Le salvinisme : une passion de la droite italienne

Matteo Salvini / Wikimedia Commons

Comment Matteo Salvini est-il arrivé à cette popularité foudroyante ? Son leadership politique est-il identique à ceux des autres forces politiques de l’extrême droite européenne ? En quoi le discours anti-immigration entre en jeu ? De l’apogée de la droite populiste au déclin de la gauche, Samuele Mazzolini, chercheur en théorie politique et fondateur de la revue Senso Comune, revient sur les grands bouleversements de la politique italienne. Entretien paru initialement dans la revue Nueva Sociedad. Traduit par Marie Miqueu-Barneche.


Nueva Sociedad – Matteo Salvini a réussi à s’imposer comme le principal leader de la droite italienne, détrônant le Mouvement 5 étoiles mais aussi le parti historique de Silvio Berlusconi aux dernières élections régionales. Quelles raisons expliquent que la Ligue, un parti historiquement lié au Nord et associé au sécessionnisme ainsi qu’à la haine envers les « pauvres du sud », ait pu se développer dans des régions qui lui étaient défavorables ?

Samuele Mazzolini – À partir de 2013, quand la Ligue du Nord a gagné les primaires autour de son fondateur et leader historique, Umberto Bossi, Matteo Salvini a commencé à changer lentement la direction du parti. Ce mouvement s’est accéléré au cours des dernières années. Historiquement, la Ligue du Nord était le parti des intérêts des petits propriétaires des régions du nord – Lombardie et Vénétie en particulier – opprimés par la pression fiscale, et qui, en plus, revendiquaient une différence culturelle avec le reste du pays. Cependant, il faut souligner qu’à partir de ce moment, la Ligue du Nord a commencé à capter des parts significatives du vote ouvrier grâce à l’aura démagogique de Bossi. Dans le discours du parti, Rome était une ville parasitaire, « voleuse », qui vivait d’un système étatique financé par les impôts du nord. Le sud était perçu comme une terre de paresse, de retard social et économique, soulagé par un assistanat trop généreux. Dans son époque la plus extravagante, la Ligue du Nord a fait vivre un exotisme politique qui mélangeait d’étranges fulgurances et des grossièretés. Ils ont inventé de toutes pièces la généalogie historique de la Padanie (Ndlr : la vallée qui occupe presque tout le nord de l’Italie, que la Ligue érige en entité politique) – à travers des fêtes dans lesquelles ils allaient jusqu’à se mettre en scène en montrant un échantillon de l’eau du Po dans des ampoules. Sans parler des outrages et des gestes obscènes sur lesquels Bossi n’a pas lésiné durant ses années de gloire. La Ligue du Nord a oscillé des années 1990 à 2013 entre une position ouvertement sécessionniste (qui n’a jamais rapporté beaucoup de votes) et la collaboration avec Berlusconi au sein d’une plateforme fédéraliste. Dans le sud, on les a toujours détestés. La Ligue du Nord était la béquille de la coalition du centre-droit dans le nord.

Salvini, qui était encore imprégné de ce discours il y a quelques années de cela, a changé de cap en façonnant son parti selon le format du Front National de Marine Le Pen et en changeant de nom. Désormais, le parti se baptise simplement La Ligue, et non plus la Ligue du Nord. Il s’agit d’un parti national, dont le discours est principalement centré sur l’immigration. L’intensification et la médiatisation du phénomène migratoire ces dernières années, avec une hausse dramatique des débarquements d’êtres humains désespérés sur les côtes du pays, ont offert un matériel explosif à la Ligue. Dans ce cadre, Salvini était reconnu pour maintenir une posture ferme alors qu’il dépeignait une gauche naïve oubliant les intérêts des italiens. Il a aussi accusé les autres pays européens de laisser l’Italie seule dans sa gestion de la migration. Selon Salvini, la dynamique migratoire met en difficulté le marché du travail, oblige l’Etat à dépenser de l’argent pour les migrants et menace l’ordre public. Ce fut une stratégie qui, dans une conjoncture d’effondrement économique et social, a canalisé le mécontentement social de la forme la plus grossière. Depuis qu’il est ministre de l’Intérieur, le respect de ces promesses électorales a accru de manière exponentielle sa cote de popularité ces derniers mois. De plus, Salvini s’est montré stratégique en introduisant sur la scène politique des thèmes autour desquels personne jusqu’à présent n’avait réussi à rassembler, comme l’opposition à la réforme des retraites et aux technocrates européens. Au sujet de ce dernier point, il a flirté avec une méfiance grandissante envers l’Union Européenne qui se développe dans tout le pays et qui a même réussi à mettre en doute l’euro, mais il est revenu sur ses pas quand cela ne lui convenait plus.

NS – Si vous deviez décrire le profil de Salvini, quels traits ressortiraient ?

SM – Il faut reconnaître que Salvini a un grand flair politique. Je crois que sa plus grande force est de réussir à faire passer des consignes de la droite radicale comme des considérations de sens commun. Son ton est embrasé mais il réussit toujours à présenter ses propositions comme si elles étaient parfaitement légitimes, comme si elles étaient le fruit d’un raisonnement. Il ne se contente pas de crier : au travers d’un langage simple, très linéaire, d’homme du peuple, il est capable de donner une image claire et évidente à des politiques d’extrême droite, et par là même d’évincer du champ de la rationalité les autres acteurs politiques. Une autre de ses facultés, cette fois-ci plus sous-terraine, consiste à maintenir sa popularité dans des secteurs qui sont aux antipodes de l’échiquier politique. Salvini ne plaît pas exclusivement à ceux qui ressentent un grand mécontentement social. Il garde, en même temps, un soutien très élevé de la part du secteur entrepreneurial. Dans ce secteur, tous ne tolèrent pas sa fougue xénophobe, mais face à l’inconnue du Mouvement 5 étoiles, ils préfèrent un parti dont la vocation est beaucoup plus claire en matière de défense des affaires, avec notamment la promesse de mettre en place la flat tax. Ceci explique que pendant des mois, Salvini a eu bonne presse dans quelques journaux d’orientation libérale. C’est un homme politique perspicace, étant donné qu’en montrant un mélange de radicalisme de droite et de pragmatisme pro-entrepreneurial, il arrive à faire fusionner des mondes sociaux très hétérogènes.

NS – Quelles ressemblances et quelles différences existe-t-il entre Salvini et les autres courants d’extrême droite – ou populistes de droite – européens ?

SM – C’est une galaxie complexe, il s’agit de formations qui ont des généalogies différentes. Au-delà du fait que dans cette conjoncture historique ils soient catégorisés heuristiquement comme des populismes de droite, il est important de garder une approche la plus analytique possible, afin de ne pas tomber dans le piège qui consiste à les accuser de fascisme. Leur point commun est une hostilité ouverte envers la migration. Ils veulent uniquement des natifs dans leurs pays (natifs souvent compris en terme strict de consanguinité ethnique), et exhibent une intolérance envers les migrants africains et asiatiques, mais aussi envers ceux d’Europe de l’Est. Certains d’entre eux expriment plus d’inquiétude que d’autres en ce qui concerne la supposée islamisation de nos sociétés. C’est un thème que Salvini a développé, même s’il ne l’a pas fait de manière aussi centrale que Marine Le Pen en France et Geert Wilders aux Pays-Bas. De manière un peu moins visible, certains ont une posture homophobe, mais il y a des exceptions. En effet, la leader de Alternative pour l’Allemagne (AfD), Alice Weidel, est ouvertement homosexuelle, ou le néerlandais Pym Fortuyn, l’était aussi.

Il me semble que, de toute façon, il existe des différences importantes. Certains n’arrivent pas à s’éloigner d’une esthétique fasciste, même si le discours (dans beaucoup de cas) ne l’est plus vraiment. C’est le cas du Front National de Le Pen, dont l’association avec le régime de Vichy est encore d’actualité. La même chose se passe avec AfD en Allemagne et Jobbik en Hongrie, qui viennent de mouvements sociaux d’extrême droite. Comme nous le savons, l’origine idéologique de la Ligue est différente, même si Salvini est clairement devenu une option électorale attrayante pour l’électorat profasciste. Cependant, je dirais que la différence fondamentale est ailleurs. Si toutes ces personnalités sont hostiles à l’Union Européenne et demandent la récupération de la souveraineté nationale (depuis une perspective de droite, bien sûr), l’élément anti-austérité est davantage marqué dans le cas de la Ligue et, en partie, dans celui de Marine Le Pen. Ce n’est pas un hasard que les populistes du nord de l’Europe aient recours, comme beaucoup de libéraux de leurs pays, à la parabole de la cigale et la fourmi : les peuples du sud de l’Europe sont les cigales qui vivent tranquillement et demandent à ce que leurs comptes soient alimentés par les fourmis travailleuses, qui seraient les peuples du nord. Il convient de souligner que c’est un discours qui manque totalement de fondement. Finalement, il y a une dernière source de tension entre eux – au-delà du fait qu’ils aient participé à beaucoup de sommets ensemble – autour de la constitution d’une sorte d’Internationale des populistes de droite. Salvini a demandé à maintes reprises qu’il y ait une répartition équitable des migrants qui arrivaient en Italie entre les pays européens. Le plus récalcitrant était justement son ami Viktor Orbán en Hongrie.

Samuele Mazzolini, chercheur en sciences politiques et spécialiste d’Ernesto Laclau.

NS – Luca Morisi, le gourou des réseaux qui développe la campagne politique de Salvini, a réussi à convertir le démagogue parlant aux secteurs racistes et xénophobes en un vrai leader politique. Quelles ont été les clefs de la stratégie de propagande qui a permis de donner l’image d’un Salvini « proche du peuple » ?

SM – C’est une autre question fondamentale. Il y a une hyperexposition médiatique de Salvini. Quand on allume la radio, c’est Salvini qui parle, et si l’on allume la télévision, c’est encore Salvini. Dans ta ville, un jour où l’autre, tu tomberas sur Salvini en train de haranguer les gens. Et si tu te connectes sur les réseaux sociaux, tu vois immédiatement apparaître une publication ou une photo de Salvini. Dans ce dernier secteur, il semble que Luca Morisi ait développé un système particulier communément nommé « la bête ». Je ne suis pas un expert en technologie numérique, mais j’ai cru comprendre que c’est un système qui gère à la fois les réseaux sociaux et les listes de mail, qui analyse constamment les contenus avec le plus de succès, le type d’utilisateurs qui ont interagi et de quelle manière ils l’ont fait. Ça leur permet de parfaire la propagande, en calibrant selon les fluctuations et les changements d’humeur politique. Quelques semaines avant les élections de l’année dernière, ils ont lancé un jeu en ligne sur Facebook qui s’appelait Vinci Salvini!, qui invitait les utilisateurs à interagir sur les publications du Capitaine[le surnom du leader de la Ligue]. Une photo du gagnant était ensuite publiée sur le profil de Salvini, le gagnant recevait également un appel téléphonique du leader de la Ligue et pouvait le rencontrer lors d’un rendez-vous « privé ». C’était une manière d’augmenter le flux des visites, mais aussi de récupérer les données d’une grande quantité d’utilisateurs. Et nous savons désormais que la gestion des big datas est importante pour influencer l’opinion publique.

NS – La montée du salvinisme semble aller de pair avec l’effondrement politique et intellectuel de la gauche italienne, l’une des plus fortes d’Occident. Peut-on imaginer comment pourrait se recomposer cet espace ?

SM – Toutes les branches de la gauche italienne vivent une époque de crise gravissime. On se souviendra pendant longtemps des élections du 4 mars 2018. La gauche modérée et social-démocrate connaît une phase d’égarement historique. Son adhésion aux politiques antipopulaires, son acceptation fort peu critique de l’austérité imposée par Bruxelles, sa proximité des grands groupes multinationaux et financiers l’ont fait paraître, et à juste titre, comme complice de l’érosion des sécurités sociales et professionnelles qui l’avaient pourtant caractérisées durant l’époque précédente. Matteo Renzi, après être un temps parvenu à se faire voir comme le représentant d’une proposition innovante de renouvellement générationnel autour d’une espèce de populisme centriste, a rapidement jeté à la poubelle tout le capital politique qu’il avait accumulé. Il est maintenant, à 44 ans, un homme politique à la popularité décroissante. En arrivant au pouvoir, il a vite démontré que l’unique variante qu’il apportait était une modération du Parti Démocrate, dans un processus qui était en gestation depuis la mort du Parti Communiste Italien (PCI), et dont il a représenté l’apogée et la ruine. Arrogant, présomptueux, sans contact avec la réalité, il a confirmé la thèse de Machiavel selon laquelle le leadership nécessaire pour arriver au pouvoir ne coïncide pas toujours avec celui nécessaire pour s’y maintenir.

La gauche radicale n’a pas d’avenir non plus. Elle a une image résiduelle au sein de la population. Ce secteur politique s’adresse exclusivement à lui-même, car il doit respecter certaines normes de discours et une esthétique particulière. La gauche doit s’aimer elle-même. En réalité, elle devrait plaire aux autres. Le fait est que ses procédés liturgiques, en dehors de sa propre bulle, provoquent un certain rejet. Elle s’enferme et ne se rend pas compte qu’elle choisit automatiquement un espace politique qui la neutralise. Il ne s’agit pas de cesser de lutter pour la justice sociale : c’est une histoire de symboles, de mots, de tics nerveux, d’une répétition de tout le politiquement correct qui est devenue odieuse. Mais c’est aussi une question de contenus. En ce sens, aucune des deux branches de la gauche n’arrive à développer une analyse socio-économique à la hauteur des circonstances, en insistant sur les droits civils et individuels dans une époque où la priorité des questions sociales est évidente. Aucun des deux secteurs n’a problématisé sérieusement le rôle de l’Union Européenne et de l’euro. Les deux ont été le levier au travers duquel le néolibéralisme s’est cristallisé et consolidé, appauvrissant la démocratie en faveur des marchés et dépossédant les États européens de la souveraineté populaire. C’est un mot banni. Je me rends compte que, vu depuis l’Amérique Latine, cette posture semble grotesque. Ici, seuls la droite et le Mouvement 5 étoiles ont été suffisamment perspicaces pour entrevoir la nécessité de parler de la question nationale, qui est enjeu important puisqu’elle regroupe le déficit démocratique, l’asymétrie entre les pays européens et la nécessité de développer une proposition ancrée dans les traditions populaires et nationales. À l’inverse, la gauche se présente comme défenseure d’un cosmopolitisme abstrait, et ce n’est pas un hasard si ses électeurs appartiennent à des couches aisées vivant dans les centres urbains onéreux. Ses racines populaires n’existent plus.

NS – Il y a presque un mois, de nombreux maires du sud de l’Italie se sont rebellés contre Salvini et ont décidé de ne pas fermer les ports devant l’arrivée des migrants. Comment peut-on résoudre ce conflit humanitaire et territorial entre le gouvernement et les maires ? Des leaders comme le maire napolitain Luigi de Magistris peuvent-ils incarner la nouvelle opposition au gouvernement ?

SM – Le geste de ces maires est courageux et méritant. Mais il n’y a pas de conflit territorial. La vérité est qu’il leur est impossible de renverser la politique de Salvini de fermeture des ports. La question humanitaire n’a pas de solution facile. Les migrations sont dynamiques, elles ont des raisons structurelles profondes qui demandent des solutions drastiques, en commençant par la mise en question du rôle des pays occidentaux et de leurs multinationales en Afrique. À court terme, il faudrait une plus grande solidarité de la part des pays européens et le dépassement de la Convention de Dublin qui prévoit que les pays d’arrivée des migrants soient les responsables des démarches de demande d’asile, ce qui met une grande pression sur les pays du sud de l’Europe, l’Italie et la Grèce en première ligne.

En ce qui concerne De Magistris, je me vois obligé de répondre solennellement que non, il ne peut incarner aucune opposition au gouvernement. Récemment, il a rejeté la possibilité d’être le leader d’un grand éventail de forces de la gauche radicale pour les élections européennes. Il y a deux raisons pour penser que ça n’aurait pas fonctionné. La première est en lien avec le personnage. Ces derniers temps, il s’est enfermé dans un langage et un symbolisme vernaculaire, très napolitain, avec peu de succès dans le centre-nord de l’Italie, où habite la majorité de la population. De plus, il a fait des propositions saugrenues telle que l’idée d’une crypto-monnaie pour Naples et l’organisation d’un référendum pour obtenir plus d’autonomie pour la ville (dans un contexte où l’autonomie a toujours été une consigne de la Ligue pour détacher le nord des régions du sud, objectif que Salvini est en train d’atteindre au travers du transfert de compétences à trois régions du nord en plein silence général, vu que cela pourrait faire douter de sa vocation nationale). La deuxième raison, c’est que De Magistris n’a pas réussi à maintenir une distance prudente vis-à-vis de sujets politiques discrédités et sans avenir. Le pire, c’est que sa proposition politique a été phagocytée par ce milieu qui adopte une tonalité morale plus que politique dans ses condamnations.

Mais revenons à la question migratoire. Elle produit de nos jours une dichotomie dont on ne peut rien tirer de positif. Insister dans le pôle opposé à celui de la Ligue est éthiquement louable, mais politiquement stérile. Son alternative, qui consisterait à se rapprocher des positions de la Ligue en la matière, est éthiquement répugnante et politiquement inutile, car la Ligue occupe déjà ce terrain mieux que personne. Le seul chemin qui peut avoir du sens est l’adoption d’une position nuancée sur la question pour éviter de mourir politiquement. C’est-à-dire, en reconnaissant le drame humanitaire et en rejetant les politiques de la Ligue, mais en admettant la nature problématique du phénomène et le besoin d’une intervention régulatrice. Cependant, c’est un axe sur lequel il est presque impossible d’obtenir un intérêt politique, il faut dès chercher de nouvelles dichotomies à partir desquelles il est possible d’occuper la position la plus forte : c’est la question du contrôle de l’agenda politique. A l’inverse, la gauche et De Magistris reçoivent passivement la dichotomie de la migration (et d’autres similaires) et ils la renforcent, dépoussiérant ainsi un antifascisme militant qui n’articule rien et se limité à l’expression d’un témoignage moral.

NS – Comment l’Italie intervient-elle dans la géopolitique globale ?

SM – Très mal. Historiquement, l’Italie a toujours été le sud du nord et l’est de l’ouest. Aujourd’hui, nous courons le risque que cela s’inverse. Toutefois, il ne s’agit pas d’une destinée manifeste à l’envers. L’Italie vaut beaucoup plus que ce que ses épouvantables élites pensent et que ce que les dernières élections ont pu démontrer durant ces décennies. Historiquement, l’Italie a été forcée à imiter les modèles étrangers, et la participation à la constitution de l’euro, un des paris géopolitiques les plus absurdes et néfastes du siècle passé, est le meilleur exemple de cette attitude. C’est la philosophie du lien externe, c’est-à-dire la volonté d’attacher notre économie et notre société à des modèles que nos élites considèrent comme les plus efficaces, pour qu’elles nous éloignent de notre supposé atavisme, de notre apparente propension ontologique au désastre, à faire les choses mal. En définitive, c’est une espèce d’autoracisme. Tout cela s’est traduit en une politique extérieure à la merci des plus puissants, tant sur le plan européen que mondial, surtout face aux États-Unis. Pour ces raisons, l’Italie a toujours été avant-gardiste pour prêter des ressources (militaires, financières, d’espionnage) à des fins éloignées de ses intérêts (voir notamment la participation à des guerres impulsées par d’autres), mettant en risque ses propres réseaux commerciaux.

L’Italie n’est pas immune aux problèmes internes d’ordre économique, démographique et politique qui limitent son rayonnement international. Mais un éventuel Italexit fait peur à tout le monde, étant donné qu’il remettrait en question la zone Euro. En ce sens, l’Italie n’est pas la Grèce. De plus, l’Italie bénéficie d’une position qui lui permet de mener une politique extérieure plus indépendante, avec un rôle plus important. La taille de son économie (la huitième ou neuvième du monde), sa position géographique privilégiée au centre de la Méditerranée, son excellence dans certains secteurs technologiques, sont des éléments qui, en principe, lui donneraient un rôle beaucoup moins servile que celui qu’elle joue en ce moment. Le problème est qu’il manque un État, il manque une classe de dirigeants à la hauteur qui sache raisonner au-delà des patrons consolidés, des institutions qui fonctionnent. Pour avoir un rôle géopolitique plus remarquable, il faudrait terminer le processus encore d’actualité du Risorgimento. C’est une tâche qu’avait proposée le Parti Communiste, mais plus personne ne pense ainsi.

 

Samuele Mazzolini est docteur en philosophie à l’Université d’Essex. Il travaille au sein du département de Politique, Langues et Etudes Internationales de l’Université de Bath. Il collabore habituellement avec le journal Il Fatto Quotidiano et préside l’organisation politique Senso Comune.

Les nouveaux médias dans la bataille culturelle européenne

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De gauche à droite Antoine Cargoet, Iago Moreno, Salomé Saqué, Enric Bonnet et Samuele Mazzolini.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Vous pouvez retrouver notre débat sur les nouveaux médias européens qui se sont lancés et qui vivent une expérience proche de celle de LVSL. Nous recevions pour l’occasion Iago Moreno (La Trivial & The New Pretender), Enric Bonet (CTXT), Samuele Mazzolini (Senso Comune) et Antoine Cargoet.

 

Crédits photo : ©Ulysse Guttmann-Faure pour LVSL.

Le populisme est-il devenu une norme en Europe ?

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De gauche à droite Jorge Lago, Boris Vallaud, Antoine Cargoet, Elsa Faucillon et Samuele Mazzolini.

Vous avez manqué notre Université d’été ? Retrouvez notre débat sur le populisme comme phénomène majeur en Europe. Nous recevions pour l’occasion Boris Vallaud (PS), Elsa Faucillon (PCF), Jorge Lago (Podemos) et Samuele Mazzolini (Senso Comune).

 

https://www.youtube.com/watch?v=Dso1Bfh36C4

Crédits photos : ©Ulysse Guttmann-Faure

Le clivage gauche-droite est mort en Italie – Entretien avec Samuele Mazzolini

Samuele Mazzolini, fondateur du mouvement Senso Comune

Samuele Mazzolini est un intellectuel italien chercheur à l’université d’Essex au Royaume-Uni. Il est par ailleurs co-fondateur du mouvement italien Senso Comune, d’inspiration gramscienne et populiste. Nous l’avons interrogé sur la situation politique italienne, quelques mois avant les élections législatives, et sur le projet de Senso Comune.

 

LVSL : Les élections municipales de juin 2017 ont été remportées haut la main par les deux principaux partis de droite : Forza Italia de Silvio Berlusconi et la Ligue du Nord de Matteo Salvini. Bien que distancées dans les sondages nationaux par le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) et le Parti Démocrate (PD), les droites italiennes semblent avoir le vent en poupe. Quelles sont les orientations et les stratégies respectives de ces deux formations ?

En effet, les droites italiennes ont été enterrées trop vite, comme l’ont bien démontré les élections municipales de juin 2017, de même que les récentes élections régionales en Sicile. Avec la chute du gouvernement Berlusconi en 2011 et une série de scandales qui ont touché dans le même temps la Lega Nord (Ligue du Nord, NdT), la droite a certainement été sérieusement ébranlée, mais elle est parvenue à se ressaisir. Commençons par la Lega Nord, qui a réalisé un véritable exploit. Il y a quelques jours, il a été officiellement décidé que son nom serait la Lega et non plus la Lega Nord. Ce changement de nom scelle un processus lancé par son président, Matteo Salvini, depuis qu’il a pris les rênes du parti en 2013. En substance, le projet de Salvini est de transformer son parti en équivalent italien du Front National de Marine Le Pen, avec laquelle – et ce n’est pas un hasard – il a entretenu des liens étroits durant ces dernières années. Il ne s’agit donc plus d’un parti qui porte des revendications régionalistes, à visée « nordiste » [auparavant, la ligue du Nord portait des revendications régionalistes et autonomistes, ndlr]  et aux accents séparatistes, mais bien d’un parti national délivrant un discours destiné au pays dans son ensemble. En interne, Umberto Bossi – le fondateur de la Lega – a été mis en minorité, même si la large victoire du référendum sur l’autonomie de la Vénétie promue par le gouverneur Zaia a partiellement rebattu les cartes.

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

En quoi consiste la politique de Salvini ? L’élément central qui la caractérise, dans la droite ligne du FN, est certainement le thème de l’immigration. Cette intolérance à l’égard des flux migratoires qui touchent notre pays existait déjà et leur augmentation exponentielle n’a probablement pas aidé, mais Salvini a été capable d’exacerber ce sentiment. De plus, il s’est habilement emparé de certaines luttes qui n’ont pas de marqueur idéologique, à l’instar de l’opposition à la réforme des retraites d’Elsa Fornero ou encore l’euroscepticisme. Il faut reconnaître qu’il s’agit d’un homme politique très habile, son style direct et ses idées excentriques sont ses plus grands atouts. Je pense que, bien que ce soit une horreur en termes de contenus, il y a beaucoup à apprendre de sa capacité à créer de l’adhésion à son discours. Il est toutefois confronté à un obstacle encore très important, issu de son passé : il s’agit des vidéos dans lesquelles Salvini entonne des chants contre Naples et le sud qui ne peuvent pas être supprimées. Chacune de ses apparitions dans le Sud est accompagnée de mouvements de protestation très forts. Bien que son poids électoral ait augmenté, alors qu’auparavant le symbole du parti n’apparaissait même pas sur le bulletin de vote, la transformation de la Lega en un vrai parti national n’est pas encore complètement achevée.

LVSL : A 81 ans, après avoir été condamné pour fraude fiscale puis pour corruption, aujourd’hui inéligible, que peut encore Silvio Berlusconi ? Quel rôle peut-il jouer dans la recomposition actuelle des droites et, plus généralement, dans la vie politique italienne ?

Berlusconi est une sorte de phœnix, la manière dont il réussit à chaque fois à renaître de ses cendres est incroyable. Certes, il ne bénéficie plus de la popularité électorale qu’il avait alors, et dans l’hypothèse où il devrait renouer une coalition avec la Lega, son leadership ne va plus de soi, tant il est vrai que les accords préliminaires prévoient qu’en cas de victoire, ce sera le chef du parti de la coalition qui obtiendra le plus de voix qui distribuera les cartes. Toutefois, il convient de rappeler l’ambiguïté maintenue par Berlusconi ces dernières années à l’égard de Matteo Renzi. Bien que ce « je t’aime, moi non plus » lui ait coûté cher – nombreux ont été ses parlementaires qui l’ont lâché pour soutenir de l’intérieur le PD -, on évoque avec insistance la possibilité d’une alliance post-électorale entre lui et Renzi lors de la prochaine législature, face à l’absence d’une majorité claire au parlement.

“Le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper (…) De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.”

Les intéressés nient, mais les contacts ne manquent pas et dans ce cas de figure, il est important de prêter attention aux bruits de couloirs et aux déclarations de ces parlementaires qui agissent en sous-main. Après des décennies de levées de boucliers, le réflexe anti-berlusconien du centre-gauche est en train de se dissiper. C’est peut-être une bonne chose, dans le sens où cela serait une entreprise de clarification après des décennies pendant lesquelles le pays s’est divisé autour d’un clivage principalement pro/anti Berlusconi. De cette façon, il y aurait une réunification entre celui qui a incarné symboliquement l’ethos néolibéral – Berlusconi – et le camp qui a fourni quant à lui le personnel politique le plus fidèle au projet néolibéral – le centre-gauche.

LVSL : Après le désaveu du « non » au référendum sur la réforme constitutionnelle en décembre 2016 et un échec cuisant lors des dernières élections municipales, Matteo Renzi est de nouveau en selle pour conduire la campagne du Parti Démocrate en vue des élections législatives du printemps prochain. Quel est son bilan à la tête du gouvernement italien (2014-2016) ? Peut-il espérer rassembler les rangs démocrates derrière lui ?

Le bilan de Renzi est mauvais, et je ne dis pas cela seulement d’un point de vue partisan, mais aussi de son point de vue à lui. Retraçons à grands traits son ascension. Renzi se présente comme le nouveau visage de la politique, comme l’innovateur fraîchement débarqué, au parler simple et à la répartie facile, aux idées « cool » dans l’air du temps – ici aussi, l’analogie avec la France est importante : Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal, populiste dans le sens où ils créent un antagonisme très accentué avec la vieille classe politique – en premier lieu celle de son parti, dans le cas de Renzi – mais paradoxale car centriste, c’est-à-dire réfractaire à la mise en échec concrète du statu quo. Celui de Renzi a été une petite comédie faite de phrases hyperboliques et américanisées revisitées à la sauce italienne. Au moins, en ce qui concerne Macron – maigre consolation –, on peut dire qu’il existe un souffle culturel et conceptuel légèrement plus marqué. Au départ le modèle renzien apparaît comme particulièrement séduisant : le jeune qui brûle les étapes et se fraye un chemin contre la vieille bureaucratie d’un parti ankylosé, en mettant tout le monde au tapis.

Matteo Renzi en juin 2016 ©Francesco Pierantoni

Après quoi Renzi est entré dans une sorte de frénésie, qui a à voir avec son attitude fanfaronne. Son arrivée au gouvernement a été bien plus une manœuvre machiavélique, à la House of Cards, qu’une investiture populaire. Ici, la dimension populiste s’est faite plus discrète. Cette agitation peu clairvoyante s’est répercutée sur de nombreux aspects. Sa garde rapprochée, par exemple, est restée principalement toscane, la région d’où il a démarré : des gens parfois pathétiques et pas à la hauteur des enjeux nationaux. Il n’a pas réussi à élargir la portée de sa politique, à coopter des personnes, des courants, des compétences, ou alors de façon totalement éphémère. De manière encore plus significative, son action au gouvernement a confirmé les soupçons de ceux qui se sont opposés à lui dès la première minute : son ascension était soutenue et favorisée par des élites italiennes, avec les intérêts des grands groupes bancaires qui ont pris le dessus sur tous les autres – ce n’est pas un hasard si 24 milliards ont été offerts au système bancaire au cours de cette législature. Cet aspect est désormais assez clair pour tout le monde.

“Renzi est le Macron italien, à la différence importante que Renzi a réussi à s’emparer d’un appareil de parti via l’organisation de primaires ouvertes. Tous deux mettent en scène une sorte de populisme du centre paradoxal : antagoniste avec la vieille politique, mais réfractaire à la mise en échec du statu quo.”

Enfin, l’erreur la plus stupide a été la proposition de réforme constitutionnelle, une proposition excessivement liée à sa personne, mais surtout incapable d’incorporer une série de revendications qui avaient un poids important – telle que la suppression définitive du bicaméralisme, tandis que Renzi avait prévu la création d’un Sénat régional avec des compétences différentes. L’échec référendaire qui s’en est suivi a été retentissant, et a considérablement redéfini ses ambitions politiques. Récemment, il a fait passer en force, en coulisses, une loi électorale très contestée qui a donné lieu à d’âpres polémiques, surtout de la part du Mouvement 5 Etoiles (Movimento 5 Stelle), démontrant encore une fois son incapacité à saisir une revendication aussi partagée dans tout le pays que celle des préférences [l’idée est d’inclure la possibilité de signaler sa préférence pour tel ou tel député lors d’un vote de liste, et de ne pas voter uniquement pour la liste, ndlr]. De temps en temps, il pourrait lâcher un peu de lest, suffisamment pour repousser les embûches qui se présentent à lui. Mais il ne le fait pas. Politiquement, il s’est avéré être bien plus bête que ce qu’on pensait au début.

LVSL : Le Mouvement Cinq Etoiles, fondé en 2009 par l’humoriste Beppe Grillo, s’est durablement installé sur la scène politique italienne au point d’occuper aujourd’hui la première place dans les intentions de vote. Comment décrire ce parti parfois qualifié d’« objet politique non identifié », ne s’agit-il pas du mouvement populiste le plus « transversal » d’Europe ? Comment expliquez-vous son succès ?

Le coup qu’a réussi le Movimento 5 Stelle (Mouvement 5 Etoiles, M5S, NdT) est l’une des opérations les plus ingénieuses de la politique italienne et je le dis sans les soutenir pour autant, bien au contraire. Grillo a compris que les temps avaient changé, que la reproduction des clivages du XIXe siècle fonctionnait de moins en moins et que la représentativité des partis politiques était largement érodée. En ce sens, il y avait une foule d’électeurs à conquérir. A gauche, on a simplement tendance à stigmatiser l’opération grilliniste à cause de ses aspects ambigus, en perdant ainsi de vue les aspects performatifs et la possibilité d’apprendre quelque chose : le M5S a donné vie à une tradition politique ex nihilo qui en quelques années a révolutionné la réalité politique du pays.

“Comme le péronisme en Argentine, le M5S a donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés (…) Et c’est vraiment ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation. Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.”

Ce n’est pas par hasard si, sur un plan purement formel, et en dehors de conditions historiques et organisationnelles complètement différentes, j’aime comparer l’opération grilliniste au péronisme argentin. Pourquoi ? Parce que comme le péronisme, le M5S a lui aussi donné vie à un cadre apte à faire appel à des identités, des symboles et des questions très variés. Il y a une sorte d’hypertrophie, d’étirement de ce que le philosophe Ernesto Laclau appelle la chaîne d’équivalence, à savoir un discours politique qui englobe et crée un rapport analogique entre les diverses instances de changement social. Comme pour le cas argentin, ces diverses demandes ne sont pas réélaborées dans le sillage d’une orientation idéologique claire, mais restent unies, de manière freudienne, par un amour commun du père. Or, je trouve que tandis que dans le péronisme le père est sans aucun doute Perón, dans le cas du M5S, le plus petit dénominateur commun n’est pas tant Grillo que la question morale, véritable mirage salvateur en Italie depuis quelques décennies. C’est vraiment le caractère fondamentalement vide de ce drapeau qui fait qu’il s’agit du mouvement populiste le plus transversal d’Europe, comme tu le soulignes. Et c’est véritablement ce que la gauche est incapable de faire : s’emparer de nouveaux signifiants polysémiques afin de pouvoir y imprimer sa propre interprétation.  Il y a trop de termes que la gauche s’est fait dérober.

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Luigi di Maio, leader du M5S. ©Mattia Luigi Nappi

LVSL : En septembre dernier, les adhérents du M5S ont désigné leur chef de file pour les élections législatives. C’est le napolitain Luigi Di Maio, 31 ans, vice-président de la Chambre des députés qui briguera donc le poste de président du Conseil. Ce choix implique-t-il un quelconque changement dans la ligne et la stratégie du M5S ?

Jusqu’à présent, le M5S a démontré sa capacité à dissimuler de manière habile sa géographie politique interne, notamment grâce à un centralisme despotique qui sanctionne toute velléité de courants. Toutefois, je crois pouvoir dire que son choix de leader marque une certaine normalisation du M5S, dont la responsabilité ne doit pas être attribuée au vote des inscrits, car de fait, en septembre, a uniquement eu lieu la ratification d’un choix opéré il y a longtemps par les instances dirigeantes du mouvement. Par ses façons de faire, par l’esthétique et par le peu qu’on est parvenu à comprendre de ses déclarations, Di Maio incarne un choix démocrate-chrétien, de respectabilité, une caution de non-dangerosité du mouvement à l’égard des intérêts économiques les plus importants, avec une tendance à nourrir certains des penchants les plus réactionnaires, en particulier sur la question de l’immigration.

La nomination de Di Maio a déclenché à gauche une série de réactions dérisoires. Mais ceux qui le fustigent car il n’est pas particulièrement cultivé se trompent, car la politique n’est pas non plus une lutte pour afficher son érudition. Les maladresses de Di Maio s’avèrent être bien plus parlantes à l’électeur moyen que les discours opaques des leaders de gauche. Toutefois, il est vrai que son aspect de vendeur immobilier est peu charismatique et contraste sûrement beaucoup avec le ton chaleureux de Grillo. C’est probablement une manière, encore une fois, de couvrir un spectre encore plus large de l’électorat.

LVSL : A la gauche du Parti Démocrate, les forces sont éparpillées malgré l’alliance récente entre MDP, Sinistra italiana et Possibile dans la coalition Libere e uguali. Article 1 – Mouvement démocrate et progressiste, né en février 2017 d’une scission avec le PD, Gauche Italienne également structuré en parti politique depuis 2017, ou encore le Parti de la Refondation communiste : aucune de ces formations ne semble susciter l’adhésion. Comment expliquez-vous l’incapacité des gauches italiennes à sortir de la marginalité ?

La gauche italienne appartient davantage à l’éventail des pathologies psychiques qu’à la politique. Si on entrait dans le vif du sujet, il y aurait trop de choses à dire et à préciser, notamment parce que l’archipel de la gauche a subi de nombreuses mutations au cours de ces dernières années.  Je préfère tenir un discours plus large. On peut en effet distinguer une série de tares qui ont rendu la gauche progressivement inefficace, velléitaire, et même nuisible.

Tout d’abord, la gauche garde une approche platonicienne, dans le sens où elle pense que les masses sont dans l’erreur et qu’elles doivent donc être éclairées. Ce sont des restes d’une fausse conscience, de cette prétention à avoir une lecture privilégiée du social, fondée sur l’attribution d’intérêts établis en amont. Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation. Cela veut dire se salir les mains, au sens propre, adopter un vocabulaire ayant un lien avec la période historique dans laquelle on vit. Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega. Ils se contentent d’insister sur la nécessité d’unir la gauche – en se disputant sur la façon d’interpréter cette opération -, comme si cela était, nécessairement, un besoin que le pays éprouvait. Un autre défaut de la gauche est celui de se percevoir comme défenseur de mille particularismes, sans jamais bâtir un horizon qui l’achemine vers la création d’une identité populaire plus large. La gauche italienne est un camp incapable de se penser comme la représentation démocratique d’un « tout » qui lui est supérieur.

“Ce que la gauche ne parvient pas à comprendre, c’est que les volontés collectives ne préexistent pas à la politique, mais doivent se construire à travers un travail d’articulation (…) Une entreprise trop difficile pour ceux qui se complaisent dans leur propre identité, qui croient détenir la vérité et regardent avec dégoût les classes populaires qui votent pour le M5S et la Lega.”

Mais la gauche italienne se trompe également sur le plan du contenu. Imprégnée comme elle est d’un cosmopolitisme qui rejette tout ce qui concerne l’Etat-nation, elle ne propose aucun discours critique sur l’Union européenne. Par conséquent, il n’existe pas la moindre analyse sur le traité de Maastricht, sur l’euro, sur le rôle de l’Allemagne, sur le démantèlement du tissu industriel italien et sur les asymétries que l’UE cristallise. Elle continue d’ânonner que le concept d’Etat est dépassé et que le changement doit se faire à l’échelle continentale. Bien sûr, ce serait formidable s’il était possible de changer l’Europe d’un claquement de doigts, mais la formation des consciences politiques fonctionne encore selon une approche nationale et l’UE dispose de mécanismes qui rendent son fonctionnement imperméable au changement. Sans oublier que l’État-nation est le lieu de la démocratie : en dehors, il y a seulement la technocratie. Les raisonnements critiques que fait Mélenchon, par exemple, n’ont pas d’équivalent italien, sauf peut-être chez Rifondazione Comunista (Refondation Communiste, NdT), qui toutefois est le plus marginal et identitaire parmi tous ces acteurs.

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Massimo d’Alema, leader de Articolo 1 – MDP ©WeEnterWinter

Mais il faut dire un mot du mouvement Articolo 1 – MDP (Article 1er – Mouvement Démocrate et Progressiste, NdT). Eux incarnent vraiment  l’opportunisme, alors qu’ils ont toujours voté toutes les pires inventions du néolibéralisme. D’Alema a été l’un des responsables de la dérive de l’ex-PCI (Parti Communiste Italien, NdT). Maintenant qu’il a été évincé et que le vent a tourné, lui et ses partisans se replient tactiquement à gauche. Au niveau électoral, ils disposent d’un petit réservoir de voix qui vient en majorité des réseaux de clientélisme tissés par ceux qui sont dans la politique depuis des années. Mais ils ne pourront jamais devenir un acteur majeur de la politique italienne. Ensemble avec Gauche italienne et Possibile [“C’est possible”, ndlr], ils ont réussi à construire un petit cartel électoral destiné à exploser au lendemain des élections. Ils ont choisi comme leader le président du Sénat, Pietro Grasso, élu sur les listes du PD et qui a failli se défiler sur la nouvelle loi électorale. Il est difficile de trouver un personnage moins charismatique, moins capable de toucher les secteurs les plus eloignés de la politique. En fait, tout ce qui intéresse d’Alema et ses amis est de piquer quelques voix modérées au PD. Cependant, le lendemain des élections, ils viendront de nouveau frapper à la porte du PD (Partito Democratico, Parti Démocrate, NdT) : leur horizon politique se limite au centre-gauche et aux préoccupations électorales.

LVSL : Podemos, La France Insoumise, ces deux partis sont parvenus à se hisser sur le devant de la scène politique en rompant avec les codes traditionnels des gauches radicales à travers une stratégie clairement populiste. La revue Senso Comune que vous animez se revendique du populisme démocratique, une expression que l’on retrouve également chez Íñigo Errejón, l’un des principaux intellectuels de Podemos. Quelle forme doit prendre ce populisme démocratique ? Existe-t-il un espace politique disponible en Italie pour une telle option ?

A Senso Comune (Sens Commun, NdT), nous nous situons pleinement dans le sillage tracé par Podemos et La France Insoumise, dans le sens où nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », c’est-à-dire de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise, en partant de l’opposition aux élites – mais pas seulement politiques, comme le fait le M5S, mais plutôt politiques et surtout économiques. Ici, la référence à la Patrie, au national-populaire joue un rôle clé. Avant toute chose, il est impératif d’arracher aux autres forces politiques cette bannière, et de la décliner en termes inclusifs : si ce ne sont pas les forces démocratiques qui prennent possession de ce signifiant, alors ce sont les forces de droite qui le feront, avec tout le cynisme et le racisme dont elle font preuve. Il s’agit donc d’établir le fait que l’amour pour là d’où l’on vient ne se concrétise pas par un suprématisme obtus, mais par la sécurité sociale et économique de ceux qui y habitent. En second lieu, cette démarche bénéficie d’une actualité incontournable, car nous sommes à un moment où la souveraineté populaire est dérobée par les institutions supranationales, donc la référence à la communauté démocratique de base devient centrale. Comme le dit fort justement la philosophe Chantal Mouffe : « l’ennemi principal du néolibéralisme est la souveraineté du peuple »

“Nous pensons que la métaphore droite/gauche ne fonctionne plus et que l’antagonisme à revendiquer est celui de l’oligarchie contre le peuple. Pour ce faire, il s’agit de rassembler un nouveau « nous », de créer une identification nationale autour des groupes sociaux et des revendications sociales négligées et exacerbées par la crise.”

Senso Comune cherche à créer un noyau totalement alternatif à la gauche et au M5S, porté par la jeunesse et d’inspiration antilibérale, le moins possible conditionné par un attachement à des liturgies et à des mots d’ordre désormais dénués de sens, qui se concentre sur des thèmes à même de créer des majorités sociales nouvelles et transversales. Les héritiers du PCI, dans toutes ses ramifications, se sont avérés incapables de maintenir en vie ce patrimoine qui, malgré quelques ambiguïtés, avait fait de l’Italie un pays plus juste. Leur responsabilité en termes d’erreurs stratégiques, de retards de lecture en matière politique et culturelle est très grande. Le M5S, quant à lui, constitue un obstacle non négligeable. Il occupe l’espace politique de la promesse de rédemption et s’est emparé d’une série de revendications clés. Mais on peut déjà entrevoir quelques failles. Leur inefficacité, l’absence d’un projet politique et économique allant au-delà des attaques stériles à l’encontre de la caste politique, la sélection d’une classe dirigeante certes nouvelle mais impréparée, sont en train d’être mis au jour, à partir de l’expérience ratée de Virginia Raggi à Rome. Il faut axer notre critique là-dessus et sur le fait que si l’on ne règle pas nos comptes avec les élites et les puissances économiques italiennes et européennes, en premier lieu les banques, il n’y a pas d’émancipation possible.

LVSL : La plupart des pays européens ont récemment connu de profonds bouleversements dans leurs systèmes partisans. Comme on l’a vu, l’Italie n’échappe pas à la règle. A l’heure actuelle, aucun des grands partis en lice ne semble en mesure d’obtenir à lui seul une majorité à la Chambre des députés. Quels sont aujourd’hui les scénarios d’alliances envisageables ?

Le M5S est quasiment sûr d’arriver en tête, mais sans les sièges nécessaires pour soutenir un exécutif de façon autonome. Certains pensent vaguement à la possibilité d’un accord post-électoral avec la Ligue du Nord, en vertue d’un glissement à droite des militants du M5S. Même Salvini a affirmé il y a quelques jours que la première chose qu’il ferait après les élections, au cas où il n’y aurait pas de majorité claire, ce serait d’appeler Grillo. Pour le M5S cela impliquerait le sacrifice de cette altérité radicale qu’il a jusqu’ici maintenu par rapport au reste du système politique. Quoi qu’il en soit, ce n’est pas une possibilité à exclure.

Cependant, après le vote en Sicile, il ne faut pas écarter la possibilité que ce soit le centre-droit qui l’emporte, mais avec le même problème pour former une majorité. Pour cette raison, je pense plus vraisemblable la formation d’un exécutif de type « barrière contre les populismes » dont le pivot serait évidemment le PD.  En fonction du nombre de députés nécessaires, il faudra regarder ce qui se passe du côté de Articolo 1 – MDP en leur fournissant une contrepartie en termes de sièges plutôt qu’en termes politiques. Le problème est que, là aussi, l’addition des groupes parlementaires ne serait pas suffisante pour former un exécutif. Donc, il est plus probable que le PD s’adresse à Berlusconi et aux formations habituelles de transfuges  qui , presque par magie, se forment toujours après les élections. Dans ce cas, Renzi laisserait probablement sa place à un personnage moins tonitruant. Un Gentiloni-bis est une possibilité, mais il y a aussi le ministre de l’intérieur Minniti qui est en lice, un ancien communiste qui s’est construit une renommée d’inflexible avec la crise des migrants et qui plait aussi à droite.

Le mouvement Senso Comune lors de son école d’été de 2017.

LVSL : Les Italiens sont l’un des peuples les plus eurosceptiques de l’UE. Comment l’expliquez-vous? L’ « Italexit » est-il aujourd’hui à l’agenda ? L’euro est-il identifié comme une contrainte qui pèse sur le pays ?

Il faut distinguer deux plans du discours. En termes d’euroscepticisme, l’Italie n’est pas la Grèce ou l’Espagne, mais elle n’est pas non plus le Royaume-Uni. Il existe encore un euroscepticisme latent, mais d’intensité réduite. Il y a naturellement une partie du pays plus incontestablement anti-européiste – pour l’instant engagée surtout à droite –  mais elle reste minoritaire par rapport à une majorité qui maintient une position de substantielle neutralité ou de légère hostilité. Cela explique pourquoi les groupes expressément anti-euro et souverainistes de gauche n’ont débouché sur rien du tout. De fait, si demain l’on votait sur la présence de l’Italie dans la zone euro, je crois que l’option d’y rester l’emporterait nettement, avec un appui beaucoup plus large par rapport au traditionnel bloc qui tire avantage des politiques déflationnistes. En général, ce n’est pas par conviction, mais par crainte que les gens fournissent ce type d’appui. Dans ce sens, il faut agir en prenant en considération la centralité politique, c’est-à-dire la nécessité de formuler notre propre réponse en partant des thèmes les plus profonds, en évitant d’adopter des positions qui se situent de manière trop nette en dehors du sens commun. Dans le cas contraire, nous retomberons dans l’avant-gardisme ou dans un mouvement monothématique.

“Il faut commencer à problématiser progressivement l’Euro, en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites établies ces dernières années. C’est un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.”

Cela ne veut pas dire que l’Euro et l’UE ne sont pas un problème. Sortir de l’Euro et des préceptes européens est une condition nécessaire – mais pas suffisante – pour générer de nouveau de la croissance, de l’emploi et pour rééquilibrer la répartition des richesses. Les chances d’un projet de ce type sont liées à la capacité de donner vie à un discours d’ensemble sur la société, un discours persuasif, qui promeut un modèle d’intégration européen alternatif à l’UE. Ce nouveau modèle doit nous rendre la souveraineté – c’est-à-dire la démocratie -, tout en maintenant une forte coopération sur les sujets essentiels et d’intérêt commun.

Je pense que ce processus demande du temps. En effet il s’agit de désarticuler une «casamatta» – pour utiliser un terme de Gramsci – dont il est difficile de s’emparer. Voilà pourquoi j’estime que commencer à problématiser progressivement l’Euro – en mettant en évidence le caractère nuisible des traités qui l’ont précédé et des limites qui ont été établies ces dernières années – est la route à suivre. Il s’agit d’un travail politique et pédagogique à réaliser de façon habile et il faut le commencer au plus tôt, sinon nous finirons comme Tsipras.

 

Réalisé par Vincent Dain. Traduit par Astrée Questiaux, Pinelli Talcofile, Valerio Arletti et Lenny Benbara.