Crise sanitaire : le « moment Pearl Harbor » pour l’écologie ?

Attaque de Pearl Harbor le 7 décembre 1941 © US archives

Employé pour la première fois par l’économiste américain Lester Brown, le terme de moment Pearl Harbor constitue cet instant de bascule d’une situation de déni à un état de guerre contre un ennemi, pouvant être le dérèglement climatique ou bien encore un virus. La crise sanitaire actuelle liée à l’épidémie du Covid-19 pourrait bien être le déclic pour un effort de guerre écologique.


Le Pearl Harbor sanitaire

L’impréparation et l’urgence sont nécessairement sources de ratages. Mais quels que soient les choix du gouvernement, nous sommes clairement passés d’une situation de déni à un état de guerre, en l’espace d’un week-end, voire même d’une journée : le 15 mars, jour du désastreux premier tour des élections municipales, le malaise était palpable. C’est le « moment Pearl Harbor » de cette crise sanitaire : la déclaration de guerre, terminologie certes discutable, est annoncée le lendemain par Emmanuel Macron dans son allocution télévisée suivie par plus de 35 millions de téléspectateurs.

Passé ce cap, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes.

Ce déclic pourrait être à l’image de celui qu’a représenté pour les Américains l’attaque de Pearl Harbor en décembre 1941. Au début de la Seconde Guerre mondiale, l’opinion publique américaine était divisée sur l’idée de s’engager ou non dans la lutte contre le nazisme. Le président Franklin D. Roosevelt était particulièrement préoccupé par le sentiment d’opposition à la guerre des importantes communautés d’origine allemande et italienne aux États-Unis. Cette attaque a fait basculer l’opinion américaine et donc les décisions politiques qui s’en suivirent.

Après certains chocs émotionnels et collectifs, les populations sont en capacité d’accepter des mesures hors normes, des mesures inimaginables en temps normal. Pour les États-Unis en 1941, ce fût un effort de guerre sans commune mesure dans l’histoire de leur jeune pays. Pour la crise sanitaire d’aujourd’hui, ce sont des restrictions de libertés individuelles inégalées en temps de paix.

Mais une guerre peut en déclencher une autre…

La question se pose : sommes-nous proche du moment Pearl Harbor climatique ? Pour Guillaume Duval [1], l’été 2019, avec notamment une fonte des glaces exceptionnelle au Groenland et les incendies géants en Sibérie et en Amazonie, aurait pu être ce déclencheur dans l’opinion mondiale. Mais il n’a pas eu lieu. Faut-il pour autant sombrer dans le pessimisme ? Non, nous sommes à un point critique où le champ politique est traversé par une question écologique devenue incontournable. Le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable pour secouer des idéologies obsolètes et accentuer la pression populaire. Et le coronavirus est un tsunami.

La conscience écologique n’a jamais été aussi aiguë dans toutes les couches de la population. Selon un sondage [2], « l’environnement n’est plus la préoccupation des gens aisés mais de tout le monde » : 55 % de ceux qui se considèrent comme appartenant aux milieux populaires citent l’environnement comme priorité, juste devant le pouvoir d’achat (54 %). Et si l’environnement est une priorité chez les jeunes, elle est « désormais la deuxième priorité des plus de 60 ans, avec 49 % de citations, juste derrière l’avenir du système social ».

Nous sommes à un point critique, le basculement pourrait être imminent : il ne suffirait que d’un grain de sable (…). Et le coronavirus est un tsunami.

L’idée que nous sommes au pied du mur et qu’il faille agir massivement est omniprésente. Selon un autre sondage[3], les Français seraient 80 % à penser que le dérèglement climatique « provoquera des catastrophes » et même 68 % à estimer qu’il « menace à terme la survie de l’espèce humaine ». Chiffre marquant, 61 % des sondés aspirent à un rôle « beaucoup plus autoritaire » de l’État, imposant des « règles contraignantes ». Et cette volonté est majoritaire que ce soit chez les sympathisants de gauche (71 %) ou les sympathisants de droite (54 %).

La crise sanitaire, dernier avertissement pour sauver la planète ?

La multiplication des épidémies ces dernières années n’est pas indépendante de la destruction de la biodiversité par l’Homme. En 2008, sept chercheurs publiaient un article [4] montrant la corrélation entre les transformations récentes des écosystèmes et l’augmentation du nombre de maladies infectieuses issues du monde sauvage. « Quand nos actions dans un écosystème tendent à réduire la biodiversité (nous découpons les forêts en morceaux séparés ou nous déforestons pour développer l’agriculture), nous détruisons des espèces qui ont un rôle protecteur », affirme le Docteur Richard Ostfeld [5].

La crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir.

Nous pensions être débarrassés des épidémies ravageuses grâce à la science. Mais l’écologue et parasitologiste Serge Morand[6] montre qu’alors que le nombre de victimes de maladies infectieuses a diminué de 95 % aux États-Unis entre 1900 et 1990, le nombre d’épidémies aurait été multiplié par 10 depuis 1940. Cela décuple alors les risques de pandémies meurtrières comme celle qui nous touche aujourd’hui.

Mais nous l’avons vu par le passé, les arguments scientifiques sont rarement sources de réveil politique. Le déni climatique s’explique avant tout par la difficulté à visualiser le danger. Or, la crise sanitaire actuelle est un exercice grandeur nature du type de crises qui nous attend dans les décennies à venir. Le choc de la catastrophe sanitaire pourrait être équivalent au choc de l’assaut contre Pearl Harbor, en tout cas il le faudrait. Car c’est sans doute la première crise d’une longue série à venir. Préparons-nous à les confronter, mais surtout menons dès aujourd’hui un effort de guerre écologique pour les éviter. Le moment Pearl Harbor arrive toujours trop tard par rapport aux premiers lanceurs d’alertes, mais juste à temps, espérons-le, pour sauver les meubles.

[1] Duval, Guillaume, « Climat : le moment Pearl Harbor », Alternatives Économiques, 23 août 2019, https://www.alternatives-economiques.fr/guillaume-duval/climat-moment-pearl-harbor/00090109

[2] Édition 2019 de l’enquête Fractures françaises réalisée par Ipsos Sopra-Steria

[3] Réalisé par Viavoice pour Libération en septembre 2019

[4] Kate E. Jones, Nikkita G. Patel, Marc A. Levy, Adam Storeygard, Deborah Balk, John L. Gittleman, Peter Daszak, « Global trends in emerging infectious diseases », Nature, vol. 451, pp. 990-993 (2008).

[5] Dr Richard Ostfeld cité par Jim Robbins dans le New York Times, « The Ecology of Disease », 14 juillet 2012.

[6] Morand, Serge, « Coronavirus : La disparition du monde sauvage facilite les épidémies », Marianne, 17 mars 2020, https://www.marianne.net/societe/coronavirus-la-disparition-du-monde-sauvage-facilite-les-epidemies

Réparations de guerre : la dette impayée de l’Allemagne envers les Grecs

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269,5 milliards d’euros. C’est, selon un rapport du Parlement grec de 2015, la somme que doit payer l’Allemagne à la Grèce au titre des réparations de guerre pour l’occupation du pays par les nazis entre 1941 et 1944. Le remboursement de cette somme, qui représente plus de deux-tiers de la dette grecque (320 milliards d’euros), équivaudrait quasiment à son effacement. Le fait que ces réparations demeurent aujourd’hui impayées rappelle qu’il n’y a pas si longtemps, l’Allemagne était au bord de la faillite, et que c’est précisément l’annulation et/ou le report de ses dettes – de guerre mais aussi hors-guerre – qui ont permis au pays de se redresser et d’être la puissance qu’elle est de nos jours. Un élément dont les instances européennes feraient bien de se souvenir…

 

L’occupation de la Grèce, un moment d’anéantissement du pays

27 avril 1941. Les armées grecques et leurs alliés britanniques vaincus, les troupes à motocyclettes allemandes et la seconde division Panzer entrent victorieuses dans Athènes. Se rendant directement à l’Acropole, ils y font descendre le drapeau grec de son mât pour le remplacer par la svastika nazie, actant symboliquement la fin de la Bataille de Grèce et la victoire du Troisième Reich et de ses alliés de l’Axe – bulgares et italiens.

S’ouvre alors le début d’une période d’occupation féroce du pays par l’Allemagne, désastreuse sur le plan humain et économique. Comme dans tous les pays qu’elle occupe, l’Allemagne oriente l’économie grecque au service des intérêts du Reich. Elle exige ainsi un important tribut de guerre, qui entraîne le pillage des ressources alimentaires grecques pour nourrir la Wehrmacht. Des frais d’occupation sont également exigés : l’occupant spolie plus de 400 milliards de drachmes entre 1941 et 1943. Enfin, les Nazis exproprient les richesses minières grecques en forçant les entreprises locales à nouer des contrats avec les exploitants allemands. Pour les Grecs, cela signifie une chute drastique de la production industrielle, une explosion du chômage et une inflation galopante. Le pillage par l’occupant allemand et les pénuries qui s’en suivent provoquent une longue période de famine dont le bilan est très lourd : 300 000 Grecs meurent de faim sur la période 1941-1944. A l’hiver 1941-1942, la situation est telle que dans la seule ville d’Athènes, la Croix-Rouge dénombre jusqu’à 300 décès par jour.

L’armée allemande est également responsable de terribles carnages, dans sa guerre permanente de représailles contre la résistance grecque, notamment l’EAM communiste. La répression allemande, particulièrement sanglante, se traduit par le massacre de villages entiers. Kalavyrta, Komeno, Distomo, Kaisariani… autant d’Ouradour-sur-Glane grecs parmi une liste interminable, pour un bilan humain tournant autour de 70 000 victimes. Sur l’ensemble de la période d’occupation, entre les privations, le pillage et la répression, on estime que ce sont entre 8 et 9 % des Grecs qui ont trouvé la mort (à titre de comparaison, ce chiffre s’élève à 1,5 % en France), et un septième de la population qui s’est retrouvée sans abri.

C’est cette dette de sang que l’Allemagne n’a jamais réglée, et qui a refait surface à l’heure où les créanciers allemands et européens étouffent l’économie hellénique.

Une arme diplomatique pour instaurer un rapport de force

Le 26 janvier 2015, le premier acte officiel d’Alexis Tsipras, alors fraîchement nommé Premier Ministre, fut de se rendre au mémorial de Kaisariani, village-martyr. Une manière hautement symbolique de renvoyer l’Allemagne à ses propres responsabilités historiques. Et de faire jouer un argument de poids dans le bras-de-fer à venir autour de la question de la dette grecque. La suite est bien connue : la trahison de Tsipras vis-à-vis du référendum de l’été 2015, suivie de l’acceptation du mémorandum européen. Le coup d’éclat à Kaisariani est resté lettre morte. Depuis, la question des réparations de guerre n’est plus évoquée lors des tables de négociation.

Pourtant, la somme des réparations de guerre évaluée par le Parlement grec en 2015, chiffrée à 269,5 milliards d’euros, changerait complètement la donne pour Athènes si elle était payée par l’Allemagne. Ce calcul prend en compte la somme réclamée par la Grèce dés 1946, qui s’élevait à 7 milliards de dollars : le chiffre est ensuite actualisé en prenant en compte l’inflation et les intérêts. Ces réparations recouvriraient ainsi les prêts (estimés à 10 milliards d’euros) que la Grèce a « consenti » avec un pistolet sur la tempe au Reich, les dédommagements pour les destructions de l’appareil productif et du système monétaire, ainsi que l’indemnisation des nombreuses familles de victimes (l’Allemagne n’ayant remboursé que les victimes juives, dans les années 1960). En tout, cela représente plus de deux-tiers de la dette grecque. Un tel remboursement, qui équivaudrait à un effacement des dettes de la Grèce envers ses créanciers par l’effacement de la dette historique de l’Allemagne vis-à-vis de la Grèce, permettrait à l’économie du pays de respirer enfin.

Évidemment, la question reste pure science-fiction en l’état, Berlin ayant clairement fermé la porte à une telle hypothèse. Mais à défaut de pouvoir trouver un écho juridique et économique immédiat, le sujet reste un argument moral indiscutable dans le camp grec. Car pour comprendre pourquoi le dossier des réparations de guerre n’est pas clos soixante-treize ans après la libération de la Grèce, il faut revenir à février 1953, date à laquelle l’Allemagne se voit octroyée une réduction de sa dette, et un quasi-renvoi aux calendes du remboursement des réparations de guerre (celles-ci sont alors renvoyées à la réunification future de l’Allemagne ; or, en 1990, Helmut Kohl refuse d’envisager le remboursement). Comparer le cas allemand en 1953 et le traitement du cas grec aujourd’hui permet de mettre en lumière l’injustice que subissent les Grecs, et d’anéantir la vue de l’esprit qui fait de la dette et de son remboursement consciencieux l’alpha et l’oméga de l’économie.

1953 : quand l’Allemagne voyait l’allègement de sa dette par ses créanciers

C’est un fait que les créanciers allemands et européens oublient un peu facilement. En février 1953, les Accords de Londres réduisent la dette ouest-allemande contractée hors-guerre de 60 %. Les Alliés sont alors bien conscients que l’humiliation économique du traité de Versailles a constitué l’une des conditions qui a rendu possible l’ascension d’Hitler au pouvoir, et ils ont dès lors été soucieux d’éviter que l’histoire ne se répète, même au prix d’une perte sèche pour les créanciers. L’Allemagne de l’Ouest devait à tout prix pouvoir se relancer : c’est le principe du « rembourser sans s’appauvrir ».

Pour cela, au-delà des effacements de dette et des reports, on établit que le service de la dette allemande ne doit pas dépasser 5 % de ses revenus d’exportation, afin de ne pas étouffer sa relance économique. Une telle disposition n’existe évidemment pas parmi les mesures imposées à la Grèce. Or, justement, les revenus d’exportation allemands augmentent, après-guerre. Et ceci en grande partie car le pays est autorisé à rembourser en monnaie nationale, et non en devises étrangères (ce qui implique la possibilité de faire tourner la planche à billets). Les créanciers, notamment français, britanniques et américains, se retrouvent ainsi remboursés avec des deutsche marks fortement dévalués qui ne servent à rien, si ce n’est à importer des produits ouest-allemands. Les exportations s’en trouvent donc dynamisées. Une telle possibilité n’existe pas pour la Grèce : tant qu’elle ne sort pas de la zone euro [1], elle sera de facto contrainte de payer en euro, alors qu’elle en manque (étant en déficit commercial avec les autres États-membres de l’UE).

Enfin, les Accords de Londres de 1953 accordaient aux tribunaux ouest-allemands la possibilité de suspendre le remboursement en cas de troubles à l’ordre public. En Grèce, le brasier social et la montée inédite de forces politiques extrémistes comme Aube Dorée, ne permettent d’avoir aucun doute sur les risques qu’encourt ce pays en termes de troubles à l’ordre public. La Troïka refuse pourtant catégoriquement un tel gel des remboursements ; une indication supplémentaire qui permet de penser que la priorité de l’Union européenne dans ce dossier n’est pas la stabilisation politique et démocratique de la Grèce, mais bien la satisfaction, coûte que coûte, des appétits des créanciers.

Toujours est-il que l’ironie de l’Histoire est savoureuse. Si l’Allemagne est là où elle en est aujourd’hui, parmi les premiers de la classe de l’économie mondialisée, c’est aussi parce qu’à un moment de son histoire, sa dette a été partiellement effacée, en partie aménagée, par pure volonté politique de ses créanciers dans le cadre de la Guerre Froide. Les arguments présentés lors des Accords de Londres sont toujours valables aujourd’hui. Le précédent grec est une menace pour tous les peuples européens. L’Allemagne, parce qu’elle a profité d’un effacement salutaire de sa dette, et parce qu’elle n’a à ce titre jamais payé pour les atrocités commises durant l’occupation de la Grèce, a une double responsabilité morale vis-à-vis de ce peuple. Elle est, plus que n’importe quel autre État européen, la plus illégitime pour demander aux Grecs de rembourser quoi que ce soit.

Comme l’illustrent les Accords de Londres, la dette n’est pas tant une question économique qu’un problème de volonté politique. Un effacement de la dette grecque n’a rien d’impossible. Seulement, en Allemagne et dans le reste de l’Union européenne, l’heure est à la saignée.

Et pour cause. Un rapport de juillet 2017 émis par le ministère des Finances allemand a montré que les prêts accordés à la Grèce par l’Allemagne avaient rapporté à Berlin un bénéfice de 1,34 milliards d’euros, via les intérêts. Et ce n’est pas tout. Car s’il est normalement prévu que ces bénéfices soient restitués à la Grèce dans le cadre du plan d’aide, c’est à la seule condition que la Grèce se plie aux exigences de ses créanciers. Parmi celles-ci, une vaste opération de démantèlement et de privatisations des services publics, au profit… de l’Allemagne, entre autre. Gagnante à tous les coups.

Ainsi, lorsque quatorze aéroports grecs – parmi les plus rentables : ceux de Mykonos ou encore de Santorin et de Corfou – ont été privatisés, ils ont été vendus à l’entreprise allemande Fraport, dont les actionnaires majoritaires sont la région de Hesse et la ville de Francfort. Ou quand les pouvoirs publics allemands se renflouent sur la misère d’un peuple et la destruction méticuleuse de la propriété publique d’un « partenaire » européen…

[1] il convient de préciser que même si la Grèce avait sa propre monnaie, il faudrait encore qu’elle puisse parvenir à un accord avec ses créanciers sur la possibilité de rembourser sa dette avec cette monnaie nationale, c’est-à-dire de « monétiser sa dette ».

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Dunkerque : Nolan, l’art au détriment de l’histoire

Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

Christopher Nolan est l’un des derniers auteurs d’Hollywood à savoir plier les studios à sa volonté. Trois ans après Interstellar, le voilà qui s’attaque à une page de la Seconde Guerre Mondiale, l’opération Dynamo, qui s’est déroulée en 1940 à Dunkerque. Épisode méconnu en France, le film à fait naître une polémique pour son prisme très anglo-saxon. 

Une indéniable maîtrise

S’il y a bien quelque chose chez Nolan qui met à peu près tout le monde d’accord, c’est que le bonhomme sait tenir une caméra, et la critique française a majoritairement salué l’intensité du métrage. On retrouve la patte du réalisateur : usage presque fétichiste de la pellicule, volonté de réduire au maximum l’usage d’effets spéciaux pour accentuer le réalisme. Fidèle à lui-même, à sa narration, Nolan propose un triptyque déstructuré qui se déploie dans trois espace-temps : un premier concentré sur le périple d’un aviateur (l’excellent Tom Hardy), un second sur une famille quittant les côtes anglaises avec son bateau de plaisance pour récupérer les tommies1 trappés à Dunkerque, et une dernière trajectoire, celle d’un biffin anglais tentant tant bien que mal de quitter la France. Le ciel, la plage, la mer. Trois zones, trois récits, trois temporalités qui s’entremêlent dans une indéniable maîtrise.

Les personnages n’ont pas d’histoire, et le spectateur est avec eux comme ils se meuvent dans la bataille, sans repère, sans boussole. Ils ne sont que lignes de fuite, les uns essayant de s’approcher du chaos, les autres de le fuir. Cilian Murphy, commotionné, veut convaincre les civils qui l’ont repêché, qui le méprisent pour sa lâcheté, de faire demi-tour pour l’Angleterre. Hanté, il finira par commettre la destruction qu’il essaye de fuir. Le jeune Peter (Tom Glynn-Carney) finit par comprendre ce soldat égaré et par perdre son innocence étroite et âpre comme Bardamu dans Voyage au bout de la nuit : “On est puceau de l’horreur comme on l’est de la volupté.”

Quelques scènes sont d’une rare qualité. Lorsque Tom Hardy, malgré l’épuisement de ses réserves de carburant, se refuse progressivement à quitter Dunkerque alors que sombrent les navires, la caméra s’attarde, le cadre se stabilise pour mieux capter l’isolement silencieux du pilote, au-dessus du fracas. Nolan ne nous dit pas tout, laisse la subjectivité se saisir de la scène. L’incomplet produit plus d’effet que le complet” disait Nietzsche.2 Car le complet méprise, enferme le spectateur dans l’incapacité à exercer son intelligence interprétative sur l’œuvre.

Hans Zimmer, victoire par chaos

Autre moment à signaler, la scène où Collins (Jack Lowden), le second aviateur, est enfermé dans le cockpit après avoir tenté un amerrissage. L’eau monte. Il tente de défoncer le haut du fuselage pour se libérer. Un coup porté. Chaque choc change le cadrage. Un deuxième. Le son est oppressant, envahissant. Un troisième. Son arme tombe, il tente de la récupérer. Quand par intervention miraculeuse, il est finalement dégagé, toute la salle se remue de soulagement. L’effet est réussi.

La musique de Hans Zimmer et le mixage sonore sont parfaitement exécutés. Dans un film à la narration volontairement décousue, le son est la seule continuité, le seul repère, désagréable, pour le spectateur.

Nolan ne devrait jamais finir ses films

On sort du film avec un sentiment toutefois contrasté. Quelques dénouements sont malheureusement très téléphonés (le gazoil qui prend feu, l’arrivée de la flottille). On évite de peu la grosse faute de goût lorsque le film se clôt sur un discours de Churchill, le fameux “We shall fight on the beaches“, violons à l’appui. Nolan ne devrait jamais finir ces films. Si l’on évite la catastrophe, on passe aussi à côté du chef d’œuvre. A croire que cette tirade a été ajoutée pour les besoins de la bande-annonce et de la campagne promotionnelle.

Comme dans The Dark Knight où Nolan s’était senti obligé de donner un sens à tous les actes de Double-Face en les faisant ridiculement endosser par Batman ; comme dans Interstellar où il avait réussi la prouesse de trouver une fin à la fois prévisible et tirée par les cheveux. Trop de Nolan tue le Nolan. Il tente de tout justifier, il fait de la téléologie et, rétrospectivement, il gâche.

Mais surtout, bon, dieu où sont les français ?

A part un personnage de resquilleur qui tente de prendre le large, à l’anglaise, avec un uniforme volé de la British Army, les Frenchies ne sont là qu’au début et à la fin. Une présence en forme d’alibi.Je suis innocent puisque vous voyez bien qu’on les aperçoit, là, les grenouilles, à 3 minutes 40.” Perverse dédicace, quota indigne. Ultime et honteux retournement, c’est même l’amiral anglais qui décide finalement de rester sur la jetée pour aller récupérer encore d’autres Français. On croit rêver, quand on sait que 16 000 soldats français sont morts pour défendre la ville, que 123 navires français ont été coulés, que Dunkerque a été détruite à 90% !3 Accueillant avec les honneurs les 140 000 soldats français et belges évacués, le peuple anglais avait été en son temps moins ingrat. Un journaliste du Monde a parlé de “cinglante impolitesse” pour qualifier cet oubli.4 Indélicatesse impardonnable, pourrait-on ajouter.

Ainsi, la réussite formelle du film est d’autant plus énervante que Nolan commet une faute morale et une invisibilisation historique. La faute n’est pas artistique, elle est presque politique.

Nolan pourra toujours se justifier en expliquant qu’il n’est pas là pour tout le monde, qu’il ne se sent pas obligé de mentionner tous les aspects de l’Histoire, et qu’au nom du parti-pris il aura choisi de se focaliser sur trois formes d’immersion particulières et spécifiques.

Conclusion : il faut qu’un réalisateur hexagonal fasse son Dunkerque, du point de vue français, avec les moyens modernes5, qui raconterait leur sacrifice, ce qui est d’autant plus nécessaire que la France s’agite en ce moment avec sa mémoire, et qu’elle aurait bien besoin qu’on lui parle de ceux qui, même quand le désespoir était à son comble, ont été des héros.

Cinéma français, à toi de jouer.

 

Ah si l’écho des chars dans mes vers vous dérange
S’il grince dans mes cieux d’étranges cris d’essieu
C’est qu’à l’orgue l’orage a détruit la voix d’ange
Et que je me souviens de Dunkerque Messieurs
 
C’est de très mauvais goût j’en conviens Mais qu’y faire
Nous sommes quelques-uns de ce mauvais goût-la
Qui gardons un reflet des flammes de l’enfer
Que le faro du Nord à tout jamais saoula.
Aragon, Plus belle que les larmes.

Crédits photos : Le Nyula, authentique “Little Ship” de l’Opération Dynamo, sur le tournage de “Dunkirk” de Christopher Nolan, à Dunkerque. ©Foxy59. Licence : Creative Commons Attribution-Share Alike 4.0 International license.

1Soldat anglais

2Humain, trop humain, page 141, Gallimard, Paris, 1968.

3https://www.youtube.com/watch?v=XaR1BH-yuIA

4http://www.lemonde.fr/cinema/article/2017/07/19/dunkerque-un-deluge-de-bombes-hors-sol_5162278_3476.html

5Verneuil s’est déjà attelé à la tâche en 1964 avec Un week-end à Zuydcoote.