« Le capitalisme est en passe de tuer l’agriculture paysanne » – Entretien avec la Confédération paysanne

Manifestation de la Confédération Paysanne devant la préfecture de Bretagne le 2 février 2024. © Vincent Dain

Pour éteindre la contestation des agriculteurs, le gouvernement a cédé aux demandes de la FNSEA : moins de normes, des aides d’urgence, suspension du plan de réduction des pesticides et promesses de faire respecter les lois Egalim. Des mesures qui ne répondent en rien aux problèmes fondamentaux soulevés par les paysans : leurs revenus sont bien trop faibles et le libre-échange accélère leur ruine. Face à l’impasse de la fuite en avant proposée par la FNSEA et le pouvoir politique, la Confédération Paysanne, syndicat agricole classé à gauche, a décidé de poursuivre sa mobilisation.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national à la Confédération paysanne depuis mai 2023, nous explique pourquoi. A l’opposé de la marchandisation de l’alimentation et du libre-échange généralisé, il plaide pour un modèle alternatif, plus rémunérateur et plus respectueux de la nature. Il nous décrit les mesures que défend son syndicat, le projet de société autour de la Sécurité sociale de l’alimentation et leur travail pour amplifier les liens avec les syndicats ouvriers. Entretien.

Le Vent Se Lève – Un élément déclencheur du mouvement des agriculteurs a été l’annonce d’une hausse de la taxe sur le gazole non-routier (GNR), à laquelle l’exécutif a depuis renoncé. Quels sont les autres facteurs, structurels ou conjoncturels, qui nourrissent selon vous la contestation ?

Stéphane Galais – Tout d’abord, il faut rappeler qu’il s’agit au départ d’un mouvement tout à fait spontané, ayant émergé dans le Sud-ouest de la France. A la question du GNR s’ajoute la difficulté conjoncturelle de la maladie hémorragique épizootique (dite MHE), qui a particulièrement affecté les élevages bovins et ovins de cette région. L’impossibilité pour les éleveurs d’écouler leur production et le refus gouvernemental d’octroyer des compensations se sont ajoutés à des problèmes plus structurels, comme la faiblesse du cours de la viande ou les aléas climatiques, notamment les sécheresses.

En fait, la MHE n’est que l’allumette qui a mis le feu aux poudres de toutes ces difficultés cumulées. Ce n’est qu’ensuite que la FNSEA s’est emparée d’un mouvement de colère d’abord spontané, nourri de la difficulté à vivre de son métier. Par ailleurs, l’impression qu’ont les paysans français d’être déconsidérés par le reste de la société participe certainement au ras-le-bol général qui a conduit aux manifestations.

LVSL – La FNSEA dénonce les pesanteurs administratives qui empêchent l’exercice serein du métier et rejette l’accumulation des normes tant étatiques qu’européennes qui, selon elle, portent atteinte à la compétitivité de l’agriculture française, la mettant ainsi en péril. Pourquoi avoir rejoint le mouvement ? Quelles sont les revendications que porte votre syndicat, la Confédération paysanne ?

S. G. – Nous partageons le constat du syndicat majoritaire quant aux lourdeurs administratives. Mais ce n’est certainement pas la cause profonde du mal-être des paysannes et des paysans. En réalité, ce sont les revenus qui sont au cœur du problème. Lorsqu’il gagne bien sa vie, un paysan est en mesure d’affronter sereinement les complications administratives, mais aussi de répondre aux répercussions du changement climatique sur son travail. La FNSEA a tenté de se tirer d’affaire, c’est-à-dire de faire l’impasse sur la question du revenu, en mettant prioritairement l’administration en cause. La mobilisation l’illustre parfaitement dans la mesure où les revendications des adhérents diffèrent parfois radicalement des discours portés par les dirigeants syndicaux.

« La dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business. »

C’est justement parce que la question du revenu était au centre de la contestation que la Confédération paysanne s’est ralliée au mouvement. Nous avons d’abord été surpris par son ampleur avant de réaliser qu’il nous fallait absolument prendre le train en marche pour tenter de faire émerger nos propres revendications. Depuis, nous avons pas cessé de rappeler que le revenu est le véritable enjeu de ce mouvement social, et non les démarches administratives, bien qu’elles puissent évidemment aggraver la condition des paysannes et des paysans. Ceci étant dit, la dénonciation par la FNSEA des normes sur les produits phytosanitaires, sur la gestion des haies ou les ressources hydrauliques est une diversion pour protéger les intérêts de l’agro-business.

LVSL – Peut-on parler d’une fuite en avant vers l’export, conçu comme la condition de viabilité de l’agriculture française ?

S. G. – Il est clair que pour les dirigeants de la FNSEA, le modèle libéral, consacré par le libre-échange, demeure l’horizon vers lequel doit tendre l’agriculture française. C’est une conception selon laquelle seule une poignée d’agriculteurs, plus proches de l’entrepreneur ou de l’homme d’affaire que du paysan, se trouve en capacité de faire face à la concurrence et de porter vers l’excédent la balance commerciale agricole.

Selon moi, nous nous trouvons aujourd’hui à une époque charnière où le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne, fondée sur l’exploitation familiale petite ou moyenne. L’accaparement croissant des terres et leur concentration toujours plus poussée entre les mains d’un petit nombre d’entrepreneurs en est un bon exemple. C’est justement dans ce basculement que prend racine le malaise paysan actuel.

LVSL – Si le gouvernement semble faire preuve d’une mansuétude et d’une capacité d’écoute particulièrement importante – voire surprenante – pour un mouvement de contestation sociale, les annonces du gouvernement répondent-elles vraiment à la crise du monde agricole ? Désormais, la FNSEA et les JA avancent que les problèmes sont réglés. Votre syndicat est en désaccord. Pourquoi ?

S. G. – Les mesures annoncées par Gabriel Attal ont surtout pour but de faire respecter la loi Egalim. Or, cette loi est largement insuffisante dans la mesure où elle ne permet pas de garantir le revenu paysan. Bien qu’elle contraigne les distributeurs à intégrer les coûts de revient au prix d’achat, elle n’assure pas un prix plancher qui couvre à la fois les coûts de production, le salaires des paysannes et des paysans, ainsi que leur protection sociale. C’est donc un texte qui ne prend pas à bras le corps le problème du revenu agricole.

« Le capitalisme est en passe de mettre un terme définitif à l’agriculture paysanne. »

Le gouvernement a également déclaré mettre en pause l’application du plan Ecophyto, ce qui est surtout dommageable sur le plan symbolique. Lorsque celui-ci était en vigueur, le plan Ecophyto n’a jamais véritablement permis la réduction de l’usage des produits phytosanitaires. Sa mise en place relève davantage du greenwashing que d’une réelle prise en compte des pollutions que ces intrants engendrent. En revanche, l’annonce gouvernementale est de mauvaise augure puisqu’elle signifie un certain renoncement politique : la lutte contre les pesticides et autres intrants phytosanitaires n’est désormais plus à l’ordre du jour des pouvoirs publics. Revenir sur le plan Ecophyto, c’est revenir sur le principe de non-régressivité, qui consacrait un « effet cliquet » dans la production de normes agro-environnementales.

C’est en ce sens que la décision du gouvernement est alarmante, d’autant plus qu’elle consacre le refus de la surtransposition des normes européennes, c’est-à-dire la mise en place au niveau national de normes plus contraignantes que celles instaurées par Bruxelles. D’autre part, ces annonces ont également une portée politique : elles offrent à la FNSEA, prise au dépourvu par un mouvement qui dépasse les cadres qu’elle lui avait fixé, une porte de sortie. En d’autres termes, elles lui ont permis de proclamer satisfaites les revendications et d’appeler à la fin des mobilisations.

LVSL – Il est clair que le syndicat majoritaire (la FNSEA, ndlr) défend un modèle qui ne profite qu’aux grandes exploitations et aux agro-industriels. Mais dans ce cas, comment expliquer un ralliement massif des paysans à l’organisation et la quasi-absence de réflexion sur les intérêts capitalistes qu’elle défend ? Comment on sort de cette logique ?

S. G. – Ce qui explique que les gens votent FNSEA, c’est que c’est un syndicat de clientélisme. Ils offrent des services, notamment une sécurité sur l’accès au foncier. La FNSEA a toujours été construite comme ça, ils sont dans tous les organes décisionnaires de l’agricultures : chambres d’agriculture, SAFER, présidence des CA des coopératives, du Crédit Agricole. En fait, ils offrent cette espèce de boutique qui fait que, lorsqu’on est paysan, c’est plus pratique pour tes intérêts propres d’être à la FNSEA que d’aller à contre-courant et d’aller à la Confédération paysanne.

Stéphane Galais, maraîcher bio en Île-et-Vilaine et secrétaire national de la Confédération Paysanne. © Stéphane Galais

Cette inertie est difficile à combattre. Nous essayons de la l’affronter, par exemple au travers des élections professionnelles en juin. Stratégiquement, cela implique d’aller au plus près des paysans et paysannes, de leur parler et d’être présent institutionnellement partout où l’on peut.

On a toujours eu ces deux jambes : être très institutionnel, via nos représentants dans les chambres d’agricultures et les SAFER (Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural, chargées d’attribuer les terres agricoles, ndlr), tout en étant dans l’action.

LVSL : Alors que le Sénat a unanimement rejeté l’accord avec le Mercosur, le gouvernement hésite à se prononcer définitivement et les négociations européennes se poursuivent. Le libre-échange semble toujours être la pierre angulaire de la politique agricole française. Pourquoi faut-il combattre le libre-échange ?

S. G. – L’agriculture ne produit pas des marchandises comme les autres dans la mesure où l’alimentation est fortement corrélée à la subsistance des peuples. C’est cette préoccupation première qui devrait nous pousser à faire sortir l’agriculture du libre-échange. La mise en concurrence des paysans à travers le monde a des effets délétères. Par exemple, la France a longtemps exporté des poudres de lait dans de nombreux pays puisqu’elle était en situation de surproduction laitière. Cela a eu pour conséquence la déstructuration des marchés locaux et la paupérisation des paysanneries étrangères soumises à cette concurrence.

A la Confédération paysanne, nous avons toujours lutté contre la mondialisation libérale qui détruit les agricultures et empêche les peuples d’être souverains quant à leurs choix alimentaires et agricoles. Aujourd’hui, ce ne sont plus seulement les agricultures étrangères qui essuient les plâtres du libre-échange ; nos paysans subissent également un retour de bâton, après avoir été compétitifs pendant des années. Les clauses-miroirs, présentées comme des garde-fous, ne concernent que certaines normes spécifiques, relatives aux phytosanitaires ou au bien-être animal. Mais fondamentalement, cela n’empêchera pas la perte de compétitivité face à des pays comme la Nouvelle-Zélande, l’Argentine ou l’Ukraine, qui ont des potentiels agronomiques différents de ceux de la France. La mise en concurrence des agricultures est un non-sens du point de vue paysan.

LVSL – La Confédération paysanne se bat donc contre ces accords de libre-échange, en France mais aussi à l’échelle internationale avec le mouvement Via Campesina (mouvement altermondialiste de défense des paysans du Sud global, ndlr). Comment envisagez-vous la sortie de ce paradigme et le rétablissement de la souveraineté alimentaire en France ?

S. G. – Nous avons une proposition très directe à la Confédération paysanne : instaurer des prix minimums d’entrée. Il s’agit d’un principe selon lequel aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. L’intérêt immédiat, c’est de protéger la paysannerie du pays considéré, en l’occurrence la France. Mais les prix minimums d’entrée bénéficient également aux exportateurs étrangers, dont les biens seront achetés à un prix plus élevé, ce qui leur offre l’opportunité de mieux lutter en interne pour une meilleure répartition de la valeur ajoutée. Cette mesure protectionniste se révélerait en fait avantageuse tant pour les producteurs nationaux que pour les paysans exportateurs étrangers.

« Aucun produit agricole ne doit être importé à un prix inférieur aux coûts de production nationaux. »

Par ailleurs, il existe d’ores et déjà des leviers d’action pour encadrer ou limiter le libre-échange et la mise en concurrence internationale des paysans. L’exemple le plus probant est sans doute celui des mesures de sauvegarde sur les produits d’importations. Celles-ci permettent à l’Etat de refuser au cas par cas certains produits pour des raisons sanitaires, environnementales ou sociales. Ces outils sont autorisés par l’Union Européenne et pourtant ils ne sont pas toujours employés. Il en va de même pour le contrôle des fraudes qui pourraient être considérablement renforcé sans modifier le cadre légal actuel.

LVSL – Quel est le modèle de ferme et de la propriété de la Terre que préconise la Confédération Paysanne ?

S. G. – Nous portons un projet politique qui s’appelle l’agriculture paysanne, avec de grandes thématiques comme la qualité des produits, la solidarité entre paysans français mais aussi avec les paysans du monde, la répartition de la richesse produite. C’est un aspect qui n’est pas ressorti dans la mobilisation. On a parlé du revenu, de sortir les agriculteurs de l’échange marchand, mais aussi il faut parler de la répartition des volumes.

Même si on arrivait à mettre en place la loi Egalim qui garantit la répartition de la valeur, ça n’empêcherait pas la compétition entre paysans. Ce qu’il faut c’est la solidarité entre paysans et ça fait partie de la charte paysanne que nous défendons. C’est une espèce d’association entre les enjeux sociaux pour les agriculteurs et le respect de la nature. C’est ça le choix de l’agriculture paysanne. Il n’y a pas un modèle type de ferme mais il y a un modèle qui correspond à notre utopie politique : le partage, la juste répartition de la valeur ajoutée et l’installation du plus de paysans et de paysannes possible sur l’ensemble du territoire, tout en diminuant la prédation sur les ressources. C’est un projet très anticapitaliste et nous le revendiquons. On ne le crie pas sur tous les toits parce que ça fait peur à certains, mais c’est vraiment un projet qui se veut à contre-courant du carcan néolibéral actuel.

« Nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation. »

Nous voulons refaire du commun, partir des territoires, relocaliser la production, se réapproprier les outils de production et de transformation et se ré-accaparer la valeur ajoutée de la production, aujourd’hui captée par des coopératives qui ne défendent pas les paysans. S’émanciper de l’agro-industrie n’est pas simple. Nous avons longtemps soutenu la vente directe par exemple, mais c’est aussi un système libéral du chacun pour soi et reposant sur les marchés. Pour aller plus loin et disposer vraiment de moyens de transformation et moins dépendre d’autres acteurs, on travaille par exemple sur les abattoirs de proximité, qui créent de la valeur au plus proche de la ferme et son positifs pour le bien-être animal. En bref, nous voulons sortir l’agriculture de la marchandisation.

LVSL – La Confédération paysanne a bloqué plusieurs jours le plus grand centre logistique de France à Saint-Quentin-Fallavier (vers Lyon) pour dénoncer la grande distribution. Que faire pour mieux répartir la valeur de l’agro-alimentaire ? Quid d’un prix-plancher pour les prix agricoles ?

S. G. – Outre le centre de Saint-Quentin-Fallavier, nous avons aussi bloqué plusieurs plateformes logistiques, notamment un centre Leclerc de 30 hectares. Nous revendiquons un prix qui couvre le coût de production, la rémunération du paysan ou de la paysanne et la protection sociale. C’est vraiment le sujet central.

Or, la loi Egalim ne le garantit pas. Le calcul avec le coût de revient prend aussi en compte le prix du marché. Ils font une espèce d’équation pour déterminer le prix contractuel, qui ne couvre pas tous les produits, car elle s’applique uniquement aux produits sous contrat, comme le lait et certains fruits et légumes. D’autres produits y échappent, comme le miel, où il n’y a pas de filière structurée. Souvent ça passe aussi par une négociation entre l’industriel et le distributeur.

Par ailleurs, les engrenages Egalim ne sont pas simples. Sur le lait par exemple, la négociation entre l’industriel et le distributeur se déroule avant les négociations avec les organismes de producteurs, donc à la fin c’est toujours au profit de l’industriel et du distributeur. En plus, le distributeur utilise aussi comme argument les prix du marché mondial dans le calcul de son prix contractuel. Au final, la loi Egalim n’a pas du tout changé les rapports de force. Les agriculteurs continuent à signer avec le bras tordu dans le dos. C’est pourquoi nous réclamons de contraindre les distributeurs à payer le prix plancher correspondant au prix de revient.

LVSL – Votre syndicat fait aussi partie des différentes structures qui défendent l’instauration d’une Sécurité sociale de l’alimentation. Pouvez-vous nous en dire plus à ce sujet ?

S. G. – La Sécurité sociale de l’alimentation est un projet assez central chez nous qu’on porte depuis deux congrès. L’objectif est de rendre l’alimentation accessible à tous et à toutes, tout en construisant un modèle équitable et rémunérateur pour la paysannerie. C’est compliqué parce qu’il faut aussi s’entendre avec d’autres acteurs de la société, mais c’est un sujet central dans la réflexion politique. Ce n’est pas une utopie, car c’est faisable, mais plutôt un projet politique à vocation utopique autour duquel nous construisons nos revendications syndicales. Par exemple, en ce moment on recrée une école politique, « l’école paysanne », qui doit permettre de remettre à plat notre projet politique et la question de la sécurité sociale de l’alimentation y occupe une place centrale. Pour l’instant on en est là.

LVSL – Avec l’idée de cotisations ?

S. G. – Oui, le principe est le même que la Sécurité sociale. Nous nous inspirons notamment des travaux de l’économiste Bernard Friot. L’idée c’est que chacun ait sa carte de Sécu et qu’il puisse disposer de 100 € à 200 € pour s’alimenter correctement. C’est une idée permettant de sortir l’alimentation de la marchandisation : l’alimentation devient un commun, au même titre que la santé. On sort de ce réflexe consistant à considérer la production alimentaire comme n’importe quelle marchandise.

L’alimentation en question est choisie de manière démocratique par les cotisants. Sur chaque territoire, on choisit démocratiquement quelle agriculture on veut. Nous espérons que cela encourage l’agriculture paysanne. Quand les citoyens sont correctement informés, ils font vite le choix entre une pomme avec 15 pesticides et une pomme qui en est exempte ! Il y a une vraie logique d’éducation populaire et de participation des citoyens.

LVSL – Disposez-vous de stratégies d’actions pour les semaines et mois à venir ?

S. G. – Ça se décide au fur et à mesure avec le comité national. La situation actuelle rebat un peu les cartes. On était jusque-là sur une stratégie d’action sur les communs, notamment sur l’eau. On est un peu sorti de cette campagne-là pour se replonger là plutôt sur des questions purement agricoles, avec en vue les élections des chambres d’agriculture (qui auront lieu en 2025, ndlr), afin de parler au plus grand nombre. Je pense toutefois, qu’à terme, notre discours va parler de plus en plus aux paysans justement parce qu’ils sont confrontés aux problématiques environnementales comme la sécheresse. Sur ce sujet comme sur d’autres, on a déjà les clefs, alors que la FNSEA est loin de les avoir. Bien sûr, si nous avions la stratégie parfaite, nous serions déjà le premier syndicat agricole, donc il reste du travail.

Je crois aussi aux stratégies d’alliances avec le milieu ouvrier car il y a une porosité entre le monde ouvrier et paysan : un ouvrier agricole a souvent un conjoint qui n’est pas sur la ferme. Cette porosité nous amène à travailler avec les syndicats ouvriers.

LVSL – Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, a d’ailleurs appelé les travailleurs à soutenir le mouvement des agriculteurs. Quelle est l’articulation de votre action avec la CGT et les autres organisations syndicales ouvrières ?

S. G. – C’est quelque chose qu’on travaille car c’est encore assez nouveau. Nous venons de signer une tribune commune avec la CGT, la FSU, Solidaires et le MODEF. On les a rencontrés et nous partageons cette volonté de recréer un mouvement de gauche qui sorte d’un certain élitisme et cherche à récréer du lien entre paysans et ouvriers. On a les mêmes ambitions et il y a une porosité naturelle au sein de la France périphérique.

LVSL – Le monde agricole parait parfois se penser en marge du reste du salariat, de part sa relation au travail et au revenu, à la terre et à la propriété. Cela peut sembler novateur et innovant de parler de convergence ?

S. G. – A la confédération paysanne, ce n’est pas nouveau. Bernard Lambert (un des fondateurs de la Confédération paysanne, ndlr) a écrit un livre à ce sujet, Les paysans dans la lutte des classes, justement pour rappeler cette possibilité. C’est un livre fondateur de la Confédération paysanne, où l’auteur appelle justement à rejoindre le milieu ouvrier pour converger sur la lutte des classe. C’est plus nouveau du côté des syndicats ouvriers qui nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. Certes, nous ne sommes pas des salariés, nous sommes des patrons, mais nous ne nous sommes jamais positionnés comme défenseurs des patrons : nous revendiquons défense du salariat paysan, des travailleurs saisonniers.

« Les syndicats ouvriers nous appréhendaient pendant longtemps comme un syndicat de patrons. »

LVSL – Dans le reste de la paysannerie, il semble pourtant y avoir un attachement spontané à la propriété, qui amène à trouver un terrain d’entente naturel avec les autres propriétaires qui sont les grands patrons. Partagez-vous ce diagnostic d’une forme d’ethos conservateur chez les agriculteurs ?

S. G. – La propriété ce n’est pas le capital. Nous défendons la propriété de l’outil de travail. La propriété devient du capital à partir du moment où l’on accumule des richesses. Pour beaucoup d’agriculteurs, ce n’est pas le cas. Pour notre part, nous sommes sur une approche assez marxiste : la propriété qui compte vraiment est la propriété d’usage, c’est-à-dire la liberté de posséder son outil de travail en tant que tel. Ce questionnement se retrouve dans tous nos projets collectifs, avec par exemple notre proximité avec l’association « Terres de liens » (foncière associative qui rachète des terres pour promouvoir un autre modèle agricole, ndlr).

LVSL – Comment voyez-vous la suite, après ce mouvement historique ?

S. G. –La situation actuelle a suscité à la fois un engouement, avec un réveil paysan hyper excitant, mais en même temps, de manière assez personnelle, une déception, avec le recul sur les normes environnementales. L’enjeu environnemental et climatique est vital ; on ne peut pas passer à côté. Au-delà de l’environnement, un des volets les plus motivants du syndicalisme à la Confédération paysanne, c’est que nous défendons la subsistance. Cette possibilité de subvenir à ses besoins est consubstantielle à la notion de souveraineté alimentaire.

Nous allons faire face à des enjeux mondiaux : si nous ne sommes pas capables, nous paysans, d’être des leviers de transformation sociétale sur ces enjeux-là, c’est dramatique. Une des réponses possibles aux accords de libre-échange, c’est une dérive de droite fascisante et ça, ce n’est sûrement pas la bonne réponse. Le repli corporatiste, qui consiste à prendre en compte uniquement mes intérêts sans prendre en compte les difficultés des citoyens ou des autres paysans dans le monde, me fait également peur. Je suis particulièrement agacé par le fait qu’on renvoie la faute aux consommateurs : eux aussi galèrent à faire le plein de leur véhicule !

Il faut sortir de l’individualisme et arrêter d’accuser les autres, notamment les étrangers, comme l’origine de la menace. Les frères Lactalis empochent 43 milliards d’eux, ce sont eux qui captent la plus-value ! En réalité, entre citoyens et paysans, c’est le même combat. Nous devons aller ensemble taper sur les grands industriels et distributeurs.

Accès à la santé : faut-il réguler l’installation des médecins ?

En juin 2023, la majorité du camp présidentiel et de la droite ainsi que l’intégralité des députés RN ont rejeté l’amendement du groupe transpartisan mené par Guillaume Garot, qui proposait de conditionner l’installation des médecins et chirurgiens-dentistes dans les zones bien dotées à une autorisation de l’Agence régionale de santé. Les autres tentatives récentes visant à réguler l’offre de soins ont connu le même sort : le manque de volonté politique des gouvernements successifs, largement dû au fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, est responsable d’une dégradation de l’accès à la santé des Français, particulièrement les plus défavorisés. Pour contrer cette tendance à la politique du ruissellement en matière de santé, la régulation de l’installation des médecins constitue une alternative. C’est d’ailleurs le souhait de la majorité des Français : 84 % d’entre eux sont favorables à une obligation d’implantation dans certains territoires lors des premières années d’exercice pour une répartition plus équitable.

Un accès aux soins dégradé et inégal

L’accès à la santé se dégrade pour les Français en général, mais pour certains plus encore que pour d’autres. L’indicateur d’accessibilité potentielle localisée (APL) moyen1 aux médecins généralistes, qui mesure le nombre de consultations par an et par habitant auxquelles les Français peuvent avoir accès, est ainsi passé de 4,06 en 2016 à 3,93 en 2018, soit une diminution de plus de 3 % en deux ans2. Cette dernière est plus prononcée dans les communes les moins bien dotées : les 10 % des Français les moins bien dotés ont accès à 2,24 fois moins de consultations que les 10 % les mieux dotés en 2018, contre 2,17 fois en 2015.

In fine, le nombre de Français vivant dans un territoire de vie-santé sous-dense, c’est-à-dire ayant accès à moins de 2,5 consultations par an et par habitant, est passé de 2,5 millions d’habitants en 2015, soit 3,8 %, de la population, à 3,8 millions en 2018, soit 5,7 %. Et ces déséquilibres ne se résorbent pas, ils semblent au contraire s’aggraver dans le temps, voire s’étendre autour de zones déjà faiblement dotées3. Le constat vaut aussi pour les spécialistes4 : en 2017, le délai d’attente pour obtenir un rendez-vous chez un ophtalmologiste variait de 4 jours pour les 10 % des Français les mieux dotés à 189 jours pour les 10 % les moins bien dotés, soit 47 fois plus ; pour les pédiatres, les délais variaient de 0 jour à 64 jours, soit plus de deux mois pour obtenir un rendez-vous pour 10 % de Français.

« La carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par Hervé Le Bras. »

Si cette dégradation s’explique en partie par un manque global de médecins, elle est surtout due à leur répartition très inégale sur le territoire. Trop peu de médecins exercent en France, dans un contexte d’augmentation soutenue de la demande de soins. Certes, leur nombre est resté relativement stable au cours des dernières années (214 000 médecins de moins de 70 ans en activité en 2021, contre 216 000 en 2016), même si généralistes et spécialistes ont connu des évolutions divergentes, en l’occurrence une baisse des premiers et une hausse des seconds.

Cependant, la densité médicale standardisée, c’est-à-dire prenant en compte la consommation de soins, a fortement diminué sur la période du fait d’une consommation de soins en augmentation, causée par le vieillissement de la population : elle est passée de 331 à 312 pour 100 000 habitants entre 2012 et 2021. De fait, la Drees indique que cette densité devrait continuer à diminuer au cours des 15 prochaines années, avant de retrouver son niveau de 2021 en 20355. Il y a donc bien une pénurie de médecins, largement due à une application trop stricte du numerus clausus (originellement mis en œuvre à leur demande) entre le début des années 1990 et la fin des années 2000.

Mais au-delà de ce constat largement partagé, il faut prendre conscience du rôle majeur que jouent les inégalités territoriales de densité médicale dans les difficultés d’accès à la santé de plus en plus de Français. L’hétérogénéité de la répartition des médecins sur le territoire en 2022 est ainsi particulièrement frappante. Pour l’ensemble des médecins, l’écart va de de 1 à 5,5 entre Paris, le département le mieux doté (884 médecins pour 100 000 habitants), et l’Eure, le moins bien doté (163 médecins pour 100 000 habitants)6 ; pour les généralistes, il est de 1 à 3 entre les Hautes-Alpes, le département le mieux doté (272 généralistes pour 100 000 habitants) et l’Eure, le moins bien doté (89 généralistes pour 100 000 habitants)7 ; pour les spécialistes, les plus touchés par le phénomène d’extrême concentration, il est de 1 à 9 (!) entre Paris, département le mieux doté (648 spécialistes pour 100 000 habitants) et l’Ain et l’Eure, les deux départements les moins bien dotés (74 spécialistes pour 100 000 habitants)8.

Au total, le coefficient de variation, qui mesure la dispersion autour de la moyenne, s’établit à 38% pour les médecins, et à 53 % pour les spécialistes, contre seulement 20 % pour les pharmaciens, dont l’installation est régulée. Et ces différences sont encore plus marquées au niveau infra-départemental. Elles ne s’expliquent pas en fonction des spécificités locales en termes de pyramide des âges : il n’existe aucune corrélation entre la densité de médecins par habitant et la part des 65 ans et plus au sein de la population. Elles sont, plus vraisemblablement, le résultat des préférences des professionnels de santé pour les zones du territoire possédant les meilleures aménités.

Cette inégale répartition des médecins sur le territoire amplifie les difficultés d’accès à la santé des Français qui résident déjà dans les zones les moins attractives ; elle agit donc comme une sorte de double peine, en pénalisant les plus défavorisés. De fait, la carte des zones les moins bien dotées ressemble fortement à celle de la « diagonale du vide », voire recoupe celle des « Gilets jaunes » établie par le démographe Hervé Le Bras9.

Les limites de la politique du ruissellement médical

Alors que la levée (partielle) du numerus clausus ne permettra de remédier à l’obstacle de la pénurie de médecins qu’à long terme, aucune mesure n’a été prise pour lutter efficacement contre leur concentration sur le territoire. La loi du 24 juillet 2019 relative à l’organisation et à la transformation du système de santé a remplacé le numerus clausus par un numerus apertus : désormais, le nombre d’étudiants admis en deuxième année est fixé par les universités, en fonction de leurs capacités de formation et des besoins du territoire, sur avis conforme de l’Agence régionale de santé (ARS), et au regard d’objectifs nationaux pluriannuels relatifs au nombre de professionnels à former établis par l’État.

Outre le fait que la « suppression » du numerus clausus est en réalité en trompe-l’œil (puisqu’un contingentement est maintenu), ses premiers effets ne devraient pas intervenir avant 2035, du fait du temps nécessaire à la formation de nouveaux médecins supplémentaires. Par ailleurs, les investissements nécessaires à l’accueil des nouveaux étudiants (dans l’université, mais aussi dans l’hôpital pour encadrer les stagiaires) n’ont pas été réalisés à un niveau suffisant. Surtout, l’augmentation globale du nombre de médecins ne peut constituer à elle seule une réponse efficace aux difficultés d’accès à la santé. En effet, contrairement à l’idée défendue par les tenants de la théorie du « ruissellement » en matière de santé, qui semble être partagée par le gouvernement, l’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits10.

« L’accroissement de l’offre globale de médecins ne garantit nullement une meilleure répartition sur le territoire dans les faits. »

Pour lutter contre les inégalités territoriales d’accès à la santé, les gouvernements successifs ont préféré l’adoption de plusieurs mesures incitatives, reposant sur des aides financières généreuses à l’installation. Pour ne donner qu’un exemple, le contrat d’aide à l’installation pour les médecins (CAIM) consiste en une aide forfaitaire pouvant atteindre jusqu’à 50 000 € pour une installation en zone sous-dense, avec simple engagement d’y exercer pendant cinq ans de suite. Ces mesures n’ont jamais fait l’objet d’un recensement ni d’une évaluation générale, et leur coût est très difficile à estimer11. Leur inefficacité en revanche est bien établie : à l’issue d’une vaste comparaison internationale, la Drees conclut que « le recours à ces mesures de manière isolée ne suffit pas à attirer et à retenir les médecins »12. La Caisse d’assurance maladie a ainsi procédé en France à une évaluation des incitations financières mises en place en 2007 sous forme de majorations tarifaires (de 20 %) dans les zones sous-denses. Elle montre que sur les trois premières années d’application, la mesure a conduit à un apport net de 60 médecins, pour un coût de 20 M€ par an. La Cour des comptes a par ailleurs estimé qu’elle avait essentiellement constitué un effet d’aubaine pour les professionnels déjà en place.

La frilosité des gouvernements successifs s’explique en grande partie par le fort pouvoir de négociation de la corporation médicale, du fait de la bonne organisation de la profession, de sa présence importante au sein des instances décisionnaires – à l’instar des ministres de la Santé, souvent eux-mêmes médecins – et de son rôle de relais électoral. Dans les faits, cette politique a minima est pourtant responsable de l’aggravation des inégalités d’accès à la santé, au détriment de la cohésion sociale et territoriale, et du droit à la protection de la santé, garanti à la fois aux niveaux législatif et constitutionnel.

À l’international, le choix de la régulation

La régulation de l’installation des médecins, couplée à des mesures de soutien, apparaît comme une politique plus efficace pour mieux les répartir sur le territoire, et ainsi limiter les difficultés et inégalités d’accès à la santé. Nombreux sont d’ailleurs les pays à avoir adopté un tel système de régulation. Au Danemark, par exemple, les médecins généralistes sont libéraux, mais doivent passer contrat avec les autorités régionales, qui régulent la distribution géographique des cabinets. Les effectifs nécessaires par zone géographique sont fondés sur la taille des listes de patients inscrits auprès des médecins et les distances d’accès aux cabinets : les patients doivent avoir le choix entre au moins deux cabinets dans un rayon de 15 kilomètres, et un généraliste peut décider de fermer sa liste à partir du moment où elle atteint 1 600 patients. S’il y a un manque de médecins dans une zone, la région ouvre des postes supplémentaires.

Autre méthode, en Allemagne, le territoire a été découpé en 395 circonscriptions médicales, classées en trois catégories (urbain, périurbain, rural) avec plusieurs sous-catégories en fonction de la densité de population. Pour 14 groupes de spécialités, dont la médecine générale, une densité cible a été définie par type de territoire, exprimé par un ratio de nombre d’habitants par médecin. Dans une circonscription donnée, l’installation est possible aussi longtemps que le nombre de médecins de la spécialité considérée ne dépasse pas 110 % du ratio.

En Norvège, en Finlande et au Royaume-Uni, un système de régulation vise également à assurer l’équité territoriale du système de santé. Il ressort de ces expériences internationales que la régulation de l’installation conduit à une distribution géographique plus équitable : la dispersion des médecins sur le territoire est en effet nettement plus faible qu’en France dans l’ensemble de ces pays14. Seule exception au niveau national, le cas des pharmaciens, qui sont soumis à une autorisation préalable d’installation de l’ARS, et apparaissent en effet bien mieux répartis que les médecins sur le territoire : l’écart va seulement de 1 à 2,5 entre le département le moins bien doté et le département le mieux doté, et le coefficient de variation, comme vu précédemment, est de seulement 20%. Il faut cependant noter que, dans les pays considérés, la régulation n’évite pas les pénuries dans certaines zones lorsque le nombre global de médecins est insuffisant sur le territoire.

« La régulation de l’installation constitue un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. »

La régulation de l’installation constitue donc un complément indispensable à une politique d’augmentation de l’offre globale de médecins. Elle pourrait prendre la forme d’une autorisation d’installation accordée aux médecins par les ARS en fonction d’un indicateur de densité, qui prendrait en compte à la fois le nombre d’habitants du territoire vie-santé et la composition de la population. L’installation pourrait être conditionnée, au-delà d’un certain seuil de densité, au départ d’un ou plusieurs médecins présents sur le territoire. En cas de refus, le médecin se verrait déconventionné.

Une telle mesure doit cependant être accompagnée de mesures plus positives de soutien aux médecins qui s’installent, de manière à être à la fois mieux acceptée par ces derniers et plus efficace. De manière générale, les actions visant à faciliter l’exercice collectif et pluriprofessionnel (soutien au développement des maisons de santé et des centres de santé) sont certainement celles qui peuvent avoir les effets les plus structurants. L’exercice en maisons de santé répond au souhait de s’impliquer dans un projet collectif ; il permet aussi de mieux concilier la réponse aux besoins de la population et les aspirations des professionnels en matière d’organisation de leur temps de travail. Les données empiriques montrent d’ailleurs que les maisons et pôles de santé contribuent à consolider l’offre dans les espaces ruraux et périurbains où ils sont installés15. Plusieurs autres leviers pourraient être activés en complément, comme des formations adaptées à l’exercice futur en zone rurale, qui ont un effet positif sur l’installation future en zone sous-dotée16, ou le financement de la présence de deux médecins dans les communautés à un seul médecin, pour éviter l’isolement des nouveaux praticiens.

[1] Mesuré au niveau communal.

[2] B. Legendre (Drees), « En 2018, les territoires sous-dotés en médecins généralistes concernent près de 6% de la population », 2020.

[3] Alors que la plupart des zones sous-denses le restent d’une période à l’autre, les zones nouvellement sous-denses s’étendent la plupart du temps à partir de ces dernières.

[4] C. Millien et al (Drees), « La moitié des rendez-vous sont obtenus en 2 jours chez le généraliste, en 52 jours chez l’ophtalmologiste », 2018

[5] M. Anguis et al (Drees), « Quelle démographie récente et à venir pour les professions médicales et pharmaceutiques ? », 2021.

[5] Pour une moyenne de 340 médecins pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[7] Pour une moyenne de 148 généralistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[8] Pour une moyenne de 192 spécialistes pour 100 000 habitants en France métropolitaine.

[9] La carte des “gilets jaunes” n’est pas celle que vous croyez (nouvelobs.com)

[10] D. Polton et al (Drees), « Remédier aux pénuries de médecins dans certaines zones géographiques. Les leçons de la littérature internationale », 2021. Les exemples internationaux sont très nombreux. Ainsi au Royaume-Uni, les inégalités de distribution des généralistes sont restées similaires sur la période 1974-1995 malgré un accroissement global de l’offre médicale (H. Gravelle et M. Sutton, « Inequality in the geographical distribution of general practitioners in England and Wales, 1974-1995 », 2001).

[11] Cour des comptes, « L’avenir de l’Assurance maladie », 2017.

[12] D. Polton et al (Drees), op.cit.

[13] Cour des comptes, Rapport sur l’application des lois de financement de la sécurité sociale, 2014.

[14] D. Polton et al (Drees), op.cit

[15] G. Chevillard et al, « Accessibilité aux soins et attractivité territoriale : proposition d’une typologie des territoires de vie français », 2015.

[16] Voir notamment : R. B. Hays et al, « Why doctors leave rural practice », 1997.

« Les métiers du lien sont incompatibles avec la pression à l’immédiateté » – Entretien avec Vincent Jarousseau

Vincent Jarousseau est l’auteur de l’ouvrage Les femmes du lien, un roman-photo documentaire consacré aux travailleuses du soin : Valérie, technicienne d’intervention sociale et familiale (TISF), Marie-Basile, aide à domicile ou encore Marie-Claude, aide-soignante. Ces métiers, que la crise sanitaire a permis de rendre plus visibles, restent cependant mal connus, souvent dévalorisés et trop peu soutenus par les responsables politiques. Pourtant, comme le montre Vincent Jarousseau, ces femmes du lien sont au coeur des enjeux sociaux, sanitaires et écologiques auxquels nos sociétés contemporaines sont confrontées. Un livre hommage, qui retrace plusieurs récits de vie et nous invite à actualiser nos imaginaires collectifs.

Le Vent Se Lève – Selon vous, la crise sanitaire a dévoilé l’émergence d’une nouvelle classe ouvrière. Comment la définiriez-vous ?

Vincent Jarousseau – Pendant le premier confinement, c’est-à-dire au tout début de la crise sanitaire, environ 35% des salariés ont continué de travailler. Parmi ces travailleurs essentiels, une grande partie appartenait à la classe dite « servicielle », masculine et féminine. Je désigne par là le backoffice de la société, qui assurait les tâches indispensables pendant que nous étions confinés : les métiers du soin, de la santé et du médico-social au sens large, le secteur du ménage, de la grande distribution, du tri, du transport et enfin, toute la « petite fonction publique » (les policiers, les pompiers, les agents EDF). Toutes ces personnes assurent le fonctionnement courant de la société. La crise sanitaire, mais également, plus tôt, le mouvement des gilet jaunes, ont permis de rendre visible cette nouvelle classe ouvrière. Cela fait dix ans que j’effectue un travail de documentation sur les classes populaires et je remarque qu’il y a une surreprésentation de ces métiers essentiels dans ces milieux.

Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

Quand j’ai réfléchi à ce projet, il était important pour moi de définir les zones géographiques et les professions à étudier, de me fixer des contraintes. Si j’avais travaillé sur une seule zone, je n’aurais pas pu représenter de façon large ces professions. Par exemple, en milieu rural – dans des territoires enclavés où restent, la plupart du temps, les personnes qui n’ont pas fait d’études supérieures – les professions du lien sont occupées par les « femmes du coin ». Ce sont des femmes très ancrées dans leur territoire, à la fois par la profession qu’elles exercent mais aussi par le rôle social qu’elles jouent auprès de leur famille et de l’ensemble des habitants. On comprend dans le récit de certaines de ces femmes, qu’elle ont également un rôle d’aidant auprès de leurs parents. Les hommes, au contraire, sont souvent amenés à travailler plus loin, dans les métiers de la route, dans le petit BTP. Contrairement aux femmes, ils ne sont pas présents en permanence dans le territoire. Dans les milieux ruraux, les femmes du lien ont une véritable centralité sociale. Ce sont elles qui tiennent les campagnes, et d’une certaine manière, se substituent à des services publics très affaiblis.

En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse.

À l’inverse, si l’on prend la région parisienne ou les grandes métropoles françaises, plus de la moitié des salariés dans les professions du lien sont nés à l’étranger, principalement en Afrique et en Amérique du Sud. En milieu urbain, les femmes du lien sont invisibles. Elles passent un peu comme des ombres et se fondent dans la masse. On les voit dans les transports en commun sans finalement les connaître, comme Marie-Basile, qui est mère célibataire et qui passe plusieurs heures par jour dans le métro pour se rendre sur son – ou plutôt ses – lieux de travail. C’était très important pour moi de la suivre et de montrer ces longs trajets quotidiens.

LVSL – En quoi cette « nouvelle classe ouvrière » se différencie-t-elle de la classe ouvrière telle que nous la définissions au siècle dernier ?

V. J. – Je dirais que la grande différence se situe dans le rapport au collectif. Tous ces métiers du lien que j’ai voulu montrer dans mon livre (auxiliaires de vie, assistantes familiales, assistantes maternelles ou encore aides soignantes) sont des métiers qui s’exercent de façon très solitaire. Le travail d’une AES (accompagnante éducative et sociale) en Ehpad consiste à aller de chambre en chambre, de pénétrer dans l’espace privé des personnes âgées, avec toutes les précautions que cela implique. La plupart du temps, ces déplacements se font seul, car il n’y a pas assez de personnel pour exécuter ces tâches à deux. La charge de travail est telle que l’on n’a pas le temps de se disperser.

C’est également un secteur très morcelé. Une aide à domicile sur deux en France travaille à son propre compte et est payée avec des CESU (chèques emploi-service). Les autres sont employées soit dans des associations à but non-lucratif, soit dans des entreprises privées à but lucratif. Dans ces deux cas, elles dépendent des départements – et non de l’État -, ce qui explique le morcellement du secteur. Il est donc très compliqué pour les aides à domicile de se mettre en grève, car leur travail ne les amène pas à se rencontrer. Comme me l’expliquaient les femmes grévistes d’une filiale du groupe d’Orpea à Caen, la première barrière au regroupement et à la lutte collective, c’est qu’elles ne se connaissent pas entre elles. La situation est similaire dans l’ensemble des métiers médico-sociaux.

Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

LVSL – Toutes les femmes que vous suivez au cours de votre reportage évoquent, au sujet de la crise sanitaire, à la fois les difficultés inédites – et parfois durables – qu’elles ont dû supporter et le coup de projecteur que cette crise a permis de mettre sur ces métiers essentiels. Diriez-vous que votre ouvrage s’inscrit dans un moment de prise de conscience de l’importance de ces métiers et du rôle de ces femmes dans notre société ?

V. J. – C’est vrai qu’il y a des débuts de mises en récit sur ces questions. Je pense notamment à un nouveau film, Les femmes du square, qui traite des nounous à domicile. Néanmoins, sur le fond, tout reste à faire. Il y a eu quelques très timides avancées sur les rémunérations, qui ont été absorbées par l’inflation, mais aujourd’hui, que ce soit dans les Ehpads, les services d’aide à domicile, de la protection de l’enfance ou de prise en charge des enfants handicapés, le contexte de pénurie de personnels est très inquiétant. Des directeurs de structures sont contraints de refuser des demandes de prise en charge. Les médecins doivent prioriser les patients selon leur degré de dépendance [à leur entrée à l’hôpital, les patients sont classés sur une grille composée de six niveaux graduels de dépendance, NDLR]. Ils en sont réduits à faire du tri entre bénéficiaires, comme aux urgences.

Une telle situation est due à des démissions de masse et au manque d’attractivité de ces métiers. Le salaire moyen d’une aide à domicile est de 950 euros par mois. En moyenne, elle doit attendre quinze ans pour atteindre le SMIC mensuel. Pourquoi ? Parce que ce sont des métiers avec un système de comptabilisation des heures très archaïque : on est payé à la tâche. Heureusement, ce n’est pas le cas pour tous les métiers. Une aide-soignante à l’hôpital, par exemple, bénéficie d’un cadre beaucoup plus normalisé, même si les salaires restent très modestes.

Se pose aussi la question du sens dans ces métiers. Le manque de moyens et d’effectifs pour s’occuper d’autant de monde rend ces missions de plus en plus compliquées, avec une énorme contrainte de temps. Les personnes concernées sont pressurisées par une politique du chiffre en contradiction avec leur éthique professionnelle et leur aspiration à bien faire leur travail. Alors que ce sont des métiers où l’évaluation n’existe pas, dans lesquels l’humain est central. Ce qui ressort de cette analyse, c’est que la pression à l’immédiateté n’est pas compatible avec ces professions.

LVSL – En quoi le format que vous avez privilégié, à savoir un mélange entre la bande-dessinée et le documentaire photo, permet-il de rendre compte de cette dualité entre le manque de reconnaissance et de sens, et le caractère essentiel de ces femmes et de ces métiers ?

V. J. – J’utilise ce format dans l’ensemble de mes livres depuis L’illusion nationale. Je souhaite avant tout mettre en avant les personnes que je suis. L’essentiel des textes que l’on peut y lire sont des retranscriptions d’enregistrements. Quant à moi, je ne parle pas ou peu.

Il y a donc un double processus de lecture du livre. Un processus visuel d’abord, puisque la photographie permet d’observer la posture, les gestes, les regards mais aussi l’environnement de mes personnages. Un processus centré sur la parole ensuite. Cela permet une forme d’immersion. Quand on lit le livre, on découvre des mondes que l’on croyait peut-être connaître mais que l’on connaissait peu. C’est un peu comme un film documentaire, mais en format papier.

C’est la nature sociologique et politique de mon travail qui m’a conduit à combiner prises de vues et paroles transcrites au sein de phylactères. Cette forme me permet d’emmener le lecteur au plus près des personnages. Les planches composées de photographies et de mots donnent un accès immédiat aux paroles et aux personnes qui les profèrent – à l’image de ce que peut faire le cinéma. Le roman-photo place le lecteur dans une relation de proximité avec les personnes qui y sont représentées par la photographie.

Mes livres s’inscrivent dans une démarche de documentation du réel à travers le mélange de la création artistique et de la recherche en sciences humaines et sociales. Je m’inspire aussi bien des méthodes du journalisme d’investigation que de la sociologie ou de l’anthropologie, et mes enquêtes s’étalent sur plus de deux années à chaque fois. Le temps long et la confiance sont indispensables pour se familiariser avec les personnes que l’on étudie et s’immerger dans leur environnement. Il faut s’imprégner de leur mode de vie pour les comprendre et les appréhender dans leur complexité.

Les femmes du lien, dessin réalisé par Thierry Chavant

LVSL – Ce travail s’inscrit dans une série d’ouvrages à travers lesquels vous tentez de « créer de nouveaux imaginaires ». Selon vous, quelle peut être la place du portrait et du récit à l’échelle individuelle dans la construction d’un imaginaire collectif, qu’il soit social et/ou politique ?

V. J. – Pour parler des femmes du lien et pour avancer sur ces questions, il me semblait essentiel d’inventer un nouvel imaginaire, semblable à l’imaginaire extrêmement puissant de ce qu’était le monde ouvrier et l’industrie au XXe siècle. Cet imaginaire a été porté par les syndicats, le Parti communiste de l’époque, mais aussi par la culture, notamment le cinéma ou la publicité. D’ailleurs, qu’aujourd’hui encore, les syndicats restent parfois accrochés à cet imaginaire alors qu’il y en a un nouveau.

C’est pour cela, selon moi, qu’il est très important de lier ces nouveaux récits à des récits de vie. Je pense que pour un lecteur, il est primordial de partager les expériences de mes personnages parce que quand on lit leur récit, on s’aperçoit qu’il s’inscrit dans une certaine durée. En effet, le récit de chacune de ces femmes est introduit par une bande-dessinée qui retrace son histoire, depuis son enfance. On peut ainsi percevoir des choses que l’on comprendrait différemment dans un récit théorique. Mon livre à lui seul ne suffira évidemment pas à construire ce nouvel imaginaire, mais peut-être inspirera-t-il d’autres projets. Je pense qu’il est primordial de mener la bataille culturelle par ce biais.

Retracer le récit de ces femmes dans le temps donne permet de comprendre l’évolution de ces métiers, et toutes les difficultés auxquelles ces travailleuses sont confrontées au quotidien.

LVSL – Le député de la Somme, François Ruffin, à l’origine d’une mission d’enquête parlementaire sur les métiers du lien et du documentaire Debout les femmes avec Gilles Perret, apparaît dans votre livre aux côtés de Marie-Basile, une aide à domicile de 53 ans. Il y dit notamment que « ce combat est évidemment féministe. Si ces métiers n’étaient pas occupés essentiellement par des femmes, ils seraient traités d’une autre manière dans la société ». Partagez-vous ce constat ?

V. J. – Oui, tout comme je pense que ce livre est évidemment féministe. Les métiers dont on parle sont des métiers occupés à 90% par des femmes. On peut même monter à 97% si l’on se concentre sur les aides à domicile. Parmi toutes les professions abordées, celle d’éducateur spécialisé est la plus masculine. Pourtant, 65% des éducateurs spécialisés aujourd’hui sont des femmes, tout comme 80 à 90% des élèves en école d’éducateurs. La proportion était complètement inverse il y a trente ans, à l’époque où un éducateur gagnait environ deux fois le SMIC. Aujourd’hui, à formation et missions équivalentes, un éducateur spécialisé touche 1,1 SMIC. D’ailleurs, on constate ce même mouvement de féminisation et de précarisation dans beaucoup de professions.

La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Certaines professions étaient autrefois valorisées et se sont dégradées en même temps qu’elles se sont féminisées. Je pense par exemple aux métiers de l’enseignement. D’autres ont toujours été féminines et n’ont jamais été reconnues à juste titre comme de « vrais » métiers. Si l’on remonte aux années 1950-1960, de nombreuses tâches liées aux soins étaient assurées bénévolement par des femmes. La forte dynamique de professionnalisation des femmes ces cinquante dernières années a contribué à extraire une partie des tâches domestiques du foyer, à en faire de vrais métiers. Maintenant, il s’agit de faire en sorte que ces métiers soient rémunérés à leur juste valeur.

Mon travail est donc éminemment féministe car il renvoie à ce qui a été et à ce qu’est encore aujourd’hui la condition de nombreuses femmes. Il y a toujours un risque de retour en arrière. On célèbre aujourd’hui beaucoup le rôle des aidants, ce qui est très bien, mais il y a aussi beaucoup d’aidants qui décrochent car ils se retrouvent en grande difficulté. Il faut faire très attention au phénomène de substitution. Si je prends le programme économique de Marine Le Pen aux dernières élections présidentielles, l’idée du « salaire maternel » sous-tend un vrai risque de retour en arrière : derrière cette proposition, il y a l’idée de restreindre les femmes à des activités domestiques auxquelles elles étaient traditionnellement assignées, comme s’occuper des enfants, éventuellement handicapés, et des parents.

Les femmes du lien © Vincent Jarousseau

LVSL – Votre ouvrage montre que les métiers du lien nécessitent une certaine intelligence affective et sociale, des compétences techniques et impliquent de grandes responsabilités vis-à-vis des personnes dont ces travailleuses ont la charge. Les difficultés de ces professions aujourd’hui (manque de temps, d’effectif, de rémunération) sont-elles les mêmes que celles des professions médicales ?

V. J. – Oui, il y a de toute façon une logique commune. Néanmoins, il y a quelques petites différences. D’abord, il existe des collectifs de travail à l’hôpital. Ensuite, les métiers de la santé sont régis par la sécurité sociale. C’est le cas par exemple des aides soignantes à domicile, contrairement aux aides à domicile qui font exactement les mêmes tâches, avec le ménage en plus. Ces dernières dépendent de l’APA (Aide personnalisée à l’autonomie) et donc des départements.

Dans le projet de loi grand âge qui a été présenté et rejeté deux fois lors du précédent quinquennat, il y avait également le projet d’une cinquième branche de la sécurité sociale qui aurait permis de grandes avancées, je pense, dans la reconnaissance de ces métiers.

LVSL – Pourquoi, selon vous, s’agit-il plus que jamais de métiers d’avenir ?

V. J. – Il s’agit en effet, selon moi, de métiers d’avenir, mais pas uniquement par rapport au vieillissement de la population, argument qui revient systématiquement dans la bouche des investisseurs de la silver economy, avec les yeux qui brillent…

Au fond, ces femmes du lien prennent soin du vivant. Cette activité s’inscrit pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager.

Je considère que les bouleversements écologiques auxquels nous faisons face nous amènent tout simplement à nous exposer beaucoup plus à des vulnérabilités multiples. Le Covid en a été une des premières manifestations et ce n’est qu’un début. À peu près deux millions de personnes en France on eu un Covid long avec des séquelles qu’il va falloir traiter.

Cet excès de vulnérabilité fait que de toute façon, nous aurons de plus en plus recours à ce type de métier. Au fond, ces femmes du lien, que font-elles ? Elles prennent soin du vivant. C’est une activité qui s’inscrit, de mon point de vue, pleinement dans la bifurcation écologique dans laquelle nous devrions nous engager. C’est une activité à haute valeur, selon des critères qui ne sont pas ceux du PIB, mais du progrès humain et civilisationnel. C’est ce que l’on appelle l’éthique du care. Tout le monde, femmes et hommes, devrait s’approprier le care. Il faut porter haut et fort le fait que nous sommes toutes et tous interdépendants les uns des autres.

Comment Macron a sacrifié la santé des Français

À l’heure du bilan du quinquennat, il est difficile de ne pas évoquer la question de la santé publique. Tandis que les hôpitaux français déclenchaient leurs plans blancs pour faire face aux vagues de contaminations et que les déprogrammations de soins se multipliaient, le gouvernement n’avait qu’une obsession : soigner sa communication « de guerre » et mandater des cabinets de conseils privés – au lieu de donner à l’expertise médicale, aux spécialistes et aux citoyens leur juste place dans la prise de décision. Niant toute forme de responsabilité dans le manque de moyens, dans la mise en difficulté des soignants et dans les nombreux dysfonctionnements du système de santé, le président s’est appliqué à entretenir un climat de tension sociale par un discours de culpabilisation et par des mesures arbitraires, au détriment des plus précaires. Ainsi, ces deux dernières années ont rendu d’autant plus tragiques le mépris du chef de l’État pour les principes fondamentaux de la santé publique et son projet de démanteler coûte que coûte ce qu’il restait encore de l’hôpital public.

La santé sous Macron : un bilan catastrophique, qui ne se résume pas à la période de la crise sanitaire

Force est de constater que les deux premières années du dernier quinquennat ont contribué à affaiblir notre système de santé publique. Ce bilan repose sur trois principales défaillances : la poursuite du démantèlement de l’hôpital public, la détérioration des conditions de travail des soignants, ainsi que les difficultés accrues d’accès aux soins pour les citoyens.

Devenue obsessionnelle depuis le tournant de la rigueur en 1983, l’austérité budgétaire soumet chaque année un peu plus l’hôpital public à la concurrence féroce des établissements privés de santé. Les hôpitaux ont ainsi subi 11,7 milliards d’euros de coupes budgétaires dans la dernière décennie. Dans ce sens, les trois projets de loi de financement de la Sécurité sociale (PLFSS) précédant la pandémie prévoyaient des économies sur les dépenses d’assurance-maladie dans les hôpitaux de 1,67, 1,61 et 1 milliards d’euros entre 2017 et 2019. Des moyens qui ont, par la suite, cruellement manqué.

Fin 2018, la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, lançait le plan « Ma santé 2022 ». Une réforme « qui fai[sai]t la part belle au privé » comme le titrait l’Humanité, et qui prévoyait notamment de transformer les petits établissements hospitaliers en « hôpitaux de proximité », sans maternité, ni chirurgie, ni urgence. Dans le même temps, les déserts médicaux n’ont cessé de progresser sur notre territoire. Selon le géographe de la santé Emmanuel Vigneron, la diminution du nombre de médecins généralistes s’est accélérée entre 2017 et 2021. La densité médicale par département, c’est-à-dire le nombre de médecins généralistes rapporté à la population, a diminué de 1 % par an en France sur cette période, contre 0,77 % en moyenne sous le quinquennat de François Hollande. Comme le relevait alors un article du Monde, « les trois quarts des 100 départements français voient leur situation se dégrader, seuls dix-sept se trouvent en stagnation, huit en amélioration ». Or, la densité médicale est selon la Drees un « facteur aggravant » du non-recours aux soins, dans la mesure où les personnes pauvres ont huit fois plus de risques de renoncer à des soins dans les déserts médicaux. Une enquête de novembre 2019 révélait déjà que 59 % des Français ont dû renoncer à des soins, la majorité pour des raisons financières.

Face à cette situation dégradée, les dirigeants politiques se sont rendus coupables de négligence et d’irresponsabilité, en faisant la sourde oreille aux revendications des soignants qui rappelaient une évidence : l’hôpital public ne remplit plus sa mission d’accueil inconditionnel depuis des années. En janvier 2018, une grande grève dans les Ehpad de toute la France réclamait déjà « davantage de moyens humains pour plus de dignité ». En avril 2018, des personnels d’hôpitaux psychiatriques, au Rouvray, menaient une grève de la faim pendant trois semaines. Leurs collègues de l’hôpital psychiatrique du Havre ont dans la foulée occupé le toit d’un bâtiment pendant trois semaines. À l’hôpital psychiatrique d’Amiens, un campement de protestation a duré pendant près de cinq mois. En avril 2019, des services d’urgences des hôpitaux parisiens se sont mis à leur tour en grève. Un mouvement s’est structuré à travers le Collectif inter-urgences (CIU) qui a rapidement essaimé à travers le pays de telle sorte qu’en juin, 120 services étaient en grève. En août, ils étaient 200. Toujours sans que l’exécutif ne prenne au sérieux les revendications de ces soignants qui ont pourtant tiré, à de maintes reprises, le signal d’alarme.

En janvier 2020, à l’aube de la crise du Covid-19, Agnès Hartemann, chef du service de diabétologie de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, avait ému les Français en déclarant que, faute de moyens, elle était obligée de jouer le jeu de l’économie de moyens et du rationnement des soins. Avec des centaines d’autres médecins du Collectif inter-hôpitaux (CIH), elle démissionnait de ses fonctions administratives. Cette décision était symbolique du malaise de certains soignants forcés de rompre avec leur éthique médicale pour des raisons de rentabilité et de perte d’humanité au sein de leur profession. Des enjeux qui s’annonçaient d’autant plus problématiques à mesure que la pandémie devenait une réalité concrète dans les services hospitaliers.

Face à la crise, un « chef de guerre » qui continue de désarmer ses soldats

Emmanuel Macron nous l’a répété ad nauseam : face au virus, nous étions « en guerre ». Et pour mener cette guerre à ses côtés, en pleine crise hospitalière, il a fait le choix de nommer Jean Castex comme Premier ministre, à la suite de la démission d’Édouard Philippe. Si les médias se sont empressés – sans doute à raison – d’y voir l’influence de Nicolas Sarkozy sur l’actuel locataire de l’Élysée, ce choix était également révélateur du programme macronien en matière d’hôpital public. Ancien directeur de l’hospitalisation et de l’offre de soins au ministère des Solidarités et de la Cohésion sociale, de 2005 à 2006, Jean Castex a été le maître-d’œuvre de la réforme de la tarification à l’activité – la funeste T2A –, pilier de la transformation de l’hôpital en entreprise et des soignants en experts-comptables.

La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie […] invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte ».

L’indicateur le plus frappant de cette fuite en avant du gouvernement reste le scandale provoqué par la suppression de lits d’hospitalisation au plus fort de la crise. Fin 2016, la France comptait plus de 404 000 lits d’hospitalisation à temps complet. Fin 2020, le chiffre était tombé à 386 835, soit plus de 17 000 lits supprimés en quatre ans. La suppression de 5 700 lits d’hospitalisation en pleine épidémie, selon la Drees, invite à relativiser « l’effort de guerre » et le « quoiqu’il en coûte » dont se sont gargarisé le chef de l’État et ses équipes gouvernementales.

Pendant que plans blancs et déprogrammations de soins se multipliaient pour faire face à la cinquième vague, une étonnante bataille de chiffres agita les autorités sanitaires en décembre 2021. En effet, alors qu’une étude du Conseil scientifique faisait état de « 20 % de lits publics fermés sur le territoire » depuis 2019, faute de soignants pour s’en occuper, la Direction générale de l’offre de soins (DGOS) publiait quant à elle, le 16 décembre 2021, une enquête sur les ressources humaines commandée par le ministre de la Santé Olivier Véran, qui avançait le chiffre de 2%.

Au-delà de ces éléments de langage qui visaient à rassurer les Français sur l’état de leur hôpital public, de telles stratégies de communication semblaient bien vaines face aux remontées « du terrain ». Dans un article de Marianne, Arnaud Chiche, médecin anesthésiste-réanimateur dans les Hauts-de-France et président du collectif Santé en danger, alertait sur le fait que « ces déprogrammations sont moins la conséquence d’un afflux massif de patients Covid à l’hôpital, que d’une pénurie de soignants médicaux et paramédicaux ». Contrairement à ce que nous assurait le gouvernement, la cause de l’engorgement des hôpitaux n’était pas conjoncturelle, c’est-à-dire liée à la crise du Covid, mais bien structurelle, en raison d’une aggravation des conditions de travail et d’un épuisement des personnels soignants. « Ces réorganisations incessantes ont en outre accéléré l’effondrement du système sanitaire, en désorganisant le travail du soin et en poussant les soignants, déjà épuisés par des décennies d’austérité, au découragement et à la démission », notent quant à eux Barbara Stiegler et François Alla, auteurs du tract Santé publique année zéro paru chez Gallimard.

Le ministère de la Santé a ainsi déserté la bataille pour l’hôpital public et laissé s’aggraver la santé générale des Français. Avec une baisse de 13% de séjours hospitaliers hors Covid en 2020, de nombreux Français souffrant de maladies chroniques, de cancers, d’AVC ou d’infarctus, n’ont pas pu être pris en charge. Dans une tribune parue dans Le Monde, un collectif de médecins de l’AP-HP déplore la normalisation de ces ruptures de soin et estime qu’« en imposant aux soignants de décider quel patient doit vivre, le gouvernement se déresponsabilise de façon hypocrite ».

Ce hiatus entre le discours et la réalité concrète de l’action du gouvernement fut particulièrement flagrant lorsque Emmanuel Macron décida de placer le 14 juillet 2020 sous le signe de la « reconnaissance » envers les personnels soignants, alors même que ces derniers manifestaient le même jour pour dénoncer un Ségur de la santé qualifié d’« imposture » par les syndicats. Christophe Le Tallec, vice-président du Collectif inter-urgences, dénonçait en ce sens un « hommage bling-bling » et réclamait « un soutien matériel et financier, pas juste un jeu de communication raté ». Dans le même article de Libération, Murielle, cadre en Ehpad, témoigne : « Tant que l’on continuera à faire des Ségur avec des gens qui n’y connaissent rien, sans demander directement aux soignants ce qu’ils en pensent, on ne changera jamais rien ! » Une nouvelle occasion manquée.

Un reniement historique des principes de santé publique, au détriment de celle des Français

Par-delà le démantèlement de l’hôpital, c’est le principe même de santé publique qui a été sérieusement ébranlé par la gestion gouvernementale de la crise sanitaire. S’il était presque impossible, en mars 2020, de mettre sérieusement en cause les décisions prises par l’Élysée, dans un contexte d’urgence sanitaire inédit, nul ne peut ignorer la dimension idéologique de celles-ci. Des choix politiques ont été faits. L’application uniforme des restrictions sanitaires sur l’ensemble de la population, d’une part, sans prise en compte des inégalités géographiques, économiques et de santé préexistantes. Une enquête publiée par la Drees en juillet 2020 permettait déjà d’identifier les principaux facteurs de vulnérabilité face au virus : présence de comorbidités aggravantes (obésité et diabète entre autres), forte exposition à la contamination (sur le lieu de vie ou de travail), difficultés d’accès aux soins.

À cette vulnérabilité sanitaire se sont ajoutées de nouvelles problématiques, liées au confinement et aux restrictions sanitaires : dégradation de la santé mentale, de la sécurité matérielle et physique, des conditions de logement, difficultés à maintenir une activité scolaire ou professionnelle. Refusant de reconnaître le caractère cumulatif des inégalités sociales et niant toute forme de responsabilité dans la mise en difficulté des populations les plus vulnérables, le gouvernement s’est contenté d’appliquer de façon arbitraire et selon des principes prétendument « universels » une feuille de route dictée par une poignée de proches conseillers. Se rêvant héros de guerre, le chef de l’État a laissé une partie considérable de la population basculer dans la grande précarité. En octobre 2020, un article du Monde comptait ainsi un million de personnes supplémentaires sous le seuil de pauvreté, par rapport aux 9,3 millions d’avant crise.

Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

La mise au ban des réfractaires à la politique sanitaire a, d’autre part, constitué un autre point fort de cette « gestion de crise ». Accusées indistinctement de complotisme, les personnes émettant parfois de simples doutes sur le bien fondé de la stratégie du « tout vaccinal », ou hésitant à se faire vacciner, quelle qu’en soit la raison, ont enfin été qualifiées d’« irresponsables » par le président.

Cette déclaration, volontairement polémique, a permis de révéler un tournant dans la stratégie macronienne. Dépassé par l’augmentation continue des cas graves à l’hôpital et ne parvenant pas à répondre aux appels à l’aide du personnel soignant, le gouvernement a surfé sur le climat de méfiance latent, accusant lui-même les non-vaccinés d’être à l’origine de l’effondrement du système de santé. Un discours d’autant plus contre-productif qu’il a suffi à radicaliser les positionnements de chacun.

Créant ainsi un lien de causalité entre la « seule » attitude civique qui vaille – aller se faire vacciner – et le sauvetage de l’hôpital public – et, par-là, la remise en marche de la société tout entière –, le discours gouvernemental a rigoureusement établi une inversion des responsabilités. Nos responsables politiques n’étaient plus condamnables, puisqu’ils se plaçaient eux-mêmes du côté des victimes. Ils n’étaient plus tributaires de l’engorgement des hôpitaux, de l’épuisement du personnel soignant, ni même du tri des patients en réanimation. Après avoir savamment dilapidé l’hôpital et poussé une grande partie du pays dans la précarité, Emmanuel Macron faisait, malgré lui, le constat de son impuissance politique.

Pour y remédier, et en déclarant vouloir « emmerder » les non-vaccinés, Emmanuel Macron est passé du « paternalisme soft » (d’après la formule d’Henri Bergeron) à la guerre ouverte contre tous les ennemis de l’intérieur. S’il est évident que, derrière la fracturation du pays et la désignation d’un adversaire politique commun, se cachait une stratégie rhétorique rondement menée, on peut également y voir le triomphe du libéralisme autoritaire, version restaurée du libéralisme thatchérien visant à évincer du système collectif les individus inadaptés.

C’est donc une interprétation pervertie des principes républicains qui sert au gouvernement à justifier l’application indifférenciée des politiques sanitaires sur l’ensemble de la population et à imposer un schéma ami/ennemi en éliminant les seconds. À travers cette distinction entre citoyens exemplaires et citoyens de seconde zone, au cœur du dispositif du « passe sanitaire » bien que contraire aux principes les plus élémentaires de notre pacte social, Emmanuel Macron enterre définitivement toute conception d’une santé publique démocratique et inconditionnelle.

Une gestion de crise confiée aux cabinets de conseil privés au détriment de l’expertise médicale

La révélation récente de la place donnée aux cabinets de conseil privés – notamment l’américain McKinsey – dans la gestion de crise, et de l’instrumentalisation de l’expertise médicale à des fins politiques, illustre bien le cynisme du gouvernement, dont la principale bataille a été celle de l’opinion. Ainsi émancipé des avis du Conseil scientifique avec une décomplexion désarmante, Emmanuel Macron pouvait laisser libre cours à sa posture de savant et de politique. Les médias eux-mêmes ne pouvaient que souligner « comment l’entourage d’Emmanuel Macron met[tait] en scène un président qui serait devenu épidémiologiste ».

Le faible crédit accordé à l’expertise médicale témoigne ainsi d’un éloignement des enjeux de santé publique au bénéfice d’un jeu de double légitimation entre le pouvoir politique et les instances sanitaires. Après avoir démontré que dans la stratégie du gouvernement, le calcul coût/bénéfice, censé orienter toute politique de santé publique, ne relevait plus d’un raisonnement médical mais d’un calcul politique, Barbara Stiegler et François Alla expliquent que « les structures d’expertises en étaient dorénavant réduites à assurer le service après-vente d’une série de décisions déjà prises par le président de la République ou par les membres de son gouvernement ». Autrement dit, le rôle des autorités sanitaires était limité à justifier les décisions prises par Macron et une poignée de conseillers en communication, a posteriori, au lieu de les précéder. Les « recommandations » n’étaient plus que des alibis au cœur d’une « légitimation réciproque » : l’exécutif justifiait ses mesures par des avis d’experts qui justifiaient eux-mêmes leur utilité par la prise de décision politique dont ils prenaient acte.

Une telle phrase permet de percer à jour le logiciel de gouvernance d’Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

La mise en conflit permanente des disciplines entre elles a également conduit à l’isolement et à l’atomisation des véritables experts médicaux. L’Académie des technologies, dans un rapport intitulé « Covid-19 : modélisations et données pour la gestion des crises sanitaires », rappelait les limites de la modélisation en santé puisque « les humains ne sont ni des plantes, ni des animaux, mais des êtres sociaux ». Une vision purement biomédicale de la crise s’est pourtant imposée, focalisée sur la légitimité du chiffre, sur les courbes d’incidence et sur les taux d’occupation des lits.

Dès lors, on ne peut que s’interroger sur le bien-fondé d’une vision aussi biaisée, d’autant plus lorsqu’elle s’exprime à renfort de slogans simplistes tel celui du ministère de la Santé d’Olivier Véran qui décrétait en août dernier qu’« on peut débattre de tout sauf des chiffres ». Une telle phrase suffit à révéler le logiciel de gouvernance sous Emmanuel Macron, pour qui les limites de la démocratie sanitaire commencent là où la prétendue rationalité du chiffre s’impose.

Le recours aux cabinets de conseil a évidemment joué un rôle clé dans cette religion du chiffre qui a dicté la gestion comptable de la pandémie. La place qu’ils ont prise dans la gestion de crise, de même que leur rémunération exorbitante avec de l’argent public, quand les soignants se voyaient toujours refuser des moyens nécessaires, constituent à ce titre un grave scandale d’État. Une plainte contre les cabinets McKinsey, JLL France et Citwell pour « détournement de fonds publics, favoritisme, corruption et prise illégale d’intérêts » a d’ailleurs été déposée début avril 2022 par l’association Coeur vide 19. Par exemple, ne serait-ce qu’entre décembre 2020 et mai 2021, le ministère de la Santé a rémunéré le cabinet américain McKinsey pour près de 10 millions d’euros, pour avoir participé à l’élaboration de la stratégie vaccinale du gouvernement.

Il est dès lors compliqué de déterminer la frontière entre les fondements idéologiques et purement médicaux dans le discours gouvernemental en matière de vaccination, comme le montrent Barbara Stiegler et François Alla qui dénoncent à ce titre la « rhétorique de la promesse largement entretenue par les services de marketing des laboratoires ».

Une telle stratégie conduit in fine à un appauvrissement regrettable du débat public, qui contraint les citoyens, spectateurs de querelles entre experts et non-experts, à se positionner au sein d’un clivage artificiel : « pour » – le masque, le confinement, et finalement le vaccin, de façon indifférenciée – ou « contre », sur des enjeux politiques et non sanitaires. À l’occasion d’une campagne de communication en partenariat avec la ministère de la Santé, la radio Skyrock allait jusqu’à inciter ses jeunes auditeurs à dénoncer leurs amis « pro-virus ».

Alors qu’une lutte contre toute pandémie nécessite d’avoir recours à l’intelligence collective pour être efficace, le gouvernement condamnait délibérément le débat public à une opposition manichéenne, qui n’a fait que renforcer la défiance d’une partie croissante de la population envers les autorités politiques, médicales et scientifiques. Ainsi, il abimait définitivement la possibilité d’un consentement éclairé des citoyens et, par là même, le fonctionnement démocratique de notre société, à la veille d’une échéance électorale primordiale.

Tirer les conséquences du mandat passé, pour éviter le pire

Faire le bilan de ces cinq années de mandat, et s’efforcer de voir une cohérence politique entre toutes les décisions prises avant et pendant la crise sanitaire, permet d’esquisser quelques hypothèses sur l’évolution de notre système de santé, en cas de réélection du président Macron. À ce titre, la question de la prise en charge de nos aînés est particulièrement éloquente. Celui qui promettait, en 2017, une loi Grand âge destinée à une meilleure prise en charge de la perte d’autonomie, l’a finalement abandonnée, au plus fort de la crise sanitaire. À la place, il a condamné les personnes âgées à l’isolement social pendant plusieurs mois, entraînant, pour beaucoup, une perte définitive de leurs capacités physiques et cognitives. Comme si les nombreux témoignages en ce sens ne suffisaient pas, la série de scandales sur les conditions de vie et de travail dans les Ehpad, montre avec violence les conséquences de la négligence du gouvernement en matière de réglementation et de contrôle des établissements de soin privés.

Comment est-il possible, alors que deux ans de crise sanitaire avaient enfin mis en lumière l’urgence de repenser la prise en charge de nos aînés, qu’il ait fallu attendre la parution d’un livre – Les Fossoyeurs, en janvier 2022 – pour « découvrir » la maltraitance des résidents, les dérives bureaucratiques et les pratiques frauduleuses normalisées dans l’un des plus gros groupes d’Ehpad français ? Comment peut-on expliquer que Brigitte Bourguignon, nommée par Emmanuel Macron en juillet 2020 pour travailler sur les questions d’autonomie en fin de vie, n’ait pas jugé utile de s’assurer elle-même du bon fonctionnement de ces établissements ? Comment ne pas s’interroger, enfin, sur les réticences de cette dernière à rendre public le rapport du gouvernement sur Orpea ; une décision qualifiée de « choquante » par le sénateur LR Bernard Bonne, co-rapporteur de la commission d’enquête du Sénat, qui a dû faire preuve d’« obstination » pour se le procurer ?

Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès.

Une chose est sûre, la réélection d’Emmanuel Macron à l’Élysée sera, pour ce dernier, la garantie de ne pas être inquiété pour la gestion douteuse de ces affaires. Il pourra donc poursuivre en toute liberté son entreprise de privatisation du service public, renforçant la mainmise des grands groupes hospitaliers sur le système de santé et faisant fi des scandales politiques et sanitaires encore brûlants. À titre d’exemple, la signature en avril 2021 d’un « protocole de coopération » entre l’hôpital public et Clinéa, une filiale d’Orpea, permettra au groupe de s’étendre encore davantage, voire de se rendre indispensable en répondant à la problématique des déserts médicaux français.

Cette extension du privé dans de nombreux territoires rendra le transfert des patients inévitable, malgré l’augmentation des frais de prise en charge. Ainsi la santé n’aura plus rien de « public », puisque seules les personnes suffisamment aisées, ou ne souffrant pas de pathologies impliquant une prise en charge trop onéreuse, pourront y avoir accès. Les soignants aussi devront s’adapter, car comme l’indiquait Philippe Gallais, ancien salarié de Clinéa et délégué à la CGT Santé privée, « là où le privé se fait le plus de marge, c’est sur la masse salariale ». Cela implique, entre autres, des évolutions de salaire et de carrière négociées au cas par cas (comme c’est déjà le cas dans la plupart des établissements privés), l’obligation de se plier aux injonctions budgétaires et de combler, continuellement, le manque d’effectifs.

Certes, l’épidémie de Covid-19, comme toutes les autres avant elle, a mis nos sociétés, partout dans le monde, en grande difficulté. Nul ne peut nier les conséquences dévastatrices engendrées par un simple virus, et probablement que nul n’aurait su apporter une réponse idéale à l’urgence sanitaire. Néanmoins, il s’agit maintenant de tirer les leçons de cet épisode, qui a eu pour – seul – mérite de mettre en lumière la fragilité de notre système de santé. Désormais, il est non seulement urgent de remettre nos dirigeants face à leurs responsabilités, mais également de retrouver nos droits et d’exercer notre devoir de citoyens en conséquence.

Présidentielle : vers un clivage liberté / sécurité sanitaire ?

À l’automne dernier, on pensait la crise sanitaire enfin terminée grâce à la vaccination quasi-générale. Mais voilà que le sujet est une nouvelle fois revenu sur le devant de la scène à la suite des déclarations du chef de l’État et des débats autour du passe vaccinal. En choisissant de cliver autour du vaccin, Emmanuel Macron espère serrer les rangs derrière lui et affaiblir ses adversaires politiques, quitte à faire monter encore le niveau de tension. Si cette stratégie peut fonctionner, elle n’en demeure pas moins fragile, à condition pour les opposants de proposer un plan alternatif face au virus.

Après plus d’un an de confinements et de couvre-feux à répétition, puis six mois de vie contrainte au passe sanitaire, la patience des Français n’a pas cessé d’être mise à l’épreuve. Mais, bon an, mal an, la crise sanitaire semblait progressivement s’éloigner il y a encore un mois. En témoignait la campagne présidentielle, centrée autour d’enjeux plus traditionnels : identité, pouvoir d’achat, environnement, sécurité… Jusqu’à ce que le variant Omicron ne se propage et que le gouvernement ne décide de renforcer encore la pression sur ceux qui refusent les injections régulières de vaccin.

Dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite.

Sur fond de records de contaminations, la tension politique est fortement montée à partir de l’annonce, au début des vacances de Noël, de la transformation du passe sanitaire en passe vaccinal et de la réduction de la durée entre les doses de vaccin. À la rentrée, les débats houleux à l’Assemblée nationale et les déclarations du président de la République, annonçant vouloir « emmerder » les non-vaccinés « jusqu’au bout » et considérer que « les irresponsables ne sont plus des citoyens », ont achevé de polariser le débat politique autour des questions sanitaires. Désormais, il est vraisemblable que l’élection présidentielle doive en grande partie se jouer sur cet enjeu.

Le « camp de la raison » contre les complotistes ?

Comme cela a été remarqué par la plupart des observateurs de la vie politique, les propos du chef de l’État ont été mûrement réfléchis. En effet, dans un contexte de crise de nerfs provoquée par la cinquième vague, les quelques millions de non-vaccinés, d’ores-et-déjà fortement hostiles à Emmanuel Macron, étaient une cible parfaite. Une bonne partie de l’électorat, principalement les plus âgés, les voient en effet comme les responsables des contaminations et de la surcharge des hôpitaux. En focalisant l’attention sur cette minorité de citoyens, le gouvernement réalise d’ailleurs un autre coup politique : éviter d’aborder la question de la destruction de l’hôpital, du caractère liberticide des mesures prises au nom de la santé et des nombreux ratés et mensonges qui ont caractérisé sa « stratégie » depuis deux ans.

Sur le fond, l’opprobre quotidienne des non-vaccinés n’a pourtant pas lieu d’être. D’abord, en ce qui concerne les contaminations, les vaccinés propagent tout autant le virus que les non-vaccinés, d’autant plus que ces derniers sont déjà largement exclus de la vie sociale. Par ailleurs, si des centaines de milliers de personnes sont testées positives chaque jour, les formes graves sont beaucoup moins fréquentes qu’auparavant, à la fois en raison du vaccin et de la dangerosité bien plus faible du variant Omicron. Comme le soulignait par exemple récemment le journaliste David Pujadas, alors même qu’Omicron se diffuse tous azimuts, les décès et les réanimations augmentent peu, tandis que la durée d’hospitalisation chute. Enfin, comme l’expliquent de nombreux soignants, la surcharge des services de santé était antérieure au Covid et s’explique surtout par les politiques d’austérité et le manque de personnel, phénomène qui s’est singulièrement aggravé ces derniers mois. Dès lors, si les non-vaccinés sont évidemment plus susceptibles de finir à l’hôpital, il s’agit là d’un risque personnel et les accuser d’être les seuls responsables de l’engorgement des hôpitaux est tout à fait mensonger.

Ces éléments permettent d’ailleurs de comprendre la position du gouvernement sur l’obligation vaccinale. Après tout, si les non-vaccinés sont si dangereux, pourquoi ne pas rendre le vaccin obligatoire ? À cette question, les macronistes rétorquent que les sanctions seraient trop compliquées à mettre en œuvre, ce qui rendrait la mesure inopérante en pratique. Or, au regard de la grande créativité en matière de mesures répressives durant ce quinquennat, des appels odieux à refuser de soigner les non-vaccinés ou encore des amendes bientôt en vigueur pour ces derniers en Grèce (100 euros/mois) et en Autriche (600 euros tous les trois mois), cette réponse paraît peu convaincante.

Le pouvoir a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle.

Ainsi, tout porte à croire que le pouvoir en place a besoin des non-vaccinés, du moins jusqu’à l’élection présidentielle. La stratégie mise en place actuellement rappelle d’ailleurs celle observée durant le mouvement des gilets jaunes, où Emmanuel Macron avait focalisé l’attention sur les violences d’une infime minorité de casseurs pour justifier la répression et éviter de répondre aux demandes de justice fiscale et de démocratie directe, populaires dans l’opinion. Comme il y a trois ans, l’usage d’un vocabulaire très violent et l’instauration de mesures qui accroissent la colère (répression policière à l’époque, passe vaccinal aujourd’hui) permet d’envenimer la situation afin que des violences décrédibilisent les contestations et permettent au Président de se poser en chef du parti de l’ordre. Et qu’importe si cela conduit à des menaces de mort sur des parlementaires ou à des attaques contre des pharmacies ou des centres de vaccination…

Des oppositions désemparées ?

En plus de servir d’écran de fumée pour cacher l’état de l’hôpital, le passe vaccinal vise également à fracturer les oppositions. En effet, étant donné que son socle électoral est faible, Emmanuel Macron a besoin d’affaiblir autant que possible ses concurrents pour la présidentielle. Or, si les électeurs macronistes soutiennent à une large majorité le passe vaccinal (89% selon un sondage IFOP conduit les 4 et 5 janvier), ce n’est guère le cas chez les autres formations politiques. De manière générale, deux groupes émergent : celui des électeurs socialistes et républicains, plutôt en accord avec la politique actuelle (respectivement 71% et 72% pour le passe vaccinal), et celui des électorats de la France Insoumise (opposé à 72%) et du Rassemblement National (contre à 58%), qui rejettent majoritairement le passe. Quant à EELV, les enquêtes d’opinion indiquent une très forte division sur le sujet, avec environ 50% des sympathisants de Yannick Jadot dans chaque camp.

En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat que lui.

À ce titre, les débats enflammés à l’Assemblée nationale ont permis d’observer la difficulté dans laquelle se trouvent les oppositions. Ainsi, le groupe socialiste, qui défend depuis plusieurs mois l’obligation vaccinale, s’est retrouvé très fracturé lors du vote : 7 de ses députés ont voté pour, 10 ont voté contre et 3 se sont abstenus. De même, alors que Valérie Pécresse avait déclaré que son parti « ne s’opposerait pas au passe », les votes des députés LR se sont dispersés en trois blocs quasi-équivalents : 28 pour, 24 contre et 22 abstentions. Des divisions internes qui promettent de durer avec l’examen de la loi au Sénat, qui s’ouvre lundi 10 janvier, où la droite est majoritaire, et suite à la proposition du député LR Sébastien Huyghe d’instaurer une « franchise médicale particulière pour les non-vaccinés ». En semant la zizanie, Emmanuel Macron semble donc avoir réussi à torpiller la candidature de Valérie Pécresse, qui vise le même électorat, plutôt âgé et aisé, que lui.

Si cette opération de déstabilisation a bien fonctionné auprès des deux partis historiques, la France Insoumise et le Rassemblement National ont eux clairement choisi l’opposition au passe. Toutefois, alors que les députés insoumis se sont illustrés par des propositions alternatives en matière sanitaire (grand plan pour l’hôpital public, gratuité du masque FFP2, installation de purificateurs d’air et de capteurs CO2 dans les écoles…), le parti de Marine Le Pen s’est contenté de dénoncer la politique gouvernementale sans proposer une autre voie. Des nuances complètement ignorées par la majorité LREM, qui a immédiatement accusé les deux partis d’irresponsabilité et de sympathie à l’égard des antivax, sans preuves à l’appui. Le discours du gouvernement est donc désormais bien rodé : selon eux, La République en Marche représente le camp de la raison scientifique, tandis que ses adversaires sont soit trop divisés pour pouvoir prétendre gouverner le pays, soit caractérisés par un complotisme qui les décrédibilise quasi-immédiatement.

Une stratégie payante ?

Cette tactique sera-t-elle efficace pour remporter l’élection ? Il est encore trop tôt pour le dire. Selon les sondages, le passe vaccinal partage aujourd’hui la population française en deux moitiés égales, l’une opposée, l’autre favorable. Si des différences apparaissent suivant le secteur d’activité (les commerçants et artisans étant largement opposés au passe) ou le niveau d’éducation (les diplômés du supérieur y étant plus favorables que les autres), la position des Français sur le passe, et plus généralement les mesures « sanitaires », dépend surtout de l’âge. Ainsi, d’après un sondage de IFOP, seuls un tiers (33%) des 18-24 ans sont favorables au passe vaccinal, contre 69% des 65 ans et plus, avec une hausse corrélée à l’âge pour les tranches intermédiaires. Cet impact déterminant de l’âge, également visible dans une enquête sur la réaction des Français aux propos du Président à l’égard des non-vaccinés, s’explique assez facilement : les plus âgés, plus menacés par le virus, ont tendance à approuver une mesure présentée comme protectrice, alors que les jeunes, qui courent moins de risques et ont une vie sociale plus intense, se considèrent plus facilement « emmerdés ».

Or, malgré de multiples tentatives de communication pour séduire les jeunes (vidéo avec McFly et Carlito, compte TikTok, affiches à la Netflix…), Emmanuel Macron mise avant tout sur le vote des retraités, chez qui l’abstention est faible et la demande de stabilité et d’ordre élevée. Dès lors, la stratégie du gouvernement semble très bien calibrée pour attaquer Valérie Pécresse, dont l’électorat est en grande partie composé de personnes âgées. À l’inverse, la position de la France insoumise, outre qu’elle s’articule autour du primat de la liberté sur la sécurité, peut aussi se lire comme une tentative de séduction des jeunes, chez qui Jean-Luc Mélenchon réalise généralement ses meilleurs scores. Pour les autres candidats, la gêne que suscite ce clivage liberté/sécurité sanitaire les conduit à changer de thématique, en espérant mettre leurs enjeux favoris au centre du débat. C’est notamment le cas d’Éric Zemmour, qui, bien qu’opposé aux mesures actuelles, reste très silencieux sur le sujet, préférant parler d’islam, d’immigration ou d’identité. Comme il l’a récemment déclaré à des militants, le candidat d’extrême-droite y voit en effet « un piège d’Emmanuel Macron » afin de « voler l’élection ».

Étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement.

Plus généralement, s’il est maintenant certain que l’enjeu sanitaire sera au cœur de cette campagne présidentielle, la perception des Français sur la crise sanitaire devrait encore évoluer fortement dans les trois prochains mois. Les records de contamination finiront-ils par démontrer l’inefficacité du passe à ceux qui le voyaient comme un bon outil ? Le fait qu’une grande partie de la population aura été touchée par le virus sans formes graves conduira-t-elle à relativiser sa dangerosité ? Quel pourcentage de vaccinés refuseront la troisième dose ? La stratégie du tout-vaccin sera-t-elle remise en cause au profit d’une panoplie de mesures, mobilisant notamment les récents traitements développés contre le Covid ? Autant de questions qui se poseront inévitablement et dessineront d’autres clivages que celui que le gouvernement cherche à instaurer en fonction du statut vaccinal.

Ainsi, il est possible que le calcul du gouvernement se retourne contre lui d’ici les élections d’avril, si les électeurs réalisent que les mesures mises en place, et en particulier le passe vaccinal, n’ont qu’une très faible plus-value sanitaire. Et s’il est encore trop tôt pour dire quel candidat bénéficierait le plus d’un tel retournement de situation, il est certain que, pour rassembler une majorité, les différents partis en compétition devront éviter toute action ou parole qui puisse les faire passer pour des antivax, faute de finir avec un score similaire à celui de Florian Philippot. Par ailleurs, étant donné combien la population est partagée entre les opposants aux mesures et les inquiets du Covid, seul un discours global sur une politique alternative de santé publique sera en mesure de convaincre largement. Avec 70% des Français estimant que le Ségur de la santé n’a pas été suffisant (contre seulement 17% qui pensent l’inverse), la question de l’avenir du service public hospitalier constitue par exemple un angle d’attaque pour la gauche face aux tenants de l’austérité et de l’immigration zéro. Voilà peut-être la ligne politique permettant de réunir enfin la protection des libertés fondamentales et l’impératif de santé publique.

Pourquoi le mouvement anti-pass a échoué

Manifestation contre le pass sanitaire et l’obligation vaccinale le 31 juillet 2021 à Paris. © Paola Breizh

Depuis son entrée en vigueur il y a deux mois, le pass sanitaire suscite une forte opposition dans les rues chaque samedi. Malgré cette contestation soutenue, le mouvement semble s’enliser et être ignoré tant par le gouvernement que par la majorité de la population vaccinée. Deux phénomènes peuvent expliquer cet échec : la temporalité de cette mobilisation sociale et le caractère minoritaire de la plupart des revendications. Conclure à une victoire du gouvernement serait toutefois exagéré.

Du jamais vu depuis les grèves de 1953. Les mouvements sociaux en plein été sont rarissimes et rarement de bonne augure pour les gouvernements en place. En annonçant la généralisation du pass sanitaire pour accéder à la plupart des lieux vie le 12 juillet dernier, Emmanuel Macron ne s’attendait sans doute pas à voir des centaines de milliers de Français descendre dans la rue. Dans l’esprit des macronistes, cette attaque sans précédent contre les libertés fondamentales se résumait vraisemblablement à un « petit coup de pression » qu’attendaient les Français pour se faire vacciner, selon les mots de Christophe Castaner.

La protection des libertés, un combat nécessaire

Dès le 14 juillet, les manifestants ont en effet été nombreux à protester contre une mesure venant bouleverser nos vies sur la décision du seul président de la République. Une colère légitime quand on mesure l’ampleur des valeurs démocratiques attaquées : avec le pass sanitaire, ce sont tout à la fois le secret médical, le consentement éclairé du patient, l’égalité des citoyens, la liberté de circulation (au travers des TGV et des bus) ou encore la liberté d’accès à des services publics comme les hôpitaux et les bibliothèques qui sont remis en cause. L’accès à des lieux privés tels que les bars, restaurants, cinémas et centres commerciaux est lui aussi bafoué, tout en transformant les employés de ces entreprises en auxiliaires de l’État dans une surveillance généralisée. Malgré l’ampleur des bouleversements imposés dans nos vies, aucun débat démocratique n’a eu lieu sur le pass sanitaire, excepté le passage en force de la loi à la fin de la session parlementaire.

Les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique.

L’argument sanitaire avancé a quant à lui été très rapidement contredit par la réalité : si 50 millions de Français sont désormais vaccinés ou en passe de l’être, cette forte hausse est surtout le fait des plus jeunes, tandis que le taux de vaccination chez les plus de 80 ans n’a gagné que quelques points. En clair, ce sont principalement les populations les moins à risque qui se sont fait vacciner, tandis que les plus âgées sceptiques ou opposées au vaccin continuent de l’être. Or, il apparaît aujourd’hui clairement que les vaccins protègent efficacement contre les formes graves – et les hospitalisations ou décès qui peuvent s’ensuivre – mais peu contre la transmission du COVID-19. La protection offerte par le vaccin est donc individuelle et non collective. Face à cette réalité, la quasi-obligation vaccinale que représente le pass n’est, tout comme le déremboursement des tests, pas défendable sur le plan sanitaire. Il en va de même en ce qui concerne le licenciement d’environ 15000 soignants non-vaccinés qui, il y a quelques mois à peine, devaient venir travailler même en étant malades.

Comparaison de l’évolution de la vaccination entre les 18-24 ans et les plus de 80 ans.
Capture d’écran du site CovidTracker, basé sur les données de Santé Publique France.

De nombreux Français ne s’y sont pas trompés : les annonces du 12 juillet n’avaient rien de sanitaire et tout de politique. Nombre d’entre eux ont vu dans le déploiement du pass sanitaire l’instauration d’une société de surveillance totale, qui crée plusieurs catégories de citoyens, discriminés par la loi en fonction de leur statut « sanitaire ». Beaucoup d’avocats, de militants des droits de l’homme ou de citoyens se sont ainsi alarmés de voir les mesures d’exception extrêmement liberticides prises au nom de la lutte contre la pandémie se normaliser. Comme les mesures anti-terroristes, le confinement et couvre-feu peuvent désormais être utilisés par le gouvernement quand bon lui semble, alors qu’il ne devrait s’agir que de mesures utilisées en extrême recours. 

Pour certains, cette surenchère autoritaire ne semble d’ailleurs toujours pas être suffisante. En Australie, la ville de Melbourne détient désormais le record mondial pour la durée du confinement et plusieurs arrestations pour non-respect de la quarantaine ont été diffusées à la télévision pour livrer les contrevenants à la vindicte populaire. En France, des sénateurs de droite ont quant à eux proposé d’utiliser les technologies numériques à un niveau encore jamais vu : désactivation du pass de transports, caméras thermiques à l’entrée des restaurants, contrôle des déplacements via les cartes bancaires et les plaques d’immatriculation, bracelet électronique pour les quarantaines, voire même une hausse des cotisations sociales lorsque l’on sort de chez soi. Au-delà des inquiétudes sur le vaccin, c’est aussi le rejet de cette société dystopique qui a motivé la mobilisation exceptionnelle observée depuis deux mois et demi dans les grandes villes du pays.

Division, diversion, hystérisation : la stratégie cynique du gouvernement

Si les pulsions autoritaires du macronisme ne sont plus à prouver, elles ne suffisent pas à expliquer l’adoption du pass sanitaire. Bien sûr, comme depuis le début de l’épidémie, le matraquage médiatique présentant la situation sanitaire comme apocalyptique alors que la « quatrième vague » se traduisait en nombre de cas et non en hospitalisations ou décès, a sans doute joué un rôle. Mais le gouvernement n’ignorait sans doute pas que le bénéfice de la vaccination était avant tout individuel et largement limité aux personnes à risque. Par ailleurs, le risque politique était évident : Emmanuel Macron n’avait-il pas promis de ne pas rendre le vaccin obligatoire ? Sa majorité n’avait-elle pas juré ne jamais exiger un pass sanitaire pour les activités de la vie courante à peine deux mois avant de le faire ? Autant d’éléments qui ont conduit un nombre important de Français à se tourner vers des théories complotistes pour expliquer ce choix, apparemment irrationnel, du pass sanitaire.

Pour en savoir plus sur les déterminants politiques, médiatiques et philosophiques des mesures anti-COVID, lire sur LVSL l’article du même auteur « COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive »

Cette décision, et le ton martial avec lequel elle a été annoncée par le chef de l’Etat, s’apparente pourtant à une stratégie politique délibérée. L’analyste politique Mathieu Slama y voit un signal envoyé par le Président à l’électorat âgé et aisé, le plus susceptible de soutenir une telle mesure en raison de ses inquiétudes sur l’épidémie. Les sondages semblent confirmer cette hypothèse : selon une enquête réalisée les 22 et 23 septembre, la moitié des moins de 35 ans sont opposés au pass sanitaire, alors que 75% des 65 ans et plus le soutiennent. Les cadres approuvent la mesure à 71%, tandis que ce chiffre n’est que de 55% chez les ouvriers. Emmanuel Macron semble donc avoir trouvé un moyen efficace de rassurer son électorat, ainsi que celui des Républicains, qu’il espère siphonner. Et qu’importe si cela suppose de fracturer le pays comme jamais.

En annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass.

Au contraire, cette stratégie de division est vraisemblablement elle aussi motivée par des raisons politiques : en annonçant « reconnaître le civisme et faire porter les restrictions sur les non-vaccinés plutôt que sur tous », le président de la République a créé des boucs émissaires en la personne des non-vaccinés et des anti-pass. Cela lui permet de faire oublier ses innombrables erreurs et mensonges dans la gestion de la crise sanitaire. En effet, si le manque d’anticipation de la première vague est potentiellement excusable, le fait d’avoir continué à fermer des lits – plus de 5700 en 2020 -, de ne pas avoir embauché de soignants et d’enseignants supplémentaires, ou encore d’avoir raté le début de la campagne de vaccination en l’ayant confié à des cabinets de conseil a toute les chances de lui être reproché en 2022. En faisant porter la responsabilité d’une potentielle reprise de l’épidémie sur les non-vaccinés, l’exécutif a donc trouvé un moyen efficace de se dédouaner de ses responsabilités.

Enfin, la mise en place du pass sanitaire a engendré une atmosphère délétère, y compris au sein des familles et des groupes d’amis. Cette hystérie empêche de débattre sérieusement et avec nuance des mesures adoptées, réduisant toute discussion à un combat stérile entre pro et anti-vaccin. Tel est le principe du vieil adage « diviser pour mieux régner ». Dans une telle ambiance, il devient très difficile pour les oppositions politiques de prendre une position réfléchie et subtile. Ceux qui, comme les Républicains ou le PS, approuvent globalement les décisions du gouvernement se retrouvent effacés par ce dernier, tandis que les critiques du pass sanitaire, comme la France Insoumise ou le Rassemblement National, sont dépeints en anti-vax complotistes. Par ailleurs, si la gestion du COVID par le gouvernement est jugée majoritairement négative, aucun parti d’opposition n’est considéré plus crédible sur le sujet. Focaliser le débat politique sur l’épidémie permet donc au gouvernement de faire diversion et d’occulter des thématiques – telles que les inégalités, la protection de l’environnement ou la sécurité – sur lesquelles les Français lui préféreraient ses adversaires.

Pourquoi les anti-pass ne sont pas les gilets jaunes

Malgré le caractère obscène d’une telle stratégie, force est de constater qu’elle a réussi. Du moins en ce qui concerne les partis politiques et nombre de structures de la société civile. En revanche, de très nombreux citoyens ont rejeté frontalement le pass sanitaire. L’ampleur des premières mobilisations a visiblement été sous-estimée par la macronie, qui n’attendait sans doute pas plusieurs centaines de milliers de personnes dans les rues en plein été. Ces manifestations spontanées, organisées via les réseaux sociaux plutôt que par les associations, partis ou syndicats, ont immédiatement rappelé les gilets jaunes. Comme lors des premières semaines d’occupations de rond-points et de blocages de péages, chercheurs et journalistes se sont d’ailleurs questionnés sur la sociologie de ceux qui y participaient. 

Si les conclusions des différentes enquêtes doivent être considérées avec précaution – ne serait-ce qu’en raison des départs en vacances -, le profil qui se détache ressemble sur certains points à celui des gilets jaunes. La grande majorité des manifestants sont en effet des citoyens désabusés par la politique et clairement opposés à Emmanuel Macron. Nombre d’entre eux sont absentionnistes ou votent blanc, d’autres préfèrent la France Insoumise, le Rassemblement National ou des petits partis de droite souverainiste tels que l’UPR et Les Patriotes. Comme chez les adeptes du chasuble fluo, on y retrouve aussi une part importante de primo-manifestants et une forte proportion de personnes issues de catégories populaires. Contrairement aux gilets jaunes, l’opposition au pass sanitaire est en revanche fortement marquée par un clivage autour de l’âge : début septembre, 71% des plus de 65 ans considèrent le mouvement injustifié, contre seulement 44% des 18-24 ans. Le niveau d’études pose aussi question : alors que les anti-pass sont fréquemment caricaturés en imbéciles rejetant la science, certaines enquêtes évoquent une surreprésentation des diplômés du supérieur. Est-ce parce que ceux-ci se sentent plus légitimes à répondre à une étude sociologique ? Parce que les jeunes ont tendance à avoir des études plus longues que leurs aînés ? Parce que les plus éduqués questionnent davantage la société du pass sanitaire ? Difficile d’avancer une réponse claire.

Quoi qu’il en soit, il est indéniable que l’opposition au pass sanitaire est forte et hétéroclite. Comme durant les premières heures des gilets jaunes, les manifestants anti-pass ont d’abord hésité sur le parcours des manifestations et cherché des slogans et symboles rassembleurs. Rapidement, le drapeau français, « signifiant vide » pouvant être investi de nombreuses revendications, ou la notion de « liberté » ont été plébiscités. Mais les symboles, aussi fédérateurs puissent-ils être, ne font pas tout. Le succès d’un mouvement social est avant tout déterminé par ses revendications et la façon dont elles sont articulées. Sur ce point, les manifestations de l’été 2021 diffèrent profondément de celles de fin 2018 – début 2019 : alors que la demande d’un meilleur niveau de vie et d’une démocratie plus directe ont rencontré un écho immédiat auprès des Français, l’opposition au pass sanitaire ou à la vaccination a eu beaucoup plus de mal à convaincre. 

Les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire.

En effet, il s’agit de revendications d’opposition, aucun horizon fédérateur n’étant véritablement dessiné. Bien sûr, de nombreux soignants et manifestants ont demandé des moyens pour la santé publique, la transparence des laboratoires pharmaceutiques ou même leur nationalisation, la levée des brevets sur les vaccins ou d’autres mesures réellement sanitaires. Mais il faut bien reconnaître que ces demandes n’ont pas été celles qui ont le plus retenu l’attention. Au contraire, les manifestations ont été marquées par une grande confusion entre opposition au pass sanitaire et opposition aux vaccins. Si la première avait un potentiel majoritaire, la seconde a confiné le mouvement dans un ethos minoritaire. Ainsi, les pancartes complotistes aperçues dans les manifestations ont réussi à faire passer un mouvement d’intérêt général pour un rassemblement d’idiots. Un phénomène renforcé par les tentatives de récupération politique, notamment de la part de Florian Philippot, qui a dit tout et son contraire sur la crise sanitaire. À l’inverse, les syndicats, qui auraient pourtant dû combattre la possibilité qu’un employeur accède aux données de santé de ses employés et puissent les licencier sur un tel motif, sont restés incroyablement silencieux. Plus généralement, la gauche et la droite auraient d’ailleurs pu se retrouver dans la défense des libertés fondamentales, comme l’a illustré la tribune co-signée par François Ruffin (France Insoumise) et François-Xavier Bellamy (Les Républicains). Il n’en a malheureusement rien été, sans doute en raison de la frilosité de beaucoup à manifester à côté d’anti-vax.

Et maintenant ?

Si la confusion entre sauvegarde des libertés et rejet des vaccins a saboté le mouvement anti-pass, cette situation n’était pourtant pas inéluctable. En effet, les attaques du gouvernement contre les libertés n’ont pas commencé avec le pass « sanitaire », mais bien avant. Si les lois anti-terroristes et la répression croissante des mobilisations sociales prédataient la pandémie, il est évident que celle-ci a permis une incroyable accélération du pouvoir de répression et de contrôle de l’État sur les comportements des individus. L’assignation à résidence généralisée du confinement, le couvre-feu, le déploiement tous azimuts de drones, caméras et officiers de police, les formulaires ubuesques pour sortir à un kilomètre de chez soi ou encore les entraves au droit de réunion et aux libertés associatives décrétés au nom de la lutte contre le virus indiquent clairement que la France a « géré » l’épidémie de façon très liberticide. Pourtant, à l’exception du mouvement contre la loi « Sécurité globale » à l’automne dernier, aucune mobilisation d’ampleur pour les libertés n’a eu lieu durant la crise sanitaire. Or, cette loi s’apparentait surtout à une mise en pratique de la « stratégie du choc » décrite par Naomi Klein, et n’avait aucun lien avec l’épidémie.

Le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire.

Ainsi, le mouvement anti-pass est arrivé très tardivement dans la séquence de destruction des libertés induite par la crise sanitaire. Surtout, il survient après une exaspération généralisée de la population, privée des libertés les plus fondamentales depuis déjà plus d’un an. Alors que, port du masque excepté, les dernières restrictions – couvre-feu et fermeture des discothèques – venaient d’être levées, la perspective d’une nouvelle annus horribilis a suffi à faire accepter le pass aux Français. Avec environ la moitié de la population vaccinée ou en cours de vaccination au 12 juillet – dont une forte majorité des personnes à risque, d’où l’absurdité des prédictions catastrophistes autour du variant Delta – la pillule a d’ailleurs été d’autant plus facile à avaler : une personne sur deux pouvait estimer que cela ne changerait rien à sa vie. Autant de facteurs auxquels Emmanuel Macron a sans doute particulièrement prêté attention début juillet avant de lancer l’offensive.

Si ce dernier a perdu quelques plumes dans la bataille, il en sort globalement gagnant. Menacés par des restrictions délirantes s’ils n’ont pas de pass et sans atmosphère propice à discuter sérieusement de ces enjeux, les Français ont largement cédé. Ni les licenciements de soignants non-vaccinés, ni l’extension des restrictions aux 12-17 ans, ni la fin prochaine de la gratuité des tests n’ont pu empêcher l’érosion des cortèges anti-pass depuis la rentrée. Pas sûr que la prolongation à venir du pass sanitaire jusqu’à juillet prochain y parvienne. Pour le dire autrement, tout le monde ou presque semble vouloir tourner la page, quitte à ce que le QR code fasse désormais partie du quotidien. Cette perspective d’une normalisation d’une société à deux vitesses et de libertés conditionnées à la volonté d’un conseil de défense est d’autant plus inquiétante que d’autres périls menacent notre civilisation au cours du XXIème siècle. Outre le changement climatique, la raréfaction des ressources et le risque terroriste, de nouvelles épidémies sont également à craindre, étant donné qu’aucune mesure sérieuse n’a été prise pour combattre les zoonoses ou restreindre la mondialisation qui a permis sa diffusion mondiale aussi rapidement.

En dépit de ce panorama, la mobilisation exceptionnelle et soudaine de cet été offre une lueur d’espoir : la résignation n’est pas totale. La notion de liberté, continuellement sacrifiée sur l’autel d’une prétendue sécurité, pourrait quant à elle faire partie des grands enjeux de la présidentielle à venir. Bref, si la bataille du pass sanitaire semble pour l’instant perdue, la dérive vers une société du technocontrôle à la chinoise n’a rien d’inéluctable.

Pour un pôle socialisé du médicament

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La crise sanitaire a tragiquement révélé la dépendance de notre système de santé aux circuits globalisés de distribution et de production. Si quelques voix ont regretté ce phénomène, aspirant à une relocalisation de notre industrie, la situation n’a guère changé depuis le début de la crise. La création d’un pôle socialisé du médicament permettrait pourtant de pallier efficacement cet état de dépendance. Texte adapté d’un article paru dans la revue Pratiques, rédigé par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural, et Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre.

Le 16 juin 2020, Emmanuel Macron annonçait la mise en place d’une « initiative de relocalisation de certaines productions critiques ». Ce dernier précisait ensuite que l’on « pourra, par exemple, pleinement reproduire, conditionner et distribuer du paracétamol en France ». La première vague de COVID-19 a en effet illustré l’extrême dépendance de la France aux importations étrangères de matériel médical. Le fiasco des vaccins anti-Covid a ensuite révélé l’impuissance de notre pays à toutes les étapes du processus de production : recherche, développement, production et distribution. Les opérations de communication autour de la campagne de vaccination auront du mal à faire oublier son caractère précipité et l’absence de toute vision stratégique. L’ambition du pouvoir en place sur la production de médicaments semble pourtant se résumer à la production de paracétamol au sein de l’Hexagone.

La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale.

Si la pandémie actuelle a permis de révéler ce phénomène préoccupant, les pénuries de médicaments étaient déjà devenues le quotidien angoissant de nombre de médecins, pharmaciens et patients. Les causes de ces ruptures sont multifactorielles ; les politiques de libre-échange et de financiarisation de la santé en sont les principales responsables. Les délocalisations, la sous-traitance aux quatre coins de la planète, la mise en concurrence généralisée et le désintérêt pour des molécules jugées « non rentables » ont entraîné un étirement et une complexification des « chaînes de valeur ». Ce phénomène a profondément fragilisé le système de production et de distribution. Ainsi, 80 % des principes actifs commercialisés en Europe ne sont pas produits sur le vieux continent – principalement en Chine et en Inde – contre 20 % il y a trente ans. Une telle situation nous place inévitablement dans en état de dépendance commerciale et géopolitique vis-à-vis d’autres puissances.

Communs et biens communs

Face à cette réalité, l’antienne des slogans du type « biens publics mondiaux » pour les vaccins ou « la santé comme bien commun » ne suffit pas. Un bien commun s’apparente à « une ressource en accès partagé, gouvernée par des règles émanant largement de la communauté des usagers elle-même, et visant à garantir, à travers le temps, l’intégrité et la qualité de la ressource ». La sécurité sociale – notamment sa branche maladie – répond à cette définition. Elle concerne en effet le très grand nombre – les 67 millions de personnes vivant en France – et nécessite une gouvernance multiniveaux. Étant donné que cette gouvernance ne semble ni appropriée (non partagée) ni efficace (laissant nombre de personnes démunies ou sous le joug d’un système de protection privé), il n’est pas exagéré de parler ici plutôt de bien commun dont la gouvernance reste à améliorer. A son origine, la Sécurité sociale était justement gérée par les intéressés. Cependant, ce modèle de gestion et de protection a été progressivement détricoté pour finalement ne plus répondre aux exigences d’un bien commun. Son fonctionnement s’est progressivement aligné sur celui du marché des assurances privées, appelées mutuelles pour la partie assurance maladie.

Les trois propriétés constitutives d’un bien commun sont également :

1 – un accès garanti à tous ;

2 – son caractère inappropriable (tant par un système privé que public) ;

3 – une administration citoyenne directe permettant la gestion et la perpétuation de la ressource.

Appliquée à la Sécurité sociale la nécessité de perpétuation de la ressource qu’implique la théorie des communs entraîne une rupture complète avec la gestion antérieure. La dette – et son fameux « trou de la Sécu » – ne doit plus être un moyen de pression au service d’une politique budgétaire néolibérale. Le respect de ces trois points nécessite de repenser en profondeur le système de santé actuel.

Le médicament, un bien commun

Appliquée aux médicaments, la théorie des communs implique que ceux-ci fassent l’objet d’une appropriation sociale, ce qui suppose de les sortir du circuit marchand classique. Cette nouvelle gestion institutionnelle et macroéconomique du secteur pharmaceutique, autour d’un pôle socialisé du médicament, aurait fondamentalement quatre objectifs de long terme :

1 – Le développement de la recherche fondamentale et appliquée ;

2 – La production de médicaments par un profond processus d’industrialisation, permettant de contrôler toute la chaîne productive, de la matière première aux produits finis. Les génériques pourront ainsi être fabriqués localement et sans dépendance aux laboratoires privés ;

3 – La distribution des médicaments dans le circuit hospitalier et officinal habituel, dans un objectif d’égalité d’accès sur tout le territoire ;

4 – La création d’une souveraineté sanitaire, d’essence coopérative, garantissant l’indépendance géopolitique de la France et des pays qui pourraient se joindre au projet. Cet objectif doit bien évidemment s’articuler avec l’aspiration de démocratisation des médicaments à l’échelle mondiale.

Ces conditions sine qua non de l’appropriation sociale des médicaments s’inscrivent bien évidemment dans un processus de long terme, à l’échelle d’au moins quinze ans. Cependant, l’apparition d’un tel pôle socialisé du médicament dans l’espace marchand actuel permettrait, dès les premiers instants, de créer le rapport de force nécessaire avec les multinationales du médicament quelle que soit leur nationalité de rattachement. En effet, le fonctionnement actuel du système de santé entrave efficacement toute velléité de réforme. Sans base productive indépendante, les citoyens sont piégés sous la dépendance d’un système privé très coûteux et injuste à tous les niveaux. Sans la construction d’un outil efficace de production, il sera impossible de remettre en cause les incitations fiscales comme le crédit impôt recherche qui subventionnent directement les multinationales du médicament. Ces mêmes multinationales s’assurent également des débouchés sécurisés pour leurs produits par le biais des systèmes de protection sociale qui remboursent une large partie du prix final du médicament.

C’est de ce système que permet de sortir, dès sa création, le pôle socialisé du médicament. Mais ce projet porte en son cœur une évolution encore plus ambitieuse. Il se place dans la lignée des travaux sur le pôle public du médicament dont l’un des plus aboutis a été porté par La France Insoumise sous forme de proposition de loi en avril 2020. Notre remplacement du terme « public » par « socialisé » n’est pas uniquement sémantique. Il s’agit ainsi de souligner l’appropriation sociale de ce pôle, de le rattacher à la logique originelle de la Sécurité sociale et de l’inclure pleinement dans la théorie des communs.

Gouvernance et financement

En reprenant cette proposition de loi, il nous semble que si nos quatre objectifs de long terme sont partagés, deux points méritent d’être approfondis : le financement de ce pôle et sa gouvernance. La théorie des communs nous permet en effet de refonder la notion de service public, en instituant des modes de gouvernance incluant tous les acteurs concernés : soignants, chercheurs, administrations et citoyens. Au contraire, dans le droit administratif, la gouvernance du service public se fait au nom des citoyens, mais sans eux. Pensé comme un objet technocratique -symétrique inversé de la propriété privée – le service public contient dès sa création la capture par les « représentants de l’État », c’est-à-dire des technocrates nommés par le pouvoir en place, mais également la possibilité d’une future privatisation. Dans les deux cas il s’agit d’une mise à distance des citoyens, qui sont impuissants à modifier une décision qui leur serait défavorable, sauf à descendre massivement dans la rue.

Nous plaidons ici pour un modèle d’investissements basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU.

La gouvernance du pôle socialisé du médicament doit être pensée sur le modèle des caisses de Sécurité sociale lors de leurs créations. Le pouvoir serait partagé entre l’administration étatique, les soignants et les citoyens, avec une majorité de voix pour ces derniers. Dans le cas du pôle socialisé du médicament – la recherche en est un des éléments fondamentaux – un conseil scientifique tiendra également un rôle important. Une dimension territoriale sera également nécessaire pour éviter la déconnexion avec le réel, par exemple au niveau départemental comme les Caisses primaires d’Assurance maladie, avec des responsabilités confiées aux acteurs de terrain, notamment les élus locaux.

Il faudra également définir des procédures électives régulières dans chaque composante, afin d’éviter les diverses formes de captures : technocratiques, territoriales, corporatistes. Ainsi, il sera mis un soin particulier à ce que la diversité des soignants soit respectée sans domination du corps médical, notamment en représentant les professions souvent « oubliées » : ambulanciers, auxiliaires de vie, aides-soignants, secrétaires médicales, orthophonistes, psychologues, préparateurs en pharmacie, infirmiers, médecins, pharmaciens…

Pour en savoir plus sur l’importance de la cotisation dans le financement du système de santé, lire l’article de Romain Darricarrère sur LVSL : « La cause du désastre hospitalier : l’abandon des principes fondateurs de la Sécurité sociale »

La logique devra être la même concernant le financement d’un tel pôle du médicament. Nous plaidons ici pour un modèle d’investissement basé sur la cotisation ou la subvention, et non sur l’impôt ou le budget de l’État, exactement comme cela a été fait lors de l’effort d’investissement pour la construction du réseau des CHU. Ce geste n’est pas que symbolique, il est révolutionnaire car il étend la logique de la Sécurité sociale en reproduisant un schéma existant qui fonctionne déjà à très large échelle. Malgré les attaques subies, le budget de la Sécurité sociale française avoisine les 500 milliards d’euros par an, soit près d’un quart du PIB. A rebours des politiques suivies depuis les années 1980, cela signifie augmenter le taux de cotisations nécessaire et décider de façon démocratique de la création, puis l’extension du pôle socialisé du médicament. Une fois en place, de véritables économies budgétaires apparaîtront. Il est en effet plus rentable d’investir dans une base productive qui permettra in fine la gratuité des médicaments produits que d’enrichir à perte des actionnaires. A long terme, c’est bien une prise en charge à 100 % par la Sécurité sociale qui est visée.

Un chemin long mais réaliste

Maintenant que la destination est choisie, reste à déterminer le chemin pour y arriver. Considérant que notre mode de production est responsable de la destruction de notre écosystème, engendrant catastrophes climatiques, pandémies actuelles et à venir, il s’agit de construire méthodiquement, une contre hégémonie alternative au capitalisme.

Le pôle socialisé du médicament sort ce dernier de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production, tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale.

Notre imaginaire collectif est colonisé par notre système de production. Dans le domaine de la santé comme dans beaucoup d’autres, il est possible de voir jusqu’à quel point le libre marché ne prend pas position pour l’intérêt humain. Diamétralement opposé à cette logique libérale, le pôle socialisé du médicament est intrinsèquement anticapitaliste. Ce dernier sort le médicament de la logique marchande, permet une appropriation collective des moyens de recherche et de production tout en évitant le piège technocratique qui mine de l’intérieur les caisses de Sécurité sociale. De plus, il étend la logique révolutionnaire de la Sécurité sociale à une entité industrielle productive. Devant une alternative macroéconomique d’une telle envergure, atteignant un dangereux seuil critique pour le capitalisme, la réaction du « système » sera violente.

Toutes les armes macroéconomiques sanctuarisées dans les traités européens seront mobilisées contre un tel projet : envolée des taux d’intérêt sur la dette française, fuite des capitaux, assèchement de la monnaie par la BCE… Comme pour la Grèce ou Chypre aucun moyen ne sera négligé par l’adversaire si un gouvernement de rupture arrivait au pouvoir en France. Il serait considéré comme une menace existentielle, et nous faisons ici l’hypothèse que les puissances dominantes réagiraient directement à une telle situation, ne jouant que faussement le jeu électoral « démocratique ». Sans prétendre ici avoir une solution magique, il s’agit de prendre en compte la conflictualité qu’entraînera nécessairement une telle alternative afin de s’y préparer sérieusement. Il faudra envisager une sortie des traités européens – avec mandat tacite du peuple – et inventer un nouveau cadre macroéconomique permettant au pôle socialisé du médicament de se construire et de se développer, ce qui implique de pouvoir s’appuyer sur un soutien populaire et géopolitique sans faille.

Reste alors le rapport de force avec les grandes firmes pharmaceutiques, qui passera par une négociation musclée. Si, pour certains, la France est un marché sur lequel les grandes firmes pharmaceutiques ne peuvent faire l’impasse en raison de la taille de sa population et de sa solvabilité, en l’absence de base de production conséquente aux mains de l’Etat, Big Pharma ne fera aucune concession. Le pôle socialisé du médicament, en permettant de produire tous les médicaments dont les brevets sont dorénavant tombés dans le giron public (les médicaments génériques), nous sort donc de la possibilité d’un chantage. Adossé à un tel pôle, un gouvernement volontaire pourrait, par exemple, faire plier les multinationales en menaçant d’activer, de façon crédible, la licence d’office. Ce dispositif juridique permet d’exploiter une invention brevetée moyennant le versement d’une rétribution. Un tel contrat peut être contracté librement ou, dans certains cas précisés par la loi, imposé par la puissance publique. Il serait également possible de demander la levée de certains brevets concernant des produits utiles à l’intérêt général. Pour renforcer sa position, la France pourrait également nouer des alliances avec d’autres pays exploités par les multinationales pharmaceutiques, ce qui sera d’autant plus simple si l’Hexagone dispose d’importantes capacités de production.

La période électorale qui arrive doit permettre de remettre au cœur des débats des alternatives crédibles à notre système industriel actuel. La santé est le point de départ idéal pour débuter ce vaste chantier. Basée sur la théorie des communs, la création d’un pôle socialisé du médicament serait une brèche dans l’ordre néolibéral et un acte d’une grande subversion. Il pourrait être le premier échelon d’une gestion mondiale solidaire des produits pharmaceutiques, ouvrant la voie à un projet collectif enthousiaste et porteur d’espoir, permettant de faire face collectivement aux pandémies et autres catastrophes naturelles que nous nous devons d’anticiper.

Agroalimentaire : enquête sur les ravages sanitaires d’un secteur dérégulé

Le très grand impact de la nutrition sur la santé humaine est un fait scientifique établi. Presque totalement laissé aux mains d’entreprises privées, le secteur de l’agroalimentaire est aujourd’hui largement dérégulé. Ce manque d’encadrement a de lourdes conséquences sur la santé publique. Bien plus, par exemple, que n’en a eu le Covid-19 depuis le début de l’épidémie en France. Pourtant, le gouvernement peine encore à contraindre les acteurs privés bénéficiant de la dérégulation du secteur économique parmi les plus meurtriers de France. Les libertés marchandes paraissent plus que jamais intouchables, à l’heure où les libertés publiques, elles, sont restreintes pour raisons sanitaires. (1)

L’alimentation : cause majeure de mortalité au pays de la gastronomie

En France, la mauvaise alimentation est une cause majeure de mortalité. (2) Les dérèglements métaboliques (excès de poids, hyperglycémie, hypercholestérolémie et hypertension) sont notamment impliqués dans 26 % des décès. (3) En 1997, l’Organisation mondiale de la santé (OMS) a inscrit l’obésité au titre des grandes épidémies. En France, cette maladie concerne 17 % de la population adulte, soit plus de 8 millions de personnes. En 2019, environ 3,5 millions de personnes étaient diagnostiquées diabétiques, et la communauté scientifique estime qu’un million d’autres seraient concernées par cette pathologie sans en avoir conscience. Selon Santé Publique France, ces chiffres seraient en augmentation.

L’histoire de l’alimentation est rythmée par quatre transitions nutritionnelles majeures : la découverte de la cuisson ; le passage de sociétés de chasseurs-cueilleurs à celles d’agriculteurs-éleveurs ; l’introduction de procédés de transformation industrielle dans l’alimentation ; et à partir des années 1980, dans les pays industrialisés, la généralisation des aliments dits « ultra-transformés ». Cette dernière étape, trop souvent confondue avec celle qui la précède – l’introduction de procédés industriels de transformation –, entraîne de très lourdes conséquences en terme de santé publique, ce qui justifie de la considérer comme une nouvelle ère nutritionnelle.

Celle-ci est notamment caractérisée par la baisse du prix des produits alimentaires. Les Français consacrent une part de plus en plus faible de leur budget à leur alimentation : d’environ 30% dans les années 1960, cette part est tombée à 17% en 2019. Or, les produits dont le prix est très bas ont bien souvent une qualité nutritionnelle médiocre. Ainsi, la prévalence des maladies liées à l’alimentation est très nettement liée au pouvoir d’achat : les personnes les moins favorisées sur le plan socio-économique sont également les plus touchées. Les enfants des classes défavorisées sont par exemple trois fois plus touchés par l’obésité que la moyenne. (4)

Une nouvelle ère nutritionnelle

Aujourd’hui, beaucoup de Français n’ont qu’une idée très vague de ce qui compose leur alimentation. Le minerai de viande en est un exemple frappant : il s’agit d’un produit fabriqué à partir de tissus récupérés lors de la découpe en abattoirs. Il est fréquent d’y trouver des morceaux de tendons ou d’os. En France, il est interdit de commercialiser ce minerai sous la forme de viande hachée. Pourtant, plusieurs enquêtes ont mis en évidence de nombreuses fraudes. Par ailleurs, on retrouve ce minerai dans de nombreux produits transformés, son utilisation permettant d’abaisser considérablement les coûts de production.

Plusieurs scandales alimentaires ont alerté l’opinion publique sur les risques sanitaires potentiellement associés aux processus industriels. Le cas emblématique de la maladie de la « vache folle » continue d’influencer les consommateurs, 15 ans après la crise. Mais la sécurité alimentaire est un critère largement insuffisant pour définir une alimentation de qualité, de laquelle dépend en partie le maintien d’une bonne santé publique. De fait, l’alimentation contemporaine est problématique pour plusieurs raisons indépendantes de cette question de sécurité alimentaire.

C’est en effet la généralisation des aliments « ultra-transformés » dans les régimes alimentaires qui marque l’entrée dans cette nouvelle ère nutritionnelle. Un aliment dit « ultra-transformé » est l’aboutissement d’un processus industriel complexe ayant profondément modifié l’aliment d’origine. Il est avéré qu’une surconsommation d’aliments « ultra-transformés » favorise la survenue de maladies chroniques. Les régimes à base de tels produits (comme le régime omnivore occidental dit « Western Diet ») augmentent notamment le risque d’obésité, de diabète de type 2, de maladies cardio-vasculaires, et de certains cancers.

Aliments ultra-transformés

Les liens entre la modification des régimes alimentaires et la dégradation de la santé sont souvent mal compris car plusieurs facteurs entrent en compte. L’alimentation industrielle est souvent très déséquilibrée du point de vue macro-nutritionnel – elle ne respecte pas l’équilibre recommandé de 55% de glucides, 30% de protides et 15% de lipides dans l’apport calorique total – , elle a un effet direct sur la prise de poids. Les régimes industriels sont par ailleurs très riches en sucres ; non seulement ils contiennent des produits sucrés (jus, céréales, biscuits…) en grande proportion, mais beaucoup des produits salés qu’ils intègrent contiennent également des sucres « cachés » qui interviennent dans le processus de transformation pour en améliorer le goût ou la texture. Une étude de l’Anses (5) montre que 20 à 30% des Français ont des apports en sucres supérieurs à la limite considérée maximale de 100g par jour. Or, la consommation de sucres au-delà de certaines quantités présente un risque avéré pour la santé.

La structure des aliments « ultra-transformés » les rend également peu rassasiants. En effet, la satiété est provoquée par des hormones stimulées par la mastication. Or, les aliments « ultra-transformés » sont souvent rendus friables ou liquides. Ceux qui en consomment beaucoup sont donc davantage tentés de consommer entre les repas, ce qui encourage la prise de poids. Les processus de transformation sont à l’origine de l’apparition de substances dites néoformées, tels que les acides gras trans (AGT). Ceux-ci sont naturellement présents dans la viande et les laitages, ce qui explique les recommandations nutritionnelles en faveur d’une réduction de la part de ces aliments dans les régimes. Néanmoins, leur origine dans l’alimentation des Français est aujourd’hui en grande partie technologique, via des procédés comme l’hydrogénation des huiles végétales. Or, les AGT augmentent le taux de mauvais cholestérol (LDL) et abaissent celui du bon cholestérol (HDL). (6)

Enfin, beaucoup d’additifs entrent dans la composition des aliments « ultra-transformés ». Selon la définition donnée par l’Anses, « un additif alimentaire est une substance qui n’est pas habituellement consommée comme un aliment […]. Ces composés sont ajoutés aux denrées dans un but technologique […]. » Il s’agit de conservateurs, d’édulcorants, d’antioxydants, d’agents de texture, ou même d’exhausteurs de goût, qui peuvent mener les consommateurs à une forme d’addiction pour les produits qui en contiennent. L’usage de plusieurs de ces additifs a été proscrit, car ils ont été reconnus comme présentant des risques pour la santé. L’autorité européenne de sécurité des aliments (EFSA) reconnaît (7) par ailleurs rencontrer des difficultés pour évaluer la potentielle dangerosité de certains additifs : à ce jour, des zones d’ombre scientifique subsistent. Pourtant, plus de 300 additifs sont autorisés dans l’alimentation industrielle, malgré leur caractère bien souvent superflu, ce dont témoigne le nombre réduit d’additifs autorisés en alimentation biologique (48).(8)

Enfin, la question des résidus de pesticides représente également une importante source de préoccupations. Lorsqu’elles entrent dans l’organisme via l’alimentation, ces substances agissent comme de puissants perturbateurs endocriniens. L’évaluation des conséquences sanitaires des perturbateurs endocriniens est complexe, car ces substances démentent la formule répandue « la dose fait le poison ». En effet, les données de l’EFSA datant de 2018 indiquent que 96,2% des résidus de pesticides présents dans l’alimentation ne dépassent pas les LMR (limites maximales de résidus) autorisées. Or, comme le montre l’ONG Générations futures dans son enquête Des pesticides perturbateurs endocriniens dans l’alimentation des Européens, la notion de LMR n’est pas pertinente pour évaluer les effets des perturbateurs endocriniens. C’est davantage la période d’exposition à ces substances qui détermine leur dangerosité. Par ailleurs, certaines pratiques largement répandues ont des conséquences sanitaires encore très mal connues. C’est notamment le cas des « effets cocktail » des mélanges de colorants, d’additifs ou de pesticides.

La faute aux consommateurs ?

Le très lourd impact sanitaire de la dégradation de l’alimentation des Français interroge les causes de l’adoption des régimes déséquilibrés précédemment décrits. L’augmentation des maladies chroniques liées à une alimentation de piètre qualité ne peut être imputée qu’aux consommateurs, à qui l’orientation de l’offre, le travail de marketing, ainsi que la faible qualité nutritionnelle des produits, échappent. Ce sont les industries agroalimentaires qui influencent le plus fortement l’alimentation des Français, en agissant sur toutes ces variables. 

Le 28 octobre 2020, l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA) a adressé une lettre (9) au gouvernement. Son objet, Engagement des entreprises alimentaires sur les publicités destinées aux enfants, reflète mal son contenu. Si l’ANIA reconnaît voir émerger de nouvelles attentes en termes de qualité alimentaire chez les consommateurs français, elle plaide cependant contre la demande formulée par la Convention citoyenne pour le climat : celle d’interdire la publicité pour les produits « proscrits » par le Plan national nutrition santé (PNNS). La formule brandie, « Nous sommes convaincus que la co-régulation des acteurs est plus efficace que des mesures d’interdiction inscrites dans la loi », semble hypocrite : face aux effets largement inefficaces de la co-régulation, l’OMS recommande depuis de nombreuses années l’interdiction de la publicité pour les produits trop gras, trop sucrés, trop salés qui ciblent des enfants. Par ailleurs, la puissance financière de l’industrie agroalimentaire, dont le chiffre d’affaires s’élevait à 180 milliards d’euros en 2017 (10), rend impossible la régulation de ce type de publicité par une autorité comme le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). 

En plus de la grande quantité de publicités pour des produits à la qualité nutritionnelle très faible, une autre problématique prend de l’ampleur en même temps que croît la préoccupation des consommateurs pour leur alimentation : le travail marketing réalisé autour de certains produits semble avoir pour objectif de tromper la vigilance du client. Lors d’une audition en mai 2018, Mme Julie Chapon, cofondatrice de l’application Yuka qui permet d’identifier la qualité nutritionnelle des aliments de consommation courante, dénonçait le caractère mensonger du marketing des produits alimentaires transformés. Selon elle, la surcharge des étiquettes les rend délibérément illisibles pour le consommateur qu’elles sont censées informer. Par exemple, l’ajout non pertinent de mentions laissant croire à un effort nutritionnel constitue une stratégie de plus en plus souvent mobilisée. Ainsi, des jambons très salés peuvent néanmoins bénéficier de la mention « moins 25 % de sel », dans la mesure où cette réduction est calculée par rapport à la moyenne des produits de la marque. 

Ces stratégies commerciales vont à l’encontre de la volonté des consommateurs de mieux s’informer : en témoigne l’engouement suscité par l’application Yuka, utilisée par plus de 21 millions de personnes dans le monde. Le succès de Yuka lui vaut d’ailleurs d’être crainte par les industriels : fin mai, la Fédération française des industriels charcutiers traiteurs (FICT) a obtenu du tribunal de commerce de Paris la condamnation en première instance de l’application pour « actes de dénigrement » et « pratique commerciale déloyale et trompeuse » (11). L’application faisait figurer un lien pour une pétition commune à la Ligue contre le cancer, l’association Foodwatch et Yuka, appelant à interdire les additifs nitrités dans les produits de charcuterie. Cela lui a valu une condamnation à 20 000 euros de dommages et intérêts, ainsi que l’obligation de retirer le lien renvoyant à la pétition.

C’est également la puissance financière de l’industrie agroalimentaire qui lui permet de s’assurer de l’aveuglement des consommateurs : en 2011, elle aurait dépensé un milliard d’euros en lobbying dans le but d’empêcher l’introduction dans le règlement européen INCO (12) d’une mesure rendant obligatoire un logo nutritionnel en Europe. Le Nutri-score, outil de transparence auprès des consommateurs, n’a donc pu être instauré en France que sur la base du volontariat, ce qui limite considérablement son intérêt. La force de frappe marketing dont disposent les grands groupes du secteur agroalimentaire leur permet de structurer les habitudes alimentaires des consommateurs. Ces entreprises peuvent donc être tenus en grande partie responsables des conséquences sanitaires de l’alimentation des Français, notamment par leur promotion de l’alimentation industrielle. 

Sauver des vies par-delà les pandémies

Pendant plus d’un an, les Français ont consenti à des privations de liberté inédites dans leur histoire dans le but de lutter contre la propagation du COVID-19. Sur le plan économique, selon Olivier Dussopt, ministre de l’Action et des comptes publics (13), les finances publiques devraient être impactées d’environ 424 milliards d’euros sur les années 2020, 2021 et 2022. L’adoption de ces mesures a été décidée dans le but de freiner le nombre de contaminations, afin d’éviter une sur-mortalité parmi les populations à risque, notamment les personnes âgées et celles souffrant de comorbidités (très souvent liées à une mauvaise alimentation).

En comparaison, la régulation du secteur alimentaire semble désormais également indispensable. Imposer des contraintes aux entreprises alimentaires, tant sur leur offre que sur leur publicité, permettrait de protéger davantage de vies à moyen et long terme, en plus d’améliorer considérablement la santé publique globale. De telles contraintes seraient par ailleurs bien moins coûteuses, tant sur le plan des libertés individuelles et collectives que sur celui des finances publiques. Elles permettraient même d’importantes économies : selon une étude menée par le Cabinet IMS Health, l’impact économique de l’obésité seule représente 2,6 % du PIB français, soit 56 milliards d’euros, avec un coût pour l’Assurance maladie s’élevant à près de 5 milliards d’euros.(14)

Enfin, les impacts négatifs de la généralisation de l’alimentation industrielle à bas prix ne se limitent pas à la santé des consommateurs. Les modèles agricoles ont été profondément modifiés afin de minimiser le coût des matières premières, aux dépens de l’exploitant et de l’environnement. À l’heure actuelle, le secteur agro-alimentaire est aussi menaçant pour l’environnement qu’il est lui-même mis en danger par les changements climatiques et l’effondrement de la biodiversité. Comparer le nombre de morts imputables au COVID-19 à celui causé par la dérégulation du secteur alimentaire est donc très insuffisant pour définir la juste réponse à apporter aux deux phénomènes. Il s’agit au contraire de prendre en compte l’ensemble des impacts (notamment sociaux et environnementaux) de la dérégulation du secteur alimentaire. 

La sécurité sociale de l’alimentation (SSA), proposée notamment par un collectif d’organisations, répond notamment à cette problématique. Il s’agit de verser chaque mois une somme – par exemple 100€ – sur une carte semblable à la carte vitale. Cette somme ne pourrait être dépensée qu’auprès de professionnels de l’alimentation conventionnés ou pour l’achat de certains produits. Le conventionnement pourrait se faire selon des critères éthiques, environnementaux ou sanitaires. Les citoyens y gagneraient un droit à une alimentation saine quel que soit leur revenu. La précarité alimentaire, qui était déjà en augmentation depuis la crise de 2008, connaît un bond alarmant avec la crise sanitaire.(15) Elle touche désormais une population très diversifiée : travailleurs pauvres, mais aussi personnes diplômées sans emploi, étudiants n’ayant plus accès aux restaurants universitaires ou ayant perdu un emploi parallèle à leurs études.(16) La mise en place un système d’aide alimentaire est essentielle pour “sauver des vies” par-delà les vagues pandémiques.

Notes :

 (1) L’objet n’est pas ici de juger de la légitimité des mesures imposées par le gouvernement pour freiner la propagation du COVID-19, mais de les utiliser comme point de comparaison pour interroger l’absence de régulation d’un secteur qui porte bien plus gravement atteinte à la santé des français.
(2) Rapport d’enquête sur l’alimentation industrielle : qualité nutritionnelle, rôle dans l’émergence de pathologies chroniques, impact social et environnemental de sa provenance, n° 1266
(3) https://www.inserm.fr/information-en-sante/dossiers-information/obesite
(4) https://www.inegalites.fr/L-obesite-chez-les-jeunes-touche-davantage-les-milieux-populaires?id_theme=19
(5) AVIS et RAPPORT de l’Anses sur l’Actualisation de la base de données des consommations alimentaires et l’estimation des apports nutritionnels des individus vivant en France par la mise en oeuvre de la 3ème étude individuelle nationale des consommations alimentaires (Etude INCA3)
(6) https://www.who.int/docs/default-source/documents/replace-transfats/replace-action-package76b6392df1bb436caeec4439a3168e7b22b01d47048242bdba67338dee98229f2ea37d59ee374b57a37d13202b8791c8b01c49d425f94d13a8ec9d690c70a83d.pdf?Status=Temp&sfvrsn=64e0a8a5_17
(7) https://www.efsa.europa.eu/fr/topics/topic/food-additive-re-evaluations
(8) https://www.efsa.europa.eu/fr/efsajournal/pub/5348
(9) https://reporterre.net/IMG/pdf/lettre_ania_gouvernement_publicite_alimentaire_20201028_.pdf
(10) https://www.lefigaro.fr/conjoncture/2018/03/20/20002-20180320ARTFIG00313-l-industrie-agroalimentaire-francaise-releve-la-tete.php
(11) https://www.lemonde.fr/planete/article/2021/06/03/additifs-nitrites-l-application-yuka-condamnee-en-premiere-instance-face-a-la-federation-des-charcutiers_6082587_3244.html
(12) Le Règlement n°1169/2011 dit INCO, publié le 22 novembre 2011, concerne l’information du consommateur sur les denrées alimentaires.
(13) https://www.capital.fr/economie-politique/le-cout-colossal-du-covid-19-pour-la-france-dici-2022-1399915
(14) https://www.passeportsante.net/fr/Actualites/Nouvelles/Fiche.aspx?doc=5-milliards-cout-surpoids-obesite-assurance-maladie
(15) https://www.csa.eu/fr/survey/banques-alimentaires-le-profil-des-beneficiaires-de-laide-alimentaire
(16) https://www.lemonde.fr/idees/article/2021/03/12/covid-19-un-an-apres-la-precarite-alimentaire-ne-cesse-de-s-accroitre_6072888_3232.html

Habitat et grand âge : les défis du vieillissement

Aquarelles & mine carbone sur papier Arches, 2021 ©Nassim MOUSSI

Bien que la gestion du « vivre chez soi » et de la dépendance soient l’une des préoccupations majeures des politiques publiques, la France possède une vision catastrophiste du vieillissement. Malgré l’hétérogénéité des nouveaux « visages » de la vieillesse, les pratiques institutionnelles et les politiques sociales s’obstinent dans une lecture des vieillissements sous la dualité autonomie/dépendance. Trop souvent s’opèrent des formes de ségrégation et de mépris fondés sur l’âge, tandis que la décision d’un plan d’aide s’effectue à partir d’une vision solutionniste et médicale de la personne en s’appuyant sur ses incapacités plutôt que sur ses capacités. De ce fait, l’allongement de l’espérance de vie motive une injonction normative du vieillissement, celle du « bien vieillir ». Les habitats dédiés aux personnes âgées s’inscrivent dans cette démarche de prévention du vieillissement et promettent à leurs résidents de bien vieillir, mais l’architecture ne résout pas tout. Quoiqu’examiner le supposé impact des lieux habités sur le vieillissement de la personne soit une nécessité, comment innover dans une société qui vieillit ? Quelles approches pour quelles vieillesses ? Comment adopter, collectivement, une démarche territoriale et intégrée en provoquant des logiques d’opportunités urbaines ?

La loi « grand âge et autonomie » est-elle définitivement enterrée ? Attendue depuis quatre ans, elle vient à nouveau d’être reportée par le gouvernement. La ministre déléguée en charge de l’Autonomie, Brigitte Bourguignon, a confirmé le 20 janvier 2021 lors d’un colloque sur les politiques vieillesse, organisé par la FNADEPA (Fédération nationale des associations de directeurs d’établissements et services pour personnes âgées), que cette loi serait votée « avant la fin du quinquennat », mais « après la crise sanitaire ».

Le message est fort : « Vous ne pourrez bientôt plus choisir de rester à domicile ». Faute de moyens et de personnels, il n’est déjà plus possible d’honorer toutes les demandes d’accompagnement à domicile, explique une campagne lancée par les quatre principales fédérations d’aide et de soins à domicile. Ce cri d’alarme d’une profession à bout de souffle pointe les manques de moyens et de reconnaissance pour leurs métiers, surtout lorsque l’on sait que 80% des Français souhaitent pouvoir vieillir chez eux.

Un rapport remis en 2013 par l’Agence nationale de l’habitat (ANAH) et la Caisse nationale d’assurance vieillesse (CNAV) démontre que la France accuse un grand retard en matière d’adaptation de son parc de logements. Le parc privé résidentiel, c’est 28 millions de résidences principales dont seulement 6 % sont adaptées au vieillissement ou au handicap. Et pour le moment, la part de rénovation réalisée est ridiculement faible. En 2019, l’ANAH a financé seulement 16 443 dossiers d’adaptation. À ce rythme (construction et réhabilitation comprises), il faudrait un demi-siècle pour que le parc résidentiel français soit adapté. Pourtant, les concepts ne manquent pas …

Habitat autogéré, habitat groupé pour senior, habitat coopératif pour senior, habitat inclusif, village senior, coopérative du troisième âge, logement adapté, papy-loft, éco-résidences intergénérationnelles, coliving pour senior, maison multigénérationnelle, maison bigénérationnelle, cohabitation intergénérationnelle solidaire, cohabitation mixte intergénérationnelle, co-voisinage actif intergénérationnel et solidaire, habitat partagé intergénérationnel, habitat communautaire senior, néo-béguinages, senior cohousing… Bon, on se l’accorde, tout y passe. Rien ne se perd, rien ne se crée, mais malheureusement aussi, rien ne se transforme.

Et dès lors, pourquoi persistons-nous à travestir un lieu de vie par des termes historicisés, teintés d’anglicisme marketé, tantôt de néologisme et d’innovation lexicale insipide ou encore de référence sémantico-conceptuelle ? Ne s’agit-il pas de simples « habitats » ? Au-delà de cette cacophonie informationnelle et commerciale, le champ du vieillissement est depuis longtemps dominé par des modèles explicatifs biomédicaux, responsables d’une vision déficitaire de l’âge avancé. Vieillir, ce serait forcément à tous les coups perdre sa vitalité, ses fonctions cognitives et motrices, et devenir dépendant des autres.

On parle d’inclusif comme s’il existait un habitat exclusif, on parle de quartiers sensibles comme s’il existait des quartiers insensibles, de quartiers chauds comme s’il y avait des quartiers froids. On va même jusqu’à parler de villes intelligentes comme si elles étaient le remède aux villes bêtes. Il est fréquent de voir apparaître un mot à la mode qui, comme toute chose prisée, comporte le risque d’un usage excessif ou galvaudé.

Loin d’apporter plus de précision que les mots qu’ils remplacent à chaque nouvelle réforme ou crise, ils constituent des mots passe-partout transmettant peu d’informations, mais dont l’aspect sérieux doit intimider l’auditoire. Leur utilisation donne l’impression qu’il s’agit de quelque chose d’important et à la mode ainsi qu’une impression de compétence auprès du public. Alors que, in fine, la participation des personnes concernées est quasi-invisible dans ce corpus et qu’on a tendance à populariser plus le slogan que les habitants eux-mêmes.

En trouvant racine dans une volonté de « bricoler » sans cesse de nouvelle forme d’habiter (du latin habitare, fréquentatif de habere « avoir, posséder »), en bricolant notre « avoir » on ne possède plus rien, on n’est plus chez soi. Lorsque les personnes font face à des choix complexes et contradictoires, ils peuvent se montrer incapables de décider ou de choisir. Cela peut affecter l’autonomie décisionnelle ou participationnelle sur la prise de décision.

Arrêtons alors de penser à leur place, mais à la place de qui ? Derrière l’hypertechnicité et l’effet de mode se cache une perte de sens inquiétante. Comme l’illustre assez justement Fany Cerese, docteure en architecture et Colette Eynard, consultante en gérontologie sociale, « pensons à l’usage plutôt qu’à la fonction dans une logique de projet et non de concept (1)».

Ce contexte se traduit d’autant plus par une opposition binaire : d’une part de trop nombreux colloques et groupe de réflexion qui proposent avec force l’injonction normative au « bien vieillir » quand d’autre part certains laboratoires d’idées expliquent comment procéder à un développement d’une culture décomplexée de la mort en EHPAD. On peut alors légitimement s’interroger sur l’ultimatum entre emprise normative et déprise suggérée (2) : d’un côté, on nous demande de « bien vieillir » quand de l’autre on nous conseille d’apprendre à « bien mourir ». En définitive, parler « des vieux » semble donc toujours plus efficace que de laisser parler ces « vieux ». L’archétype de la responsabilisation conduit d’une certaine manière à une « forme inédite d’intériorisation des catégories de l’échec (3) ». Ainsi, les politiques préventives, bien qu’elles soient officiellement centrées sur les individus, ignorent parfois la diversité des itinéraires individuels.

Dès lors, il s’agira d’appréhender les enjeux du grand âge à l’épreuve de la « cité ». En partant « des habiter » – depuis les résidences services jusqu’aux lieux « tiers » –, cet article s’interrogera sur les modalités « des vieillir » en décrivant comment des personnes se retrouvent soit subordonnées à un lieu, soit en action de renégocier elles-mêmes et de réinventer leur attachement à leur lieu de vie.

De nombreuses initiatives se font jour ; à partir d’une approche comparative en France et à l’étranger, il s’agira de découvrir des espaces de vie alternatifs, de saisir les approches de l’expérimentation sociale dans ses rapports à l’institué. Ces lieux alternatifs constituent un laboratoire d’observation qui apporte un éclairage sur le vieillissement, les représentations qui lui sont liées et leurs effets potentiels sur l’expérience subjective du vieillir.

Et si l’habitat n’était qu’un faux problème, un alibi ? On se risquerait à le penser et c’est tout l’enjeu de ce billet.

Egon Schiele, Périphérie de la ville (Krumau Town Crescent), Huile sur toile, 1918. ©Wikisource

L’injonction normative au « bien vieillir » dans l’espace public

La mise en œuvre des politiques sociales destinées à « traiter » la problématique du vieillissement remonte, en Europe, à la fin du XIXe siècle. Directement liée à la naissance et à l’affirmation des États-Nations, elle répondait à des préoccupations démographiques et sociales.

Dans cette continuité et pour faire face aux besoins de main d’œuvre, la révolution industrielle française va entraîner un afflux de populations vers les villes. Devant le développement anarchique et insalubre des faubourgs se développeront des analyses critiques et théoriques sur la ville visant à améliorer le « vivre ensemble », avec notamment Charles Fourier, ou encore l’urbaniste britannique Ebenezer Howard. L’émergence massive de la « catégorie » du salariat a conduit à placer la question des conditions d’existence des travailleurs âgés au cœur des débats politiques.

Suite à cette première période des politiques vieillesse axées sur le « niveau de vie », les années 1960 marqueront l’émergence d’une seconde impulsion politique centrée sur le « mode de vie » des populations âgées, politique qui s’inscrit dans le contexte plus général du développement des politiques sociales. celles-ci comportent un volet assuranciel (l’assurance vieillesse), et un volet assistanciel dont le lancement remonte au célèbre rapport Laroque, publié en 1962.

Ce rapport fut rédigé par le conseiller d’État Pierre Laroque, l’un des pères fondateurs de la Sécurité sociale en 1945. Il a permis de dresser le constat d’une paupérisation de plus en plus importante des personnes âgées et il est considéré comme l’acte de naissance de la politique vieillesse en France.

« Sous couvert d’une volonté “d’autonomisation”, se dessine un modèle quelque peu culpabilisateur puisqu’il repose sur une injonction forte qui impose aux individus âgés de rester actifs. »

Ainsi, les portraits et la signification du vieillissement ont été considérablement remaniés sous l’effet conjugué des mécanismes distributifs de l’État-providence, de l’évolution des politiques publiques, de l’allongement de la durée de vie, et des bouleversements sociaux et culturels des années 1960. Les mutations qui en résultent impactèrent les rapports intrafamiliaux, les modes de vie et la participation à la vie sociale et culturelle. De fait, elles ont eu une incidence sur les institutions de prise en charge de la vieillesse qui se sont elles aussi transformées.

Les politiques orientées sur le « mode de vie » ne s’adressent plus seulement aux populations les plus démunies. L’originalité du rapport Laroque demeure dans sa finalité éthique. Pour la première fois, il est entendu de repenser les fondements des rapports entre société et vieillissement en vue d’assurer aux personnes âgées une place dans la société. Les enjeux relatifs au mode de vie deviennent centraux. Ils conduisent à la prescription d’une nouvelle ligne de conduite. Ainsi, d’immobile et dépendante, la vieillesse deviendrait active, autonome, responsable (4).

Cette promotion du « bien vieillir » et du « vieillissement actif » s’inscrira certes dans une valorisation des libertés individuelles des personnes âgées, mais elle peut également être appréhendée comme une forme d’injonction normative.

Le bien-être personnel se transforme progressivement comme un objectif, et la capacité à rester actif est exposée comme la condition de ce bien-être. Pourtant, sous couvert d’une volonté d’« autonomisation», se dessine un modèle quelque peu culpabilisateur puisqu’il repose sur une injonction forte qui impose aux individus âgés de rester actifs (5).

Affiche promotionnelle colloque « Peut-on vieillir sans devenir vieux » ©GPM

Ainsi, dans l’espace public, peut-on relever de nombreuses opérations, dispositifs et labels veillant à promouvoir le vieillissement réussi, le vieillissement actif ou le bien-vieillir. Par exemple, le plan national « Bien vieillir » (2007-2009), tentait de répondre à l’enjeu de l’avancée en âge et au défi de la longévité.

Dix-huit villes et agglomérations urbaines ont ainsi porté cette action de prévention en gérontologie. Devenu un véritable plan de santé publique en 2007, ce plan national fut placé sous l’égide du ministère de la Santé, de la jeunesse, des sports et de la vie associative, et du Ministère de travail, des relations sociales, de la famille et de la solidarité. Ils s’adressaient aux seniors âgés de 50 à 75 ans.

Mais, même si ce plan national a eu le mérite de formaliser des mesures préventives, de les financer et de les évaluer, il a fait émerger un certain nombre d’imperfections : tout d’abord, l’injonction à rester actif impose d’une certaine manière aux personnes âgées la charge de contribuer au bien-être économique de la collectivité. Ensuite, elle tend à instaurer une norme du bien-être identique pour tous. Enfin, la volonté de mesure et d’objectivation du bien-être, que ce soit au niveau politique ou scientifique, tend à occulter la subjectivité des individus.

Les associations s’en font l’écho : « 7 territoires, 7 clés pour booster le bien-vieillir des seniors en ville » titrait le petit guide édité conjointement par « Vivons en Forme » et « Villes de France ». Sous couvert d’amélioration de la prise en compte de l’individu vieillissant dans sa totalité, la notion de bien-être impose des normes de sociabilisation et des pratiques urbaines ; elle contribue à occulter les différences individuelles et sociales, conséquences de parcours de vie d’une grande hétérogénéité.

Dans un autre esprit, un article paru dans la rubrique « Bien-être et Santé », publié en septembre 2018, titrait « 6 conseils pour bien vieillir ». La première phrase donnait le ton : « Pour la plupart des personnes, vieillir n’est pas un sujet agréable : les rides font leur apparition, les mouvements deviennent de plus en plus incertains et la vue diminue… Mais bonne nouvelle : être senior et bien vieillir, c’est possible ! ». Autrement dit, pour « la plupart des personnes » le relâchement cutané entraînant l’apparition de ridules suggère que c’est mal de vieillir. 

« Le “brave” vieux, de par son activisme, aura réussi son vieillissement dans la cité s’il n’a pas besoin d’aides extérieures, ne coûte rien en attirails sanitaires, ne pèse ni sur les solidarités familiales et intergénérationnelles, ni sur les financements publics. »

Les conseils en tout genre ne s’arrêtent pas là : « Vous avez besoin de services à domicile ? Découvrez le site silveralliance.fr. Vous écrivez ce dont vous avez besoin, ou envie, et le site vous trouve la solution et l’entreprise à contacter ! Ou n’hésitez pas à nous demander le guide papier. ». Ainsi en parcourant le site, dans l’onglet « Nos solutions pour bien vieillir », on découvre que toutes les solutions sont payantes et/ou servicielles adossées dans certains cas à une souscription annuelle obligatoire, le tout érigé en obligation de santé publique… On vous propose même des allégements fiscaux en cas d’abonnement à la carte.

Cette notion d’« injonction normative » définit pernicieusement un comportement souhaitable, et tend à imposer un contenu de pensée qui, pour le coup, est marketé : les prescriptions font office de régulation des comportements, et leur transgression entraîne une sanction sociale. Cette sanction, révélée à travers l’injonction normative de « bien vieillir », sous-entendrait donc, en miroir, la possibilité de « mal vieillir » ?

Pour Danilo Martuccelli, professeur de sociologie à l’Université Paris-Descartes, le « souci d’impliquer les individus en tant qu’acteurs à leur « redressement », leur « amélioration », leur « soin », leur « rattrapage », leur « épanouissement » ou leur « développement » » s’exprime de manière flagrante dans les orientations des politiques sociales où l’affirmation de l’indépendance de l’individu est le corollaire de l’affaiblissement de ses droits et protections, en somme des « supports divers lui permettant justement d’y faire face ».

On peut donc aisément identifier les orientations en faveur du « bien vieillir » comme le reflet d’une volonté politique, commerciale ou urbaine ; celle-ci organise institutionnellement une prise en charge qui se garde bien d’abandonner les individus à leur seule liberté mais la gère de manières diverses, selon les différents secteurs d’activité, tout en renvoyant la responsabilité aux seuls individus.

Le “brave” vieux, de par son activisme, aura réussi son vieillissement dans la cité s’il n’a pas besoin d’aides extérieures, ne coûte rien en attirails sanitaires, ne pèse ni sur les solidarités familiales et intergénérationnelles, ni sur les financements publics. In fine, s’il agit en conformité des attentes et des enjeux sociétaux l’enjoignant tacitement à ne pas être un fardeau. Au-delà d’une certaine injonction à l’indépendance, la contrainte qui pèse sur les populations âgées dans la ville ou leur logement peut être effectivement appréhendée sous l’aspect de la responsabilisation ou de la culpabilisation.

Start-up américaine en promotion dans une Ehpad, avec son slogan «Rendever surmonte l’isolement social grâce à la puissance de la réalité virtuelle» ©Rendever

L’intensification des établissements serviciels

Historiquement, la prise en charge des personnes âgées relève d’abord de la responsabilité des familles, c’est en cela une affaire privée. Mais l’évolution des structures familiales, l’élévation du niveau de vie, les besoins de professionnalisation face à des polypathologies, amènent les familles à externaliser les services. Dès lors, et sous l’effet du vieillissement massif de la population, une véritable industrie des services à la personne est en train d’émerger.

Au 1er Janvier 2060, la France métropolitaine comptera 73,6 millions d’habitants, soit 11,8 millions de plus qu’en 2007. Le nombre de personnes de plus de 60 ans augmentera, à lui seul, de plus de 10 millions (6). En 2060, une personne sur trois aura ainsi plus de 60 ans. Jusqu’en 2035, la proportion de personnes âgées de 60 ans ou plus progressera fortement, quelles que soient les hypothèses retenues sur l’évolution de la fécondité, des migrations ou de la mortalité.

Ainsi, le marché des résidences médicalisées repose sur une tendance lourde : le vieillissement de la population française. Au point que certains professionnels, portés par un souffle lyrique, parlent déjà d’«or gris».

« La silver économie est l’équivalent de la troisième puissance économique de la planète, derrière les Etats-Unis et la Chine »

Natixis

La « silver économie (7) », c’est-à-dire l’ensemble des marchés, activités de services et ventes de produits liés aux personnes de plus de 60 ans, représente aujourd’hui environ 8 040 milliards d’euros par an en associant l’Allemagne, le Royaume-Uni, la France et l’Italie. Ce qui (virtuellement) en fait l’équivalent de la troisième puissance économique de la planète, derrière les Etats-Unis et la Chine, selon Natixis (8). Ce business pourrait atteindre 24 500 milliards de dollars d’ici à 2050. Le Monde titrait même : « Les seniors, un eldorado économique à conquérir », ou encore « La ruée vers l’or gris des seniors ».

Selon Frédéric Serrière, il existe deux visions économiques du sujet. La vision « marché du grand âge » – celle des services à la personne, de la santé liée au grand âge –, et puis la vision « marché des seniors » – les plus de 60 ans qui sont en moyenne plus riches que dans le passé. Le vieillissement de la population mondiale est donc considéré comme une opportunité de développement économique et immobilier avec notamment le tourisme, la culture, le commerce de détail, les services financiers et les services ménagers à l’instar des fabricants d’objets connectés.

Un constat empirique montre que le taux d’épargne tend à croître avec l’âge. La solvabilité moyenne des retraités issus des Trente Glorieuses n’a jamais été aussi élevée, et elle pourrait perdurer voire se développer. On observe cette gérontocroissance, à des échelles différentes, sur presque toute la planète. Elle est induite par l’accroissement de l’espérance de vie et dans certains pays (dont la France) par le phénomène démographique du Papy-boom.

Selon le rapport Bernard (2013), les seniors sont souvent distingués en tant que consommateurs selon leur état de santé ou de dépendance et selon leur niveau supposé de revenus. On les classe aussi sur l’échelle des extrêmes de revenus avec des seniors très riches ou très pauvres de part et d’autre d’une « mass market (9) ». Un des axes de développement de la silver économie passe par l’hospitalisation à domicile, dit « Home care », en particulier dans les maisons de retraites et autres formes d’habitats collectifs pour personnes âgées.

Aujourd’hui en France, en matière d’offre résidentielles, les personnes âgées peuvent être principalement accueillies dans trois types d’établissements. Il y a tout d’abord les EPHA, Établissements d’hébergement pour personnes agées. Ce sont des résidences (foyers ou logements), où les personnes peuvent vivre de manière autonome. Elles sont majoritairement gérées par des structures publiques ou privées à but non lucratif. Ensuite, il existe les USLD, Unités de soins de longue durée. Ces établissements dépendent des centres hospitaliers. Ils offrent environ 36 000 lits en France après que plus de 40 000 ont été transférés des hôpitaux vers les EHPAD. Enfin, les EHPAD, Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes, plus ou moins médicalisés selon le niveau de pathologie de leurs résidents. Ce type d’hébergement représente 70 % des hébergements disponibles pour les personnes âgées. Ils peuvent être privés à but lucratif, privés à but non lucratif (comme par exemple La Croix-Rouge), ou publics. En 2014, L’Insee estimait qu’on comptait 7 258 EHPAD pour 557 648 lits en France.

« Le secteur des maisons de retraite commerciales ne s’est jamais aussi bien porté, une maison de retraite est même plus rentable qu’un centre commercial. »

Cabinet de conseil en immobilier Savills

Ainsi, le très fort développement du secteur privé lucratif des EHPAD s’est accompagné d’une longue série de fusions-acquisitions qui se sont accélérées dans le secteur privé commercial avec l’émergence de trois géants européens de l’hébergement pour personnes âgées : Korian, Orpea et DomusVi. À eux seuls, ils possèdent neuf cents établissements, soit plus de la moitié du parc immobilier. Korian le plus influent, a réalisé en 2016, plus de 3 milliards d’euros de chiffre d’affaires, 15,5 % de marge, un bénéfice de 38 millions d’euros, et a multiplié en cinq ans les dividendes versés à ses actionnaires.

Grand âge et vieillissement VS « or gris ?» ©gestion-retraite.fr

Le secteur des maisons de retraite commerciales ne s’est jamais aussi bien porté. Selon une étude du cabinet de conseil en immobilier Savills, une maison de retraite est même plus rentable qu’un centre commercial. Après une explosion des investissements à partir de 2012, le secteur a enregistré une nouvelle hausse de 60 % au premier semestre 2016 par rapport à la même période en 2015, soit 1,3 milliard d’euros. Ce qui place la France au rang de premier investisseur et premier opérateur européen de résidences pour personnes âgées. « Etant donné l’évolution démographique et la stabilité de cet investissement, il s’agit d’un très bon choix à long terme », estime Lydia Brissy, responsable des études européennes à Savills.

Le classement 2018 des cinq cents plus grandes fortunes de France publié par l’hebdomadaire Challenges comprend six propriétaires de groupes d’EHPAD. Le secteur attire des fonds d’investissement (Intermediate Capital Group pour DomusVi), des banques (Crédit agricole pour Korian et Domidep), des fonds de retraite (Canada Pension Plan Investment Board pour Orpea) et même des fonds souverains des Émirats arabes unis (10). Six groupes sont désormais côtés en Bourse. Les EHPAD commerciaux sont aussi devenus très attractifs pour les courtiers, qui revendent des chambres à des investisseurs particuliers attirés par une rentabilité des locations de 4 à 6 %. D’autant que le statut LMNP (loueur de meublé non professionnel) permet de bénéficier d’une fiscalité des loyers attractive par le biais du bail commercial sécurisé ou d’un contrat de séjour ou d’hébergement souvent à durée indéterminée.

« L’hyper spécialisation d’un bâtiment s’accompagne d’une vulnérabilité́ forte face aux évolutions futures. »

Certains établissements vont même au-delà du nombre de places autorisées par l’Agence régionale de santé. Explication d’un ancien directeur de site : pour pouvoir toucher une « prime de remplissage » de 535 € mensuels, les directeurs doivent obtenir un taux de remplissage de leur établissement d’au moins 99,5 %. Pour arriver à un tel résultat, ils sont contraints, du fait des départs, des décès de résidents, de dépasser le chiffre autorisé. Dès lors, certains établissements affichent même des taux de remplissage supérieurs à 100 %, ce qui leur permet de dégager des marges supplémentaires sans vacance locative.

De plus, la demande grandissante et le ralentissement des autorisations de construction viennent encore alourdir ce scénario, car un système de liste d’attente pour intégrer une résidence EHPAD est dorénavant quasiment obligatoire. Ce constat est valable dans les établissements privés, associatifs et publics. D’où une ingénierie foncière et juridique qui tient autant aux conséquences légales et fiscales dans le montage d’opération immobilière avec des évolutions de mode de prise en charge depuis le domicile jusqu’à la vie en établissement ou vice-versa. La différence est en outre de plus en plus nette au sein des groupes d’EHPAD entre le métier d’opérateur de services («OpCo»), et celui de promoteur-gestionnaire immobilier (« PropCo ») (11).

Dès lors, de nouveaux mécanismes préoccupants touchent certaines résidences EHPAD ; par exemple la défaisance (ou désendettement de fait). Ainsi, comme le souligne Céline Mahinc, fondatrice du cabinet Eden Finances, le gestionnaire, ne pouvant ou ne souhaitant pas effectuer les mises aux normes requises, ou ne trouvant pas d’accord avec les copropriétaires, abandonne les lieux, partant avec son agrément pour établir une nouvelle résidence médicalisée sur le même périmètre commercial. Le propriétaire se retrouve alors dans une situation problématique du fait de la monovalence d’utilisation de cet investissement : il s’agit d’une chambre et non pas d’un appartement (12) ! L’hyper spécialisation d’un bâtiment s’accompagne d’une vulnérabilité́ forte face aux évolutions futures.

Ainsi, l’État ne délivre désormais que très peu d’autorisations de permis de construire d’Ehpad, car elles possèdent un cadre réglementaire contraignant et source de nombreux dysfonctionnements favorisant les exploitants, mais qui ne permet pas d’avoir une croissance puisque la Sécurité sociale à court de finance freine l’ouverture de nouveaux lits dont elle aura à charge la partie soins.

Des résidences en charge d’une spatialité disciplinaire ?

Par-delà l’augmentation en nombre de ces établissements serviciels, ceux-ci, on le voit, ont peu à peu été marqués par une approche presqu’exclusivement soignante, contribuant à en faire des lieux de soin plus que des lieux d’habitation. On peut donc se demander si l’approche capitalistique et immobilière de la résidence pour personnes âgées n’est pas sans conséquence. Et questionner l’équation qui souhaite concilier la nécessité des personnes âgées à se loger et l’exigence de rentabilité immobilière d’un actionnaire.

Plan des étages de l’EHPAD (84 unités de vieillissements) Les hauts de l’Aure à Bayeux ©immo-investir.com

Ainsi, de nombreuses résidences se dirigent vers un modèle de prestations de services en octroyant un rôle central à la rentabilité et à « l’hyper médicalisé ». En conséquence, ces modèles relevant d’une performance servicielle intègrent une plus grande part des nouvelles technologies, assaillies par une myriade de solutions logicielles. Malgré les efforts de certains établissements, nous restons loin de la logique domiciliaire de l’habiter, et c’est en cela que l’incarnation du modèle hospicial de prise en charge est toujours prégnant.

« Le risque, c’est d’étendre à tous des mesures en principe réservées aux plus vulnérables. On ferme la porte d’entrée pour les personnes ayant des troubles cognitifs puis on finit par “boucler” tous les résidents. »

Marie-Jo Guisset

Actuellement, le « grand âge » est surprotégé et tous les aspects de la vie en EHPAD sont impactés par une conception du soin tellement globalisante qu’elle ne laisse aucune place à la vie ordinaire et à la liberté des personnes (13). Tout semble thérapeutique, chronométré, aseptisé, analysé, soumis à un devoir de l’éveil comme du coucher en passant par l’impératif des diners, les jeux, et la réception des proches.

Est-ce le souci de protéger les personnes ou la peur de poursuites en cas d’accident ? Ces dernières années, les EHPAD ont largement développé les mesures restrictives. C’est ce que montre une enquête auprès de 5 690 établissements, menée par la Fondation Médéric Alzheimer : 88 % des EHPAD avaient alors déclaré avoir instauré des mesures de protection, principalement des digicodes à la porte (65 % des établissements) mais aussi des systèmes de géolocalisation par bracelets ou puces (18 %), ou de la vidéosurveillance (9 %). Des outils instaurés avant tout pour prévenir les risques de fugues, affirment 88 % des établissements. « C’est fondamental de protéger mais attention à ne pas transformer les maisons de retraite en quartiers de haute sécurité », lance Marie-Jo Guisset à la Fondation Médéric Alzheimer. « Le risque, c’est d’étendre à tous des mesures en principe réservées aux plus vulnérables. On ferme la porte d’entrée pour les personnes ayant des troubles cognitifs puis on finit par “boucler” tous les résidents », indique-t-elle.

Ainsi, il n’est pas exagéré de parler de spatialité disciplinaire ou coercitive qui contraint un comportement pour le rendre conforme aux attentes demandées, soit un ensemble d’interactions sociales organisées autour d’équipements médicalisés. C’est ce qu’Erving Goffman théorisa comme une « institution totale », c’est-à-dire un lieu de résidence et de travail où un grand nombre d’individus, placés dans la même situation, coupés du monde extérieur pour une période relativement longue, mènent ensemble une vie recluse dont les modalités sont explicitement et minutieusement réglées.

Une organisation trop rigide des institutions induite par la rationalisation de la gestion des moyens humains, alliée à un souci d’écarter tout risque de mise en cause de la responsabilité des professionnels peut conduire à la négation de la liberté ou du droit de prendre des risques et d’effectuer des choix (14). Si les personnes accueillies sont de plus en plus âgées, handicapées et vulnérables, ces caractéristiques rendent plus difficiles l’expression et le recueil d’un consentement ou d’un choix, ce qui peut pousser les professionnels à sombrer dans une forme de toute puissance conduisant à l’excès de pouvoir et à l’abus de faiblesse.

Ce contexte est ainsi propice au « syndrome de glissement » qui est défini par la détérioration rapide de l’état général : anorexie, désorientation, désir de mort plus ou moins directement exprimé, il s’agit d’un renoncement passif à la vie passant par un refus actif des soins et de l’alimentation. Il est de déclenché par des événements physiques (maladies aiguës, opération, traumatisme) ou psychiques (décès d’un proche, abandon du domicile, déménagement, hospitalisation).

C’est en cela que la complexité de ces institutions, si elles ne veulent pas sombrer dans une gestion rationnalisante des corps de « vieillards » réduits au statut de simples objets de soins, doivent refonder leur projet de vie et leur cadre architectural et spatial.

« Lieux de vie et soin ne devraient plus être confondus, les soins médicaux et paramédicaux étant disponibles dans la ville, le quartier ou le village, et ceci quel que soit le lieu où habite la personne. »

Mais la vraie question suppose d’être ailleurs : est-ce qu’en définitive l’accompagnement des personnes dont l’âge entraîne des incapacités de tous ordres est la seule affaire des soignants ? Est-ce que le lieu idéal pour cet accompagnement est uniquement l’EHPAD ? Comme le précise assez justement Colette Eynard : « Il ne suffit pas en effet que la réglementation en vigueur stipule que « la chambre en Ehpad est le domicile de la personne » pour que cela soit ressenti comme tel et vérifié dans les faits. À partir du moment où une instance extérieure, quelle qu’elle soit, organise et gère ce lieu de vie, il est difficile que ceux qui y vivent en fassent spontanément un lieu d’habitation (15). »

Puisque la majorité des personnes qui vieillissent souhaitent continuer à vivre chez elles (16), ou dans un domicile collectif et/ou alternatif qui leur assurerait les conditions d’un véritable chez soi, c’est-à-dire l’assurance de pouvoir y vivre comme elles l’entendent, cela suppose un changement radical. Lieux de vie et de soins ne devraient plus être confondus, les soins médicaux et paramédicaux étant disponibles dans la ville, le quartier ou le village, et ceci quel que soit le lieu où habite la personne.

Le modèle du soin à domicile parait en effet préférable à celui du soin en EHPAD dont l’organisation dans un seul lieu semble susceptible de provoquer des dérives autoritaires. Même si un lieu spécialisé peut être nécessaire, il ne peut être confondu avec le domicile. L’insertion se fait dans une logique d’aménagement du territoire, et celui-ci doit être partagé par l’ensemble de ses habitants, quel que soit leur âge.

Habiter chez soi : peut-on réinventer les « lieux du vieillir » ?

Dans un tel contexte, la question des « lieux du vieillir » apparait comme fondamentale. Elle s’inscrit sans nul doute dans le prolongement des enjeux éthiques, culturels, sociaux et politiques du vieillissement de la population.

Parallèlement, le rétrécissement « des politiques vieillesse » et la normalisation autour des enjeux liés à la dépendance ont créé un appel d’air dans lequel se sont intercalés nombre d’acteurs qui promeuvent des habitats ou des lieux intermédiaires ne relevant, pour une grande part, ni du secteur médico-social, ni de la politique vieillesse à proprement parler.

Ainsi, en France comme à l’étranger, émergent des initiatives cherchant à inventer de nouveaux modèles d’habitat et de lieux alternatifs. Premièrement, leur caractère novateur ouvre des pistes de réflexion sur des moyens d’accompagner « autrement », avec une vision résolument collective et collaborative. Ces lieux fédératifs expérimentent de nouvelles modalités de l’habiter qui apparaissent comme des expériences riches en perspectives, tant pour les acteurs politiques de terrain, les professionnels du soin, les architectes ou urbanistes susceptibles de s’engager, que – surtout et en premier lieu –, pour les usagers eux-mêmes.

Quatre exemples pour illustrer ce propos : en France, en Espagne, en Italie et au Japon. De par leur diversité, ces projets appartiennent pour une partie au champ du logement et de l’habitat alternatif, pour d’autres au secteur social et médico-social mais aussi, quand ils expriment une recherche d’intériorité, à la lisière du spirituel. Ils se situent dans un « ailleurs (17) » car ils misent sur des postures hétéroclites opposant l’hébergement, comme lieu d’enfermement spécialisé et ségrégatif, à l’habitat, entendu comme lieu ouvert et intégré à la vie sociale ordinaire.

Inaugurée en février 2013 (18), la maison des Babayagas est une création originale de résidence pour femmes âgées située à Montreuil en Seine-Saint-Denis. Portant un regard différent sur le vieillissement, son nom provient d’une figure de vieille sorcière de conte russe. Elle est pensée comme une « anti-maison de retraite » permettant aux femmes qui l’habitent de se prendre en charge et de s’entraider pour bien vieillir. Menée par une association, elle se veut un lieu de vie privilégiant l’autonomie et la démocratie participative.

Thérèse Clerc dans le documentaire « Nous vieillirons ensemble La saga des Babayagas » ©Jean-Marc La Rocca

Il s’agit pour le collectif de faire vivre un lieu dans la ville et pour la ville, largement destiné aux femmes. De cette double volonté de créer un lieu de vie ouvert sur le quartier et un espace de rencontre et de militantisme, est né un programme architectural qui associe logements et espaces collectifs. La maison se compose d’un immeuble comportant 25 logements sociaux, 21 pour les Babayagas et 4 pour des jeunes de moins de 30 ans. Elle dispose de deux salles réservées aux activités collectives ainsi que de trois jardins.

Ces femmes partagent un idéal autogestionnaire puisque la démarche est menée, de bout en bout, par les habitantes elles-mêmes, depuis le choix du lieu, celui de l’architecte avec lequel sont pensés les espaces et les matériaux, celui des différents partenaires immobiliers, financiers, juridiques, jusqu’à la gestion du quotidien, une fois dans les lieux. Aucune délégation de gestion, d’entretien, de sécurité n’est envisagée, tout devant être assuré par les habitantes elles-mêmes. Une charte engage ainsi chacune à donner de son temps à la collectivité (dix heures par semaine).

Qu’en attendent les femmes qui participent à ce projet ? Leurs récits posent au premier chef la question de la préservation de l’autonomie, refusant avec force l’infantilisation qui leur semble souvent aller de pair avec le vieillissement en institution. Les maisons de retraite sont ici le modèle repoussoir auquel il faut à tout prix échapper. Les Babayagas associent ainsi à leur maison un projet d’université du savoir sur les vieux (UNISAVIE) et aimeraient contribuer à changer le regard de la société sur « les vieilles ».

En cela, les projets ressemblent là aussi aux femmes qui les portent, mais cette volonté d’autonomie citoyenne qui fut, dans les années post soixante-huit, politiquement pensée (Rosanvallon 1976), prend ici une nouvelle résonance, plus proche de « L’éthique de la sollicitude », souvent appelée éthique du care (de l’anglais ethics of care). Cette réflexion morale de la fin du XXe siècle est issue des pays anglophones, d’approches et de recherches féministes dans ce domaine. Puisqu’il s’agit finalement de montrer que les « vieux » sont capables de prendre soin d’eux-mêmes.

Cet esprit engagé se retrouve d’une certaine manière à Madrid, qui est la première ville à ouvrir une maison de retraite LGBT (lesbienne, gay, bisexuel, transgenre) publique en Espagne. Selon Federico Armenteros, le fondateur et président de « la Fundacion 26 de Diciembre », « on estime à 160 000 le nombre de personnes âgées de plus de 65 ans qui sont LGBT rien qu’à Madrid ». Ouvrir une maison de retraite LGBTQIA+ publique permet aux seniors de vivre leur retraite dans un endroit où ils n’auront pas « à rester dans le mensonge ».

Federico Armenteros à la Fundación 26 de Diciembre ©Pepo Jiménez

La Fundacion 26 de Diciembre est une organisation à but non lucratif créée par et pour les personnes âgées LGBTQIA+. « Nous servons environ 800 personnes chaque année. Avec eux, nous travaillons pour la dignité, l’inclusion et la visibilité dans une approche intergénérationnelle. Nous favorisons la recherche, la formation à la diversité et la récupération de la mémoire historique de notre communauté. »

La création de cette maison de retraite publique LGBTQIA+, vient en réaction à une législation très critiquée en Espagne : « La loi sur les fainéants et les malfaiteurs » a été une loi du Code pénal espagnol du 4 août 1933 qui portait sur le traitement des vagabonds, nomades, proxénètes et tout autre groupe considéré comme antisocial, postérieurement modifiée pour réprimer également les homosexuels. Aussi connue sous le nom populaire de « la Gandula » (« la tire-au-flanc »), la loi a été approuvée par consensus de tous les groupes politiques de la Seconde République pour le contrôle des mendiants, vauriens sans métier connu et proxénètes. Cette loi comportait des mesures de contrôle et de rétention utilisées arbitrairement pour la répression des personnes sans ressources supposément dangereuses.

« De nombreuses personnes LGBTQIA+ ont été emprisonnées, torturées, maltraitées, persécutées, harcelées ou soumises à des traitements de choc. Simplement en ayant une orientation sexuelle qui ne correspondait pas à ce que le régime voulait. »

La loi fut modifiée par le régime franquiste pour y inclure la répression des homosexuels le 15 juillet 1954. En 1970, elle a été remplacée par la loi sur la dangerosité et la réhabilitation sociale, votée dans des termes très semblables, mais qui comportait des peines allant jusqu’à cinq années d’emprisonnement dans les prisons ou des asiles pour les homosexuels et autres individus considérés dangereux.

En vertu de cette règle, de nombreuses personnes LGBTQIA+ ont été emprisonnées, torturées, maltraitées, persécutées, harcelées ou soumises à des traitements de choc. Simplement en ayant une orientation sexuelle ou une identité sexuelle ou de genre qui ne correspondait pas à ce que le régime voulait. La date symbolique du 26 décembre 1978 (date à laquelle le gouvernement d’Adolfo Suárez mit fin à l’illégalité de l’homosexualité en Espagne) est donc importante dans l’histoire de la communauté LGTBQIA+ espagnole.

La Fundacion 26 de Diciembre est en cela un projet inédit dans la capitale espagnole : ouvrir une maison de retraite LGBTQIA+ publique. Du personnel au politique, il a fallu 10 ans de travail pour monter cette structure. L’isolement des seniors LGBT est un réel problème en Espagne, ils ne souhaitent pas « retourner au placard et j’ai constaté qu’ils étaient isolés et que beaucoup pensaient au suicide », ajoute Federico Armenteros.

La résidence de 3300 m2, en cours d’achèvement, est située dans le quartier de Villaverde Alto et pourra accueillir environ 100 personnes, dont les 2/3 seront des internes. Un centre de jour pourra accueillir 30 personnes âgées et une crèche. Comme le précise Frédérico Armenteros, la résidence est ouverte à tous : « beaucoup de personnes âgées du quartier nous ont dit vouloir venir dans ce centre et nous précisons qu’il est ouvert à tous ».

L’intérêt du projet provient aussi du fait qu’il s’agisse d’une maison de retraite financée par des fonds publics, accessible aux seniors dotés des faibles ressources financières. « Le projet a été bien reçu. Après tout, nous demandons quelque chose qui existe déjà en Allemagne, en Hollande, au Danemark… Seulement, nous avons rendu la résidence publique pour qu’elle soit accessible aux personnes âgées qui ont peu de ressources ». Pour lui, cette démarche se situe au-delà même du politique : « c’est une histoire de droits ».

Ce fondement éthique se perçoit également en Italie dans « La casa di riposo per musicisti » (maison de retraite des musiciens), construite à l’initiative du compositeur romantique italien Giuseppe Verdi et destinée à des artistes ayant consacré leur vie à l’art de la musique et qui sont en difficulté.

Casa Verdi oeuvre de l’architecte Camillo Boito ©Casa Verdi

Verdi, qui décida à la fin du XIXe siècle de créer une « maison de repos » sur la Piazza Michelangelo Buonarroti à Milan, l’appelait « l’œuvre la plus belle » de sa vie. Elle avait pour objectif de permettre aux musiciens indigents de finir leur vie décemment.

L’édifice, achevé le 16 décembre 1899, est l’œuvre de l’architecte Camillo Boito. De style néo-gothique, utilisant des éléments gréco-romains types, colonnes, fronton, et proportions harmonieuses, il se compose de deux étages auxquels un troisième sera ajouté dans les années 1930. Mais la Casa Verdi n’ouvrira qu’en 1902, après la mort du musicien à 87 ans, ce dernier refusant qu’on puisse le remercier. Et 119 ans plus tard, elle fonctionne comme au premier jour, sans dette ni soutien public, un « vrai miracle », selon son président Roberto Ruozi.

Les usagers versent une contribution mensuelle, calculée en fonction de leurs revenus, mais qui représente moins d’un cinquième du coût réel de leur séjour, « grâce à l’argent généré par le patrimoine que nous possédons », explique Roberto Ruozi. « Verdi a laissé à la Casa Verdi tous ses droits d’auteur, ce qui pendant 60 ans a représenté des sommes non négligeables, qui ont été en partie investies » dans 120 appartements, aujourd’hui loués par une soixantaine de personnes, ajoute-t-il.

La Casa Verdi possède ainsi des installations et un personnel qualifié pour répondre aux besoins de ses musiciens retraités. La « Musicians Home Foundation » se charge de mettre en place un système efficace de prise en charge des droits et des besoins de ses résidents et d’améliorer la qualité de ses services. La Fondation poursuit plusieurs objectifs : préserver l’indépendance personnelle en encourageant les initiatives de chacun, respecter le droit à la vie privée, reconnaître et maintenir le rôle des résidents dans la société en favorisant leurs liens avec la famille et les amis. Les personnes logées se retrouvent donc dans un environnement où ils peuvent se sentir partie intégrante d’une société, où l’on encourage leur participation à des événements culturels et artistiques promus par les institutions de la ville et où, enfin, ils passent cette période de leur vie paisiblement.

« C’est comme être dans une maison pleine de souvenirs, une maison que l’on aimerait laisser intacte, toujours, et dont on prend soin avec affection.»

Lorenzo Arruga

La Casa Verdi a aussi bénéficié de donations de bienfaiteurs, « On est logés, nourris, il y a une assistance médicale. On s’occupe de nous merveilleusement et il y a tout : des salles pour travailler le piano, la salle de concert… », souligne Raimondo Campisi, un pianiste de 71 ans arrivé il y a quatre ans à la Casa Verdi.

L’institution héberge aussi une quinzaine d’étudiants, venus de toute l’Italie, du Japon ou de Corée, du conservatoire et de l’académie de la Scala à Milan. Une initiative lancée en 1999 afin de permettre un échange et des transmissions entre générations.

Habitants de la Casa Verdi lors d’une improvisation d’opérette ©Casa Verdi

Pour Lorenzo Arruga, critique musical et librettiste : « Il y a quelque chose de sévère mais somptueux, d’imparfait mais ordonné et symbolique – un peu comme l’opéra lui-même – et en entrant, vous souhaitez pouvoir chanter des extraits d’opéra comme une façon de prier, tout comme lui : il était non religieux et plein de doute, mais il devait admettre la nécessité de prier précisément pendant qu’il faisait chanter les gens. Vous entrez, et vous ressentez une histoire qui ne vieillit pas. C’est une continuité historique. Là, dans ce vaste et magnifique environnement du XIXe siècle, au milieu de grandes fenêtres, d’un espace abondant et de meubles qui peuvent nous rappeler qui sont peut-être dans nos maisons depuis des générations. Mais avec un soupçon supplémentaire de quelque chose d’important, d’intime et de solennel, on se trouve à l’aise. C’est comme être dans une maison pleine de souvenirs, une maison que l’on aimerait laisser intacte, toujours, et dont on prend soin avec affection. »

Cet esprit du « chez soi », du sentiment de maîtrise d’un lieu se reflète également dans le travail de Masue Katayama. Cette entrepreneuse sociale de 81 ans a passé toute sa vie à changer le système de garde d’enfants et de soins infirmiers dans ce qui est aujourd’hui le pays le plus âgé du monde. Elle a d’abord eu l’idée d’acheter des bâtiments abandonnés et d’embaucher des soignants non japonais traditionnellement exclus de la société, comme des personnes handicapées, des sans-abris et des Asiatiques non japonais. Elle propose également un emploi aux femmes asiatiques non japonaises mariées à des ressortissants japonais, à qui l’on accorde des permis de travail, mais qui, par rapport aux ressortissants japonais, reçoivent des salaires inférieurs et sont traitées comme persona non grata sur le lieu de travail.

Au début des années 1980, alors que commence la « révolution grise (19) » du Japon, Masue Katayama a l’idée de créer des maisons de retraite abordables pour les familles de la classe moyenne au Japon en réhabilitant des bâtiments vacants, tels que d’anciens dortoirs d’entreprises. Son modèle est alors novateur car il n’existe que deux options disponibles : des maisons publiques de très mauvaise qualité et perçues négativement par la société, ou des maisons privées extravagantes que seules les familles aisées peuvent s’offrir. La société japonaise ne propose pas d’options viables pour les familles de la classe moyenne.

Masue Katayama préparant le déjeuner chaque mercredi dans l’une de ses maisons du grand âge ©Noel Rojo

Tout commence en 1986 quand Masue Katayama loue une ferme à bas prix. Elle contracte un prêt bancaire de 100 000 $ US pour la rénover en une maison de retraite de seize unités de logements. Celles-ci sont remplies instantanément grâce au bouche-à-oreille, ce qui confirme l’intuition initiale d’un grand besoin en maisons de retraite de qualité et à des prix équitables. Après avoir ouvert la première maison, elle se rend compte qu’il existe des milliers de dortoirs abandonnés, construits par des sociétés pendant la période économiquement prospère (1984 à 1991), mais évacués après la chute économique.

Elle met ainsi en place la Shinko Fukushikai Social Welfare Corporation, qui gère désormais 36 communautés de retraités et 8 garderies d’enfants au Japon (en 2017) tout en développant une approche contextuelle pour changer les attitudes et les valeurs concernant les soins infirmiers (20). Sa méthode d’emploi, le traitement des soignants et le service aux personnes âgées ont transformé l’industrie de la prestation de soins au Japon.

Pour Masue Katayama : « Quand je crée des maisons de retraite, j’y pense constamment comme un lieu où les enfants et les autres membres de la famille peuvent se retrouver. Je ne veux pas étiqueter ces endroits comme étant réservés aux personnes âgées ou comme étant un endroit de luxe. Par exemple, tout jeune peut venir dans nos maisons de retraite et prendre une tasse de thé, ou un enfant peut venir et il y a une place pour jouer. Je veux créer des espaces où les gens se sentent à l’aise, où les gens peuvent naturellement être ce qu’ils sont sans en avoir conscience. Des espaces centrés sur l’humain ! »

Elle précise : « Tout est réglementé, mais ces règles ne correspondent pas nécessairement à ce que les clients et leurs familles veulent et ont besoin. C’est pourquoi je suis toujours un peu éloignée de ce que le gouvernement dicte, que ce soit en ce qui concerne les maisons de retraite ou les garderies. Je me concentre sur les besoins des gens. Et ainsi, je peux me développer et grandir. Et il arrive souvent que le gouvernement dise : « D’accord, cela ne correspond pas aux normes, mais tout le monde dit que c’est pratique » ».

Maison pour personnes âgées Crossheart Saiwai Kawasaki. ©Saiwai Kawasaki

Sa pratique se distingue pour une autre raison : dans une nation partagée entre le Bouddhisme et le Shintoïsme, elle s’inspire de l’Église catholique. « Il y avait un prêtre en particulier qui a eu beaucoup d’influence sur moi, il m’a appris qu’en tant qu’êtres humains, nous sommes très petits et qu’il existe un plus grand pouvoir. Et c’est ce pouvoir qui m’a soutenu dans ce que je fais ».

Le vieillissement est un préjugé

Finalement, les diverses publications et colloques scientifiques orchestrés ces dernières années autour de la thématique « territoires et vieillissement », constituent un indicateur de développement d’une stratégie plus territorialisée des politiques et des pratiques liées à l’avancée en âge.

C’est aussi dans cet esprit que diverses initiatives se font jour et se caractérisent par une grande diversité d’actions qui empruntent habilement des logiques échappatoires au contrôle de l’État ou aux intérêts privés. La politique vieillesse semble ainsi perdre de sa cohérence. Pourtant comme le souligne Vincent Caradec, Professeur de sociologie à l’Université de Lille, il est possible qu’à travers l’action menée de manière non coordonnée sur les territoires locaux, se dessine une redéfinition des bases de la politique vieillesse. En effet, nous l’avons vu, nombre de projets en France, comme à l’étranger, fleurissent dans un souci de mieux prendre en compte les aspirations des personnes et d’inventer plus de réponses transversales.

En réalité, la fonction repoussoir exercée par le secteur médico-social sur un certain nombre de personnes peut conduire à dissocier plusieurs publics : d’un côté, les personnes qui seraient destinataires des politiques du « bien vieillir », et de l’autre, ceux qui dépendraient des dispositifs de prise en charge médico-sociale (21). C’est ce qui se produit précisément dans le domaine de l’habitat où prédomine une vision binaire opposant les nouvelles formes d’habitat aux EHPAD. Une telle représentation, qui occulte le processus complexe et non linéaire du vieillissement, reviendrait alors à diffuser une pensée manichéenne de la vieillesse et des lieux de vie correspondants.

Cette structuration sectorisée des fonctions, des lieux de vie, au sens serviciel, commercial et domanial du terme, et les mécanismes d’individuation programmée de l’habitat s’affirme historiquement dans le modèle urbanistique français. À l’image du plan radioconcentrique (22), archétype de croissance prédominant dans la majorité des grandes villes historiques. Ce processus de sectorisation urbaine, source de ségrégations, de zonages économiques et sociaux, accentue le passage obligé par la voiture et alimente encore plus la sanctuarisation des centres historiques via son système routier et l’éparpillement des logiques domiciliaires individuelles et collectives. De fait, la généralisation de la voiture a provoqué un maillage du territoire à la fois très dense et paradoxalement diffus, devenu ségrégatif pour les personnes âgées.

La question de la proximité des transports publics et des services, qu’il s’agisse des magasins ou des services de santé, permet de contrer l’exclusion territoriale, donnant ainsi le sentiment de maîtriser son espace de vie et sa conscience d’autonomie. Et c’est en cela que la complexité de la politique du vieillissement doit être débattue, négociée et renégociée en permanence dans un « tout », dans son ensemble. Vieillesse et vie urbaine peuvent être complémentaires et le visage de l’aîné ne doit en aucun cas y apparaitre comme un « impensé urbain ».

Vue aérienne de Sun City ville habitat des séniors, construite au milieu du désert Californien ©wikisource

Le rejet s’est traduit par de l’entre-soi exacerbé, comme le projet urbain Sun City (littéralement « La ville du soleil ») en témoigne. Cette ville privée américaine pour seniors aisés, qui compte 37 499 habitants, située dans l’État de l’Arizona, fut créée dans les années 1960. Elle est réservée aux retraités, la moyenne d’âge est de 75 ans et on n’y trouve ni enfants, ni école. C’est une « unincorporated area », c’est-à-dire qu’elle ne dépend d’aucune ville et est autogérée par ses habitants. Elle est également protégée de l’extérieur par une enceinte et un accès contrôlé. Il s’agit donc d’une résidence fermée à l’échelle d’une ville.

Ses habitants, qui ont choisi l’autoségrégation et la sécession, mettent en avant des méthodes de sécurisation extrême. Sun City, c’est la recherche de l’entre-soi, du repli communautaire et une certaine autonomie vis-à-vis de la politique locale en ce qui concerne la gestion du quartier, la vidéosurveillance, les grillages disposants d’équipements de protection qui l’isolent du tissu urbain et rural environnant. Ses administrateurs sélectionnent de façon discrétionnaire les candidatures, avec des critères d’accès portant sur l’âge et la couleur de peau… La ville se compose ainsi de 98,44% de Blancs, 0,51% de Noirs, 0,13% d’Amérindiens, 0,30% d’Asiatiques.

Évolue-t-on vers une américanisation ? Les villages séniors fermés et sécurisés existent déjà en France. Dans une société toujours plus complexe et judiciarisée, comment élaborer des liens ou du « vivre ensemble », lorsque la surenchère des discours est de plus en plus sécuritaire ? Lorsque la croyance dans la « solution miracle » est le tout curatif ou le dématérialisé ? Le discours de la peur est récurrent et plus encore quand il est question de la ville, de l’habitat mais surtout de ses usagers. La ségrégation spatiale est de plus en plus à l’image de la ségrégation sociale.

Les questions du grand âge et de l’habitat ne légitiment plus les approximations, car des efforts méthodologiques importants ont été consentis. Elles légitiment encore moins les exagérations. C’est pourquoi la participation des personnes, de toutes les personnes sans différence d’âge ou de genre, dans une réflexion globale et partenariale, offre un appui réflexif immense pour saisir l’ensemble des contextes et les multiples horizons à fabriquer.

Finalement, au regard de l’ensemble des postures analysées, l’habitat au sens large du terme n’est pas exclusivement porteur d’une plus-value au service de la ville et de ses habitants. Il se pourrait même que l’habitat soit un faux problème, car, nous l’avons vu, les initiatives d’habitats sont hétérogènes et difficiles à mesurer. Néanmoins des réponses « en marge » sont porteuses d’espoir, ce sont plutôt des « lieux-tiers » qui tirent leur épingle du jeu.

Des lieux où des agrégateurs de services de proximité améliorent la prise en charge tout en côtoyant l’engagement civique, sans accorder aucune importance au statut d’un individu. Des lieux à petite échelle qui maximisent les circonstances de sociabilité et de service à la personne en soi. Ces différentes formes peuvent être considérées comme des expériences interstitielles, dans la mesure où elles détournent les usages, recréent un nouvel espace en allant à la marge pour retrouver du sens dans les villes fragmentées.

D’où l’hypothèse d’une sensibilité architecturale, gérontologique ou tout simplement humaine des acteurs, afin de développer l’aptitude au travail partenarial, qui peut alors s’hybrider avec la dynamique de « lieux-tiers » afin de produire une démarche innovante. Cela permettrait également de sortir d’un cadre figé où ce sont les experts du savoir médical et les experts gestionnaires qui définissent les politiques publiques et l’action à porter sur le vieillissement.

L’identification de clés de réussite de ces « lieux-tiers » ne signifie bien évidemment pas qu’une telle démarche soit nécessairement vouée au succès indéfini ou duplicable. Mais on dit assez souvent que chaque démocratie possède son débat, en associant démocratie représentative et démocratie délibérative. La recherche du profit et de l’opportunisme technologique n’est pas antinomique avec la qualité sociétale d’un projet.

Proposer des lieux incitant à se côtoyer ne suffit pas pour créer des liens, un changement des mentalités dans la société semble donc nécessaire pour avancer et repenser conjointement la santé et le social. L’habitat se vit. Il crée des souvenirs pour l’avenir, construit des repères. C’est un lieu traversé par le regard de la mémoire et des vestiges olfactifs. Ne le négligeons pas !

Notes :

(1) L’intervention de Fany Cerese et Colette Eynard : « Être chez soi en institution » dans le Grand Entretien présenté par Frédéric Serriere est intéressante sur le sujet : https://www.youtube.com/watch?v=iJH-ESNS398

(2) Pour reprendre les termes de l’ouvrage « Figures du vieillir et formes de déprise » de Anastasia Meidani, Stefano Cavalli, 2019, Collection : L’âge et la vie. Éditeur : ERES

(3) Pour reprendre le propos de Danilo Martuccelli, « Figures de la domination », Revue française de sociologie, 2004.

(4) Voir la thèse de Cécile Rosenfelder, « Les habitats alternatifs aux dispositifs gérontologiques institués ».

(5) « L’injonction au bien-être dans les programmes de prévention du vieillissement » de Cécile Collinet et Matthieu Delalandre.

(6) Chiffres : https://www.insee.fr/fr/statistiques/1281151#:~:text=exercice%20de%202006-,12%20millions%20d’habitants%20en%20plus%20en%20France%20m%C3%A9tropolitaine%20en,2007%2C%20date%20du%20dernier%20recensement.

(7) Ou économie des séniors, est une notion récente apparue au début des années 2000.

(8) Natixis est une banque de financement, de gestion et de services financiers, créée en 2006, filiale du groupe BPCE.

(9) Le terme « marché de masse » fait référence à un marché de biens produits à grande échelle pour un nombre important de consommateurs finaux.

(10) C’est dans ce contexte que les groupes commerciaux français se sont tournés vers l’étranger. Korian a acquis des groupes en Belgique et en Allemagne, DomusVi domine en Espagne et Orpea a acquis des groupes en Pologne, en République tchèque, en Allemagne, et est présent en Amérique du Sud. Et tous lorgnent un marché mirifique qui est en train de s’ouvrir : la Chine.

(11) Ce que décrira parfaitement Gilles Duthil dans son livre « L’arrivée du privé dans la prise en charge des personnes âgées ».

(12) Voir : https://www.capital.fr/votre-argent/la-residence-de-services-un-investissement-pas-si-tranquille-1363905

(13) Voir l’intervention de Colette Eynard : http://www.marchedesseniors.com/silver-economie/colette-eynard-inclusion-et-vieillissement/20982

(14) Source : « EHPAD La crise des modèles » de Alain Villez

(15) Voir : http://www.marchedesseniors.com/silver-economie/colette-eynard-inclusion-et-vieillissement/20982

(16) 85% des personnes âgées déclarent préférer continuer à vivre chez elles plutôt que d’entrer en maison de retraite, selon une étude réalisée en France en 2019 par l’IFOP.

(17) L’ouvrage d’Hugo Bertillot et Noémie Rapegno intitulé L’habitat inclusif pour personnes âgées ou handicapées comme problème public, Gérontologie et société, 2019, est particulièrement lucide sur le sujet.

(18) Fondé par la féministe et militante Thérèse Clerc (1927-2016).

(19) Pour reprendre le terme de la Banque Mondiale : https://www.banquemondiale.org/fr/news/feature/2011/01/18/graying-revolution-reaches-low-and-middle-income-countries.

(20) Voir : https://the-inkline.com/2020/05/18/creating-human-centric-nursing-homes-in-japan/

(21) L’article de Dominique Argoud « Territoires et vieillissement : vers la fin de la politique vieillesse ? » est pertinent sur le sujet.

(22) On dit qu’une ville a un plan radioconcentrique lorsque ses quartiers s’organisent en cercles concentriques, du centre-ville à la périphérie.

COVID : aux origines d’une surenchère contre-productive

© Hugo Baisez

Presque un an après le début de la pandémie, le confinement et les mesures drastiques prises contre le COVID-19 semblent faire définitivement partie de notre quotidien. Si la vaccination nourrissait il y a quelques mois encore les espoirs d’un « monde d’après » où nous retrouverions nos libertés, celle-ci s’annonce finalement longue et ses résultats incertains. En attendant une très hypothétique accalmie de l’épidémie, nous voilà soumis, de gré ou de force, à des mesures à l’efficacité douteuse contre l’épidémie, mais aux impacts catastrophiques sur nos vies. Alors que nous sommes sommés d’apprendre à « vivre avec le virus », une question se pose : pourquoi les mesures anti-COVID nous apparaissent-elles systématiquement comme inéluctables ? Pourquoi le gouvernement, mais également la quasi-totalité des opposants et une grande partie des Français, semblent-ils incapables de penser d’autres réponses face à un virus dont la létalité et la dangerosité sont empiriquement inférieures à ce que laisse suggérer la panique médiatique ?

En mars dernier, le monde s’effondrait. Du jour au lendemain, des mesures radicales étaient décrétées arbitrairement face à un ennemi inconnu, justifiant jusqu’au recours à une mesure médiévale : le confinement. L’écrasante majorité de la population suivit alors les restrictions sans broncher, malgré l’absurdité évidente de certaines règles comme le fameux « un kilomètre ». Malgré le manque d’anticipation manifeste de nos dirigeants, les critiques étaient rares et les règles édictées en réponse au virus surplombaient tous les clivages politiques. Et depuis ? Bien qu’ayant connu plusieurs mois de répit et bénéficié d’un ample décryptage des erreurs de gestion de la « première vague », la France semble n’avoir tiré aucune leçon de cet épisode. Le « distanciel », le « sans contact », les masques, la fermeture des universités, des lieux culturels et de restauration, les attestations nécessaires pour sortir de chez soi ne semblent pas avoir de fin. Même la vaccination, qui s’annonce d’ores et déjà comme un fiasco supplémentaire dans notre pays, risque de ne pas suffire à arrêter la propagation du virus, conduisant les autorités sanitaires à demander le maintien quasi-perpétuel des « gestes barrières ».

D’abord bien acceptées, ces mesures suscitent désormais interrogations et colère. Si certains y voient une stratégie délibérée afin d’accélérer le tournant numérique de la société, d’accroître la concentration économique en éliminant les petits commerçants ou encore d’établir un régime dictatorial, la réalité est évidemment plus complexe. La multiplication de théories farfelues, qui constitue un réel danger, nous rappelle cependant la nécessité pour chacun de donner du sens à une situation qui nous dépasse et nous désoriente en permanence. Pour la majorité de la population, cette recherche de sens passe par une confiance, certes dénuée d’enthousiasme, dans l’efficacité des mesures prises au nom de la lutte contre le virus, malgré les innombrables ratés et virages à 180 degrés. Après tout, aucune alternative ne semble réellement envisageable. 

Ce refus de questionner les restrictions anti-COVID s’avère néanmoins contre-productif. Bien sûr, la saturation des hôpitaux est réelle. Mais faut-il rappeler qu’il s’agit d’un phénomène structurel recherché par les politiques de « rationalisation » de la dépense publique auquel le gouvernement n’a toujours pas renoncé ? Malgré des mouvements sociaux massifs chez les soignants ces dernières années et le soutien de la population, le régime macroniste n’a en effet concédé qu’un « Ségur » très insuffisant et continue à fermer des lits. Sans un vrai plan de long terme pour rebâtir nos services de santé, nos efforts risquent fort d’être vains.

Des mesures loin d’être évidentes

Surtout, l’efficacité de la plupart des mesures prises contre l’épidémie n’est pas prouvée. Les confinements, armes de prédilection dans la guerre contre le virus, ont été très sévèrement jugés par de nombreuses études scientifiques récentes. À travers un panorama de pays très différents, l’American Institute for Economic Research a recensé 26 d’entre elles, toutes très sceptiques sur l’intérêt de ces assignations à résidence. De même, les chiffres officiels de l’épidémie en France indiquent un pic de contaminations à peine quatre jours après le début du second confinement et une décrue comparable du nombre de cas à la fin octobre entre les métropoles sous couvre-feu et celles non-concernées par ce dispositif, rappelle une journaliste dans 24H Pujadas. L’étude des eaux usées, qui permet de relever la circulation du virus avant même l’apparition de symptômes et le dépistage, montre quant à elle une baisse en Île-de-France dès le 17 octobre, premier jour du couvre-feu. Autant de paradoxes qui invitent donc à questionner la pertinence des mesures de confinement et qui nous rappellent que l’apparent consensus occulte de multiples controverses scientifiques.

La sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps.

Autre motif de doute : le cas des asymptomatiques. Une étude conduite à Wuhan publiée dans la revue Nature affirme ainsi qu’aucune infection n’a pu être constatée dans l’entourage des individus infectés mais ne présentant pas de symptômes. Un condensé de 54 études sur le sujet dans le magazine Jama va dans le même sens en estimant à seulement 0,7% le risque de contamination en présence d’un malade asymptomatique dans le foyer, contre 18% en présence d’un malade. Ces chiffres remettent en question la principale justification de la stratégie de confinement de toute la population. Enfin, l’efficacité des masques est également source de discordes : selon l’université d’Oxford, leur efficacité est loin d’être avérée, sauf pour les professionnels de santé. Les masques en tissu n’apportent même aucune protection, voire sont nocifs selon la même étude.

Si l’efficacité des supposés remèdes à l’épidémie est donc très discutable, leurs effets secondaires sont eux avérés. Les confinements interminables et la mise à l’arrêt d’une bonne partie de l’économie ont d’ores et déjà créé une vague de pauvreté et de chômage sans précédent depuis 1929. Or, le chômage entraînait déjà entre 10.000 et 14.000 décès par an avant l’épidémie, en raison des dépressions, addictions et maladies cardio-vasculaires qu’il engendre. Il s’agit aussi de la première cause de divorce, un phénomène lui aussi amplifié par le confinement. Chez les jeunes, l’échec scolaire et les difficultés d’insertion professionnelle qui s’ensuivent devraient exploser à la suite de la généralisation des cours en ligne. Ce format d’enseignement conduit en effet à la perte totale de motivation des étudiants et des enseignants, faute de véritables interactions sociales, tandis que le confinement nuit fortement à la mémoire. Enfin, la sédentarité, le développement de conduites addictives, le report de soins et bien sûr les dépressions – qui ont doublé depuis le début de l’épidémie et concernent désormais un Français sur cinq – ont toutes les chances de surcharger les hôpitaux pour longtemps. À ce rythme actuel, le COVID constituera-t-il bientôt un « monde d’avant » enviable pour les soignants ? Mais alors, si le remède est pire que le mal, pourquoi continue-t-on à l’appliquer ? Comment comprendre l’obsession absolue pour le COVID sans égard pour les conséquences des mesures, en particulier parmi les responsables politiques, justement supposés se préoccuper de l’intérêt général ?

Qui pourrait être contre la vie ?

« Sauver des vies ». Le premier des arguments en faveur des mesures anti-COVID est inattaquable. Qui pourrait s’y opposer ? Pourtant, l’ampleur de la réaction au COVID-19 a de quoi surprendre quand on découvre l’âge médian des malades décédés (85 ans) et le taux de mortalité de ce virus (moins de 1%). A titre de comparaison, l’épidémie de grippe de Hong Kong survenue en 1968, comparable à celle du COVID-19, n’a suscité aucune réaction à l’époque. « Jusqu’à une date récente dans l’histoire humaine, rappelle le philosophe Olivier Rey, l’épidémie que nous connaissons aurait affecté l’humanité autant qu’une vaguelette trouble la surface de l’océan ». Dans son livre L’idolâtrie de la vie, il pointe les éléments qui nous ont conduits à une telle sacralisation de la vie, « quoi qu’il en coûte », et en particulier la laïcisation de la société, qui a transformé la vie d’une simple phase temporaire avant l’inévitable envol vers l’au-delà — pour lequel il fallait parfois se sacrifier — en un horizon indépassable.

Dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes.

Si le recul de la religiosité n’a pas que des défauts, l’effondrement des grandes idéologies au cours du vingtième siècle a à son tour réduit la politique à la post-politique. Sans aucun projet collectif pour le peuple français, le gouvernement n’a donc plus rien d’autre à proposer que la préservation de la vie, réduite à son sens biologique. Par ailleurs, les incroyables progrès technologiques de l’humanité nous ont progressivement conféré un sentiment de toute-puissance prométhéen qui nous a conduit à penser que la mort était presque évitable. Cette foi technicienne, dont l’exemple le plus extrême nous est offert par les transhumanistes de la Silicon Valley, nous conduit de plus en plus à refuser de regarder la mort en face, et à chercher à prolonger la vie à tout prix, y compris à travers l’acharnement thérapeutique dont souffrent de nombreuses personnes âgées.

Dès lors, dans une société nihiliste qui n’offre plus d’autre horizon que la jouissance sans limites, la préservation de la vie biologique est un argument suffisant pour justifier toutes les mesures les plus déshumanisantes. Ce projet de civilisation est résumé par la déclaration de Gérald Darmanin le 13 novembre dernier au micro de France Info : « La vie est plus importante que tout, et la vie, c’est de lutter contre le coronavirus. » Le chef de l’État, qui pratique davantage la communication que la politique, a évidemment saisi cette opportunité pour se poser en nouveau Churchill, nous promettant une version réactualisée « du sang et des larmes » de la Seconde Guerre mondiale au fil de ses discours martiaux. Au nom de la vie, nous voilà donc dans une guerre qui justifie tous les sacrifices. Drôle de renversement de situation…

Médias : quand la peur fait vendre

Toutefois, la lutte contre le COVID-19 n’est pas devenue l’enjeu politique numéro 1 sans efforts. Certes, Emmanuel Macron y a sans doute trouvé une occasion de mettre un terme à la contestation de sa réforme des retraites et aux innombrables critiques sur son action politique. Mais le sensationnalisme des médias y est aussi pour beaucoup. La peur constitue en effet un excellent moyen de tenir un public en haleine, en particulier à la télévision, comme l’avait déjà montré le triste épisode des attentats de 2015. Cette fois-ci, tous les records ont été battus : au cours du mois de mars 2020, les journaux de TF1 et France 2 ont retrouvé leurs pics d’audience d’il y a 10 ans, tandis que BFMTV a doublé sa part d’audience, mais aussi la durée d’écoute de ses téléspectateurs. Le temps moyen passé par les Français devant le petit écran a littéralement explosé, passant de 3h40 par jour en avril 2019 à 4h40 un an plus tard selon les chiffres de Médiamétrie. Par ailleurs, la part des journaux d’information dédiée aux questions de santé, d’habitude marginale, a elle aussi explosé : durant le premier semestre 2020, 60% de l’offre d’information globale fut dédiée au COVID-19, un chiffre similaire sur toutes les chaînes. Autant de temps ayant certes servi à informer les Français, mais aussi à les exposer à la publicité et à attiser leurs angoisses.

Si la pandémie nécessite évidemment une place dans l’actualité, fallait-il en faire un feuilleton interminable et effacer tous les autres sujets ? Toutes les occasions semblent en effet bonnes pour surfer sur la vague du COVID, parfois jusqu’au ridicule, comme dans cet article qui affirme que la prononciation de certaines consonnes propagerait davantage le virus… Au lieu d’accorder une place raisonnable au coronavirus, les médias n’ont eu de cesse d’entretenir une peur démesurée. Les décomptes morbides quotidiens sont ainsi relayés sans aucune mise en perspective et sans jamais en expliquer la méthodologie pourtant complexe. Quand ce n’est pas le nombre de morts qui fait flasher les bandeaux des chaînes d’info en continu, c’est le nombre de cas positifs, alors que l’on y mélange les individus malades, guéris et non-malades. Quelle sera la prochaine étape : des livestreams dans les chambres de réanimation ? 

Cela vous semble excessif ? Vous n’êtes pas seul. Dans un sondage Viavoice réalisé début septembre, c’est-à-dire avant la seconde vague ayant fait exploser l’anxiété des Français, 60% de nos compatriotes estimaient déjà que le sujet occupait une place trop importante dans les médias. Selon la même étude, 43% des Français pensent que le travail des journalistes « a alimenté la peur de la pandémie » et 32% considèrent que les médias ont « utilisé cette peur pour faire de l’audience ». Enfin, les trois adjectifs les plus cités pour qualifier le traitement médiatique de l’épidémie sont, dans l’ordre, « anxiogène » (50%), « excessive » (45%) et même « catastrophiste » (28%). Face à un traitement médiatique aussi caricatural, certains s’étonnent ensuite que la confiance envers les médias soit au plus bas et que les Français se montrent de plus en plus friands de sources d’informations « alternatives » à la qualité très variable.

Plutôt que de balayer devant leur porte en faisant preuve de plus d’objectivité sur la pandémie, par exemple en traitant les effets délétères des mesures prises contre le virus, les médias grand public ont surtout cherché à disqualifier les sources d’information concurrentes. Une lutte pour le contrôle de la vérité qui se révèle chaque jour un peu plus contre-productive : au nom de la lutte contre les fake news, le système médiatique a par exemple offert une incroyable publicité gratuite au film Hold-Up, dont l’audience s’annonçait superficielle. Nourrissant les « complotistes » qu’ils prétendent combattre, nombre d’éditorialistes et de journalistes mainstream cherchent désormais à créer un clivage autour du vaccin. Opposant la vérité officielle, qui s’est pourtant montrée discutable jusqu’ici, à quelques décérébrés qui assimilent une piqûre à l’installation d’une antenne 5G sous la peau, ils méprisent la majorité de la population, qui n’adhère à aucun de ces deux discours et se pose légitimement un certain nombre de questions.

Le politique sommé de réagir

Face à la paranoïa créée par les médias et à l’imparable impératif de sauver des vies humaines « quoi qu’il en coûte », le pouvoir politique n’a guère eu de choix. Les mesures les plus draconiennes ont donc été décrétées sans aucune prise en compte de l’avis des citoyens ni réflexion préalable sur leurs effets économiques, sociaux, scolaires ou encore psychologiques. Malgré cela, le tribunal médiatique s’est régulièrement remis en marche : à chaque fois que l’étau était un peu desserré, les accusations de « laxisme » ont fusé. Quant à la comparaison avec les pays étrangers, elle s’est souvent limitée à la dénonciation des mensonges de Trump ou de Bolsonaro, ou à la supposée folie de la stratégie suédoise sans plus d’explications. À l’inverse, le fait que la France soit un des rares pays à exiger des attestations de sortie a par exemple été très peu évoqué.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite.

Un autre facteur contribue également à la surenchère de mesures anti-COVID : le risque judiciaire. À la suite des mensonges d’Agnès Buzyn et de la pénurie de masques, les plaintes de victimes de l’épidémie se sont accumulées contre le gouvernement depuis le printemps. Dernièrement, c’est Jérôme Salomon qui a été visé par la commission d’enquête du Sénat. La colère des plaignants et l’envie de punir les responsables sont bien sûr compréhensibles. Étant donné l’impossibilité de démettre des responsables politiques en place au cours de leur mandat comme le réclament les gilets jaunes, il ne reste que l’action en justice pour obtenir gain de cause. Mais la menace d’une condamnation ne conduit-elle pas à prendre des mesures disproportionnées apportant plus de problèmes que de solutions ? Un conseiller de Matignon est de cet avis : « Castex est sur une ligne très dure. Plus il y a des risques de morts, plus il y a un risque pénal. Il n’est pas là pour se retrouver en procès. » De même, c’est vraisemblablement cette peur des procès qui a entraîné la prise de décisions liées à l’épidémie en conseil de défense, soumis au secret défense, au détriment de toute transparence démocratique.

Le gouvernement est donc en réalité très contraint dans ses choix, non par l’épidémie elle-même mais bien par l’interprétation irrationnelle qui en est faite. Cela explique d’ailleurs en bonne partie pourquoi les oppositions, à quelques exceptions près, concentrent leurs critiques sur l’absurdité de certaines mesures, les mensonges, le manque de transparence ou l’absence de concertation. Autant d’éléments certes intéressants, mais qui omettent de questionner la nécessité et l’efficacité de restrictions aussi drastiques des libertés publiques.

Chasse aux sorcières

Si les responsables politiques demeurent hésitants à aller au bout de leurs critiques, de plus en plus de citoyens questionnent et rejettent désormais les mesures anti-COVID. Pour certains, il s’agit d’une question de survie économique, pour d’autres de leur réussite scolaire, de leur bien-être mental ou tout simplement d’une exaspération générale. Mais ce combat reste difficile : au-delà des amendes pour désobéissance aux règles et la résignation de nombre de Français, ils se heurtent surtout à une incroyable campagne de stigmatisation. 

Outre les accusations de complotisme, la culpabilisation des déviants consiste principalement à leur faire porter la responsabilité des reprises régulières de l’épidémie. D’après ce discours, ces « irresponsables » réduiraient à néant les efforts collectifs par leurs « relâchements » égoïstes. Le combat contre des crimes aussi intolérables que des retrouvailles entre amis, des sorties un peu trop régulières de son domicile ou le refus du port permanent du masque légitiment alors la mise en place d’une surveillance de tous les instants. La réponse à un problème de santé publique passe alors par une méfiance de ses voisins, l’emploi des forces de l’ordre, voire la délation.

S’ils conçoivent la plupart du temps les difficultés entraînées par les mesures anti-COVID, les plus fervents partisans de la réponse actuelle à l’épidémie invoquent souvent l’argument selon lequel « nous sommes tous dans le même bateau ». Or, si les restrictions s’appliquent théoriquement à tous, les inégalités sautent pourtant aux yeux. Il s’agit d’abord de la situation des « premiers de corvée » qui n’ont jamais connu le confinement et sont systématiquement ignorés, y compris dans le versement de primes qu’ils — et surtout elles — ont largement mérité. Quiconque a été contraint au télétravail et aux interminables visioconférences aura également constaté d’importantes disparités en matière de connexion internet et de logement. De même, l’expérience d’un confinement à la campagne n’a rien à voir avec celle dans un appartement dans une grande métropole.

En nous transformant en zombies, la poursuite de la stratégie actuelle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve.

Enfin, n’oublions pas les boucs émissaires favoris des partisans de la soumission de la vie à la lutte contre le virus : les jeunes. Faut-il y voir la conséquence des passions de jalousie créées par le jeunisme hégémonique ? Peut-être est-ce tout simplement plus simple d’incriminer ceux qui s’abstiennent le plus ? Quoi qu’il en soit, l’accusation est doublement ridicule. D’une part, les « relâchements » se retrouvent à tous les âges. D’autre part, l’amalgame de toutes sortes d’individus qui n’ont en commun que leur classe d’âge n’est guère pertinent. Au contraire, il est même surprenant de constater que la grande majorité des jeunes consentent à des sacrifices incroyables quand on sait que cette maladie ne les atteint pas les plus gravement.

Dystopie VS démocratie

Résignés. Désabusés. Dépassés. Épuisés. Après une année 2020 éreintante, le moral des Français est au plus bas. Si les mesures anti-COVID sont devenues omniprésentes en à peine quelques mois, elles sont si déshumanisantes et si nuisibles qu’elles ne pourront s’implanter dans la durée, à moins de franchir un nouveau cap et d’instaurer un régime de type chinois. Si les opposants aux mesures de restriction des libertés n’occupent toujours qu’une place très marginale sur les plateaux télé et parmi la classe politique, ils sont de plus en plus nombreux au sein de la population. Le décalage croissant entre le peuple français et ses « élites » risque de mal finir. En attendant, il semble que le peuple ne puisse compter que sur lui-même pour mettre un terme à la dystopie qui s’est instaurée et imposer une autre gestion de l’épidémie, fondée en premier lieu sur la responsabilité individuelle et des investissements massifs dans le secteur de la santé.

Dans une analyse sévère de la gestion de la « première vague » publiée en juin dernier, l’Institut Montaigne, pourtant idéologiquement proche du macronisme, pointait ainsi deux problèmes majeurs dans la gestion de la crise sanitaire : « la faiblesse de la dimension de santé publique, et le manque de confiance politique dans la société civile ». Le think tank invitait alors le gouvernement à écouter davantage les corps intermédiaires et la population, ainsi qu’à s’appuyer sur les associations au contact des plus fragiles pour mieux les protéger. Le cas des SDF, des travailleurs précaires, des personnes en situation irrégulière, dont les contacts avec l’État se résument trop souvent à la rencontre avec un fonctionnaire de police, méritent ainsi une attention particulière pour freiner la progression de l’épidémie. 

La poursuite de la stratégie actuelle de contrôle du moindre aspect de la vie de nos concitoyens est une impasse. En nous transformant en zombies, elle prépare une future épidémie de suicides et sème le doute et la division dans la population, alors que l’unité et la confiance sont indispensables pour sortir de cette épreuve. Au contraire, la solidarité, la débrouille et la persévérance des Français, régulièrement saluées par le gouvernement lors d’épisodes d’auto-congratulation, ont pour le moment donné de bien meilleurs résultats que l’improvisation et les accès d’autoritarisme du pouvoir politique. Reconnaissons l’échec de la caste politique, laissons les citoyens décider eux-mêmes des mesures à appliquer et demandons l’avènement d’une réelle démocratie sanitaire.