“L’hypothèse de changer les traités européens est sans espoir” – Entretien avec Stefano Fassina

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Alors vice-ministre de l’économie et des finances, Stefano Fassina a quitté le gouvernement dirigé par Enrico Letta en 2014. Dans cet entretien, il revient sur son analyse de la situation politique italienne et sur les raisons qui l’ont poussé à rompre avec le Parti Démocrate. En février 2017, Stefano Fassina a participé activement à la fondation du parti Sinistra italiana (Gauche italienne) qui a intégré la coalition Liberi e Uguali (Libres et Egaux), située à la gauche du Parti Démocrate, en vue des élections du 4 mars 2018. Cet entretien a eu lieu en avril 2018, avant l’annonce d’un futur accord de gouvernement entre le Mouvement Cinq Etoiles et la Lega (Ligue, anciennement Ligue du Nord).


LVSL – Alors vice-ministre de l’économie et des finances, vous avez décidé de démissioner du gouvernement d’Enrico Letta en 2014. Quelles ont été les raisons de cette démission ?

J’ai fait parti de ce gouvernement car j’étais membre du Parti Démocrate. Nous étions alors le principal parti italien après les élections de 2013, sans toutefois avoir réussi à obtenir la majorité absolue. Après deux mois de difficiles négociations, le Président de la République a alors chargé Enrico Letta de former un gouvernement, lequel m’a demandé d’en faire partie, en tant que représentant de la gauche du parti et de la gauche du pays. Je connaissais les limites de ce gouvernement : il dépendait de l’appui du centre-droit.

Néanmoins, c’était alors l’unique possibilité pour éviter de nouvelles élections. De nouvelles élections avec la même loi électorale n’auraient mené à rien. Après quelques mois de participation au gouvernement, je me suis très vite rendu compte que la pression de l’Union européenne ne me laissait aucune marge de manœuvre pour agir en faveur des travailleurs, des chômeurs et des retraités en difficulté. Après l’arrivée de Matteo Renzi à la direction du Parti Démocrate, j’ai donc donné ma démission pour une raison simple : il était impossible d’intervenir sur les enjeux économiques et sociaux les plus sensibles.

LVSL – Vous parlez de la “pression de l’Union Européenne”. Quel rôle a joué l’Union Européenne dans la définition du contenu des réformes économiques et sociales mises en oeuvre par le gouvernement d’Enrico Letta ?

Le gouvernement Letta a suivi de près celui de Mario Monti. A l’époque, Jean-Claude Trichet était encore à la tête de la Banque Centrale. Mario Draghi ne lui a succédé que quelques mois plus tard. Les choses se sont déroulées de la manière suivante : à l’été 2011, la BCE envoie une lettre au gouvernement italien. Le but de cette lettre est alors de préciser toute les “réformes structurelles” souhaitées par l’Union Européenne. Pour l’Italie, elles signifiaient plus de précarité du travail, une diminution des retraites, de la santé, et une augmentation des impôts sur les petits propriétaires de logement. Les gouvernements Monti et Letta sont alors chargés de mettre en place ces réformes.

“Après quelques mois de participation au gouvernement, je me suis très vite rendu compte que la pression de l’Union européenne ne me laissait aucune marge de manœuvre pour agir en faveur des travailleurs, des chômeurs et des retraités en difficulté.”

En outre, il faut signaler qu’à partir de l’entrée en vigueur du Fiscal Compact et de la réforme constitutionnelle que nous avons faite en 2012 pour y introduire le principe d’équilibre budgétaire – demandé par le Fiscal Compact justement -, les règles européennes et la pression des marchés financiers ont beaucoup conditionné l’agenda du gouvernement Letta. Les conséquences du Fiscal Impact ont empêché le gouvernement Letta de faire les réformes nécessaires pour les travailleurs et la sauvegarde de l’Etat-providence.

LVSL – Suite à cette démission, vous avez créé Sinistra Italiana (Gauche Italienne). Qu’est ce qui vous a motivé à créer ce parti ? Qu’est-ce qui le différencie du Parti Démocrate auquel vous apparteniez ?

À l’époque, notre analyse était que le problème ne dérivait pas seulement des années où Renzi a dirigé le gouvernement. Le problème, c’est que pendant 25 ans, toute la gauche socialiste européenne a été subordonnée au néolibéralisme. La gauche blairiste a choisi de se placer du côté des puissants, et de délaisser les intérêts du travail et de la gauche sociale. Pour nous, Sinistra Italiana était un nouveau départ. Nous avons voulu inscrire les intérêts nationaux au cœur programme. L’adjectif « italiana » n’est pas dû au hasard. Il est là pour rappeler que nous souhaitons redonner des moyens d’intervention à l’Etat national, complètement sacrifié non seulement en Italie mais dans toute l’Europe, par l’orientation néolibérale des traités européens et de l’euro.

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Congrès de fondation de Sinistra Italiana à Rimini (Emilie-Romagne), le 18 février 2017.© GiusLipariPA

LVSL – De nombreux observateurs parlent de “moment populiste” pour qualifier la situation politique européenne. N’est-ce pas l’un des angles morts de la parole de gauche en Europe ?

C’est un point important que l’on doit examiner. Le terme « gauche » a perdu le sens qu’il avait au XXème siècle. Il n’est malheureusement plus associé à l’image des droits et de la dignité des travailleurs, à l’idée de justice sociale, et d’écologie. Il s’agit de comprendre si ce terme est encore utile pour proposer une vision de société qui remet au centre la personne, la personne qui travaille, et la justice environnementale et sociale. Ce n’est pas un hasard si Sinistra Italiana s’est présentée aux élections au sein d’une coalition qui n’a pas utilisé le terme de « gauche » dans le nom de sa liste électorale. La liste a été nommée Liberi e Uguali car nous avons préféré indiquer deux principes fondamentaux, la liberté et l’égalité, plutôt qu’un terme dépassé.

LVSL – Le Mouvement 5 étoiles a réalisé 33% des voix. Comment analysez-vous le succès de ce parti ?

Le Mouvement Cinq Etoiles (M5S) a occupé l’espace qu’ont abandonné la gauche historique, la gauche d’opposition et la gauche mouvementiste. Le M5S est très présent dans les périphéries des villes en grande souffrance économique et sociale. Il s’est servi d’une critique anti-politique, souvent soutenue par l’establishment qui a vu dans les cinque stelle une occasion d’affaiblir la gauche. Durant les élections de 2013, il a même été soutenu par une large partie des médias de l’establishment.

“Nous devons reconnaître que le Mouvement Cinq Etoiles s’est saisi de revendications réelles, auxquelles la gauche n’a pas su répondre. Nous devons le prendre aux mots sur ses promesses de campagne : le revenu de citoyenneté et les investissements publics, en vérifiant si il est vraiment à la hauteur de ses promesses.”

Le M5S mène une critique contre la classe politique, contre le Parlement et contre l’ordre établi. Grâce à cette prise de position contestataire, il capte les votes qui expriment la souffrance économique et sociale. La gauche a abandonné, voire même contribué à alimenter cette souffrance économique et sociale. Le grand succès du M5S est de regrouper un ensemble très hétérogène, qui articule des revendications de gauche et d’autres qui lui sont contraires, en particulier en ce qui concerne la vision de la démocratie. Le M5S, malgré le nom et l’apparence qu’il se donne, est un parti-entreprise avec un patron qui décide [ndlr, le mouvement détenu par la Casaleggio associati]. Quiconque n’obéit pas est exclu. Pour se présenter aux élections, il faut signer un contrat qui impose, outre la sortie du parti, une amende de 150.000€ en cas de désobéissance. C’est un mouvement avec de graves problèmes sur le plan démocratique.

Malgré tout cela, nous devons l’affronter sur le fond et non criminaliser l’étiquette de “populisme”. Nous devons reconnaître qu’il s’est saisi de revendications réelles, auxquelles la gauche n’a pas su répondre. Nous devons le prendre aux mots sur ses promesses de campagne : le revenu de citoyenneté et les investissements publics, en vérifiant si il est vraiment à la hauteur de ses promesses.

LVSL – Vous êtes économiste. Quelles sont les effets de la zone euro et de l’Union Européenne sur l’économie italienne ? Pensez-vous qu’il est possible de réformer l’Union Européenne ?

Le marché commun européen et la zone euro sont des facteurs d’accroissement des effets néfastes de la mondialisation. Ils aggravent la condition des travailleurs, les inégalités, la précarité et l’exploitation du travail. Nous devons faire en sorte que cet ordre économique et social change radicalement. Je considère l’hypothèse de changer les traités européens comme sans espoir. Elle n’a pas de base historique. Pour pouvoir les changer, il faudrait avoir l’accord de ceux qui ont écrit ces traités, et de ceux qui en tirent profit. À côté des travailleurs qui sont touchés, les traités, le marché commun, l’euro bénéficient aux intérêts économiques liés aux exportations et à la finance qui s’opposeront toujours à la modification des traités.

LVSL – La Lega et le M5S s’apprêtent à former un gouvernement de coalition, quelle est votre position à ce sujet ?

Je suis évidemment préoccupé par la formation d’un tel gouvernement. Néanmoins, je pense qu’il faut attendre de voir et se positoonner en fonction des propositions qu’ils feront. S’ils proposent de rompre le pacte budgétaire européen, j’y apporterai mon soutien. S’ils souhaitent abaisser l’âge de la retraite, nous serons d’accord pour aller dans ce sens. De même, s’ils mettent en place des mesures pour lutter contre la précarité du travail en réintroduisant l’article 18 du code du travail qui a été supprimé, nous voterons ces mesures. Cependant, s’ils cherchent à mettre en place une flat tax, comme c’est annoncé, nous nous y opposerons fermement. Et il en va de même avec les mesures racistes qu’ils pourraient proposer.

“Faute d’un changement radical de l’ordre économique et social de l’Union européenne et de la zone euro, nous sommes morts. La gauche est morte.”

Il doit aussi être souligné que pour la première fois depuis la fin de la première République en 1992, grâce à la loi électorale en grande partie proportionnelle, le gouvernement Lega-M5S sera composé de partis ayant totalisé plus de 50% des votes le 4 mars dernier. Et ces votes viennent en particulier des couches les plus défavorisées de la société…

LVSL – Jean-Luc Mélenchon (France Insoumise), Pablo Iglesias (Podemos) et Catarina Martins (Bloco de Esquerda) viennent de signer un accord en vue des élections européennes. Quel regard portez-vous sur ce nouveau mouvement qui s’organise à l’échelle européenne ?

Je partage le manifeste signé à Lisbonne. J’espère que la gauche italienne y souscrira également. Je travaille pour qu’il puisse y avoir d’importantes forces politiques qui reconnaissent la vraie nature de l’Union Européenne et de l’euro, et proposent un chemin ardu pour changer l’ordre économique et social actuel.

LVSL – Suite aux élections, quel chemin doit prendre votre parti Sinistra Italiana ?

Nous devons avant tout être prêts à reconnaître que, dans cette phase historique, toute la gauche issue de la tradition socialiste européenne a été vaincue. Elle a été mise à l’écart, et dans certains cas elle a déjà disparu : en Grèce, elle a disparu. En France, elle est tombée à 6%. En Allemagne, le SPD est au plus bas, complètement écrasé par Merkel. Force est de constater qu’une phase historique est finie. Celle qui a débuté en 1989 quand la gauche social-démocrate et celle d’origine communiste se sont abandonnées aux politiques de Blair et de Clinton n’est plus. Elles ont épousé une vision du monde néolibérale. Cette conception a contribué à entraver les intérêts économiques qu’elle devait justement défendre, en commençant par ceux des travailleurs. Cette analyse est le point de départ pour comprendre que, faute d’un changement radical de l’ordre économique et social de l’Union européenne et de la zone euro, nous sommes morts. La gauche est morte. Mon objectif pour les mois qui vont suivre est celui de partager cette analyse avec l’ensemble de la gauche, y compris celle plus critiquable et qui a gouverné, pour essayer d’aller de l’avant.

 

Entretien réalisé par Lenny Benbara et Vincent Ortiz. Retranscrit par Benedetta Rinaldi Ferri et traduit par Giulia Marcie.

L’Italie face aux pires élections de son histoire

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Silvio Berlusconi au congrès d’European’s people party. ©EPP

Le 4 mars 2018 auront lieu les élections législatives italiennes. Alors que le pays est fracturé par de profondes divisions sociales et 20 ans de stagnation économique, le champ politique semble toujours incapable de fournir une solution à la crise profonde que traversent nos voisins méditerréanéens.

Qui conserve encore un minimum de mémoire historique n’aura aucun mal à reconnaître que les prochaines élections qui auront lieu le 4 mars en Italie peuvent être légitimement considérées comme les pires que le pays ait connues. Bien que victime depuis plusieurs décennies d’une dérive oligarchique, le “Belpaese” n’avait jamais vu une campagne électorale aussi fade, rustre et dépourvue de repères. Dans les talk-shows télévisés, des marées de promesses et d’âpres saillies entre les prétendants masquent une absence d’idées déconcertante, quand ce n’est pas le relatif consensus entre eux qui trouble l’observateur.

Les perspectives sont désolantes. Un magnat octogénaire aux multiples casseroles – tant politiques que judiciaires – s’apprête à remporter de nouveau les élections, même s’il ne pourra pas être élu au Parlement car une loi le rend inapte à se présenter directement. Silvio Berlusconi est comme un phénix : il renaît de ses cendres à chaque fois qu’il est donné pour mort. Il est allié au lepéniste Matteo Salvini (qui hier encore voulait diviser l’Italie en deux et brocardait les méridionaux), et quelques autres excroissances post-fascistes. Pourtant, ces forces n’ont jamais eu de programmes aussi divergents, ce qui provoque des tensions dans l’alliance de “centre-droit”.

De l’autre côté, le centre gauche est acculé. Le Parti Démocrate paie la faible clairvoyance d’un leader qui, alors qu’il n’a même pas quarante-cinq ans, est déjà grillé à cause d’une fougue et d’une insolence qui l’ont rendu insupportable aux yeux d’une grande partie des électeurs. Si Emmanuel Macron a montré un talent hors du commun pour incorporer les critiques de ses adversaires et les retourner à son avantage, Matteo Renzi a réussi à s’aliéner tout le monde. Quant aux ramifications du PD – Piu Europa, Insieme e Civica popolare –, qui constituent de petits cartels électoraux formellement indépendants, elles ne cumulent que peu de points dans les sondages.

Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. (…) Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Le Mouvement Cinq Étoiles, de son côté, fluctue autour de 30%. Un tel résultat lui assurerait la position de premier parti italien, mais il ne serait que deuxième par rapport au centre droit coalisé et loin de la possibilité de former un gouvernement. Le mouvement se retrouve orphelin de son fondateur : la vedette comique Beppe Grillo, désormais manifestement en retrait. Celui-ci a choisi comme figure de proue Luigi Di Maio, un jeune loup de l’aile droite du mouvement qui n’a pas manqué de diluer les rares bonnes choses que proposaient naguère les “grillini”. Il reprend désormais à son compte la rhétorique sur la nécessaire austérité et la réduction des dépenses de l’État italien.

Le moment de vérité sera la période post-électorale. Les bookmakers parient, au cas où le centre droit n’aurait pas la majorité, sur une grande coalition entre l’octogénaire Berlusconi et Renzi – dont l’avenir semble compromis. De façon moins probable, il pourrait y avoir une alliance entre le lepéniste Salvini et Di Maio du M5S. Il faut prendre au sérieux les retournements d’alliance post-électoraux, qui ont permis à l’Italie, au cours des dernières années, d’obtenir une stabilité politique à coup de trahisons et de scissions dans les groupes parlementaires. La classe politique est notoirement habituée à se précipiter pour soutenir le vainqueur. Ce type de scénario pourrait se produire de nouveau, quelle que soit la coalition qui parviendra à la majorité relative.

Et à gauche ? Son absence dans le jeu politique et les scénarios post-électoraux en disent long sur l’insignifiance des héritiers d’une page glorieuse de l’histoire italienne. Jadis la plus influente du continent, la gauche italienne est quasiment inexistante. À la gauche du PD, un cartel électoral baptisé “Libres et Égaux” s’est formé, dont l’initiateur est Massimo D’Alema. Le D’Alema des privatisations, de la flexibilité du travail et des traités européens… À force de traîner les lambeaux du Parti Communiste Italien de plus en plus vers le néolibéralisme, D’Alema et les siens ont buté sur plus habile qu’eux et, marginalisés au sein du parti, ils en sont sortis en essayant de se construire une image de progressistes. Cependant, leur l’horizon demeure celui d’un centre gauche traditionnel, voué à un credo néolibéral mal déguisé : tout le monde sait qu’un PD épuré de l’influence de Renzi les ferait revenir au bercail.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si les LeE ont choisi comme chef de file Pietro Grasso, président du Sénat, qui a un profil hyperinstitutionnel et dépourvu de la moindre veine charismatique. Ce qui s’avère néanmoins difficilement compréhensible, si ce n’est par opportunisme, c’est l’adhésion de Sinistra Italiana (Gauche Italienne) à cette coalition, menée par Nicola Fratoianni. Bien qu’elle ne soit jamais apparue comme un objet particulièrement original, Sinistra Italiana semblait avoir acté une nette distanciation à l’égard de la pratique et de la culture politique incarnée par les ex du PD. Cette incompatibilité s’est d’ailleurs constatée avec l’apparition de tensions internes qui se sont exacerbées au moment de la présentation des candidatures. On peut légitimement anticiper une nouvelle division après les élections.

Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Que dire alors de Potere al Popolo [Pouvoir au Peuple] ? Si l’on souhaite être objectif, tout ce qu’on peut reconnaître à cette nouvelle formation est d’avoir été mise sur pied par un groupe de jeunes napolitains à qui l’on doit de louables actions de mutualisme et de luttes sociales locales. Cependant, les mérites de cette formation s’arrêtent là. Malgré l’insertion du mot peuple dans leur nom, nous sommes bien loin de la stratégie populiste qui est à la base du succès de Podemos et de La France Insoumise. La perspective demeure celle d’une simple convergence des luttes par le bas, bien que l’Italie ne connaisse aucun mouvement digne de ce nom depuis fort longtemps. L’appel aux luttes relève donc largement de l’incantation. Potere al popolo reproduit les erreurs systématiques de la gauche italienne : à chaque timide manifestation syndicale le refrain “Nous devons redémarrer de cette place” est entonné ; sans que jamais une direction ne soit définie ni le périmètre de ces rassemblements établi. Potere al popolo est marqué par la culture minoritaire, qui affleure à chaque coin de rue : le mouvement clame qu’il n’est pas important d’atteindre les 3% nécessaires pour entrer au parlement (et on en est très loin pour le moment, puisque Potere al Popolo semblerait stagner en-dessous de 1%) ; et les actions initiées restent celles des militants traditionnels, dont le nombre est désormais plutôt clairsemé, et dont les perspectives sont faiblement séduisantes pour un électorat hétérogène. Le tableau est complété par un attirail de phrases velléitaires, de poings levés, de radicalisme mal pavoisé, de pureté idéologique étalée aux quatre vents.

Potere al popolo en est encore à revendiquer le monopole de la “vraie gauche” à ses concurrents. Sur les réseaux sociaux, la campagne se limite souvent à expliquer que la “vraie gauche” ce n’est pas “Libere e uguali” mais Potere al popolo”. Comme si une telle lutte pour l’étiquette pouvait intéresser qui que ce soit et mobiliser les Italiens… Potere al popolo n’est pas capable de proposer un horizon alternatif et un projet global. Le mouvement est d’ailleurs désincarné et n’admet toujours pas l’importance du fait d’avoir un leader qui exerce la fonction de tribun, et l’importance des moyens de communication modernes dans l’élaboration d’une stratégie politique : Viola Carofalo n’est ni Pablo Iglesias, ni Jean-Luc Mélenchon. Au-delà des bonnes intentions donc, le langage et l’esthétique déployés rendent le mouvement incapable d’élargir sa base. Sur le thème européen, enfin, Potere al Popolo maintient une ambiguïté de fond, puisqu’ils sont bloqués par la possibilité de l’alliance en vue avec le maire de Naples De Magistris, lequel de son côté a déjà rallié Yannis Varoufakis dans la perspective des élections européennes de 2019.

L’Italie ne semble donc toujours pas mure pour l’apparition d’une force politique progressiste capable de coaliser des aspirations transversales et capable de vivre hors du spectre du PCI, tout en déjouant la stratégie populiste du Mouvement Cinq Etoiles, qui a réussi à articuler un certain nombre d’aspirations et qui séduit bon nombre d’électeurs issus de la gauche. Le paradoxe est que ces élections dévoilent à quel point le champ politique italien est un cadavre à la renverse, et qu’il existe donc une fenêtre d’opportunité pour élaborer un tel projet. L’Italie en a urgemment besoin.