76-84965b34e905×tamp=1602532608&u_code=dbibee68j45kma&user_id=6811166175419876357&utm_campaign=client_share&utm_medium=android&utm_source=copy&source=h5_m

C’est par exemple le cas de cette vidéo, aimée 4,8 millions de fois au 13 octobre 2020. Il s’agit de la vidéo qui a obtenu le meilleur score sur le hashtag de soutien au président sortant. Son contenu est pourtant critique (« fuck Donald Trump »). Du côté des réels soutiens, Bernies Sanders avait partagé la vidéo de just_a_weird_lemon (34 900 abonnés au 13 octobre 2020). La vidéo reprend les codes du réseau : un travail de montage, une musique, des textes pour quelque chose à même de facilement devenir viral.

Les profils assument pour beaucoup être des profils militants, c’est par exemple le cas de @kristensoulina, jeune militante politique qui met en scène son militantisme ; le poids de la dette étudiante, pourquoi préférer Bernie Sanders : elle aborde avec de courtes vidéos beaucoup de ces sujets. Une stratégie beaucoup plus efficace pour toucher ses pairs que de longues publications Facebook. Comment ?

Le fait de s’approprier les codes de l’application et de créer des contenus qui deviennent viraux (c’est-à-dire faire en sorte que sa vidéo s’inscrive dans une tendance) permet de légèrement dépasser les effets de bulle, particulièrement difficiles sinon impossibles à dépasser avec la plupart des réseaux sociaux. En effet, sur TikTok, contrairement aux autres plateformes, on peut non seulement suivre des personnes mais le fil de publications est avant tout constitué de publications semblables à celles qu’on regarde. On peut ainsi suivre des profils de militants politiques, mais si on surfe sur des hashtags avec des vidéos de cuisine, notre feed sera composé de contenus militants et de vidéos de cuisine.

Instagram est davantage saturé que ne l’est TikTok, qui pour le moment permet encore à de nouvelles personnes de s’imposer et d’accéder à la notoriété. Les personnes qui ont acquis une popularité avec leur compte Instagram ont souvent pu le faire lorsque le réseau était embryonnaire. C’est par exemple le cas de Chiara Ferragni qui s’était approprié le réseau très tôt pour devenir la blogueuse la plus influente, selon Forbes. Instagram est aujourd’hui beaucoup plus standardisé et bloqué que les plateformes plus récentes, de même que la communication politique est désormais extrêmement codifiée et sera plus difficilement un espace d’innovation.

https://www.instagram.com/p/B4cbuEHAVrV/

De plus, si l’âge des utilisateurs d’une plateforme augmente avec le temps, cela implique également une forme de limitation et d’adaptation des contenus. On imagine difficilement certaines tendances sur TikTok toucher des trentenaires ou même des jeunes actifs. Aussi, une plateforme peut être un moyen de toucher des niches et des segments particuliers, en adaptant la manière dont on communique et les contenus qu’on publie pour intéresser les gens. En 2019, Hootsuite affichait les données suivantes concernant l’âge et le genre des utilisateurs de la plateforme : 43% des femmes détiennent un compte Instagram aux Etats-Unis, contre un tiers des hommes.

Par ailleurs, la tranche d’âge la plus importante est celle des 25-34 ans, puis des utilisateurs plus jeunes. Regardez ce que publient ces tranches d’âge et vous pourrez deviner (avec des modulations géographiques) à quoi peut ressembler une publication d’un influenceur à laquelle on peut s’identifier à des âges comparables. Par exemple, lorsqu’elle veut inciter à aller voter, la micro-influenceuse Kaelin Armstrong Dunn dont on voit une publication ci-dessus intègre une photo à son feed : il s’agit d’une photo chez elle, avec un de ses cinq enfants. Une photographie simple, qui ressemble à un selfie de mère de famille avec son bébé. L’identification est facile et elle s’intègre à des publications sur la vie d’une mère de famille.

Si la palette de réseaux sociaux accessible aux candidats s’accroît perpétuellement, les choix de communication qui sont faits sont cruciaux : ce n’est pas parce qu’une nouvelle plateforme existe qu’il faut s’en emparer et dupliquer des contenus qui pourraient exister ailleurs. Cela implique également de faire des choix concernant les stratégies d’influence : Payer des influenceurs ? Ne pas payer ? Faire émerger des soutiens en les valorisant ? L’une des pistes les plus sûres est celle de l’autonomie de micro-influenceurs, sur TikTok notamment. Disposant d’une base et correspondant parfaitement au profil-type de l’utilisateur, ils produisent des contenus à destination de leurs pairs sans risquer de perdre en popularité.

 

Coronavirus et « fake news » : la faute de l’industrie pharmaceutique ?

Fake News

Depuis plusieurs jours maintenant, le volume de posts sur les réseaux sociaux augmente. Coronavirus, Covid-19 (et toutes ses variantes d’écriture) ou encore les hashtags liés au confinement pour ne citer qu’eux ne quittent plus les tendances. Ce désir de partager des éléments de vie ou de s’informer touche beaucoup de gens à l’heure des réseaux sociaux. Avec ce maintien d’un lien social re-configuré vient également la propagation de rumeurs. Comment expliquer leur prolifération ?


À chaque jour, sa fausse information plus ou moins virale. Combien de posts avec des messages émanant de sources secrètes de ministères n’a-t-on pas vu défiler ? Sans relativiser les mesures prises, la viralité des contenus où on voyait des véhicules militaires passer dans les rues a également accaparé l’attention des personnes en télétravail et plus largement de celles et ceux confinés dans leur domicile. En quelques heures, WhatsApp a ainsi pris la place des jadis très à la mode chaînes de mail ou chaînes SMS. Entre les fausses informations et la place des réseaux sociaux pour s’informer concernant l’épidémie, un tour d’horizon du statut de ces derniers semble nécessaire.

L’agence officielle Maghreb Presse a même fait le choix de poursuivre celles et ceux qui partageraient de fausses informations sur les réseaux sociaux en conséquence de la diffusion d’informations concernant la propagation du Coronavirus au Maroc.

En France, des articles qui tendent à recenser les sources « fiables » ont fleuri. France Inter rappelle ainsi dans un article que le site du gouvernement, celui de l’OMS, de Santé publique ou encore les numéros verts constituent des sources fiables. Des sources qu’on oublierait presque à l’heure des chaînes d’information en continu, des flux en continu de publications et d’une défiance forte vis-à-vis des canaux classiques. Ces sites relégitiment les informations officielles qui tendent à être noyées sous le flot d’informations.

Souvent liées à la sphère politique, les fausses informations touchent également le domaine de la médecine. Ce secteur qu’on pourrait penser épargné puisqu’il est le domaine de spécialistes n’échappe cependant pas aux théories étonnantes, à l’inflation de publications où chacun s’improvise expert et estime que sa voix doit être entendue. Comment expliquer cela ?

Des sources d’information multiples : qui produit le discours ?

Sur Telegram, les chaînes d’information – avec une information descendante – et les conversations plus classiques concernant le Coronavirus ont fleuri. Certaines publient plusieurs dizaines de messages par jour. Encore une fois, il est difficile de tracer et de sourcer les informations qui y figurent. Cependant, certaines comptent plusieurs milliers d’abonnés. Si cela est dérisoire à l’échelle de l’ensemble de la population française, cela peut donner naissance à la propagation rapide d’informations sans pour autant savoir qui émet l’information et si elle est fiable.

 

Capture d'écran de telegram

Ces flux extrêmement intenses ne permettent pas le tri et la hiérarchisation, ce qui aboutit par ailleurs à un traitement partiel de la situation et plus largement à une mauvaise information. Celui qui reçoit les notifications se trouve perpétuellement stimulé et n’a pas le temps de prendre du recul. La boucle Coronavirus Info Live regroupe par exemple près de 38 000 personnes au 28 mars 2020 et a pour description : « Infos en direct piochées dans la presse internationale et les réseaux sociaux; parfois confidentiellement rapportées via mes sources ». Avec les partages vers d’autres boucles, certaines informations sont vues plus de 45 000 fois, sans pour autant qu’on sache qui est à l’origine de la boucle et en acceptant de renoncer à sourcer certaines informations au profit de l’accès à des informations supposées « confidentielles ».

A contrario, certains utilisateurs et adeptes de ces boucles consacrent une attention particulière à sourcer leurs informations, les prouver et optent pour des formules plus classiques de revue de presse. Il s’agit certes d’un partage plus lent de l’information, qui implique par exemple de renoncer à communiquer le nombre de personnes infectées en temps réel, mais cela vaut sans doute mieux.

Bruno Bensaid, à l’origine de la boucle Telegram infos Coronavirus COVID-19 indique ainsi qu’il a restreint l’accès à la boucle en voyant que des trolls postaient dessus. Concernant le contrôle des informations, il explique qu’il « contrôle tout ». « Je ne suis pas sur la boucle tout le temps mais je lis tout et c’est moi qui contribue le plus en termes d’articles. Je fais beaucoup de curation et lis et valide 95% des articles que je publie. Pour les 5% restants, c’est que je n’ai pas pu les lire en entier. Ce sont des articles payants auxquels je ne peux accéder. J’essaie de me débrouiller pour sourcer les versions complètes de ces articles quand je peux. Je contribue aussi par des billets d’humeur pour aider mon audience à prendre du recul et se faire une opinion, et interpréter les articles comme il faut, et expliquer pourquoi je les ai choisis ». Il confie être « assez confiant, réaliste et fiable dans la teneur des articles et des chiffres ».

Aussi, s’il n’est pas possible d’être à l’abri des fausses informations, notamment du fait des flux continus d’information, les créateurs de boucles ou de canaux semblent essayer de penser des garde-fous. Sans garantir la véracité des informations, un usager attentif peut séparer les boucles gangrenées par des utilisateurs malveillants des autres.

Ainsi, le désir d’accès à l’information de manière de plus en plus soutenue conduit à accorder sa confiance à des individus ou à des groupes qui n’ont aucune autre légitimité que le nombre de personnes qui les suivent et qui leur confère une forme d’autorité sur un canal d’information spécifique.

Carte des complots, Conspiracy Watch

Le 23 mars, le site Conspiracy Watch a mis en ligne la carte de la théorie des complots sur le coronavirus. Bien que ce site ait donné lieu à plusieurs polémiques, le document participatif produit à propos du coronavirus est extrêmement intéressant. Cette carte alimentée par les internautes se fonde sur plusieurs catégories allant des déclarations officielles aux médias conspirationnistes ou encore aux publications sur les réseaux sociaux. Prenons le temps de nous intéresser à quelques exemples : dans plusieurs pays, le coronavirus est suspecté par des proches des dirigeants – quand il ne s’agit de ces derniers –  d’être une création des États-Unis. C’est par exemple le cas en Chine avec la déclaration de Zhao Lijian ou encore aux Philippines de Vicente « Tito » Sotto III.

La trajectoire de ces théories est intéressante puisqu’elles n’émanent pas nécessairement des réseaux sociaux mais parfois de figures d’autorité qu’elles soient religieuses ou politiques. Ainsi, dans une vidéo notamment diffusée sur le site Egalité et Réconciliation, Thierry Casanovas recommande le jeûne pour « survivre » au coronavirus. Conspiracy Watch rapporte également le cas de Leonard Wilczyński, un prêtre de l’église Saint-Archange-Michaël de Wrocław qui a expliqué que l’épidémie était une punition vitale pour celles et ceux qui vivent dans le pêché (allant des homosexuels aux défenseurs de l’avortement). Aussi, certaines théories lorsqu’elles sont le fait de figures d’autorité (peu importe le canal de diffusion qu’elles emploient) viennent soutenir une vision du monde et se font prescriptrices de pratiques au détriment de tout fondement scientifique.

Capture d'écran, publication de Cat AntonioSi les théories précédemment mentionnées émanent de personnes qui disposent d’une forme d’autorité dans la vie réelle, ce n’est pas le cas des rumeurs produites sur les réseaux sociaux. Encore une fois, le travail participatif de Conspiracy Watch permet de relever des cas intéressants, comme ce tweet très relayé avec plus de 1300 likes qui reprend l’imagerie antisémite de l’empoisonneur pour expliquer la propagation de l’épidémie. Un utilisateur de Facebook, se servant du réseau social sous le pseudo de Cat Antonio a été partagé 96 000 fois en vingt heures. Dans cette vidéo, il accuse l’Institut Pasteur et l’ex-ministre de la Santé Agnès Buzyn d’être à l’origine de l’épidémie. L’Institut Pasteur a depuis porté plainte.

Les réseaux sociaux reconfigurent la définition des leaders d’opinion et de toutes celles et ceux qui peuvent se faire prescripteurs. Ce ne sont pas les diplômes, la place occupée dans la société, les cercles auxquels on appartient qui viennent conditionner la légitimité et la viralité des contenus partagés ; si on fait ici exception des personnes qui bénéficient déjà d’une forme d’audience dans la vie réelle.

Comment qualifier cette information ?

Rumeur, infox ? Comment qualifier dès lors ce qu’on voit fleurir sur les médias sociaux et sur Internet, de la presse aux réseaux ? Des fausses informations, de la désinformation ? Dans le Dictionnaire encyclopédique et critique des publics, Stéphane François indique que le terme « peut être défini comme une technique de manipulation de l’opinion publique par la diffusion d’informations fausses, véridiques mais tronquées, ou véridiques avec l’ajout de compléments faux. L’objectif est de donner une image erronée de la réalité, à des fins politiques ou militaires, à une opinion publique d’un camp adverse.

Il s’agit donc d’une transformation de l’information initiale par une dénaturation de celle-ci. Dans son ouvrage fondateur, Guy Durandin (1993) distingue six éléments caractérisant la désinformation : « la déformation de la connaissance, l’intention de tromper (qui distingue le mensonge de l’erreur involontaire), les motifs de ce mensonge, l’objet de ce mensonge, ses destinataires, ses procédés. En ce sens, la désinformation est également une technique qui vise à substituer l’idéologie à l’information ».

Pour revenir à la genèse de ce qu’est Internet, Noémie Schneider écrit dans son mémoire que « le web est certes un système documentaire, mais c’est aussi un espace social, dans lequel des liens se créent entre différentes personnes, structures, communautés ». Elle étaye ainsi ce qu’Huberman nomme e-cosystem : « Internet est un écosystème complexe dans lequel il est possible d’observer certaines régularités, certains mécanismes semblant obéir à des lois » (Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi).

Internet reconfigure le rapport à la désinformation, dans le sens où le fait de classer une information comme élément ou non de désinformation implique de penser des réseaux et de remonter à l’émetteur de l’information. Pourquoi publier une fausse information, non sourcée et donner lieu à de la viralité ?

Le volume croissant des publications sur les réseaux sociaux veut dire quelque chose et participe d’une mise en lumière de celui qui poste par le biais de la « construction d’un moi numérique » (Bernard Harcourt, La société d’exposition). Vous avez l’impression que votre fil d’actualité tant sur Facebook ou Twitter est saturé de posts ? Que les stories Instagram sont interminables ? Que les stories Facebook deviennent acceptables ? C’est normal.

Avec le confinement, la subjectivité de l’être humain est mise à mal. Dans La Société d’Exposition, Bernard Harcourt explique que la mise en scène de soi est reconfigurée par les réseaux sociaux et que les likes et retweets occupent une place importante dans l’image que les usagers des réseaux sociaux ont d’eux-mêmes. Le volume croissant de publications est ainsi tant un moyen de tromper l’ennui que de se mettre en scène et de se dire qu’on continue à exister dans l’esprit des pairs confinés. Aussi, malgré une vie sociale au ralenti, une activité globale diminuée, les réseaux sociaux demeurent un lieu à (sur)investir en ces temps de confinement tant pour s’occuper que pour soi.

Cependant, le contenu qui vient désinformer n’a pas toujours pour effet de récompenser socialement celui qui est le premier à la poster. Au contraire, avec la loi relative à la lutte contre la manipulation de l’information ou loi Avia, le fait de poster sciemment de fausses informations expose à des sanctions. Cependant, ce texte dont la finalité peut sembler louable n’est pas exempt de problèmes cruciaux qui mettent en jeu la liberté d’expression : qui peut définir ce qu’est une infox ? Quand les membres de La République en Marche discréditent des informations au motif qu’elles seraient fausses, cela pose un problème démocratique crucial sans régler le souci des faux contenus et des théories qui foisonnent. En traitant les commentaires des internautes, en les classant selon deux catégories, le gouvernement fait fausse route et ne fait qu’illustrer une fois de plus par ses lois un régime qui se roidit.

Les réseaux sociaux ont cela d’intéressant qu’ils mettent en lumière le désir d’une information et d’une communication rapide tout en créant les conditions d’un dévoiement des aspects bénéfiques, démocratiques de la viralité.

Des fausses informations et théories qui touchent une sphère pourtant terrain des « spécialistes »

Le problème général de la confiance accordée à la parole officielle n’est pas nouveau, et puise ses racines dans l’existence de mensonges avérés et parfois mortels, répandus par certains responsables politiques et institutionnels tels la déclaration de Colin Powell sur les armes chimiques justifiant l’invasion américaine de l’Irak. Depuis la chute du mur de Berlin et la guerre du Golfe, les manifestations n’en sont que de plus en plus nombreuses et l’accès aux réseaux sociaux ne fait que fluidifier la circulation de ces informations. Les scandales médicaux à répétition n’ont fait qu’étendre la sphère du discrédit au monde médical : l’affaire du sang contaminé, l’affaire du Mediator, la pilule Diane 35 ou encore celle de l’hormone de croissance comptent parmi les plus grandes affaires de ces dernières décennies. Ces affaires ont cela d’intéressant qu’elles peuvent être liées à des intérêts privés, qui font de la santé un nouveau terreau d’épanouissement pour la quête du profit. Les citoyens constatent ainsi régulièrement les agissements criminels de responsables pourtant garants de l’intérêt général, au bénéfice d’une minorité fortunée. La défiance s’installe ici sur des bases légitimes, qui doivent être considérées comme sérieuses, afin de couper l’herbe sous le pied aux complotistes de tout bord, avides de notoriété, agents d’influence étrangère, ou escrocs des écosystèmes numériques.

Les scandales sanitaires à répétition et cette confiscation de la décision publique par le privé ont fait progressivement passer les acteurs de la santé du statut de personnes légitimes, prescriptrices de comportements à des personnes discréditées et soupçonnées de corruption. Cette compromission d’un secteur qui devrait cependant répondre à des logiques scientifiques ont ouvert la porte à des personnes qui cherchent à recréer une cohérence et à diffuser de l’information dans un monde pensé comme volontairement opaque.

Sans excuser celles et ceux qui diffusent sciemment des fausses informations, la porosité et l’intérêt des personnes qui y sont réceptives est également le fait des personnes qui, des décennies durant, ont œuvré au rapprochement des intérêts publics et privés. Le discrédit de la sphère médicale et plus encore, de la scientificité sur laquelle elle repose – il ne s’agit pas ici du personnel médical mais des experts ou de personnes qui sont audibles dans la sphère publique – est similaire à la défiance vis-à-vis du politique.

Aussi, la meilleure solution pour lutter contre les fausses informations et théories du complot est de traiter ses causes. Cela passe très concrètement par la nécessité d’extraire la santé des logiques de profit et de la réintégrer au commun. C’est en décorrélant les objectifs de santé publique de la rentabilité, en redonnant davantage de place à l’État, tant dans la recherche que dans la production, que la confiance des citoyens dans la sphère publique sera restaurée.

Pour aller plus loin :

Huberman, B.A. The laws of the web, patterns in the ecology of information, Boston, MIT Press, 2003, 115 p.

Eric Boutin, Stéphane Amato, Elisabeta Gadioi. Résilience et écosysteme internet. The Second World Congress on Resilience: From Person to Society, Serban Ionescu, May 2014, Timisoara, Roumanie.

Le politiquement correct a-t-il tué l’humour ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Max_Amini_Persian_American_Stand_Up_Comedian_2015.jpg
©PersianDutchNetwork

« Peut-on (encore) rire de tout ? », « Le politiquement correct est-il en train de tuer l’humour ? » lit-on régulièrement dans la presse ou sur les réseaux sociaux. Certains ne s’embarrassent d’ailleurs plus de l’interrogatif : pour les apôtres du « c’était mieux avant », la messe est déjà dite. Cette question mérite pourtant non seulement d’être posée, mais surtout de recevoir des réponses plus satisfaisantes que les levées de bouclier que l’on observe de part et d’autre ; elle nous mène à des réflexions plus profondes sur le rôle de l’humour dans nos sociétés, et à entrevoir ses nouveaux paradigmes et antagonismes, exacerbés comme tout semble l’être à l’ère des réseaux.


À croire certains pourfendeurs zélés du politiquement correct, l’humour ne devrait, par définition, ne pas être pris au sérieux et a fortiori être sujet à critique. Forcer des questions de société ou des grilles d’analyse politique sur des énoncés qui ne sont « que des blagues », et dont l’intention n’est ni d’offenser ni de faire passer un quelconque message, serait un contresens.

Cette réponse, qui peut sembler aller de soi, ignore cependant le fait que « l’homme est un animal politique », pour citer Aristote. L’humour et le rire, comme à peu près tout ce qui relève des rapports entre être humains, sont affaires de représentations sociales et culturelles : preuve en est le fait qu’on parle volontiers d’humour british ; que la drôlerie n’est pas pareillement définie dans un milieu social ou dans un autre, dans une tranche d’âge ou dans une autre ; que certaines saillies qui amuseraient un Français feraient bondir un Canadien… L’humour étant un fait social, et non un fait naturel, il ne peut être déclaré exempt d’analyse quant à son rôle politique, c’est-à-dire son rôle sur les dynamiques de pouvoir.

« Desproges ne disait-il pas… »

Le célèbre humoriste français Pierre Desproges est cité à l’envi et à tort comme ayant affirmé, en substance, « on peut rire de tout mais pas avec n’importe qui ». À tort car cette phrase, assez vague pour que chacun puisse l’interpréter comme bon lui semble, l’est généralement d’une manière qui trahit la pensée de son auteur. Dans une interview datée de 1986, il précisait ainsi son point de vue : « Il y a une expression qui dit : “On ne tire pas sur une ambulance”. J’ajouterais : “Sauf s’il y a Patrick Sabatier dedans !”… Oui, on ne peut pas rire aux dépens de n’importe qui. On peut rire des forts mais pas des faibles. »

La question au coeur du problème est implicitement posée : elle n’est pas « de quoi rit-on ? » (d’où « on peut rire de tout ») mais « de qui rit-on ? ». De la réponse — les forts ou les faibles, pour schématiser — dépend la position d’un trait d’esprit, entre reproduction et déconstruction des représentations sociales dominantes, des mythes au sens barthésien du terme. « Grand phénomène de sociabilité, le rire forme et défait les liens à l’intérieur de groupes et joue un rôle prépondérant dans des stratégies sociales, culturelles ou politiques », selon l’historien Jacques Le Goff. Plus simplement : « Dis-moi si tu ris, comment tu ris, pourquoi tu ris, de qui et de quoi, avec qui et contre qui, et je te dirai qui tu es ».

Un nouveau climat politique

Partant, on comprend aisément les dynamiques actuelles de contrôle social, voire de censure autour de l’humour, à notre époque marquée par une sensibilité accrue aux enjeux sociaux, politiques mais également psychologiques liés aux discriminations et aux violences sociales (le concept de « micro-agression » qui a, explicitement ou non, investi le débat public nord-américain et dans une moindre mesure français, fut initialement théorisé dans les années 70 par un psychiatre, Chester M. Pierce, dans le cadre des tensions dites raciales aux États-Unis).

Les appels à un plus grand contrôle du discours humoristique, comme du reste du débat public, non seulement répondent à une volonté de ne pas se voir infligé, à très court terme, des idées et des propos perçus comme une violence, mais s’inscrivent également dans une vision stratégique plus large visant à étouffer un puissant relais de diffusion et de perpétuation des mythes tenus pour oppressifs.

Si États-Unis et Canada sont de loin les fers de lance de cette dynamique, des polémiques similaires ont également éclaté en France

En pratique, un nombre croissant d’humoristes en fait les frais. L’exemple notable le plus récent est celui de l’humoriste américain Dave Chappelle, qui a suscité de vives polémiques dans son dernier spectacle Sticks and Stones en tournant en dérision les accusateurs de Michael Jackson. Comme en anticipation de l’opprobre, il a dans le même spectacle pris le temps de critiquer la « call-out culture » et la « cancel culture » très prégnantes outre-Atlantique, et plus particulièrement sur les réseaux sociaux. Celles-ci consistent, respectivement, en la dénonciation publique de célébrités ou de notables pour des propos tenus ou actes commis considérés comme socialement répréhensibles, en leur sommant de rendre des comptes ; et en un boycott massif d’une célébrité perçue comme indésirable, pour les mêmes raisons.

Si États-Unis et Canada sont de loin les fers de lance de cette dynamique, des polémiques similaires ont également éclaté en France : on pense par exemple à l’éviction de l’animateur Tex de son jeu télévisé, en 2018, pour une blague sur les femmes battues en plein mouvement #Balancetonporc, ou encore aux innombrables condamnations publiques et signalements au CSA dont a été l’objet Cyril Hanouna pour des traits d’humour contestables.

Constructif par la destruction

Un tel climat politique a de sérieuses conséquences sur la pratique de l’humour, menant de nombreux humoristes et caricaturistes à la réflexion, voire la remise en question. Certains choisissent la facilité : pour n’offenser personne, le plus sûr reste encore de ne rien dire. Un exemple en est le New York Times qui, après qu’une caricature a été accusée d’antisémitisme, a décidé de tout simplement cesser de publier des caricatures dans les colonnes de son édition internationale.

« La limite, elle est dans l’intelligence du propos qu’on tient. […] Ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais bien de technique »

En France, l’attachement à la liberté d’expression et à pouvoir « rire de tout » reste prépondérant, mais une nouvelle garde d’humoristes tente de ne pas pour autant se vautrer dans l’inconséquence. Blanche Gardin, étoile montante de la comédie française récompensée du Molière de l’humour en 2018 et 2019, résumait ainsi cette recherche de l’équilibre : « … il ne faudrait pas qu’il y ait une censure permanente comme aux États-Unis. Il y a cette espèce d’injonction aujourd’hui à être absolument quelqu’un de bien, à s’indigner pour les bonnes causes. Mais être une bonne personne, ça n’existe pas ! Faire de l’humour, c’est forcément être sur le fil, sinon on va vers quelque chose de propre, à l’abri de tout ce qui pourrait blesser les gens. C’est impossible. En tant qu’artiste on doit pouvoir tout dire et faire toutes les blagues, mais il faut avoir l’intelligence du contexte chaque fois, et surtout travailler son écriture. »

L’humoriste Vérino abonde en ce sens : « C’est surtout la fin des blagues nulles, à mono-lecture, et c’est merveilleux […] La limite, elle est dans l’intelligence du propos qu’on tient. […] Ce n’est pas une question de liberté d’expression, mais bien de technique ». En somme : renoncer à la facilité, éviter la paresse intellectuelle, analyser par l’absurde les mythes collectifs au lieu de les reproduire. L’intelligence de la plume comme guide dans les champs de mines, une idée aussi séduisante que difficile à incarner.

Allant plus loin, Jordi Costa, critique de cinéma et de télévision espagnol, a théorisé le concept de « posthumour ». Dans son essai Una risa nueva. Posthumor, parodias y otras mutaciones de la comedia, il se penche sur le sujet des mutations récentes de l’humour, et imagine la possibilité d’un « festival d’humour où personne ne rit » comme « la possibilité d’une nouvelle forme de comédie ». Le posthumour n’a pas pour objectif premier de faire rire, mais plutôt de susciter un inconfort, un malaise à même de pousser à une réflexion plus large sur des sujets sociaux, politiques ou éthiques.

Ce posthumour trouve, selon Costa, de multiples illustrations dans la comédie contemporaine. Louis C.K., que d’aucuns tenaient pour rien de moins que « l’homme le plus drôle du monde », qui exposait sans complexes à son public ses névroses et ses perversions ; l’humour particulièrement grinçant du cinéma des frères Coen, ou encore du réalisateur japonais Takeshi Kitano ; The Office et son observation moqueuse et désabusée du monde corporate

L’une des questions centrales de l’essai, « l’humour peut-il être constructif ? », y trouve l’une de ses possibilités de réponse. « Tout humour qui vous amène à réfléchir ou à réaliser un paradoxe ou une hypocrisie plus ou moins intériorisée est constructif. S’il détruit ou tente de détruire un préjugé ou une construction sociale, il est constructif par la destruction », explique Jordi Costa dans une interview.

L’humour « politiquement incorrect » autoproclamé, nouvelle forme de réaction

Toute action entraînant réaction, ces nouvelles dynamiques sont évidemment remises en cause par de nombreux opposants autoproclamés au politiquement correct, qu’ils soient humoristes, fans ou internautes. Pour les premiers, certains font le choix du jusqu’au-boutisme, de l’enfermement dans la catégorie de polémiste, par intérêt — après tout, there is no such thing as bad publicity — ou par réelle conviction. C’est le cas de Dave Chappelle, déjà évoqué plus haut, ou encore de Dieudonné en France.

L’humour « politiquement incorrect » — expression qui relève aujourd’hui davantage de l’autocongratulation que de la condamnation — a pu trouver refuge sur Internet, et en particulier sur les réseaux sociaux. Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés. Par des sites webs à vocation de divertissement, des pages ou groupes Facebook, ou encore via Twitter, les parodies, caricatures et autres memes véhiculant par l’humour des messages a minima conservateurs, parfois franchement réactionnaires, racistes, misogynes… ont proliféré.

Le virtuel, difficile voire impossible à maîtriser en l’état, offre un espace de liberté inespéré pour ceux qui s’estiment bâillonnés

Aux États-Unis, l’alt-right a très bien su appréhender le levier que représente Internet pour diffuser insidieusement sa propagande, par des sites tels que le forum 4chan ou via Facebook, et a su construire et propager toute une imagerie virtuelle associée à son idéologie, souvent reconnaissable exclusivement par les initiés. En France, des figures telles que le youtubeur Raptor Dissident, ou encore le haut-fonctionnaire Henry de Lesquen ont émergé comme des icônes par leur maîtrise des codes humoristiques propres à Internet, y compris auprès d’un public peu susceptible d’adhérer idéologiquement à leur rhétorique.

Comme toute réaction, les idées promues n’ont, dans leur substance, rien d’inédit (allant, selon les cas, d’un simple conservatisme social au rejet de l’émancipation des femmes, la pathologisation d’orientations sexuelles minoritaires, le racisme…). La nouveauté est qu’elles se pensent de manière réflexive. L’objectif, au-delà de la diffusion d’idées, est de se placer dans une position de résistance à une supposée doxa majoritaire. Les memes n’ont pas pour objectif premier de faire rire, mais de marquer son appartenance à un camp, d’offenser les personnes opposées, et de répandre un message social et politique. De là à y voir une autre forme de posthumour ? En tous les cas, l’impact politique, difficile à mesurer, est très réel : l’humour sur Internet est un nouveau terrain où se jouent les luttes pour une hégémonie culturelle.

Les nouvelles têtes de la politique

Trump et Louis XIV

Qu’aurait dit Michel Foucault de la communication politique sur les réseaux sociaux ? Qu’est devenu le fameux “corps du roi”? Du profil sur la pièce de monnaie au “profil” des réseaux sociaux, la “tête” du politique a changé. Loin de rendre les politiques plus proches et accessibles par leurs vagues de tweets quotidiens, le numérique les a désincarnés, sans les rendre moins caricaturaux.


« Les têtes de la politique » : du corps du roi au corps du politique

Dans un article intitulé « Les têtes de la politique » publié dans En attendant le grand soir, Michel Foucault analysait l’évolution de l’apparition du souverain et du politique dans l’espace public.

Selon lui, le « corps du roi » s’incarnait dans des signes : sceptre, couronne, profil sur une pièce de monnaie : « Les souverains n’avaient pas de visage. Un roi pouvait courir les routes, se déguiser en cocher et souper à l’auberge. Nul ne le reconnaissait, sauf au hasard d’un écu dans le creux d’une main ». Toutes les « têtes » du roi avaient le même « visage », celui de la monarchie.

Au corps du roi, unique, s’est opposée ensuite la « foule des figures politiques » post-révolutionnaires qui étaient constituées d’un corps différent. « La souveraineté [ancienne] fonctionnait au signe, à la marque creusée sur le métal, sur la pierre ou la cire ; le corps du roi se gravait. La politique elle, fonctionne à l’expression : bouche molle ou dure, nez arrogant, vulgaire, obscène, front déplumé et buté, les visages qu’elles émet montrent, révèlent, trahissent ou cachent. Elle marche à la laideur et à la mise à nu». La présence de l’homme politique passe alors par les multiples moyens de communication : les journaux, la radio, la télévision et aujourd’hui les réseaux sociaux.

Dans le domaine de la communication, comment le numérique a-t-il donc façonné de « nouvelles têtes de la politique » ? Alors que la représentation des dirigeants était passée jusque-là par le média journalistique (caricatures, portraits-charges), elle est de nos jours infléchie considérablement par la révolution numérique qui ouvre de nouveaux modes de présence aux hommes d’état. Où est passé le « corps du politique » à l’ère de Twitter et Facebook ?

La nouvelle tête désincarnée du politique

Le numérique désincarne. Contrairement à ce qu’on pourrait penser de l’hégémonie supposée du visuel dans nos sociétés actuelles, le numérique ne passe pas seulement par l’image. Du profil de la pièce de monnaie, on est passés au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise, remplacent la figure et le visage. La fabrique de la « nouvelle tête des politiques » passe non seulement par les supports photos et vidéos, mais également par les tweets et autres discussions Facebook, c’est-à-dire de courts messages textuels.

C’est pour cette raison que le compte Twitter de Donald Trump, par exemple, a quelque chose d’étrangement désincarné. Le président américain tweete en moyenne 15 fois par jour, soit près de 5500 fois par an. Sa « page » n’est pas un profil figé de visage, elle agrémente tout un arsenal de hashtags répétitifs : de #MakeAmericaGreatAgain (#MAGA) à #StandForOurAnthem, en passant par l’incontournable #FakeNews, Trump produit une « tête » à slogans et non plus un corps de signes institutionnels. La représentativité socio-numérique s’assimile aujourd’hui davantage à la tweetosphère qu’aux grands discours de l’histoire politique de nos pays. La « tête » du politique n’est plus statufiée dans un profil de pièce ; elle est production d’une identité kaléidoscopique de messages succincts postés sur le net. Avant, la « tête » du dirigeant passait par des images et des discours historiques prononcés devant la télévision ou à la radio. Désormais, la « tête » du politique est davantage une présence sans cesse actualisée de brefs messages déliés.

Du profil de la pièce de monnaie, on est passé au profil Twitter : le slogan, le hashtag, la devise remplacent la figure et le visage.

Le faciès de l’homme d’état est donc moins visuelle que narrative : c’est un soi qui s’exprime et se raconte sur un mur. Ainsi Donald Trump raconte-il récemment son histoire de président américain pseudo-pacifiste en quelques lignes à propos du cessez-le-feu conclu entre la Turquie et les Kurdes : « C’est un grand jour pour notre civilisation. Je suis fier que les États-Unis me suivent dans ce chemin nécessaire, mais quelque peu non conventionnel. On a tenté de le faire depuis des années. Des millions de vies seront sauvées. » Et l’on se comporte comme s’il fallait chercher notre destin de peuple au fond de ces messages, de même qu’on croyait trouver la quintessence de notre identité politique dans les grands discours des politiques d’autrefois.

Quand le politique revendique sa propre caricature

De même que les journaux du 19e siècle avaient transformé le symbole du corps du roi en « laideur », comme le disait Foucault, le numérique favorise une dimension caricaturale du politique : Salvini s’adressant à ses followers au format selfie mal cadré, s’enlaidit volontairement ou du moins ne cherche pas à se présenter sous son meilleur jour, probablement en vue de l’authenticité de sa communication. Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image, dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision. Le président américain n’a rien du grand et imposant président Lincoln ou du beau Kennedy, de ce corps et de cette voix qu’on écoutait dans le fameux discours de 1962 sur le défi de la conquête spatiale pour la puissance américaine. Outre la brièveté et le caractère hétéroclite de ses messages, la caricature chez Trump passe par des slogans répétés sans relâche : « Make America great again », pour n’en prendre qu’un seul. Trump se double ainsi d’une effigie tonitruante, d’une caricature de lui-même. Il n’a par ailleurs jamais changé sa photo de profil, ce qui montre bien que l’essentiel de sa communication réside non pas dans l’image mais dans le post continuel de messages.

Répétant ses hashtags à tout bout de champ, Donald Trump cristallise sa « tête », son image dans une sorte d’icône parlante farcesque, dont l’identité politique se reconnaît justement à la farce ou la dérision.

Le « profil » numérisé des dirigeants, de nos jours, aurait sans doute inspiré beaucoup de nouvelles pensées à Foucault. L’analyse des « nouvelles têtes de la politique » ne peut faire l’économie d’un passage dans la tweetosphère politique : du profil-esquisse du roi sur une pièce de monnaie à l’image caricaturale des politiques post-révolutionnaires, de la gravité immobile du portrait au réalisme de la laideur caricaturale, on avait déjà fait un pas. Mais le web des identités numériques nous donne actuellement à voir une tout autre sorte de « profil » : celui d’informations, de messages succincts et de slogans. La nouvelle tête de l’homme d’état est la synthèse presque hégélienne des deux précédentes : un profil institutionnel constitué de signes et de symboles comme sous la monarchie et une caricature qui rappelle les figures du XIXe siècle. Or aujourd’hui, la caricature est alimentée par le politique lui-même et la farce s’invite dans le portrait institutionnel.

 

 

« Les gilets jaunes sont la version populaire de Nuit Debout » – Entretien avec Paolo Gerbaudo

Le chercheur Paolo Gerbaudo. En fond, le Parlement grec. © Léo Balg, LVSL

Spécialiste de l’impact d’Internet sur la politique et des mouvements d’occupation de places de 2011, Paolo Gerbaudo est sociologue politique au King’s College de Londres. À l’occasion de la sortie de son troisième livre, The Digital Party, nous avons voulu l’interroger sur la démocratie digitale, le rôle du leader en politique, le Mouvement 5 Etoiles ou encore le mouvement des gilets jaunes. Retranscription par Bérenger Massard.


LVSL – Peut-être devrions nous débuter avec la question suivante : comment sont nés ce que vous appelez les partis digitaux ? Et en quoi sont-ils liés, par exemple, à Occupy ou aux indignés en Espagne, c’est-à-dire aux mouvements qui occupent les places ? Existe-t-il un idéal-type de parti numérique ?

Paolo Gerbaudo – C’est une question très intéressante. En effet, cette nouvelle génération de partis est fortement liée à la génération de mouvements sociaux apparus en 2011, notamment Occupy, Los Indignados, Syntagma en Grèce, qui ont porté de nombreux thèmes similaires à ceux de ces partis : le thème de la démocratie, la critique envers les élites, les demandes de participation citoyenne, la critique du capitalisme financier… Malgré leur puissance, ces mouvements ne parvenaient pas à atteindre leurs objectifs finaux, ce qui a donné lieu à beaucoup de discussions sur les places quant aux objectifs et aux moyens à définir. Cela a déclenché une prise de conscience autour de la nécessité de s’organiser pour lutter à plus long terme. Ainsi, je vois la création de ces partis comme une réponse à ces enjeux organisationnels, au fait que vous devez structurer la campagne des mouvements sociaux afin de la rendre plus durable.

Tweets and the Streets, premier ouvrage de Paolo Gerbaudo, publié en 2012. ©Pluto Books

Par exemple en Espagne, il y a eu tout un débat autour du slogan « Non me representam » [« ils ne me représentent pas »]. L’anarchiste l’interprète comme un rejet de la représentation sous toutes ses formes. Mais en réalité, pour beaucoup de gens, c’était quelque chose de plus complexe, qui signifiait : « Nous voulons être représentés, mais les gens qui nous représentent ne sont pas à la hauteur de la tâche. Nous voulons une bonne représentation, nous voulons être représentés par des personnes en qui nous pouvons faire confiance ». Ces nouvelles formations cherchent donc à combler ce vide de la représentation et à en renouveler les formes.

En termes de parti digital idéal, je pense que le modèle le plus pur est celui du mouvement Cinq étoiles, même s’il est en retard sur le numérique. Ils sont convaincus d’utiliser des technologies de pointe, mais ce qu’ils utilisent est assez moyen. Le nombre d’inscrits sur la plateforme est plutôt limité, mais l’idéologie du parti est très fortement imprégnée d’une utopie techniciste, qui repose sur le pouvoir participatif qu’offre la technologie. Il s’agit selon moi de l’idéal-type du parti numérique. C’est celui qui incarne le plus l’esprit populiste et la nouvelle croyance dans le pouvoir de la technologie, qui est au centre de cette génération de partis politiques.

LVSL – Ces partis digitaux semblent difficiles à définir selon les lignes idéologiques classiques, ou même selon des lignes socio-économiques comme la classe sociale, comme c’était le cas pour les partis au XXe siècle. Ils regroupent ce que vous appelez des people of the web qui appartiennent à différents groupes sociaux. Est-ce qu’il s’agit seulement de nouveaux partis attrape-tout, au détriment de la clarté idéologique ?

PG – C’est une question intéressante car pour beaucoup de gens, il y a une différence entre les partis traditionnels de gauche, qui auraient un électorat clair, à savoir la classe ouvrière, et ces nouveaux partis attrape-tout. En réalité, quand vous regardez l’histoire, le PCF en France ou le PCI en Italie ne se sont pas limités à être des partis de la classe ouvrière : environ 50% de leur électorat venait de la classe ouvrière industrielle, le reste provenait d’un mélange de petite bourgeoisie, d’intellectuels, de professions intermédiaires, etc. Il faut garder cela à l’esprit, car existe le mythe selon lequel l’ère industrielle était complètement cohérente, alors que ce n’était pas le cas.

« Ce qui caractérise les électeurs du mouvement 5 Étoiles est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. »

Pour parler comme Nikos Poulantzas, ce qui est vrai est qu’il existe un nombre diversifié de segments de classe qui composent la base électorale des partis digitaux. Ils sont principalement orientés vers les jeunes qui ont un niveau d’éducation élevé et qui se servent beaucoup d’internet, ainsi que vers la classe moyenne et la classe moyenne inférieure. Bien qu’ils soient nominalement de la classe moyenne, étant donné que leurs parents en faisaient partie, ils se retrouvent souvent dans une situation de déclassement. La classe moyenne se caractérise par son patrimoine, notamment sous forme immobilière. Mais pour de nombreux enfants de la classe moyenne, l’achat d’une maison n’est plus possible, car ils souffrent de bas salaires et d’emploi précarisé. Ils paient des loyers élevés, ce qui signifie qu’ils ne peuvent épargner suffisamment pour obtenir un crédit. Ils se résignent à louer à long terme et à subir un déclassement progressif.

À côté de cela, vous avez d’autres segments de l’électorat qui sont représentés par ces partis : des pauvres, des chômeurs, des gens de la classe ouvrière. C’est donc un ensemble assez disparate, mais qui malgré sa diversité partage un mécontentement à l’égard de la situation actuelle. Par exemple, dans le cas du mouvement Cinq étoiles, certaines recherches socio-démographiques indiquent que ce qui caractérise ses électeurs est la précarité, notamment dans l’emploi, qu’ils travaillent dans des usines, dans les services ou dans des bureaux. En revanche, les électeurs du Partito democratico [parti centriste italien, au pouvoir de 2013 à 2018 avec notamment le passage Matteo Renzi, issu de la fusion des deux anciens partis d’après-guerre, la démocratie chrétienne et le parti communiste] dans les mêmes secteurs de l’économie que ceux du M5S, ont tendance à occuper des postes plus stables et plus sûrs. Cette opposition n’a pas grand chose à voir avec l’occupation d’un emploi dans tel ou tel secteur de l’économie, ou que vous soyez travailleur manuel ou intellectuel, mais plutôt avec le degré de sécurité et de stabilité de votre emploi. Ainsi, les personnes qui se sentent précarisées sont plus susceptibles de voter pour ces partis. Ce sont aussi des gens qui ont tendance à être plus jeunes, car il y a un clivage générationnel.

LVSL – Pensez-vous que les coalitions de ces partis, fondées sur les jeunes et les précaires, reposent sur un contenu idéologique commun ? En réalité, ces partis ne sont-il pas seulement des machines de guerre électorale destinées à mettre dehors le personnel politique actuel et à le remplacer, mais sans véritable programme ?

PG – C’est un autre point intéressant, dans la mesure où ces partis risquent en effet d’être incohérents sur le plan idéologique. Je dirais qu’ils ont une idéologie : elle est fondée sur la récupération de la souveraineté, la coopération, la restauration de la démocratie, la participation citoyenne, la réforme du capitalisme financier… Mais lorsqu’il s’agit d’exigences plus spécifiques, puisqu’ils sont plutôt divers du point de vue de l’appartenance de classe de leurs électeurs, les contradictions apparaissent rapidement.

Le cas de Syriza en Grèce est particulièrement éloquent. Ce n’est certes pas un parti digital à proprement parler, mais plutôt un parti populiste de gauche. Syriza a néanmoins réuni des ouvriers pauvres, des chômeurs qui n’avaient fondamentalement rien à perdre, et des secteurs de la classe moyenne qui avaient beaucoup à perdre, des comptes à vue, des propriétés immobilières libellées en euros… Donc, quand il a été question de quitter l’euro, et sans doute également l’Union européenne, bien que cette sortie ait obtenu un soutien considérable de la part des classes populaires, les classes moyennes ont vraiment eu très peur. Au final, ce sont ces derniers qui l’ont emporté en juillet 2015. C’est pourquoi il a été décidé de rester dans l’euro, en dépit de leurs difficultés et des problèmes que cela représentait pour leur pays.

Nous pouvons aussi voir cela chez Podemos, où il y a deux options idéologiques : une plus populiste et attrape-tout avec Íñigo Errejón, et une seconde plus traditionnellement de gauche radicale, poussée par Pablo Iglesias et Irene Montero. Cette dernière est fondamentalement un mélange d’extrême gauche, de radicalisme et de politique identitaire qui rebute les personnes moins politisées.

LVSL – Comment percevez-vous le Mouvement 5 étoiles qui gouverne avec la Lega depuis environ un an ? Les sondages actuels montrent que la Lega est plus populaire que son partenaire de coalition, en partie grâce de la figure de Salvini et de l’agenda anti-migrants qu’il met constamment en avant. Le M5S peut-il inverser cette tendance, c’est-à-dire mettre en place des mesures qu’il pourra vendre à son électorat ? Ou restera-t-il simplement au gouvernement pour éviter de nouvelles élections, mais sans savoir exactement où aller ?

PG – Ils ont beaucoup souffert de leur alliance avec la Lega. D’une certaine manière, la première option consistait à s’allier au Partito Democratico car ils venaient à l’origine du même espace politique. Leur base initiale était globalement celle des électeurs de centre-gauche déçus par la politique du PD. Maintenant, cette alliance oppose d’un côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement cinq étoiles, et de l’autre un parti fondamentalement léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. Cette dernière a été aux affaires depuis très longtemps. Ses cadres connaissent toutes les combines et toutes les magouilles et ils les utilisent sans retenue. On pouvait donc s’attendre à ce que cela arrive. Le Mouvement cinq étoiles a poussé certaines revendications économiques, en particulier le reddito di cittadinanza [revenu de citoyenneté], de façon à avoir quelques victoires à montrer à ses électeurs. Mais cela ne suffit pas, évidemment, car cela ne résout que certains des problèmes de pauvreté et ne résout pas celui du chômage. Cela ne résout pas les problèmes de beaucoup d’autres personnes, qui ne sont peut-être pas au chômage, mais qui sont confrontées, entre autres, à de bas salaires.

« Cette alliance oppose d’une côté un parti populiste à la structure très légère, le Mouvement Cinq Etoiles, et de l’autre ce qui est fondamentalement un parti léniniste, à la structure très puissante et à la direction très centralisée et personnalisée, la Lega. »

Cela tient aussi au caractère très fluide du parti. La Lega a un récit très clair à présenter à l’électorat. Celui du M5S, globalement, est que ce sont les inscrits du mouvement qui décident. Comme si le parti n’avait aucune valeur, même substantiellement. Comme si les inscrits sur la plateforme pouvaient décider que la peine de mort est bonne ou non. On pourrait imaginer que quelqu’un lance une proposition comme « interdisons les syndicats » et que cela puisse passer après un simple vote sur la plateforme… Donc cela les rend très faibles lorsqu’il s’agit de former une alliance avec un parti plus structuré comme la Lega.

Autre fait intéressant : Salvini a néanmoins compris qu’il ne pouvait pas pousser trop loin son conflit avec le M5S. Il a dernièrement essayé de menacer de quitter le gouvernement sur la question du projet de ligne à grande vitesse qu’il soutient, le Lyon-Turin. C’était assez intéressant de voir les réactions sur Facebook. D’habitude la page de Salvini, peut-être la plus grosse page Facebook d’Europe en ce qui concerne les personnalités politiques, est une base de fans inconditionnels qui boivent ses paroles. Cependant, au cours de ce conflit, et à mesure que devenait réelle la possibilité d’une rupture au sein du gouvernement, il a reçu de nombreuses critiques de la part de ses partisans : « si vous faites ça, vous êtes un traître, si vous faites ça, nous ne vous suivrons plus ». Ces critiques ne se cantonnaient pas à cette question du Lyon-Turin. Elles s’expliquent plutôt par la popularité globale du gouvernement, qui se présente comme un gouvernement de changement. D’une certaine manière, Salvini est enfermé dans son alliance avec le M5S. Son électorat ne veut pas qu’il revienne vers Berlusconi.

LVSL – En France, il y avait en 2017 deux mouvements ou partis qui reprenaient certains aspects des partis digitaux : la France Insoumise de Jean-Luc Mélenchon et En Marche ! d’Emmanuel Macron. Tous deux avaient, du moins au début, des structures très faibles et des dirigeants très puissants au sommet. Comment analysez-vous ces deux partis, après deux ans d’existence ?

PG – À l’origine, la France Insoumise est un exemple très réussi de parti numérique, qui a été capable de recruter rapidement un demi-million de personnes. Par rapport au Mouvement cinq étoiles, où les membres sont supposés pouvoir décider de n’importe quoi et même de présenter des propositions de loi, la démocratie numérique de la France Insoumise est plus limitée. Mais quelque part, le système décisionnel de la France Insoumise est plus honnête : il est plus sincère de dire que les membres peuvent avoir leur mot à dire, mais pas sur absolument tout. Par exemple, lors de la préparation de l’élection de 2017, il y a eu deux phases. D’abord, la contribution sous forme de texte ouvert : tout partisan de la France insoumise pouvait envoyer un texte avec ses propositions, après quoi une équipe technique, celle qui a produit les livrets thématiques, analysait la récurrence de certains termes ou propositions dans ces textes. Puis, la base intervenait de nouveau pour donner la priorité à une mesure parmi une dizaine. C’est une intervention limitée, mais c’est peut-être mieux ainsi, car le leadership est une réalité et le restera.

En fait, c’est un mensonge envers les électeurs que de dire qu’il n’y a pas de chef et qu’ils ont un contrôle total. C’est ce que le Mouvement cinq étoiles tente de faire. Ils disent qu’il n’y a pas de chef, seulement des porte-paroles du mouvement, qu’il n’y a pas d’intermédiation en tant que telle, que tout vient de ce que les gens proposent… Pour moi, ce récit ne correspond pas à la réalité. Il vaut mieux avoir un processus de prise de décision participatif plus limité, mais plus clair et plus transparent. La France Insoumise s’est un peu éloigné de cela et a évolué vers un parti plus traditionnel depuis, où les grandes décisions sont plutôt prises lors de consultations internes. Par exemple, il n’y a pas eu de primaires en ligne pour les élections européennes, ce qui me semble être un pas en arrière.

Quant au mouvement En Marche !, il n’a aucun élément de démocratie numérique, juste une stratégie adaptée aux réseaux sociaux : leur plate-forme ne sert qu’à créer des groupes locaux, à coordonner leurs actions, envoyer les membres ici ou là pour diverses activités. Il n’y a aucun lieu où les membres disposent réellement d’une voix sur les décisions importantes. Il n’a pas d’élément démocratique, c’est du top-down autoritaire.

LVSL – Dans votre livre, vous dîtes que l’appareil du parti est court-circuité par une relation beaucoup plus désintermédiée entre les militants et un hyper leader. Vous expliquez que, lorsqu’il y a des votes internes dans ces partis du numérique, la plupart des membres adoptent au final la position de leader. Pourquoi ?

PG – Il y a un certain nombre d’exemples de leadership fortement personnalisé au sommet, qui base son pouvoir sur la célébrité sur les médias sociaux. Par exemple, AOC (Alexandria Ocasio Cortez) est une célébrité, elle a une audience sur les réseaux sociaux, avec 3 millions d’abonnés sur Twitter. Même chose pour Salvini. Ces leaders sont avant tout des célébrités sur les médias sociaux. Cette célébrité a un pouvoir énorme, c’est de cela qu’ils tirent leur autorité. Ils agissent comme des influenceurs ou des youtubeurs, un peu comme Kim Kardashian et toutes ces célébrités, nous racontant tout ce qu’ils font, ce qu’ils mangent, ce qu’ils cuisinent, qui ils rencontrent, où ils vont en vacances. Salvini est incroyable : il n’est au Parlement que 2% du temps, il n’est presque jamais au Ministère de l’Intérieur, car il voyage constamment pour des raisons de campagne.

Pourquoi ? Parce qu’il parcourt le pays, se présente à de nombreux meetings, filme des vidéos, des livestreams… C’est une sorte de campagne permanente, qui ne finit jamais. Pourquoi ? Parce que nous vivons à une époque où il y a beaucoup de méfiance à l’égard des organisations collectives et des bureaucraties… C’est l’idéologie dominante, le néolibéralisme, qui nous a appris à ne pas faire confiance aux bureaucrates, ces figures sombres qui prennent des décisions à huis clos dans des salles pleines de fumée. Donc les gens sont plus enclins à faire confiance aux individus, aux personnalités auxquelles ils s’identifient. Ils pensent pouvoir leur faire confiance, car ils peuvent les voir directement, les suivre jour après jour. D’une certaine façon, il n’y a aucun moyen d’échapper à ce phénomène. Ce fut également la raison du succès de Bernie Sanders, de Jeremy Corbyn, de Mélenchon. Tout cela met avant tout l’accent sur l’individu. Pour la gauche, cela soulève des questions épineuses car le collectif devrait passer avant les individus. Et en même temps, tactiquement, on ne peut rien faire, on ne peut s’affranchir de cette réalité.

LVSL – Depuis quelques années, les primaires se sont multipliées en Europe, parfois même des primaires ouvertes où les non-membres du parti peuvent voter pour choisir le leader pour les prochaines élections. Par nature, ces primaires personnalisent la politique et ignorent l’appareil du parti. Est-ce un outil de démocratisation des partis ou un moyen de donner le pouvoir à des célébrités ?

PG – C’est un phénomène qui a une certaine histoire maintenant. Beaucoup de politologues décrivent un tournant plébiscitaire depuis une vingtaine d’années, non seulement dans le fait de recourir à un référendum sur des questions spécifiques comme le Brexit, mais aussi de manière plus générale. Dans le passé, par exemple dans les partis socialistes ou communistes, vous élisiez votre représentant local, puis de ces représentants locaux émergeait un congrès ou une convention nationale. Et cette assemblée était émancipée vis-à-vis du leader, du comité central, du trésor, etc. Aujourd’hui, on considère que toutes ces sphères doivent être élues de manière directe. Donc, est-ce démocratique ou pas ?

Je pense que bon nombre de ces représentants, ces figures intermédiaires, ne se préoccupent plus que d’eux-mêmes, se sont autonomisés, détachés de la circonscription locale qu’ils sont censés représenter. Pourquoi ? Parce que la participation aux réunions locales est très faible et principalement dominée par des activistes zélés qui ne représentent pas vraiment l’électorat. En fait, la base est devenue un peu trop paresseuse pour assister aux réunions. Lui permettre d’élire directement ses dirigeants, plutôt que de passer par des représentants qui ne sont pas représentatifs, garantit une meilleur respect de la volonté des membres.

On l’a vu dans le parti travailliste [du Royaume-Uni, ndlr], c’était assez paradoxal : Ed Miliband [prédecesseur de Jeremy Corbyn, candidat perdant aux élections de 2015] avait décidé de baisser le tarif des cotisations à seulement 3 livres pour vaincre définitivement la gauche, fortement dépendante des syndicats qui ont votes collectifs dans le parti ; ils votent pour tous leurs membres. Donc, en ouvrant le parti, Miliband pensait attirer des individualistes de classe moyenne qui voteraient pour des gens comme lui. En fait, ce fut exactement le contraire : plus de 60%, une majorité écrasante, ont choisi Corbyn. Et désormais, nous assistons à une lutte entre Corbyn et les adhérents contre les couches intermédiaires du parti. La machine du parti ne supporte pas d’être contrôlée par des adhérents dotés de pouvoirs.

Pour moi, ce qui est important, c’est que seuls les membres du parti puissent voter, pas comme avec le Partito Democratico [qui a récemment organisé sa primaire ouverte] où tout le monde peut voter. Là, c’est très dangereux : cela signifie que des personnes extérieures au parti peuvent le manipuler… La primaire du Parti Démocrate a réuni plus de 1,5 million de personnes. Cela ressemble à une grande réussite démocratique, mais cela contribue-t-il à forger une identité cohérente à ce parti ? Au minimum, nous devrions faire comme aux États-Unis, où les gens, même s’ils ne sont pas membres, doivent s’enregistrer en tant que Démocrates ou Républicains. Au moins, vous vous prémunissez des manipulations de personnes extérieures au parti.

LVSL – Que ce soit en Espagne, en France ou en Italie, les partis numériques, même s’ils ont bénéficié de la haine envers les élus sortants, ont plutôt bien réussi aux élections ces dernières année. Cependant, beaucoup de gens qui rejoignent ces partis ne se mobilisent pas vraiment à long terme, tandis que nous assistons à un déclin, du moins dans les sondages, du M5S, de la France Insoumise ou de Podemos. Les partis numériques sont-ils condamnés, comme les partis pirates, à n’être que des bulles temporaires ?

PG – Je pense qu’ils vont continuer à exister pendant un certain temps, tout simplement parce qu’une fois qu’un parti dépasse 20% ou même moins, il y a une inertie. Il est extrêmement difficile de créer et de consolider de nouveaux partis. Les systèmes partisans sont parmi les systèmes les plus immuables de nos sociétés. Dans n’importe quel système politique, d’une manière générale, de nouveaux partis n’émergent que tous les 40 ans. La dernière vague comparable a peut-être été celle de 1968, avec la formation de nouveaux partis de gauche, comme les partis verts, etc. Une fois fondés, il leur faut un élément majeur pour que les partis disparaissent. Et si déclin il y a, il est plutôt lent.

The Digital Party, dernier livre de Paolo Gerbaudo. ©Pluto Books

Très honnêtement, j’ignore où va le Mouvement cinq étoiles. La situation est extrêmement fluide dans le monde entier à présent, et donc très imprévisible. En France, nous verrons peut-être quelque chose de similaire au M5S, qui représenterait les revendications du mouvement des gilets jaunes. Dans le fond, il faut tout d’abord un élément de rupture pour qu’arrive une nouvelle génération de partis. Même si, intrinsèquement, cette nouvelle génération de partis est pleine de problèmes et de contradictions internes qui menacent leurs performances à long terme.

 

LVSL – À propos des gilets jaunes : dans un entretien avec Novara, vous expliquiez qu’à l’inverse du M5S, ils avaient une approche bottom-up plutôt que top-down. Les gilets jaunes sont résolument en faveur de plus de démocratie, ce sur quoi ils sont presque tous d’accord, et ils rejettent également tout type de leadership ou de structure. Comment analysez-vous ce mouvement ?

PG – Pour moi, cela ressemble beaucoup aux mouvements des places et à la vague Occupy de 2011, mais en plus populaire et plus col bleu que ces mouvements. Les mouvements de 2011 étaient en quelque sorte très novateurs car ils adoptaient une identité populiste en cessant de faire appel aux gens avec un langage minoritaire. Ils disaient : « Nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super riches ». Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. En comparaison, Nuit Debout était très bourgeois, très urbain, très parisien, et n’a pas percé en dehors de Paris ou dans les circonscriptions ouvrières. D’une certaine manière, les gilets jaunes sont la version plus populaire de Nuit Debout.

« Les mouvements de 2011 étaient très novateurs car ils adoptaient une identité populiste, ils cessaient de parler aux gens en termes minoritaires et disaient « nous sommes la majorité, nous voulons représenter tout le monde sauf les super-riches. » Les gilets jaunes suivent complètement cette vague. »

Ils contestent très vivement le président et le système de pouvoir, tout en formulant des revendications très concrètes, qui, au fond, concernent des problèmes de fin de mois. Ils ne se préoccupent pas des droits civils, et l’environnement est vu comme une chose abstraite… Leurs revendications concernent le salaire minimum, la limitation des impôts qui punissent les pauvres, les services publics, l’interventionnisme de l’État… Donc c’est principalement un populisme progressiste, qui récupère une part de la social-démocratie des Trente Glorieuses. Ces gens veulent plus de démocratie et veulent avoir leur mot à dire dans les décisions qui les concernent. Toni Negri a beau les percevoir comme une sorte de multitude de gens qui veulent une autonomie par rapport à l’État, c’est exactement le contraire. Ils veulent de l’État, mais pas de celui-ci [rires].

LVSL – Le rejet du leadership et de la structuration fait-il passer le mouvement à côté de tout son potentiel ? Les gilets jaunes veulent plus de démocratie directe, font des sondages sur Facebook, les porte-paroles ne se déclarent jamais leaders… Où conduira cet horizontalisme ?

PG – Dans certains domaines, c’est très horizontal, comme les petits groupes où ils se coordonnent, où pratiquement tout le monde peut prendre la parole… Mais ils ont aussi des leaders tel qu’Eric Drouet. On peut parfois penser qu’il n’y a pas de chef parce qu’il n’y a pas qu’un seul dirigeant. Mais c’est faux, le leadership peut être polycentrique, avec une multitude de dirigeants qui représentent différentes factions du mouvement ; c’est précisément ce qui s’est passé avec les gilets jaunes. Ils ont différentes sections, groupes, sensibilités, donc les leaders parlent à différentes catégories de personnes qui appartiennent au mouvement.

En fin de compte, c’est le rituel des marches du samedi et des ronds points qui maintient la cohérence. Il n’y a pas besoin d’un chef pour vous dire quoi faire car vous marchez chaque samedi jusqu’à l’acte 1000… C’est comparable aux mouvements des places, qui n’avaient pas besoin d’un leadership centralisé car un rituel était instauré : le rassemblement sur des places publiques. D’une certaine façon, les places ou les marches du samedi se substituent au chef. Mais cela ne signifie pas qu’il n’y a pas de leaders : de fait, il y a des gens qui ont essayé de créer des partis en dehors du mouvement.

LVSL – Il y a eu quelques tentatives, mais chaque fois que cela a été fait, presque tout le monde a immédiatement dit que ces personnes ne représentaient pas les gilets jaunes.

PG – Oui, parce que le passage au parti est souvent un processus assez laborieux, qui ne peut émerger du mouvement lui-même. Le mouvement est une chose et le parti en est une autre. Par exemple, Podemos est arrivé trois ans après les Indignados et était principalement constitué de personnes peu impliquées dans ces mouvements, même si elles avaient sympathisé avec celui-ci. Néanmoins, Podemos a réussi à se présenter comme représentant plus ou moins la sensibilité des indignés. Il en va de même pour le Mouvement cinq étoiles, issu des manifestations anti-corruption, anti-Berlusconi et en partie anti-mondialisation initiées par Grillo auparavant, et qui se présente comme le représentant de ces mobilisations. Les conséquences à long terme du mouvement des Gilets jaunes sur la scène politique prendront donc un certain temps à se manifester.

Comment Internet est devenu un espace politique en dispute

https://www.maxpixel.net/Network-Digital-Internet-Data-Technology-Matrix-3407252
Network Digital Internet Data Technology Matrix

Durant cette dernière seconde, alors que vous avez à peine terminé la première ligne de cet article, 8174 tweets et 8500 commentaires sur Facebook ont déjà été postés, 69 191 recherches sur Google et 3 333 appels sur Skype ont déjà été réalisés, 75 304 vidéos sur YouTube ont été visionnées et 2 723 944 e-mails ont été envoyés. Voilà le cadre de l’Internet d’aujourd’hui, qui en plus d’offrir à l’esprit humain des activités cognitives infinies, se déploie également vers un potentiel inégalé d’accumulation de profit et de pouvoir. Par Florence Poznanski, politologue et directrice du bureau Brésil d’Internet sans Frontières.


Ainsi, en 2017, Google a réalisé un chiffre d’affaires de 110,9 milliards de dollars, em augmentation de 23% par rapport à 2016. Soit l’équivalent du PIB du Koweït (120 mds de dollars) et plus que l’Équateur (102), l’Ukraine (109) ou le Luxembourg (62) (données FMI, 2017), mais avec un taux de croissance qui ferait rougir n’importe quel pays de la planète.

De son côté, Amazon, l’entreprise de commerce et de services en ligne, a atteint début septembre 2018 une valeur de marché d’un trillion de dollars (valeur boursière), devenant ainsi la deuxième entreprise de l’histoire à atteindre ce jalon. Deuxième après… Apple, qui a battu ce record un mois plus tôt. Plus que n’importe quelle compagnie pétrolière, qui jusque-là caracolaient en tête du palmarès boursier.

Selon l’ONU et Frank La Rue, son rapporteur spécial sur la promotion et la protection de la liberté d’opinion et d’expression, Internet est un outil indispensable pour réaliser un ensemble de droits fondamentaux, combattre les inégalités et accélérer le développement et le progrès humain. Mais aujourd’hui, seulement 55% de la population mondiale a accès à Internet et 84 % des pays n’ont pas de législation adéquate pour protéger les données personnelles des citoyens.

De ce fait, Internet n’est pas seulement un outil fantastique pour accéder à la connaissance, s’exprimer, effectuer des activités quotidiennes d’achats, de loisirs, ou de gestion administrative, il n’est pas non plus seulement un espace de participation sociale et politique, d’organisation de réseaux, de création d’entreprises et d’initiatives innovantes. Internet est bel et bien un espace de pouvoir en dispute.

Un espace qui englobe toutes les politiques publiques réglementées au niveau des États, un espace contrôlé principalement par des multinationales des télécommunications et des technologies de l’information (TIC), dont les stratégies commerciales affectent constamment la vie collective. Un espace où la collectivité mondiale ne participe ni ne délibère sur les décisions à prendre. En fait, un espace pratiquement antidémocratique. Mais un espace de pouvoir en expansion constante qui s’inscrit dans une nouvelle phase du capitalisme dont la caractéristique est le transfert de compétences historiquement assumées par les États à des multinationales privées agissant “en faveur de l’intérêt public”.

Cela s’explique par le fait que depuis les premiers pas d’Internet, lorsque sa commercialisation a commencé dans les années 90, les processus d’harmonisation des normes techniques, des protocoles logiques et de ses principes normatifs ont été pilotés par des acteurs techniques, issus du monde des télécommunications et de l’informatique. Là, l’influence du secteur privé prédomine ce qui engendre un certain manque de transparence dans les prises de décision et une absence de représentation du secteur public et de participation sociale[1]. Il faut souligner aussi que les années 90 correspondent à la période des ajustements structurels, des grandes phases de privatisation, ce qui explique aussi pourquoi les États ont mis tant de temps à saisir l’enjeu stratégique de la commercialisation d’Internet.

Cela a permis l’expansion fulgurante de ce que l’on appelle les GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft), “le nouveau G20 du monde”, dans un vaste vide réglementaire sur lequel les institutions internationales et étatiques cherchent à rattraper près de deux décennies de retard depuis le début des années 2000[2].

 

Le capitalisme de surveillance : le contrôle comme moyen et fin de l’accumulation du capital

Ce pouvoir croissant et de plus en plus concentré des multinationales des TIC, et leur impact sur le comportement des sociétés, a été appréhendé par différents chercheurs à travers les concepts de “société de la surveillance” ou de “capitalisme de surveillance”. Selon le sociologue canadien David Murakami Wood, “dans la société de contrôle contemporaine, la surveillance sert à faciliter le fonctionnement du néolibéralisme en naturalisant le global comme échelle d’action”.

Dans le format de la société disciplinaire de Foucault, le contrôle s’exerçait dans différents espaces autour du travail : l’usine, le bureau, l’école, les moyens de transports. En se débarrassant de la restriction spatiale, la société de surveillance généralise le contrôle en tout lieu et à toute heure, se transformant ainsi en un modèle de gestion du capitalisme, comme le rappelle la chercheuse Shoshana Zuboff. La surveillance fait partie du processus d’accumulation du capital des industries de l’information, de la collecte et du traitement des données. Dans cette logique, toutes les données sont intéressantes, quel que soit le sujet, afin d’alimenter les algorithmes et les machines d’intelligence artificielle qui cherchent à modéliser le comportement humain, à profiter d’une diffusion publicitaire toujours plus ciblée, et ainsi à assurer un contrôle permanent.

Dans ce scénario, il est possible de faire un parallèle avec les notions marxistes de travail et de plus-value. Un travail qui, dans le modèle global de la société de la surveillance, devient gratuit et ne nécessite plus de rémunération. Nous produisons des données en ligne à tout moment de la journée pour répondre à tous nos besoins. Mais les bénéfices produits en plus de la transformation de notre matière première (les données) à partir de notre travail (la disponibilité/extraction des données), ne sont pas redistribués à la collectivité[3]. Nos données sont devenues le carburant nécessaire à l’accumulation du capital qui se nourrit de la transformation de cette matière première dans le but de contrôler et de maintenir sa puissance. La surveillance devient à la fois un moyen (la collecte des données) et une finalité (le maintien de son pouvoir).

La vulnérabilité à ces processus est toujours plus visible dans les pays où la réglementation publique est faible. En d’autres termes, les pays qui ont une tradition de réglementation publique plus forte ont tendance à résister un peu plus à ce processus. Ainsi, l’anthropologue brésilien Rafael Evangelista affirme que : ” Le Sud, avec ses marchés précaires et déréglementés, avec sa population avide de survie et de croissance accélérée vers le futur, est un laboratoire propice pour le capitalisme de surveillance”[4].

Selon lui, même en ayant un accès limité à Internet[5], la dépendance aux plateformes augmente avec le niveau de précarité de l’individu. L’intimité devient un luxe. Les inégalités déjà présentes dans le monde hors ligne se reproduisent et s’accroissent en ligne. Les différences entre être en ligne et hors ligne sont toujours plus faibles, car les comportements assimilés en ligne filtrent en dehors. Ainsi, nous cessons d’être des citoyens pour devenir des utilisateurs, et nous cessons de nous soumettre aux droits et devoirs des lois issues d’un processus démocratique auquel nous avons pu prendre part pour dépendre des visions du monde d’algorithmes dont les codes restent confidentiels.

A l’instar des luttes contre l’agro-business ou l’extraction des matières premières qui empoisonnent notre alimentation et polluent l’environnement ou des luttes contre la précarisation de l’emploi et la casse des services publics, la lutte contre le pouvoir des multinationales des TIC sur le futur d’Internet devient, à une échelle beaucoup plus large, un chantier où il est urgent de se mobiliser en masse. Il s’agit d’un espace politique dans lequel, en raison de l’absence de réglementation étatique et d’interlocuteurs, les citoyens ne se sont pas habitués à participer et se limitent trop souvent au rôle de simple consommateur, préservant ainsi les lucratifs intérêts de ceux qui le contrôlent.

Quand élirons-nous le président de Google ?

Un jour, lors d’un événement international sur Internet, j’ai osé poser cette question en public devant un panel de représentants d’entreprises des TIC. On a pris la peine de me répondre en m’alertant sur  les conséquences néfastes des nationalisations d’entreprises sur le progrès de l’innovation et l’importance de l’initiative privée comme garante de cet équilibre.

On pourra discuter si la nationalisation de Google est ou non un scénario bénéfique et plausible pour le bien-être du monde, mais l’enjeu de cette question était ailleurs. Si le modèle économique des GAFAM a un tel impact sur le fonctionnement de la société mondiale, son comportement, et même ses résultats électoraux, la collectivité ne peut manquer de délibérer et de contrôler ses arbitrages, ce qui implique la construction d’un véritable espace démocratique autour de ce que l’on appelle « la gouvernance d’Internet ».

On ne part pas de zéro. Depuis le début des années 2000 les États et la société civile ont commencé à participer davantage aux débats globaux sur le futur du numérique. Depuis 2005 et le sommet mondial sur la société de l’information qui s’est tenu à Genève, des rencontres annuelles ont commencé à se tenir sous la tutelle des Nations Unies dans le cadre du forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI) dont la dernière édition s’est tenue à Paris fin 2018. Il existe aussi des espaces de participation pour la société civile au sein des principales instances de régulation comme la Société pour l’attribution des noms de domaine et des numéros sur Internet (ou ICANN) ou l’union internationale des télécommunications (UIT), mais qui restent très restreints et consultatifs.

Progressivement des États ont pris le pas en adoptant des normes de régulation importantes pour contenir l’emprise des intérêts économiques des GAFAM sur les libertés des individus. Parmi les conquêtes les plus emblématiques, le règlement européen de protection des données personnelles (RGPD) entré en vigueur en 2018 qui vient compléter une législation européenne déjà robuste, visant à redonner aux usagers le contrôle de leurs données sur la toile. Un règlement qui ne s’applique certes qu’aux services destinés aux citoyens européens, mais qui par ricochet affecte une large partie des fournisseurs de services et d’application dans le monde.

À l’inverse, certaines mesures défendues par les pouvoirs publics tendent à desservir l’intérêt commun en matière numérique. Aux États-Unis, par exemple, la décision fin 2017 de l’agence régulatrice des communications (FCC) de mettre fin à la neutralité du net aura des répercussions mondiales sur le trafic de données. Elle autorise que certains types de services soient accessibles plus rapidement que d’autres et à des tarifs différents, contribuant ainsi à renforcer les monopoles qui détiennent déjà le marché, au dépends de l’innovation.

De même, le phénomène faussement nouveau des fake-news a engagé de nombreux législateurs sur la pente très dangereuse de la régulation des contenus, visant à responsabiliser les intermédiaires (sites, plateformes de réseaux sociaux) des contenus considérés comme inappropriés qui seraient partagés sur leurs réseaux. Le Président Macron, à l’occasion de l’ouverture de l’IGF à Paris fin 2018, défendait ainsi dans son discours sur la confiance dans le cyberespace que les principes universalistes de la liberté d’expression étaient devenus trop laxistes et qu’il fallait assumer et faire la part des choses entre des « gouvernements démocratiques et anti-démocratiques, libéraux ou illibéraux » afin de « faire respecter nos valeurs et nos idéaux ». Un positionnement préoccupant qui ouvre la voie vers une censure incontrôlable du débat public en ligne.

Mais d’autres sujets brûlants d’actualité sont encore loin d’être traités. Des questions telles que la responsabilité sociale des algorithmes, qui font de plus en plus partie de la sphère publique, sont devenues cruciales. Quel niveau de transparence les pouvoirs publics peuvent-ils exiger d’un algorithme, une propriété intellectuelle privée, à partir du moment où ses biais peuvent avoir des effets sociaux antidémocratiques et injustes ?[6]

La liste est encore bien longue et ne fait que s’allonger. Respect de la vie privée, neutralité, liberté d’expression, droits humains, universalisation du savoir, décentralisation de la création artistique, taxation des profits de l’industrie des communications, voilà quelques-uns des enjeux de l’agenda public mondial de l’Internet qu’il faut défendre. Il est temps de se réapproprier Internet et de construire le modèle démocratique et émancipateur dont le peuple a besoin.

Crédits photos : Mathieu Fontaine

[1]Ceux qui désirent explorer ces domaines peuvent consulter le fonctionnement de certains des principaux organismes internationaux de réglementation de l’Internet tels que l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), l’ITU (International Telcommunication Union) ou l’IETE (Institution of Electronics and Telecommunication Engineers).

[2]La réflexion sur la nécessité d’une gouvernance mondiale de l’Internet a commencé dans les années 2000, comme le Sommet mondial sur la société de l’information (2005) et la création du Forum sur la gouvernance de l’Internet (FGI) lié au système des Nations Unies, qui se réunit annuellement depuis 2006 mais n’a pas de fonction délibérative.

[3]La faiblesse du cadre juridique d’imposition des bénéfices des multinationales rend cette redistribution encore plus difficile que d’autres services. Alors que le taux normal de la TVA en France est à 20%, Apple a négocié une taxe de 0,005% avec l’Irlande, où se trouve son siège, sur tous ses revenus en Europe.

[4]De même que l’ajustement budgétaire l’était déjà dans les années 1990 après le consensus de Washington.

[5]Au Brésil par exemple seuls 61 % des foyers ont un accès à Internet en 2017.

[6]https://www.bbc.com/mundo/noticias-39883234 voir les cas d’algorithmes utilisés par la justice pour aider le juge dans la définition des peines, avec des biais racistes avérées.

Vincent Glad : « Le rôle de la presse, ce n’est pas seulement d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner »

Particulièrement actif sur Twitter, Vincent Glad a notamment travaillé pour 20minutes.fr et Le Grand Journal. Journaliste à Libération, son approche du mouvement des gilets jaunes fait de lui une personne atypique dans un champ journalistique qui ne lui a rien épargné. Nous sommes revenus sur son parcours et sa perception de l’éthique journalistique.


Le Vent se Lève – Concernant les gilets jaunes, vous êtes très présent sur les réseaux sociaux. Vous avez donc beaucoup réagi et analysé le mouvement. Est-ce que vous pouvez revenir un peu plus en détail sur ce que vous pensez, la manière dont vous percevez le traitement médiatique de ce mouvement social ?

Vincent Glad Je pense que le traitement journalistique a beaucoup manqué d’empathie, de capacité à écouter et à prendre au sérieux les revendications des gilets jaunes. On a trop essayé de plaquer les codes politiques de notre classe sociale — où toute personne doit être classée rigoureusement sur une échelle politique allant de l’extrême-gauche à l’extrême-droite — sur les gilets jaunes qui, eux, ne se reconnaissent pas du tout dans cela. Au départ, pour la presse, le mouvement ne pouvait être que d’extrême-droite, manipulé par des gens plus intelligents qu’eux, c’est-à-dire Marine Le Pen et ses amis.

C’était une forme de théorie du complot. Marine Le Pen n’a rien à voir là dedans, c’est un mouvement grassroots créé par des vrais gens, à partir d’une vraie colère. Un mouvement dans lequel on retrouve des gens d’extrême-droite, mais aussi des gens d’extrême-gauche et surtout beaucoup de gens apartisans.

C’est un mouvement très compliqué, qui échappe totalement aux grilles d’analyses traditionnelles. Selon moi, les gilets jaunes sont dans la droite lignée des mouvements des places du début des années 2010, les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street, qui réunissaient des sociologies très différentes, plus urbaines et plus diplômées. Mais c’était la même logique de collectifs auto-organisés avec des procédures de coordination horizontale.

« Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points. »

Les gilets jaunes ne disent plus « On est contre les 1% » mais « On est contre Macron ». Ce simple mot d’ordre « Macron démission ! » permet d’agréger beaucoup de gens ensemble qui ne pensent pas forcément la même chose. C’est faire du collectif avec des idées politiques antagonistes, en mêlant une diversité d’idées.

Il est frappant de voir que le mouvement des gilets jaunes, qui a débuté sur la question des prix du carburant, a abouti à une revendication majeure qui écrase toutes les autres, à savoir le Référendum d’initiative citoyenne (RIC). À force de délibération sur les groupes Facebook et sur les rond-points, les gilets jaunes sont arrivés à la même conclusion que les Indignés espagnols ou Occupy Wall Street : le problème, c’est la démocratie représentative. Les Indignés espagnols disaient « Ils ne nous représentent pas », on pourrait reprendre ce slogan sur les rond-points.

Les journalistes et les politiques ont eu du mal à comprendre cela au départ, alors que tout était exprimé clairement sur Facebook. Dans un mouvement social normal, on n’a pas accès aux réunions stratégiques de la CGT ou de la CFDT. Avec les gilets jaunes, tout est exprimé de manière claire sur Facebook, dans les Facebook Live d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle et surtout dans les millions de commentaires des internautes.

C’est une masse d’informations qui est inédite. C’est un incroyable trésor. Le problème, c’est que sur ces groupes, l’énonciation est profondément différente du langage médiatique : c’est une parole plus brute, avec beaucoup de points d’exclamation, des fautes d’orthographe, une manière d’écrire qui ne se regarde pas écrire, une manière d’écrire comme on parlerait.

Un journaliste normal – et moi le premier au départ – est entraîné à considérer cela comme de la parole dite de « troll ». Les trolls, ce sont ces gens qui vous répondent vigoureusement sur Twitter pour vous dire que votre article c’est de la merde, que vous êtes un vendu au pouvoir, voire un « collabo ».

En fait, les trolls, plus largement, ce sont ceux qui ne pensent pas comme vous et/ou ne s’expriment pas comme vous. C’est une population que les journalistes ne voient plus sur internet. Ils existent, ils commentent sous tous les articles, mais on préfère ne pas les voir. Les gilets jaunes, c’est cela, c’est l’irruption des trolls dans l’action politique. Ces gens qu’on a négligés parce que leur parole était trop brute, trop loin de nos formats d’écriture qui sont aussi des formats de pensée.

En tant qu’interface entre le Facebook des rond-points et le Twitter des centre-villes, je suis aux premières loges de cette incompréhension entre les deux mondes. Dès que je poste une capture d’écran d’un message d’Eric Drouet ou de Maxime Nicolle, je reçois une volée de commentaires méprisants sur leur orthographe: « Et encore cette orthographe de primates ! », « Le point commun entre tous les gilets jaunes est l’orthographe, la conjugaison, la grammaire et d’une façon générale le Q.I. », « Ils ont le niveau intellectuel proportionnel à celui de leur orthographe !! » (sic).

Le mépris social par rapport aux gilets jaunes, je me le prends en pleine face tous les jours sur Twitter. Alors j’essaye tant que faire se peut d’expliquer que tout est plus compliqué que cela, que non, ce ne sont pas des débiles, qu’ils ont inventé des formes de mobilisations très intéressantes, que leurs leaders informels font preuve d’une transparence qu’on aimerait voir chez les leaders politiques.

Je trouve que les meilleurs articles produits sur les gilets jaunes ont été faits par des journalistes qui ont pris le temps d’écouter les gens sur les rond-points, qui ont fait preuve de beaucoup d’empathie et ce, sans mépris social. C’est l’attitude qu’on aurait tous dû avoir. En journalisme, il ne suffit pas de tendre un micro. Il faut aussi et surtout écouter les gens et comprendre leur logique, ce qui est tout à fait différent.

Je pense notamment à cet article exceptionnel de Florence Aubenas dans Le Monde. Ou au travail au long cours d’Emmanuelle Anizon dans L’Obs, qui apporte à l’occasion un peu de vérité du terrain (et ça en manque) sur le plateau de C dans l’air. Il y a une phrase d’une gilet jaune qui m’a beaucoup marqué dans l’article de Florence Aubenas: « Ça faisait des années que je bouillais devant ma télé, à me dire : « Personne ne pense comme moi ou quoi ? » Quand j’ai entendu parler des gilets jaunes, j’ai dit à mon mari : c’est pour moi. »

LVSL- On réfléchissait tout à l’heure un petit peu aux infox. Elles sont quand même assez omniprésentes dans l’actualité. Il y a eu une loi qui est passée sur ce sujet et des médias ont mis en place ce qu’ils appellent des décodeurs. Comment, en tant que journaliste, est-ce possible de répondre aujourd’hui à cette crise de confiance qui existe dans l’information qui est transmise ?

VG C’est extrêmement difficile. Je pense que le bon fact-checking est celui qui se met à la hauteur des gens. C’est ce que fait CheckNews de Libération, qui au lieu se limiter au déboulonnage de rumeurs, authentifie aussi beaucoup d’informations qui traînent sur Internet. Le fact-checking est parfois mal perçu quand il se borne à dire « Non, c’est faux » ou « Non, c’est plus compliqué que ça ».

En répondant aux questions des internautes, en les aidant à confirmer des informations qui circulent, CheckNews fait, je trouve, un travail salutaire de rapprochement entre les médias et internet. Ce n’est pas un hasard si le premier décompte des blessés suite aux violences policières pendant le mouvement des gilets jaunes a été fait par Check News. Cela répondait à une demande très forte de leurs lecteurs. Avec la profusion de documents amateurs, le travail du journaliste est aussi maintenant d’authentifier ces documents, de vérifier le contexte et ainsi de les placer dans le débat public.

Depuis un mois, j’ai ouvert mes messages privés sur Twitter, ce qui signifie que tout le monde peut m’envoyer un message. Je pensais être submergé de messages haineux et, en définitive, j’ai surtout reçu beaucoup d’informations par ce biais. Je reçois peut-être 100 messages par jour, c’est un enfer à traiter, mais c’est une vraie mine d’or. Les citoyens, comme les journalistes, font aussi leurs recherches sur internet et m’envoient des informations.

Cela prend beaucoup de temps et d’énergie, il faut que je vérifie à chaque fois avant de les publier. Mais je trouve que c’est notre métier de répondre à tous ces gens passionnés, pro ou anti gilets jaunes, qui veulent que je publie ou au moins que je m’intéresse à leur petite trouvaille. Ça m’a vraiment appris à plus écouter internet, à travailler d’une certaine manière en collaboration avec des anonymes.

« Ce mouvement des Gilets Jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information. »

On a souvent dit que les gilets jaunes ne faisaient que propager des infox. Il est vrai qu’au départ ils avaient une très forte perméabilité aux fausses informations, notamment le pacte de Marrakech qui vendrait soit-disant la France à l’ONU. Mais je trouve qu’ils ont évolué en deux mois, ils sont plus méfiants sur les fausses informations, même si je vois encore beaucoup de complots absurdes circuler. Ils savent bien que les infox, ça les décrédibilise, car les médias vont dire du mal d’eux derrière.

Il y a eu récemment une rumeur sur les groupes Facebook qu’une voiture de police avait foncé dans la foule lors d’une manifestation à Strasbourg. Il y avait plusieurs témoignages écrits mais beaucoup de gilets jaunes refusaient d’y croire en disant « Je n’y croirai pas tant que je n’aurai pas vu une vidéo ». Et la rumeur s’est éteinte d’elle-même, faute de preuves visuelles. Donc il y a aussi une auto-modération et un apprentissage de la critique des sources. Pour eux, une source écrite ne vaut en rien une source visuelle. Ce mouvement des gilets jaunes a formé une nouvelle génération à la politique mais aussi au maniement de l’information.

LVSL- Vous avez commencé votre carrière sur des sites d’informations en ligne comme 20 minutes.fr. Selon vous, en quoi internet modifie les pratiques des journalistes ?

VG – Internet, depuis les années 1990, ne cesse de modifier le métier et les pratiques du journaliste. Cela fonctionne par vagues. Une première génération a inventé le métier de journaliste web dans la seconde partie des années 1990. Puis la bulle a explosé et le métier a reflué. Je suis arrivé sur le marché du travail après cela, en 2006, dans un paysage alors assez désert. Personne ne croyait vraiment au journalisme web, il fallait tout reconstruire.

La présidentielle de 2007 a relancé le journalisme sur internet, ça a été une période extrêmement stimulante où une nouvelle génération de jeunes journalistes, dont j’ai eu la chance de faire partie, a pu inventer ou réinventer la manière de faire ce métier sur le web, en partant quasiment de zéro. On était alors au début de YouTube et de Dailymotion, les documents amateurs commençaient à s’inviter dans l’actualité. En 2008, Twitter commence à être utilisé par les journalistes et c’est un nouveau changement radical dans la manière de pratiquer notre métier. Toutes ces nouvelles plateformes ont révolutionné la manière de faire du journalisme.

Aujourd’hui, avec la crise des gilets jaunes, je me fais la réflexion que, depuis cette révolution-là, le métier de journaliste sur internet n’a que peu évolué sur le plan de la forme. Tous les sites web font depuis des années des live écrits, inspirés notamment de l’énergie de Twitter. Avec les gilets jaunes, on découvre l’émergence du live vidéo, notamment des Facebook live, qui jouent un rôle majeur dans la mobilisation. Et je constate que les journalistes ne reprennent pas à leur compte cet outil.

Pourquoi ne pas faire comme ces pages d’info citoyenne qui se sont montées ces derniers mois et qui proposent des Facebook live chaque samedi pour suivre en temps réel la manifestation ? Ce que fait France-Actus, mené par un apprenti carrossier de 18 ans, est assez incroyable sur le plan de la forme : un multiplex de Facebook Live avec un bandeau façon BFM qui défile en-dessous et des interviews en chat vidéo. J’ai l’impression que le journalisme web s’est un peu endormi ces dernières années. On a perdu cette envie de réinventer les formes du journalisme (à l’exception notable de Snapchat, que des médias comme Le Monde ont très bien su s’approprier). Du coup, ce sont des amateurs qui le font et qui nous mettent une sacrée claque.

Pour suivre les gilets jaunes, je publie énormément de contenu sur Twitter parce que je sais que je suis beaucoup suivi par mes confrères journalistes, et je veux leur montrer ce qui se passe sur Facebook, comme une envie de leur dire « Allez y, allez voir ce qu’il s’y passe, ne restez pas là dans cette terrible bulle de filtres qu’est Twitter ». En tout cas, sur les gilets jaunes, et c’est une première pour un événement d’actualité majeure, c’est là où ça se passe. Au départ, en novembre, il n’y avait quasiment aucun journaliste qui suivait les groupes Facebook de gilets jaunes, un lieu central du mouvement, que je considérerais comme une sorte d’assemblée générale permanente et à ciel ouvert du mouvement. Depuis, ça a changé, les journalistes ont compris que c’était un nouveau terrain d’investigation et une source comme une autre.

LVSL- Sur votre parcours, vous avez travaillé une saison pour le Grand Journal avant de quitter l’émission. Comment vous en êtes venu à travailler au Grand Journal et pourquoi vous avez fait le choix de quitter l’émission ?

VG – Comment suis-je arrivé là ? À l’époque, j’avais décidé d’arrêter le journalisme et de faire de la sociologie. Je m’étais inscrit à l’EHESS. Je n’ai pas pu finir mon mémoire. On m’a proposé juste avant l’élection présidentielle, six mois avant 2012, de rejoindre le Grand Journal pour suivre la campagne sur le web. C’était une proposition qui était compliquée à refuser, on était en pleine campagne présidentielle, des moments majeurs pour le journalisme.

Ce fut une expérience intéressante mais, disons, compliquée, parce que la télé avec une telle audience est quelque chose d’extrêmement stressant. Il est difficile d’être aussi bon dans un format télé que sur Internet. Sur Twitter, ou quand j’écris un article sur le web, j’ai 100% de liberté, je n’ai quasiment pas d’editing derrière. Je maîtrise tout de A à Z. À la télévision, quand on est chroniqueur, on maîtrise 20%. Tout le reste, c’est le dispositif, et cela m’échappait.

J’en ai conclu que la télé de forte audience n’était pas forcément mon truc. Si on va en télé, il faut vraiment avoir des conditions béton pour le faire. Sur ce type d’émission, j’avais une minute trente pour parler. C’était très compliqué. J’ai arrêté au bout d’un an et demi et je suis retourné à mes activités écrites, plus artisanales. Après, ça a été une expérience intéressante, j’ai été au cœur du dispositif médiatique et je comprends mieux la télévision, qui est un monde sur lequel on a des milliers de fantasmes.

LVSL- Qu’est-ce que vous pensez de la gestion des chaînes privées ? Est-ce que vous avez l’impression que les journalistes sont beaucoup contraints ? Est-ce qu’il y a des objectifs spécifiques qui sont posés quand on travaille pour une chaîne privée ?

VG – C’est une question difficile parce qu’on n’a jamais de rapports avec l’actionnaire. Quand j’étais à Canal Plus, ce n’était pas encore Vincent Bolloré, c’était Vivendi. Je ne savais même pas vraiment toutes les entreprises qu’ils possédaient. Je me souviens être devenu la cible des fans de Free parce que j’avais dit du mal de la nouvelle box de la marque. Sur les forums, je prenais très cher : « Vincent Glad est vendu à SFR, c’est une honte, il a lu une chronique écrite par son actionnaire ». Je venais d’arriver à Canal + et j’ai appris à cette occasion que Vivendi possédait SFR…

Le rapport avec l’actionnaire, quand on est un petit journaliste de base, est toujours extrêmement lointain. Aujourd’hui, à Libération, je bosse pour Patrick Drahi, qui d’ailleurs a racheté SFR, ça me poursuit. Quel est mon rapport avec l’actionnaire ? Je n’en ai aucun. Après on ne peut pas nier qu’il y a une forme d’auto-censure. Pour éviter les emmerdes, je vais plutôt éviter de me lancer dans une grosse enquête sur SFR, ma position serait trop compliquée. Même si je note que Libé avait dit beaucoup de mal de la stratégie dans les télécoms du groupe Altice ces derniers mois. C’est évident que je préférerais que la presse française aille mieux financièrement et qu’elle ne soit pas dans les mains d’une poignée de milliardaires. On ne serait pas sans cesse obligé de se justifier là-dessus, ce que beaucoup de journalistes vivent mal.

Au-delà des actionnaires, je trouve que le problème actuel du journalisme est que nous vivons dans une véritable bulle, loin de la vraie France. Je ne parle ici que du journalisme national, la presse régionale a moins ce problème et est nettement plus au contact de ses lecteurs. En Allemagne, les journaux nationaux sont basés à Berlin, Francfort, Hambourg ou Munich. En France, tout est centralisé à Paris. Être journaliste à Paris, c’est souvent n’avoir que des amis journalistes parisiens, ce qui crée ce qu’on appellerait sur internet « une bulle de filtres ». Quand j’ai fait mon école de journalisme, j’étais un petit mec de 19 ans venu de Lorraine. J’ai l’impression qu’on m’a appris à devenir un journaliste parisien. Pendant deux ans, je n’ai rencontré que des journalistes ou des futurs journalistes et quand je suis arrivé à Paris, j’étais parfaitement prêt pour intégrer cette bulle.

Sur les gilets jaunes, c’est évident qu’on n’a rien vu venir. C’est une classe sociale qui n’est pas du tout celle des journalistes, avec un mode d’expression, un niveau de langage radicalement éloigné du nôtre. On a profondément manqué d’empathie au début, avec une forme de mépris social vis-à-vis de cette révolte qui ne ressemblait à aucune autre. On n’a pas voulu prendre au sérieux leurs revendications. Le « Macron démission ! » n’a pas été analysé, il a juste été vu au départ comme de l’ignorance, comme le témoignage de manifestants qui ne comprennent rien à la politique, alors que c’était littéralement leur programme politique.

Les médias ont eu un gros temps de retard sur le thème des violences policières. Moi qui suis plongé dans deux bulles de filtre différentes, celle des gilets jaunes sur Facebook et celle des journalistes sur Twitter, je voyais le fossé se creuser chaque jour un peu plus entre les deux arènes. D’un côté, Facebook pleurait avec ces mosaïques de gueules cassées au flashball. De l’autre, rien ou presque, à part le travail exceptionnel du journaliste indépendant David Dufresne, qui recense un par un tous les cas de violences policières sur son compte Twitter.

Au début, je ne voulais pas y croire, je me disais que ce n’était pas possible. Le gouvernement ne pouvait pas sciemment demander à sa police de tirer à coup de lanceurs de balles de défense sur la tête des manifestants. J’ai l’impression que j’ai été victime de l’habitus journalistique qui fait qu’on se méfie toujours de toute théorie du complot, qu’on est toujours trop mesuré, trop lent avant de s’indigner. Je me disais « ce n’est pas possible, l’État ne peut pas faire ça, ça ne peut être que des bavures isolées ».

« Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner.»

De toute façon, si la presse n’en parle que peu, c’est bien que ce n’est pas un sujet… Et puis les vidéos de violences policières s’accumulaient, s’accumulaient sur mon Facebook. Twitter était toujours aussi silencieux sur la question. Finalement, ce n’est qu’après l’épisode du commandant Andrieux à Toulon début janvier que la presse a commencé à vraiment traiter le sujet. On s’est rendu compte que le nombre de blessés suite à des tirs de lanceurs de balles de défense était délirant. Quand Check News de Libération a sorti le 14 janvier le décompte des blessés graves chez les gilets jaunes et les journalistes (94 à ce jour), j’ai réalisé qu’on avait vraiment merdé. Ce décompte fondé sur les documents amateurs qui circulaient sur Facebook, on aurait dû le faire bien avant, dès début décembre. On n’aurait pas dû considérer que cette masse de photos et de vidéos policières qui circulait sur les réseaux n’était au fond qu’une forme d’infox.

Je ne dis pas que la presse n’en a pas parlé. De manière éparse, la presse a évoqué ces violences policières. Mais elle ne s’en est jamais indignée. La police tirait sur la tête de manifestants et on faisait comme si c’était normal. Le rôle de la presse, ce n’est pas que d’informer, c’est aussi parfois de s’indigner. Et je trouve que dans notre grande majorité, on a perdu cela. Le journalisme n’est plus militant ou si peu.

Nous sommes devenus des petits fonctionnaires de la vérité, obsédés par le fait de ne pas relayer des infox. Les vidéos de violences policières pleuvent sur Facebook mais nous sommes au-dessus de cela, on ne va quand même pas prendre au sérieux des documents amateurs qui ne prouvent rien. Or, c’était précisément notre métier de sortir ces vidéos de Facebook, d’enquêter sur le contexte et d’attester qu’elles étaient authentiques pour les porter dans le débat public. Qui a été montrer à Christophe Castaner ces vidéos ? C’était pourtant notre rôle. Si le journalisme a perdu ce côté militant, ce n’est pas de la faute de Drahi, Bolloré ou autres. C’est de notre propre faute.

LVSL- Cela encourage à questionner la formation en école de journalisme. Vous avez peut-être lu le livre de François Ruffin Les petits soldats du journalisme. Pensez-vous que vous dressez le même constat que lui ?

VG – J’avais au départ une assez mauvaise image de Ruffin, justement parce que j’avais lu son livre avant d’entrer en école de journalisme, environ deux jours avant et je n’ai pas retrouvé ce qu’il décrivait. Je pense qu’il a fait un livre très unidirectionnel avec un peu de mauvaise foi. Après, je crois qu’il y a un vrai problème avec les écoles de journalisme.

Par l’apprentissage des formats du journalisme, qui sont extrêmement réducteurs (des reportages d’une minute trente), d’une certaine manière, on nous formate l’esprit. On nous forme à devenir un journaliste bien poli avec cette sorte de modération, de pondération, de sérieux. Ce qui m’avait désagréablement surpris, c’est qu’on m’apprenait des formats ultra courts. Dans un reportage d’une minute 30 en radio, si on considère qu’il faut placer deux interviews de 20 secondes et mettre des commentaires qui présentent les interviews, on ne dit absolument rien. Ça m’avait sidéré. Après, les écoles sont conscientes de ce problème et on fait aussi des formats longs bien plus intéressants. Mais impossible d’échapper à ces cours de télé et de radio que je détestais où il n’était question que de forme, jamais de fond.

Par ailleurs, ça manque beaucoup de réflexion. Je pensais que j’allais dans une école où on allait réfléchir, réfléchir, réfléchir. Il n’en fut rien, on apprenait surtout des techniques pour faire rentrer ce qu’on a vu sur le terrain dans un format bien défini et souvent réducteur. Je précise que j’ai aussi donné des cours de journalisme pendant plusieurs années et qu’on m’a toujours laissé faire ce que je voulais, dans la plus totale liberté.

Si formatage il y a, c’est aussi parce que les journalistes qui viennent donner ces formations reproduisent logiquement auprès de leurs élèves certains de leurs mauvais réflexes. Les écoles de journalisme ne sont structurellement pas l’endroit où on peut renouveler nos pratiques car ce sont les journalistes d’aujourd’hui qui forment les journalistes de demain, avec souvent un peu trop de déférence. Il faut être un jeune con en école de journalisme et ne pas suivre aveuglément ce que t’apprennent tes profs, mais c’est forcément difficile.

LVSL- Nous avions un peu abordé ces questions en ce qui nous concerne. Il y avait notamment le fait, assez flagrant, qu’Emmanuel Macron était devenu une forme de candidat des médias. Depuis, un certain nombre de mesures ont été prises par le président de la République. Qu’est-ce que vous pensez du rapport qu’entretiennent Emmanuel Macron et le gouvernement avec la presse ?

VG – C’est compliqué. Je sais qu’il y a cette accusation, dans le livre auto-édité Crépuscule de Juan Branco, qui connaît un grand succès sur internet ces dernières semaines. Ce dernier explique que Macron a été porté au pouvoir par l’oligarchie, par des milliardaires qui le soutenaient. Je n’ai pas d’avis sur la question, je n’ai pas enquêté là-dessus.

Après, c’est évident qu’il a été porté par la vague médiatique, par le buzz favorable que lui ont réservé les éditorialistes. Cela étant, je considère aujourd’hui que les médias ne font pas tout, qu’il existe ce formidable contre-pouvoir qu’est internet et que l’unanimisme médiatique peut aussi avoir des effets indésirables si internet se constitue en opposition. Regardez ce qu’il s’était passé en 2005 avec le référendum sur le Traité européen. Les médias défendaient assez largement le « Oui », et c’est le « Non » qui l’a emporté, porté en partie par la contre-scène d’internet.

Que les médias aient été plutôt macronistes pendant la campagne, c’est un fait. Mais regardez ce qu’il s’est passé avec l’affaire Benalla. Pendant 2 semaines — et alors même qu’on venait d’être champions du monde et qu’on pensait à autre chose — les médias ont matraqué cette affaire. Donc il est difficile de dire que les médias sont foncièrement macronistes. Les médias sont avant tout moutonniers, et quand un cycle médiatique se lance, tout le monde va dans le même sens. Que ce soit pendant la campagne pour saluer la fraîcheur du candidat Macron, que ce soit pour le détruire ensuite pendant l’affaire Benalla ou même tout récemment pour découvrir qu’il y avait finalement des violences policières.

Les journalistes détestent qu’on dise « les médias » car les choses sont effectivement plus compliquées que cela. Force est de constater toutefois que souvent, lesdits médias tirent tous dans le même sens et dessinent des « séquences médiatiques » où on sature l’antenne d’un même sujet. Qu’ont à faire dans cette histoire Arnault, Drahi, Bolloré, Bouygues et Lagardère pour ne citer qu’eux ? Je pense qu’ils ne comprennent pas eux-même comment ça marche et qu’est-ce qui fait qu’un sujet fait subitement la Une. Entre l’actionnaire, tout en haut, et le petit journaliste de base comme moi, il se passe des millions d’interactions. Ce n’est pas une flèche d’influence directe. C’est quelque chose de très difficile à expliquer et je comprends le soupçon qu’a le public par rapport à cela.

Les réseaux sociaux au cœur de la bataille culturelle

De gauche à droite : Louis Scocard, Pierre Gilbert, Tatiana Ventôse et Antoine Léaument.

Vous n’avez pas pu assister à notre Université d’été ? Revisionnez le débat sur le rôle des réseaux sociaux dans la bataille culturelle. Nous recevions Louis Scocard (Apolitiquement correct), Tatiana Ventôse (Le Fil d’actu) et Antoine Léaument (Le Bon Sens).

©Ulysse Guttman-Faure