Avant les mollahs, quand l’Iran était au bord d’une révolution socialiste

Iran révolution

À lire la presse financière, l’Iran est un enfer pour investisseurs étrangers. Selon l’Economic Freedom Index, élaboré par le Wall Street Journal et la très libérale Heritage Foundation, il est le huitième pays le moins libre au monde. Jusqu’à récemment, le représentant américain pour l’Iran qualifiait ce pays de « théocratie marxiste ». Si ces affirmations correspondent bien peu à la réalité de l’économie iranienne – qui va de privatisations en libéralisations -, elles touchent juste sur un point : le régime actuel est issu d’une révolution qui compte parmi les plus radicales du Moyen-Orient. À la fin des années 1970, l’Iran semblait proche de basculer vers un modèle socialiste. Retour sur cet épisode oublié, mis en lumière par Iran on the Brink – Rising Workers and Threats of War, co-écrit par Shora Esmailian et Andreas Malm en 2007.

Avant ses analyses éco-marxistes, on doit à Andreas Malm un ouvrage éclairant sur la société iranienne, co-écrit avec Shora Esmailian, écrivaine et journaliste. Dix-sept ans plus tard, il n’a rien perdu de son actualité, et offre des clefs pour comprendre la réalité hybride vécue par les Iraniens. Et d’abord, l’onde de choc de la révolution de 1979.

Dictature de la classe « compradore »

Avec une approche d’économie politique, l’ouvrage analyse la nature de classe du régime de Mohammed Rêza « Shah » Pahlavi (1941-1979). Après une brève poussée démocratique, un coup d’État le rétablit dans ses prérogatives autocratiques en 1953. L’État iranien prend alors les traits d’une dictature patronale, obnubilé par la répression des grèves, des vestiges de syndicats et des membres du « Parti du peuple » (Toudeh, marxiste et inféodé à l’URSS), retranchés dans la clandestinité.

Un exode rural jette des millions d’Iraniens dans les banlieues des grandes villes. Ils viennent grossir les rangs d’un sous-prolétariat acculé à la misère la plus extrême, et d’un prolétariat privé de tout moyen d’expression, dont la journée de travail s’étend de dix à douze heures.

Sur le plan régional, l’Iran joue le rôle de « gendarme des États-Unis ». La « doctrine Nixon », qui impulse un désengagement militaire progressif du Moyen-Orient, implique de confier à des alliés le soin de défendre les intérêts américains. Au nombre de ces « États-clients », on trouve Israël, l’Arabie saoudite et surtout l’Iran. À l’acmé de ce processus, celui-ci consacre pas moins de dix milliards de dollars à son budget de Défense, essentiellement dédiés à l’achat de matériel produit à Washington. Et l’Iran surpasse alors tous les autres pays combinés du Moyen-Orient en matière d’assistance militaire américaine1.

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par les clercs.

Malm et Esmailian recourent à la distinction marxiste entre une classe dominante « nationale » (qui exploite les travailleurs dans son propre intérêt) et une classe dominante « compradore » (qui les exploite au profit de l’accumulation d’une bourgeoisie étrangère). La bourgeoisie iranienne possède tous les aspects d’une classe « compradore », qui affiche avec ostentation son amour de la modernité libérale. Les mollahs, qui deviennent la principale opposition tolérée du régime, ne manqueront pas de l’exploiter…

1979 : la plus grande révolution de travailleurs du Moyen-Orient ?

À tous égards, la révolution de 1979 fait figure d’énigme. À son pic, dix millions d’Iraniens ont participé à des grèves ou des protestations contre le « Shah » – un chiffre d’autant plus remarquable que les syndicats étaient interdits par la loi, au même titre que tout mouvement socialiste ou communiste qui aurait pu contribuer à organiser les travailleurs. Aujourd’hui encore, on tend à en sous-estimer l’ampleur de cet événement – lorsqu’il n’est pas réduite à un soulèvement religieux téléguidé par l’Ayatollah Khomeini.

Malm et Esmailian en rappellent la nature : il s’agit probablement du soulèvement de travailleurs le plus massif de l’histoire du Moyen-Orient. Et lorsque le « Shah » est renversé, l’Iran semble sur le point de basculer vers un système socialiste. Tandis que les fortunes liées au régime s’exilent en Occident, les travailleurs prennent leur outil de production en main. L’ampleur de cette expérience auto-gestionnaire permet d’expliquer pourquoi, un temps, les États-Unis ont pu considérer les clercs iraniens et l’Ayatollah Khomeini lui-même comme des facteurs de stabilisation du pays2.

Mais dans un premier temps, le gouvernement dirigé par Khomeini doit prendre en compte les revendications exprimées par les travailleurs. Il ne peut qu’avaliser l’expropriation des cinquante familles les plus riches du pays. Et la mise sous tutelle de l’État de 80% des grosses unités de production (toute entreprise dont la taille dépasse celle d’un « bazar »).

La radicalité de cette révolution permet de comprendre la success story iranienne en matière d’industrialisation. Alors que le monde entier s’ouvre au libre-échange et les privatisations, l’Iran, à contre-courant, réactive les politiques « d’industrialisation par substitution aux importations », dominantes quelques décennies plus tôt. Elles consistent à mêler une forme de protectionnisme avec des investissements étatiques massifs, destinés à subventionner les secteurs mis à l’abri de la production étrangère. Avec des résultats impressionnants, donc Malm et Esmailian fournissent des détails chiffrés.

Aussi comprend-on la ferveur suscitée par la jeune République islamique auprès d’une partie de la population iranienne, qui a vu son niveau de vie s’accroître dans des proportions considérables, et a retrouvé sa fierté nationale. On comprend également pourquoi elle s’est autant mobilisée face à l’agression irakienne menée par Saddam Hussein, soutenu par les États-Unis…

Longue agonie thermidorienne

La révolution de 1979 a été suffisamment radicale pour imprimer sa marque sur les décennies suivantes. L’Iran lui doit encore quelques vestiges d’un modèle social un peu moins écorné par le néolibéralisme, et une base industrielle qui n’a pas à rougir face à celle de ses voisins. Ce, malgré le démantèlement méthodique dont elle a fait l’objet par le nouveau pouvoir.

Malm et Esmailian détaillent ce long moment thermidorien. Les « conseils » de salariés, mis en place sous la révolution pour exercer une gestion démocratique des outils de production, deviennent des outils de supervision aux ordres du régime. La militarisation du pays durant la guerre avec l’Irak sert de prétexte pour réaffirmer l’autorité patronale.

Par la suite, l’ouverture – contrôlée – du régime aux capitaux étrangers, dans les années 1990, ne fait qu’accroître cette tendance. Si elle permet à l’économie iranienne de capter des technologies étrangères, et de poursuivre son entreprise d’industrialisation et de modernisation, elle enterre davantage encore les promesses de la révolution de 1979.

Tout au long du livre de Malm et d’Esmailian, affleurent deux idées aussi stimulantes que contestables. La première met en exergue les ressources pétrolières majeures de l’Iran, et la crainte du « pic pétrolier » qui agite les États-Unis. Sur cette base, Malm et Esmailian envisagent la possibilité d’un rapprochement à l’amiable des classes dominantes iranienne et américaine – celle-ci aurait intérêt à s’approprier la manne iranienne pour donner un sang neuf au capitalisme occidental. Près de deux décennies ont infirmé cette perspective. Le pic pétrolier préoccupe-t-il moins les élites américaines que ce qu’affirment Malm et Esmailian ? D’autres causes plus prégnant expliquent-elles le maintien des tensions avec l’Iran (notamment le lobbying des acteurs de l’industrie de Défense américaine) ?

La seconde concerne l’islamisme. Les auteurs appellent, avec raison, à ne pas réduire la dimension religieuse de la Révolution à une forme d’obscurantisme (posture qui empêche de comprendre pourquoi des millions d’Iraniens ont pu adhérer un projet théologico-politique). Ils mettent en exergue sa dimension sociale et politique : le chiisme incarné par l’Ayatollah Khomeini portait – rhétoriquement – la promesse d’un monde plus juste. On peut approuver ce constat, et en même temps regretter qu’une analyse plus approfondie du rôle de la religion dans le processus révolutionnaire n’ait pas été effectuée. Si la vision du monde théocratique des mollahs a pu incorporer des demandes de justice sociale venant du bas, n’était-elle pas intrinsèquement réactionnaire ? Et la popularité de l’Ayatollah Khomeini – principale figure d’opposition au « Shah » – parmi les acteurs de la révolution, ne présageait-elle pas, depuis le début, de l’échec de celle-ci ?

Notes :

1 On se reportera utilement à l’ouvrage récent de Yann Richard Le Grand Satan, le Shah et l’Imam (French Edition, 2022), qui égrène les archives iraniennes et américaines et revient en détails sur les relations diplomatiques secrètes de ces deux pays sous le « Shah ».

2 Autre élément mis en exergue par Yann Richard. Il rappelle que lors d’un entretien informel, Mahdi Bazargan, premier ministre de l’Ayatollah Khomeini, avait assuré que l’islamisme de la révolution n’était « pas anti-occidental ». Et que la CIA prévoyait un scénario (think the unthinkable) dans lequel les États-Unis s’accommoderaient de la sur la jeune République islamique du fait de son anti-communisme.

La première vie de Fidel Castro : portrait de Cuba avant la Révolution

Fidel Castro en 1953

De Cuba avant la Révolution, on connaît l’image d’Épinal du « bordel des États-Unis ». On connaît moins la domination de son économie par quelques compagnies nord-américaines, qui se maintenaient en place par une collusion constante avec les autorités politiques du pays. Les oligopoles du secteur de l’agro-alimentaire, des télécommunications et des mines sont alors une cible privilégiée des mouvements démocratiques et socialistes de l’Amérique centrale et des Caraïbes. Sans surprises, ils sont également des acteurs clefs des coups d’État pro-américains – comme celui qui a instauré une junte sanguinaire au Guatemala en 1954. À Cuba, c’est en luttant contre ces entreprises tentaculaires que le jeune avocat Fidel Castro se fait une réputation. Il se confronte, entre autres, au géant américain International Telephone and Telegraph (ITT), destiné à jouer un rôle déterminant dans le renversement ultérieur du socialiste chilien Salvador Allende. Les premières années de la vie politique de Fidel Castro, mal connues, sont déterminantes pour comprendre la Révolution cubaine et sa radicalité. Par Abel Aguilera, historien, traduit de l’espagnol et édité par Léo Rosell.

Fidel Castro et la défense du corps étudiant cubain

Entré à l’Université de La Havane en septembre 1945, Fidel Castro soutient cinq ans plus tard son mémoire de fin d’études intitulé : « La lettre de change en droit privé et la législation comparée » avec mention. Il est ainsi titulaire d’un doctorat en droit et en sciences sociales, tout en étant licencié en droit diplomatique et en droit administratif. Quelques jours plus tard, lors d’une réunion sur les marches de l’Université de La Havane, il convainc deux camarades, Jorge Azpiazo Núñez de Villavicencio et Rafael Resende Vigoa de s’associer à lui. Ainsi, le 10 novembre 1950, une fois inscrit au Barreau de La Havane, Fidel Castro et ses deux amis enregistrent le cabinet d’avocats Azpiazo-Castro-Resende, dans le quartier dynamique de la Vieille Havane.

Carte de visite de Fidel Castro.

C’est ainsi que commence l’activité professionnelle du jeune Fidel Castro. Spécialisé en affaires civiles et sociales, il se retrouve davantage au contact des secteurs les plus marginalisés de la société et est témoin des inégalités abyssales qui fracturent le pays.

Le contexte national est alors caractérisé par la corruption généralisée qui touche le gouvernement, la répression politique, les assassinats fréquents de leaders de l’opposition, la censure de la presse et l’aggravation des tensions sociales. Des groupes de gangsters contrôlent le commerce de la drogue, la prostitution et les jeux interdits. La soumission des gouvernements vis-à-vis des États-Unis favorise également le pillage des richesses cubaines au profit des entreprises nord-américaines, qui exploitent les travailleurs cubains. Cuba a beau posséder l’une des constitutions les plus progressistes de l’époque, celle-ci est largement ignorée par les gouvernements chargés de son application.

Le processus judiciaire contre le géant américain International Telephone and Telegraph (ITT) aboutit à une victoire des plaignants. L’entreprise est contrainte à baisser ses tarifs. La sentence n’a jamais été appliquée, l’entreprise ayant réussi à marchander avec le chef d’État Fulgencio Batista, numéro un de la dictature militaire cubaine…

Pour l’année scolaire 1951-1952, le ministre de l’Éducation Aureliano Sánchez Arango publie une résolution qui invalide les avancées obtenues précédemment par les étudiants, qui se mobilisent immédiatement et organisent des manifestations de rejet. Pour sa part, le ministre de l’Intérieur Lomberto Díaz Rodríguez a déclaré illégales ces manifestations, ce qui conduit à une confrontation avec la police, l’armée et des groupes de gangsters, qui avaient pour ordre de les réprimer.

Les manifestations ont duré des semaines et la Fédération étudiante universitaire (FEU) a créé un comité de lutte pour renverser la résolution impopulaire. À Cienfuegos, les protestations sont très vives, générant une violente réaction des forces de l’ordre. Le 12 novembre 1950, les élèves organisent une manifestation devant l’Institut d’enseignement secondaire et invitent une représentation du comité. Celui-ci est dirigé par Fidel Castro, accompagné par Enrique Benavides Santos, Mauro Hernández, Francisco Valdés et Agustín Valdés. Le soir, Fidel Castro et Enrique Benavides Santos sont arrêtés par une patrouille près de la mairie et conduits à l’unité de police. De la fenêtre, ils regardent la confrontation entre la police et les étudiants qui dure environ quatre heures.

Une fois la répression terminée, ils sont poursuivis pour « agitation » et « atteinte à l’ordre public ». Au début de l’instruction, les deux détenus refusent de coopérer : ils donnent de faux noms – Castro se fait appeler Ramiro Hernández Pérez – refusent de signer les documents. À l’aube, sans en informer les détenus, les autorités procèdent à leur transfert à Santa Clara, la capitale provinciale. Les mauvais traitements qu’ils subissent de la part de la police ne prennent fin qu’avec l’arrivée inattendue du président du conseil municipal, qui craignait pour la sécurité des deux jeunes militants.

Le lendemain, après avoir reçu la nouvelle de leur envoi à Santa Clara, les étudiants mobilisés se rendent à proximité du pénitencier provincial, ce qui, avec les efforts du chef du Parti du peuple cubain (orthodoxe) Eduardo Chibás Rivas, force les autorités à relâcher les deux détenus à midi. Pour autant, le 23 novembre, le procès judiciaire est ouvert contre les citoyens Enrique Benavides Santos et Fidel Castro. Le 5 décembre, ils sont cités à comparaître à l’audience.

Assurer sa propre défense, faire de la barre une tribune politique

À la date et à l’heure indiquées, l’audience de l’affaire n° 543/50 se tient dans la salle d’audience de Las Villas. On trouve dans le public la majorité des étudiants de Cienfuegos et de nombreux jeunes révolutionnaires. Enrique Benavides est défendu par Benito Besada Ramos, camarade de classe révolutionnaire, qui faisait également ses débuts comme avocat. De son côté, Castro a choisi de se défendre lui-même. Lors de l’audience, il utilise ainsi l’estrade comme une tribune politique d’où il dénonce les maux qui affligent la société cubaine – en plus de pointer du doigt le chef de la police de Cienfuegos pour son manque d’éthique et son soutien à la corruption dans le pays.

D’après les témoignages, l’atmosphère de la séance était tendue, en raison de la présence du chef de la police de Cienfuegos, détesté par les étudiants pour ses méthodes répressives. De plus, les attaques formulées à son encontre par Castro enflamme encore davantage les étudiants et provoque la colère de son accusateur. C’est finalement le procureur lui-même qui propose l’acquittement des accusés, sans doute dans une volonté d’apaisement. Ce premier procès permet à l’avocat mis en cause d’élaborer une méthode amenée à être réutilisée dans d’autres procédures judiciaires comportant une dimension politique, à travers son auto-défense, tout en démontrant à cette occasion sa capacité à mobiliser les masses.

C’est ainsi que Fidel Castro dénonce de façon croissante les maux qui touchent la République cubaine. Son diplôme de droit lui confère une arme puissante, à savoir la capacité d’agir et de s’exprimer au nom de la loi. Les obstacles qui se dressent alors contre lui ne peuvent l’amener qu’à une seule conclusion : le système juridique et constitutionnel cubain ne fonctionne plus.

En lutte contre le monopole de la compagnie téléphonique cubaine

Au premier trimestre de l’année 1951, le cabinet d’avocats Azpiazo-Castro-Rasende intente une action en justice contre le monopole américain sur les communications qui s’exprime à travers la Cuban Telephone Company, par l’intermédiaire de laquelle il exige une baisse des tarifs facturés aux utilisateurs. La Compagnie cubaine de téléphone a été créée à Cuba en 1909, à la suite de l’obtention par décret présidentiel d’une autorisation perpétuelle d’établir et d’ouvrir des lignes et des systèmes téléphoniques au public. Dans les années 1930, la compagnie devient la branche la plus prospère de celles installées par le géant américain International Telephone and Telegraph Corporation (ITT). Au milieu de la crise économique mondiale, l’entreprise a progressivement baissé les salaires, déclenchant une grève des travailleurs du téléphone le 9 novembre 1933 qui a duré environ un an.

Après la Seconde Guerre mondiale, on observe une détérioration progressive du service. La restauration de sa qualité justifie, selon l’entreprise, une augmentation des tarifs, qui se révèle particulièrement impopulaire et n’aboutit à aucune amélioration. Au début de l’année 1951, la société tentait d’influencer l’opinion de ses utilisateurs, et des publicités sur la difficulté à installer de nouveaux équipements à Cuba sont apparues dans certains médias. Malgré cela, le petit cabinet d’avocats créé par Fidel Castro et ses associés s’attaque à cette situation de monopole, et remporte un succès inattendu. La compagnie de téléphone utilise alors une stratégie dilatoire, sans succès. Une fois la sentence connue, elle fait appel devant la Chambre des lois spéciales et du contentieux administratif de la Cour suprême de la République, réussissant à retarder l’application de la sentence.

Le processus judiciaire dure ainsi jusqu’en 1954 et aboutit à une victoire des plaignants. L’entreprise est contrainte par la loi à baisser ses tarifs. Pourtant, à l’instar d’autres lois qui, à Cuba, restaient à cette époque lettre morte, la sentence n’a jamais été appliquée et l’entreprise a réussi à marchander avec le chef d’État Fulgencio Batista, numéro un de la dictature militaire cubaine. Cela fut possible grâce à une stratégie consistant à faire traîner le processus en longueur, et au bouleversement de l’ordre juridique du pays qu’avait induit le coup d’État de Fulgencio Batista en 1952. Pendant toute la durée du procès, l’entreprise n’est pas restée les bras croisés et a continué à faire pression sur le gouvernement. Ne parvenant pas à un accord, la compagnie annula ses nouveaux investissements dans le pays et décida, en guise de moyen de pression, de ne plus installer de téléphones. Ainsi, elle parvient à faire annuler la décision du tribunal par le chef d’État, et à signer un accord en sa faveur le 13 mars 1957. En contrepartie, la société nord-américaine offrit à Batista un téléphone en or massif…

Fidel Castro, à l’initiative de cette procédure, n’a pas pu poursuivre le procès depuis la mi-1953 en raison de sa participation à l’assaut de la caserne Moncada puis de son emprisonnement sur l’île des Pins. Il fut remplacé par l’avocat et militant du Parti du peuple cubain Pelayo Cuervo Navarro, qui a mené le processus à son terme. Ce dernier est assassiné le 13 mars 1957, quelques heures après l’accord entre la Compagnie et la dictature, dans le cadre de la vague répressive qui surprend La Havane après un assaut révolutionnaire manqué.

Quelles conséquences la signature de ce décret a-t-elle entraînées ? En substance, le contraire de ce que Fidel Castro et ses collègues du cabinet essayaient de réaliser : la compagnie téléphonique cubaine obtient des bénéfices nets de plus de 8%, alors qu’aux États-Unis, d’où est originaire l’entreprise, le maximum accepté était de 6,5 %. L’entreprise s’est également vue accorder le pouvoir de facturer aux clients toute augmentation établie par l’État, de même qu’une exonération du paiement des cotisations ou impôts pour les provinces et communes de l’archipel. L’impôt au profit de l’État cubain d’au moins 4% du revenu brut a enfin été supprimé.

Avec la mort d’Eduardo Chibás Ribas, candidat à l’élection présidentielle pour le Parti du peuple cubain (Orthodoxes) et potentiel vainqueur, le 16 août 1951, la situation politique du pays s’envenime.

Après le triomphe de la Révolution, l’une des premières mesures gouvernementales fut l’approbation de la loi n°122 en mars 1959, qui ordonna à la Compagnie cubaine des téléphones une réduction des tarifs téléphoniques. Surtout, le 6 juillet 1960, la loi n ° 851 prévoit la nationalisation par expropriation forcée de la compagnie, mettant fin à l’extorsion de ce monopole contre le peuple cubain.

Moins de deux décennies plus tard, ITT allait une nouvelle fois marquer l’histoire latino-américaine, pour son rôle dans le coup d’État contre Salvador Allende, qui devait conduire Augusto Pinochet au pouvoir…

Le litige contre la Warner Sugar Corporation et les abus des propriétaires terriens nord-américains

Un autre des conflits juridiques que Fidel Castro a menés à l’été 1951 avait pour cible la société nord-américaine Warner Sugar Corporation, propriétaire de la sucrerie Miranda, située à 27 kilomètres de Birán, sa ville natale. Lors des fréquents voyages de Fidel Castro pour mener à bien les démarches juridiques de son père, il fut frappé par le fait que les plantations de canne à sucre appartenant au moulin Miranda et les terres de la famille Hevia avaient des limites irrégulières. Ses questions aux travailleurs ne trouvant pas de réponse, il consulte les cartes de son père – qui depuis 1924 avait établi un contrat de 20 ans avec la Warner Sugar Corporation – et se rend compte que la société nord-américaine a planté sur les terres de la famille Hevia pendant plusieurs années.

Après avoir collecté toutes les données et vérifié les limites entre les deux propriétés, Fidel Castro calcule la superficie de canne à sucre plantée sur les terres d’Hevia au cours des 15 dernières années. En plus de la violation évidente de la propriété privée de cette famille, il y avait un conflit encore plus délicat, à savoir la reconnaissance légale de la terre sur laquelle aucune des parties n’était claire. En l’absence de preuves suffisantes, les propriétaires nord-américains du moulin Miranda pourraient se voir attribuer une partie de ces terres.

Une fois à La Havane, Fidel Castro présente les preuves aux propriétaires terriens, qui ont accepté d’engager le procès. Sur la base de la quantité et de la durée d’utilisation des terres et du coût moyen du sucre au cours de ces années, il a été calculé que le prix à payer par la société sucrière s’élevait à un minimum de 17 000 pesos. L’entité reconnut finalement l’activité qu’elle menait depuis plusieurs années et préféra payer la totalité de cette somme pour qu’aucune action en justice ne soit déposée devant les tribunaux.

À cette période, le jeune avocat maintient donc parallèlement son activité d’avocat et son militantisme politique. Même si la plupart des procès qu’il intente n’avaient aucun lien politique direct, à l’exception de celui contre la Compagnie cubaine des téléphones, il démontre déjà un intérêt à utiliser sa profession d’avocat comme instrument de lutte contre les maux qui remettent en cause la souveraineté de Cuba.

Un climat politique délétère pour l’opposition 

Avec la mort d’Eduardo Chibás Ribas, candidat à l’élection présidentielle pour le Parti du peuple cubain (Orthodoxes) et potentiel vainqueur, le 16 août 1951, la situation politique du pays s’envenime. Fidel Castro se présente quant à lui comme candidat à la Chambre des représentants pour le quartier de Cayo Hueso, à La Havane, il distribue fréquemment des tracts, prend la parole lors de rassemblements, frappe aux portes de ses électeurs et s’exprime à la radio.

Des décennies plus tard, il commentera : « à cette époque, j’ai commencé à réfléchir à une stratégie de prise de pouvoir révolutionnaire. (…) J’ai commencé à élaborer une stratégie dans le cadre de l’ensemble du processus politique et, compte tenu de la période ultérieure, j’ai envisagé de m’insérer dans l’appareil de ce parti, de me présenter comme député pour l’organisation et d’entrer au parlement. (…) Ensuite, depuis le parlement, je présenterais un programme révolutionnaire avec les orthodoxes. J’ai esquissé la stratégie en brisant la discipline du parti. En vertu de la Constitution et des lois, j’envisageais de présenter un programme semblable à celui de Moncada. Toutes les questions vitales que j’ai exposées dans L’histoire m’absoudra apparaîtraient sous forme de lois dans le plan que j’allais présenter au Parlement, avec l’assurance que ce projet au sein du parti deviendrait un programme pour les masses révolutionnaires. C’est-à-dire qu’il n’allait pas être approuvé, mais qu’il allait devenir la plate-forme de mobilisation de toutes les forces sociales et politiques, des forces d’action armées pour renverser ce gouvernement. » Si l’on tient compte des procédures judiciaires dans lesquelles il a été impliqué par la suite, la plupart d’entre elles sont liées à sa carrière politique.

Alors que les prix des billets de bus de la Cooperativa de Ómnibus Aliados (COA) avait augmenté de manière injustifiée le prix du billet, la Fédération étudiante universitaire (FEU) convoque pour le 5 septembre 1951 une concentration devant les marches de l’université de La Havane. La police reçoit l’ordre de réprimer la manifestation. Sur place, le jeune ouvrier Carlos Rodríguez Rodríguez est sauvagement battu et meurt le lendemain des suites de ses blessures. Sur la proposition de Fidel, le corps est présenté dans la salle des martyrs de l’université de La Havane, où une foule indignée s’est rassemblée. Après la veillée funèbre, il propose également d’emmener le cercueil au palais présidentiel, dans le but de manifester contre la politique répressive du président Carlos Prío Socarrás. La proposition n’a pas été acceptée par les membres et le corps a été transporté au cimetière Colón.

Indigné par ce crime, l’avocat suggère à Justa Rodríguez, la mère de la victime, de parler à la presse, ainsi qu’une action en justice. Le 6 septembre 1951, ils déposent plainte pour homicide. Le 11 septembre 1951, une lettre de Fidel intitulée « Más vale morir de pie » (« Il vaut mieux mourir debout ») est publiée dans le journal Alerta, dans laquelle il réitère sa condamnation des auteurs du crime et des abus policiers. Les accusés mènent plusieurs actions dans les jours suivants et sollicitent l’appui des plus hautes sphères du pouvoir militaire. De toute évidence, ils craignaient d’être emprisonnés et essayaient donc de se soustraire à la justice, car ils n’avaient aucune chance d’être acquittés par des moyens légaux. Dans le même temps, Fidel Castro savait sa vie en danger.

Les policiers mis en cause versent une caution et attendent leur procès en liberté. Immédiatement, les péripéties juridiques ont commencé. Le ministre de la Défense demande le transfert de l’affaire aux tribunaux militaires, en prenant pour prétexte le fait que Cuba était officiellement en état de guerre avec le Japon, l’Italie et l’Allemagne. La stratégie était claire : juger les accusés devant un tribunal militaire, où ils seraient acquittés ou purgeraient des peines minimales. Le tribunal déclare la demande irrecevable, en se référant aux ordonnances rendues de manière continue par la chambre pénale de la Cour suprême depuis le 28 octobre 1949, et a fait valoir que la stabilité du pays empêchait l’application de cet outil juridique. L’avocat de la défense va jusqu’à inventer que le chef de la police n’était pas sur place aux moments des faits, ce qui est démenti par les témoins des actions de Salas Cañizares.

Le 30 janvier 1952, le tribunal déclare qu’il n’a pas encore reçu le rapport du chef du bureau d’enquête de la police nationale contenant les conclusions de ce qui s’était passé le jour des événements. Il n’est pas surprenant que, pour retarder le processus ─ près de cinq mois après les faits ─, le siège de cet organe répressif n’ait pas conclu ses investigations.

Bien que cela ne soit pas évident dans la documentation conservée, il semble que la défense ou les conclusions présentées par le Bureau des enquêtes alléguaient qu’il n’y avait pas de preuves convaincantes impliquant directement la police dans la mort de Carlos Rodríguez Rodríguez. Ce qui est certain, c’est que le 6 février, le juge d’instruction a rendu une ordonnance de clôture, dans laquelle il certifie qu’ « un instrument en caoutchouc présenté par le Dr Fidel Castro » a été utilisé comme preuves de la condamnation.

Le 4 mars, le procureur général, Evelio Tabío Roig, rend une ordonnance dans laquelle il considère que l’enquête est terminée et demande que l’affaire soit jugée. Dans ses conclusions, il demande « vingt ans de prison pour chacun des accusés » et, en matière de responsabilité civile, « d’indemniser les héritiers du défunt pour la somme de cinq mille pesos ». Il indique également que parmi les preuves à utiliser dans la procédure orale figurent les « aveux des accusés » et les « témoignages et expertises », correspondant à 14 témoins oculaires et deux médecins légistes. Jusqu’aux premiers jours de mars 1952, le procès se déroule normalement.

Vers le coup d’État et la dictature de Batista

Parallèlement à ces événements, Salas Cañizares conspire depuis plusieurs mois, avec d’autres officiers militaires sous les ordres de l’ancien président Fulgencio Batista y Zaldívar, dans le but de réaliser un coup d’État qui contrecarrerait la victoire des orthodoxes. Le 10 mars, l’action est menée à bien, inaugurant une dictature qui invalide la Constitution de la République et dissout le Congrès. Parmi les nominations effectuées ce jour-là par le dictateur figure la promotion de l’assassin avoué Rafael Angel Salas Cañizares au rang de « colonel de première catégorie » et à la tête de la police nationale.

Le coup d’État du 10 mars 1952 a non seulement aggravé la situation politique du pays, mais a également modifié le cours de la procédure pénale 1788/51. Dans ces circonstances, Fidel Castro est contraint à la clandestinité, car sa vie est à nouveau menacée et face à la dictature militaire les tribunaux perdaient de leur autonomie à vue d’oeil. Afin d’exonérer les accusés de leurs charges, le nouveau régime publie un décret qui indique le transfert du dossier à la juridiction militaire, laissant les assassins impunis. Il ne fait aucun doute non plus que les conclusions de ce procès ont influencé la formation politique du jeune Fidel Castro et la radicalisation de sa pensée. Le 1er mai 1952, lors d’un hommage à Carlos Rodríguez Rodríguez au cimetière de Colón, le jeune révolutionnaire Jesús Montané Oropesa présente deux leaders qui allaient marquer l’histoire de la nation cubaine, Fidel Castro et Abel Santamaría Cuadrado. L’année suivante, tous deux joueront un rôle de premier plan dans les événements du 26 juillet 1953.

Si son étape en tant qu’étudiant a été décisive dans sa formation politique, sa carrière d’avocat a donc également contribué à la consolidation de ses convictions. De son contact avec les secteurs les plus délaissés, de son affrontement avec le système politique et juridique corrompu du pays, ses convictions socialistes ont émergé. La mise en place de la dictature de Batista et la suspension de l’ordre constitutionnel empêchant toute continuation de la lutte sur le plan juridique comme politique, l’opposition menée par Fidel Castro, condamnée à la clandestinité, s’oriente vers la lutte armée pour combattre le nouveau régime. L’assaut de la caserne de Moncada, le 26 juillet 1953, sonne ainsi le début de la Révolution cubaine, à l’issue de laquelle, déclare Fidel Castro : « L’Histoire m’absoudra ».

Il faut attendre le 1er janvier 1959 pour que les révolutionnaires triomphent de Batista, et que le désormais commandant en chef des troupes révolutionnaires restaure la Constitution et entame une profonde transformation du pays…

« À Cuba, nous considérons la culture comme un besoin fondamental » – Entretien avec Abel Prieto

Raúl Martínez, Nosotros, salle Che Guevara de la Maison des Amériques © Léo Rosell

Cuba est une nation où règne la culture. Ses écrivains et poètes sont parmi les plus rayonnants de la littérature hispanique, les musiques et les danses afro-cubaines sont connues dans le monde entier et illustrent un mode de vie festif, dont le mojito et le cigare sont des symboles emblématiques. Mais au-delà de ces idées reçues qui affleurent sur les – rares – cartes postales que l’on trouve dans les boutiques pour touristes de La Havane, le développement culturel de l’île et son niveau d’éducation font la fierté du régime hérité de la Révolution. Pour ses opposants, le développement des institutions culturelles est également un moyen de renforcer le pouvoir du gouvernement. L’écrivain Abel Prieto, chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres de la République française, a été pendant plus de quinze ans, de 1997 à 2012, le ministre de la Culture de Cuba, avant de devenir conseiller spécial de Raúl Castro à la présidence. Ancien président du syndicat des artistes et écrivains de Cuba, député à l’Assemblée nationale, il préside désormais la Maison des Amériques, une institution diplomatique et culturelle prestigieuse. Dans cet entretien, il revient sur la place centrale qu’occupe la culture à Cuba, sur les origines et les objectifs de la Maison des Amériques où il nous reçoit, ou encore sur l’importance de la culture française dans son parcours personnel.

LVSL : Vous êtes écrivain et avez été durant longtemps ministre de la Culture au sein du gouvernement cubain. Quelle place la culture occupe-t-elle dans la société cubaine et dans la vie quotidienne des Cubains, et quelles formes les politiques culturelles prennent-elles ici ?

A. P. – Récemment, on m’a commandé un texte sur le thème de la politique culturelle cubaine en lien avec le processus de décolonisation culturelle. Nous en avons tiré un petit numéro édité par la Maison des Amériques, faisant intervenir de nombreux artistes aussi jeunes que talentueux.

Le premier élément caractéristique de notre politique culturelle est donc pour moi l’élément décolonisateur. C’est une politique qui vise à freiner la colonisation culturelle et à émanciper la population. Nous n’avons jamais renoncé à cet objectif de démocratiser la culture. Il y a à Cuba une très grande tradition de création artistique, littéraire et poétique. La culture populaire est inscrite dans le quotidien des gens et dans leur rapport au monde, mais l’accès à la culture dite « légitime » a été durant trop longtemps limité. C’est pourquoi nous avons proclamé, comme le disait Fidel Castro, un droit du peuple à la culture, car sans culture, il n’y a pas de liberté possible. Cette relation était même au cœur de la réflexion de Fidel sur le « pauvre de droite », à travers l’idée que l’ignorance permet la manipulation.

S’est aussi développée l’idée qu’il ne devait surtout pas y avoir de promotion d’un style officiel. L’un des discours marquants de cette orientation a été prononcé par Fidel en 1961, et est passé à la postérité sous le titre de « Paroles aux intellectuels ». Dans ce discours, Fidel invite les artistes à produire un art qui serve la Révolution, tout en se démarquant du réalisme socialiste. Il se refuse à définir une doctrine esthétique ou un style officiel, contrairement au réalisme soviétique qui fut un désastre du point de vue de la création. Cette liberté créatrice, du point de vue esthétique, était l’une des préoccupations des artistes et des intellectuels, et leur a été garantie au terme de longues discussions de Fidel avec des artistes et des écrivains dans le théâtre de la Bibliothèque nationale de La Havane.

La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” »

L’un des autres éléments caractéristiques de la politique culturelle cubaine est son ouverture. Cela fait écho à une autre thèse de Fidel, selon laquelle on ne peut former le Cubain d’aujourd’hui et celui de demain dans un bocal en verre. Il faut le former aux intempéries, en lui apprenant à penser par lui-même, en créant des antidotes. Cette intuition est d’autant plus pertinente depuis l’apparition d’internet et des réseaux sociaux. Fidel était par exemple très préoccupé par la propagande commerciale et la façon dont elle avilit les hommes. Il disait que la propagande commerciale produisait des réflexes conditionnés chez les individus, et leur ôtait la capacité de penser par eux-mêmes. La politique culturelle doit préparer le peuple intellectuellement. En 1959, quand fut créée l’Imprimerie nationale, Fidel déclara : « Nous ne disons pas au peuple : “crois !” Nous lui disons : “lis !” » Nous ne voulons pas former des fanatiques mais des gens qui réfléchissent et sont dès lors en mesure de comprendre le monde, ses pièges et ses manipulations potentielles.

Il n’est d’ailleurs pas anodin que le premier livre édité par l’Imprimerie nationale ne soit pas un manuel de guérilla révolutionnaire ou de philosophie marxiste, mais le Don Quichotte, un monument de la littérature universelle, qui plus est le premier roman moderne. Dans un pays sous-développé en grande partie à cause de sa subordination aux intérêts états-uniens, et à l’issue d’une révolution menée par des paysans, des ouvriers, des gens humbles voire sans emploi, le signal est donné que l’émancipation passe par le Don Quichotte. C’est une chose extraordinaire, qui révèle la grandeur de cette politique, avant qu’elle ne se développe encore davantage avec la grande campagne d’alphabétisation de 1961.

Rappelons qu’il s’agit également d’un héritage de José Martí, le fondateur de notre nation. Martí disait que la seule façon d’être libre était d’être cultivé. Ce n’est pas un hasard non plus si son portrait et des citations issues de son œuvre sont omniprésents dans les écoles cubaines. Fidel disait même qu’il était l’auteur spirituel de la Révolution. Nous avons repris le fil de Martí et toute notre politique culturelle provient de cet héritage.

Abel Prieto
Abel Prieto dans la salle de réunion de la Maison des Amériques, La Havane © Léo Rosell

Plus concrètement, cette politique culturelle s’appuie sur une alliance entre les institutions culturelles et l’avant-garde intellectuelle et artistique. La veille de cet entretien, par exemple, était organisée à la Maison des Amériques le Conseil national de l’Union des artistes et écrivains de Cuba, syndicat que j’ai eu la chance de diriger par le passé. C’était une réunion absolument passionnante, très profonde quant aux enjeux auxquels nous sommes confrontés. En particulier, celui de la terrible crise économique que nous traversons, à la suite de la pandémie et surtout du renforcement du blocus américain contre nous. L’une des critiques adressées lors de cette réunion a été le sentiment que l’importance de la culture est sous-estimée par les responsables politiques, qui doivent en même temps faire preuve de pragmatisme dans cette situation. Le dialogue très étroit entre avant-garde politique et avant-garde intellectuelle et artistique est donc toujours vif.

LVSL : Désormais, vous êtes le président de la Maison des Amériques. Pouvez-vous revenir sur les origines, l’histoire et les objectifs de cette institution ?

A. P. – Cette institution a été créée de façon très précoce, dès avril 1959, soit quelques mois seulement après le triomphe de la Révolution le 1er janvier 1959, dans la foulée de l’Institut cubain des arts et de l’industrie cinématographiques (ICAIC) et de l’Imprimerie nationale. C’est Haydée Santamaría, grande héroïne de la Révolution, déjà présente lors de l’assaut de Moncada en 1953, qui en a eu l’idée et qui en a été la première directrice. Alors que les États-Unis organisaient déjà l’isolement de Cuba par rapport au reste de l’Amérique latine, et que seul le Mexique continuait à entretenir des relations diplomatiques avec notre pays, l’objectif était de permettre le maintien de liens avec des artistes, intellectuels et écrivains du reste du continent.

Nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí et faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis.

Fidel a été très impliqué dans la création de cette Maison des Amériques, de même que Raúl qui y a prononcé un discours très important le 8 septembre 1959. Cette institution manifeste en quelque sorte le fait que nous nous inscrivons dans l’héritage de Simón Bolívar et de José Martí, que nous faisons nôtre leur utopie d’une Amérique latine unie, juste, digne et non-subordonnée aux États-Unis. Malgré le fait que ces derniers nous ont exclus de l’Organisation des États américains, qu’ils ont tenté de nous isoler de notre famille spirituelle, de notre environnement naturel, cette idée est absolument transcendantale et décisive dans la survie de la Révolution. Notre institution a tenu un rôle crucial en réalisant un travail acharné pour déjouer, ou du moins atténuer, le funeste projet des États-Unis.

Ses missions sont donc l’accueil d’artistes et la promotion de la culture latino-américaine. Dans ce cadre, nous refusons la distinction entre haute culture et cultures populaires. Parmi nos collections, nous sommes très fiers de celle consacrée à l’artisanat populaire d’Amérique latine, d’autant plus que l’ensemble des pièces dont nous disposons n’ont pas été achetées mais sont issues de donations, ce qui révèle bien l’esprit de notre institution, fondée non pas dans un but mercantile mais dans celui de favoriser l’amitié entre les peuples et la coopération culturelle au sein de notre continent.

Cette fonction est encore plus importante lorsqu’il s’agit de la conservation d’œuvres menacées par les régimes fascistes sud-américains. Lorsque la maison-musée de la très grande chanteuse populaire et poétesse chilienne Violeta Parra a été pillée par les partisans de Pinochet, sa famille nous a fait don d’une broderie sur toile de jute qu’elle avait confectionnée, de même que la Fondation du nouveau cinéma latino-américain a conservé sous Pinochet les œuvres cinématographiques chiliennes qui auraient pu être détruites par le régime.

Violeta Parra, broderie sur toile de jute, Musée des Amériques © Léo Rosell

Notre promotion de la culture latino-américaine passe également par l’organisation d’un prix littéraire doté de 3 000 dollars. La plupart des grands prix littéraires internationaux en langue espagnole, comme le prix Alfaguara ou le prix Planeta, sont dotés de 150 000, parfois 200 000 dollars, car ce sont des opérations marketing à l’usage des maisons d’édition. Au contraire, notre politique culturelle a toujours été très claire quant au fait que nous ne souhaitons pas dégrader la culture au rang de marchandise. À Cuba, la culture est considérée comme un besoin fondamental et donc un droit.

LVSL – Comment les artistes sont-ils financés ?

A. P. – C’est l’un des grands problèmes auxquels nous sommes confrontés actuellement, et qui ont été soulevés lors de la réunion. Certains artistes sont directement subventionnés par l’État. C’est notamment le cas des professionnels du théâtre ou de la musique de concert. En règle générale, c’est le cas des arts pour lesquels la demande est relativement faible et dont la vente des places ne permet pas de rémunérer les artistes. D’autres artistes ont des contrats directement avec des entreprises, et gagnent donc selon le succès et la demande de leur travail.

Durant la pandémie, tous les artistes ont été subventionnés, grâce à un effort financier du gouvernement qui a aussi favorisé la tenue de représentations théâtrales ou musicales sur internet et les réseaux sociaux. Mais l’un des symptômes de la pandémie a également été le fait que la population a perdu l’habitude de sortir, ce qui fragilise le secteur des arts vivants comme la musique, le théâtre ou les festivals.

L’enjeu fondamental, selon moi, est de se tirer de cette terrible crise en conservant notre spiritualité et notre âme intactes. Nous avons déjà traversé des moments terribles, notamment lors de la « période spéciale » des années 1990 après la chute de l’URSS et du bloc de l’Est. En 1993, Fidel déclara : « La culture est la première chose à sauver. » Il ne se référait pas seulement aux arts mais plus largement à notre identité, à notre nation. Ces mots sont donc plus que jamais d’actualité.

LVSL : Vous avez été décoré de la médaille Victor Hugo par l’Unesco et vous avez également été élevé au grade de chevalier des Arts et des Lettres par le gouvernement français. Que représentent pour vous la France et plus particulièrement la culture française ?

A. P. – J’ai en effet été décoré de la médaille des Arts et des Lettres par le gouvernement français en 2012. L’idée est venue de mon ami Eusebio Leal, grand historien de La Havane, lui-même chevalier des Arts et des Lettres et commandeur de la Légion d’honneur. Il en a parlé à l’ambassadeur qui a directement accepté. Lors de la cérémonie, on m’a demandé quel était l’auteur français qui m’avait le plus inspiré, et un peu sur le ton de la blague, j’ai répondu Allan Kardec, le fondateur du spiritisme scientifique.

Mais au-delà de la plaisanterie initiale, j’ai toujours été fasciné par le spiritisme, et je garde un souvenir ému de la visite de sa tombe au Père-Lachaise, sans doute la plus entretenue et la plus fleurie. Mon grand-père paternel, Enrique Prieto, a été en quelque sorte un disciple du spiritisme scientifique que l’on doit à Kardec. Mon père, athée convaincu, anticlérical et « bouffeur de curés », comme on dit, a tenté de m’en éloigner, mais avec le temps j’y suis revenu. Je voudrais écrire un ouvrage sur cette question avec un ami, député lui aussi, Enrique Alemán Gutiérrez, président de la Plateforme pour le dialogue interreligieux à Cuba qui a développé le projet Quisicuaba. Ce « spiritisme croisé » mêle spiritisme et santeria, religion populaire folklorique afro-cubaine.

Tombe d’Allan Kardec au cimetière du Père Lachaise, Paris © Creative commons.

Ce qui me passionne, c’est la proximité de cette pratique avec l’idée socialiste de la Révolution. L’un des disciples d’Allan Kardec, Léon Denis, a écrit un livre intitulé Socialisme et spiritisme. Dans la région de Manzanillo par exemple, une partie de Cuba où le spiritisme est très développé, il y a aussi une dévotion traditionnelle très forte pour le communisme. La preuve : avant 1959, les réunions de la cellule locale du Parti communiste de Cuba ne pouvaient s’y tenir le vendredi car des messes du spiritisme avaient lieu ce jour-là. Cette population se sent à la fois communiste et spirite. Ce phénomène se retrouve dans bien d’autres régions de Cuba, et dans d’autres endroits d’Amérique latine, notamment au Brésil qui est La Mecque du spiritisme.

Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite.

D’ailleurs, il y avait aussi des connexions avec la théologie de la Libération, qui est un mouvement très intéressant à étudier. Lorsque les Américains se sont rendu compte qu’en Amérique latine, l’Église se mettait à appliquer véritablement les préceptes du Christ, à savoir se rapprocher des pauvres pour participer à leur émancipation, ils sont intervenus directement et l’Église catholique a réprimé les prêtres de la théologie de la libération pour les remplacer par des traditionnalistes évangélistes, qui ont joué un rôle décisif contre Lula et dans l’ascension de Bolsonaro.

Le fait qu’aujourd’hui, les pauvres des favelas suivent de façon aussi massive les évangélistes, jusque dans leur vote, ce qui rappelle la figue du « pauvre de droite » qui obsédait Fidel, est particulièrement préoccupant et nous alerte tous. En particulier chez les jeunes qui, autour des télévangélistes au Brésil, de Vox en Espagne ou des néo-fascistes italiens, notamment sur Instagram qui est devenu le paradis de la jeunesse néo-fasciste, trouvent de plus en plus d’audience. Autrefois, la jeunesse était attirée par la contre-culture de gauche, alors qu’aujourd’hui, comme on dit en Espagne, ce qui est guay, ce qui est cool, c’est être d’extrême-droite. Aujourd’hui, le néo-fascisme a l’avantage d’apparaître comme antisystème. D’autant plus que le personnel politique, y compris de gauche, en Europe, a déçu trop de gens.

Il ne faut donc jamais dissocier les objectifs politiques de la quête de spiritualité des gens. Voilà pourquoi j’ai répondu, sur le ton de la blague, que l’auteur français qui m’a le plus influencé était Allan Kardec, mais derrière l’humour il y avait donc un fond de vérité.

LVSL – Et si vous aviez répondu plus sérieusement à cette question, quels auteurs français vous ont-ils le plus inspiré ?

A. P. – J’ai toujours entretenu une relation très intense, très proche avec la littérature française et les écrivains français. Ce lien remonte à mes lectures d’adolescence, en particulier les œuvres d’Alexandre Dumas et de Balzac, qui ont été très bien traduites et diffusées par les maisons d’édition latino-américaines. Lors de mes études de Littérature et langue hispaniques à l’Université de La Havane, j’ai aussi eu la chance de suivre des cours de littérature française.

L’œuvre de Victor Hugo me fascine évidemment, en particulier Les Misérables, comme celle de poètes français tels que Baudelaire, Paul Valéry ou Rimbaud, qui pour moi est un génie absolu, un véritable illuminé. J’ai découvert Rimbaud grâce au groupe des Orígenes, et à son influence sur José Lezama Lima, l’un de nos plus grands auteurs. On peut même dire qu’il fut le grand inspirateur esthétique et idéologique de la revue littéraire Orígenes. C’est également par ce biais que j’ai découvert des merveilles de la poésie française, des poètes qui se sont révélés fondamentaux pour moi, que j’ai lus et relus, comme Mallarmé. De même, comment pourrais-je ne pas évoquer Camus ? Que ce soit L’Étranger, chef-d’œuvre de la littérature mondiale, ou son essai L’Homme révolté, ce grand texte extraordinaire dont la lecture a été décisive dans mon parcours. Son théâtre me passionne également, comme Le Malentendu, qui est une pièce bouleversante. Je pourrais encore citer André Gide et ses Faux monnayeurs, ou Jean-Paul Sartre également, mais davantage du point de vue de sa pensée que pour ses œuvres narratives.

Pour revenir à votre question plus large sur mon rapport à la France, j’ai eu la chance de venir en France à plusieurs occasions, notamment lors d’un événement à Poitiers qui fut très important pour moi. Il s’agissait d’un colloque organisé sur l’œuvre de Lezama par Alain Sicard, éminent hispaniste français. Nous étions quelques écrivains latino-américains à y avoir été invités, comme la grande poétesse cubaine Fina García-Marruz. Cet assemblage de gens extraordinaires et partageant cette passion pour Lezama est tout simplement inoubliable, d’autant plus que c’était la première fois que je venais en France et que je visitais Paris.

À cette occasion, j’ai pu converser longuement avec Julio Cortázar, qui a entretenu une relation très étroite avec la Maison des Amériques. C’était un grand écrivain et en même temps une personne remarquable, éthique et intègre – qualités qui semblent malheureusement de plus en plus démodées–, loyal envers la Révolution, y compris lors des moments où les campagnes de propagande internationales contre nous furent les plus intenses. Il a publié un poème exceptionnel dans la revue de la Maison des Amériques, qui donne précisément à voir cette grandeur morale qu’il incarnait. À l’occasion de cette rencontre, nous avons découvert que nous avions beaucoup de lectures d’enfance en commun, qui nous ont subitement rapprochés, comme Constancio C. Vigil mais aussi Jules Verne, dont il était un grand lecteur, en témoigne son roman parodique La vuelta al día en ochenta mundos [Le Tour du jour en quatre-vingts mondes, publié en 1967, NDLR].

L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique.

Les surinterprétations de Lezama dans le champ académique m’ont toujours amusé. Lors de ce colloque, l’un des intervenants, prisonnier des grilles de lecture structuralistes, a extrapolé le sens d’un poème de Lezama, « Café Alaska », avant d’être gentiment repris à l’ordre par Fina. Cet espace poétique propre à Lezama résiste de façon extraordinaire aux tentatives de réduction interprétative et de digestion par le monde académique. L’un des éléments caractéristiques de Lezama, qui font de son œuvre quelque chose d’insaisissable pour le milieu universitaire, est en lien avec la cubanité, et au-delà avec le mystère poétique. Pour autant, j’ai été impressionné par le dynamisme des études hispanistes en France, avec tout un courant de spécialistes de José Martí comme Paul Lestrade, ou Claude Couffon, qui a traduit Lezama et beaucoup d’autres grands auteurs cubains. Jusque dans l’ascenseur de la Tour Eiffel, nous faisions des jeux de mots et créions des néologismes entre l’espagnol et le français. C’était vraiment une rencontre intellectuelle et amicale exceptionnelle.

LVSL – L’histoire de France semble également jouer un rôle important dans l’imaginaire politique cubain, sous forme de références de la part d’intellectuels ou de politique à notre histoire révolutionnaire en particulier. Y a-t-il des épisodes de l’histoire de France qui ont particulièrement marqué votre réflexion ou votre trajectoire politique ?

A. P. – Mai 68 a été une période qui a profondément marqué ma génération, d’autant plus que je l’ai vécue lors de ma première année à l’Université de La Havane. C’est un moment qui nous a frappés car c’étaient nos guerilleros à nous qui, les premiers, avaient porté les cheveux longs et la barbe en guise de manifestation de leur adhésion à la Révolution. À cette même époque, dans notre université, apparaissait un courant très conservateur, très régressif, qui voyait ces habitudes comme quelque chose venant de l’étranger. C’était pour nous une folie que ce symbole émancipateur nous soit dénié de façon aussi absurde. L’homme nouveau auquel aspirait le Che, avec la barbe et les cheveux longs, devait tout à coup se fondre dans un schéma qui remettait profondément en cause sa propre émancipation.

Morceaux choisis des portraits du Che exposés dans la salle de réunion de la Maison des Amériques © Léo Rosell

La grande révolte juvénile des années 1968 contre la morale et la famille bourgeoise a toujours des conséquences aujourd’hui, en témoigne la réforme du code de la Famille qui a eu lieu à Cuba en novembre 2022 et qui dote notre île d’une des législations les plus progressistes d’Amérique latine, en reconnaissant notamment l’adoption et le mariage homosexuel, ou le concept de « familles » au pluriel. Cette réforme a été approuvée par référendum avec près de 67% de votes pour, dans un contexte extrêmement difficile pour le pays, et avec toutes les autorités religieuses contre, à l’exception des religions afro-cubaines. Ce fut donc une bataille très dure que nous avons gagnée face à ceux qui promettaient qu’une punition divine allait s’abattre sur Cuba.

L’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser.

Par ailleurs, je suis bien sûr un lecteur passionné de tous les ouvrages que je trouve sur la Révolution française. De toute façon, l’histoire de France passionne aussitôt quiconque commence à s’y intéresser. L’une de mes œuvres préférées est Marat-Sade de Peter Weiss, La Persécution et l’Assassinat de Jean-Paul Marat représentés par le groupe théâtral de l’hospice de Charenton sous la direction de Monsieur de Sade pour donner le titre précis. C’est une pièce de théâtre qui a été magnifiquement adaptée au cinéma par Peter Brook, et qui m’a profondément marqué, au même titre que la peinture de Marat dans son bain par Jacques-Louis David. Quatrevingt-treize de Victor Hugo est également un chef-d’œuvre, comme tous les romans de Hugo évidemment, en particulier Les Misérables, qui est un roman très populaire à Cuba.

La culture française est donc présente et très appréciée à Cuba. L’ambassade de France et l’Alliance française y participent activement, pour le plus grand bonheur de nombre de Cubains. Et puis il y a le cinéma français. La Semaine du cinéma français rencontre chaque année un énorme succès, et le cinéma français est en règle générale, de tous les cinémas étrangers, celui qui attire le plus l’attention des Cubains. Dès qu’un film français est à l’affiche, les gens l’attendent. C’est encore plus le cas des personnes de ma génération qui ont grandi avec la Nouvelle Vague. La Chinoise de Jean-Luc Godard m’a énormément influencé par exemple, et à cette époque, chez les jeunes Cubains comme moi, aller chaque semaine à la cinémathèque était presque une obligation morale.

1848 : UNE RÉVOLUTION SOCIALISTE AU SERVICE DES TRAVAILLEURS ?

Pour l’anniversaire de la révolution du 25 février 1848, dans laquelle la France s’embrase à nouveau dans un élan romantique et social et proclame à nouveau la République, Le Vent Se Lève organisait une journée de conférences en partenariat avec la Fédération Francophone de Débat. Dans la loi du 25 février 1848, on peut lire les mots suivants : « Le gouvernement provisoire de la République française s’engage à garantir l’existence de l’ouvrier par le travail. Il s’engage à garantir du travail à tous les citoyens. Il reconnaît que les ouvriers doivent s’associer entre eux pour jouir du bénéfice de leur travail. Le gouvernement provisoire rend aux ouvriers, auxquels il appartient, le million qui va échoir à la liste civile. ». Le droit du travail, proclamé avec fracas, n’a pas tardé à diviser le mouvement socialiste naissant et la bourgeoisie libérale, qui avaient mené ensemble la révolution de 1848. La dernière conférence est dédiée à cet enjeu. Redécouvrez ici cette discussion entre Hugo Rousselle Nerini, Christos Andrianopoulos et Frédéric Thibault.

Conférence : la République démocratique en 1848

« La Révolution et la République sont indivisibles. L’une est la mère, l’autre est la fille. L’une est le mouvement humain qui se manifeste, l’autre est le mouvement humain qui se fixe. La République, c’est la Révolution fondée […] On ne sépare pas l’aube du soleil », écrivait Victor Hugo. Pour l’anniversaire de la révolution du 25 février 1848, dans laquelle la France s’embrase à nouveau dans un élan romantique et social et proclame une nouvele fois la République, Le Vent Se Lève organisait une journée de conférences en partenariat avec la Fédération Francophone de Débat. Découvrez la première discussion de la journée, entre Mathilde Larrère et Michèle Riot-Sarcey, animée par Hugo Rousselle Nerini.

Sorel : la violence prolétarienne contre le consensus bourgeois – Entretien avec Arthur Pouliquen

© LHB pour LVSL

La biographie d’Arthur Pouliquen (Georges Sorel, le mythe de la révolte, éd. Cerf) est l’occasion de redécouvrir cette figure qui intrigue et fascine. À contre-courant d’un Jaurès qui luttait héroïquement pour raccrocher le socialisme à la République, au parlementarisme et aux Lumières, Sorel plaidait pour un syndicalisme révolutionnaire, autonome des partis et des institutions « bourgeoises ». Plus que la lutte des classes, il prônait la sécession des prolétaires. Loin de plaider pour l’évanescence de la conflictualité, il en appelait à une violence émancipatrice. Contre le rationalisme de son époque, il conférait aux « mythes » un rôle essentiel dans la mobilisation des masses. Sorel a inspiré Gramsci aussi bien que Mussolini et Michel Aflak, figure du nationalisme arabe et co-fondateur du parti Baas. Plus récemment, il est lu avec un intérêt critique par les théoriciens du populisme Chantal Mouffe et Ernesto Laclau, et régulièrement invoqué par la droite radicale. Cet héritage contradictoire est-il le produit d’un « esprit brouillon », ainsi que le qualifiait cruellement Lénine ? Ou de la cohérence d’une pensée qui exprimait le rejet d’un consensus sédatif imposé par une bourgeoisie triomphante ? Entretien avec Arthur Pouliquen, réalisé par Vincent Ortiz.

LVSL – Votre livre met en évidence l’importance du courant syndicaliste révolutionnaire – dont Georges Sorel a été un théoricien -, qui domine la CGT jusqu’au début du XXème siècle. Pour Sorel, le socialisme émergera du renversement de la République bourgeoise, non de son approfondissement. L’importance de ce courant nous rappelle que le socialisme n’est pas naturellement situé « à gauche », si l’on entend par là la défense du régime républicain et de l’héritage des Lumières. Peut-on considérer Sorel comme l’un des derniers remparts intellectuels à ce rapprochement entre le socialisme et la République que Jaurès a fini par accomplir ?

Arthur Pouliquen – Tout à fait. Malgré ses revirements et la complexité de son parcours, on trouve tout de même une colonne vertébrale dans la vie intellectuelle de Sorel : son attachement à un socialisme prolétarien, autonome des partis. C’est une ligne qu’il ne quitte pas, jusqu’à ses derniers jours. Il ne connaît pas les mêmes revirements que d’autres, notamment autour de la guerre de 1914-1918, qui bouleverse l’orientation idéologique des syndicats.

Il faut cependant relativiser l’importance de Sorel, et se garder de grossir son influence sur les syndicats, sur la vie interne à la CGT, et plus généralement sur la vie du socialisme français. Il est davantage un chroniqueur des limites d’un certain socialisme, puisqu’il oppose à sa doctrine prolétarienne un socialisme qu’il qualifie de « politique » – celui de Jaurès, plus tard celui de Léon Blum. Il identifie des limites qu’il pense consubstantielles à ce socialisme-là, mais parler de « rempart » serait lui prêter une aura qu’il n’a pas eue. On sait qu’il a été lié à des figures du syndicalisme révolutionnaire, qui ont attentivement suivi ses critiques et recommandations, mais il pesait assez peu dans un appareil syndical alors jeune, duquel il n’était d’ailleurs pas membre. C’est un journaliste très lu, mais davantage en Italie qu’en France. Son influence est peut-être plus sensible dans sa postérité que de son vivant.

LVSL – Sorel adopte une position fluctuante par rapport à l’Affaire Dreyfus : il salue la hauteur morale des socialistes qui le défendent, mais très vite il craint qu’elle n’opère une reconfiguration transclassiste du champ politique. Est-ce que l’importance prise par cette affaire a pu contribuer à son rejet de la République, conçue comme un obstacle au socialisme du fait de sa capacité à brouiller les rapports de classe ?

AP – Il s’agit d’un tournant pour lui, semble-t-il. Au départ, il affiche son soutien à Dreyfus pour des raisons morales, destinées à établir la grandeur du socialisme. Il voit cependant très vite dans cette affaire un vecteur de reconfiguration politique : on trouve des prolétaires et des bourgeois de gauche d’un côté, des prolétaires et des bourgeois de droite de l’autre. Est-ce que cela joue dans son rejet de la République, de la démocratie libérale et dans la radicalisation de sa perspective syndicale ? Oui, et je pense que c’est fondamental.

« Sorel rejette la violence spontanée de la foule à tendance pogromiste décrite par un Gustave le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif. »

On a tendance à adopter une vision téléologique de Sorel – comme d’autres figures de l’époque, dreyfusards ou antidreyfusards – et à le juger par rapport à la fin de sa vie. On va ainsi tracer une frontière un peu caricaturale entre les Zola d’un côté et les Drumont de l’autre. Bien souvent cependant, les cheminements sont moins monolithiques que celui d’un Zola ou d’un Drumont. Je rappelle dans mon livre que Jaurès, par exemple, était au départ un anti-dreyfusard, avant de se convertir rapidement à la cause de Dreyfus.

Sorel a suivi un parcours à certains égards inverse – sans jamais rejoindre le camp des anti-dreyfusards -, ce qui lui a valu d’être voué aux gémonies par toute un pan de la gauche. Après avoir défendu Dreyfus, pour des raisons morales davantage que juridiques, il a été conduit à tirer un bilan critique de cette séquence dès 1909 : il publie alors La révolution dreyfusienne, qui analyse ce phénomène de reconfiguration politique.

Il faut redire à quel point l’Affaire Dreyfus constitue un épisode presque unique en termes de changement de paradigme politique. Le seul équivalent que l’on pourrait trouver est sans doute la Seconde guerre mondiale, qui a elle aussi rebattu les cartes. Dans la Résistance comme dans la Collaboration, des personnalités qui étaient auparavant de gauche ou de droite sont ressorties avec une toute autre appartenance dans le champ politique. De la même manière, l’Affaire Dreyfus a beaucoup fait pour faire émerger une gauche et une droite telles qu’on les entend aujourd’hui. D’un côté, on trouve un camp transclassiste qui inclut des intellectuels bourgeois, « humanistes », francs-maçons, libéraux, etc., aussi bien que des révolutionnaires, des syndicalistes ouvriers, des anarchistes, des socialistes en tous genres. En face, apparaît une nouvelle droite, avec une frange aristocratique, liée à l’armée et à l’église, mais également une frange davantage plébéienne. Drumont, dont l’antisémitisme se veut anticapitaliste, cherche par exemple à toucher les milieux prolétariens. Des deux côtés donc, apparaît une alliance de classes, en faveur comme en défaveur de Dreyfus.

LVSL – Venons-en à ses Réflexions sur la violence, qui l’ont rendu célèbre et sulfureux, le mouvement fasciste s’en étant revendiqué. En quoi la violence prônée par Sorel diffère-t-elle de celle des fascistes italiens ?

AP – Philosophiquement, Sorel est sans aucun doute quelqu’un d’éclectique ! En quête d’une doctrine à vocation pratique, il puise à des sources extrêmement variées, dans le marxisme mais aussi parfois très loin du marxisme. C’est ainsi que j’évoque dans mon livre l’influence d’un vitalisme bergsonien, ainsi que celle d’Ernest Renan. Il faut préciser qu’il s’inspire aussi bien de la philosophie que d’autres sciences humaines, notamment la psychologie sociale et l’économie. Tout cela est mêlé dans son esprit, ce qui accouche d’écrits souvent aussi brillants dans leurs intuitions que confus dans leur méthode.

Il est bien sûr influencé par le socialisme naissant. Dans certaines de ses réflexions, il se rapproche d’Engels. Mais elles sont toujours empreintes de vitalisme : il y a systématiquement une dimension volontariste, anti-déterministe dans sa pensée.

Venons-en à la violence de Sorel et à celle du fascisme : il faut reconnaître que pour lui, la violence a un caractère émancipateur en tant que telle. Il s’éloigne par là-même de la conception marxiste de la violence, et notamment de celle d’Engels, pour qui elle est strictement instrumentale, comme accoucheuse de l’histoire – puisqu’elle permet à des phénomènes sociaux d’émerger, à des antagonismes de classe de parvenir à leur terme. Chez Sorel, elle a une double fonction, destructrice et constructrice, la seconde étant la plus importante. À ses yeux, la violence prolétarienne n’est pas simplement le produit d’un élan vital, qui est au cœur de la conception fasciste de la violence – on pense à Mussolini et à sa valorisation des nations prolétariennes, capables de mobiliser la violence d’un peuple. Chez Sorel, la violence permet au prolétariat de se constituer en tant que classe agissante. Ainsi, elle a pour vocation de singulariser le prolétariat, de créer son unicité dans la pratique, et de le séparer de manière assez radicale du reste du corps social : il s’agit d’une violence sécessionniste.

C’est justement par des actes de violence que le prolétariat va rompre avec la société dans son ensemble, entre autres avec le socialisme parlementaire qu’il déteste, et plus largement avec la société bourgeoise et libérale. Ainsi, le prolétariat se construit de manière positive par la violence. Pour autant, Sorel effectue une distinction fondamentale entre la violence et la force : la violence est cette capacité à agir dans l’antagonisme face à un adversaire, tandis que la force est celle du pouvoir légal d’un État, qui s’exerce de manière discrétionnaire sur ses habitants. Il reprend la conception wébérienne de la violence pour la renverser. Tandis que la « force » employée par les États est répressive et aliénante, la violence prolétarienne peut avoir une issue émancipatrice.

Un exemple : pour lui, la grève est un acte de guerre. Il réfute absolument les actes individuels de violence ; c’est un contemporain des attentats anarchistes, qu’il réprouve. Il rejette également la violence spontanée et désorganisée de la foule, à tendance pogromiste, sur laquelle il a réfléchi suite à une lecture critique de Gustave Le Bon. Ce qui l’intéresse, c’est la violence qui ait un caractère politique et qui permette de construire un collectif.

LVSL – Justement, vous mentionnez dans votre ouvrage l’influence de Gustave le Bon, l’auteur de la Psychologie des foules. À l’époque de sa publication, cet ouvrage a servi à répandre la peur de l’olchlocratie, la tyrannie de cette masse violente et irrationnelle, contre les institutions républicaines. Idée dans l’air du temps s’il en est : on se rappelle de la « foule haineuse » brandie par Emmanuel Macron en épouvantail. Sorel accepte-t-il d’une certaine manière la vision du monde de le Bon (une foule dominée par ses pulsions contre une élite rationaliste), pour prendre le parti de la foule ?

AP – Le Bon oppose effectivement le pouvoir de la foule – amalgame irrationnel et déstructuré d’individualités, à la merci du premier démagogue venu – et du peuple rationnel. Sorel ne rejetterait pas totalement cette dichotomie-là. Lorsqu’il commence à lire, il absorbe tout ce qui lui tombe sous la main, notamment Gustave Le Bon. On sent son influence dans ses premières productions. Cependant, il s’en éloigne quelque peu par la suite : lui n’oppose pas la foule au peuple démocratique, mais plutôt le prolétariat pur, essentialisé.

Celui-ci possède bel et bien les caractéristiques potentiellement destructrices de la foule, mais elles ont un caractère héroïque et émancipateur. C’est là toute l’ambiguïté de Sorel.

« Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. »

LVSL – Dans ses Réflexions sur la violence, Sorel développe le concept de mythe, nécessaire pour lui à la mobilisation des foules. En quoi s’oppose-t-il à l’interprétation dominante du marxisme par là-même ?

AP – Après la mort de Marx, les courants socialistes ont été divisés par la « querelle révisionniste ». De quoi s’agit-il ? De savoir s’il faut réviser le marxisme pour l’adapter aux réalités émergentes – notamment la structuration du socialisme parlementaire – ou non. Dans cette querelle, Sorel s’inscrit dans le camp des révisionnistes, remettant en cause le monodéterminisme socio-économique. C’est d’ailleurs l’une des raisons qui expliquent pourquoi le mouvement fasciste et les droites ont pu se réapproprier Sorel : il est bien moins orthodoxe par rapport à Marx que ses adversaires marxistes. C’est aussi la raison pour laquelle Sorel a été exclu du panthéon marxiste : celui-ci est structuré, à partir de 1917, autour de la Révolution bolchévique et du léninisme, qui prennent le parti des marxistes orthodoxes. Les révisionnistes allemands, italiens et français, dont Sorel fait partie, sont alors mis au ban. Sorel en fait les frais et est jeté avec l’eau du bain.

Considéré comme un hétérodoxe, il n’a plus sa place dans le corpus des premiers auteurs marxistes. La mise en cohérence s’opère au prix de certaines simplifications : Paul Lafargue, le gendre de Karl Marx, conserve sa place dans le panthéon marxiste, alors qu’on aurait peine à le ranger parmi les orthodoxes…

LVSL – Lors des Gilets jaunes, on a vu ressurgir une série de références à la Révolution française. Peut-on dire que la Révolution est devenue, pour ce mouvement, un « mythe mobilisateur »  au sens de Sorel ?

AP – Oui. Le mythe, pour Sorel, est une image qui a vocation à mettre les énergies en mouvement – mais pas nécessairement à advenir. Dans le contexte des Gilets jaunes, le fait de convoquer la Révolution française pour se mettre en branle permet de donner de la concrétude à un Grand soir un peu fantasmagorique, avec des palais en feu, des farandoles et des mouvements de foule ; elle n’a pas pour autant vocation à se reproduire à l’identique.

Il faut préciser que Sorel était très critique des références à la Révolution française, d’abord parce qu’il vient d’un milieu plutôt monarchiste, ensuite parce que le courant qui se réapproprie la Révolution française à son époque, c’est le socialisme parlementaire qu’il rejette. Il doit également être victime, je pense, d’une certaine méconnaissance de ce phénomène historique, avec une vision téléologique de la Révolution, dont il ne voit que l’aboutissement sous la Troisième République sans appréhender sa complexité.

Les actions des Gilets jaunes entrent tout à fait dans la catégorie sorélienne de la violence prolétarienne : elle est constitutive. L’affrontement avec les institutions et leurs représentants a pour effet de créer un collectif et de générer des perspectives d’action autour de ces « signifiants vides » que sont les gilets jaunes.

LVSL – Venons-en à la postérité de Sorel. Il est cité par Gramsci, dans les passages où celui-ci met en avant la dimension culturelle du mouvement ouvrier. Il est longuement analysé par Mouffe et Laclau dans Hégémonie et stratégie socialiste : ils lui savent gré d’avoir rompu avec la dimension téléologique du marxisme, avec ce qu’ils nomment « l’essentialisme de classe », et d’avoir mis en avant la dimension affective indispensable à la constitution du camp populaire. Que pensez-vous de ces lectures de Sorel ?

AP – Je me permettrais un désaccord avec Mouffe et Laclau. Sorel met bel et bien en avant la dimension culturelle et affective de la lutte des classes : il tente d’avoir une lecture métaphysique du marxisme, le liant à une certaine psychologie sociale. Le prolétariat et la bourgeoisie incarnent et mobilisent pour lui des catégories morales, et Sorel se place du côté de la « morale des producteurs ». Pour autant, Sorel a selon moi une lecture « essentialiste » de la classe sociale, sans doute davantage que chez Marx ! Et c’est au nom de cet essentialisme qu’il réfléchit à la psychologie du prolétariat, à sa capacité quasi-aristocratique de régénération de la société. Sorel n’est d’ailleurs pas un théoricien de l’abolition des classes mais de leur séparation. Il s’agit, il faut le noter, d’une rupture nette avec le marxisme orthodoxe. J’aurais donc une lecture plutôt inverse à celle de Mouffe et Laclau sur ce point.

Concernant Gramsci, celui-ci a une relation complexe et contradictoire avec Sorel. D’une part, il le rejette, par allégeance à Lénine et au marxisme orthodoxe, lorsqu’il dénonce le révisionnisme. D’un autre côté, l’influence de Sorel sur Gramsci est indiscutable, à travers notamment la notion de « mythe », qu’il mobilise en parlant du combat culturel. « Pessimisme de la raison, optimisme de la volonté », pourrait être une maxime sorélienne ! Ainsi, Gramsci ne peut revendiquer ouvertement l’influence que Sorel exerce sur lui, mais elle existe.

« Le parcours de Sorel, chaotique et contradictoire, n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite. Son identification au marxisme est indéniable, de sa politisation naissante à sa mort. »

LVSL – En Amérique latine, Sorel a eu une influence importante sur Mariátegui, l’un des théoriciens de l’indigénisme latino-américain. Aujourd’hui, ces mouvements oscillent entre révolution et conservatisme – dans la mesure où ils tendent à essentialiser une identité indigène, et réactivent l’idée d’une ère heureuse antérieure à la colonisation. S’ils sont bien mobilisés par un mythe extrêmement puissant, c’est un mythe de l’Âge d’or. Cette conception du mythe est-elle en harmonie avec celle de Sorel, qui semble davantage propulsive, tournée vers un avenir révolutionnaire et non un passé fantasmé ?

APMariátegui est, à mon sens, l’un des marxistes les plus influents du début du XXème siècle, pourtant peu lu hors d’Amérique latine. C’est un personnage très intéressant qui représente toutes les contradictions de la société péruvienne : métisse, il a eu accès aux grandes villes hispaniques comme aux zones marquées par la culture quechua. Ayant un pied dans les deux mondes qui constituent le Pérou, il a pu livrer une analyse très fine de la réalité andine grâce à cette position privilégiée. En plus de cela, il se nourrit de ses voyages en Europe – où on sait qu’il lit Bergson, Lénine, Maurras… et Sorel. En Italie, où il se marie, il assiste aux occupations d’usines à Livourne et à la naissance du fascisme. Il en a une lecture qui détonne : il perçoit le fascisme comme un phénomène international qui découle de l’échec de la gauche à toucher les masses.

De retour en Amérique latine, Mariátegui va proposer une synthèse consistant à appliquer le marxisme aux sociétés andines, tout en tentant de revaloriser un certain indigénat ; cette démarche s’inscrit dans une perspective d’intégration des différentes populations. Ainsi, pour que le marxisme se développe ailleurs que dans les grandes villes hispaniques d’Amérique latine, il valorise une forme de « communisme primitif » inca. Cette idyllisation du passé pré-colonial peut revêtir une dimension « idéaliste » aujourd’hui, mais l’est sans doute moins au début du XXᵉ siècle. Aux yeux de Mariátegui, le Pérou est encore une société semi-féodale, ce qui justifie la valorisation d’une société antérieure, non comme modèle mais comme arme culturelle contre les structures sociales existantes.

Il se fait peu d’illusions sur les masses paysannes : pour lui, la révolution viendra avant tout de la classe ouvrière. Cependant, il estime que l’on doit travailler avec ce que l’on a : un pays agraire, et principalement de langue quechua. Lui, le grand voyageur, n’avait pas une conception cosmopolite du marxisme, mais au contraire nationale.

LVSL – Votre livre met en évidence la profondeur de l’affiliation de Sorel au courant marxiste : à ses débuts il a participé à la fondation d’une revue aux côtés de Paul Lafargue, et peu avant sa mort il publie aux côtés de Lénine et Trotsky dans l’éphémère Revue communiste. Aujourd’hui, c’est la figure de proue d’Alain de Benoist ou d’Alain Soral. La gauche, de son côté, accepte comme une évidence l’appartenance de Sorel au courant fasciste. Comment analysez-vous cette réception contemporaine de Sorel ?

AP – Je pense qu’elle est due à deux choses. D’une part, le fait qu’il ait eu un parcours complexe au cours duquel il a côtoyé, de manière indiscutable, divers nationalistes. À partir de là, des historiens – on pense notamment à Zeev Sternhell – ont simplifié les faits pour en faire un précurseur du fascisme. Bien que Sternhell ait pu avoir des analyses intéressantes sur d’autres sujets, je pense qu’il se trompe fondamentalement sur cette question-là en partant du principe que les trajectoires de vie ne se font que dans un seul sens.

D’autre part, elle est due au fait que la droite radicale française – nationaliste, conservatrice… – est capable d’intégrer à son répertoire des personnages et des références très divers. Pensons à l’historiographie nationaliste de la Commune de Paris, au fait que les nationalistes français se soient réappropriés Proudhon, Blanqui ou d’autres personnages de cette nature. La gauche possède une vision bien plus excluante de son propre panthéon. C’est notamment dû au fait que la gauche, en particulier marxiste, s’est retrouvée à un moment en position de force et a pu se permettre d’être plus rigoureuse sur les auteurs dont elle se revendiquait ; elle a eu, à mon sens, une attitude plus moraliste que politique par rapport à des auteurs qui n’entraient pas exactement dans son canon.

Nous sommes donc face à une situation paradoxale : les contemporains marxistes de Sorel lui reconnaissaient cet épithète, et c’est la postérité qui le lui a déniée. La voie était ouverte pour que les droites françaises s’en emparent.

On a beaucoup glosé sur ses liens avec Péguy. Celui-ci vient de la gauche, et devient après l’affaire Dreyfus un penseur important du nationalisme français – un nationalisme qui n’est plus purement réactionnaire, mais qui tente d’englober toute l’histoire du pays pour tracer une continuité entre la monarchie et les soulèvements populaires. C’est l’idée d’une France éternelle, qui transcende les âges, qui émerge de sa pensée. Pourtant, quand Sorel commence à flirter avec la droite, c’est justement au moment où Péguy rompt avec lui. Voilà donc un parcours chaotique et contradictoire, qui n’est pas réductible à un passage de la gauche à la droite.

On peut alors considérer que, d’une certaine manière, la gauche a tendu le bâton pour se faire battre de par son purisme, ouvrant la voie à diverses réinterprétations de Sorel. Et cela, malgré son indéniable identification au marxisme, de sa politisation naissante à sa mort.

Affronter la complexité politique de la Terreur

Marat ayant une conversation animée avec Danton (debout) et Robespierre (assis) par Alfred Loudet, 1882

« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante. » Lorsqu’il prononce ces phrases le 5 février 1794, Robespierre se fait-il le théoricien d’un mode autoritaire de gouvernement, en rupture avec les aspirations de 1789 ? Plusieurs historiographies se sont longtemps affrontées à ce sujet : l’une concevant la Terreur comme un système politique, que ce soit pour exalter les révolutions ou condamner les « totalitarismes » du XXème siècle. L’autre comme une série de proclamations du Comité de salut public et de la Convention effectuées sous la pression populaire, sans unité idéologique ou implications juridiques systématiques. Jean-Clément Martin (auteur de La fabrication d’un monstre, Perrin, 2016 ; La Terreur, Perrin, 2017 ; Les échos de la Terreur. Vérités d’un mensonge d’Etat, 1794-2001, Belin, 2018) revient sur cette controverse [1].

Et s’il fallait sortir des guerres de tranchées historiographiques (franco-française de surcroît) pour revenir aux faits, surtout pour s’intéresser au sens des mots, et comprendre pourquoi Robespierre tient ces propos le le 5 février 1794 -17 pluviôse ?

Lorsqu’il les énonce devant la Convention dans un discours consacré aux « principes de morale politique qui doivent guider la Convention nationale », Robespierre incarne la ligne prise par le Comité de salut public pour contrôler les représentants en mission, les armées et toutes les institutions chargées de la répression des « contre-révolutionnaires » (terme tellement imprécis qu’il faut lui mettre des guillemets). Concrètement, les Montagnards au pouvoir sont en train d’empêcher les sans-culottes de mener une politique autonome. Dans le même temps, Robespierre prend aussi ses distances avec ceux que l’historiographie qualifie d’Indulgents (Danton et Desmoulins en tête) qui accusent déjà depuis des mois les mêmes sans-culottes des violences commises en France et notamment à Lyon.

On verra plus loin qu’il ne faudrait pas durcir ces oppositions, les choses étant beaucoup plus complexes. Même si Robespierre est alors un personnage important, il n’est pas encore au faîte de sa puissance – ce qui sera vrai quelques mois plus tard – et dans l’immédiat, il doit expliquer le renforcement du rôle du Comité sans être soupçonné de vouloir établir la dictature, ou pire la tyrannie.

Le texte vrombit de formules frappantes comme : « nous voulons substituer […] la morale à l’égoïsme, la probité à l’honneur, les principes aux usages », mais l’essentiel tient bien à la nécessité de l’association entre vertu et terreur. La terreur est « la justice prompte, sévère [et] inflexible » qui s’abat sur les ennemis et qui épargne les « citoyens paisibles » et vertueux, parce que « si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement populaire en révolution est à la fois la vertu et la terreur ; la vertu, sans laquelle la terreur est funeste, la terreur, sans laquelle la vertu est impuissante » – phrases régulièrement citées et non moins régulièrement mal comprises.

Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour Saint-Just que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.

Le rapprochement est audacieux mais justifié par l’obligation de gouverner de façon « révolutionnaire ». Robespierre rappelle l’évidence : la France n’est pas en paix, les règles de la démocratie ne peuvent donc pas s’appliquer. Mais la formule choisie pour justifier et expliquer le mode de gouvernement tient à ce paradoxe : « le gouvernement de la Révolution est le despotisme de la liberté contre la tyrannie ». La formule est vue comme un oxymore énigmatique et un pari risqué. La signification est pourtant sans équivoque. Avec d’autres, comme Barère, Robespierre juge que si la terreur est en elle-même le « ressort du gouvernement despotique », dans cette situation de guerre elle peut être exercée par le Comité de salut public, et par lui seul, parce qu’il dispose de la violence légale et qu’il peut recourir à des mesures arbitraires pour assurer la victoire de la liberté, ce qui doit être compris comme un sacrifice réalisé par ses membres dévoués jusqu’à la mort à la Révolution. Il n’y a pas d’ambiguïté ni dans cette position sacrificielle – fréquente chez Robespierre – ni dans son objectif politique – le toute-puissance du Comité.

La compréhension tient plus de Max Weber sur la violence légitime que de Carl Schmitt sur la radicalité inhérente au pouvoir. Car ce discours n’est pas une apologie d’un régime de « terreur » que la Convention a rejeté expressément à plusieurs reprises, à commencer par le 5 septembre 1793. Ce jour-là, les sans-culottes étaient venus réclamer la création d’une armée révolutionnaire et ce n’est qu’au terme d’échanges enflammés que Barère, au nom du Comité de salut public, avait remercié les « braves sans-culottes » d’avoir demandé « la mise de la terreur à l’ordre du jour » et leur avait annoncé la création de « l’armée révolutionnaire » (un corps ne rassemblant que des sans-culottes) qui allait être privée toutefois d’un tribunal et d’une guillotine. La quasi-unanimité des députés avait refusé que la terreur puisse être mise « à l’ordre du jour » d’une façon ou d’une autre et aucune mesure de « terreur » n’avait – et ne serait – donc été institutionnalisée ou organisée par aucun décret d’application.

Il est cependant indéniable que la demande d’exercer la « terreur » contre les contre-révolutionnaires (le mot n’a toujours pas de sens précis) courait dans ce moment de guerre civile et étrangère, ceci expliquant qu’un certain nombre de comités révolutionnaires, de députés envoyés en mission et de généraux ont pu se prévaloir de la déclaration de Barère pour mettre « la terreur à l’ordre du jour » dans le cadre de leurs fonctions. Il est tout aussi indéniable que la Convention laisse ces évocations de la terreur circuler de façon ambiguë et controversée pour ne pas se couper des sans-culottes mobilisés contre les Vendéens.

Pas d’étonnement donc à voir un de ces soldats affirmer que « dans une révolution et dans un moment, où la terreur était à l’ordre du jour, il était permis de s’écarter des lois et de prendre des mesures de circonstances », de lire que des municipalités ou des sociétés comme celle de Castelnau-Montratiet (dans le Lot) attendent des représentants qu’ils portent « la terreur et l’effroi » dans l’esprit des ennemis, ni d’apprendre que Laplanche, représentant en mission dans le Loiret et dans le Cher, proclame qu’il a mis « la terreur à l’ordre du jour » en taxant « les riches et les aristocrates ».

En revanche, la déclaration de Danton, prototype des « indulgents », le 26 novembre est plus étonnante : « il est faux que j’aie dit qu’il fallait que le peuple se porte à l’indulgence. J’ai dit au contraire que le temps de l’inflexibilité et de la vengeance nationale n’était point passé. Je veux que la terreur soit à l’ordre du jour ; je veux des peines plus fortes, des châtiments plus effrayants contre les ennemis de la liberté ; mais je veux qu’ils ne portent que sur eux seuls. » Concluons que d’une part Robespierre n’a pas dit autre chose ! et que d’autre part, cela doit servir d’avis donné à tous ceux qui piochent les formules qui les arrangent en oubliant tout ce qui les entoure et les explique.

Revenons en février 1794, quand les jeux sont faits. Les sans-culottes affaiblis définitivement par la campagne menée en Vendée et la répression de Lyon tentent maladroitement de prendre le pouvoir et sont guillotinés en mars. Danton et à ses amis – qui subissent le même trois semaines plus tard – sont discrédités par leurs manœuvres politiques compliquées, par leurs implications financières peu orthodoxes et peut-être même par leur réussite quand ils ont fait voter l’abolition de l’esclavage malgré l’opposition d’une partie des membres du Comité de sûreté générale (et le silence de Robespierre).

Comment parler de la Terreur en 1793 et dans les six premiers mois de 1794 ? Plus clairement que Robespierre, Saint-Just avait, le 26 février – 8 ventôse, justifié la « justice inflexible » de la Révolution mais condamné la « terreur » comme « arme à deux tranchants » qui passe « comme un orage ». Ceux qui réclament la terreur ou l’indulgence n’étaient pour lui que les « deux visages » d’un seul ennemi. Même si des violences terribles ont lieu, le refus d’un « système de terreur » est sans équivoque.

Robespierre n’a pas eu d’autre position. Dans « les circonstances orageuses où se trouvent la République », les ennemis sont de plusieurs sortes « l’aristocratie qui se constitue en sociétés populaires », les prêtres qui « ont abjuré leur charlatanisme » ou le noble masqué. Pour lui, il fallait éliminer les « ultra » et les « citra » révolutionnaires (« aristocrates » à talons rouges ou à bonnets rouges) accusés de participer ensemble à la Contre-Révolution. Cette double accusation ne désignait pas des groupes ou des individus précis mais permettait de placer le Comité de salut public en arbitre.

Le mot « terroriste » est entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française (…) « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.

Jusqu’à l’été 1794, la Terreur n’a été ni un système, ni un moyen de gouverner. Faut-il rappeler la Convention éjectant de la salle, le 4 avril 1794-15 germinal an II, une députation de la société populaire de Sète qui voulait mettre « la mort à l’ordre du jour » ? Son président estime que « ce n’est pas la mort qui est à l’ordre du jour, mais la justice » et qu’un tel langage est « indigne d’un républicain ». L’examen des textes législatifs est irrécusable. De juin ou d’août 1792 à août 1794, les instances gouvernementales et les assemblées élues ont instrumentalisé les mouvements des sans-culottes qu’elles ont empêché d’accéder au pouvoir, avant de les éliminer totalement de la compétition politique. Il ne devrait pas être possible de parler de « la Terreur » sans prendre en considération ces transactions continuelles entre groupes et mouvements politiques.

Faut-il même comprendre le discours de Robespierre comme une actualisation de Blaise Pascal qui écrivait : « la justice sans la force est impuissante, la force sans la justice est tyrannique » et « la justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants » ? Pascal concluait : « il faut donc mettre ensemble la justice et la force ; et pour cela faire que ce qui est juste soit fort, ou ce qui est fort soit juste ». En toute logique Robespierre, dans son dernier discours, le 8 Thermidor, dénonce ceux qui veulent mettre en place un « système de terreur ». S’il commet l’erreur de ne pas les nommer, ceux-ci se dévoilent eux-mêmes dans un renversement stupéfiant.

Quand Robespierre et plus d’une centaine d’hommes considérés comme ses complices sont exécutés entre le 10 et le 12 Thermidor (28-30 juillet 1794), il est alors comparé à un tyran. Tout change le 28 août 1794-11 fructidor an II quand Tallien qualifie de « système de terreur » ce qui a été vécu en France jusqu’au 9 Thermidor. Notons qu’il ne propose pas de date pour le début de la chose ; il aurait été alors obligé de se compter parmi les fondateurs pour avoir été proche des massacreurs de septembre 1792. En faisant oublier la part importante qu’il a prise personnellement dans les violences, il explique aussi que la Terreur (la majuscule s’impose ici) a frappé les personnes non en raison de ce qu’elles ont fait, mais en raison de ce qu’elles étaient. « Il y a, pour un gouvernement, deux manières de se faire craindre ; l’une qui se borne à surveiller les mauvaises actions, à les menacer et à les punir de peines proportionnées ; l’autre consiste à menacer les personnes, à les menacer toujours et pour tout, à les menacer de tout ce que l’imagination peut concevoir de plus cruel. » En montrant comment « le gouvernement » a étendu sa main meurtrière sur le pays et exercé un pouvoir arbitraire sur tous les citoyens, il donne une explication de 1793-1794 qui est reprise jusqu’à aujourd’hui.

Cette lecture fait de Thermidor une libération dans tous les domaines. Les prisons sont vidées, les journaux ne sont plus censurés, dans les grandes villes les « merveilleuses » s’habillent à « la victime » et les « muscadins », qui arborent des habits rappelant la mort du roi, mènent la chasse aux « terroristes ». Le mot est inventé alors et entériné en 1798 par le dictionnaire de l’Académie française. Si l’article « TERREUR » ne fait pas allusion aux événements récents, l’article « TERRORISTE » est libellé ainsi : « masc. Agent ou partisan du régime de la Terreur qui avait lieu par l’abus des mesures révolutionnaires. » Dans les mois qui suivent tout un imaginaire, encore bien vivant en 2023, identifie la « Terreur » à la guillotine et aux pires exactions, et bien entendu à la guerre de Vendée.

Une des conséquences essentielle de ce renversement est de faire de « La Terreur » une catégorie de l’histoire universelle. « La Terreur » explique logiquement le chaos des événements qui se sont succédé depuis 1791-1792 et que l’exécution de Robespierre est censée supprimer. En 1798, Kant maintient sa condamnation du moralischer Terrorismus hérité des manœuvres des hommes politiques et du clergé d’avant 1789, mais impute les actes cruels, die Greueltaten, à la volonté des révolutionnaires d’instaurer une Demokratie, régime qu’il considère comme impossible et despotique, mais qu’il ne qualifie pas de terreur.

En 1811, Hegel joue le rôle clé en publiant la Phénoménologie de l’Esprit. La Schreckensherrschaft (le règne de la terreur) devient une phase de l’histoire du monde, l’expression de la négativité dans le processus de libération de l’Esprit. La Terreur est résumée avec la formule bien connue : « c’est ainsi la mort la plus froide et la plus plate, sans plus de signification que de trancher une tête de chou ou d’engloutir une gorgée d’eau. » C’est « l’Homme de la Liberté absolue » certain que le « Ciel [est] descendu sur Terre » croyant représenter l’humanité en général, qui a anéanti la Liberté absolue et a provoqué « la Terreur » ; ainsi le processus débouche sur « l’extermination de tous les membres de la Société », « la Terreur [n’étant] en fait que le suicide de la Société même ».

Pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente ! Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?

Cette lecture de la Révolution, entreprise prométhéenne qui a provisoirement échoué avec « la Terreur », a une longue postérité. Pour F. Engels, la violence n’est pas « le mal absolu » mais « l’accoucheuse de toute vieille société qui en porte une nouvelle dans ses flancs », interdisant toutes les « jérémiades » ; pour Merleau-Ponty : « la terreur historique culmine dans la révolution et l’histoire est terreur parce qu’il y a une contingence » et Sartre voit les hommes trouvant leur propre terreur en eux-mêmes, se comportant comme des « frère[s] de violence », créant le « Sacré » collectif qui constitue « la Terreur comme pouvoir juridique ». L’invention de Tallien est devenue une notion, même un concept, un outil universel et polyvalent permettant la compréhension du devenir humain !

« La Terreur » n’est pourtant que le mot qui recouvre une dénonciation. Elle aurait pu s’appeler autrement puisque le virage contre l’usage de la violence avait été pris, au moins, dans l’automne 1793, quand le summum de violence fut atteint. L’habitude de lier la fin de « la terreur » à la disparition de Robespierre n’est que le résultat accidentel du coup d’Etat de Thermidor, car l’alliance entre violence d’Etat et violence populaire était déjà rompue et qu’un cycle de la Révolution était clos.

Mais si cette « Terreur » dure, alors qu’elle a été réclamée, jamais installée, toujours invoquée, parfois appliquée mais plus souvent refusée, c’est que, d’une part, elle permet d’exprimer ce qui fait le scandale de la Révolution : la désacralisation de l’exercice du pouvoir – où l’on retrouve Carl Schmitt. D’autre part la focalisation sur cette période « terroriste » permet de faire l’impasse sur toutes les autres périodes, considérées comme « normales » mais au moins autant meurtrières. Qui s’intéresse au bilan effroyable (notamment en Italie ou en Espagne) de l’Empire provoqué par la volonté d’un homme, mais aussi à la conquête de l’Algérie dans les années 1840, ou encore à la guerre qui ravage Saint-Domingue de 1791 à 1804 ?

La Révolution a déchiré le voile qui entoure le pouvoir, sans comprendre que tout pouvoir dépend de coups de force et de manœuvres politiciennes, obligeant à recourir à ces combinaisons mensongères qui ont déconcerté logiquement ses partisans en les opposant les uns aux autres. Le pari d’un langage affiché de la vérité (pari perdu depuis l’invention de la Révolution le 14 juillet 1789 quand on célèbre le peuple qui a pris la Bastille et qu’on oublie celui qui a détruit les barrières d’octroi !) a achoppé sur la réalité politique. Thermidor n’a été qu’un artifice parmi d’autres, mais ses promoteurs ont fait croire qu’ils avaient pu refermer ce « gouffre de la Terreur » dans lequel toutes les bonnes volontés avaient sombré. C’est là que réside leur réussite initiale – et c’est là qu’ils séduisent toujours, ceux qui détestent la Révolution parce qu’ils trouvent tous les exemples de violence qu’ils veulent et ceux qui l’adorent parce qu’ils peuvent exalter le sacrifice des purs trahis par des pourris. Plus basiquement, pour beaucoup de nos contemporains, « la Terreur » réduit toute l’histoire à la hache de la Révolution tombant sur le cou des victimes, image récurrente !

Quand arrêterons-nous de nous contenter des récits pieux pour affronter la complexité politique et politicienne de la Révolution – et donc de notre condition d’êtres sociaux ?

Notes :

[1] Cet article a été rédigé dans le contexte d’une table-ronde organisée par Le Vent Se Lève le 21 janvier 2023 à l’École normale supérieure, sur le thème « Terreur et vertu ». Jean-Clément Martin est intervenu auprès des historiens Anne Simonin et Marc Belissa. La captation vidéo de cette conférence est disponible ici.

Conférence : Terreur et vertu

« Si le ressort du gouvernement populaire dans la paix est la vertu, le ressort du gouvernement en révolution est à la fois la vertu et la terreur : la vertu sans laquelle la terreur est funeste ; la terreur sans laquelle la vertu est impuissante », déclarait Robespierre. La dernière conférence de la journée organisée le 21 janvier (date-anniversaire de la mort du roi Louis XVI) à l’ENS par LVSL et la Fédération francophone de débats avait pour objet : « Terreur et vertu ». Trois historiens ont débattu de ce que le conventionnel Tallien nommait le « système de terreur », de sa réalité effective, de sa fonction idéologique et de sa légende noire : Jean-Clément Martin (historien spécialiste de la Révolution française), Marc Belissa (spécialiste de l’époque moderne) et Anne Simonin (chargée de recherche au CNRS).

À Cuba, le rêve d’une vieillesse préservée du capitalisme

© Marielisa Vargas

Cette période de scandales autour des EHPAD, de débats relatifs aux retraites ou à la préservation des personnes âgées en temps de Covid, a soulevé des interrogations concernant les politiques publiques à l’égard des retraités. Dans son ouvrage Vieillir à Cuba (IHEAL, 2022), la sociologue Blandine Destremau nous immerge dans le système cubain de traitement de la vieillesse. À travers de riches entretiens, récits et analyses, elle fait des personnes âgées les témoins de la Révolution cubaine et des transformations sociales du pays ces soixante dernières années. En miroir – et sans manichéisme aucun – elle conduit à réfléchir à la condition des retraités dans les pays occidentaux. Avec une question fondamentale : « Quelle combinaison d’amour, de nécessité et de faille des politiques publiques » requiert ce sujet ? Entretien par Maïlys Khider, autrice du livre Médecins cubains : Les armées de la paix (LGM éditions, 2021).

LVSL – Pourquoi vous êtes-vous intéressée à la question de la vieillesse à Cuba ?

Blandine Destremau – Le sujet de la vieillesse a surgi dans mes recherches. Je travaillais sur la protection sociale et la famille, avec pour interrogation : « qu’est-ce qu’une politique sociale socialiste ? ». Je me suis rendue compte que la présence des personnes âgées dans les familles absorbait beaucoup d’énergie. J’ai alors commencé à me pencher davantage sur les politiques publiques liées à l’accompagnement de la vieillesse par les familles. C’est une entrée fascinante sur Cuba. Il y a une classe d’âge entière dont le vécu dit de nombreuses choses sur l’accès aux biens, aux services, sur l’organisation de la famille. Certains ont vécu soixante ans de révolution et portent sa mémoire. Ils ont conscience de ce qui a changé, en mieux ou en pire. Cela donne une profondeur de champ sur l’histoire de la révolution et sur des trajectoires personnelles.

La vieillesse est un prisme important pour regarder Cuba. Et Cuba est un prisme important pour considérer la vieillesse. Mes déplacements d’un terrain à l’autre m’ont permis de remettre en cause des évidences. Les Cubains m’ont parfois formulé des réflexions telles que : « vous mettez tout le monde en EHPAD chez vous ! ». En France, nous n’étudions pas assez la contribution de la famille à la prise en charge des personnes âgées – ce que l’exemple cubain permet de penser. À l’inverse, si l’on ne veut pas d’institutions de type EHPAD, on sacrifie forcément un membre plus jeune de la famille. Réfléchir à partir de deux lieux met notre système en perspective.

LVSL – La population cubaine est vieillissante. Pourquoi ? Et en quoi cela témoigne-t-il d’évolutions sociales et médicales à Cuba ?

BD – La baisse de la fécondité est le premier facteur de vieillissement. Après un petit boom de naissances dans les années 1970, les femmes ont fait beaucoup moins d’enfants. C’est dû à leur émancipation, elles qui ont eu le choix d’avoir un autre destin que celui d’être mère, et à un accès aux contraceptifs et à l’avortement depuis 1965. Les difficultés de logement et à se projeter dans l’avenir, la pauvreté, ont aussi pu dissuader de faire des enfants.

Le « care », l’attention non médicale, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes

Le deuxième facteur de vieillissement est la longévité, en lien direct avec les progrès d’un système de santé fortement égalitaire. Tout le monde a accès aux services de soins. Au sein de toutes les classes sociales, la durée de vie s’est accrue. Troisième facteur : la migration. Ceux qui s’en vont sont principalement des jeunes en âge de travailler et de procréer. Et la migration s’intensifie depuis un ou deux ans. Elle affecte notamment les zones où la culture sucrière est en recul depuis la fin des années 1990. C’est d’abord de ces endroits-là que les gens partent (vers les grandes villes cubaines et d’autres pays).

LVSL – Cuba est un pays de cohabitation entre les générations. Beaucoup d’adultes (parents pour certains), vivent avec leurs ascendants. Cette cohabitation est-elle culturelle, due à un manque de moyens, ou à un mélange des deux facteurs ?

BD – A Cuba, il n’est pas automatique de quitter le logement de ses parents en devenant adulte et en ayant soi-même des descendants. Les parents ne mettent pas leurs enfants dehors. Ils aident beaucoup les générations d’en-dessous. Et vice-versa. Cela structure la prise en charge du vieil âge à Cuba. La famille doit s’occuper de ses parents âgés, quel que soit le prix en termes de carrière – surtout celles des femmes.

En plus de cela, les filles pensent avoir besoin de leur mère pour élever leurs propres enfants. Cette solidarité intergénérationnelle entre femmes est culturelle. Mais elle est aussi économique. De nombreux adultes ne peuvent pas déménager à Cuba car il n’y a pas suffisamment de logements disponibles. Par ailleurs, la vie quotidienne est tellement compliquée par les problèmes d’approvisionnement qu’une mère avec ses enfants seule, même avec un conjoint, peut difficilement s’organiser pour tout gérer. Les conditions matérielles à Cuba ne permettent pas réellement la conciliation entre travail et organisation du foyer. Cohabiter permet une économie de temps.

La cohabitation est une solution à l’impossibilité de vivre seul(e), avec une pension de retraite ou un salaire insuffisant. Les personnes âgées ont des difficultés car ils encaissent la crise plus que d’autres : les pensions ne sont pas indexées sur la dévaluation monétaire et l’inflation. D’un autre côté, en termes de services, ils ont un accès prioritaire à la santé. La gérontologie a été assez précoce et est toujours là. Mais la crise affecte le système de santé, pour eux comme pour les autres. Les pénuries de médicaments les touchent. La désorganisation du système de transport aussi, d’autant plus parce qu’ils sont moins en capacité de marcher.

LVSL – En 2011, une réforme de la propriété immobilière est intervenue. A-t-elle favorisé le déménagement de jeunes et une nouvelle organisation de cette cohabitation ?

BD – La propriété des logements n’a pas été abolie par la Révolution, contrairement à la propriété privée des moyens de production. Fidel Castro en avait fait le choix. Une propriété pouvait être échangée. Quelqu’un qui avait un appartement de deux pièces en centre-ville et voulait avoir des enfants pouvait l’échanger à une autre famille contre une maison avec jardin en banlieue. Cela s’appelle une permuta (échange, opération de troc).

En 2011, le marché immobilier a été ouvert. La possibilité d’acheter et de vendre a été introduite. Cela a permis davantage de mobilité, d’accumulation, d’investissement d’argent extérieur notamment dans des locations de tourisme. Des Cubains ont pu vendre leur maison pour partir aux États-Unis. En termes d’organisation familiale, cela a permis que la génération de jeunes adultes quitte parfois le microscopique logement partagé avec les parents et achète un appartement. De nouvelles mobilités se sont développées pour les gens qui en avaient les moyens. Des parents ont vendu des biens dont ils avaient hérité, ont donné l’argent à leur enfant pour qu’il déménage. Depuis, il existe un peu plus de souplesse dans les stratégies patrimoniales et résidentielles.

LVSL – Dans de nombreux pays, le recours à des aides à domicile est fréquent pour s’occuper des personnes âgées. Cette aide à domicile est-elle un angle mort de la médecine cubaine ? Le recours à des aides privées est-il devenu facteur d’inégalités ?

BD Ce n’est pas un angle mort de la médecine. C’est un angle mort de la société. Il existe à Cuba des établissements que l’on appelle hogares de ancianos (établissements résidentiels pour personnes âgées). Mais ils sont essentiellement destinés aux gens qui n’ont pas de famille pour s’occuper d’eux (ils peuvent accueillir également d’autres personnes).

Sur l’île, les services publics se sont développés, donnant accès au cure (soin). Mais le care, l’attention non médicale, l’aide, n’a pas réellement été pensée. Pourquoi ? Parce qu’elle est principalement prise en charge dans le cadre familial et surtout par les femmes. De nombreuses Cubaines cessent de travailler à 45 ou 50 ans pour s’occuper de leurs parents. Aujourd’hui, cette question est de plus en plus politisée. Elle commence à être posée comme un enjeu féministe. Puisqu’il faut trouver des solutions, le ministère de la Santé commence à dire qu’il faut s’en occuper. J’étais à une convention de santé en octobre à Cuba. Ils sont en train d’en faire un objet partagé entre le ministère des Affaires sociales et le ministère de la Santé.

De plus en plus d’aides à domicile privées (une branche spécialisée des métiers d’auto-entrepreneurs autorisés), notamment des infirmiers et des infirmières, démissionnent et font de l’aide à domicile puisqu’ils gagnent plus d’argent. Il y a aussi des gens qui font du ménage, et qui, en plus de nettoyer, s’occupent des grands-parents. À Cuba, il existe un dispositif pour rémunérer les aidants familiaux d’enfants handicapés qui ne peuvent plus travailler. Mais la paie est très basse. Petit à petit, cela s’étend à la situation d’aidants familiaux de personnes âgées. À nouveau, c’est un emploi mal rémunéré – et qui concerne peu de Cubains. Ce qui s’est développé (mais de façon insuffisante), ce sont les aides à domicile pour les personnes âgées qui vivent seules. Mais les salaires sont bas, et en concurrence avec l’activité privée. Donc seules les personnes qui ont des revenus de l’étranger ou des revenus du « marché » ont accès au luxe d’une aide à domicile privée…

Les Cubains qui ont choisi de ne pas quitter leur pays ont dû payer un certains prix, notamment en termes de confort. L’homme nouveau, après tout, accepte un certain degré de sacrifice pour la promesse d’un nouveau modèle.

LVSL – Cette cohabitation est un laboratoire intéressant pour mesurer le fossé générationnel entre ceux qui sont nés avant ou au début de la Révolution et des jeunes qui rêvent parfois d’autre chose. Quelles différences de vision entre jeunes et vieux avez-vous pu constater ?

BD – Beaucoup de Cubains sont restés dans leur pays par conviction révolutionnaire. Alma, que je cite dans mon livre, a grandi avec une mère communiste qui a souhaité rester alors que son mari travaillait pour une entreprise étasunienne, possédait une voiture, bref, appartenait à la bourgeoisie. La famille a adhéré à la Révolution. Alma a trouvé fantastique le développement de la culture, des bibliothèques, du cinéma, du théâtre. Une autre interviewée devait aller étudier dans une grande université étasunienne, mais elle est restée. Ce fut aussi le cas d’Eduardo, médecin qui a refusé de quitter l’île pour s’occuper de ses parents âgés alors que son père, cardiologue, lui disait de s’en aller.

Pour ne pas laisser leur pays, ils et elles ont payé un certain prix. Notamment en termes de confort. Dire à 70 ou 80 ans « j’ai fait cela, j’ai cru à cela » est une manière de justifier ses choix de vie. L’homme nouveau [1], après tout, accepte un certain degré de sacrifices pour une promesse – une promesse pour soi, une promesse éthique, et la promesse d’un nouveau modèle. Alma me disait : « on a vécu une grande aventure. Quand j’ai commencé l’université, j’avais deux robes mais c’était fantastique. Sans cela, nous aurions été des petits bourgeois ».

Les plus jeunes n’ont pas participé à cette aventure fantastique. Ils ont hérité de choses et de services dont ils ne réalisent pas toujours la valeur. Car ils ne comparent pas les conditions de vie à celles du Guatemala ou de pays très pauvres d’Amérique latine, mais avec les États-Unis. Même si la santé ou l’éducation se dégradent, il est difficile pour eux de mesurer le progrès que ce système a amené. Lorsqu’on est pauvre, on a besoin de sécurité. La sécurité permet la liberté. Et on ne peut pas faire grand chose de la liberté sans sécurité.

La jeune génération a une relative sécurité même si celle-ci est incertaine (chaque jour, impossible de savoir si elle va trouver de la viande ou pas, les queues s’enchaînent, c’est une galère quotidienne). Mais ils ont un pays relativement stable, sans guerre civile, avec du logement, de la nourriture, des soins de santé, une école qui fonctionne. Avec la crise du système, cependant, il apparaît moins aujourd’hui comme la promesse d’un avenir plus juste et plus éthique.

LVSL – Quelles aspirations les jeunes vous ont-ils exprimé ?

BD – Je pense qu’une bonne partie des jeunes ont envie de consommation, de liberté d’échange, de communication, sans nécessairement se poser des questions sur le sens de tout cela. La question du sens à Cuba a été accaparée par la Révolution. Tout le monde était enjoint de n’avoir d’autre sens à sa vie que la Révolution.

Les jeunes en général veulent surtout avoir une sécurité matérielle sans devenir de gros consommateurs. Dans les familles que je vois, les enfants possèdent parfois de nombreuses choses inutiles mais qui font partie d’un confort et d’une sorte de dignité de classe moyenne. Bien sûr, certains jeunes que j’ai rencontrés sont très impliqués politiquement. À l’instar de Mario, membre d’un projet communautaire. Ils ont installé une espèce de squat dans un quartier assez pauvre. Ce sont des idéalistes. Ils veulent maintenir un projet social et socialiste. Mario est pauvre. Mais il se met au service de cela.

LVSL – Chez les personnes âgées, avez-vous constaté des volontés de transformation ? Des aspirations des plus jeunes que vous avez retrouvées chez eux ?

BD – Bien sûr. Il y a tout un mouvement autour de la revue Temas tenue par des gens qui ont vécu la Révolution, sont politiquement très engagés, et luttent pour réformer le socialisme, lui rendre son âme, son élan, sa force, son enthousiasme, et pour le décentraliser, le débureaucratiser. Pour trouver des solutions matérielles à la vie des gens. L’idée de socialisme se noie dans la vie quotidienne. C’est comme un couple qui s’aime beaucoup et rompt car il n’a pas décidé qui ferait la vaisselle. Il y a un décalage d’amplitude. Plusieurs générations s’impliquent pour que le seul avenir ne soit pas celui d’un capitalisme périphérique, avec de fortes inégalités, une grande pauvreté, de la prostitution. Et que les jeunes aient d’autres espérances que celle de migrer. C’est encore plus triste pour les Cubains puisque cet ailleurs, ce sont souvent les États-Unis, qui ont contribué aux échecs de la Révolution cubaine.

LVSL – Jeunes et vieux vivent-ils les crises de la société cubaine de la même manière, selon ce qu’ils vous ont raconté ?

BD – Ce qui est difficile, ce sont les pénuries. Pour les personnes âgées, cela peut représenter un épisode de plus dans l’histoire de la Révolution cubaine, ponctuée par les crises. Il y a eu l’âge d’or des années 1980, mais les années 1970 et 1990 ont été très difficiles. Les plus âgés ont l’habitude de ces crises. Les vieux ont aussi une forte conscience du poids de l’embargo. Les jeunes en ont ras-le-bol que l’on mette tout sur le dos de l’embargo, quand ils voient bien que le système productif s’écroule, que l’agriculture est en déshérence, que la distribution ne fonctionne pas bien. Ceux-là n’acceptent pas que ces pénuries-là aillent de paire avec le système socialiste.

Autre point, de la part de personnes âgées, j’ai entendu plusieurs fois qu’il était difficile d’accepter l’humiliation que représente la vieillesse pauvre et éventuellement dans la solitude. J’ai récolté plusieurs témoignages en ce sens : « ma mère est très engagée, elle a soutenu la Révolution, accompagné les crises, et regarde comment elle vieillit ! ». Les vieux le disent eux-mêmes. La promesse, c’était aussi un système de retraite. Que la société puisse répondre à des besoins qui se développent avec l’âge. À Cuba, les gens meurent âgés. L’espérance de vie y est supérieure à celle des Etats-Unis. Mais justement, que faire quand on a 80 ans et qu’on est à Cuba ? On ne peut pas être que vivant.

Notes :

[1] ”L’homme nouveau” est un terme utilisé par Ernesto Guevara pour décrire l’homme modelé par le socialisme, éduqué, émancipé, capable de défaire la domination capitaliste et façonnant des rapports nouveaux entre les hommes.

NUPES : L’ivresse de la victoire

Allégorie de la Victoire (Fresques de Moregine, Pompéi)

À l’occasion d’un débat avec la philosophe Chantal Mouffe, organisé le 25 juin dernier par la rédaction du Vent Se Lève, François Ruffin a souligné à plusieurs reprises les raisons de sa venue : acter la récente victoire de la gauche, pour mieux comprendre là où elle continue d’échouer. À n’en pas douter, en effet, l’alliance NUPES a permis de faire entrer à l’Assemblée une force politique d’opposition majeure, dont les rangs comptent des profils prometteurs. Elle a aussi permis d’éviter la disparition d’un camp, que certains prédisaient pourtant depuis longtemps. Néanmoins, il est indispensable de se demander si cette séquence électorale ne consacre pas une « victoire par le haut » plutôt qu’une « victoire par le bas », creusant encore davantage l’écart entre ceux qui croient qu’un autre monde est possible et ceux qui n’y croient plus.

« On a gagné, mais… »

Les appareils sont saufs, les militants enthousiasmés, les votants rassurés ; les désaffiliés, les indifférents et les abstentionnistes sont en revanche les grands absents des célébrations. Ils ne reviennent qu’à demi-mots dans les conversations, comme si leur silence pesait soudain trop lourd : « On a gagné, mais… » Mais, ce n’est pas gagné. Et pour cause, les résultats électoraux dessinent un bloc qui doit, pour les langues les plus provocatrices, davantage à la réalisation malencontreuse de la stratégie Terra Nova qu’aux succès socialistes et communistes des siècles passés. La note du think tank, datée de 2011, suggérait notamment d’abandonner la majorité historique de la gauche, composée d’ouvriers et d’employés, au profit d’une articulation des électorats acquis aux nouvelles « valeurs culturelles progressistes » : les jeunes, les femmes, les diplômés et les minorités. Dix ans ont coulé sous les ponts depuis lors, et nombreux à gauche ont dénoncé la trahison d’une telle proposition, pour mieux rappeler la nécessité de rester solidaires des classes populaires.

« La situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. »

Problème, les bonnes intentions ne résolvent pas toujours les divorces culturels : la situation est telle qu’aujourd’hui les progressistes se demandent comment reconquérir les anti-progressistes. Ce qui n’est pas sans provoquer un dialogue de sourds ou, pire, une démonstration de paternalisme politique. Si les aspirations communes décrochent du « progressisme », ce n’est pourtant pas parce qu’elles sont rétrogrades, mais parce qu’elles constatent chaque jour la dégradation des conditions de vie et n’ont plus le coeur aux lendemains qui chantent. « Qu’est-ce qui nous arrive ? » brûle ainsi plus volontiers les lèvres que les traditionnels « Qu’est-ce qui nous attend ? », écrasant l’horizon des possibles sur les inquiétudes du présent. L’erreur est donc de croire que le temps du futur est communément partagé ; il se fabrique, au contraire, depuis des réalités concrètes, que seuls quelques privilégiés ont désormais le loisir d’éprouver. 

Un hiatus d’autant plus profond qu’ils recoupent une dissociation sociologique, où les habitus des uns n’ont rien à voir avec les habitudes des autres. Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à s’interroger sur le pourcentage des cadres politiques issus des milieux populaires. Le compte n’est pas très glorieux ; et même lorsqu’ils sont présents, ils occupent les places très convoitées de « transfuges de classe », qui servent à la fois d’alibi aux camarades et d’excuses personnelles pour justifier l’éloignement des périphéries d’origine. Parallèlement, l’élection de quelques députés « populaires » a donné lieu à un enthousiasme mâtiné d’incompréhensions de classes. La fabrication de nouvelles égéries prolétaires, réduites à leur fonction sociale – « femme de ménage », « aide soignante », « ouvrier » – en dit long sur une gauche, qui essaie de se rassurer, en veillant à cocher toutes les cases de la mixité. L’entrée à l’Assemblée de ces nouvelles figures, et la réception médiatique qui en a été donnée, aurait dû à l’inverse signaler l’ampleur de la tâche qui reste à accomplir.

Mots d’ordre ou diagnostics ? 

Si la gauche doit alors retrouver ce qu’elle a perdu, il convient de lui rappeler quoi chercher : sa base sociale, certes, mais avant toute chose sa lucidité. Elle protège contre l’ivresse des victoires – d’autant plus intense que ces dernières tendent à se faire rares – et conduit à troquer les mots d’ordre contre les diagnostics. La « Nouvelle Union Populaire » est à ce jour plus unie que populaire ; près de la moitié des ouvriers et employés s’abstiennent ou votent en faveur du Rassemblement national. Il importe d’en tirer les conséquences pour guider les années de bataille qui s’annoncent, sans déprécier celles qui ont déjà été menées. Deux scénarios semblent se disputer les faveurs des responsables politiques actuels : un retour à l’agenda propre des différents groupes parlementaires (EELV, PS, FI, PCF) composant la NUPES ou un approfondissement de la logique d’union, anticipant les élections intermédiaires et favorisant les futures candidatures uniques. Un air de « déjà-vu » pour qui connaît les dilemmes insolubles d’une gauche, oscillant souvent entre sectarisme stérile ou unionisme béat, selon son expression la plus caricaturale.

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ?

Quid cependant d’une troisième option, certes moins attractive et plus laborieuse, qui miserait sur un renouvellement politique organique, capable de retisser les liens entre l’extraordinaire des Assemblées et l’ordinaire des tablées ? Pour trancher entre l’une ou l’autre direction, le conseil d’un ancien sage politique, auteur d’un Contrat Social qui ne fut pas sans incidence sur les soulèvements révolutionnaires, mérite une oreille attentive : en distinguant la volonté particulière, la volonté de tous et la volonté générale, Jean-Jacques Rousseau nous lègue des concepts pour interpréter différemment les trois chemins qui s’offrent à nous. Ainsi, le jeu partisan n’est-il qu’une émanation de la volonté particulière, favorisant la juxtaposition d’intérêts divergents, tandis que les alliances occasionnelles relèvent de la volonté de tous et s’en remettent à la simple accumulation numérique des forces en présence. Le travail de ré-association ravive quant à lui la quête de la volonté générale et suit la boussole du bien commun afin d’empêcher le dépérissement du corps politique. Réduire l’écart qui s’est creusé entre « la chose publique » et les citoyens apparaît en effet comme un impératif pour empêcher que ne s’installent trop durablement la désillusion et la lassitude. « Sitôt que quelqu’un dit des affaires de l’État, que m’importe ? on doit compter que l’État est perdu » suggère notamment Jean-Jacques Rousseau en 1762, comme un ultime avertissement. 

Reste ensuite à déterminer quelle volonté peut l’emporter sur les autres. La philosophie rousseauiste n’est, à cet égard, pas très optimiste gageant que la gradation des volontés s’établit toujours en opposition « à celle qu’exige l’ordre social » et que « la volonté générale est toujours la plus faible ». Il n’est pas sûr que la situation contemporaine autorise davantage de confiance : sans une organisation depuis laquelle concrétiser cet horizon, la promesse de majorité réelle, dépassant l’électoralisme de circonstances, a toutes ses chances de demeurer lettre morte. Les moyens ne sont pourtant pas totalement inexistants, comme en témoigne la réussite de certaines campagnes législatives, parvenus à détrôner des macronistes de premier rang, à l’instar de Christophe Castaner, d’Amélie de Montchalin, de Richard Ferrand ou encore de Roxana Maracineanu. Les énergies mobilisées en vue de ces succès, plutôt que d’être mises en sommeil jusqu’au prochain scrutin, pourraient être autrement investies. C’est qu’il s’agit d’identifier les braises des colères sourdes sur lesquelles souffler afin de préparer le terrain des victoires futures. 

Vers une stratégie populaire

Les débats à gauche ne sont pas rares pour imaginer les solutions capables de « reconstruire » le camp de l’émancipation : quelle doctrine après la longue parenthèse social-libérale ? Quels arguments pour rallier le plus grand nombre ? Le travail effectué autour du programme de « L’Avenir en commun » mérite à ce titre d’être salué, tant il promeut un projet de rupture, qui est parvenu à se rendre crédible auprès d’un socle numérique non négligeable (7,7 millions de voix) et à radicaliser un électorat pour qui, par exemple, la « planification écologique » a finalement remplacé les transitions trop timides. Mieux même, il semble avoir inquiété quelques tenants de l’ordre néolibéral qui, lors des soirées présidentielles et législatives, n’ont pas oublié d’agiter l’épouvantail de « la menace rouge »  pour discréditer leur adversaire. À nouveau cependant, le plus difficile est encore à faire : les divergences stratégiques traversent la récente union et la diffusion des idées socialistes – si l’on accorde à ce terme abîmé le sens que lui a donné sa tradition politique depuis le dix-neuvième siècle – se heurte à de nombreux malentendus. 

À commencer par celui qui explique, peut-être, le plafond de verre idéologique auquel sont confrontées les formations politiques de gauche. Alors qu’elles furent pendant longtemps les alliés de la marche de l’Histoire, contribuant à achever le processus démocratique ouvert par la Révolution française, elles font aujourd’hui face à un nouveau défi : sauver l’héritage du passé et conserver les acquis des grandes avancées sociales face aux offensives libérales et réactionnaires. Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées. Les formations de droite, elles, l’ont bien compris, misant sur l’étiquette « subversive » et déclinant les « révolutions conservatrices » depuis plusieurs décennies pour répondre aux inquiétudes populaires. À gauche, on tarde encore, par devoir de pureté et par peur de compromission, à prendre la mesure, de ce que pourrait être « un conservatisme révolutionnaire ».

Selon un bouleversement, dont seule l’histoire politique a le secret, il n’est ainsi pas impossible que les matrices révolutionnaires et conservatrices se soient inversées.

Il y a néanmoins fort à parier qu’un tel positionnement ait toutes ses chances auprès des classes populaires – plus en tout cas que le mouvementisme généralisé. Pour une raison simple : il s’appuie sur le déjà-là qui, précisément, est en train de disparaître et livre à elle-même une part grandissante de la population. Le retour de l’insécurité généralisée n’est pas le fait de coupables bien désignés, comme la droite s’emploie à l’affirmer, mais le résultat de la destruction de l’héritage socialiste, dont les combats avaient jusqu’à présent garanti la protection collective. Le conservatisme révolutionnaire est en ce sens un protectionnisme, qui ne doit pas craindre de se présenter comme tel. Il ne signifie ni repli sur soi, ni limitation des libertés, mais pose comme priorité la préservation de ce qui fait une société : ses citoyens, ses institutions, son environnement, chaque jour plus absents de l’agenda des décideurs coalisés en élite mondialisée. Que les plus hostiles à cette grammaire se rassurent, le philosophe Günther Anders, peu suspect de fraternisation avec l’ennemi, avait déjà nommé dès 1960 la contradiction qui caractérise notre époque : « Aussi paradoxal que cela puisse sembler, la conservation du monde ne peut réussir que par son changement. Continuer à exister n’est possible que si le monde qui reste est différent du monde actuel. » Voilà en substance un programme qui peut séduire les adeptes du tout fout le camp, dont l’angoisse est à la mesure du siècle.

Selon les lois imprévisibles du devenir, c’est donc parce que la gauche a trop bien gagné hier, qu’elle perd aujourd’hui. Elle poursuit, comme avant, sa fuite en avant, là où la situation lui impose de revenir sur ses pas. On aurait tort d’y voir une paralysie historique. C’est plutôt que le vent de l’Histoire a changé de direction, comme l’avaient diagnostiqué de nombreux intellectuels marxistes pendant l’entre-deux guerres – Theodor Adorno, Max Horkheimer, Walter Benjamin, pour n’en citer que quelques uns –, dont la clairvoyance est rétrospectivement éblouissante. Ils avaient aussi identifié les raisons pour lesquelles ce n’est plus la gauche qui fait l’Histoire, mais l’Histoire qui exige une politique de gauche. Une nuance essentielle, qui oblige à nommer et à affronter l’obscurité de notre temps, sans pessimisme néanmoins – c’est depuis les nuits les plus noires que s’entendent les échos graves d’une formule d’Ernst Bloch dans L’Esprit de l’utopie : « C’est entre nos mains qu’est la vie. » À cette gauche qui vient, il faut par conséquent souhaiter de retrouver l’usage simultané de ses jambes et de ses esprits, afin de rattraper le retard accumulé par prétention au monopole de l’avant-garde. C’est à cette condition, seulement, que l’alternative deviendra crédible.