Beyrouth : face au vide étatique, la reconstruction par le bas

© LHB pour LVSL

Pouvoir exsangue, institutions engluées dans des divisions politiques et confessionnelles exacerbées par le conflit syrien, élections remises aux calendes grecques, crise économique parmi les plus violentes de l’Histoire avec une inflation à quatre chiffres : le Liban traverse ses heures les plus sombres depuis la guerre civile (1975-1990). Pourtant, au milieu du chaos souffle un vent d’espoir. Après l’explosion du port de Beyrouth, le 4 août 2020, une mobilisation collective sans précédent, soutenue par la diaspora et les organisations non gouvernementales (ONG), a permis de réparer une grande partie des dégâts causés dans les quartiers les plus impactés. Une reconstruction « par le bas », sans la moindre aide publique, qui a donné des idées au monde intellectuel pour bâtir une société plus juste. Un reportage de Nicolas Guillon.

C’est leur 11 septembre. Mais un 11 septembre qui serait intervenu dans la foulée d’un 24 octobre 1929 et dans un contexte pandémique. « Le 4 août 2020 a été l’explosion ultime venue clore une série », explique Alexis Abdallah, de l’ONG Live Love Beirut 1. Comme un Jugement dernier s’abattant sur ce Liban miné par ses sempiternelles luttes confessionnelles et une corruption politique à la limite de l’imaginable qui l’a plongé dans l’une des plus importantes crises économiques que l’on ait vues depuis deux siècles, au point de mettre son existence en péril. Car, comme le rappelle Fadlallah Dagher, le doyen de l’Académie libanaise des beaux-arts (Alba) 2, « le Liban est une idée plus qu’une réalité ».

Lorsque ce jeudi noir, à 18h08 heure locale, presque cent ans jour pour jour après le tracé officiel par la puissance mandataire française des frontières de l’Etat du Grand Liban, se produit dans le port de Beyrouth l’une des plus importantes explosions non-nucléaires de l’Histoire 3, le pays, reconfiné depuis quelques jours suite à une résurgence de cas de Covid-19, traverse une terrible récession. Durant le seul mois de juillet, la livre libanaise a perdu deux tiers de sa valeur et c’est tout un pays qui est en train de basculer dans la pauvreté. Alexis pointe une tour luxueuse en premier rideau du blast : « Tout le monde a été impacté, les plus pauvres comme les plus aisés, car comment voulez-vous réparer des dégâts lorsque votre argent est inaccessible ? »

En déambulant dans les rues pentues de la colline d’Achrafieh sur laquelle l’onde de choc s’est propagée, le jeune homme raconte l’indescriptible : « la forte chaleur ressentie, le souffle qui vous envoie dans la pièce d’à-côté, la déflagration que vous entendez de façon sourde ». Et puis, en sortant de chez soi, les premières images du désastre : les immeubles sans ouvertures voire sans façade, dont bon nombre menacent de s’effondrer, les habitants qui n’ont plus que leur voiture pour abri, les médecins de l’hôpital Geitaoui qui traitent les blessés dans la rue à la lumière de leur smartphone, les jeunes accourus pour balayer les innombrables débris, les livreurs qui, dans une ville pétrifiée, mettent spontanément leurs deux-roues à la disposition des secours : « Trois cents mobylettes ont sauvé trois cents vies », résume Alexis. À l’écoute de ce récit apocalyptique, le bilan officiel faisant état de 215 morts et 6 500 blessés apparaît presque miraculeux.

Pourtant, s’il ne persistait quelques stigmates du traumatisme, ici une structure métallique maintenant un édifice debout, là une bâche recouvrant un échafaudage, difficile, trois ans plus tard, de s’imaginer l’ampleur de la catastrophe. En effet, à Mar Mikhael comme à Gemmayzé, secteurs entièrement dévastés par l’explosion, la vie semble avoir repris son cours, même si en soirée le faible nombre de fenêtres éclairées trahit un certain exode. « Welcome to Lebanon ! », lance de sa voix tonitruante Charbel aux clients franchissant le seuil du restaurant Le Chef, une institution de la rue Gouraud, qui a survécu à la guerre civile. Ici s’entassent joyeusement, dans une salle ne dépassant pas les vingt-cinq couverts, familles du quartier, expatriés et touristes en recherche d’authenticité. Comme l’indique le nom du lieu, chez Le Chef on parle français, bien que la devise de la maison s’affiche en anglais au comptoir : « A generous hand in a broken land ». Une formule en parfaite adéquation avec l’esprit et l’énergie qui ont prévalu dans la ville depuis la « nuit du 4 août ».

Macron et l’espoir déçu

Certes, faute de puissance publique, la reconstruction du port n’a toujours pas débuté et l’enquête piétine. Présent sur zone dès le 6 août 2020, Emmanuel Macron avait pourtant suscité un grand espoir parmi la population. Mais depuis, rien, si ce n’est un jeu dangereux comme l’écrivait, le 3 avril dernier, Anthony Samrani, dans le quotidien libanais L’Orient-Le Jour : « Emmanuel Macron a mené ici une politique parfois incohérente, souvent illisible. (…) Près de trois ans plus tard, aucune réforme n’a été mise en œuvre, le Liban continue de se déliter et rien ne permet de penser que la situation va s’améliorer à court et moyen terme. » En arrière-plan, une élection présidentielle qui n’en finit pas d’être reportée et pour laquelle Paris soutient la candidature de Sleiman Frangié 4. « Mais comment Emmanuel Macron, qui appelait encore en décembre dernier les Libanais à « changer de leadership » et à « dégager les responsables politiques qui bloquent les réformes », a pu se retrouver dans la situation de celui qui doit « vendre » le candidat du Hezbollah aux Saoudiens ? », s’interroge l’éditorialiste.

De fait, Le Liban est aujourd’hui coincé entre deux veto. Mais la nature ayant horreur du vide, la société civile n’a pas tardé à remplir la case laissée vacante par le pouvoir. Engagés depuis octobre 2019 dans un mouvement de manifestation ayant conduit à la chute du gouvernement, les activistes étaient sur le pied de guerre, les ONG déjà à l’œuvre sur le terrain et les universitaires au chevet de leur ville martyrisée ; alors la mobilisation collective fut instantanée pour réparer ce qui pouvait l’être sans nécessiter une intervention d’en haut. « Les gens étaient dépassés par l’ampleur des dégâts, il fallait dans un premier temps répondre aux besoins urgents, explique Bachir Moujaes, architecte, enseignant à l’Alba et alors habitant d’Achrafieh. Il faut bien comprendre que sitôt la sidération passée on est confronté à l’ingérable : il n’y a plus de compteurs d’électricité, de réservoirs d’eau. » À l’initiative de l’Ordre des ingénieurs et architectes de Beyrouth 5, un état des lieux est immédiatement engagé. La zone impactée est divisée en cinquante-deux super îlots et autant d’équipes sont constituées qui vont œuvrer durant deux mois sur la seule base du volontariat. Considéré comme le « Monsieur Patrimoine » de Beyrouth, Fadlallah Dagher appelle le Service des Antiquités pour offrir les services de son agence, puisqu’il s’avère que la pierre a davantage souffert que le béton. C’est l’acte de naissance de l’association Beirut Heritage Initiative (BHI) 6, dont le logo apparaît aujourd’hui sur de nombreux panneaux de chantier : « Toutes les bonnes volontés se sont retrouvées et nous nous sommes réparti le travail. Nous avons établi des cartes, un plan d’actions. Ce fut un moment de grâce. »

Puis très vite vient le temps de travaux. Les ONG parent à la première urgence, remettent compteurs et réservoirs en état de marche : il faut encourager les habitants qui le peuvent à revenir au plus vite chez eux et permettre à ceux qui ont refusé de quitter les lieux de revivre le plus rapidement possible dans des conditions décentes. Les donations affluent : sommes consistantes mais également modestes. À sa création en 2012, Live Love Beirut se limitait à une équipe de quatre personnes ; elles sont désormais plus de cinquante à travailler pour elle. « Suite à l’explosion, nous avons commencé par monter des opérations de l’ordre de 3 000 USD (ndlr, 2 738 EUR), aujourd’hui certaines atteignent 2,5 millions USD (ndlr, 2,28 millions EUR) », annonce fièrement Alexis Abdallah. Les opérations en question s’organisent par cluster, c’est-à-dire par groupe de quatre, cinq, six, voire une dizaine de bâtiments, comme dans celle qu’Alexis nous fait visiter. Concrètement, une fois les dégâts inventoriés, un partenariat est engagé avec les propriétaires, langue est prise avec le gouverneur de la ville, l’ONG sollicitée débloque les fonds et les appels d’offres aux entreprises sont lancés. Là encore, étape après étape, chacun apporte son écot : un cabinet d’avocats se met en disponibilité pour rédiger les contrats, des entreprises acceptent de travailler à marge réduite sans pour autant transiger sur la qualité – une gageure au Liban où l’exception a toujours fait office de règle. Dans la continuité de l’état de grâce, une confiance s’est installée. « Nous avions le budget pour rénover douze bâtiments, finalement nous avons pu en faire vingt-deux », s’étonne encore Fadlallah Dagher. Du côté de Live Love Beirut, le bilan des rénovations dressé en mars dernier est spectaculaire : 385 appartements, 45 immeubles patrimoniaux, 55 magasins pour un total de plus d’un millier de bénéficiaires. On serait tenté de vanter pour la énième fois la résilience du peuple libanais mais celui-ci ne veut plus entendre ce mot qui semble servir de prétexte à toujours alourdir un peu plus son fardeau. La résilience ne saurait être durable.

« Nous avons surtout le sentiment d’avoir inventé un processus nouveau parce que les grandes opérations de reconstruction sont généralement dirigées par la puissance publique ou déléguées à une société privée d’aménagement, comme cela fut le cas pour le centre-ville de Beyrouth après la guerre civile », précise l’architecte franco-libanais Jad Tabet, président de l’Ordre au moment du recensement des dégâts 7. Deux modèles bien évidemment inadaptés au Liban tant que la vacance du pouvoir perdurera et qu’un équilibre économique et financier n’aura pas été recouvré. Mais c’est peut-être, paradoxalement, une chance pour Beyrouth qui, en l’absence d’institutions fonctionnant démocratiquement, est parvenue à imaginer un autre mode de faire, non plus top down mais bottom up, c’est-à-dire partant de la base, une méthode, qui correspond finalement assez bien à ce pays si singulier. Un adage libanais ne dit-il pas : « Si tu as compris le Liban c’est qu’on te l’a mal expliqué ».

Centre-ville fantôme

Car force est de constater qu’il fait meilleur se promener dans les quartiers bordant le port, même après l’explosion, même sur des trottoirs étroits et défoncés, au milieu de la jungle des voitures et de l’odeur des ordures, que dans les rues gentrifiées du downtown, certaines aujourd’hui barrées de rouleaux de barbelés pour protéger quelque dignitaire n’ayant pas la conscience tranquille. Depuis les manifestations de 2019, il est, en effet, impossible d’accéder à la place de l’Étoile où trône la tour de l’Horloge. Autour, un centre-ville fantôme que la crise a vidé de ses occupants privilégiés. Le grand œuvre de Rafiq Hariri, assassiné en ces lieux-mêmes, ne ressemble plus qu’à un décor de cinéma dont même les enfants de réfugiés ont disparu. Pour une fois qu’un projet ne reste pas au fond d’un tiroir, celui-ci apparaît aujourd’hui totalement anachronique. Ce qui se voulait être un centre du monde, avec ses malls luxueux, est devenu une impasse, illustration d’un libéralisme poussé au bout de sa logique, qui, à force de mensonge et d’immoralité, en vient à nier toute humanité.

Avec ses cafés tous plus accueillants les uns que les autres, ses souks alimentaires et ses ateliers d’artiste, la vitalité sociale et créative des quartiers de Gemmayzié et Mar Mikhael offre un contraste saisissant, dont les enseignements à tirer dépassent le contexte libanais. En contrepoint des habituelles démarches capitalistes aboutissant bien souvent à la confiscation de la vie par le béton, s’épanouit ici une urbanité organique et inclusive qui commence au seuil de son domicile et s’étend jusqu’à la rue, pour donner la priorité aux liens. Après l’apocalypse, l’arbre a repoussé. Cet « urbanisme du possible », comme l’a joliment défini Bachir Moujaes, apparaît dès lors comme un motif d’espérance dans les cas les plus désespérés. L’architecte mène avec ses étudiants des travaux sur cet urbanisme « tactique » qui s’affranchit de la planification. En parallèle de l’action sur le terrain, cinq des sept écoles d’architecture du pays ont planché sur les grands principes qui pourraient demain présider à la construction d’un écosystème pour une ville plus juste, tant sur le plan spatial que social. Un travail qui a abouti à la publication d’un document référence : la « Déclaration de Beyrouth » 8. Selon Mona Fawaz, de l’Université américaine de Beyrouth (AUB) 9, cette régénération hors portage politique de sa capitale offrirait deux opportunités au Liban : « d’une part l’invention d’un nouveau modèle économique, plus redistributif et moins spéculatif, d’autre part le dépassement des confessions par le vivre-ensemble ».

Mona Fawaz était de la liste « indépendante, non confessionnelle et paritaire » Beirut Madinati (ndlr, en arabe, Beyrouth est ma ville) qui osa défier les partis traditionnels lors des élections municipales de 2016. Beirut Madinati récolta 30 % des suffrages mais… aucun siège au conseil, la loi attribuant la totalité de la représentation à la liste arrivée en tête du suffrage. Qui plus est, au Liban, on ne vote pas dans son lieu de résidence mais dans la commune de ses racines familiales, ce qui fait qu’à peine 200 000 personnes ont leur mot à dire sur la gestion d’une ville qui compte deux millions d’habitants. « Cette situation traduit bien le divorce qui existe entre le pays légal et le pays réel, développe sa collègue et colistière Mona Harb. Cela fait plus de vingt ans que nous travaillons à la construction d’une ville plus juste, qui rejaillirait bien entendu sur l’ensemble du pays. Nous nous battons contre les projets les plus insensés, nous faisons du bruit. Depuis les relevés post-explosion, nous sommes en possession d’une importante somme de données, nous savons précisément quelle propriété appartient à quel propriétaire (la moitié des immeubles du front de mer au seul clan Hariri). Il serait parfaitement envisageable d’instaurer une taxe sur les plus-values immobilières pour financer un autre projet de société. C’est très frustrant parce que nous sommes prêts et qu’il y a actuellement, de par la faiblesse du pouvoir, une fenêtre pour agir, pour insuffler une dynamique nouvelle. » Fadlallah Dagher mise, lui, sur le fait inéluctable que « les vieux chefs de guerre qui ont installé un esprit tribal au sein de l’Etat finiront par disparaître ». 

Le 13 avril 1986, le poète libanais Antoine Boulad écrivait ces lignes dans L’Orient-Le jour : « Un pays vole en éclats lorsque sa capitale est atteinte. Une capitale se désintègre lorsque son centre est détruit. Ces deux cercles concentriques qui font une nation, les hommes politiques de demain n’auront dansé que sur leurs débris. Ainsi, il n’y aura plus de politique au Liban. J’ai peine à croire qu’il y aura des hommes. » 10 Trente-sept ans plus tard, constatons que l’oracle s’est trompé sur au moins un point.

Remerciements à Ariella Masboungi, Grand Prix de l’urbanisme 2016, pour son aide précieuse dans la construction de ce reportage.

Notes :

1. Live Love Beirut

2. Alba: Université De Balamand – Académie Libanaise Des Beaux-Arts

3. Selon des spécialistes de l’Université de Sheffield, au Royaume-Uni, l’explosion du port de Beyrouth aurait atteint 1/10ème de la puissance de la bombe atomique ayant détruit Hiroshima.

4. Entre Riyad et Paris, le fossé se creuse, article de Mounir Rabih in L’Orient-Le Jour, 20 mars 2023.

5. www.oea.org.lb

6. https ://beirutheritageinitiative.com

7. Beyrouth, un processus innovant de reconstruction, Jad Tabet et Ariella Masboungi : entretien croisé in revue Urbanisme, novembre 2021.

8. Déclaration urbaine de Beyrouth – FRAN FINAL.pdf (oea.org.lb)

9. www.aub.edu.lb

10. Les franges incendiées du ciel, Antoine Boulad in Le goût du Liban, p. 89-91, texte choisis par Georgia Makhlouf, coll. Le petit mercure, Editions Mercure de France, août 2021.

La scène politique libanaise à son tournant : une nouvelle opposition se prépare à la course aux législatives

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Martyrs%27_Square_Statue_Beirut_Lebanon.jpg
Place des martyrs, Beyrouth © Vladanr

L’introduction du scrutin proportionnel au Liban constitue une opportunité historique pour la création d’une plateforme politique alternative.


Par Marina Ader et Nada Maucourant Atallah

Après plus de 8 ans de blocage institutionnel et de discussions houleuses durant lesquels le Parlement libanais a étendu son mandat deux fois, celui-ci a enfin réussi à s’accorder sur une nouvelle loi électorale le 16 juin dernier. Celle-ci est basée sur un scrutin proportionnel, ce qui ouvre la voie à une plus grande représentativité pour les listes indépendantes. Les Libanais, privés d’élections législatives depuis 2009, vont pouvoir se rendre aux urnes pour choisir leur député en mai 2018.

Le scrutin proportionnel : une opportunité inédite pour les acteurs non traditionnels libanais

Cette nouvelle loi remplace la loi dite de « 1960 », qui reposait sur un scrutin majoritaire à un tour — c’est-à-dire que la totalité des sièges d’une circonscription était attribuée à la liste qui obtient le plus grand nombre de voix. L’introduction d’un scrutin proportionnel constitue une première dans l’histoire du Liban. Toutes les listes atteignant le seuil électoral[1] se verront attribuer des sièges parlementaires en fonction du nombre de voix obtenues et des quotas confessionnels en vigueur[2]. Bonne nouvelle pour les « petits » candidats et les listes indépendantes qui ont désormais leur chance. « Je pense que c’est une des premières fois historiquement, qu’une telle ouverture s’offre à la société civile au Liban » nous affirme avec aplomb, Wadih Al Asmar, un des membres fondateurs du mouvement « Vous Puez »[3], lors de notre rencontre à Badaro, l’un des nouveaux quartiers branchés de Beyrouth. « Il y a eu en réalité en 2005, mais ce n’était qu’une ouverture partielle : les manifestations ont été très vite récupérées par les partis politiques et l’affaire était pliée [4] »  nuance-t-il. L’exercice démocratique semble cette fois-ci bien en marche : c’est l’occasion inédite pour une nouvelle opposition d’opérer un changement dans le paysage politique libanais en s’accordant sur un programme politique solide qui puisse défier les partis politiques traditionnels. Dans une société confessionnelle et profondément divisée, les contraintes qui pèsent sur l’émergence d’une voix d’opposition sont cependant importantes et le défi est de taille.

Une conjoncture libanaise favorable à l’émergence d’une alternative politique

En dehors de cette ouverture institutionnelle, des signaux témoignent d’un changement plus global au sein du rapport de force entretenu entre les acteurs non traditionnels (membres de la société civile, militants politiques de gauche et de l’opposition) et les élites dirigeantes. L’élection du leader chrétien Michel Aoun en octobre 2016, après presque 1 an et demi de vacance présidentielle, a notamment permis le rééquilibrage du système confessionnel, supposé maintenir un consensus entre les différentes communautés au sein du pouvoir[5]. Cependant, depuis la fin de l’occupation syrienne au Liban en 2005, un profond déséquilibre s’était instauré au sein de cette formule du partage des pouvoirs, lié à la polarisation de la scène politique libanaise entre l’alliance pro-syrienne, dite du « 8 mars » soutenue par l’Iran et celle du « 14 mars », anti-syrienne, soutenue par l’Arabie Saoudite et les États-Unis[6]. L’hégémonie de ces deux coalitions et leur influence forte dans chaque aspect de la vie politique et sociale du pays ont considérablement réduit l’espace disponible pour l’émergence d’une troisième voie civile. La fracture entre le 8 mars et le 14 mars semble toutefois aujourd’hui s’effacer, par conséquent, aucun parti ne peut, de manière crédible, accaparer la rhétorique de l’opposition politique : « les lignes de clivage entre les élites gouvernantes, dans toutes ses déclinaisons, s’estompent  ce qui laisse une marge importante pour une voix dissidente, une vraie voix d’opposition, présentant des alternatives économiques, sociales, politiques » commente le chercheur Karam Karam[7]. Par ailleurs, cette même élite rencontre aujourd’hui des difficultés économiques dans un pays à la dette publique colossale[8], tarissant les sources du clientélisme sur lequel repose largement le système libanais. Les modes clientélistes de distribution des richesses n’étant plus opérationnels, le système paraît de moins en moins crédible aux yeux de la population, rongeant peu à peu les réseaux de solidarités primordiaux.

Si le contexte politique semble aujourd’hui entrouvrir la porte à une alternative, la mobilisation civile au Liban est loin d’être nouvelle. Depuis 2011 notamment, des initiatives de la société civile ont produit des mouvements relativement importants au Liban, qui préparent aujourd’hui la population au débat politique. Le mouvement « La chute du régime confessionnel » qui demandait la fin du confessionnalisme, est par exemple né sous l’impulsion des soulèvements arabes de 2011 ; le mouvement du « Comité de coordination syndicale » créé en 2013 a quant à lui uni les travailleurs du secteur public pour l’amélioration de leurs conditions de travail, et le très médiatisé « Mouvement contre la crise des déchets » a réuni près de 100 000 Libanais dans la rue en août 2015. C’est à l’occasion de ces manifestations que deux principaux groupes d’activistes se sont mobilisés, « Vous Puez » et Badna Nhaseb[9], aujourd’hui encore très actifs dans l’opposition. Enfin, les élections municipales de 2016 ont ouvert la possibilité d’une transformation politique de ces contestations avec la présentation de listes indépendantes, notamment Beirut Madinati[10], qui a obtenu presque 40 % des votes à Beyrouth. De nouveaux groupes et mouvements sont en constante création.

Cette effervescence civile est symptomatique d’une véritable demande de changement politique. Mais ce n’est pas gagné pour autant : « il faut absolument être capable de proposer une offre politique qui soit cohérente, c’est-à-dire qui interpelle les gens sur leurs sources d’inquiétude et qui inspire confiance en termes de rapports de force » comme l’explique l’ancien ministre Charbel Nahas[11]. Les dernières élections du syndicat des enseignants du privé et de l’ordre des ingénieurs en sont la preuve. Si les premiers n’ont pas élu l’opposant à la coalition formée par les acteurs traditionnels, il a toutefois obtenu 43 % des suffrages. L’ordre des ingénieurs a quant à lui imposé le candidat de l’opposition, signal que le rapport de force est en train d’évoluer et qu’une opportunité de changement se présente dans le paysage politique libanais.

Les contraintes de la nouvelle loi électorale ou le reflet de l’élite politique

Cependant, chacune de ces mobilisations s’inscrit dans un contexte particulier et ne saurait témoigner d’une trajectoire conduisant linéairement vers la consécration des acteurs non traditionnels sur la scène politique. La transition vers l’arène de la politique institutionnalisée est difficile, et les contraintes sont importantes. Karam Karam souligne notamment que le « Mouvement contre la crise des déchets » reste « contextuel et thématique », résultant plus du ras-le-bol causé par les monts d’ordures s’entassant dans les rues que d’une véritable adhésion à un projet alternatif. Aucune solution durable n’a d’ailleurs été trouvée à cette crise, preuve que la pérennisation institutionnelle des revendications de ces mobilisations sociales est difficile.

La loi en elle-même n’est pas non plus née de la contestation civile, une opportunité a été créée, mais elle n’est pas l’œuvre directe de la mobilisation. Il ne faut donc pas se méprendre sur les intentions des promoteurs de cette loi dont les contraintes sont fortes et les ressorts particulièrement complexes. Les seuils électoraux sont effectivement presque impossibles à atteindre tant ils sont élevés. Alors que la Turquie était vivement critiquée pour son seuil électoral de 10 %, un des plus élevés au monde, le Liban s’apprête à mettre en place des seuils avoisinant les 20 % dans certaines circonscriptions, rendant quasiment impossible la représentation des petits partis, comme l’explique Ali Slim, chercheur à l’Association Libanaise pour des Élections Démocratiques. Au cours de leurs discussions, les promoteurs de la loi n’ont pas oublié le « vote préférentiel ». Cette dimension de la loi constitue une nouvelle contrainte à l’élection de candidats alternatifs. En effet, chaque votant doit indiquer un candidat « préféré » au sein de la liste qu’il a choisi. Celui-ci doit toutefois appartenir au caza[12] dans laquelle réside le votant, cette restriction étant en réalité un outil au service du système clientéliste libanais. Forcé de choisir un candidat « préféré » dans la liste, le citoyen se tournera plus naturellement vers la personnalité locale qu’il connaît, le Za’im (patron local en arabe), et qu’il pense susceptible de défendre ses intérêts particuliers. L’enjeu pour les candidats devient donc l’obtention de ce vote préférentiel, avec toutes les méthodes de corruption que cela peut impliquer, quitte à se déchirer au sein d’une même liste. En réalité, cette loi électorale a donc été conçue de manière à ne pas menacer directement les intérêts de l’élite au pouvoir, elle « est à l’image de ceux qui l’ont faite », conclut Wadih Al Asmar.

La difficile consolidation des mouvements civils dans une société aux divisions profondes

L’impact institutionnel réduit des acteurs civils et alternatifs s’explique aussi en partie par les puissantes contraintes que présentent les structures de la société libanaise — dont la prédominance des solidarités claniques, confessionnelles, et communautaires est bien connue. Comment faire vivre la notion de citoyen, quand l’État, décomposé par 25 ans de « Néo-libanisme économique »[13], n’est même pas capable d’assurer les services les plus basiques en matière d’eau, d’électricité, de santé ou d’éducation ? Comment porter sur le devant de la scène des demandes transversales quand l’élément confessionnel constitue encore une part importante de l’identité libanaise, qui, en plus de régir les institutions politiques, régule l’essentiel des rapports sociaux et informels ? Plus encore, comment panser les cicatrices de la guerre civile, dans un pays où aucun exercice de mémoire collective n’a été mené ? L’afflux de plus d’un million et demi de réfugiés syriens (soit plus de 20 % de la population) a par ailleurs eu pour effet de renforcer le sentiment de minorité des chrétiens du pays, ravivant ainsi les tensions confessionnelles. Cet afflux ajoute également une pression démographique considérable sur des infrastructures publiques déjà défaillantes, dans un contexte économique morose. Ces relents confessionnels vont être une nouvelle fois exploités par les acteurs politiques traditionnels, qui, en divisant la population, justifient leur légitimité de leaders communautaires.

Mais ces contraintes sont aussi liées à la sphère civile elle-même. Parfois traversée par ces lignes de fracture, elle finit par reproduire elle aussi certains mécanismes de division, que ce soit à propos de la question du Hezbollah[14] ou de la Syrie[15]. La difficile définition d’une identité collective explique les difficultés à rassembler au-delà du cercle de militants habituels, souvent issus de classes sociales éduquées et urbaines. D’autant plus que la palette d’acteurs est riche de nuances et ne constitue pas un bloc monolithique : elle va de Sabaa, un nouveau parti « ni de droite ni de gauche » selon son secrétaire général Jad Dagher — dont la communication parfaitement rodée n’est pas sans rappeler le macronisme à la française — à l’extrême gauche de Badna Nhaseb. Elle inclut aussi bien de nouveaux groupes d’entrepreneurs, des membres de Beirut Madinati et ceux du mouvement fondé par Charbel Nahas. Le défi est de trouver un consensus sans perdre de vue la nécessité de se doter d’un programme national au fondement politique cohérent, afin d’être crédible sur l’arène de la compétition électorale. C’est en effet un moment charnière pour les acteurs non traditionnels, un test de la capacité d’adaptation et de mutation de leurs modes d’action, de la voie contestataire et informelle à la voie institutionnalisée ; en bref, c’est la transition délicate de la rue aux urnes qui est ici en jeu.

“Le temps du sérieux est venu”, slogans d’un nouveau parti politique libanais, Sabaa

Des mouvements sociaux à l’entrée dans la compétition électorale : espoirs et défis

Les différents acteurs alternatifs l’ont d’ailleurs bien compris et ont commencé leur action en ce sens. Des discussions sont en cours et tendent vers la création d’une plateforme politique, capable d’offrir des propositions politiques à la hauteur des demandes qui ont émergé ces derniers mois. L’action est principalement menée par les membres des mouvements d’opposition précités déjà présents sur la scène libanaise (« Vous Puez », Badna Nhaseb, « Citoyens et Citoyennes dans un État », etc.). Les groupes de travail se structurent, les discussions se précisent, et doivent donc aboutir à la création d’une coalition qui se fonde sur un socle politique clair et surtout, dotée d’un processus d’action unifié capable d’aller à la confrontation politique. L’unification est effectivement la clé de voûte de cette action. Elle ne sera efficace que si ses membres, provenant de mouvements sociaux et politiques disparates, arrivent à dépasser leurs querelles antérieures. Si tel est le cas, « cela pourrait être un mouvement fondateur pour commencer à lancer une vraie opposition au Liban, surtout que les lignes de clivage s’estompent, et la loi offre l’opportunité de s’organiser dans tout le Liban » affirme le chercheur Karam Karam.

Au centre des priorités politiques de cette plateforme se trouve la reconstruction de l’État, exsangue après 25 ans de politiques néolibérales. Les questions de service public, d’éducation, de santé, du renforcement des institutions, de lutte contre la corruption sont prioritaires chez tous les acteurs que nous avons rencontrés dont la plupart sont des militants de la société civile de longue date, des chercheurs, des consultants ou travailleurs d’ONG. Comme Gilbert Doumit, militant et membre de Beyrouth Madinati, l’analyse « la priorité est est de changer la relation entre le citoyen et l’État », de miner, peu à peu, les causes profondes du confessionnalisme afin de rendre caduque la rhétorique communautaire exploitée par les partis au pouvoir, plutôt que d’attaquer frontalement le système confessionnel : « le confessionnalisme sera mort quand le Libanais aura l’intime conviction que lorsqu’il s’adresse à un agent public, celui-ci va le servir indépendamment de sa confession » analyse Wadih Al Asmar.

Quid des questions internationales et sécuritaires, celles notamment liées au conflit syrien, ou des armes du Hezbollah ? Autant de sujets qui paraissent incontournables dans l’actualité libanaise, au moment où la milice célèbre la victoire contre les terroristes implantés à sa frontière, suite à des offensives menées indépendamment de l’armée nationale. Conscients du fort potentiel de discorde de ces sujets, le discours de ces nouveaux acteurs politiques reste prudent. De fait, analyse Karam Karam, « ces nouveaux acteurs n’ont pas besoin d’aller libérer ni le Golan ni la Syrie », évoquant la nécessité d’un « réalisme politique », sous peine de « gâchis ». Si même l’élite politique, qui se déchire depuis plus de 25 ans, a réussi à s’accorder afin de conserver le pouvoir et leurs intérêts, tout est donc bien possible.

Bien que cette plateforme a été pensée à l’occasion d’une échéance électorale, sa vision est toutefois tournée vers le long terme. Elle s’appuie notamment sur la perte de légitimité du pouvoir politique en place. Les élites au pouvoir n’ayant pas su répondre aux inquiétudes et aux demandes des Libanais, c’est l’occasion de faire changer le comportement des acteurs établis et de modifier les rapports de force. En somme, l’enjeu de cette échéance électorale n’est pas tant d’obtenir un maximum de sièges au Parlement que de faire peur à l’establishment que de rebattre les cartes de la politique libanaise afin de parvenir à opérer un changement dans le paysage politique. Dans un tout autre contexte, l’exemple français illustre cette hypothèse : si le Rassemblement Bleu Marine ne représente que 8 sièges à l’Assemblée Nationale française, on ne peut négliger sa présence remarquée dans le paysage politique français et sa capacité à influencer l’opinion publique. Avec l’arrivée d’une opposition capable de répondre aux craintes et aux inquiétudes de la population tout en proposant une alternative sérieuse pour le futur, les comportements des acteurs traditionnels, des élites politiques comme des chefs confessionnels, devront inévitablement évoluer et se repositionner selon les attentes de la population. Il est toutefois difficile de se prononcer sur le temps que mettront les Libanais à adopter un nouveau modèle. Même si l’édifice est branlant, Rome ne s’est pas faite en un jour, alors qu’en sera-t-il du nouvel échiquier politique libanais ?

L’optimisme est tout de même de mise étant donné la différence du contexte libanais par rapport au reste de la région. Le Liban est, parmi les pays arabes, un pionnier de la transition démographique[16] et a connu un exode rural massif dès les années 1950. Charbel Nahas affirme en effet que « la société libanaise s’est déjà depuis longtemps adaptée en termes démographiques, migratoires et d’éducation, des thématiques que les autres sociétés arabes continuent d’affronter actuellement ». Ce qui expliquerait la possibilité d’une transition vers davantage de démocratie via la voie institutionnelle, et non dans le tumulte des révolutions qui ont pu agiter la région. Le pays des Cèdres serait-il donc enfin prêt à commencer les réformes dont il a tant besoin ? Rendez-vous en mai prochain pour la première étape.

 

[1] Le seuil électoral est déterminé en divisant le nombre de voix exprimés par le nombre de sièges donné dans chaque circonscription, c’est-à-dire que dans une circonscription offrant 4 sièges parlementaires, les listes devront atteindre 25% des voix exprimées pour placer un candidat.

[2] Des sièges sont réservés aux communautés religieuses en fonction de la répartition confessionnelle supposée dans chaque circonscription donnée. Le Parlement compte au total 64 députés chrétiens et 64 députés musulmans.

[3] « Vous Puez » est un des principaux mouvements contestataires, constitué en août 2015 lors de la crise des déchets au Liban, durant laquelle les ordures ont jonché les rues de Beyrouth et de la région du Mont Liban pendant 8 mois. La crise est toujours sous-jacente.

[4] Référence à la « Révolution du Cèdre » de mars 2005 la réunissant plus d’un million de personnes dans la rue réclamant la fin de l’occupation de la Syrie, accusée de l’assassinat du Premier Ministre, Rafic Hariri. Le mouvement a abouti au départ des troupes syriennes après 29 ans d’occupation.

[5] Le confessionnalisme politique est un système de gouvernance assurant la représentation des 18 communautés reconnues par l’État. Le président est chrétien maronite, le Premier Ministre sunnite et le président de l’assemblée nationale chiite.

[6] Fait respectivement référence aux manifestations pro-syrienne du 8 mars 2005 et anti-syrienne du 14 mars 2005

[7] Karam Karam est chercheur, auteur d’une thèse sur le secteur associatif au Liban, Le mouvement civil au Liban, Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/IREMAM, 2006, 361 p.

[8] 160 % du PIB, soit proportionnellement, la 3ème dette la plus importante au monde.

[9] « Nous voulons des comptes » est un mouvement qui réunit plusieurs groupes à l’identité très marquée à gauche : anciens du parti communiste, nationalistes arabes, militants laïques indépendants… Refusant l’étiquette de société civile, ils insistent sur leur dimension de militant politique.

[10] « Beyrouth, ma ville » est une liste électorale indépendante réunissant intellectuels, artistes, urbanistes créée lors des élections municipales de mai 2016

[11] Charbel Nahas est l’ancien ministre des Télécommunications (2009-2010) et du Travail (2011-2012). Il est considéré comme une figure progressiste de l’opposition.

[12] Un caza (district) est une entité administrative au Liban. On en compte 27 dans tout le pays. Chaque circonscription comporte plusieurs caza.

[13] Concept emprunté à Georges Corm pour désigner les politiques d’après-guerre (Le Liban Contemporain : Histoire Et Société, Paris : La Découverte, p237) : l’alliance du néolibéralisme (privatisations des services publics, attraction des capitaux du Golf…) et du confessionnalisme.

[14] Le Hezbollah, milice chiite membre de la coalition du 8 mars est militairement engagé aux côtés de Bachar Al-Assad depuis 2011. Le « Parti de Dieu » tient par ailleurs sa popularité de son efficace système de prestation de services sociaux (santé, éducation, emploi).

[15] La question du soutien à Bachar Al-Assad (et de l’intervention du Hezbollah) ou à la révolution syrienne a engendré des débats politiques majeurs au Liban, auxquels la sphère civile n’est pas hermétique. L’élite au pouvoir tente toutefois aujourd’hui d’adopter un discours consensuel.

[16] Verdeil Eric, Faour Ghaleb et Velut Sébastien, Atlas du Liban, éd. CERMOC-CNRS Liban, 2007, 224 p.

Crédit :

© Vladanr (https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Martyrs%27_Square_Statue_Beirut_Lebanon.jpg)