« La révolte des élites » : faut-il lire Christopher Lasch ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Réactionnaire ? Visionnaire ? Progressiste authentique critique de la modernité ? Christopher Lasch a suscité les mêmes controverses, aux États-Unis, que Jean-Claude Michéa en France – qui est souvent décrit comme l’un de ses continuateurs. Son oeuvre phare, La révolte des élites, a tour à tour été acclamée comme ayant saisi l’esprit du temps, et décriée comme un pamphlet sans rigueur historique ou sociologique. Alors que le thème de la sécession des élites prend une place croissante dans le monde médiatique, il convient de s’intéresser à l’auteur de la notion.

Une prophétie désabusée

Quand Christopher Lasch écrit La révolte des élites en 1993 et 1994, il y consacre ses derniers mois. C’est le constat d’un homme qui n’a plus rien à espérer. Aidé par un élan d’un pessimisme dépressif, il se lance dans l’écriture de l’un des ouvrages de prospective qui fera date dans l’histoire du domaine. Il meurt en février 1994 d’un cancer généralisé. Stoïque face à la mort, il refuse toute forme d’acharnement thérapeutique.

Faut-il y voir la marque d’une cohérence entre sa vie et sa pensée ? Historien de métier, l’universitaire américain consacre sa carrière à l’analyse de l’évolution des mœurs et de la famille aux États-Unis. On lui doit entre autres un ouvrage majeur sur la « transition narcissique » des sociétés occidentales1, une analyse prospective du déclin des élites2 et un ouvrage posthume sur le féminisme3.

Lasch est un historien étrange. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse (…) et prend un ton de prêcheur. Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos.

Il s’y fait souvent plus chroniqueur qu’historien, utilisant l’arrière fond de ses connaissances historiographiques pour faire un tableau sans pitié de l’histoire qu’il voit se dérouler devant lui. Moraliste, il s’y fait le critique le plus fervent de l’individualisme contemporain, de l’atomisation sociale, et du broyage lent de la famille traditionnelle, prise en étau par l’extension concomitante du domaine du marché et de celui de l’État.

Lasch fait l’objet d’un culte souterrain. Culte parce qu’un fan-club réduit se plaît à soutenir que la majorité de ses hypothèses prospectives se sont vérifiées plus que quiconque n’aurait osé l’imaginer4. Souterrain, parce que ses analyses détonnent souvent avec ce qu’il est de bon ton de professer dans la sphère médiatique. Souterrain, aussi, parce que Lasch est inclassable. Car Lasch n’a eu de cesse de rejeter l’artificialité des clivages du monde politique contemporain. À une époque où il fallait choisir entre le New York Times ou la National Review pour mieux arriver dans le monde, il n’a appartenu ni à l’un ni à l’autre.

Réactionnaire pour les uns, il est trop progressiste pour les autres. Critiquer en même temps l’impérialisme américain et la révolution sexuelle lui a valu les foudres des uns et des autres. C’est cette ambiguïté fondamentale qui le plonge dans la solitude et, il faut le souligner également, le conduit à un échec politique violent. La révolte des élites est un livre où se disputent le fatalisme et l’amertume.

On le rapproche souvent, outre-Atlantique, de Cornelius Castoriadis. Il n’y connaîtra que peu de continuateurs en France. On ne pourra citer comme héritier notable que Jean-Claude Michéa5, à qui nous devons la préface de la présente réédition6. Son statut en marge du système universitaire empêche d’y voir une reconnaissance officielle. Exception qui mérite d’être notée, un livre lui a été consacré par Renaud Beauchard, professeur d’université à Washington7.

L’une des œuvres antérieures de Lasch avait fait l’objet d’une publication dans une collection dirigée par Emmanuel Todd chez Robert Laffont 8. On reconnaît l’influence de Lasch sur toute une série de sujets qui parcourent son travail (la stratification éducative, l’évolution des mœurs…). Mais il prend lui-même ses distances. Dans son essai politique sur la crise des gilets jaunes 9 il se méfie d’un auteur qu’il trouve un peu moralisant.

Lasch historien

Lasch et ses élèves lors d’un séminaire à Rochester dans les années 1980.
(Source : Université de Rochester)

Lasch est un historien étrange. Il refuse de mettre en avant les marques formelles de sa démonstration. Il n’hésite pas çà et là à faire des emprunts à la psychanalyse. C’est la partie de son livre qui est incontestablement datée. Tout son appareillage empirique est par ailleurs renvoyé en bibliographie. Cette démarche ne peut qu’agacer le quantitativiste ou l’amateur d’histoire sérielle10. Lasch demande trop souvent qu’on le croie sur parole. Pire, peut-être, il prend un ton de prêcheur.

Si l’on surmonte ces réserves, on peut apprécier la cohérence du propos. La Révolte des élites est avant tout une tentative d’histoire récente. Il y fait défiler l’essentiel des mutations de la vie américaine et de ses élites depuis la fondation du New Deal. Prenons un homme dans ces élites. Appelons-le John Junior (Jr). John Jr est le fils d’un militaire. Son père est un patricien de la côte est. Un bon épiscopalien. Sa famille a fondé les États-Unis. C’est ce qu’il vous dira.

John Senior a fait la Seconde Guerre mondiale. Comme tant d’homme de l’aristocratie américaine, il a été poussé par la culture de son milieu, pleine de patriotisme et d’esprit du devoir. En rentrant il est devenu homme d’affaires. Quelques années plus tard, il s’est fait élire comme député dans la législature de son État. Quelques années après, il était sénateur au Congrès.

John Junior n’ose pas le dire, mais il trouve ça désuet. Comme beaucoup de jeunes diplômés des nouvelles classes supérieures, il a pu éviter ou reporter sa participation à la Guerre du Vietnam. Les rednecks de son âge, enfants de ceux que son père avait commandés en Normandie n’eurent pas ce privilège. John Jr est devenu conseiller juridique dans une grande firme à New York. Son fils, plus tard, ira en Californie.

Ce qui peut arriver aux Américains de l’intérieur ne l’intéresse pas. Comme beaucoup de jeunes diplômés, il a fait sécession par le haut. Au fil de sa carrière il a vu bien des choses passés. Enfant du baby-boom, il a gardé le plein emploi. Quand les usines ont fermé, il ne s’est pas inquiété. Pour lui c’était normal. Il faut que les rednecks s’adaptent. “Le monde il bouge et il bouge vite.” Ils n’avaient qu’à faire des études. Ou s’ils n’ont pas pu en faire, c’est parce qu’ils ne sont pas intelligents.

John Jr ne croit plus en la démocratie. Il trouve que c’est idiot. Idiot parce que les rednecks sont bêtes, pas très utiles et mal éduqués. C’est ce qu’il vous dira. S’il lui professe un profond attachement, ce n’est plus que par pure convention sociale. Ses collègues sont passés par le supérieur. Ils pensent tous comme lui.

Dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

John Jr peut sembler inférieur à ce qu’était son père. Dans les faits, il l’est. Ce n’est qu’en tant que bloc sociologique que sa puissance s’est accrue. John Sr était pris dans la masse nationale. Le groupe des patriciens de la côte Est, très fermé, n’a jamais prétendu à l’autarcie. John Jr quant à lui peut vivre dans son milieu. Avec les enfants du reste de l’aristocratie américaine, il a été rejoint par les transfuges des classes populaires, aspirés par le système scolaire. Ils se sont regroupés dans des villes pour eux, des quartiers pour eux. Par effet de polarisation géographique, sur des États tous entiers. Ils ont leurs propres élus, au local et au fédéral. Ils n’ont plus de compromis à faire, ou alors à la marge.

Lasch plus que personne avait compris la puissance politique de ce mépris social des nouveaux éduqués. A la suite de Michael Young11, ce livre en est la longue démonstration. Ce qui était à l’état d’intuition à son époque prend sa pleine force aujourd’hui.

Il montre le renfermement sur lui-même de ce groupe. Renfermement géographique, politique, mais aussi professionnel. Les ascensions sociales spontanées, fondées par l’expérience empirique du travail et de la vie quotidienne sont en déclin. À la place il faut un diplôme pour tout, et les éduqués supérieurs se recrutent entre eux, en silo. Le civisme, moteur populiste de la démocratie américaine, s’est enrayé. Lasch en tire deux conséquences principales, fruits de l’évolution intellectuelle des John Jr d’Amérique.

Lutte culturelle contre lutte sociale

Il croit observer un décalage complet quant aux débats idéologiques qui ont cours au sein des élites. Incapables de s’opposer sincèrement les uns aux autres sur des questions d’ordre matériel, les éduqués supérieurs ont ravivé la politique comme lutte culturelle (dévoiement de la question des LGBT sur des luttes symboliques et marginales, questions migratoires, etc). C’est une grande lutte symbolique entre le Bien et le Mal, où le Progrès doit triompher. Elle s’oppose aux aspirations fondamentales des Américains, qui font converger d’un côté le modèle familial traditionnel, le travail et la probité, avec la défense d’un État social minimal fondé sur l’aide ponctuelle à ceux qui traversent une phase difficile. Par le jeu des partis, ils ont aujourd’hui tout perdu.

En conséquence, le communautarisme est érigé en modèle national. Il faut comprendre sa cohérence avant de le critiquer : dans une société où le débat public fondé sur des questions matérielles (salaires, infrastructures) a disparu il est tout à fait rationnel de déposséder l’État de ses leviers d’action au profit d’institutions subsidiaires dédiées au clientélisme local et à la représentation symbolique des minorités.

Mais la défense acharnée de la diversité est aussi une conséquence de la lutte culturelle. Elle pose comme enjeu moral central l’exaltation de différences ethniques marginales entre des groupes aux intérêts convergents. Si John Jr a plus de sympathie pour les Noirs et les Latinos que pour les rednecks, ils n’en sont pas moins plus économiquement proches les uns des autres qu’ils ne le seront jamais de lui.

En découle aussi une gestion quartier par quartier. John Jr et les siens sont paternalistes. Ils cultivent une clientèle afro-américaine, mais ne lui feraient jamais confiance pour élever ses propres enfants. La vie familiale de quartiers tout entier est donc absorbée par ceux que Lasch appelle les “professionnels de la pauvreté” et la bureaucratie de l’assistance sociale.

Cette désagrégation accompagne le déclin des rôles traditionnels. Lasch étudie le déclin des solidarités de quartier et de la segmentation des activités des adultes. Loin de faciliter la cohabitation, la disparition progressive des sociabilités spécifiquement masculines ou spécifiquement féminines a un impact sur la psychologie des adultes, et supprime un bon nombre de soupapes de décompression. La disparition de la vie de quartier quant à elle, prive les enfants d’une éducation qui s’était toujours partiellement faite en dehors du foyer.

Non contents d’avoir détruit les réseaux traditionnels de confiance, John Jr et les siens ont prétendu en créer de nouveaux. Ils ont exalté le statut de victime. Ils ont encouragé les mouvements communautaires. Plutôt que de respecter le caractère civique de la lutte pour l’égalité – sans parler de sa dimension économique -, ils n’ont voulu voir que dans les Noirs des victimes immémoriales. De là un mépris pour leur éducation, où sous prétexte de ne pas les aliéner à la culture blanche fut toléré qu’on enseigne aux enfants noirs des programmes aux rabais.

On ne comprendrait pas la puissance de la chute sans la préciser un peu. Lasch fait une histoire du déclin de la presse. Il montre que les têtes qui sortent vides du système scolaire perdent toute chance de se remplir. Ou alors plus par le biais des chaînes traditionnelles. Le conformisme et la culture des relations publiques ont vidé la grande presse de toute forme d’intérêt. De là découle le déclin des mots dont le stade final est un monde inversé.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi. Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Et la dégradation du langage ne trouve aucun secours dans l’Université. Lasch reproche aux universitaires de s’être réfugiés derrière un jargon incompréhensible qu’ils parviennent à faire passer à leurs yeux hallucinés pour de la scientificité. Loin de défendre le canon, ils s’y attaquent par un pseudo-radicalisme qui ne parvient à faire illusion qu’auprès de leurs critiques droitiers, ravis d’avoir enfin trouvé une hydre. Lutter contre cette hydre devient alors le sport national de la droite américaine, à défaut de proposer un véritable projet de société.

Lasch moraliste

Qualifier Lasch de moraliste, c’est commettre un doux euphémisme. Lasch est un auteur intensément moral. Il oscille tour à tour entre le dévoilement ironique propre aux moralistes classiques (La Bruyère, La Rochefoucauld), la violence des pamphlétaires marxistes et le lyrisme vigoureux du prêcheur évangélique. C’est, en fonction du goût, ce qui fait son charme ou les pires de ses défauts.

Lasch ne cache pas sa préférence pour les anciennes élites. “Elles au moins avaient le sens des responsabilités.” L’adhésion à des valeurs collectives comme le patriotisme et la foi chrétienne avait l’effet d’un contrôle anthropologique sur leurs esprits. Elles atténuaient par là la brutalité du capitalisme de marché. Elles pouvaient mépriser le peuple, mais “c’était le leur“. Et le refus des élites de se préoccuper du peuple, c’est la fin de la démocratie. Les derniers chapitres de La Révolte des élites sont si moraux qu’ils en sont presque métaphysiques. Le début de l’essai déjà, annonçait la couleur. Au chapitre 4, Lasch ne se demande pas si la démocratie peut survivre. Il se demande si elle le “mérite”. C’est incontestablement l’une des limites de Lasch, qui tend comme le notait Serge Halimi à sous-estimer la brutalité des élites du passé.

Ces réserves, profondes, n’enlèvent rien au caractère contemporain de sa critique des élites. On peut y trouver une filiation dans l’œuvre de Christophe Guilluy. Sa France périphérique12, c’est Lasch spatialisé, et actualisé au contexte français. En effet, la métropolisation conclut le processus lent de séparation des élites du reste de la population. Elles ont achevé par la distance physique leur séparation de classes populaires avec qui elles ne sentent plus rien de commun et qu’elles ont abandonnées dans la mondialisation.

Sa pensée gagnerait-elle à être étudiée en France ? Dans le conflit des gauches, Lasch a incontestablement un rôle à jouer. Sa critique au vitriol du progressisme libéral, qui n’est liée en rien aux intérêts réels de la majorité de la population, trouve un écho tout particulier dans le contexte de la primaire EELV.

« Somme de passages percutants et de chapitres inutiles, le livre est étrange », notait Serge Halimi : « juste et sommaire, stimulant et irrecevable, subversif et réactionnaire ». Nous ajouterions : pour comprendre la pertinence comme les limites du sentiment de “sécession des élites” qui caractérise l’esprit du temps, il faut lire Lasch.

Notes

1. Christopher Lasch. Culture of Narcissism : American Life in An Age of Diminishing Expectations. WW Norton & Co, 1979.

2. Christopher Lasch. The Revolt of the Elites And the Betrayal of Democracy. WW Norton & Co, 1994

3. Christopher Lasch. Women and the Common Life : Love, Marriage, and Feminism. 1997.

4. On laissera au lecteur le soin de juger dans quelle mesure, cf supra.

5. Philosophe d’obédience marxiste.

6. Christopher Lasch. La Révolte Des Elites – Et La Trahison de La Démocratie. Champs Essais. Flammarion, 2020.

7. Renaud Beauchard. Christopher Lasch : Un Populisme Vertueux. Le Bien Commun. Paris : Michalon éditeur, 2018. isbn : 978-2-84186-898-8.

8. Christopher Lasch. Le complexe de Narcisse : la nouvelle sensibilité américaine. French. Paris : Éditions Robert Laffont, 1981. isbn : 978-2-221-00621-4.

9. Emmanuel Todd et Baptiste Touverey. Les Luttes de Classes En France Au XXIe Siècle. Paris XIXe : Éditions du Seuil, 2020. isbn : 978-2-02-142682-3.

10. Courant historiographique qui s’est développé dans les années 1950 à 1970. Il a proposé une lecture de l’histoire appuyée sur les sources chiffrées et leur analyse à long terme.

11. Auteur de The Rise of the Meritocracy, en 1958, où il invente le terme. En 2034, sa dysto- pie offre le tableau de ce que donnerait selon lui une société qui se prétend gouvernée par l’équation QI+Effort=Mérite.

12. Christophe Guilluy. La France Périphérique : Comment on a Sacrifié Les Classes Populaires. Paris : Flammarion, 2014. isbn : 978-2-08-131257-9.

La Commune et la révolte des artistes

Eau-forte de 1874 représentant la chute de la Colonne Vendôme en 1871, lors de la Commune de Paris
Eau-forte de 1874 représentant la chute de la Colonne Vendôme.

Tandis que les Prussiens assiègent Paris, Gustave Courbet exhorte les artistes à soutenir collectivement l’insurrection. Avec un gouvernement en fuite et des ennemis aux portes de la capitale, la situation critique fournit l’occasion de recouvrer un honneur que la France a perdu à Sedan. Par esprit d’utopie ou par désir de révolte, les artistes communards sortent alors de leurs ateliers pour dépeindre une vie libre et digne, dont les hommes seraient les acteurs et Paris, la scène.

Mouvement éclair dans l’histoire de France, la Commune de Paris ne partage pas seulement son extrême brièveté avec ce phénomène atmosphérique mais également les intenses énergies déployées sur une surface très limitée. Pendant un peu plus de deux mois, un mouvement ouvrier proche des idées proudhoniennes ou communistes gouvernera la ville, réformera les institutions et organisera une résistance contre le gouvernement de Versailles. Cette brièveté, toutefois, est trop souvent perçue comme une fulgurance dépouillée de toute considération artistique. L’exil de Courbet, à qui l’on a attribué la destruction de la colonne Vendôme, aura sans doute contraint les artistes communards à se taire – notamment Rimbaud, dont la présence a récemment été réévaluée à la suite de la découverte d’une nouvelle photo en ce début d’année –, mais l’expérience du siège de Paris et de la Commune ne les aura pas moins influencés, comme en témoignent Le rêve, Paris incendié de Corot ou La Barricade de Manet.

Toutefois, les tableaux seuls ne suffisent pas ; il serait en effet injuste de réduire la Commune à un thème et l’artiste à un simple témoin des évènements, un spectateur assistant passivement à une histoire qu’il retranscrirait dans son œuvre. Car la Commune se révèlera également une période d’engagement des artistes. Là encore, et quoique la figure de Courbet écrase tout le reste, plusieurs fédérations d’artistes verront le jour à Paris ; en saisissant l’occasion que leur fournit la vacance d’un pouvoir étatique fort et centralisé, elles vont se réapproprier la sphère artistique. Les lignes se brouillent alors entre un rapport esthétique au monde et un engagement au sein de celui-ci, entre l’activité solitaire de l’art et la fédération collégiale, entre la poïésis artistique et la praxis politique. Ce flou résulte de la conception classique de l’art, qui isole les œuvres dans des cadres muséaux stériles et mesurés. Les œuvres sont ainsi mises à distance, et commentées de crainte qu’elles parlent elles-mêmes. L’art est ainsi considéré comme objet esthétique, exempt de toute valeur politique – une valeur qu’on accepte éventuellement dans son message mais jamais dans l’œuvre même. Objet de contemplation, l’art n’a pas de bras ; il s’isole de toute considération pratique pour devenir simple objet de plaisir. De fait, et si l’on n’ignore rien du bilan politique de la Commune, l’action des artistes dans ses rangs reste en revanche floue et injustement obscure au regard de la lumière crue qu’elle jette sur la situation des artistes de nos jours. Le rôle des artistes dans la Commune de Paris éclaire ainsi non seulement la place et le rôle de l’art lors des situations révolutionnaires, mais conteste également la vision dominante d’un art oisif et aseptisé.

L’exceptionnel au quotidien

Le Second Empire a mené une planification artistique foncièrement antipopulaire. Au contraire des réformes de 1793 qui visaient à rendre l’art accessible à toutes et tous, le Second Empire a remis l’art sous le giron impérial : Napoléon III se réservait notamment le droit de réquisitionner des œuvres pour ses palais tandis que, plus généralement, l’existence de commandes impériales, d’enveloppes et de pensionnaires en « beaux-arts » garantissaient un art fondamentalement aristocrate et régi par les normes classiques. Cette polarisation se fait ressentir d’une façon plus prégnante encore avec la guerre franco-prussienne car de nombreuses collections muséales sont déportées vers l’Ouest de la France à mesure que les forces Prussiennes avancent vers Paris, privant de fait les Parisiens de nombreux chefs-d’œuvre. La tâche principale de la fédération des artistes consiste alors à libérer l’art de ses carcans impériaux et d’en faire l’objet d’une expérience populaire. Sans pour autant le rendre banal, il s’agit de rendre l’art accessible à tous et, pour y parvenir, de le proposer dans l’espace public. La Commune favorise alors les concerts publics, l’éducation artistique, la reproduction en façade et l’accrochage d’œuvres en mairies. Les bâtiments publics sont ainsi mis à disposition pour devenir œuvre, ou en accueillir ; l’art s’ancre dans le monde vécu, en totale rupture avec la figure luxueuse du musée.

« Il y a un objectif double : tout d’abord celui de généraliser l’art mais également celui d’éduquer le peuple et de lui donner les valeurs qui sont celles de la Commune par le biais de l’art. »

Par ailleurs, les icônes et symboles religieux sont enlevés des écoles pour être remplacés par des reproductions d’œuvres afin d’être donnés à voir aux enfants. L’expérience artistique n’est en effet pas perçue comme un moment de contemplation mais comme un outil éducatif puissant pour les acteurs de la Commune, aux yeux de qui l’éducation incarne l’un des grands enjeux – à tel point qu’une partie non-négligeable des réformes menées sous la Commune sera reprise par la IIIème République alors même que celle-ci avait fait l’anathème de 1871. Non seulement les artistes sont présents au sein de la commission éducative de la Commue à travers les figures de Clément, Vallès et Courbet, mais l’art se trouve également au cœur de la politique d’instruction communale. Inspirée par la méthode d’éducation dite « intégrale » de Charles Fourier, la commission désire former des hommes complets c’est-à-dire rodés tant intellectuellement que manuellement et par extension, capables d’écrire, de penser, de fabriquer de l’artisanat et de créer de l’art. Les élèves ne doivent donc pas assister aux seuls enseignements littéraires ou scientifiques mais également à des cours de dessin, de sculpture sur bois ou de modelage, de sorte qu’il n’y ait ni hypertrophie ni césure entre ce qui relève du manuel et ce qui relève de l’intellectuel.

Le déploiement d’œuvres dans l’espace public sert ainsi à mettre en place des modèles communs et des canons éducatifs vis-à-vis desquels tous les individus peuvent se référer et se former artistiquement. Cet usage de l’art le distingue d’une vision petite-bourgeoise qui en fait un pur objet d’appréciation esthétique, détaché de toute considération intellectuelle ou de tout effet sur son spectateur. Au contraire, l’art est ici pensé comme « image intelligente et moralisatrice ». La scission est double par rapport à la mentalité bourgeoise, car l’éducation intégrale s’oppose à la scission corps-esprit et par conséquent à la division technique du travail en tâches intellectuelles et tâches manuelles. Or cette scission représente un élément clé de la domination bourgeoise, puisqu’elle dépossède le travailleur d’une partie de ses facultés tout en monopolisant les compétences technologiques devenues consubstantielles à la production. La généralisation communale de l’art n’entre donc pas dans une logique corporatiste, il s’agit au contraire de démocratiser les compétences tant pratiques qu’intellectuelles dans le cadre plus large de l’éducation intégrale, dans le but de déjouer l’aliénation ouvrière.

L’objectif est double : généraliser l’art mais également éduquer le peuple et de lui donner les valeurs qui sont celles de la Commune par le biais de l’art. Cette généralisation s’étend dès lors par-delà le seul domaine de l’art : en régénérant celui-ci, en le replaçant dans le monde vivant, c’est l’homme lui-même qui se régénère. La Fédération des artistes cherche à faire émerger un nouveau type d’homme – sinon artiste, du moins initié à l’art –, un homme complet. L’art n’est plus l’objet de l’expérience passive bourgeoise mais devient un véritable outil propédeutique à l’éducation. La définition bourgeoise de l’art perçu comme finalité sans fin est alors révoquée, en même temps que la division capitaliste entre l’outil, destiné au prolétaire qui travaille, et l’apparat inutile dont jouit le bourgeois oisif, définition à laquelle la conception classique de l’art renvoie tacitement.

Enfin, la popularisation de l’art sous la Commune rejoint la notion de « luxe communal » que nous trouvons à la fin de la déclaration instituant la Fédération des artistes de Paris, et sur laquelle Kristin Ross a donné plus d’explications dans son livre L’imaginaire de la Commune. Elle le définit comme la « transform[ation] [d]es coordonnées esthétiques de l’ensemble de la communauté » ; cela passe comme nous l’avons vu par l’art public, mais il s’agit surtout d’une entreprise de contre-propagande qui va à l’encontre d’un récit versaillais faisant de la Commune un rassemblement barbare et misérable. Avec ce luxe communal, les artistes s’appliquent au contraire à démontrer que la culture prend une plus grande place que jamais, et que l’égalité ne peut se faire que dans la vie digne, et non pas dans la misère.

Le Rêve, Paris incendié de Corot, tableau impressioniste de 1870 dans lequel Corot imagine Paris ayant été brûlé par les Prussiens
Corot – Le Rêve, Paris incendié. Peinture sur toile, 1870, Musée Carnavalet, Paris.

Le libre-jeu de l’art

Cette transformation des repères artistiques des Parisiens sous la Commune dont parle Kristin Ross se comprend d’autant plus dans la mesure où la Fédération des artistes instaurera de nombreuses réformes visant à ouvrir et à libérer le monde de l’art.

La sphère artistique va acquérir son autonomie principalement grâce à diverses corrections qui visent à donner aux artistes la souveraineté sur le monde de l’art et son fonctionnement. Cette idée est présente aux prémisses mêmes de la Fédération des artistes puisque lors de sa première réunion, l’élection d’un comité se fait au nom du « gouvernement du monde des arts par les artistes ». Cette phrase témoigne bien de la volonté de ne pas se soumettre à un pouvoir qui soit extérieur à la sphère artistique mais qui revienne aux artistes eux-mêmes. L’objectif vise à une proximité ontologique entre ce gouvernent et le monde des arts, ainsi qu’à un fonctionnement qui ne soit pas imposé mais réflexif, dans la mesure où ce comité qui gouverne la sphère des arts est lui-même membre de celle-ci. Cet aspect a été mis en avant dans les appels aux artistes comme celui du 12 avril 1871 où la commission est présentée comme « représent[ant] leurs intérêts » et cela continue dans le manifeste de la Fédération des artistes avec la formule « confier aux artistes seuls la gestion de leurs intérêts ».

Toutefois, la souveraineté des artistes n’est pas seulement assurée dans les décisions du comité mais aussi dans leur communication. En effet, la partie « Publicité » de la déclaration du 15 avril stipule que la Fédération des artistes de Paris aura un organe de publicité officiel par lequel elle communiquera ses comptes-rendus, ses travaux et ses procès-verbaux : l’Officiel des arts. Cette décision répond à un besoin de communication ainsi qu’à une volonté d’éviter toute ingérence dans la transmission des décisions et de garder une souveraineté sur la parole de la fédération. L’autonomie est alors garantie de bout en bout, de l’instauration du comité à la transmission de ses choix. L’Officiel des arts permet à la Fédération des artistes de garantir son autonomie, de conserver la souveraineté sur sa parole et d’y présenter une expression libre des mondes des arts, ce qui dénote du Second Empire où les arts étaient soumis à un contrôle aristocratique avec une presse souvent censurée.

« Les réformes artistiques cherchent à dissocier l’art de la valeur pour remettre au centre le travail en tant qu’action dont la valeur ne se trouve pas dans la marchandise qu’il crée mais dans la pratique humaine même. »

La libération du monde de l’art passe principalement par deux changements majeurs : une relative ouverture à l’artisanat et la libéralisation des travaux artistiques.

En effet, loin de se limiter à une dimension corporatiste, les réformes des différentes fédérations cherchent réellement à atteindre les ouvriers et à les inclure dans la vie artistique. De fait, la volonté de faire entrer l’art dans la vie quotidienne s’accompagne d’une généralisation du statut d’artiste qui inclut une bonne partie des artisans et des artistes industriels. Pour ces derniers, sous le Second Empire, en raison d’un marché de l’art extrêmement réduit, la plupart des diplômés des écoles des beaux-arts ne pouvaient pas vivre de leurs qualifications et devenaient des artistes dits « décoratifs » c’est-à-dire exerçant une forme d’art proche de l’artisanat et qui utilise des méthodes de production en série plus ou moins limitée. On transcrirait cela de nos jours sous le mot « design ». Cet excès d’artistes rendait alors très floue la frontière entre l’art, l’artisanat et les arts industriels, une ambigüité renforcée par des personnalités comme Napoléon Gaillard qui se revendiquait « artiste-chaussurier ». La réunion du 13 avril 1871 va tacitement clarifier cette indécision : sont qualifiés pour entrer dans la fédération des artistes les peintres, les sculpteurs etc., mais aussi les ornementistes ou les artistes industriels. La distinction entre arts libéraux et artisanat devient plus floue, même si l’on ne trouve pas de propos explicite à ce sujet dans le texte. Il semble pourtant que ce soit la direction qu’ait prise la Fédération des artistes car elle écrit que sont considérés comme artistes « les citoyens et citoyennes qui justifient la qualité d’artiste, soit par la notoriété de leurs travaux, soit par une carte d’exposant, soit par une attestation écrite de deux parrains artistes ». Ainsi, l’art se relativise et ne se retrouve plus contraint dans les strictes limites des beaux-arts ; il s’étend à tout ce qui nourrit un lien avec des considérations esthétiques. Les artistes ne cherchent en rien à fonder une fédération corporatiste qui se limiterait aux arts libéraux, au contraire, en s’ouvrant aux « artisans », non seulement ils font valoir la dignité de ceux-ci mais ils s’éloignent également de la mentalité bourgeoise qui sépare les activités par la distinction entre les valeurs d’usage et d’échange. Ce qui compte n’est alors plus la valeur de l’œuvre – quelle qu’elle soit – mais le faire-œuvre, la technè au cœur de la pratique artistique. La primauté est donnée à la fabrication, et cette polarisation unit les artistes de tous genres qui deviennent liés par leur pratique. Celle-ci renvoie par ailleurs au travail, ce qui entraîne d’une part l’entrée des artisans dans la sphère de l’art mais fait réciproquement entrer les artistes dans la sphère des travailleurs. Contre la logique capitaliste qui accapare la valeur créée par le travail, les réformes artistiques cherchent à dissocier l’art de la valeur pour remettre au centre le travail en tant qu’action dont la valeur ne se trouve pas dans la marchandise qu’il crée mais dans la pratique humaine elle-même.

L’attaque envers les beaux-arts est d’autant plus profonde que la Fédération des artistes va radicalement affaiblir leur poids artistique, notamment avec la suppression des budgets alloués aux écoles de Rome et d’Athènes. En effet, le Second Empire entretenait des privilèges structurels dans la mesure où les administrateurs des arts disposaient de droits d’achat d’œuvres répondant aux critères aristocrates et certains artistes étaient pensionnaires d’écoles d’art classique. Les beaux-arts bénéficiaient donc d’un double favoritisme car ils étaient non seulement plus susceptibles de profiter d’achats ou de commandes, mais leurs créateurs pouvaient aussi être « salariés » par les institutions elles-mêmes. La fédération artistique s’applique alors à restructurer le fonctionnement des différents arts et à garantir la diversité artistique.

Première pierre : l’arrêt des enveloppes confiées à un administrateur pour l’achat d’œuvres et la fin du régime des pensionnaires ; en abolissant ces privilèges réservés à certains artistes des beaux-arts, la totalité de la profession se trouve réunie sous le même traitement, celui du droit commun. Autre élément important, les commandes communales s’ouvrent aux concours : quand la Commune désire passer commande d’une œuvre ou d’un ouvrage, elle invite les artistes à proposer des projets et vote des budgets prévisionnels que la fédération peut accorder au meilleur d’entre eux. La rupture avec l’art classique se manifeste par ailleurs dans l’ouverture à des courants artistiques plus modernes ou radicaux : la fédération des artistes stipule qu’elle « s’ingénie à trouver les moyens pratiques de donner l’accès aux travaux publics, dans une certaine mesure, même aux minorités artistiques ». Ce fonctionnement tranche avec les privilèges impériaux, la valeur accordée au seul artiste classique est remplacée, donnée au travail artistique en lui-même ; les fonds ne sont plus confiés a priori à un artiste jugé « meilleur » mais à une œuvre particulière, jugée plus adéquate. 

Avec la fin d’une logique de classe aristocrate se (re)constitue un nouveau substrat social : le peuple. Uni dans l’égalité, le peuple se comprend dans sa solidarité, qu’il s’agisse de la « fraternité » de la République française ou de la philia grecque.

On assiste donc à une double rupture : en revendiquant l’importance de l’œuvre contre les valeurs aristocratiques, la commission s’oppose tout d’abord à une logique sociale d’ordres telle qu’elle existait avant la Révolution française, et se place ainsi dans la lignée de 1789 et des réformes de 1793 ; mais c’est de surcroît une volonté de liberté qui s’exprime quand les artistes choisissent eux-mêmes comment faire leur art. On peut donc parler d’une libéralisation de l’art puisque celui-ci n’est plus contenu dans des institutions officielles contraignantes mais se retrouve représenté en tous points – y compris institutionnellement – par les artistes eux-mêmes, dans toute la diversité du métier, et dans une grande autonomie de la sphère artistique. Parler de « révolution » du monde de l’art devient donc approprié, car la Commune, au-delà d’incarner une révolte, ouvre un espace de transition dans le Paris d’alors qui permet de passer d’un art institutionnel marqué par les structures de l’Ancien Régime à des structures fondées sur le mérite, la représentativité et l’autonomie, en écho aux développements amenés par la Révolution.

Manet – La Barricade. Lithographie, 1871.

L’art contre la misère

Avec la fin d’une logique de classe aristocrate se (re)constitue un nouveau substrat social : le peuple. Uni dans l’égalité, le peuple se comprend dans sa solidarité, qu’il s’agisse de la « fraternité » de la République française ou de la philia grecque. Cette solidarité, centrale lors de la Commune, porte le double poids d’alléger la misère de nombreux Parisiens mais également d’unir les communards en un corps chargé de faire face à l’ennemi prussien.

De tous les artistes, ceux qui s’illustrent le plus par leur solidarité dans la Commune de Paris sont sans doute ceux de la fédération artistique lancée par les artistes dramatiques et lyriques, et les musiciens. En effet, deux fédérations artistiques existent sous la Commune : celle créée le 13 avril 1871 sous l’impulsion de Courbet, qui compte les peintres, sculpteurs, architectes, graveurs-lithographes et les artistes industriels, et celle formée le dimanche 16 avril 1871 au théâtre de l’Alcazar autour des compositeurs, des musiciens et des artistes dramatiques et lyriques. Si la première œuvre principalement pour la libération des arts, la seconde s’illustre par sa charité. En effet, dès le 19 avril 1871, le Journal officiel de la Commune transmet la requête de la fédération artistique dramatique et lyrique qu’on mette à sa disposition les salles publiques inoccupées afin qu’elle y organise des spectacles dont les bénéfices reviendront aux veuves, orphelins et nécessiteux de la garde nationale.

Cette autorisation lui est donnée le 22 avril et quatre jours plus tard, la fédération artistique nomme un « comité organisateur des représentations théâtrales à donner aux bénéfices des blessés, veuves et orphelins de la garde nationale ». On trouve une double valeur à ces événements : cette forme de charité s’apparente à de la solidarité dans la mesure où les plus nécessiteux perçoivent les bénéfices de ces représentations, mais il ne s’agit pas d’une solidarité qui confirme le statu quo et les inégalités – comme lors de l’aumône où le donateur affermit sa position économique et sociale, ou en cas de « mauvaise conscience » quand l’on ne fait qu’adoucir la brutalité de la domination. Ce concert donné par la fédération artistique, rendu possible par la Commune, qui donne les bénéfices au lieu de les garder ou de les réinvestir dans un capital productif, propose une forme de solidarité qui court-circuite la logique d’accumulation propre au capitalisme.

Mais avant même les bénéfices, le concert lui-même est pensé en lien avec les démunis, comme en témoigne l’annonce de M. Bertringer, secrétaire de la fédération des artistes dramatiques et lyriques : il doit « faire entrer un rayon de soleil, une lueur d’espérance et un peu de bien-être dans la mansarde de celui qui souffre ». Le concert devient alors un divertissement au sens le plus complet du terme, non seulement moderne mais aussi au sens pascalien de ce qui sert à nous échapper de notre condition misérable – voir à cet égard l’article récemment paru « Capitaliser sur le divertissement en période de crise ? ».

Véritables succès, les concerts de la fédération artistique dramatique et lyrique seront répétés à plusieurs reprises avec des musiciens bénévoles touchant une infime partie des recettes – un fonctionnement en rien contraire à la charité dans une situation où « la famille artistique est pauvre elle-même », pour reprendre les mots de la fédération. Ces représentations traduiront une véritable valeur artistique ; on peut notamment remarquer dans un programme la présence de l’Hymne à la liberté de François-Joseph Gossec, dont ce fut la première exécution depuis 1793. Cette démarche sera suivie par d’autres orchestres comme le corps de musique du 93ème bataillon de la garde nationale ou même le grand Opéra.

Toutefois, même lorsqu’elle est reprise par des organes plus institutionnels, la solidarité se distingue encore de la charité usuelle car elle n’est pas fondée sur la commisération. En effet, contrairement à ce qui se passe lors d’une solidarité empathique face à la misère d’autrui ou à la manifestation de la détresse, les recettes ne sont pas distribuées directement et arbitrairement mais sont transmises à une commission choisie par la Commune qui les répartit entre les vingt arrondissements. Cette distribution garantit une solidarité qui n’est pas fondée sur la misère vécue, avec toute la contingence que comporte la rencontre avec autrui et l’empathie qu’elle suscite, mais montre au contraire une solidarité érigée en valeur officielle et générale. A cet égard, elle va à l’encontre de la logique de concurrence de l’économie libérale qui oppose les individus les uns aux autres et ne donne que par mauvaise conscience quand la misère fait irruption dans son monde.

Photographie de Braquehais sur laquelle on retrouve Arthur Rimbaud, place Vendôme, en 1871, lors de la Commune de Paris.
Braquehais – Rimbaud (cinquième en partant de la droite) place Vendôme. Photographie, 1871.

La solidarité, au même titre que la libéralisation ou la démocratisation, démontre que les artistes ont joué un rôle bien plus prépondérant dans la Commune que sous les régimes bourgeois. En mêlant leurs valeurs et une pratique artistique concrète, ils ont transformé la poïésis artistique en véritable praxis révolutionnaire. En renouant avec la pratique sociale, l’art a prouvé son utilité.

Là encore, la Commune effectue une rupture avec la mentalité bourgeoise, non en opposant une théorie utilitaire de l’art mais en la réalisant, ce qui la confirme d’autant plus. Cent-cinquante ans après son irruption, la Commune continue de nous fournir des exemples et d’éclairer notre condition moderne tant ses enjeux résonnent d’actualité : la question de l’héritage patrimonial s’est posée pour la colonne Vendôme, tout comme il se pose pour les statues controversées ; les questions sur la valeur de l’art et l’importance de maintenir les musées ouverts furent posées en temps de siège comme lors de la Covid-19, etc. Mais cette dimension souffre d’une double négligence : l’absence d’intégration de la Commune dans l’historiographie nationale, et le mépris que l’on accorde à l’art en le voyant comme un objet de passivité sensible. En contestant cela, la Commune interroge bien au-delà de notre présent car elle bouscule nos a priori esthétiques et montre que nos conceptions de l’art ne sont pas exemptes d’idéologies : derrière elles se découvre le règne de la bourgeoisie.

Pour approfondir :

OVTCHARENKO Claude, Journal officiel de la Commune de Paris du 20 mars au 24 mai 1871, Edition numérique, Saguenay, 2011.

REBOUL Yves, « Rimbaud devant Paris : deux poèmes subversifs », Littératures 54, 2006, p. 95-132.

RIAT Georges, Gustave Courbet, Parkstone International, 2015.

ROSS Kristin, L’imaginaire de la Commune, Paris, La Fabrique éditions, 2015.

ROUGERIE Jacques, « La Commune de Paris : les œuvres », dans La Commune de 1871, Que sais-je ? Paris, Presses Univ. de France, 2014, p. 62-73.

TILLIER Bertrand, La Commune de Paris, révolution sans images ? Seyssel, Champ vallon, coll. « Epoques », 2004.

Gazette des beaux-arts : courrier européen de l’art et de la curiosité, Gazette des beaux-arts, Paris, G. Wildenstein, coll. « Collection numérique : originaux conservés à l’INHA ».

Soulèvements en Thaïlande : le voisin chinois veille au grain

Rassemblement étudiant à Chang Mei ©GoodMondayShoot

La Cour Constitutionnelle thaïlandaise a blanchi le général putschiste Chan-o-Cha le 2 décembre dernier, lui permettant de conserver son poste de Premier Ministre. Des milliers de manifestants demandent son départ depuis le milieu de l’été, répondant à l’appel de leaders étudiants. Légitimé par les élections de 2019 qui lui ont permis de se maintenir au pouvoir, Chan-o-Cha a organisé une répression féroce dans le pays avec la complicité de la monarchie. C’est tout ce système de collusion entre élites (ce que les Thaïlandais appellent l’Ammatayathipatai) que les manifestants thaïlandais entendent aujourd’hui mettre à bas. 


[Pour une mise en contexte la situation politique en Thaïlande, lire sur LVSL, du même auteur : « Une nouvelle victoire de la junte militaire libérale »]

Une remise à plat du système politique

Les manifestants, mobilisés malgré la forte répression[1]qui a franchi un nouveau seuil récemment avec l’utilisation de balles réelles faisant six blessés, réclament en effet un changement profond du système politique thaïlandais. L’instrumentalisation de la crise sanitaire, utilisée pour justifier l’interdiction des rassemblements malgré le faible nombre de cas recensés a participé à accroître la défiance envers le régime de Chan-o-Cha. Par ailleurs, à deux occasions en 20 ans, le pouvoir issu des élections a été confisqué par l’armée avec l’approbation du pouvoir royal. En 2006 et en 2014, l’arrivée à la tête de l’État de l’opposition – le frère puis la sœur Shinawatra – s’est soldé par un coup d’État et la reprise en main du gouvernement par les forces militaires.

Les hautes sphères de la société thaïlandaise, on le voit, s’arrogent donc le droit de se substituer au scrutin populaire si celui-ci ne sert pas ses intérêts, ceux d’une classe libérale urbaine et bourgeoise. Depuis la nouvelle constitution de 2016, les pouvoirs du roi – qui passe pourtant le plus clair de son temps en Bavière sans se soucier de son pays – ont été considérablement étendus tout comme ceux du Sénat. Les 250 membres de cette assemblée sont tous choisis par l’armée.

Manifestants exigeant la libération d’un leader du mouvement près de Bangkok, Thailand, 10 août 2020. REUTERS/Jorge Silva

Les trois principales demandes exprimées le 18 juin et plébiscitées par les manifestants ont donc logiquement été l’écriture d’une nouvelle constitution, la dissolution du Parlement et la fin de la répression des opposants. Cette dernière revendication intervient dans le contexte de l’état d’urgence – prorogé pour la 8ème fois jusqu’au 15 janvier– sous prétexte de lutter contre l’épidémie de COVID-19. Les dispositions les plus polémiques de cet état d’exception sont principalement l’interdiction de se rassembler en public mais aussi l’interdiction des « médias qui pourraient effrayer la population ou déformer la réalité »[2]. Enfin, les étudiants ont réclamé plus tardivement une réforme de la monarchie, jusqu’à ce que cela devienne la cause centrale des mobilisations ces dernières semaines.

Ce dernier point interpelle. La société thaïlandaise fait en effet partie des plus traditionnelles d’Asie, et la légitimité de la monarchie n’y est que peu remise en cause. Les manifestants désirent ainsi revenir sur l’extension des pouvoirs du roi actée en 2016. Si les manifestations sont soutenues par les classes rurales, ouvrières et les dirigeants syndicaux thaïlandais, les images des manifestations ont surtout montré que c’était la jeunesse urbaine qui se mobilisait fortement. La fracture sociologique avec les manifestations de 2014 est évidente; celles-ci étaient surtout composées de ruraux ou de « paysans urbains » [3]: « ces migrants de l’intérieur qui occupent des emplois non qualifiés dans la région de Bangkok tout en maintenant des liens forts avec leur village d’origine ». La sociologie de la contestation thaïlandaise a donc évolué pour toucher des couches différentes de la population, plus jeune et plus urbaine, aidée en cela par les technologies numériques. Le mouvement n’a pas de dirigeant défini si ce n’est un groupe d’étudiants à l’origine des trois demandes du 18 juin appelé « Free Youth ». 

La proximité chinoise, obstacle à de nouveaux développements politiques

La Thaïlande a une longue histoire récente de contestations comme en témoignent les affrontements entre partisans et opposants au coup d’État de 2006. Cependant, le gouvernement ne semble pas prêt à céder et les manifestations sont jusqu’ici restées sans écho. Les arrestations arbitraires sont légion comme celle d’Anon Nampa, avocat, ou Jutatip Sirikhan, leader étudiante, le 2 septembre. L’instrumentalisation de la justice est également dénoncée, qualifiée de « harcèlement judiciaire » par les manifestants. Les revendications les plus récentes des manifestants se sont notamment axées sur l’article 112 de la Constitution qui punit les crimes de “lèse-majesté”. Cet article a été massivement utilisé pour emprisonner les leaders de la révolte. L’intransigeance du pouvoir est renforcée par ses liens avec le régime chinois.

La Chine a en effet des intérêts économiques et politiques dans la région et la junte militaire thaïlandaise semble bien décidée à s’aligner sur l’agenda de Xi Jinping. De nombreux observateurs comme Arnaud Dubus[4], ancien correspondant de Libération à Bangkok, ont noté que le coup d’Etat de 2014 a signé un rapprochement fondamental entre les deux nations. D’un point de vue économique d’une part, le gigantesque projet de la Belt and Road Initiative (BRI) – les « Nouvelles Routes de la Soie » – pourrait en effet être contrarié par une alternance politique.

Cela s’était produit en 2018 quand le nouveau premier ministre de Malaisie Mahatir Muahamad avait bloqué des investissements liés à la BRI et dénoncé une forme de néocolonialisme chinois. En 2017, la construction de la ligne de chemin de fer transnationale voulue par la Chine et traversant la Thaïlande a été mise en place au forceps par la junte. Beaucoup ont en effet vu un traitement de faveur dans l’absence d’appel d’offres menant à l’attribution du projet à une entreprise d’État chinoise et l’impossibilité d’examen du projet par l’organe habituellement compétent. Arnaud Dubus note également que « Plusieurs économistes ont souligné que la Thaïlande n’avait pas grand-chose à gagner économiquement dans ce projet (à propos d’un autre projet d’aménagement chinois en Thaïlande, NDLR) […] Là encore, la junte semble vouloir gagner les faveurs de Pékin, même si les bénéfices pour la Thaïlande sont limités »[4].

Poignée de main entre Chan-o-Cha et Xi Jinping lors d’une rencontre bilatérale à Pékin, 2014, © Reuters

Le volet militaire a également soudé la coopération avec la Thaïlande avec l’achat de nombreux engins et des entraînements communs des deux armées. L’achat récent par la Thaïlande de deux sous-marins à la Chine sur fond de pandémie – et donc de resserrement budgétaire – a également suscité la colère de la population. Le rapprochement entre les deux pays permet ainsi à la junte de se légitimer au niveau régional en commerçant avec le géant chinois et à ce dernier de mener à bien ses projets sans être empêché. La Chine est en effet le premier partenaire commercial et le premier investisseur en Thaïlande, ce qui fait de l’alignement une position stratégique pour elle. Le rapprochement a de plus été facilité par le rejet occidental de la Thaïlande au moment du coup d’État militaire, là où la Chine n’accorde pas autant d’importance aux respects de principes démocratiques. Sur le plan géopolitique enfin, les deux chefs de gouvernement se sont montrés de plus en plus proche, Xi Jinping disant même lors d’un entretien téléphonique avec Chan-o-Cha que la Chine et la Thaïlande étaient « aussi proches que les membres d’une même famille »[5].

Il semble donc complexe d’envisager aujourd’hui l’élaboration d’un nouveau pacte politique en Thaïlande. Le contrôle de l’appareil d’État par les militaires – placés à des postes stratégiques depuis le coup d’État de 2014 – ainsi que la proximité chinoise soucieuse de préserver un gouvernement qui lui est très favorable semblent bloquer, à court terme, toute perspective de reconquête des libertés publiques.

Le cas thaïlandais n’est pas isolé dans la région. La progression des intérêts économiques de la Chine s’observe également au Laos ou au Cambodge. Cette domination est assumée à demi-mot par le pouvoir chinois qui expliquait vouloir créer une « communauté de destins » par le biais de la Belt and Road Initiative.

[Lire sur LVSL les articles de notre dossier « Comment la Chine change le monde »] 

 Sources :

[1] Human Rights in Asia-Pacific, Review of 2019, rapport d’Amnesty international, 2020
https://www.amnesty.org/en/documents/asa01/1354/2020/en/

[2] Govt to evoke emergency rule, Bangkok Post, 25/03/2020, https://www.bangkokpost.com/thailand/general/1885700/govt-to-invoke-emergency-rul

[3] Douzième coup d’Etat en Thaïlande, D. Camroux, Le Monde Diplomatique, 2014
https://www.monde-diplomatique.fr/2014/07/CAMROUX/50617

[4] La dérive chinoise de la Thaïlande des généraux, A. Dubus, MONDE CHINOIS, NOUVELLE ASIE — Numéro spécial : « La Chine et l’Asie du Sud-Est. Vers un nouvel ordre régional ? » — N°54-55, 2018

[5] President Xi Jinping Speaks with Thai Prime Minister Prayut Chan-o-cha on the Phone, site du Ministère des affaires étrangères chinois, 14/07/2020
https://www.fmprc.gov.cn/mfa_eng/zxxx_662805/t1797958.shtml

L’anarchisme à l’heure de la révolte au Chili – Entretien avec un membre du Frente Anarquista Organizado

Des militaires sont postés devant un supermarché brûlé. Novembre 2019 – © Pablo Patarin

Cela faisait près de six mois que des centaines de milliers de chiliens se réunissaient dans la rue face aux dérives de leur propre gouvernement. En cause, le coût de la vie et la répression militaro-policière initiée par le président-milliardaire Sebastian Piñera le 18 Octobre 2019. Si le coronavirus a mis un terme aux mouvements contestataires de grande ampleur, rien ne dit que ceux-ci ne reprendront pas de plus belle après la crise, celle-ci ne faisant que mettre en évidence les inégalités dues aux déficiences de l’État.


Au Chili, dans un pays considéré comme « démocratique » et « développé », au moins à l’échelle de l’Amérique Latine, une partie importante de la population s’organisait, se regroupait. De façon partisane ou non, dans la rue au travers de manifestations ou de réunions de quartier, les citoyens chiliens se retrouvaient pour lutter ou simplement discuter ensemble. Cette révolte est partie d’une légère hausse des tarifs du métro à Santiago. Anecdotique, sans doute, à l’image des gilets jaunes et du prix du carburant, tant les revendications sont nombreuses : le coût en hausse constante des ressources et services vitaux, comme l’eau, l’éducation et l’énergie ; la corruption oligarchique (les familles historiques du pays qui gouvernent sont souvent liées financièrement aux médias et grandes compagnies1-2, à l’image du président), ou encore la constitution du pays.

Découlant de cette constitution, qui n’a pas évolué depuis la dictature de Pinochet (1973-1990), le gouvernement a même sorti l’armée dans les rues du pays pour la première fois depuis la dictature, engendrant révoltes et massacres. 34 morts, 45 cas de torture avérés et des centaines de plaintes en ce sens, environ 200 cas de violences sexuelles et 8800 arrestations : tel était le bilan approximatif d’après l’Institut national des droits humains avant l’arrêt des affrontements. Rappelons par ailleurs que les inégalités au Chili sont parmi les plus élevées du monde. Ainsi, 1 % des chiliens détiennent 26,5 % du PIB national, ce que dénoncent aussi bon nombre de citoyens à l’heure de la mobilisation 3-4-5.

Dans ce climat de tensions politiques extrêmes comme le pays n’en a plus vu depuis la dictature d’il y a trente ans, nous avons décidé d’aller à la rencontre de groupes organisés comme on en voit en manifestation, qu’ils soient des groupements politiques ou communément appelés « casseurs ». Car les « casseurs », ici comme en France, agissent souvent au sein d’une organisation plus ou moins structurée, disposant de plus ou moins de valeurs et de règles. Après avoir contacté divers courants de gauche (les plus impliqués dans la lutte face au gouvernement), des socialistes aux communistes en passant par les anarchistes, seuls ces derniers ont finalement répondu, et proposé un rendez-vous pour discuter ensemble.

Ils semblaient particulièrement intéressés à l’idée de partager leur version de la vérité, dans un pays où la liberté médiatique fait partie des plus faibles de l’OCDE (48e au classement Reporter sans frontières de la liberté de la presse, derrière le Botswana6). Seul le gouvernement semble avoir droit à la parole, des dires d’une grande partie de la population. Il n’est donc pas surprenant de constater que la presse écrite soit détenue à 90% par deux grands groupes eux-mêmes propriétés de milliardaires aux intérêts économiques multiples7.

Le Mercurio, l’un de ces deux groupes, est aussi le journal conservateur qui participa à discréditer Allende (Président socialiste assassiné au commencement de la dictature en 1973) après avoir reçu 1,5 milliards de dollars des Etats-Unis89. Ce journal agit aux yeux des actuels révoltés comme un instrument de propagande du gouvernement qui détourne certains chiliens de leurs véritables intérêts : la lutte sociale et de classe.

 

Petite histoire de l’anarchisme au Chili

© Pablo Patarin

Pour l’histoire, le courant anarchiste apparaît au Chili à la fin du XIXe grâce à la diffusion de multiples ouvrages (Bakounine entre autres), puis du fait de la migration européenne dans le pays. Il devient rapidement l’une des principales tendances du mouvement ouvrier en comptant jusqu’à 50 000 travailleurs dans ses rangs. Valparaiso est la seconde ville du pays, où se trouve notamment le Parlement et l’un des ports les plus importants d’Amérique Latine avant la construction du Canal de Panama. La ville devient de ce fait l’une des portes d’entrée de cette migration et l’un des lieux où le mouvement anarchiste se structurera très vite10.

Si l’anarchisme est souvent synonyme de chaos dans le langage courant aujourd’hui, il signifie avant tout l’absence de hiérarchie. Cette idéologie prend tout son sens dans le mantra « Ni Dieu ni Maître ». Au sein de l’anarchisme apparaissent des sub-divisions : du communisme-libertaire à l’anarcho-indépendantisme en passant par l’anarchisme insurrectionnel.

L’une de ces divisions, l’anarcho-syndicalisme, se développe au Chili des années après son apparition en Europe. Les membres de ce mouvement se définissent comme « ennemis du capital, du gouvernement et de l’Église » et ont pour principales méthodes le boycott, la grève, et enfin l’action directe, en liaison avec le syndicalisme. L’objectif final : l’autogestion et l’abolition de toute forme de coercition étatique.  La grande grève des marins en 1890 ou la Semaine Rouge de 1905 sont autant de moments durant lesquels l’action anarchiste s’est développée au Chili et a lutté face à la répression et aux mesures inégalitaires de gouvernements de droite. Cette répression n’empêchera pas ces mouvements de croître jusque dans les années 70. Durant la dictature de Pinochet, pilotée par les États-Unis et dont les traces sont toujours éminemment visibles dans le pays, l’anarchisme n’existe plus, ou tout du moins pas sous une forme organisée.

À partir des années 2000, différentes tendances anarchistes réapparaissent et développent leurs outils de propagande. De nouveaux groupes organisés voient le jour, à l’image du Frente Anarquista Organizado, dont nous avons justement rencontré un membre. Celui-ci m’a parlé des raisons de la lutte anarchiste actuelle. Il a aussi et surtout mentionné la nécessité de celle-ci pour le peuple chilien, ainsi que sa vision de la situation politique actuelle. Nous l’avons rencontré à Valparaiso, cœur des mouvements alternatifs du Chili, où sont donc apparus les premiers anarcho-syndicalistes organisés. Aujourd’hui, la ville est le théâtre d’une grande partie des affrontements qui touchent le pays.

Pour rejoindre notre « informateur », il nous faut longer les rues qui nous sont maintenant familières de la ville, où les tags s’amoncellent aux côtés des grandes fresques peintes et des maisons de couleur qui font le charme de Valparaiso en tout endroit. Les affiches et graffitis représentent des caricatures du président, des slogans revendicateurs, anti-répression, féministes : Renuncia Piñera (Piñera démission), l’universel ACAB, si al aborto legal (oui à l’avortement légal)… Autant de traces des dégâts de l’ultra-libéralisme, dans un pays qui servit de cobaye aux théories libérales des Chicago Boys, ces étudiants chiliens ayant implanté sous la dictature des politiques économiques héritées de Milton Friedman et autres théoriciens néo-libéraux de l’Université de Chicago. Le centre-ville ressemble après six mois d’affrontements à une cité post-fin du monde, où les bâtiments brûlés contrastent avec les bâtiments colorés et joyeux des collines de la ville.

[L’interview a été réalisée avant la pandémie. Nous avons modifié le nom de l’adhérent du FAO ndlr]

LVSL : Comment définiriez-vous le Frente Anarquista Organizado et son mode de fonctionnement ?

Ignacio : Le FAO est une organisation politique de tendance anarcho-communiste qui s’est créée à Valparaiso en 2005. Nous sommes une organisation à caractère libertaire. Nous ne croyons pas en la hiérarchie mais avons une structure interne qui nous permet d’être présents sur différents fronts et diverses thématiques. Notre proposition politique est anti-autoritaire. Nous cherchons à la faire valoir d’une manière contemporaine, bien que dans le respect de la lignée anarchiste du pays et de la ville. Valparaiso a une grande tradition ouvrière, dont nous nous revendiquons.

Le 21e siècle apporte de nouveaux défis, les relations de production et les relations entre humains ont évolué, avec un aspect virtuel qui a changé beaucoup de choses dans les luttes que nous menons. Nous nous revendiquons de la lutte sociale populaire, avec une forte composante politique classiste (le classisme est ici à comprendre comme la conscience de classe et la mise en évidence de la classe populaire, et non la discrimination de classe).

 “Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales […] pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité.”

LVSL : Et comment prend forme votre action politique ?

Ignacio : Nous nous revendiquons également d’une démarche pratique, pragmatique, utilitaire. Nous avons des « Frentes de Trabajos » (comprendre Front de Travail) : un front étudiant, un front syndical et d’autres fronts de lutte. Nous croyons que l’anarchisme ne doit pas se déconnecter des luttes sociales, mais s’insérer à l’intérieur de celles-ci pour faire valoir le point de vue anarchiste et se confronter aux réalités du monde du travail et sa précarité. De ce fait, si l’un de nos membres est étudiant dans un lycée, nous voulons qu’il soit capable de porter sa voix et notre voix au sein des organisations étudiantes et assemblées générales.

Manifestation populaire à Santiago du Chili, sur la Plaza de la Dignidad, symbole du mouvement de contestation. Mars 2020. © Pablo Patarin

L’anarchisme a trop tendance à être underground et se couper ainsi des réalités sociales.  Nous souhaitons discuter avec tous, des communistes aux droitards en passant par les sociaux-démocrates pour mener des luttes à l’intérieur de l’espace social. Enfin, l’idée est de former des esprits les plus libres et critiques possibles, en proposant à tous nos membres des formations syndicales, et tout un tas de lectures allant en ce sens.

“La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.”

LVSL : N’est-ce pas difficile de conserver des idéaux anarchistes en s’insérant constamment au sein d’organismes hiérarchisés et en essayant de bouger les choses de l’intérieur ? Participer à un monde construit sur la hiérarchie tout en souhaitant le changer ne conduit-il pas à se faire changer par le monde avant tout ?

Ignacio : Au sein du FAO, il y a un processus de formation idéologique qui a lieu, une éducation qui permet de se confronter à ce processus. Nous ne disons pas détenir la vérité, mais nous participons à la construction des militants. Nous sommes beaucoup caricaturés dans la société actuelle, notamment par les médias « étatiques » comme le Mercurio, qui montrent l’ouvrier et/ou l’anarchiste comme une personne idiote, peu éduquée. Le Mercurio appartient à la famille Edward, famille historique de la bourgeoisie de droite chilienne.

Quant à nous, nous cherchons avant tout à montrer une image d’un anarchisme moderne, constructif bien que revendicateur. Nous sommes toujours ouverts aux discussions et voulons communiquer sur nos actions et idéaux, sur la violence de la répression que nous subissons, et cela peut se faire au sein de médias plus alternatifs. La lutte de classe existe et il faut être dans les espaces politiques pour renforcer nos idéaux.

LVSL : Existe-t-il d’autres groupes anarchistes au Chili et à Valparaiso ?

Ignacio : Bien entendu. Il y a de nombreux groupes dans de nombreuses villes du pays. Les collectifs sont très variés, du fait des diverses tendances anarchistes, mais aussi parce que certains sont reliés directement à des causes précises (la cause féministe, la cause Mapuche, etc.). Il n’existe toutefois aucune organisation nationale à l’heure actuelle qui réunisse des gens de diverses villes.

Il y a des groupes plus individualistes, alors que nous avons une vision d’un anarchisme social, lié à la lutte populaire, avec un processus d’éducation au sein d’espaces libertaires. Le processus unitaire d’une seule grande fédération (comme il y en a eu avant) est de ce fait compliqué, aussi en raison de la configuration du pays très étendu et en réaction au centralisme gouvernemental. Aujourd’hui, nous voulons principalement nous renforcer dans la région de Valparaiso. Beaucoup d’évènements et de médias libertaires sont nés dans cette optique. Enfin, l’anarchisme se voit beaucoup aujourd’hui dans la rue, dans une optique d’action directe.

“Nous sommes de la génération où les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet.”

LVSL : Quelle forme prend l’action directe dont vous vous revendiquez ?

Ignacio : Nous croyons en l’action directe des masses, l’action collective, et non en l’action des individus, qui vont se confronter seuls à la police. Nous croyons au pouvoir du groupe et du collectif, ainsi qu’en sa légitimité. Nous participons à des actions de diffusion massive dans les rues. Notre groupe réalise beaucoup de propagande dans une optique de communication, d’éducation. Nous participons également aux manifestations, aux barricades, de lutte directe et de résistance dans la rue contre la répression policière. Nous estimons que l’action directe ne doit jamais avoir pour objectif la revanche.

L’idée est de construire au sein des luttes avec les différents acteurs. Il nous faut tenter de saisir l’ensemble des enjeux de chaque lutte, pour pouvoir ainsi être plus efficaces. Nous sommes aussi favorables aux stratégies d’auto-défense, d’entraide face à la peur de la répression, pour se renforcer collectivement. Nous appartenons à une génération (Ignacio doit avoir une trentaine d’années) dont les gens ont eu de la famille détenue et torturée sous la dictature de Pinochet, et cela influe évidemment sur notre vision des choses.

© Pablo Patarin

LVSL : Quel constat dressez-vous de l’état de la répression dans le pays ? Vous parlez énormément d’action directe, mais rarement de violence. Croyiez-vous en l’utilité de celle-ci ?

Ignacio : Beaucoup de nos camarades ont été mutilés, certains étaient des dirigeant syndicaux. Le gaz utilisé (largué par bombes lacrymogènes, ou diffusé par des camions qui traversent les rues remplies de manifestants) est différent de celui utilisé autrefois, il est plus fort, rempli de piment, de poivre. Certains de nos camarades ont eu des crises asthmatiques, des gens ont perdu des yeux, d’autres ont été torturés voire assassinés.

Il en va de même pour beaucoup de simples manifestants, car on parle d’une répression qu’ont subi des milliers d’entre eux. On peut également mentionner les campagnes menées par le gouvernement et la forte répression au sein des services publics pour que ceux-ci ne puissent plus se mettre en grève comme les années passées. Nous voulons de ce fait supprimer la Constitution qui est le reflet de la dictature de Pinochet. C’est cette Constitution, rappelons-le, qui a permis au Président Piñera de sortir les militaires dans la rue pour mater les révoltes en toute impunité cette année.

Par ailleurs, en ce qui concerne l’utilisation de violence, nous croyons en effet en la violence révolutionnaire concrète, mais pas en la violence individuelle. Le système face à nous est violent. Ici, les gens ne gagnent pas assez pour pouvoir vivre, se déplacer, étudier, tant de choses absolument fondamentales : ceci est la vraie violence.

“Le but est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire.”

LVSL : Comment se passe la répression en dehors de la violence : y a-t-il un fichage des individus ?

Ignacio : Il y a une certaine peur de l’anarchiste en raison des caricatures, mais aussi de l’aspect encapuché. Cela s’entend, mais rester couvert reste bien souvent nécessaire, face au fichage étatique. Il faut être vigilant, car l’État face à nous est sans merci, même vis-à-vis de simples manifestants. L’État d’urgence, assez similaire à celui en France, est aussi partiellement rentré dans le droit commun au travers de décrets étatiques. Le but de tout cela est avant tout de faire peur, faire craindre aux individus le fait d’aller manifester, les maintenir dans la crainte de se retrouver en taule, torturés ou pire. Le gaz en est l’aspect physique et le fichage l’aspect psychologique.

Au-delà de faire peur, les renseignements permettent d’emprisonner, évidemment. Beaucoup de manifestants ont ainsi été condamnés à de la prison ferme, ou sont retenus sans avoir encore été jugés. Le gouvernement fait en sorte de rallonger le temps que prennent ces jugements pour limiter l’ampleur des mouvements en maintenant de potentiels manifestants enfermés. C’est un véritable contrôle social réalisé par l’État chilien. Beaucoup de montages judiciaires ont été découverts. Les agences de renseignement poussent même à assigner à résidence des membres du mouvement social, les font suivre, les harcèlent en les appelant pour leur faire savoir qu’ils sont constamment surveillés… Ils créent la terreur pour détruire les mouvements de protestation.

LVSL : Que pensez-vous du mouvement actuel qui a commencé il y a près de 6 mois ? Si celui-ci n’a pas été particulièrement récupéré par des partis politiques, bien qu’il s’agisse de l’élévation de voix populaires comme rarement auparavant, pensez-vous pour autant que ce moment sera une réelle opportunité d’aller vers une société différente dans le pays et aura une issue positive ?

Ignacio : Il y a un aspect positif et un aspect négatif à tout cela. L’aspect positif est évidemment la politisation des gens dans un mouvement spontané, sans parti politique derrière. Certains acteurs se sont particulièrement démarqués, notamment les étudiants du secondaire. Ceux-ci se sont politisés durant le mouvement, et en sont à l’origine (à propos de la hausse des tarifs du métro à Santiago), pour ce qui fut une plateforme afin de lutter contre le système néo-libéral qui nous oppresse. Ils nous ont aidé à pouvoir articuler cette force au sein d’actions directes, de boycotts, de sabotages, et d’une masse de gens dans la rue comme le pays n’en avait plus connu depuis des années.

Ces 20 dernières années, les étudiants se sont organisés en assemblées dans une démarche critique du pouvoir, ce qui a permis d’apporter une force majeure dans le mouvement actuel comme dans les mouvements précédents. Aucun parti ou organisation politique ne peut s’attribuer ce mouvement. Toutefois, si l’on devait citer un acteur clé du mouvement, je citerais les étudiants. Jusqu’ici, il s’agissait avant tout des travailleurs du public, les nouveaux ouvriers du XXIe siècle, qui se mobilisaient massivement. Il y a une nouvelle vision critique, un véritable réveil politique du pays.

“Une nouvelle Constitution […] ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…”

En ce qui concerne le négatif à présent, nous estimons qu’il y a une manipulation du processus constituant qui aura bientôt lieu (le référendum constituant qui devait avoir lieu en avril au Chili a depuis été reporté au mois d’octobre en raison du coronavirus). Il y a un accord des politiciens des partis de droite jusqu’aux partis de nouvelle gauche comme le Frente Amplio, qui cherchent à oxygéner les élections à venir via le processus de vote constituant. Leur idée est de faire du processus un enjeu national ou s’affrontent deux visions, afin que les gens se remettent à penser politique. Penser politique, dans une optique politicienne et de partis pour les échéances électorales à venir, bien entendu.

Si une nouvelle constitution peut être assurément une chose positive, nous croyons que cela ne suffit évidemment pas, qu’il ne faut pas arrêter la lutte dans la rue, pour obtenir des droits sociaux plus importants. Il y a beaucoup de gens bénévoles qui ont formé des sortes de commission, sur la santé, les droits de l’Homme… Ces gens-là, indépendants de couleurs politiques doivent continuer à se retrouver dans l’espace public. Une nouvelle constitution, aussi positive soit-elle, ne va pas changer le système profondément. Cela ne supprimera pas l’endettement des gens des milieux populaires. Cela ne leur permettra pas de s’éduquer, de se soigner, de se loger…

Manifestation en l’honneur de Camilo Catrillanca, jeune mapuche assassiné par le gouvernement un an auparavant, le 24 Novembre 2019. © Pablo Patarin

La Constitution peut donc aussi être un piège, même si elle doit véritablement être modifiée. Qui plus est, quelle que soit l’issue du référendum, il n’y aura pas de travailleurs sociaux, d’étudiants, parmi l’assemblée constituante. Il n’y aura pas de représentants du peuple lui-même. Nous croyons en une grande assemblée populaire représentant la diversité, qui inclurait également des membres de peuples « indigènes », Mapuche, Rapanui et autres, que le néo-libéralisme et la corruption ont partiellement détruits au profit d’intérêts économiques.

Le Chili a réalisé beaucoup de traités économiques car a été l’un des lieux d’expérimentation des théories néo-libérales des Chicago Boys sous Pinochet et même avant (c’est d’ailleurs durant cette dictature que la retraite par capitalisation fait son apparition au niveau mondial, grâce au ministre du travail José Piñera, frère de l’actuel président11). Même si l’on obtient quelques lois et une nouvelle Constitution, ce système néo-libéral dans lequel le Chili est ancré ne va pas changer pour autant. Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas accompagner ce processus, pour en retirer le meilleur, et rester au contact des gens qui cherchent un véritable changement. Pour résumer, tout cela est nécessaire, mais ne sera pas la solution absolue à tous les maux du pays.

LVSL : À propos de la corruption…

Ignacio : La corruption est avant tout liée au capitalisme. Les milieux naturels, les grands espaces comme la Cordillère des Andres se retrouvent détruits par l’exploitation, privatisés. Les peuples comme les Mapuche sont chassés de leur terre au nom de l’intérêt économique national, qui est en réalité l’intérêt économique de quelques grands chefs d’entreprise, eux-mêmes appuyés par le gouvernement et l’État policier. Voilà pourquoi, quelle que soit l’issue des référendums liés à la Constitution, il ne faut pas abandonner la rue ou les organisations syndicales, afin de mettre à mal la dictature néo-libérale dont les élites perpétuent les inégalités et où le congrès légifère uniquement pour les bourgeois finançant les campagnes politiques.

 

Après le début de la pandémie :

“Les quantités d’eau utilisées massivement pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.”

Si le pays devait déjà faire face à l’un des modèles économiques les plus orthodoxes au monde, la crise sanitaire actuelle vient donc s’ajouter aux inégalités criantes et à une crise politique dues à un gouvernement qui se rapproche de plus en plus nettement de la dictature passée. La défiance vis-à-vis du gouvernement a rendu difficile la mise en œuvre de mesures au début de la pandémie. La sécheresse accompagne la pandémie et les ressources en eau deviennent ainsi un problème majeur12. Au Chili, le développement de la privatisation de cette ressource vitale date de 198113. Les quantités d’eau monstrueuses utilisées  pour les cultures, comme celle de l’avocat, systématiquement destinées à l’exportation, sont autant auxquelles n’ont pas accès les populations locales.

La mise en place de mesures sanitaires et de respect des règles hygiéniques pour empêcher la propagation du virus deviennent extrêmement compliquées dans ces circonstances. Notons aussi qu’on annonce la plus grande récession de l’histoire de l’Amérique Latine. D’après Le Monde, elle devrait engendrer 29 millions de pauvres supplémentaires sur le continent. Les luttes populaires sembleront donc d’autant plus nécessaires lorsque celles-ci seront à nouveau possible, face aux négligences et au désengagement volontaire de l’État, qui au Chili comme ailleurs, détruit le système public. Les hostilités ont d’ailleurs repris depuis le 18 mai à Santiago, dans les quartiers pauvres, face à la faim. Les émeutes dans les quartiers populaires apparaissent en réponse au confinement strict du grand Santiago, doublé d’un retard dans la distribution de nourriture de la part de l’État14.

Les nécessités du monde de demain ne sauraient trouver de réponses dans le système politique et économique libéral promu au Chili et pris en exemple partout ailleurs. L’anarchisme pourrait-il s’élever à cet égard comme la voix de la dissidence, la voix de désirs sociaux, écologiques, respectueux des peuples et des individus en contraste avec l’oligarchie et les intérêts des puissants si prégnants au Chili ? C’est en tous cas ce qu’Ignacio souhaiterait, lui et bien d’autres, dans le monde post-covid de demain, que certains médias ne cessent de décrire comme un idéal sans toutefois évoquer les moyens pour l’atteindre. Et cela, pour Ignacio comme bien d’autres, ne saurait arriver autrement que par la rue et une solidarité populaire (et non européenne).

Affrontements sur l’avenue principale de Valparaiso menant au Congrès. © Pablo Patarin

 

SOURCES :

1 – https://www.tresor.economie.gouv.fr/Pays/CL/les-grands-conglomerats-economiques-familiaux-chiliens

2 – Piñera, (in)digne héritier de Pinochet, tribune d’Olivier Compagnon dans Libération, le 24 octobre 2019 : https://www.liberation.fr/debats/2019/10/24/pinera-indigne-heritier-de-pinochet_1759555

3 – Le Chili, un économie dynamique aux fortes inégalités, par Jean-Philippe Louis, Les Echos : https://www.lesechos.fr/monde/ameriques/le-chili-une-economie-dynamique-aux-fortes-inegalites-1142059

4 – Santiago, un concentré d’inégalités – Par Véronique Malécot , Flavie Holzinger et Audrey Lagadec, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/01/20/santiago-un-concentre-d-inegalites_6026608_3210.html

5 – Au Chili, le Coronavirus met en lumière les inégalités dénoncées par le mouvement social – par Aude Villiers-Moriamé, Le Monde : https://www.lemonde.fr/international/article/2020/03/27/au-chili-le-coronavirus-met-en-lumiere-les-inegalites-denoncees-par-le-mouvement-social_6034712_3210.html

6 – Classement de la liberté de la presse dans le monde : https://rsf.org/fr/donnees-classement

7 – https://www.mediasrequest.com/fr/amerique/chili/index.html

8 – Kornbluh, Peter (Sep/Oct 2003). The El Mercurio file, Columbia Journalism Review.

9 – CIA Freedom of Information Act-available article: « Report of CIA Chilian Task Force Activities, 15 September to 3 November 1970 » (November 18, 1970).

 

10 – El anarquismo porteño : investigacion rescata la relevancia que tuvo este movimiento sindical y social entre 1880 y 1930 : https://www.mercuriovalpo.cl/prontus4_noticias/site/artic/20060604/pags/20060604050123.html

11 – https://www.nouvelobs.com/societe/20191025.AFP7358/une-arnaque-les-chiliens-remontes-contre-leur-systeme-de-retraites.html

12 – Face au manque d’eau, les chiliens s’entraident, par Marion Esnaut, Reporterre, 25 Avril 2020 : https://reporterre.net/Face-au-manque-d-eau-les-Chiliens-s-entraident

13 – https://www.partagedeseaux.info/Les-marches-de-l-eau-au-Chili-et-ailleurs

14 – Des émeutes de la faim secouent Santago – Courrier International le 19 Mai 2020, El Mostrador – Santiago : https://www.courrierinternational.com/article/misere-au-chili-des-emeutes-de-la-faim-secouent-santiago

– Suivi de la pandémie au Chili : http://www.leparisien.fr/international/coronavirus-suivez-levolution-de-lepidemie-au-chili-30-03-2020-6KKV4NCJ5BD6BHD74NXPPA7LSM.php

– Chili, vers l’effondrement du système hérité de Pinochet, Jim Délémont, LVSL, 9 novembre 2019 https://lvsl.fr/chili-effondrement-systeme-pinochet/

– Interview d’Ignacio, membre du Frente Anarquista Organizado, réalisé par Pablo Patarin le 4 Mars 2020 à Valparaiso.

– Muñoz Cortes Victor, 1 de mayo de 1899. Los anarquistas y el origen.

– Muñoz Cortes Victor, Sin Dios ni Patrones, Historia, diversidad y conflictos del anarquismo en la región chilena (1890-1990).

Triomphe ou barbarie, de la colère des gilets jaunes à la révolte d’une nation

©Olivier Ortelpa

Depuis le 17 novembre, l’histoire s’écrit sous nos yeux. Il s’agit d’une de ces dates qui font l’histoire, tant les événements qu’elles ont vu advenir affectent les contemporains qui les ont vécus, et déterminent de manière décisive leurs actions futures.


Depuis plusieurs semaines, les routes de France et les rues de Paris sont le théâtre d’une mobilisation remarquable à la fois par sa spontanéité et par son ampleur. Nombreux étaient les acteurs politisés de gauche en France à faire preuve de circonspection à l’annonce de ces mobilisations, parfois jusqu’à l’excès, tant les acteurs politisés de droite semblaient déjà en avoir fait leurs choux gras. Beaucoup de choses ont été écrites sur la nature de ces mobilisations, et nous savons déjà que nous ne savons pas grand chose concernant ce mouvement, ou plutôt que nous ne sommes sûrs de rien. Nous savons qu’il a mobilisé spontanément, et en dehors de toute médiation politique, des centaines de milliers de personnes. Nous savons que le prix de l’essence n’est pas, n’est plus, la raison d’être de ce mouvement qui a déjà étendu son champ de revendications de façon impressionnante, jusqu’à n’en laisser audible que l’unique revendication  commune « Macron démission ». Nous savons que ce mouvement est dès lors sans contour, sans limite, flou, qu’il émane du corps social de la façon la plus brute qui soit et pour des motifs les plus concrets et ordinaires. Ces trois derniers samedis nous ont donné à voir la colère de cette « France d’en bas »1, cette France moyenne, diverse, périphérique, spontanément réunie… Mais pour être plus exact, et saisir le moment historique que nous vivons, peut-être ne devrait-on pas vraiment parler d’une multitude spontanée : les gilets jaunes ne sont pas tant un mouvement issu d’une France spontanée, que d’une France affectée.

L’ILLUSION DE LA RAISON

Sans prétendre expliciter tous les tenants et les aboutissants d’un tel mouvement populaire, il est nécessaire de tenter d’en proposer une lecture qui permette d’en tirer des conclusions politiques et, en définitive, d’agir. L’une des réalités qu’il nous faut accepter, malgré son caractère si brutalement opposé aux certitudes morales de notre époque, est que les individus agissent d’abord sous le coup des affects et non sous celui de la raison. Les citoyens présents dans les rues depuis le samedi 17 novembre n’agissent pas sous le coup d’une impérieuse rationalité d’homo economicus qui les enjoindrait à s’insurger contre la baisse mathématique de leur pouvoir d’achat. Ils agissent davantage par colère, par tristesse ou par peur.

L’ère moderne est philosophiquement inaugurée par ce vaste et long courant philosophique dit des « Lumières ». Un courant tout à fait hétérogène regroupant des philosophes qui s’opposent parfois très nettement. Mais tous ces philosophes ont en commun de construire une pensée qui rompt avec l’ordre ancien et qui entend constituer un paradigme nouveau, humaniste, révolutionnant des concepts tels que l’individu, les droits naturels, la souveraineté, etc. Et l’on peut ainsi distinguer deux grandes tendances parmi les Lumières : les Lumières « libérales » d’une part, qui construisent leur paradigme philosophique autour de l’individu, d’une conception naturelle de la liberté, et qui conçoivent une concurrence entre les libertés individuelles et l’ordre collectif ; et les Lumières que l’on pourrait qualifier de « républicaines » d’autre part, dont le paradigme philosophique repose sur le social, qui conçoivent l’individu d’abord comme citoyen faisant partie intégrante d’un tout, et la liberté comme un bien à construire. Spinoza, notamment, se retrouve dans la deuxième catégorie, le caractère original de sa pensée s’oppose, à l’époque, au libéralisme classique naissant.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps.

La philosophie de Spinoza constitue une approche inédite de la condition humaine en postulant tout d’abord l’unité entre le corps et l’esprit. « L’objet de l’idée constituant l’Esprit humain est le Corps, c’est-à-dire un certain mode de l’Étendue existant en acte et n’est rien d’autre. »2

https://en.wikipedia.org/wiki/Baruch_Spinoza#/media/File:Spinoza.jpg
Baruch Spinoza, philosophe du XVIIe siècle

Selon Spinoza l’esprit n’est pas distinct du corps et ne commande pas le corps, il n’est rien d’autre que la conscience plus ou moins claire que le corps a de lui même.

Spinoza postule que cette unité du corps et de l’esprit amène à déduire une unité des idées et des affects, toute idée est le résultat d’une affection du corps. Pour comprendre le mécanisme que décrit Spinoza il faut bien faire la distinction entre « affection » et « affect ». Une affection désigne uniquement une affection du corps, soit une modification de ce dernier par un autre corps qui exerce sur lui une action et qui, par là, augmentera ou diminuera sa puissance, sa capacité d’agir. Par exemple, si je consomme un aliment au goût agréable et qui apaise ma faim, mon corps s’en retrouvera positivement affecté, par diminution de la faim et augmentation de sa force. L’affection positive qu’a produit cet aliment sur mon corps va amener mon esprit à concevoir une idée positive de cet aliment,  sous la forme d’un affect que l’on peut qualifier d’amour pour cet aliment.

C’est à partir de ce mécanisme fondamental que Spinoza développe ses conceptions de la liberté et de la condition humaine, soit du point de vue du corps, déterminé par des causes extérieures.

DU DOUTE A LA REVOLTE

Ce détour théorique paraît complexe et peut bousculer certains de nos présupposés, mais il s’avère très utile pour éclairer les événements actuels. L’Histoire, en effet, n’est pas constituée d’événements qui surgiraient comme autant de coups de théâtre, et viendraient ponctuer la grande pièce que joue l’Humanité depuis des milliers d’années. Marx aimait dire « ce sont les hommes qui font l’Histoire mais ils ne savent pas l’Histoire qu’ils font ». L’Humanité joue sans en connaître le texte la grande pièce de l’Histoire, dont elle est pourtant l’auteure.

L’autorité et l’ordre que cette première entretient ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent.

Il existe des événements, peut-être en apparence anodins dans la grande fresque du temps humain, qui surgissent et font basculer l’Histoire dans un nouveau chapitre. Cette conséquence est due à un phénomène de cristallisation qui s’opère autour d’un tel événement, par le prisme duquel une série de repères, de mémoires, de passions et d’affects se rencontrent en un même point. Un point de convergence, donc, qui donne sens à des doutes, des intuitions et des incertitudes. Un point de basculement, mais un basculement avant tout dans l’esprit des hommes et, donc, un basculement en conséquence dans le cours de l’histoire. C’est ce que nous permet de comprendre Spinoza et c’est ce que nous appelle à comprendre le philosophe spinoziste Frédéric Lordon, figure de la gauche radicale depuis quelques années3.

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Frédéric Lordon, chercheur au CNRS et philosophe spinoziste

L’autorité, et l’ordre social que cette dernière met en place, ne peuvent se maintenir légitimement que par le consentement de la multitude sur laquelle ils agissent. Ce consentement ne s’obtient que par l’entretien d’affects positifs à l’égard de l’ordre dominant. Notre esprit est tel une balance affective déterminant nos actions : la multitude ne remettra pas en cause l’ordre dominant tant que la balance affective de la plupart des individus la composant ne se trouvera pas inversée, et ne les amènera pas à considérer comme davantage désirable d’abolir l’ordre dominant que de le conserver. Cette conversion de la multitude se déroule par un lent processus d’affection mutuelle entre les individus qui la composent. Les plus directement affectés par la domination en place seront les premiers à connaître le basculement de leurs désirs, et les autres individus, capables de compassion, se verront progressivement affectés à leur tour jusqu’au lent basculement de leurs désirs. D’abord naîtra la pitié, puis le doute, puis l’indignation et la révolte. Dans une société sur le chemin du basculement, le moindre événement peut amener du doute à la révolte.

LE POINT POTEMKINE

Frédéric Lordon aime nommer ce moment « le point Potemkine »4, en référence à la révolte des marins du cuirassé Potemkine, en 1905, mise en scène dans le célèbre film du cinéaste russe Sergueï Eisenstein.

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Affiche du “Cuirassé Potemkine”, Einsenstein 1925 © Goskino Films

Dans ce film de 1925, une scène retient l’attention du philosophe. Les marins du cuirassés s’indignent des conditions dans lesquelles ils vivent et les plus vaillants d’entre eux se confrontent au capitaine, lui mettant sous les yeux la viande avariée, infestée de vers, qu’ils ont pour seul repas. Le capitaine, incarnation de l’ordre et de la hiérarchie en place, se refuse à reconnaître la réalité de leur condition et tente de les convaincre que cette viande impropre à la consommation est excellente et bonne pour eux. La dissonance se créée alors entre leur constat du réel (la viande est avariée) et le discours de l’incarnation de l’ordre (la viande est bonne). C’est ce moment de dissonance que nous pouvons appeler le « Point Potemkine », avec une dissonance qui pousse les individus à la remise en question de leurs affects. Ici, c’est la confiance envers la hiérarchie qui est mise en cause, appelant le doute. Si le doute naît chez l’un des individus du collectif et se transmet d’individu à individu par affection mutuelle, il peut ainsi faire naître le sentiment de révolte contre l’ordre régnant devenu illégitime.

Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus à gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation.

Ce genre d’événements de basculement, ce genre de « Point Potemkine », est relativement courant dans l’histoire. Dans la nuit du 20 au 21 juin 1791 une berline lourdement chargée quittait la cité parisienne encore fébrile de plusieurs mois révolutionnaires. A bord de ce convoi inhabituel se trouvait Louis Capet, Marie-Antoinette de Habsbourg-Lorraine et leurs deux enfants, tentant de fuir vers la frontière pour retrouver des forces armées qui reprendraient ensuite Paris et mettraient à bas les premiers pas révolutionnaires accomplis depuis 1789. L’histoire, nous la connaissons. La fuite fut un échec, Louis Capet et sa famille firent leur retour à Paris dans un silence de mort. Le 10 août 1792, les Tuileries furent prises d’assaut par les révolutionnaires, le 21 septembre, la République fut proclamée et, le 21 janvier 1793, Louis vit sa tête tomber.

https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Arrest_of_Louis_XVI_and_his_Family,_Varennes,_1791.jpg
The arrest of Louis XVI and his family at the house of the registrar of passports, at Varennes in June, 1791, Thomas Falcon Marshall ,1854

Cet événement, connu sous le nom de la fuite de Varennes, fut pour le peuple de France un « point Potemkine ». Lorsque Louis Capet fut ramené à Paris le 23 juin 1792, son peuple avait compris. Compris qu’il avait plus a gagner dans la destruction de l’ordre dominant que dans sa préservation. En voyant ce monarque traître revenir dans la capitale, le peuple comprit qu’il n’avait plus à faire à son protecteur mais à un bourreau. Le peuple saisit la portée de siècles de dominations, de privilèges, d’oppression, de mensonges et réalisa, dans un mélange probable de colère froide et de désespoir brûlant, que ce bon roi n’était pas le garant de droit divin du seul ordre possible et souhaitable, mais bien la figure d’un ordre dominant à destituer.

L’une des réactions du peuple de Paris, le mois de juillet suivant la fuite de Varennes, fut de se réunir sur le Champs de Mars afin de rédiger une pétition demandant la déchéance du Roi. Nous connaissons là aussi la suite tragique de l’histoire : l’Assemblée législative nationale, alors largement composée de défenseurs de la monarchie, ordonna la dispersion de la foule par la force. Sans sommation des coups de feu furent tirés et de nombreuses victimes de la répression tombèrent sur le Champs de Mars.

LE POIDS DES AFFECTS COMMUNS

Certes, il peut sembler facile et emphatique d’établir un lien de parenté historique entre les gilets jaunes de 2018 et les sans-culottes de 1791. Mais ce lien n’est pas si fantaisiste, dans la mesure où les uns comme les autres se sont constitués autour d’affects communs. Ce qui différencie la foule d’un peuple, c’est justement cette construction par des affects communs, qui confère à la masse un caractère plus spécifique que la simple addition d’individus, et au mouvement une dimension plus profonde que le caractère éphémère de la spontanéité apparente.

En observant les mobilisations des gilets jaunes, nous observons également l’importance d’affects communs qui signent la construction d’un peuple. Le gilet en lui même, cet objet autrefois symbole du pouvoir gouvernemental à opérer un contrôle sur l’usage de l’automobile et la régulation de la sécurité routière, est aujourd’hui le symbole à la fois de cette révolte et de ce basculement des affects d’un peuple, qui se retourne contre l’autorité de l’Etat et dont il se réapproprie les symboles. Le gilet jaune est le dénominateur commun, avec l’essence, de tous les automobilistes, de toutes celles et ceux contraints par des déplacements quotidiens à parcourir les routes de nos campagnes et des périphéries de nos villes.

En apparence plus cocasses, des signifiants populaires festifs se retrouvent également lors des rassemblements des gilets jaunes. Ainsi, on a vu la chorégraphie des pouces en avant ou encore la chenille qui redémarre, animer les blocages de ronds-points. Il n’est pas anodin que ces danses, typique des fêtes et célébrations populaires en France depuis de nombreuses années, se retrouvent au milieu d’un mouvement de révolte d’un peuple, à l’instar du bal-musette qui investissait les usines lors des grandes grèves de 1936.

Le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée : il est le fruit d’une histoire.

Il est indéniable que de vastes mouvements sociaux, tels que les grèves de 1936 ou les événements de 1968, structurent l’imaginaire des gilets jaunes. De nombreux signifiants historiques et nationaux sont d’ailleurs mobilisés. Les drapeaux tricolores et la Marseillaise, symboles s’il en est de la Révolution française, se donnaient à voir et à entendre lors des dernières manifestation. Il s’agit incontestablement d’un mouvement national, ancré dans une histoire et un héritage. Et le peuple révolutionnaire qui se construit sous nos yeux n’émerge pas du néant, ne surgit pas de façon spontanée, il est le fruit d’une histoire et d’une pratique collective du patrimoine, du territoire, d’infrastructures. Il est le fruit d’une domination commune par une caste et par son Etat. Vécu commun qui s’incarne en autant d’affects, structurant le peuple. Des affects communs négatifs à l’égard de cette caste qui nous domine, et des affects positifs à l’égard de notre patrie, de notre histoire révolutionnaire et de nos concitoyennes et concitoyens en souffrance.

©Virginie Cresci

Le mouvement des gilets jaunes est celui d’un peuple qui se construit, dans la colère contre l’injustice, dans la haine des dominants, dans l’empathie envers les dominé.es et dans l’amour du commun. Le théoricien post-marxiste Antonio Gramsci envisage la société comme un bloc historique5 : les Hommes sont soumis à l’influence des circonstances sociales mais eux-mêmes, en retour, sont capables de modifier ces circonstances. « Du passé faisons table rase » n’est donc pas un mot d’ordre gramscien, selon le penseur il est au contraire nécessaire d’absorber de manière critique les apports du passé. Ce passé nourrit les Hommes du présent d’affects communs permettant de structurer les corps sociaux, de construire les identités collectives et ainsi d’agir politiquement, par l’avènement d’un clivage nous/eux.

En définitive, le mouvement des gilets jaunes est ce peuple qui se construit après le basculement. Après ce « point Potemkine », ce point de prise de conscience des illusions qui camouflent les dominations, nous sommes seuls face à la dureté d’un système aliénant et oppressant. La caste aussi se trouve dès lors démunie : les tenants de l’ordre n’ont désormais plus que la force des matraques pour imposer leur réalité. Comme l’a écrit à plusieurs reprises François Ruffin, député de la France insoumise, le président Emmanuel Macron est haï, lui et son monde. Les affects que mobilisait la caste pour soumettre sont aujourd’hui les même par lesquels le peuple se construit et se soulève.

Aujourd’hui, il devient certain que le gouvernement aura beau mentir, négocier, s’incliner ou riposter, cela n’aura plus guère d’importance. L’ordre semble déjà rompu, le basculement s’est produit, et plus jamais les centaines de milliers de gilets jaunes, avec celles et ceux qu’ils représentent, n’accorderont leur consentement à l’autorité d’une caste désavouée. Le gouvernement sera autoritaire ou ne sera plus. De ce constat, nous réalisons que la caste doit chuter pour que le peuple puisse vivre, mais l’unique question qui doit désormais animer nos esprits est la suivante : Quel peuple doit vivre ? Quel peuple pouvons nous construire ? S’ouvre une époque nouvelle et s’ouvre, dans cette vaste clairière, brumeuse et effrayante, la possibilité d’un chemin vers un ordre humaniste, social et écologiste, porté par un peuple (re)naissant.

1Article de Marion Beauvalet : https://lvsl.fr/gilets-jaunes-le-soulevement-de-la-france-den-bas
2SPINOZA, Ethique, seconde partie, Proposition XIII
3LORDON Frederic, Les affects de la politique, 2016
4Conférence de Frédéric Lordon à Nantes, « Les affects de la politique », le 4 avril 2017 au Lieu Unique avec l’IAE, Les mardis de l’IAEoLU
5HOARE George et SPERBER Nathan, Introduction à Antonio Gramsci, 2013

Prométhée, le premier révolté

« J’ai mis en eux [les hommes] d’aveugles espérances ! » [1] scande Prométhée, enchaîné à son rocher. Chaque nuit, un aigle vient dévorer son foie qui se reconstitue le jour. C’est un supplice infini et douloureux pour le Titan. Supplicié par Zeus pour avoir volé l’Olympe et donné le Feu aux hommes, les « Éphémères », il est enchaîné par Hephaïstos, le dieu forgeron. Défiant Zeus, le dieu des dieux, et ayant refusé la tyrannie et l’oppression, il s’époumone : « Ennemi de Zeus… pour avoir trop aimé les hommes » [2]. Prométhée, le porte-feu, est probablement le premier Révolté de la Littérature occidentale. Portrait de cette figure centrale de la révolte. 

Un Titan philanthrope

En grec, Prométhée signifie “celui qui comprend avant“, en opposition avec son frère, Épiméthée, “ celui qui comprend trop tard“. Clairvoyant, Prométhée, lors de l’épisode de la Titanomachie (Cronos, soutenu par les Titans, contre Zeus), s’allie avec ce dernier devinant sa victoire. S’ensuit une période apaisée, mais les dieux s’ennuient vite. Zeus charge Hephaïstos de créer, avec du feu, de la terre et de l’eau, les êtres vivants et les hommes — qui seront à l’image des dieux. Ce sera à Épiméthée et à Prométhée de leur distribuer les qualités. Épiméthée convainc son frère de le laisser exécuter ce travail seul. Les taureaux reçoivent des cornes, les chevaux la vitesse, etc… mais, dans son empressement, Épiméthée distribue toutes les qualités et en oublie les hommes. Ils sont nus, vulnérables : sans corne ni griffe, ni rapides ni forts. Prométhée va donc demander à Zeus qu’on leur donne le feu pour cuire la viande et se chauffer. De sa foudre, il frappe la cime des arbres, les hommes n’ont plus qu’à grimper. C’est l’âge d’or.

La différence entre les dieux et les hommes, c’est l’immortalité. Ces derniers sont simplement emportés par Hypnos qui, dans leur sommeil, les emmène dans un lieu secret, vide : les Champs-Élysées. Mis à part cette “éphémérité“ pour reprendre le qualificatif de Hésiode, les hommes et les dieux sont sur un pied d’égalité et Zeus n’en veut plus. Ainsi, il fonde l’Olympe pour s’élever au-dessus d’eux. Avant ceci, les dieux et les hommes partageaient des banquets ensemble. Mais un dernier banquet a lieu. Zeus charge Prométhée de concevoir deux parts de viande d’un bœuf immolé. L’une sera pour les dieux, l’autre pour les hommes. Malin, Prométhée emballe dans un lot toutes les bonnes parts du bœuf mais entourées d’une panse dégoutante; dans l’autre des « os blancs, artifice perfide, bien en ordre, couvrant le tout de graisses brillantes » [3]. Évidemment, Zeus choisit le beau paquet mais se rend compte qu’il n’y a, à l’intérieur, que des os.

Prométhée, sculpté par Sebastien Adam, Musée du Louvre
Prométhée, sculpté par Sebastien Adam, Musée du Louvre

Courroucé, le Cronide (autre nom de Zeus, fils de Cronos) décide que les hommes devront donc manger pour survivre puisqu’ils ont reçu la part protéinée du bœuf. Les hommes, alors éphémères, deviennent mortels. Les dieux, quant à eux, n’ont pas besoin de manger pour survivre, ils sont immortels. De plus, Zeus, dans sa colère, cache le blé et le Feu. Les hommes devront donc cacher la semence du blé dans la terre, pour qu’elle demeure invisible à Zeus.

Mais Prométhée, déjà indigné par l’édification de l’Olympe, se révolte. Aidé par Athéna, éprise de sympathie pour les hommes, il s’introduit dans l’Olympe et vole le Feu qu’il cache dans une tige de fenouil. Or, le fenouil a la particularité d’avoir un tissu sec qui brûle continuellement à l’intérieur. Les hommes vont donc avoir des semences de feu. Ils vont donc bénéficier d’un feu qui, comme le blé, a besoin de cette semence. Ce feu est comme les hommes, mortel, et ils doivent donc veiller à ce qu’il ne s’éteigne pas. Les hommes rallument les fourneaux de leur cuisine et deviennent civilisés. Le feu est devenu prométhéen, il est devenu une technique.

« Mais le fils vaillant de Japet [Prométhée] sut tromper sa puissance

Et déroba l’immense éclat de la flamme inlassable

Dans la férule creuse : il sentit dans son cœur la morsure,

Zeus qui tonna très haut! La bile monta dans son âme,

Lorsqu’il vit au loin chez les hommes, la flamme brillante! » [4]

Zeus le découvrant, il punit Prométhée au châtiment que l’on connaît. Il est enchaîné à une montagne par le dieu boiteux où un aigle vient lui dévorer, la nuit, le foie qui se régénère le jour.

Le Révolté antique et romantique

Prométhée est une petite voix de la contestation. Il pense que l’ordre hiérarchique implique toujours, pour ceux qui sont en bas, une situation douloureuse et vécue comme une injustice. Lorsqu’il se rend chez Athéna, pour la convaincre de l’aider à pénétrer dans l’Olympe, il plaide la faute des hommes qu’ils n’ont pas commise. C’est cette iniquité qui motive la première révolte prométhéenne.

« Nul n’est libre, si ce n’est Zeus ! » [5]

Eschyle est un dramaturge grec ayant vécu au Vème siècle avant J.-C. Il est le doyen des trois plus grands tragiques grecs, avec Sophocle et Euripide
Eschyle est un dramaturge grec ayant vécu au Vème siècle avant J.-C. Il est le doyen des trois plus grands tragiques grecs, avec Sophocle et Euripide

Prométhée a déjà le cœur plein de haine lors de cette première séparation d’entre les dieux et les hommes. Ainsi, on comprend le vol du Feu comme une révolte contre l’ordre établi arbitrairement. Châtié par Zeus, cette oppression par la souffrance, caractérise l’autoritarisme olympien.

Bien que vénérant Zeus et ne critiquant que rarement ses décisions, les Grecs et leurs aèdes — les poètes-chanteurs de la Grèce antique —, dans leur chants et leurs drames, émettent pourtant des critiques, probablement inconscientes. Ainsi d’Eschyle qui caractérise, sans n’y voir de sens péjoratif, le règne de Zeus comme une tyrannie. Plus loin, écrit-il, Zeus « a soumis toute justice à sa volonté ».

Dans le poème de Gœthe, écrit en 1774, son Prométhée va encore plus loin que celui d’Eschyle puisqu’il abjure les dieux. C’est un Prométhée blasphémateur. Il faut bien sûr replacer le poème dans le contexte du « Sturm und Drang » gœthéen, plus jeune qu’Eschyle de vingt-trois siècles, expliquant cette maturité.

« Je ne connais rien de plus misérable

Sous le soleil que vous autres, les Dieux !

[…]

Et vous crèveriez, s’il n’y avait la foule

Des enfants et des mendiants ! » [6]

Le Révolté métaphysique

Un peu moins de 70 ans plus tard, toujours en Allemagne, un jeune étudiant présente une thèse sur Démocrite et Épicure. Il s’agit de Karl Marx, étudiant en philosophie à Berlin. Son argument personnifie la philosophie en un personnage mythologique, il s’agit évidemment de Prométhée. Bien que le propos de la thèse ne nous intéresse pas directement, Marx pose la philosophie épicurienne comme athée et la qualifie donc de « prométhéenne ». Il faut savoir que Marx fait partie des jeunes hégéliens, qui se réclament des travaux de Hegel, avec Bruno Bauer notamment.

« de même que Prométhée, ayant dérobé le feu du ciel, se met à bâtir des maisons et à s’installer sur la terre, la philosophie, qui s’est élargie aux dimensions du monde, se tourne vers le monde des phénomènes. »[7]

Les jeunes hégéliens font de Prométhée leur héraut et héros. C’est Prométhée qui, en volant le Feu aux dieux, a donné la culture et la dignité aux hommes. C’est Prométhée qui leur a permis de s’émanciper et leur a donné cette « volonté transformatrice du monde ».

En fait, à travers cette thèse, Karl Marx donne véritablement un but, une foi, presque une nouvelle religion à la philosophie. Ce sera un but prométhéen, illustré, dans son appendice, par la citation suivante tirée d’Eschyle : « En un mot, j’ai de la haine pour tous les dieux ! » (Prométhée enchaîné, Eschyle). En ceci, le théoricien du communisme divinise la ‘conscience de soi humaine’ ; elle balance les dieux précédents pour les remplacer. C’est l’humanité enfin libérée de ses chaînes ! Pour Karl Marx, le nouveau dieu, c’est l’Homme. Fasciné par cette figure mythologique, Karl Marx de conclure son appendice :

« Dans le calendrier philosophique, Prométhée occupe le premier rang parmi les saints et les martyrs ». [8]

Plutôt critique de Hegel et de Karl Marx, bien qu’il les admire, Albert Camus, dans son Homme révolté, prend l’exemple de Prométhée pour définir la révolte métaphysique. Selon lui, l’indifférence de la mort et la haine de la souffrance sont des propriétés d’un révolté. Et c’est bien ce que l’on retrouve dans le Prométhée d’Eschyle. Pis, Prométhée a su « délivr[er] les hommes de l’obsession de la mort » [9], continue Camus.

Camus relève justement que Prométhée ne s’insurge que contre Zeus ; non pas contre la Création toute entière. Pour les Grecs, précise Camus, s’insurger contre la Création, donc contre la Nature, c’est s’insurger contre soi-même à laquelle le suicide apporte une réponse, mais non suffisante.

Et si Prométhée récuse tellement le jugement de Zeus, ce n’est pas tant car il le considère injuste, mais il récuse le droit de punir dans sa globalité. « Dans son premier mouvement, la révolte refuse donc au châtiment sa légitimité » [10]. Clamant sa haine des dieux et son amour pour les hommes, Prométhée n’est pas que révolte, il est aussi amour. Le “non“ à la haine, implique, dans cette dialectique camusienne, le “oui“ à l’amour.

Vieille de presque trois mille ans, cette mythologie grecque ne cessera de nous surprendre. Plus particulièrement le mythe de Prométhée, le porte-feu, annonce ce que Camus appelle la « révolte métaphysique » : le refus de dieu pour poser la condition humaine. Bien plus tard, Sade, puis Rimbaud et enfin Albert Camus lui-même, continueront ce projet prométhéen de la révolte qui n’est, justement, encore, qu’à l’état de projet.

Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, Musée du Louvre
Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, Musée du Louvre

Pour aller plus loin, l’excellent Jean-Pierre Vernant raconte le mythe de Prométhée :

https://www.youtube.com/watch?v=Pgpf-aPvctQ

Notes de bas-de-pages et crédits images :

[1] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 14

[2] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 9

[3] La Théogonie, Hésiode, trad. Philippe Brunet, 1999, Livre de poche, v. 540-541

[4] La Théogonie, Hésiode, trad. Philippe Brunet, 1999, Livre de poche, v. 565-569

[5] Prométhée enchaîné, Eschyle, trad. Leconte de Lisle, 1872, wikisource, p. 6

[6] Prometheus, Gœthe, 1774

[7] Appendice in Différence de la philosophie de nature chez Démocrite et Épicure, Karl Marx, 1841, Wikisource, p. 106

[8] Ibid.

[9] L’Homme révolté, Albert Camus, 1951, folio essais, p. 301

[10] Ibid.

 

Image :

Eschyle : http://remacle.org/bloodwolf/tragediens/eschyle/Eschyle.JPG

Œuvres : 

  • Prométhée enchaîné, Pierre Paul Rubens, 1618, Philadelphia Museum of Art, Pennsylvania
  • Prométhée attaché sur le mont Caucase et dont un vautour dévore les entrailles, Sebastien Adam, 1762, Musée du Louvre, Paris
  • Jupiter punissant les vices, Paolo Veronèse, 1528, Musée du Louvre, Paris