Kundera : l’art du roman sans idéologie ?

Kundera LVSL Le Vent Se Lève L'art du roman
© Éd. LHB pour LVSL

« [L]’avenir est toujours plus fort que le présent. C’est bien lui, en effet, qui nous jugera. Et certainement sans aucune compétence », écrivait Milan Kundera [1]. Inévitable, ce moment est advenu : la disparition de l’écrivain, en juillet 2023, marque le scellement définitif de son œuvre, désormais léguée à la postérité. Quels souvenirs nous laissent L’Insoutenable légèreté de l’être (1982) et l’écrit théorique L’Art du roman (1986) – soit les deux textes les plus connus de l’auteur tchécoslovaque, qui, face au durcissement du régime communiste, avait choisi de vivre en France la seconde partie de sa carrière littéraire ? Cinquante-cinq ans après le Printemps de Prague, nous revenons sur l’ambition paradoxale de Kundera : dépasser les partis pris de l’Histoire en faisant du roman un genre imperméable à toute idéologie. 

Le roman comme vertige existentiel

Essai classique, L’Art du roman de Milan Kundera appartient à la catégorie des « défenses du roman » – avant que les grands réalistes du XIXe siècle (Balzac, Tolstoï, Dickens) lui donnent ses lettres de noblesse, le genre romanesque était jugé inférieur à l’épopée ou au théâtre tragique. Chez Kundera, le roman gagne encore en prestige, en finissant par usurper l’une des questions de Kant – « Qu’est-ce que l’homme ? » – , dont les réponses s’étendent de Cervantes à Kafka. Or, si le roman a une mission, il a aussi une nature : celle d’une antithèse parfaite au discours politique et à l’idéologisation de tout genre. Car, Kundera le dit, « le roman est né non pas de l’esprit théorique mais de l’esprit de l’humour. […] L’art inspiré par le rire de Dieu est, par son essence, non pas tributaire mais contradicteur des certitudes idéologiques. » Nul n’en discuterait au royaume du roman français, où Rabelais et Scarron règnent de consort avec Balzac, le maître d’œuvre de la Comédie humaine. Pourtant, la résistance foncière du roman à l’idéologie ne vient pas tant de sa lignée comique, que de la suspension du jugement moral qui lui serait propre : « L’homme souhaite un monde où le bien et le mal soient nettement discernables car est en lui le désir, inné et indomptable, de juger avant de comprendre. Sur ce désir sont fondées les religions et les idéologies. Elles ne peuvent se concilier avec le roman que si elles traduisent son langage de relativité et d’ambiguïté dans leur discours apodictique et dogmatique. » 

Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine, qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes ? 

Nombreux seront les amoureux des lettres qui, si on leur proposait L’Art du roman en guise de pétition, le signeraient sans réfléchir une seule seconde. Oui, le roman, c’est la nuance et la complexité ! Les chatoiements de la lanterne magique qui luit dans Du côté de chez Swann de Marcel Proust ! Les intermittences du cœur de La Princesse de Clèves ! C’est le contraire des discours politiques, de thèses simplistes – en un mot, le contraire de l’idéologie. Œuvre de maturité, L’Insoutenable légèreté de l’être reflète ces thèses théoriques, qui, comme l’auteur l’indique, sont inspirées directement de sa pratique. La singularité irréductible de chaque héros (Tereza, Tomas, Sabina, Franz et un petit chien qui, tous, habitent la Tchécoslovaquie au lendemain du Printemps de Prague) vient de l’aspect unique des thèmes qui les animent : « Saisir un moi, cela veut dire, dans mes romans, saisir l’essence de sa problématique existentielle. Saisir son code existentiel. En écrivant L’Insoutenable légèreté de l’être je me suis rendu compte que le code de tel ou tel personnage est composé de quelques mots-clés. Pour Tereza : le corps, l’âme, le vertige, la faiblesse, l’idylle, le Paradis. Pour Tomas : la légèreté, la pesanteur. » Quoi de plus anti-idéologique, en effet, que l’idée de la multiplicité de ces codes, qui présuppose, in fine, qu’il ne peut y avoir d’aspirations communes – et que le sens de la vie individuelle ne peut être forgé par un quelconque collectif ? 

L’individu versus le pouvoir uniformisant : un tropisme intellectuel fin-de-siècle ?

Le rejet de toute idéologie s’apparenterait-il alors lui aussi à un choix idéologique ? À l’évidence, ce roman ne peut être qualifié d’apolitique. La condamnation des envahisseurs russes est sous-tendue, chez Kundera, par le rejet de l’utopie du communisme : « Ceux qui pensent que les régimes communistes d’Europe centrale sont exclusivement la création de criminels laissent dans l’ombre une vérité fondamentale : les régimes criminels n’ont pas été façonnés par des criminels, mais par des enthousiastes convaincus d’avoir découvert l’unique voie du paradis. Et ils défendaient vaillamment cette voie, exécutant pour cela beaucoup de monde. Plus tard, il devint clair comme le jour que le paradis n’existait pas et que les enthousiastes étaient donc des assassins. » (L’insoutenable légèreté de l’être, 1982).

Cependant, une position politique n’est pas encore idéologie : celle-ci est un ensemble cohérent des idées, que l’on retrouve déployé dans une époque, une société, ou parmi les représentants d’une certaine catégorie sociale. De quel ensemble le texte de Kundera serait-il proche ? On se rappelle ici les cauchemars de Tereza : la nuit, elle rêve de devoir marcher nue avec une rangée d’autres femmes, en découvrant l’effroyable ressemblance de son corps à ceux des autres. « Depuis l’enfance », commente le narrateur, « la nudité était pour Tereza le signe de l’uniformité obligatoire du camp de concentration ; le signe de l’humiliation. » Le désir de la singularité individuelle reflète la dynamique globale de l’œuvre, en ce que d’autres personnages y cherchent à se défaire des liens sociaux, de tout groupe plus large que la relation inter-personnelle. Ce versant-là de la légèreté est aussi difficile qu’il est désirable.

Le roman semble enseigner la « sagesse de l’incertitude », dans le mesure où son auteur ne formule aucun jugement moral sur les personnages : leur recherche de légèreté n’est en soi ni positive ni négative. Mais le parti pris se cache dans l’absence de héros alternatifs, d’exemples réussis du lien politique ou familial. En regardant l’Histoire à travers les yeux des héros de L’Insoutenable légèreté, nous découvrons que les opposants ne valent guère mieux que les envahisseurs. Rares, les défenseurs de l’ordre matrimonial agacent par l’étroitesse d’esprit et le ridicule. On se rappelle ici les mots de Ludvik, cet autre personnage de l’univers de Kundera, qui, après avoir été exclu du parti communiste tchécoslovaque, découvre que, tout comme les élites, les parias de la société se rassemblent, eux aussi, en groupe pour torturer l’un de leurs comparses : « Je me mis à douter de la valeur de notre solidarité due seulement à la pression des circonstances et à l’instinct de conservation qui nous agglutinaient en un troupeau compact. Et je commençais à penser que notre collectivité […] était capable de traquer un homme (l’envoyer en exil et à la mort) tout comme la collectivité de la salle d’autrefois, et comme peut-être toute collectivité. » (La Plaisanterie, 1967)

Dès lors, le pays étranger, mais également la vie sentimentale et sexuelle sont comme des lieux d’exil où les héros cherchent à se réfugier de la grande Histoire. Lors d’un jeu sexuel, Sabina se regarde, dénudée, dans un miroir soigneusement posé par terre : la résistance passive réside dans l’érotisme solipsiste. La vie sociale devient ici un antagonisme perpétuel entre l’individu et l’État (ou autre collectif) qui cherche à se saisir de son « moi » intérieur. C’est en cela que la pensée de Kundera demeure profondément ancrée dans son époque. La tension entre l’étatique et l’individuel travaille déjà la philosophie de Michel Foucault, se reflétant dans les concepts du biopouvoir et de la biopolitique : ceux-ci recouvrent les pratiques institutionnelles qui façonnent l’individu en contrôlant son corps, ses attitudes, sa sexualité et sa posture « morale ». Fruits de l’époque où la découverte des crimes totalitaires pénétraient tous les esprits, les idées foucaldiennes permettent même aujourd’hui d’analyser les formes du contrôle contemporaines. Mais, tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique. À commencer par la suivante : puisque toute idée universelle porte en elle l’écrasement de la singularité, le totalitarisme peut se définir comme un Idéal collectif imposé à l’individu et, à ce titre, commencer dès l’Antiquité grecque : c’est ce que nous suggère le Testament de Dieu (1979) de Bernard Henri-Lévy.

Tout comme le sommeil de la raison engendre les monstres, la réduction de l’Histoire au conflit entre l’individu et le pouvoir uniformisant a fait surgir des illusions d’optique.

Mais Kundera serait-il libéral ? Après tout, rien ne dit que les parcours des personnages expriment le point de vue de l’auteur même : sa visée est de reconstruire quelques subjectivités singulières, qui, prises dans les tournoiements de l’histoire trouble de l’Europe de l’Est sous la houlette soviétique, ont de quoi développer une hantise viscérale du groupe. Un autre indice rappelle que son œuvre demeure porteuse de cet ensemble d’idées cohérent qui indique l’appartenance d’un texte littéraire à une époque et une culture donnée. Le thème de la subordination de la femme à l’homme transfuse la structure même de ce roman. D’emblée, elle est nourrie par un certain écart professionnel. Les protagonistes masculins, Franz et Tomas, sont, respectivement, universitaire brillant et chirurgien hors pair. À son tour, la femme de Tomas est sans emploi ou serveuse, l’amante de Franz, artiste : dans les toutes dernières pages du roman, elle bénéficiera d’un succès sans éclat et tardif. Mais c’est la vie intime qui est le véritable terrain de l’inégalité des forces. Bien qu’elle incarne la femme indépendante, l’artiste Sabina rêve elle aussi d’un homme qui puisse avoir « la force de commander » ; épouse sacrificielle par excellence, Tereza ne vit, elle, que pour supporter Tomas et sa série de conquêtes donjuanesques. 

Le Dom Juan anticonformiste : un héros classique du roman masculin ?

Or, comme le narrateur le confiera, celles-ci relèvent d’une véritable quête ontologique. Car, comme nous l’apprenons, « [m]ême aujourd’hui, bien que le temps de la conquête ait considérablement raccourci, la sexualité est encore pour nous comme le coffret d’argent où se cache le mystère du moi féminin. » Dès lors, le Dom Juan ne fait que chercher la parcelle mystérieuse, qui, dans un être, fonde son air unique : « Tomas était obsédé du désir de découvrir ce millionième et de s’en emparer et c’était ce qui faisait pour lui le sens de son obsession des femmes. Il n’était pas obsédé par les femmes, il était obsédé par ce que chacune d’elles a d’inimaginable, autrement dit, il était obsédé par ce millionième de dissemblable qui distingue une femme des autres. »

Par l’idée singulière qu’il donne de la femme et de la vie sentimentale, le roman de Kundera nous fait entendre les notes fréquentes chez les auteurs de la même période. Certes, rien ne peut rivaliser avec Les Femmes (1983) de Philippe Sollers, qui, incontestablement, jouerait le rôle du premier violon dans cet orchestre. Mais l’œuvre sonnera à l’unisson avec Un homme (2006) de Philip Roth, ou les romans américains de John Updike. « Mailer, Updike, Roth – les Grands Mâles Narcissiques qui ont dominé la littérature d’après guerre sont désormais sénescents […] », notait David Foster Wallace en 1997, dans son article sur Updike, intitulé « Le champion des phallocrates littéraires en balance un [roman] : est-ce la fin des narcissiques magnificents ? » Ce vieillissement, comme l’analyse Wallace, n’est pas dû seulement à l’âge des écrivains en cause. Avec le changement de génération, le système de pensée qui fait des épanchements de l’ego libidinal une arme de résistance se trouve lui-même définitivement vieilli.

Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le roman n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes. 

Anti-idéologique lorsqu’il se met à l’abri des camps politiques, le romancier n’échappe pas, pour autant, à l’histoire culturelle : sa pensée, son système de valeurs et son œuvre en sont les incarnations concrètes. En relisant le plus célèbre roman de Milan Kundera, il ne s’agit pas de faire ses adieux à l’auteur ou à son œuvre. On laisse pourtant l’image rêvée de l’écrivain qui, attrapant l’Histoire dans ses filets, parvient comme par magie à s’en extraire lui-même. Avec L’Insoutenable légèreté de l’être, on se dégrise du rêve de l’auteur-Dieu. 

[1] Milan Kundera, L’Art du roman, in Œuvre. II, Gallimard, coll. Pléiade, 2011, p. 651.

Existe-t-il un style réactionnaire ? Entretien avec Vincent Berthelier

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

« En matière de littérature, dit-on, les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent. Les amis du peuple parlent le français de Richelieu, les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches ». Voici le point de départ de l’essai Le Style réactionnaire de Vincent Berthelier, Maître de conférences en littérature française à l’université Paris Cité. Une idée communément admise lorsqu’il est fait mention des auteurs classés à l’extrême droite, qui se fonde notamment sur la lecture du Voyage au bout de la nuit. Ce dernier constituerait en réalité un « miroir déformant », car enseigné dans les lycées, à l’inverse de la plupart des auteurs réactionnaires. De Charles Maurras à Michel Houellebecq en passant par Renaud Camus, l’auteur revient sur un sujet aussi passionnant que brûlant et nous offre le panorama d’un siècle et demi de littérature. Entretien réalisé par Marion Beauvalet, retranscription de Dany Meyniel. Photographies de Clément Tissot.

LVSL – « Les conservateurs révolutionnent et les révolutionnaires conservent, les amis du peuple parlent le français de Richelieu et les amis de l’ordre jargonnent comme des Apaches » : d’où vient cette idée ?

Vincent Berthelier – Raymond Queneau (1903-1976) a formulé cette idée dans un texte qui remonte au années 1940. Ce n’est pas le premier, mais il le fait de manière plus nette que d’autres. C’est également à ce moment que cet imaginaire du style, perçu comme une propriété intrinsèque de la droite, se met en place. Queneau a d’abord été surréaliste avant de quitter cette mouvance.

Par la suite il a été trotskyste. Puis il a traversé une phase que l’on ne peut pas vraiment qualifier de réactionnaire, mais davantage d’anti-moderne. Il s’est rapproché du courant « personnaliste », attiré par le retour à la terre, aux « valeurs ». Dans le même temps, il se pose des questions sur la décadence de l’Occident, qu’induirait la technique ou le machinisme.

Queneau a donc eu un parcours politique atypique. D’un point de vue littéraire, il s’est beaucoup interrogé sur les questions de langue en général, et de style en particulier – notamment sur le purisme littéraire, la façon d’orthographier le français et le rapport entre la langue écrite et la orale. Quand il écrit ce texte, celui-ci vient après une série de réflexions sur la manière de faire passer l’oralité dans l’écrit. Il a constaté que la tentative qui a rencontré le plus de succès en la matière était celle de Louis-Ferdinand Céline (1894-1961).

Louis-Ferdinand Céline lors de l’attribution du prix Renaudot à son roman Voyage au bout de la nuit en 1932.

Lorsque Queneau écrit, Céline est perçu comme fini, d’un point de vue littéraire. Pour autant, ses deux ouvrages Voyage au bout de la nuit et Mort à crédit, ainsi que ses pamphlets, ont été des succès de librairie.

Queneau produit ce de paradoxe en ayant d’abord en tête la figure de Céline, à partir de laquelle il effectue une généralisation. Il identifie des contre-exemples : Charles Maurras (1868-1952) ou Abel Hermant (1862-1950). Ce dernier est tout à fait oublié aujourd’hui. Il a une œuvre de romancier, mais s’est surtout fait connaître comme journaliste et chroniqueur puriste. Ils ont collaboré avec des modalités différentes. Maurras était vichyste jusqu’au bout des ongles, Hermant beaucoup plus pro-allemand. lls représentent l’extrême droite réactionnaire et un style académique classique.

Ce sont des contre-exemples pour Queneau, qu’il ne mentionne que pour les mettre de côté. Il a en tête un autre exemple – qui lui sert de confirmation – qui est un livre oublié aujourd’hui : Les propos de Coco-Bel-Œil. C’est une petite histoire autour de Coco, un ouvrier communiste engagé. Avec ses camarades, il défend une ligne orthodoxe-ouvriériste et, dans l’histoire, tous les cadres du Parti sont corrompus, embourgeoisés. Tout ceci est raconté par Coco dans un style de titi-parisien oralisé, argotique, parfois très proche de celui de Céline.

Queneau y voyait une confirmation du paradoxe selon lequel les réactionnaires sont stylistiquement les plus audacieux. J’ignore à quel point Queneau savait que celui qui a produit ce texte est une personne dont le nom d’état civil est Well Allot (1919-2012). Il a écrit sous différents pseudonymes dont Julien Guernec ou François Brigneau. C’est un cadre, un des fondateurs du Front National, un ancien milicien qui n’a jamais quitté l’extrême droite dans sa frange la plus dure.

Si Brigneau écrit dans un style argotique, ce n’est pas juste parce qu’il y aurait une affinité entre le style populaire, argotique, oralisé et l’extrême droite. C’est que lui-même admire Céline. Pour autant, ce dernier a créé une vogue qu’il convient de nuancer. En effet, il ne s’agit pas du premier réactionnaire qui écrit dans une langue orale. Avant lui, on trouve Charles-Ferdinand Ramuz (1878-1947) en Suisse. C’est un style extrêmement différent de celui de Céline, qui est oralisé, non pas dans une veine d’inspiration urbaine, mais dans une veine d’inspiration rurale localisée en Suisse. Ramuz est très marginal dans le champ français : l’importance de ce cas de figure doit être nuancée. Si Guernec écrit ainsi, c’est en référence à Céline.

Des personnes de gauche s’intéressent, sont intriguées, voire fascinées par cette littérature d’extrême droite. On pourrait l’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites.

Ainsi, nombre d’auteurs des années cinquante avec un passé de collaborateur se réfèrent à Céline et écrivent dans ce style transgressif. Je n’en parle pas beaucoup parce que ce sont des auteurs de livres plutôt populaires – par exemple Michel Audiard qui est romancier et qui écrit des polars, Frédéric Dard est aussi un grand admirateur de Céline, Albert Simenon qui a lancé la vogue du polar argotique.

De nombreux auteurs qui sont des admirateurs de Céline – y compris du Céline antisémite des pamphlets – se trouvent être par ailleurs des auteurs qui pour des raisons parfois alimentaires se mettent à écrire des romans populaires en exploitant cette veine argotique-orale. Cela explique le biais, pour Queneau lecteur de ce genre de littérature de séries noires : il a eu l’impression qu’il y avait cette affinité paradoxale entre le style transgressif et l’extrême droite.

LVSL – Votre essai a donné lieu à un nombre conséquent d’articles, de critiques, de recensions. Comment expliquez-vous un tel intérêt de la part des lecteurs, journalistes alors qu’à l’exception d’auteurs comme Houellebecq et Céline, beaucoup d’auteurs évoqués dans votre texte sont peu ou ne sont plus lus aujourd’hui ?

V.B. – Avant même de commencer ce livre, je me doutais que le sujet de l’extrême droite intéresserait davantage que la plupart des sujets de recherche en littérature. Le contexte politique est évident. De plus, l’essai est paru juste après la sortie des inédits de Céline, dans une année très littéraire, à laquelle on peut ajouter le Nobel d’Annie Ernaux, que certains ont considéré volé à Michel Houellebecq. Tout cela a contribué à faire parler du Style réactionnaire. Ensuite le choix du sous-titre qui met en avant Houellebecq et Céline en quatrième de couverture. Ce sont des choix de communication tout à fait pertinents. Mon éditeur a eu raison de m’inciter à mettre Houellebecq en couverture. Quand je fais des entretiens, on me pose d’abord des questions là-dessus.

Annie Ernaux en 2011.

J’ai fait des études littéraires et j’ai lu du Céline : j’ai aimé lire Voyage au bout de la nuit, ainsi que Mort à crédit. J’ai donc exploré le reste de la littérature réactionnaire. Je ne suis pas le seul ! Des gens de gauche sont nombreux à être intrigués, voire fascinés par cette littérature d’extrême droite. C’est quelque chose qui pourrait s’expliquer par le rapport plus général de la littérature avec le mal, la transgression, la recherche des limites. Pour les lecteurs qui placent leur limite morale à l’extrême droite, c’est assez logique de s’intéresser, d’un point de vue littéraire, à cette frange.

LVSL – L’ouvrage s’inscrit entre deux bornes chronologiques : d’une part Charles Maurras, que vous mentionnez comme figure tutélaire de ce courant réactionnaire, et d’autre part Michel Houellebecq. Pourquoi ces choix – et quid des différents mouvements qui composent une période longue d’un peu plus d’un siècle ?

V.B. – Pour la chronologie, il y a une part d’arbitraire puisque l’histoire de l’extrême droite – si on part de la partition des courants politiques – remonte à la Révolution française pour la partition droite-gauche. L’emploi politique du mot réaction provient de cette même période. Pour la littérature d’extrême droite ou la littérature réactionnaire, on aurait pu remonter à Joseph de Maistre (1753-1821), à Louis de Bonald (1740-1854), à des auteurs du 19ᵉ évidemment ce qui aurait constitué un corpus immense. Se pose par exemple la question de Charles Baudelaire, Gustave Flaubert, les frères Edmond (1822-1896) et Jules (1830-1870) de Goncourt, Maxime Du Camp (1822-1894), des figures comme Jules Barbey d’Aurevilly (1808-1889), Léon Bloy (1846-1917). Cela donne une liste tout à fait colossale et pour une conjoncture politique très différente de celle qui nous intéresse aujourd’hui.

Je mentionne tout cela très brièvement dans l’introduction du livre, mais je voulais rapidement le mettre de côté. Ce qui m’intéressait, c’était de partir d’un moment qui soit pertinent pour comprendre la situation politique et le fonctionnement de l’extrême droite aujourd’hui. Dans cette perspective, je pense qu’il est plus pertinent de partir du lendemain de la Première guerre mondiale (même si on parle de Maurras, on part d’un peu avant – j’évoque ses textes qui ont été élaborés vers les années 1890). Selon moi, Maurras constitue à la fois un théoricien politique et un théoricien esthétique. Il a essayé de donner une forme assez systématique à sa pensée. Il connaît des échos, des reprises jusqu’à aujourd’hui.

On a par exemple vu il n’y a pas très longtemps sur des campus universitaires ou ailleurs, des associations royalistes d’extrême droite qui collaient des autocollants lisez Maurras. Ce sont des phénomènes qui semblent anachroniques, mais une certaine actualité persiste autour de l’auteur – que l’on pense au débat autour de sa commémoration il y a quelques années.

Je voulais entre autres questionner le rapport entre la réaction et le fascisme au sens large. C’est un des gros morceaux du problème du point de vue politique. En ce qui concerne la société française, je me suis rendu compte qu’on ne pouvait pas comprendre les mouvements auto-proclamés fascistes français qui se réclament du fascisme sans en revenir à Maurras – qui est la base idéologique de ces courants. Quand on regarde l’hebdomadaire Je suis partout même en plein cœur de la guerre et de l’Occupation, (alors qu’ils ont rompu avec Maurras qu’ils trouvaient trop « mou »), dès qu’ils commencent à parler de politique de manière plus générale, de la forme idéale qu’ils donneraient aux institutions, le modèle de société qui, selon eux, devrait être le modèle fasciste, ils font du Maurras.

Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Il y a donc un continuum idéologique qui peut être étonnant quand on a l’impression que la rupture domine, discontinuité entre ces deux courants de la droite. Dans les études historiques sur la droite, c’est ainsi qu’était présentée l’école de René Rémond. D’un côté, il y avait la droite française bonapartiste, légitimiste et orléaniste, de l’autre le fascisme qui était quelque chose de tout à fait étranger. Lorsqu’on essaie de reconstituer l’histoire des idées, cette idée n’est pas confirmée. Le fascisme à la française semble à la fois pouvoir légitimement être considéré comme une forme de fascisme. Il se situe dans une continuité avec la pensée réactionnaire élaborée au début du siècle.

Voilà pour les bornes. Ensuite pour le processus, le parcours historique que j’ai suivi, je l’ai suivi à la fois en fonction des grands événements : les lendemains de la Première guerre mondiale, l’entre-deux guerre puis le moment de l’occupation et de la Libération et puis la séquence qui s’ouvre fin des années 70, c’est-à-dire la fin de l’hégémonie intellectuelle de la gauche en France et le retour d’abord politique puis culturel de l’extrême droite.

Ce parcours chronologique est à la fois politique, historique et littéraire. J’ai analysé trois phases. La première est celle de l’entre-deux guerres. Elle correspond à un magistère intellectuel de l’Action française, donc de la pensée maurrassienne qui dominait du point de vue esthétique et stylistique par le classicisme. Ce dernier recouvre des choses extrêmement différentes, notamment dans sa traduction littéraire. Maurras se réclame du siècle classique, de la littérature du 17ᵉ et qui aspire à fonder une littérature néo-classique. Évidemment il n’arrive pas à le faire parce que quand on est au début du 20ᵉ, on ne peut pas écrire des vers comme Racine, ça n’a plus de sens. Plus personne ne le fait et d’une certaine manière plus personne ne sait le faire.

Le style réactionnaire © Clément Tissot pour LVSL

Dans sa poésie, Maurras ne respecte pas les règles de versification. Elle possède un aspect archaïsant qui est finalement étrange, alors que les auteurs du 17ᵉ siècle ne sont pas des auteurs archaïsants -ils se veulent classiques, ont un idéal d’ordre, d’harmonie, de clarté, mais demeurent des fondateurs et ne se réfèrent pas à une norme passée. Après Maurras, on a l’exemple de Léon Daudet (1867-1942) dont un des grands modèles littéraires est François Rabelais donc qui aime beaucoup écrire dans une veine truculente, ordurière, plutôt en phase avec toutes les littératures pamphlétaires produites au cours du 19ᵉ siècle.

Daudet est moins classique que Maurras dans ses goûts. Le soutien de Daudet à Voyage au bout de la nuit pour le Goncourt a beaucoup été commenté. Il baignait dans le milieu littéraire, était amateur de Proust. On a beaucoup commenté certes, mais également beaucoup exagéré aussi. Au point qu’on trouve le même paradoxe selon lequel le journal l’Action française aurait eu, tout en étant sur une ligne très réactionnaire et conservatrice, des pages de critiques littéraires beaucoup plus avancées. Ce n’est pas vrai.

Des études sur l’Action française établissent que les goûts aussi bien de Maurras que d’autres chroniqueurs qui se sont succédé – dont Robert Brasillach – sont très classiques. Ils n’apprécient pas ce qui se fait de moderne.

Daudet a soutenu Voyage au bout de la nuit. Pour autant, quand il a lu Mort à crédit, il a moins été à l’aise, comme la plupart des journalistes et critiques littéraires de l’époque. Certains ont continué à soutenir Céline, mais son succès a davantage été populaire. En revanche, pour des journalistes qui étaient des lecteurs bourgeois avec une formation beaucoup plus classique, le livre leur a quelque peu échappé. On a donc là la première phase qui est marquée plutôt par un imaginaire esthétique classique et par rapport au style plutôt hostile à la gratuité stylistique, à l’Art pour l’Art, à l’expérimentation pour elle-même.

Cela est très net dans les discours de Maurras. Cela se voit d’un point de vue littéraire, à travers ce que font ceux qui gravitent autour de l’Action française. J’ai analysé dans ce sens la figure de Georges Bernanos. Il a une manière d’écrire très personnelle. Il se méfie du beau style, de l’esthétique gratuite pour des raisons politiques et aussi pour des raisons religieuses. Pour lui, la littérature d’esthète est une littérature sans transcendance, sans dieu, décadente. Il n’aime pas trop André Gide (1869-1951) ou Marcel Proust (1871-1922).

D’une autre manière, c’est quelque chose qui se voit à travers un auteur qu’on ne lit plus beaucoup : Marcel Jouhandeau. Il a toujours s’agit d’un auteur confidentiel, même s’il est assez intéressant. C’est un auteur de la NRF perçu comme un styliste assez distingué, raffiné et qui n’était pas vu au départ comme un écrivain politique, même s’il venait d’un milieu conservateur et catholique. Au moment du Front populaire il s’est radicalisé, comme beaucoup à droite qui ont été surpris par sa victoire électorale. Que l’on puisse instituer un ministère des Loisirs leur semblait scandaleux.

Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

Jouhandeau, qui était jusque-là un pur esthète, est interpellé par la situation du pays : il se met à écrire des textes politiques et pamphlétaires, abandonnant ce style si raffiné qui faisait sa signature. Il se met à écrire dans le style polémique, journalistique qui est celui de son époque. Les caractéristiques rhétoriques de ce style ont été étudiées par des chercheurs comme Marc Angenot : il consistait en un mode de paroles à la fois très personnel et en même temps fondé sur la généralisation d’impressions qui permettent de donner des effets de sincérité : « Je dis ce que j’ai vu – Je dis ce que je pense – Je n’ai pas peur de parler ».

Ce genre de tactiques se retrouve dans la prose des pamphlets de Jouhandeau à cette époque-là. Voilà deux exemples différents, mais qui corroborent cette tendance à la méfiance de l’extrême droite à l’égard du style. À la suite de l’Occupation, on trouve une génération de plus jeunes réactionnaires qui émerge et possède déjà un rapport moins académique à la littérature. C’est le cas avec Lucien Rebatet (1903-1972), un amateur de la littérature d’avant-garde, qui s’intéresse au surréalisme, au dodécaphonisme en musique et avant cela à Debussy et Wagner. Il est en ce sens plus ouvert dans ses goûts artistiques que la vieille garde maurrassienne.

On note déjà une légère inflexion. L’autre changement est que du point de vue des écrivains fascistes, on trouve une forme d’attrait ambigu pour l’avant-garde qui les distingue de la génération précédente. C’est le cas pour Rebatet, c’est le cas en partie aussi pour Drieu. Néanmoins, dans leur production littéraire, ils ont tout de même une sorte de surmoi classique qui persiste. Par conséquent, quand Drieu se met à écrire des romans, il le fait dans le cadre assez éprouvé du roman français à la Balzac. Quand Rebatet publie Les Deux Étendards, alors que son modèle littéraire est Joyce, il écrit : « je n’ai pas réussi à faire un roman à la Joyce, j’ai fait autre chose ».

Même chez des écrivains fascistes, les velléités avant-gardistes sont assez vite laissées de côté. À la Libération, le champ littéraire est perturbé. Par la mort de certains auteurs tout d’abord, l’emprisonnement d’autres, l’exécution de Brasillach, des départs en exil – dont Céline. L’arrivée d’un petit groupe d’écrivains qu’on appelle les Hussards est déterminante pour la droite littéraire, et notamment du plus stratège d’entre eux, Roger Nimier. Avec d’autres, il est décidé à remettre sur le devant de la scène ces figures littéraires marginalisées du fait de leurs activités politiques et de leur engagement sous l’Occupation. Ce que j’ai retracé dans le livre, c’est la généalogie de ce paradoxe, selon lequel on trouve une affinité entre le style transgressif et l’extrême droite, plus généralement encore entre le style et l’extrême droite ou entre le style et la droite.

En réalité cette idée, cet imaginaire stylistique se dessine complètement à partir de la Libération. Il est élaboré par Céline, chose qu’on connaît bien du fait de toutes les interviews que ce dernier a donnés après-guerre, dans les années cinquante au moment de la sortie d’un Château l’autre, c’est un discours qu’il a élaboré après-guerre également dans le petit livre Entretiens avec le professeur Y, mais ce n’est pas le discours qu’il tenait, dans l’entre-deux guerres, sur son style. Au moment de la sortie de Voyage au bout de la nuit Céline parlait très peu volontiers de sa manière d’écrire normalement, il évacuait la question en répondant : « j’écris comme je parle ».

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

Le fait de mettre en lumière la question stylistique est un élément nouveau, propre à ce contexte de la Libération. Cela est vrai chez Céline et se vérifie aussi chez d’autres auteurs comme Jacques Chardonne (1884-1968) qui est un auteur complètement oublié aujourd’hui mais qui développe cette idée de la primauté du style et que les idées finalement sont secondaires. Tout cet imaginaire se noue dans les années 1950, à la faveur aussi du fait que la grande figure (pas la seule) de la gauche intellectuelle à l’époque est Jean-Paul Sartre. Il se trouve que Sartre et son entourage n’aiment pas trop le beau style, ils ont une sorte d’hostilité a-priori à l’égard du bien écrire – ce qui ne veut pas dire que Sartre écrivait mal – de fait Sartre a une conception du style qui est très classique et neutre, c’est-à-dire le style ne doit pas trop se voir.

Même si ce serait vrai pour les textes à idées de Sartre, la réalité demeure complexe. On trouve des textes dans lesquels Sartre s’essaye à un style plus transgressif, tente de prendre la marque d’un certain parler populaire, des textes plus tardifs comme Critique de la Raison dialectique, où il essaye de modifier son style pour le rendre adéquat à l’expression d’une pensée dialectique – ce qui donne un résultat qui n’est pas du tout conforme aux normes stylistiques scolaires. Chez les auteurs de gauche la question du style est extrêmement compliquée et pas aussi univoque que les auteurs de droite de l’époque ont voulu le faire croire.

Ainsi cette hostilité de Sartre et son entourage à l’égard du style a favorisé aussi ce type de discours qui a continué à circuler jusqu’à aujourd’hui. Quand on lit la presse littéraire de droite, on trouve ce poncif qui demeure très répandu – jusque dans l’université. C’est un imaginaire jamais trop questionné, du fait que de tous ces auteurs réactionnaires, le seul qui soit vraiment resté est Céline.

Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier

Parmi les auteurs importants, il y aurait Drieu la Rochelle, avec un roman comme Gilles, qui est un excellent roman par ailleurs. On ne sait pas spontanément dans quelle case le mettre stylistiquement. Ce n’est pas un roman académique, ce n’est pas le style de Proust, ni celui de Gide, ce n’est pas le style ampoulé et contourné : c’est un roman classique dans sa construction narrative et dont le style, quand on le lit spontanément, est assez mordant.

On trouve une ironie chez Drieu, elle n’est pas caractéristique d’un courant politique. Paul Nizan est plus acide que Drieu : ce dernier ne ressort pas spécialement. Si l’on a un biais de focale et que l’on pense simplement à Céline et à Drieu comme auteurs réactionnaires, on peut très vite en demeurer prisonnier. Voilà pour la deuxième séquence et les conséquences qu’elle a jusqu’à aujourd’hui.

La troisième séquence se clôt sur Houellebecq. Pour autant, ce dernier n’est pas une caractéristique de ce phénomène. On trouve toujours des écrivains de droite qui sont actifs dans les années 1960, 1970, mais il n’y a plus, comme avant, une « grande figure ». Les Hussards sont encore vivants, continuent à écrire, mais ce sont des auteurs mineurs qui se font connaître par d’autres biais que la littérature. Roger Nimier meurt en 1962 ; quant à Chardonne, son oeuvre est derrière lui dans les années soixante.

Paul Morand rentre bien à l’Académie, et il connaît un dernier succès avec son livre Venise, mais c’est une figure de la première moitié du siècle, pas de la seconde. Quelqu’un comme Jacques Laurent est un écrivain mineur qui obtient des succès populaires comme romancier historique, mais demeure « grand public ». Antoine Blondin, qui a acquis sa renommée en tant que journaliste – c’est le cas de tous les Hussards qui sont écrivains et journalistes littéraires -, se fait adapter au cinéma mais il le confesse lui-même : « Je suis resté mince, mon œuvre aussi ».

On pourrait en citer d’autres, par exemple le romancier Jean Raspail, qui demeure très marginal dans le champ littéraire. Michel Henry, qui se met à écrire des romans après 68 – dont l’un obtient le prix Renaudot -, mais qui demeure un philosophe. Ces écrivains ne se retrouvent nullement dans un milieu, comme l’étaient les réactionnaires dans l’entre-deux guerres, qui se connaissaient, se lisaient, se fréquentaient. Cette constellation se retrouve éclatée.

La nouvelle génération littéraire, qui prend une certaine importance à partir des années 1980, vient d’horizons très différents. Que l’on pense à une figure comme Emil Cioran (1911-1995) : ce dernier commence son œuvre dans les années cinquante, demeure très marginal dans le champ littéraire et se re-politise de façon plus explicite en France à partir des années 1970. Renaud Camus que l’on connaît aujourd’hui pour ses propos sur le « grand remplacement », commence dans l’avant-garde. C’est un proche de Roland Barthes, qui contribue à le lancer.

Richard Millet a une formation assez atypique pour un auteur de droite, il a fait des études de lettres à Vincennes et a donc été formé par des professeurs de gauche et une tradition littéraire marquée par des figures comme Georges Bataille (1897-1962), Pierre Klossowski (1905-2001), Marguerite Duras (1914-1996) et une grande partie du Nouveau Roman.

Que l’on parle de Renaud Camus ou de Millet, il s’agit d’individus qui se positionnent et viennent après toutes les avant-gardes littéraires des années 1950 – lesquelles étaient nettement plus marquées à gauche. Les représentants du Nouveau Roman étaient plutôt favorables à l’indépendance algérienne. Ils n’avaient rien à voir avec le petit milieu d’extrême droite qui continuait à vivoter dans les années 1950 et 1960. Réciproquement, toutes les figures de l’extrême droite littéraire qui avaient survécu après la Libération étaient très hostiles à tout ce qui se faisait à l’avant-garde.

Cette nouvelle génération d’auteurs (qui intègre Houellebecq), se positionne par rapport à l’héritage littéraire de ces années 1950 et à l’héritage avant-gardiste. Elle se positionne par rapport au Nouveau Roman, mais pas par rapport à ce qu’ont fait Jacques Chardonne, Paul Morand. Houellebecq tenait de tels propos dans une interview il y a quelques années, disant que tous ces auteurs, à part Céline, étaient des seconds couteaux sans intérêt. Il mettait même à la poubelle des auteurs intéressants, d’un point de vue littéraire, comme Drieu.

Cette dernière séquence est marquée par son éclatement et la prise de position par rapport à des avant-gardes littéraires, qui avaient un rapport pratique très expérimental du style. J’ai essayé de voir de quelle manière ces auteurs réinvestissent leur propre rapport au style et leur propre pratique stylistique de sorte à la conformer avec leur positionnement politique qui est réactionnaire ou le devient.

Ce qui est intéressant, c’est de voir comment cette recombinaison se fait des années 1980 à aujourd’hui. Ce dont je ne parle pas tellement dans le livre qui est de plus en plus visible aujourd’hui, c’est la façon dont la droite littéraire se reconfigure. Je parle de la façon dont une droite intellectuelle, au sens large, s’est reconfigurée avec à nouveau des liens assez forts qui se sont tissés entre des figures du journalisme et des essayistes polémistes : on peut tracer des liens entre Éric Zemmour, Alain Finkielkraut, Élisabeth Lévy.

Ces liens se sont resserrés. Ils incluent maintenant des écrivains. Ce n’était pas forcément le cas de façon nette il y a quelques années. Un certain nombre d’éléments ont marqué les jalons de ce processus. Ainsi l’affaire où Richard Millet a fait un scandale – qui a été lancé par Annie Ernaux et Jean-Marie Gustave Le Clézio -, et qui a été soutenu en retour par un Finkielkraut. Il faut mentionner la popularisation de la notion de « grand remplacement » que Houellebecq reprend désormais à son compte. Il affirmait, dans sa récente interview avec Michel Onfray, que Renaud Camus lui semblait un bon écrivain. Ces figures littéraires, qui étaient isolées, sont dorénavant liées les unes aux autres. Une configuration nouvelle émerge.

On retrouve le style de Guy Debord – à la fois révolutionnaire, hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp -, grand lecteur des moralistes classiques, dans une partie de l’extrême gauche libertaire

Il me semble que ce lien n’advient pas n’importe quand. L’activité d’écrivain de Renaud Camus est derrière lui. On peut dire à peu près la même chose pour Richard Millet qui produit essentiellement des pamphlets et dont les livres littéraires, ceux qui intéressent encore quelques universitaires, sont ceux qu’il a produits dans les années 1990, 2000 et pas les suivants. Ainsi aujourd’hui, il a surtout une activité de polémiste. Houellebecq est écrivain, mais a aujourd’hui une fonction d’idéologue. Les questions du style et de l’esthétique sont secondaires dans les prises de paroles qu’ils peuvent faire aujourd’hui dans les médias.

Vincent Berthelier © Clément Tissot pour LVSL

LVSL – Revenons à Céline. Lorsque vous écrivez qu’il s’agit d’un miroir déformant concernant la littérature réactionnaire – puisqu’on l’étudie à l’école au-delà du fait qu’il ait été réhabilité -, vous ajoutez que son style est reconnu comme unique par une série d’acteurs. Comment peut-on expliquer cette position si singulière ?

V.B. – Il y a deux raisons à cela. La première est que si l’on replace Céline dans l’histoire de la première moitié du 20ᵉ siècle, son entreprise ne sort pas de nulle part – et lui-même se reconnaît des prédécesseurs. Il cite les ouvrages de Paul Morand (1888-1976), Henri Barbusse (1873-1935), Charles-Ferdinand Ramuz, il se réfère à Émile Zola. Céline ne prétend pas venir seul, mais cela n’empêche pas le succès considérable et immédiat du Voyage au bout de la nuit.

Le dossier de réception de Voyage est conséquent. Il comprend de très grands noms, qui ont apprécié l’inventivité du style : Céline ne s’est pas contenté d’imiter les caractéristiques de la langue orale, mais a inventé un nombre considérable de néologismes, de variations sur de l’argot existant. Il n’a pas simplement repris l’argot qui existait, comme le faisaient les chansonniers de l’époque. Chez Céline, on trouve une créativité pour faire « plus oral » à l’écrit que l’oral lui-même.

Il marque donc une étape très importante dans cette entreprise d’oralisation de la prose française. Rétrospectivement, les autres auteurs ont été relativement effacés : la singularité de Céline n’est est que davantage ressortie.

Il y a une deuxième raison : à partir des années 1950, une campagne de réhabilitation s’est mise en place. Ce serait exagéré de dire qu’elle a été uniquement le fait de Roger Nimier. Avant cela, une pétition de soutien à Céline avait notamment été lancée par Maurice Lemaître. À cette époque, ce dernier appartenait au courant lettriste (un courant d’avant-garde de tendance libertaire).

Malgré tout il y a eu une entreprise délibérée, une tactique, menée entre autre par Roger Nimier et son entourage pour remettre Céline sur le devant de la scène. Celle-ci a été soutenue par des personnalités lesquels on peut compter des figures comme Michel Audiard. S’est également développé autour de Céline toute une mythologie. Ses lecteurs et soutiens ont contribué à créer cette figure d’intouchable, au point que cela est devenu compliqué de parler de l’antisémitisme de Céline, de ses activités de collaborateur. Toute cette dimension a été minimisée.

On a vu récemment ce que cela pouvait donner comme difficultés : pour les récents manuscrits qui ont été retrouvés, à peine étaient-ils sortis que les ayants-droits, qui sont en même temps les animateurs de ce fan-club célinien, ont tout de suite mis la main dessus et ont repris le monopole autour de la gestion du patrimoine célinien puisqu’il y avait une question de patrimoine et de plus une question d’accès à la veuve puisque c’était l’ancienne avocate de Céline qui décidait qui avait le droit d’aller rendre visite à Lucette. Ainsi, on trouve toute cette configuration autour de Céline qui a conduit à en faire une figure sacrée.

LVSL – Depuis le début de l’entretien et c’est également ce que vous expliquez dans l’introduction du livre : on fait face à un corpus qui est intégralement masculin. En mettant de côté les auteurs passés à la postérité ou canoniques, des autrices peuvent-elles porter cette étiquette réactionnaire ?

Gyp (Atelier Nadar)

V.B. – C’est un espace très masculin en effet. On trouve une romancière à succès qui répond au nom de Gyp, et qui écrivait des romans-feuilletons. Une autre romancière, T. Trilby, pseudonyme de Thérèse de Marnyhac (1875-1962) qui produisait plutôt des romans pour la jeunesse. Ces deux figures montrent que les femmes de ce microcosme ont tendance à occuper les positions symboliquement marginales. Symboliquement parce que c’étaient des autrices qui avaient éventuellement beaucoup plus de succès commercial, mais qui produisaient une littérature symboliquement moins valorisée.

Dans la rédaction d‘Action française, il y avait également une journaliste, Marthe Allard, qui écrivait sous le pseudonyme de Pampille. C’est un univers assez largement misogyne – sans oublier que le champ littéraire de l’époque en général est très misogyne lui-aussi. Ensuite, il y a des figures féminines qui peuvent évoluer autour de certains de ces auteurs, mais qui, elles-mêmes, ne sont pas forcément directement politisées. Robert Brasillach était un grand fan de Colette, il avait tout un tas de relations avec des figures du monde culturel de son époque qui n’étaient pas forcément réactionnaires même si lui-même ne cachait pas ses opinions et activités politiques. Il était ami notamment avec la compagnie Pitoëff, des comédiens plutôt à gauche, qui avaient accueilli assez favorablement le Front Populaire.

Il y a ces autrices, autour de Henry de Montherlant qui a entretenu des correspondances avec des femmes qui ont écrit des livres dont lui-même avait fait des comptes-rendus. Ces livres n’étaient pas spécialement politiques. Il entretenait des relations quelque peu perverses avec elles qui faisaient tout pour entretenir le lien, elles écrivaient des romans psychologiques ou des espèces de réflexions et maximes donc pas d’ouvrages spécialement politiques.

Enfin, une figure particulière mérite d’être mentionnée : Irène Némirovsky qu’on connaît aujourd’hui parce qu’elle a récemment reçu le prix Renaudot pour Suite française, roman qui a été re-découvert bien après sa mort. Morte en déportation, Némirovsky était une romancière à succès, assez reconnue dans les années trente. Elle publiait dans Gringoire, et on a souligné des éléments antisémites dans plusieurs de ses ouvrages alors qu’elle-même était juive…

LVSL – Est-ce qu’on pourrait faire une étude équivalente sur le rapport entre le style et les auteurs de gauche ?

V.B. – Sans partir du principe que l’on va aller à la recherche d’un « style de gauche », il serait néanmoins intéressant d’analyser la manière dont on a associé le style et la gauche. De nombreux autours de gauche ont un style reconnaissable. André Breton, réputé comme prosateur, a un style impeccablement classique, hérité entre autres de Bossuet, tout en tenant des propos politiquement transgressifs. On pourrait aussi considérer Paul Nizan, au style cynique, mordant, méchant.

Pour Louis Aragon, c’est encore plus net : tout le monde reconnaît sa grande aisance stylistique, sa capacité à passer d’une manière d’écrire à l’autre, à puiser dans la littérature la plus classique aussi bien que dans la phase surréaliste. Il faudrait évidemment parler du rapport des nouveaux romanciers à la politique, de Jean-Paul Sartre et Simone de Beauvoir.

Si l’on ne peut pas dire qu’il y a un style de gauche ou un style de droite, on trouve néanmoins des entreprises communes. C’est le cas pour le style célinien, c’est le cas autour des Hussards où se sont créées des communautés de pratique d’écriture. À gauche, il y aurait quelque chose à explorer du côté d’un style à la fois messianique, apocalyptique et en même temps très froid inspiré des moralistes français dont on trouverait des linéaments chez André Breton (1896-1966) dont le grand représentant est incontestablement Guy Debord (1931-1984).

Il a un style remarquable et était grand lecteur des moralistes classiques. Son style a inspiré des auteurs anarchisants, la sphère « appeliste », le Comité invisible, plus récemment le Manifeste conspirationniste. On trouve ce style à la fois révolutionnaire et en même temps hautain et sentencieux, volontiers imagé, qui d’un point de vue rhétorique refuse d’argumenter, partant du principe que la situation politique est évidente et qu’il faut choisir son camp. Ces traits stylistiques définissent une manière d’écrire très reconnaissable, dont on pourrait tracer une généalogie caractéristique d’une tendance de l’extrême gauche libertaire…

Nous nous reverrons aux barricades – Entretien avec Vittorio Frigerio

Si l’imaginaire révolutionnaire doit beaucoup à la littérature, celle-ci, on l’oublie souvent, n’a pas toujours eu bonne presse parmi les pionniers du mouvement socialiste. Vittorio Frigerio, professeur émérite de littérature française à l’Université Dalhousie (Halifax, Canada), consacre un essai (Nous nous reverrons aux barricades, Éditions UGA, 2021) aux rapports qu’entretenait la presse proudhonienne avec le roman. C’est l’occasion de revenir avec lui sur les relations entre socialisme et création littéraire, mais aussi sur l’appel à Proudhon qu’on voit resurgir chez plusieurs intellectuels contemporains.

LVSL – Vous vous êtes intéressé aux roman-feuilletons publiés dans les journaux proudhoniens, pourquoi ? Ce genre d’écrits, précurseur de nos séries actuelles et plutôt délégitimé pour le caractère industriel de sa production, détonne un peu dans la presse socialiste…

Vittorio Frigerio – Le milieu du dix-neuvième siècle est l’âge d’or du développement du roman, tel qu’on le comprend encore de nos jours. Mais c’est également le moment où ce genre qui est en passe de devenir dominant dans le panorama culturel commence à se scinder. Ainsi, l’opposition entre littérature haut de gamme et littérature populaire apparaît et se théorise de plus en plus systématiquement . Cette scission, qui verra au bout du compte la construction d’un canon relativement réduit de grands écrivains, opposé à une masse d’écrivaillons estimés de seconde zone, ne s’est toutefois pas opérée rapidement, ni sans hésitations et retours en arrière. Le coup d’envoi de ce processus de sacralisation et de démonisation conjointes s’identifie généralement avec la publication de l’article de Sainte-Beuve « De la littérature industrielle » dans La Revue des deux mondes en 1839. Mais la fatwa du critique, si vous me passez l’anachronisme, qu’on considère souvent comme une condamnation de la littérature commerciale, abrutissante, destinée à la grande masse, est en fait une excommunication en bonne et due forme du romantisme en général.

Sainte-Beuve, à l’instar d’autres critiques plus ou moins conservateurs de l’époque comme Alfred Nettement, mettait joyeusement dans le même sac Dumas, Hugo, Balzac, Sue et Sand, tous uniformément jugés coupables de mauvais goût et de prostituer leur talent à la masse ignorante. Or, le feuilleton, qu’on associe maintenant exclusivement avec la soi-disant paralittérature, était justement à ses débuts la forme privilégiée de prépublication pour tous les auteurs, indépendamment de leur statut. La grande presse, dont le règne commence à cette époque, s’arrache les auteurs les plus suivis. Les journaux s’achètent tout autant, si ce n’est plus, pour le roman-feuilleton que pour la politique. Certains romanciers finiront par acquérir une présence massive et en détrôneront d’autres. L’anecdote qui narre la fureur de Balzac est à cet égard symptomatique. Elle prend forme lorsque la publication de son roman Les paysans dans le journal La Presse est interrompue pour faire de la place à La Reine Margot de Dumas, davantage prisé des lecteurs. Le lecteur est roi et on ne peut pas vouloir se lancer dans le monde de la presse à ce moment sans tenir compte du formidable attrait du feuilleton pour le public. Proudhon avait beau être idéalement sur la même longueur d’onde que Sainte-Beuve, il comprenait tout à fait l’importance de la présence du feuilleton sur les pages de son journal, ne serait-ce que pour des raisons commerciales. Il lui fallut donc trouver des auteurs aussi compétitifs que possible. Proudhon, malgré le peu d’intérêt qu’il portait personnellement à tout ce qui n’était pas économie ou politique, était conscient de la nécessité pour son mouvement (souvent accusé de philistinisme) d’élaborer également une position culturelle.

LVSL – Comment ces romans produits par ou pour la presse socialiste se configurent-ils ? Sont-ils ouvertement ou indirectement militants ? En quoi se singularisent-ils par rapport à la production courante de feuilletons historiques dans la presse du milieu du XIXe siècle ?

V. F. – Le choix des feuilletons du Peuple dépend sans doute bien davantage de l’offre et de la disponibilité des auteurs que d’une stratégie délibérée très clairement définie. Le journal annonce à plusieurs reprises de futurs feuilletons qui ne paraîtront pas – y compris notamment, chose intéressante, des traductions de Dickens. Il fait également miroiter à ses lecteurs un feuilleton d’Eugène Sue qui ne se matérialisera pas non plus, le romancier ayant certainement déjà suffisamment de pain sur la planche avec ses nombreux autres contrats, sans parler de ses ambitions électorales. Le Peuple finira ainsi par publier un certain nombre d’auteurs pour la plupart débutants, d’origine provinciale, ainsi qu’on peut le voir par les thèmes de certains de ces textes. Leur militantisme n’est pas toujours immédiatement évident et dans bien des cas les feuilletons ne se distinguent pas si nettement que ça de la production moyenne du temps. Il y a une exception notable, toutefois : le roman Le Mont Saint-Michel, texte signé A.-C. Blouet, qui traite de l’insurrection républicaine de 1832. J’y consacre une analyse détaillée dans mon livre en raison à la fois de sa nature de roman « historique » (narrant une histoire vieille de vingt ans, effacée de la mémoire historique officielle) et de sa fonction d’anticipation et d’encouragement des révolutions encore à venir.

LVSL – En quoi ce roman se distingue-t-il ? Qu’annonce-t-il de la manière dont s’élabore l’imaginaire des barricades en cette première moitié du XIXe siècle ?

V. F. – Ce roman se distingue surtout et principalement par son sujet. Narrer l’histoire de la barricade Saint-Merry en 1848 n’allait pas encore nécessairement de soi. Il y a des souvenirs qui ne s’évoquent pas impunément. Il faut se rappeler que le premier roman consacré à cet épisode, Le Cloître Saint-Méry, de Marius Rey-Dussueil, paru quelques mois à peine après les événements. Il servit de base à Victor Hugo pour la scène de la barricade dans Les Misérables et fut immédiatement saisi et condamné à la lacération. L’insurrection fait très vite l’objet d’une damnatio memoriae. Blouet profite de l’assouplissement relatif des contrôles et de la censure pour exhumer son souvenir et tenter de lui redonner une place centrale dans la généalogie révolutionnaire française, mais aussi et surtout pour en faire un exemplum. Ses personnages traversent toutes les révolutions : 1830, 1832, 1848, et se tiennent prêts pour celle qu’ils estiment devoir suivre incessamment. En même temps, écrivant son roman au jour le jour, au fur et à mesure de sa publication, Blouet a – on voudrait dire instinctivement – recours à des schémas typiques du roman populaire de l’époque qui lui permettent de mettre en scène le social en l’ancrant dans une intrigue privée. C’est dans l’analyse de la rencontre, toujours problématique, de ces deux niveaux de la narration qu’on peut essayer de formuler quelques remarques intéressantes sur les rapports entre littérature et politique, potentiellement pertinentes au-delà de ce moment historique particulier.

LVSL – Plus largement, c’est toute la littérature et la plupart des écrivains qui semblent faire les frais de la méfiance de Proudhon et des proudhoniens. Comment l’expliquer ? Anti-intellectualisme ? Méfiance platonicienne à l’égard de la fable ? Mépris du métier d’écrivain ?

V. F. – Proudhon, littérairement parlant, est conservateur dans l’âme. Son idéal esthétique – le théâtre de l’époque classique – n’est tel que parce qu’il correspond au rôle qu’il aimerait voir jouer à la culture dans la société : un rôle d’appui à l’idéologie, pédagogique, secondaire dans tous les sens du terme. Les enthousiasmes romantiques – qu’il juge excessifs, déplacés, inauthentiques et moralement discutables – le répugnent profondément. D’où son hostilité profonde envers Victor Hugo et Alexandre Dumas, les deux plumes les plus en vue du mouvement, qu’il ne cesse d’attaquer dans les termes les plus violents.

Pour Proudhon, le romantisme est le symptôme de la décadence profonde de la société dans laquelle il vit. Il est par conséquent une cible nécessaire, au même titre que ses adversaires politiques directs. D’ailleurs, les deux peuvent se confondre, comme lors des élections de 1848, qui voient et Hugo et Dumas en lice, les deux sur des positions modérées, prônant un « républicanisme social » très critique envers le « républicanisme révolutionnaire » de Proudhon et des siens. On peut en effet deviner chez lui une forme de méfiance profonde et instinctive envers les écrivains en général, quelle que soit leur orientation, considérés comme des exhibitionnistes, ne cherchant que la réclame, exclusivement soucieux de leurs profits. L’écrivain qui bâcle son travail et exige des rétributions énormes serait alors l’opposé de l’ouvrier vertueux, qui travaille selon conscience et qui est exploité par son patron. De fait, Proudhon ne semble pas capable de distinguer la profession d’écrivain du système de la presse et de l’édition au mécanisme commercial. Ou du moins, il les considère indissociables et également dignes de dédain.

LVSL – De rares écrivains trouvent pourtant grâce aux yeux de Proudhon, notamment Eugène Sue, initiateur du roman sociale (Le Juif errant, 1844-45) qui représente une sorte d’exception. On est en revanche frappé par la vive animosité qu’il nourrit envers Victor Hugo, lequel fut effectivement proche de tous les pouvoirs jusqu’à 1848. Mais ce dernier, à l’époque, n’avait pas encore publié Les Misérables… Sait-on si Proudhon avait lu cette fresque de 1862, parue trois ans avant sa mort et s’il s’est ravisé à cette occasion ?

V. F. – Proudhon a une admiration certaine, mais tout de même relative, pour Sue. Après tout, Sue est un fouriériste et sa chapelle n’est donc pas la même que celle de Proudhon. Il lui reconnaît toutefois la capacité de faire passer des messages importants auprès du peuple des lecteurs, comme en particulier justement sa critique des Jésuites dans Le Juif errant.

Le fossé entre Hugo et Proudhon, en revanche, était impossible à combler. L’antipathie du philosophe pour le romancier était tellement profonde qu’il aurait fallu rien de moins qu’un retournement complet de Hugo, un mea culpa en règle et un reniement de toute son œuvre pour contenter Proudhon. La publication des Misérables, roman imprégné de ce mysticisme particulier qui caractérise l’ensemble des écrits de Hugo, ne devait par conséquent pas changer cela. En fait, le jugement de Proudhon peut paraître encore plus surprenant quand on pense aux attaques fielleuses auxquelles ce roman épique a dû faire face de la part de critiques conservateurs. Mais il montre au moins sans confusion possible son attitude invariable chaque fois qu’il est question de Hugo et de sa production, et mérite une citation complète. Dans une lettre de 1861, il affirme en effet : « J’ai lu cela. C’est d’un bout à l’autre faux, outré, illogique, dénué de vraisemblance, dépourvu de sensibilité et de vrai sens moral ; des vulgarités, des turpitudes, des balourdises sur lesquelles l’auteur a étendu un style pourpre ; au total, un empoisonnement pour le public. Ces réclames monstres me donnent de la colère, et j’ai presque envie de me faire critique ». Il l’a fait, d’ailleurs, dans ses journaux notamment, mais toujours en marge d’autres activités jugées plus importantes.

LVSL – Les décennies passant, le mouvement anarchiste – qui reconnaît en Proudhon l’un de ses précurseurs – verra-t-il évoluer sa position à l’égard de la littérature ? Quels auteurs ou quels groupes portent l’anarchisme littéraire ou romanesque au tournant du XXe siècle ?

V. F. – Le rapport entre le mouvement anarchiste et le monde littéraire demeurera compliqué, mais aussi extrêmement fructueux et cela de manières parfois surprenantes. On a pris l’habitude d’associer assez étroitement anarchisme et symbolisme en raison de nombreux croisements entre les deux mouvements dans la dernière décennie du dix-neuvième siècle et cela n’est pas entièrement faux. Il y a eu en effet une forte présence de sympathisants libertaires parmi les écrivains qui ont publié dans les innombrables petites revues à tendance symboliste qui ont marqué par leur vivacité le panorama culturel de cette décennie très agitée, qui est aussi celle de la « période des attentats » qui a fini par faire s’identifier, dans l’esprit de l’opinion publique, anarchisme et terrorisme. Mais ce n’est pas un voisinage à surévaluer.

La littérature des anarchistes va bien au-delà de la simple expérience symboliste, limitée dans le temps et portée par de jeunes écrivains qui ont pour la plupart déserté le mouvement lorsque la répression de l’état s’est abattue sur les militants. Les Temps Nouveaux, le journal de Jean Grave, publiait un important « Supplément littéraire ». Le Père Peinard d’Émile Pouget offrait à ses lecteurs des feuilletons dans un argot désopilant. Pratiquement tous les journaux anarchistes faisaient, peu ou prou, une place à la création littéraire. La mouvance individualiste et pacifiste se montrait plus accueillante pour les écrivains, dont plusieurs, tels Han Ryner, Manuel Devaldès, ou encore Gérard de Lacaze-Duthiers, étaient des habitués de journaux comme L’Insurgé, La Patrie humaine ou L’Unique.

Mais il ne faut pas oublier d’autres romanciers plus ou moins en vue qui ont aussi porté haut leur identité anarchiste tout en restant plus intégrés dans le milieu littéraire que ceux qui publiaient principalement dans la presse. Pensons notamment à Louise Michel, très prolifique, à Georges Darien, ou encore à Octave Mirbeau. Mais il y en a tant d’autres encore, dont beaucoup qui mériteraient d’être redécouverts…

LVSL – Malgré cet assouplissement, cet affect anti-romanesque ou antilittéraire ne resurgit-il pas encore au XXe siècle ? Je pense au PCF des années 1930 (celui des cellules d’entreprise, des cadres exclusivement ouvriers et du « réalisme socialiste »), qui tiendra Aragon éloigné de son comité central jusqu’à l’après-guerre en dépit des efforts de l’écrivain ?

V. F. La question de l’utilité de la littérature, de son rôle dans le mouvement d’émancipation du peuple, ne cesse en effet d’être débattue :

Au sein du mouvement anarchiste, les plus obstinément négatifs sont souvent les scientistes, qui jugent que les poursuites littéraires ne sont au fond qu’un petit jeu inutile et souvent irrationnel, une perte de temps qui empêche les gens de se concentrer sur l’action révolutionnaire.

L’anti-intellectualisme, parfois sous-entendu, parfois flagrant, demeure une constante dans bien des milieux de la gauche révolutionnaire et ce ne seront pas, malgré toute la bonne volonté des gens qui y ont adhéré, des mouvements comme celui de la « littérature populiste » ou de la « littérature prolétarienne » qui changeront quoi que ce soit fondamentalement à la chose.

Les surréalistes, tiraillés entre leurs pulsions libertaires originelles et la volonté de s’intégrer à un grand mouvement révolutionnaire en courtisant le PCF, offrent clairement un exemple typique des dangers qu’il peut y avoir pour des écrivains à vouloir s’identifier trop étroitement avec un parti.

Mais il ne s’agit pas là d’un problème uniquement limité aux confins de l’hexagone. Pour ne faire qu’un exemple, l’expérience des Futuristes en Russie et en Italie, au service de régimes guère identiques, si ce n’est pour leur vitalisme révolutionnaire initial, recèle d’autres leçons du même ordre.

LVSL – Ce qui se joue dans ce durable malentendu, n’est-ce pas une harmonisation impossible entre la dynamique de tout programme militant et celle de l’œuvre littéraire elle-même face à une finalité espérée – quelle qu’elle soit ? Au fond, la littérature finit toujours par s’autoriser à insulter l’avenir (ou tous les avenirs possibles), tandis qu’il est capital pour le récit militant d’interpeller l’avenir dans un certain sens.

V. F. Il est sans doute tentant de conclure que politique et littérature, en dépit de leurs nombreux croisements, parlent deux langages au fond très différents, qui ne sont pas simplement superposables. Chacun des deux domaines recherche une primauté qui se veut exclusive. Dans la pratique, toute tentative de les faire convivre se révèle problématique et farcie de contradictions. Les critiques portées contre les romans « engagés » dès les premières dérives sociales du romantisme – donc notamment avec les romans-feuilletons d’Eugène Sue et consorts – ont toujours souligné le côté artificiel de créations qui veulent atteindre en même temps deux buts : valeur littéraire objective et critique sociale constructive.

En ce qui concerne Proudhon, pour revenir à lui, ce qui devait primer était le sujet, la forme ne l’intéressait pas outre mesure. La littérature devait avoir une valeur de projet ou de dénonciation et tant que ce rôle était rempli, c’était l’essentiel. Mais encore fallait-il que le sujet fût exprimé de manière univoque, claire, pour qu’il soit impossible au lecteur de se méprendre sur le fond du message. C’est sans doute à ce niveau-là que se situe la contradiction de base entre politique et littérature, que nul n’est parvenu encore à résoudre : le conflit entre l’univocité idéologique et la multiplicité de voix que véhicule quoi qu’on veuille la littérature, parfois en dépit de tous les efforts des écrivains pour la bâillonner.

LVSL – Aujourd’hui, quelle serait l’actualité des positions proudhoniennes en matière de littérature ? Une figure de l’édition comme Michel Onfray, qui se réclame volontiers « proudhonien » ou « socialiste libertaire », a pu exprimer certaines préventions qu’on pourrait qualifier de moralisantes à l’encontre d’écrivains comme Sade ou Sartre…

V. F. Proudhon a été plus ou moins récupéré au fil du temps par des gens aux positions finalement les plus diverses. C’était le propre de sa philosophie d’avoir un assez grand nombre de facettes pour que certains de ses aspects puissent plaire aux compagnons de route les moins probables. Il y a même eu une courte renaissance du proudhonisme sous l’égide du « Cercle Proudhon » au début des années dix, qui a essayé de tisser des liens entre syndicalistes et militants de l’Action Française, et ensuite sous le régime de Vichy, fort bien vue par les autorités. S’il faut en croire les jugements parus dans les feuilles libertaires dans l’entre-deux-siècles, les croisements idéologiques n’étaient pas faits pour effrayer les militants anarchistes. Dans Les Temps Nouveaux, Jean Grave n’hésitait pas à offrir à ses lecteurs des extraits d’ouvrages d’auteurs on ne peut plus réactionnaires, tel Édouard Drumont, tant que les cibles indiquées dans ces fragments étaient les mêmes que celles qui attiraient les foudres anarchistes. Un pamphlétaire profondément catholique et conservateur comme Léon Bloy jouissait d’une excellente réputation parmi les anarchistes, qui pouvaient aussi compter bon nombre de plumes acérées dans leurs rangs et se reconnaissaient sans doute volontiers dans le style intransigeant de cet auteur, si ce n’est dans ses envolées mystiques.

Le désir de faire la morale aux autres n’est pas l’exclusivité de l’un ou de l’autre extrême de l’éventail politique, et on peut se donner parfois des compagnons de route inhabituels. Preuve en soit justement l’admiration réciproque étalée publiquement sur les écrans entre ce proudhonien moderne que se veut Michel Onfray et Éric Zemmour, dont les prises de position ne devraient cependant pas enthousiasmer les progressistes… Mais tel est apparemment le destin des rencontres entre la littérature et la politique.

Prix Nobel de Littérature : Qu’attend-t-on pour récompenser Kundera ?

Lien
©Elisa Cabot

À 86 ans, l’auteur de L’Insoutenable légèreté de l’être, fait largement autorité parmi les romanciers contemporains. Pourtant, il n’a toujours reçu aucun Prix Nobel de Littérature bien qu’il soit traduit dans presque toutes les langues et enseigné aux lycéens du monde entier. 

« Kundera, de la province pragoise au quartier latin »

Milan Kundera est passé à la postérité, cela ne fait aucun doute. On ne compte plus ses prix littéraires et il est entré dans la prestigieuse collection de la Pléiade en 2011 — alors qu’il est excessivement rare d’y entrer de son vivant. Mais si le nombre de livres vendus et les prix littéraires ne font pas tout pour décerner un prix Nobel de littérature, c’est bien pour la singularité et l’importance de son œuvre dans l’Histoire de la Littérature qu’il faudrait le récompenser.

Né en 1929 à Brno d’un père musicologue et d’une mère très cultivée, il grandit parmi les arts et la culture. Étudiant en littérature à Prague, il s’engage à 18 ans au Parti Communiste mais s’en fait exclure par deux fois, trois ans plus tard. Il publie La plaisanterie et Risibles amours en 1947 un an avant le coup de Prague. Le tournant du Printemps de Prague en 1968 achève de convaincre l’écrivain de quitter la Tchécoslovaquie où la liberté d’expression régresse et la censure croît. Il choisit la France en 1975 et F. Mitterrand lui octroie la nationalité française six ans plus tard. En 1990, après son roman L’Immortalité, il décide de délaisser le tchèque pour n’écrire plus qu’en français.

C’est probablement la préface de Louis Aragon pour La Plaisanterie qui le fait connaître aux lecteurs français, mais c’est très certainement son roman l’Insoutenable légèreté de l’être, qui le révèle au monde entier. Véritable succès de librairie, traduit en trente-cinq langues, et même au programme de Français en classe de seconde. L’enseignement de cette œuvre démontre le caractère intemporel et original qu’elle inspire.

La majorité de ses intrigues se déroulent en Bohême — il refuse le mot Tchécoslovaquie, même lorsqu’il écrit en français. Les lieux paraissent donc exotiques pour les Français. De plus, la Tchécoslovaquie lui retire sa nationalité et lui ôte donc toute attache au pays qui l’a vu naître. Il n’est donc pas pertinent de dire que Kundera est un écrivain français ou tchèque : on peut qualifier son œuvre d’européenne. De même, sa conception de l’Homme confirme la vocation de l’œuvre à être universelle puisqu’il expose ses personnages à des situations d’une normalité harassante, à l’amour, l’objection de conscience, la haine…

« Il a su faire du Roman un art à part entière »

Stendhal disait que « Le roman doit raconter ; c’est le plaisir qu’on lui demande. […] c’est l’action qui fait le roman, et non pas la dissertation plus ou moins spirituelle sur les objets auxquels pense le monde ». Si l’on prend en compte la définition stendhalienne du roman, Kundera n’en a écrit aucun, puisqu’il mêle à la trame de l’histoire de longs discours philosophiques interrompant son cours. Mais le roman a évolué depuis le XIXème siècle, il n’est plus un long récit fictif comme l’on en écrivait jusqu’au début du XXème siècle — en ceci, Du côté de chez Swann de Proust est le premier à rompre avec cette tradition en laissant une grande place à la réflexion du narrateur sur le monde qui l’entoure.

On ne peut pas en vouloir aux écrivains des éditions de Minuit, à ces tenants du Nouveau Roman, que d’avoir fait disparaitre toute l’essence du personnage romanesque. Après les deux guerres mondiales, l’expérience de l’absurde, le désabusement, ont envahi tous les cœurs et les écrivains ont eu le besoin d’exprimer ce vide et cette négation de la vie, du « non-être » dirait Kundera, à travers la mort psychologique de leurs personnages. Ils doutèrent même de la pertinence du mot de « roman » en lui préférant les mots « écriture », « fiction », et même « antiroman ».

Si les écrivains du Nouveau Roman ont parachevé de tuer le roman et d’aseptiser l’habitacle psychologique des personnages, Milan Kundera fait partie de ceux qui l’ont réinventé. Marcel Proust avait déjà annoncé l’entremêlement complexe entre action et réflexion, Kundera a su le prolonger. De longs passages d’analyses du rêve se trouvent dans l’Insoutenable et La vie est ailleurs. Kundera adopte une posture presque freudienne et dissèque méticuleusement la psychologie de ses personnages. Et cela fait du bien après avoir éprouvé le vide inhumain dont sont pétris les héros durassiens et butoriens. Kundera a sauvé le roman du sort qu’ont connu le théâtre et la poésie, relayés aux « limbes de la littérature », cantonnés à un art d’auteur, comme l’écrit François Ricard dans sa préface de l’Œuvre de Kundera à la Pléiade. Milan Kundera n’est pas le seul à l’avoir réinventé : on peut lui associer Gabriel Garcia Marquez, Philip Roth, ou encore Hemingway, tous nobélisés par l’Académie suédoise, à l’exception de Roth qui reçut le Pulitzer qui est d’un prestige équivalent.

Milan Kundera ne s’est pas contenté de réinventer le roman en en écrivant, mais aussi en théorisant ce qu’il considère comme un art indépendant de la littérature. Dans L’art du roman, il donne la définition suivante :

« La grande forme de la prose où l’auteur, à travers des ego expérimentaux (personnages), examine jusqu’au bout quelques thèmes de l’existence. […] l’histoire du roman sera celle du roman devenu poésie. Mais assumer les exigences de la poésie est tout autre chose que lyriser le roman (renoncer à son essentielle ironie, se détourner du monde extérieur, transformer le roman en confession personnelle, le surcharger d’ornements). »

En ce sens, son travail vaut celui de Jean-Paul Sartre (Qu’est-ce que la littérature ?) et de Roland Barthes (Le plaisir du texte ; Le degré zéro de l’écriture), en tant que théoricien, ou plutôt praticien, puisque c’est, à partir de sa pratique, qu’il a pu forger ses théories comme il l’explique fort justement dans L’art du roman :

« Le monde des théories n’est pas le mien. Ces réflexions sont celles d’un praticien. L’œuvre de chaque romancier contient une vision implicite de l’histoire du roman, une idée de ce qu’est le roman. »

« Chers Suédois, Kundera n’a pas besoin de votre Nobel mais le Nobel a besoin de lui »

Milan Kundera fêtera son quatre-vingt-huitième anniversaire en avril prochain, il n’est pas éternel. Il ne faut donc pas tarder pour lui décerner SON prix Nobel. En le décernant à Svetlana Aleksievitch en 2015, œuvre à la limite du journalisme, et à Bob Dylan, musicien-poète, l’académie suédoise a fait preuve d’une grande ouverture d’esprit et souhaite montrer qu’elle est capable d’élargir sa conception de la littérature. De fait, la composition du jury s’est beaucoup modifiée ces dix dernières années, contenant désormais cinq académiciennes, le tout pour une moyenne d’âge de soixante-huit ans. Le jury n’a pu passer outre Milan Kundera et connaît son œuvre. Mais qu’attend-il donc ?

Thomas Mann, Albert Camus, Gabriel Garcia Marquez, Samuel Beckett, Pablo Neruda, … La liste des Prix Nobel de littérature est bien longue et contient beaucoup de mastodontes de l’écriture. Elle rassemble les plus brillants psychologues de nos êtres, les plus réfléchissants miroirs de nos âmes, ceux qui aident l’humanité à progresser en elle-même pour qu’elle puisse s’améliorer hors d’elle-même. Kundera fait partie de ceux-là. À la lumière de tous ces noms, un irréductible vide s’immisce parmi les fantômes de ce panthéon littéraire, celui que devrait occuper Milan Kundera.

Monsieur le Roi de Suède, Mesdames et Messieurs de l’Académie suédoise, Kundera n’a pas besoin de votre Nobel, probablement n’a-t-il pas même la vanité de l’espérer, mais le Nobel a besoin de graver le nom de Kundera dans son palmarès immortel.

Pour conclure, je vous recommande sincèrement l’extrait de l’émission Apostrophes, animée par Bernard Pivot, avec Milan Kundera en invité :

Crédits photo : ©Elisa Cabot