Raoul Hedebouw : « Nos Parlements sont des institutions fondamentalement anti-populaires »

raoul hedebouw entretien ptb lvsl
Raoul Hedebouw, le 9 septembre 2023, à l’occasion de la fête populaire Manifiesta © Dieter Boone

En forte progression depuis une dizaine d’années, le Parti du Travail de Belgique détonne dans le paysage de la gauche radicale européenne : contrairement à d’autres, il continue de se revendiquer du marxisme. Au-delà du discours, cet héritage transparaît dans toute l’organisation du parti, de la sélection et la formation de ses cadres, au contrôle des parlementaires, en passant par le développement d’institutions au service des travailleurs et des liens avec les syndicats. Dans cet entretien-fleuve, Raoul Hedebouw, le président du parti, nous présente sa conception d’un communisme pour le XXIème siècle et la façon dont le PTB agit concrètement pour s’y conformer. Entretien réalisé par William Bouchardon et Laëtitia Riss, avec l’aide d’Amaury Delvaux.

LVSL – Le PTB reste encore assez méconnu en dehors de la Belgique. Lors de sa fondation dans les années 1970, le parti s’oppose au Parti communiste de Belgique, au motif qu’il n’est pas assez révolutionnaire, et s’inspire notamment du maoïsme. Depuis les années 2000, la période à laquelle vous rejoignez le parti, les références idéologiques ont cependant évolué. Le PTB s’apparente aujourd’hui à un parti de gauche radicale assez similaire à ceux qui existent dans d’autres pays, à ceci près qu’il continue de revendiquer explicitement un héritage marxiste. Pouvez-vous revenir sur vos inspirations idéologiques et l’évolution du PTB depuis une quinzaine d’années ?

Raoul Hedebouw – D’abord, il est important d’avoir un dialogue ouvert avec les autres composantes de la gauche radicale dans les différents pays. Le PTB a sa singularité, mais nous avons toujours du respect pour les doctrines et les actions que mènent les autres partis de notre famille politique. Chaque pays est déterminé par sa situation historique particulière et il faut respecter ce que font nos camarades étrangers. Je le dis, car le PTB a pu être très sectaire par le passé, à la fois en Belgique et à l’extérieur, en faisant la leçon à d’autres partis en Europe.

Notre spécificité réside bien dans le fait que nous nous revendiquons du marxisme. Le parti naît à partir de 1968 dans les universités au sein du mouvement maoïste. Mais très vite, nos anciens mettent en place des liens très forts avec la population et s’appuient sur leur pratiques pour évaluer la pertinence de leur stratégie politique. C’est notre façon d’aborder l’éternel débat entre la théorie et la pratique. C’est à ce moment que nos membres vont travailler dans des entreprises, mettent sur pied des maisons médicales et abandonnent l’hyper-sectarisme du mouvement maoïste. En France, où ce sectarisme a perduré, le maoïsme a vite périclité. Cet ancrage dans la société est une colonne vertébrale que nous voulons garder.

« Nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un “socialisme 2.0”.»

Le marxisme nous définit bien car nous continuons de nous inscrire dans l’analyse de classes et notre objectif est de réaliser un « socialisme 2.0 », c’est-à-dire une révolution, un changement de paradigme dans notre pays. Nous voulons changer le système économique capitaliste et passer à une économie socialisée, avec toutes les variantes qu’il est possible d’imaginer, en transférant la propriété des grands moyens de production. Cette singularité se traduit ensuite dans notre stratégie et notre organisation, de même que sur les théories sur lesquelles on travaille, le type de formation qu’on propose, les membres que l’on recrute, etc.

LVSL – La gauche radicale a été profondément renouvelée par la vague populiste des années 2010, qui a privilégié l’efficacité stratégique à l’élaboration idéologique. De nouveaux partis-mouvements se revendiquant de la stratégie populiste sont ainsi apparus avec notamment La France Insoumise, Podemos ou Syriza… Comment analysez-vous ce moment populiste ? Le pari consistant à « construire un peuple » par le discours, tel qu’il a été théorisé par Ernesto Laclau et Chantal Mouffe, vous semble-t-il aussi prometteur que la structuration d’un bloc de classe ?

R. H. – Stratégiquement, ce sont des voies différentes. Bien sûr la classe ouvrière a évolué, à la fois dans sa composition sociale et au sein des entreprises. Il faudrait être aveugle pour ne pas le voir et considérer qu’elle se résume aux salariés de la grande industrie. Dans nos discours, nous parlons d’ailleurs de « classe travailleuse » plutôt que de « classe ouvrière », car cela nous semble mieux englober la réalité du prolétariat d’aujourd’hui. Toutefois, même si le prolétariat s’est recomposé, nous continuons à penser qu’il joue un rôle de locomotive dans la lutte sociale. Ce n’est pas que de la théorie, car cela pose des questions concrètes sur l’organisation du parti au sein des entreprises, dont nous reparlerons.

« Nous pouvons partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire un peuple, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence pour construire cette identité ? »

Il est certain également que la conscience de classe n’amène pas automatiquement à la fierté de classe, comme le montre Karl Marx. Nous pouvons donc partager avec les populistes le constat selon lequel il faut construire une identité collective, mais la question reste ouverte : que prend-on comme référence ? Pour des raisons multiples – le libéralisme qui a gagné du terrain, l’effondrement de l’URSS et du bloc de l’Est, le désintérêt de la social-démocratie pour la classe ouvrière – la pertinence de l’identité de classe pour elle-même s’est affaiblie. Et je ne suis pas naïf : le travail politique pour reconstruire cette conscience de classe est immense. Toutefois, nous croyons qu’elle demeure le levier le plus intéressant pour créer un rapport de force.

De ce point de vue, nous ne sommes pas populistes. Ce ne sont d’ailleurs pas des élites contre un peuple, ce sont des classes qui s’affrontent. Faire de la classe travailleuse notre locomotive, cela n’empêche pas toutefois de faire front avec d’autres composantes des couches populaires, comme les petits indépendants, les artistes ou les étudiants. Notre analyse de classe ne doit pas nous mener à un repli sur une « classe ouvrière » fantasmée. Elle nous engage plutôt sur le chemin d’un long travail de politisation pour élargir notre base populaire.

LVSL – Par rapport à ces formations populistes de gauche, le PTB est, en effet, resté un parti « à l’ancienne », avec une formation idéologique importante, une mobilisation militante exigeante, une tenue régulière de congrès. Cela tranche avec l’investissement plus souple, réclamé par de nombreux citoyens aujourd’hui, qui préfèrent s’engager « à la carte ». À la lumière de cette nouvelle conjoncture, pourquoi conserver une organisation partisane et comment susciter l’engagement pour votre parti ? 

R. H. – Cette question renvoie à un débat très ancien entre l’anarchie et le marxisme, dont Proudhon, Marx et Bakounine sont les meilleurs représentants. Le spontané suffira-t-il à réaliser une révolution sociale ou faut-il structurer la lutte ? Je suis, pour ma part, un homme d’organisation. Historiquement, le mouvement ouvrier s’est décanté d’un noyau de révolutionnaires « professionnels », jusque dans des clubs de football ouvriers comme le FC Châtelet (club belge fondé par les Jeunesses Ouvrières Chrétiennes, ndlr). Contrairement aux idées reçues, la révolution ne suppose pas que chacun ait le même niveau d’engagement professionnel. Chaque révolution a sa spécificité : les camarades cubains ont commencé leur lutte à 50 en débarquant d’un bateau !

Chez nous, en Europe occidentale et en Belgique, le fait d’avoir différents niveaux d’organisation me semble une bonne pratique, avec pour but de faire monter le degré d’implication. Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. Bien sûr, dans le contexte de 2023, l’engagement ne coule pas de source et l’espoir suscité par l’engagement dans un parti de la gauche de rupture est limité. Néanmoins, les raisons objectives de se mobiliser n’ont jamais été aussi importantes. Nous devons donc réfléchir à des formes d’organisations diversifiées et accessibles. 

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

Dans le cas du PTB, nous avions jusque dans les années 2003-2004 une structure ultra-militante. Nous avons ouvert depuis lors notre parti à des membres plus ou moins présents, tout en conservant l’importance d’une forme militante. Nous avons en ce sens des militants qui sont là presque tous les jours, mais aussi des membres organisés, c’est-à-dire des camarades qui viennent une fois par mois à des réunions, et des membres consultatifs, pour lesquels c’est nous qui faisons l’effort d’aller les voir et de les inviter à participer une ou deux fois par an. La flexibilité du monde du travail, les enfants, le combat syndical leur prend déjà beaucoup de temps, donc on essaie de s’adapter. 

« Je n’ai pas le culte du spontané, mais je ne prends pas non plus pour acquis l’idée selon laquelle les gens ne voudraient pas s’engager. »

Une autre spécificité est que nous nous revendiquons encore du centralisme démocratique (principe d’organisation partisane défendu par Lénine, ndlr). Pour organiser notre congrès, il nous faut un an et demi, pourquoi ? Car si nous voulons que tous nos membres ouvriers et nos couches populaires participent, lisent les articles, introduisent leurs amendements, etc… cela prend du temps – contrairement aux autres partis belges traditionnels, qui font des congrès en 48h avec des votes électroniques sur des motions que personne n’a lues, pour que finalement, ce soit les bureaux d’étude qui décident de tout ! 

Cela étant dit, je comprends tout à fait que d’autres, comme la France Insoumise, fassent des choix différents, pour essayer de répondre aux mêmes défis, comme celui par exemple de l’organisation de la jeunesse. Nous le faisons pour notre part avec les Red Fox (mouvement de jeunesse du PTB, ndlr) et Comac (branche étudiante du parti, ndlr), mais je pense que nous avons beaucoup à apprendre de l’usage très créatif des réseaux sociaux par la France insoumise, car c’est une manière contemporaine de susciter l’engagement. Il faut vivre avec son temps et être avant-gardiste : rappelons-nous que lorsque l’imprimerie est apparue, les révolutionnaires s’en sont immédiatement emparés, ou que Pablo Picasso ou Pablo Neruda n’ont jamais cédé au passéisme.

LVSL – Au-delà du parti, le mouvement ouvrier a longtemps tenté de construire d’autres institutions pour les travailleurs, à la fois pour améliorer le quotidien des classes populaires et pour leur permettre d’entrer dans le combat politique. Continuer à développer ces lieux collectifs semble être une priorité pour vous, si l’on en croit l’énergie que vous investissez dans l’organisation de ManiFiesta ou de Médecine pour le peuple, une initiative qui propose des soins gratuits et politise via les questions de santé. Où trouvez-vous les moyens financiers et humains nécessaires pour les faire durer ?

R. H. – Si nous insistons autant sur le développement de ces structures, c’est parce que nous avons fait le constat que l’organisation politique de la société et la doctrine qui l’accompagne sont les grandes absentes des débats politiques. C’est très bien d’avoir de longues discussions sur la géopolitique, sur la stratégie, sur la philosophie d’Hegel ou de Marx, mais cela ne résout pas la question principale : quelles structures devons-nous mettre en place pour augmenter le taux d’engagement des gens ? Cela passe par de multiples lieux du quotidien : entre le membre de la coopérative qui vient juste acheter son pain, le permanent syndical qui s’engage pour ses collègues, sans aucune rétribution, le gars dans un café qui s’écrit « bien parlé mon député communiste ! » ou met un « like » sous une publication, tout participe de la diffusion de nos idées. À ce titre, je ne pense pas d’ailleurs que les réseaux sociaux aient ouvert quelque chose de nouveau sur le plan théorique : ils l’ont fait seulement sur le plan pratique.

Quant à votre question sur les moyens financiers, je n’ai pas de réponse évidente. Ce qui est clair, c’est qu’ils doivent venir de la classe travailleuse pour ne pas rendre le mouvement ouvrier vulnérable et dépendant de la superstructure capitaliste. Nous avons un système de cotisation particulier au PTB : plus on prend des responsabilités, plus on contribue, ce qui est tout à fait contre-intuitif. Cependant, avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. C’est beaucoup plus simple que toutes les règles éthiques qu’on peut inventer. J’ai de cette manière l’assurance que les camarades avec lesquels je milite sont animés par la passion de changer la situation sociale dans notre pays. S’ils veulent faire carrière, et sont motivés par l’appât du gain, ce n’est pas chez nous qu’ils doivent s’inscrire ! Je vis, pour ma part, avec 2300€ par mois, comme tous mes autres camarades députés. 

« Au PTB, plus on prend des responsabilités, plus on contribue. Avant d’être une question budgétaire, c’est une question idéologique. »

Ces cotisations nous permettent de financer des initiatives qui valent la peine. Cela nous permet de mettre en place des choses qui peuvent paraître secondaires mais qui sont en réalité très importantes, comme par exemple affréter des bus ou des trains pour que le maximum de gens puissent venir à notre fête populaire (ManiFiesta est l’équivalent belge de la Fête de l’Humanité, ndlr). Cela vaut aussi pour la formation de nos membres. On dit souvent qu’il faut sept ans pour former un médecin. Mais pour comprendre la société et la transformer, il faut au moins quinze ans ! Sans compter que ce n’est pas dans les universités que l’on pourra s’approprier de tels savoirs. Nous avons donc une école de formation, au sein de laquelle nos militants apprennent à analyser la complexité du monde contemporain, en vue de devenir des cadres. 

LVSL – Une fois atteint une certaine place dans l’appareil du parti, il existe néanmoins une tentation permanente à concentrer les pouvoirs, comme l’a montré le sociologue Roberto Michels avec sa « loi d’airain de l’oligarchie ». En tant que président et porte-parole du PTB, comment concevez-vous votre place au sein du parti ? Pour poursuivre la comparaison avec les mouvements populistes, la plupart d’entre eux sont très centrés autour de leurs leaders, qui peuvent être très talentueux mais aussi entraîner leur organisation dans leur chute…

R. H. – Sur mon cas personnel, je me présenterais comme un leader collectif. Mais la question théorique qui se pose est avant tout celle du rapport entre l’individu et la classe. Je m’intéresse aux contradictions et, en ce sens, je suis un dialecticien. Nous devons résoudre l’équation suivante : la classe doit faire sa révolution et, en même temps, elle doit créer ses propres leaders. Les leaders ont toujours eu un rôle important dans les processus révolutionnaires, que ce soit Karl Liebknecht, Rosa Luxemburg, ou Julien Lahaut en Belgique. Mais tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. 

Moi-même, je suis un produit de la lutte sociale. J’ai commencé comme leader lycéen en 1994-1995 à Herstal, une petite commune à côté de Liège. Pour aller rejoindre les autres étudiants en manifestation à Liège, nous avions 9 kilomètres à faire. Ce trajet, je l’ai fait près de 80 fois, à l’âge de 17 ans, avec mon copain Alberto et quelques 600 étudiants. Si je raconte cela, parce que je crois au matérialisme et que cette expérience m’a donné une praxis : on finit par développer un certain talent oratoire pour chauffer les foules, à force d’allers-retours ! De la même manière que la réforme des retraites en France a aussi permis à des gens de se dévoiler…. C’est un aspect essentiel de la question : la mobilisation collective façonne l’émergence de leaders.

« Tout leader doit avoir l’humilité de comprendre son rôle historique. »

Au sein du parti, je crois que le pouvoir doit être structuré de la manière la plus claire possible. Personnellement, j’ai un mandat du bureau du parti et du conseil national du PTB et je suis content que ces organes me contrôlent fortement. C’est très important, surtout aujourd’hui dans une période dominée par l’audiovisuel. Le collectif m’a donné un mandat de porte-parole du parti devant les caméras, car c’est une de mes capacités, mais il en faut d’autres pour mener la lutte. Pourquoi le fait d’aller sur les plateaux et de parler devant des centaines de milliers de personnes me donnerait davantage de pouvoir ? Je jouis d’une notoriété disproportionnée par rapport à mes autres camarades du bureau du parti, qui sont pourtant tout aussi valables que moi. 

Raoul Hedebouw et Peter Mertens © Sophie Lerouge

On s’efforce de constituer un vrai collectif avec Peter Mertens (ancien président du PTB, désormais secrétaire général du parti, ndlr) et les autres membres. Nous ne sommes pas d’accord sur tout, mais nous sommes attachés à l’unité de notre parti, dont le maintien est un travail de tous les jours. Nous discutons de sujets compliqués en interne, mais jamais à l’extérieur, car cela finit toujours par nous desservir. Un petit désaccord se transforme très vite en rancœur et en guerre de clans, et nous essayons de l’éviter autant que possible. C’est pourquoi le PTB ne permet pas le droit de tendance, car on sait très bien ce qui va se passer à long-terme : je vais créer un courant, d’autres aussi, on va compter nos scores et puis, chacun finira par créer son propre parti. Beaucoup de partis de la gauche radicale se sont sur-divisés de la sorte.

Je me sens donc un parmi les autres. Il n’y a aucun problème à me critiquer quand je fais des erreurs ; et nous veillons toujours à assumer nos erreurs collectivement pour ne pas se retrouver tout seul pointé du doigt. C’est une aventure collective, et je ne m’imagine pas faire de la politique autrement. Il y a eu de nombreux magnifiques dirigeants avant moi et il y en aura beaucoup d’autres après. Les cimetières sont remplis de personnes indispensables, comme le dit un proverbe !

LVSL – Votre parti a connu une forte progression électorale ces dernières années et vous êtes passés de 2 à 12 élus au niveau fédéral en 2019 (sur un total de 150, ndlr). L’insertion dans l’arène parlementaire a pourtant toujours posé beaucoup de questions chez les marxistes, étant donné le train de vie des députés, le fait que les parlementaires s’émancipent parfois de la position de leur parti ou qu’ils privilégient le travail à la Chambre plutôt que d’autres formes de mobilisation. Quel est le rôle des députés PTB et quelles règles avez-vous fixées ?

R. H. – D’abord, nous considérons que l’appareil d’État n’est pas neutre. Il est né de l’État-nation bourgeois et a donc un rôle historique précis : reproduire l’ordre existant. Il n’est pas conçu pour permettre le changement de société à l’intérieur du cadre qu’il impose. D’ailleurs, je dis souvent que j’ai vu beaucoup de choses au Parlement belge, mais ce que je n’ai jamais trouvé, c’est du pouvoir ! Le vrai pouvoir n’y est pas, ni même dans les ministères. Il est dans les milieux économiques, dans les lobbys, que ce soit sur l’énergie, les questions environnementales etc. C’est pourquoi nous nous inscrivons dans une stratégie où l’extra-parlementaire est aussi important que l’intra-parlementaire. Le Parlement est au mieux une chambre de débat, et c’est à ce titre que nous l’investissons. J’ai eu l’occasion de citer les textes de Marx sur la Commune de Paris pour rappeler cette analyse élémentaire et faire entendre aux autres parlementaires qu’ils ne sont pas l’épicentre du pouvoir politique ! 

Nos députés PTB assurent ainsi essentiellement une fonction tribunitienne. Lorsque nous sommes entrés au Parlement, avec nos deux élus en 2014, c’est la première chose qui a frappé les autres partis : on ne cherchait pas à s’adresser aux ministres, mais directement à la classe travailleuse via la tribune du Parlement. On n’avait plus vu ça depuis les années 80. Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. Le mépris de classe dans les yeux des autres députés envers nos députés ouvriers est d’ailleurs flagrant : ils les regardent différemment de nos députés qui ont fait des études supérieures.

« Le parlementarisme est un régime fondamentalement anti-populaire. »

Nous sommes alors d’autant plus fiers aujourd’hui d’avoir 4 députés ouvriers sur les 12 actuellement élus au niveau fédéral. Maria Vindevoghel, qui a travaillé comme nettoyeuse à l’aéroport de Zaventem pendant vingt ans, Nadia Moscufo, caissière dans les supermarchés Aldi, Roberto D’Amico, ex-travailleur de l’industrie lourde, électricien chez Caterpillar, et Gaby Colebunders, ancien travailleur chez Ford Genk. Ils expriment une fierté de classe précisément parce qu’ils ne sont non pas que pour la classe, mais parce qu’ils viennent de la classe. Et quand ils « démontent » des politiciens traditionnels, ils rendent une fierté aux travailleurs puisqu’ils incarnent, non seulement dans leur verbe, mais surtout dans leur manière d’être, les revendications populaires. Il est impératif pour nous de ne pas perdre ce rapport à notre base sociale : on insiste pour chaque député conserve une pratique militante et ne finisse par baigner exclusivement dans le monde parlementaire ou médiatique.

LVSL – Les travailleurs sont, à l’heure actuelle, plus souvent représentés par les syndicats que par les partis. Dans le cas français, partis et syndicats se parlent mais depuis la charte d’Amiens en 1906, chacun veille à éviter de se mêler des affaires de l’autre. À l’inverse en Belgique, les syndicats n’hésitent pas à interpeller directement les politiques, comme l’a fait encore récemment Thierry Bodson (président de la FGTB, deuxième fédération syndicale belge, ndlr). Quels liens entretenez-vous avec les syndicats et quel est le rapport de votre parti au monde du travail ?

R. H. – La situation est en effet historiquement différente entre la France et la Belgique. Le mouvement socialiste s’est notamment construit en Belgique sur une organisation de solidarité regroupant un parti, les syndicats et les mutuelles. Elle existe encore aujourd’hui sous la forme de « L’Action commune », une structure politico-syndicale d’obédience plutôt sociale-démocrate. Il y a donc une plus forte interdépendance entre partis et syndicats, qui s’observe toujours dans le paysage politique.

Ce qui est inédit, en revanche, pour un parti de gauche radicale comme le PTB, c’est la volonté de renforcer son ancrage dans la classe travailleuse, par-delà les liens déjà existants avec les réseaux syndicaux. Nous souhaitons empêcher la disparition progressive des sections d’entreprises et maintenir l’organisation politique des lieux de travail, car en laissant faire « le spontané », ces derniers se dépolitisent très rapidement. Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises : s’il y a bien un espace au sein duquel l’expression d’une opinion politique est taboue, c’est dans la sphère du travail. 

Raoul Hedebouw avec les travailleurs du port d’Anvers © Karina Brys

Face à cette domestication du travail et à l’émiettement des travailleurs – songeons qu’au siècle passé, 40.000 travailleurs étaient réunis sur des sites sidérurgiques, alors qu’aujourd’hui 2.000 travailleurs, au même endroit, c’est déjà beaucoup ! –, il y a un impératif à rappeler que les lieux de travail sont tout sauf des endroits neutres. En comparaison, s’engager dans une commune, à échelle locale, c’est beaucoup plus facile, précisément parce que les rapports de force ne sont pas aussi conflictuels. 

« Les droits de l’homme s’arrêtent aux portes des entreprises. »

Aussi, lors de notre dernier congrès, nous avons fait l’analyse que le « Parti du Travail » n’était pas « le parti des travailleurs » dans sa composition sociologique. Nous sommes très autocritiques et nous n’avons pas de mal à reconnaître que subjectivement nous voulons représenter le travail, mais qu’objectivement nous rencontrons en interne un véritable plafond de béton – à l’instar du plafond de verre pour nos camarades femmes. 

Pour pallier cette difficulté, nous essayons de corriger ces inégalités, issues de la société et qui se reproduisent dans le parti, en faisant le choix d’une promotion ouvrière très forte. Nous avons mis en place des quotas de travailleurs, tout en connaissant les débats théoriques autour du recours aux quotas. Toujours est-il que dans les faits, ça fonctionne : 20% des représentants du PTB viennent des entreprises industrielles et n’ont pas de diplôme du supérieur. C’est un moyen de rendre audible des majorités – et non des minorités – qui ne sont habituellement pas présentes dans le paysage politique. 

LVSL – Depuis quelques mois, les libéraux francophones se présentent comme le « véritable parti du travail ». Son président, Georges-Louis Bouchez (Mouvement Réformateur), s’est même décrit comme « prolétaire », suivant selon lui la définition marxiste. Comment comprenez-vous cette prise de position ? Que répondez-vous à ce discours qui prétend que la gauche ne se préoccupe plus du travail ?

R. H. – Paradoxalement, j’y vois un signe d’espoir. Après trente ans de doxa néolibérale, nos adversaires sont soudain obligés de revenir sur notre terrain. Or, celui qui arrive à imposer les thèmes et la grammaire du débat politique est toujours dans une position de force. Le mythe d’une classe moyenne généralisée, dans lequel ma génération a grandi, a été rattrapé par la réalité. La période du Covid a notamment été un accélérateur du retour à une certaine fierté de classe : on a réhabilité à travers les fameux « métiers essentiels », l’analyse marxiste des métiers où sont produits la plus-value. Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. 

« Travailleurs et prolétaires sont à nouveau des mots qui permettent de nommer cette conscience de classe diffuse qui est en train de revenir dans nos sociétés. »

Que la droite s’engouffre dans cette brèche n’a alors rien d’étonnant. Historiquement, à chaque fois que la classe ouvrière s’est renforcée, il y a toujours eu des tentatives pour essayer de se l’accaparer. C’est un combat permanent que de savoir qui parvient à remporter la direction politique de sa propre classe et à conquérir l’hégémonie culturelle. Si l’on pense à la montée de l’extrême-droite en Allemagne dans les années 30, je rappelle qu’elle s’est présentée sous la bannière d’un « national-socialisme » – et non d’un « fascisme » ou d’un « néolibéralisme »,comme on l’entend parfois. S’il s’agit bien d’un fascisme, il n’a jamais dit son nom, et n’a pas hésité à utiliser la phraséologie socialiste, tout en la détournant, pour récupérer les travailleurs, comme l’a montré Georgi Dimitrov (voir Pour vaincre le fascisme, Éditions Sociales Internationales, 1935, ndlr).

Je suis néanmoins confiant sur un point : les gens ont toujours plus confiance dans l’original que dans la copie, dès lors que nos discours politiques et syndicaux sont à la hauteur.

LVSL – Contrairement à tous les autres partis belges, vous êtes un parti national, c’est-à-dire présent à la fois en Flandre et en Wallonie. Ces deux régions se caractérisent toutefois par des dynamiques politiques très différentes : tandis qu’un basculement à l’extrême-droite s’observe du côté flamand, la gauche radicale revient en force du côté wallon. Avez-vous une stratégie différenciée dans chacune des régions ou misez-vous sur la résurgence d’une identité de classe commune ? 

R. H. – Une chose est certaine : la Belgique est un laboratoire passionnant. Je suis président d’un parti national qui est confronté, dans un même pays, à un melting pot de ce que la gauche européenne doit aujourd’hui résoudre. Chez nous, tous les problèmes sont en effet concentrés et dispersés selon les régions : cela nous complique assurément la tâche, mais cela nous permet aussi de prendre au sérieux la question stratégique. Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. Il faut aller chercher les « fâchés mais pas fachos », comme on dit en France – cette expression me semble juste. En Flandre, la colère de ces travailleurs est canalisée par l’extrême-droite, mais il n’y a rien de gravé dans le marbre.

Raoul Hedebouw lors de notre interview. © Amaury Delvaux pour Le Vent Se Lève

La politique, c’est croire qu’on peut changer le réel, et j’y crois : nous sommes passés de 6 à 10% dans les sondages en Flandre. Cela montre bien qu’il y a une marge de progression, une politisation possible contre la classe bourgeoise. De l’autre côté en Wallonie, nous avons la chance d’hériter d’une région sans extrême-droite, qui est vraiment le résultat d’une histoire particulière, ne se prêtant guère au nationalisme. Une des premières questions que l’extrême-droite s’est posée dans les années 90 à consister à trancher entre un front national belge, francophone ou wallon… C’est dire la confusion ! Dans les régions où l’identité est plus importante, l’extrême-droite peut plus facilement pénétrer.

« Nous croyons en un discours commun qui articule la fierté des travailleurs par-delà les clivages régionaux. »

Il faut toutefois se rappeler qu’il n’y a aucun déterminisme. C’est même, plus souvent, des paradoxes que nous rencontrons sur le terrain : la Flandre est une région qui s’est beaucoup industrialisée et qui connaît quasiment le plein-emploi, ce qui signifie qu’elle a le taux de « prolétaires » le plus élevé en Europe. La conscience de classe qui devrait accompagner cette composition sociale n’est pas encore là mais le PTB est tout de même en progression en Flandre et nous sommes devant le parti du Premier Ministre libéral, Alexander De Croo, selon le dernier sondage. Notre but est de s’adresser aux travailleurs de ces industries, qu’il s’agisse, par exemple, du port d’Anvers ou des usines de biochimie, et de politiser leur appartenance de classe.

C’est un combat difficile, comme nous le rappelle l’histoire. Quand les mineurs français faisaient grève, durant les siècles passés, qui venait les casser ? Pas les bourgeois, mais les mineurs belges ! C’est pourquoi, nous devons mener un travail de pionnier, qui doit être politique, syndical, culturel… La Flandre est pour moi un terrain de reconquête, au même titre que les régions du Nord de la France, ou celles de l’Est de l’Allemagne. Finalement, la Wallonie est l’exception plutôt que la règle. 

Il faut avoir l’humilité de reconnaître que notre succès est dû en bonne partie à l’absence d’une extrême-droite structurée. D’une certaine manière, tant mieux, cela nous permet de garder les deux pieds sur terre.

LVSL – Une dernière spécificité du PTB, dans le paysage politique belge, tient à son rapport au Parti Socialiste. Les désaccords internes à la NUPES en France ressemblent à une promenade de santé par rapport à la rivalité historique que vous entretenez avec « la gauche de gouvernement », actuellement membre de la Vivaldi (une grande coalition rassemblant des sociaux-démocrates, des libéraux, la droite traditionnelle et les écolos, ndlr). Comment expliquez-vous cette hostilité réciproque ? S’agit-il d’un simple clivage électoral ou de désaccords plus profonds ?

R. H. – Pour commencer, je rappelle une question classique : le capitalisme peut-il être oui ou non réformé ? On s’attendrait à ce que le Parti socialiste choisisse la voie de la réforme, mais il a préféré, depuis 30 ans, voter les privatisations des services publics, l’austérité, le blocage des salaires ou l’allongement des carrières… Durant tout ce qui s’est passé en Belgique de rétrograde ou de réactionnaire, le Parti socialiste était au gouvernement sans interruption ! 

Quant au côté « épidermique » qui transparaît dans certaines réactions à notre égard, il faut avoir en tête que, depuis les années 70, le Parti socialiste n’avait plus connu aucune concurrence sur sa gauche. Cette domination totale de la social-démocratie a été pendant longtemps une spécificité belge. Beaucoup étaient convaincus que l’engouement pour notre parti allait retomber, que le PTB n’était qu’un feu de paille voué à disparaître. Ils n’ont compris que très récemment qu’ils allaient devoir composer avec une autre force de gauche. 

© Sophie Lerouge

Cela étant dit, je ne souhaite pas l’implosion de la social-démocratie belge, car si elle a lieu, elle peut être remplacée par pire, en l’état actuel des choses. Je souhaite plutôt un réalignement stratégique, bien qu’il n’arrive malheureusement pas. Pour une raison simple : les cadres du Parti socialiste n’ont jamais été formés à la politique de rupture. C’est ce qui sonne si faux dans les prises de paroles, à l’étranger, de Paul Magnette (président du Parti Socialiste belge, ndlr). Il y a une telle distorsion entre sa parole, qui se prétend jaurésienne, et sa pratique, qui incarne la « troisième voie » social-démocrate, dans tout ce qu’elle a de plus pragmatique. Le Parti Socialiste n’a rien revu de sa doctrine depuis 30 ans et s’est contenté d’accompagner le système.

Au cas par cas, il nous arrive de travailler en commun au Parlement, par exemple avec la proposition de loi Hedebouw – Goblet (ancien dirigeant syndical et député PS, ndlr) pour revoir la loi de 1996 qui bloque les salaires. Cela dépend des sujets et des affinités de chacun, mais nous cherchons à renforcer notre pouvoir d’initiative ; de la même manière qu’avec les députés écologistes, même s’ils sont vraiment sur une ligne encore plus libérale en Belgique. Nous espérons ainsi construire notre colonne vertébrale idéologique et inviter nos éventuels alliés à considérer nos positions. Notre capacité à imposer des impératifs stratégiques de type Front Populaire dépendra du rapport de force que nous parviendrons à créer au Parlement et dans la société. 

LVSL – Rétrospectivement, la dernière décennie peut apparaître comme une séquence de grande impatience politique, dans laquelle la gauche radicale a essayé, coûte que coûte, de remporter des victoires-éclairs. À l’inverse, il semble que vous cherchiez plutôt à préparer patiemment votre arrivée au pouvoir. Serait-ce l’enseignement que la gauche européenne peut tirer du PTB : parier sur une progression qui soit à la mesure de son organisation ?

R. H. – Nous nous interrogeons beaucoup sur le succès d’une prise de pouvoir populaire. Nous avons notamment étudié de près l’expérience Syriza, en Grèce, parce qu’elle n’a pas suffisamment été assez méditée, selon nous, par la gauche européenne. Il y a pourtant des conclusions stratégiques importantes à en tirer. Je retiens, à titre personnel, deux leçons : d’une part, les forces extra-parlementaires, voire extra-gouvernementales, qui sont prêtes à affronter un parti de la gauche radicale sont incroyablement puissantes, même pour s’opposer à des petites réformes. 

Certes, Syriza ne défendait pas la Révolution, ni même un programme comme celui d’Allende (président socialiste du Chili entre 1970 et 1973, ndlr) ou du Front Populaire, ils étaient simplement attachés au refus d’appliquer le mémorandum de l’Eurogroupe. Un tel refus a pourtant valu des menaces en cascade : coupure des liquidités, rumeurs de coup d’État par l’armée grecque… Dans son livre, Yanis Varoufakis, l’ancien ministre des finances, décrit très bien comment les négociateurs extérieurs connaissaient mieux que lui l’état des finances de son propre pays. C’est dire combien la démocratie s’arrête assez vite lorsque le rapport de force parlementaire met en danger l’hégémonie de classe dominante. 

Deuxième leçon : dès lors que l’on reconnaît l’existence de ces mécanismes de défense, que faut-il au pouvoir populaire pour s’exprimer ? Le degré de conscience et d’organisation du monde travail est-il suffisant pour tenir le coup ? Les partis et les syndicats y sont-ils assez implantés ? À plus grande échelle, dispose-t-on d’organisations capable d’assurer un contre-pouvoir ? À Athènes, par exemple, lors des grandes paniques bancaires, que se serait-il passé si la gauche avait été capable de nationaliser la banque de Grèce ou de dire « nous allons produire notre propre monnaie » ? Dans tous les cas, il est certain que si l’on s’en tient au niveau ministériel, toute politique de rupture est morte dans l’œuf.

« Les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. »

Si les conditions d’un rapport de force ne sont pas réunies, c’est-à-dire une articulation entre un parti de gouvernement et une organisation de la société, il faut se préparer à de grandes défaites. C’est là où nous sommes des réalistes : les 18% que nous attribuent les sondages en Belgique pour la prochaine élection ne reflètent pas une conscience de classe à 18%. De même, si la gauche radicale est à 3% dans les sondages – comme c’est le cas par exemple aux Pays-Bas –, cela ne signifie pas que la conscience de classe s’est évaporée entre les 20% d’il y a quinze ans et aujourd’hui. Les sondages et les votes ne sont qu’un baromètre de l’état de conscience, comme le disait Friedrich Engels. Les études d’opinion ne veulent pas rien dire, mais elles ne veulent pas tout dire non plus. 

Je l’affirme d’autant plus franchement que cela retombera peut-être en Belgique aussi, et qu’il ne faudra pas abandonner pour autant. Nous ne faisons pas de la politique en fonction des sondages. Beaucoup d’éléments peuvent influer sur un hypothétique succès électoral : l’offre politique générale, le degré de concurrence entre les gauches, la percée de l’extrême-droite dans certaines circonstances… Cela ne doit pas surdéterminer notre travail politique. J’en tiens aussi pour preuve que les gauches radicales ont été largement sanctionnées en participant à des gouvernements sans avoir derrière elles les conditions minimales d’un pouvoir solide.

Si l’on doit tirer un bilan de la décennie, selon moi, ce n’est pas qu’une question de temps. Il s’agit plutôt de la mise en évidence d’une réalité stratégique : la capacité à mener une véritable politique de rupture s’avère compliquée dans un cadre strictement électoral. 

« Les Français ont envie de se réconcilier » – Entretien avec Arnaud Zegierman et et Thierry Keller

À l’occasion de la sortie de leur nouvel ouvrage Entre déclin et grandeur, Regards des Français sur leur pays, le sociologue fondateur de l’institut ViaVoice, Arnaud Zegierman, et le fondateur du média Usbek & Rica, Thierry Keller, ont répondu à nos questions. Leur enquête s’intéresse à la fois à la vision que portent les Français sur les évolutions du pays et à leurs aspirations pour le futur. Les auteurs analysent ainsi les opinions collectives au prisme des notions de grandeur et de déclin, largement investies par nos politiques. Discutant les résultats de leurs investigations, Arnaud Zegierman et Thierry Keller mettent en avant les préoccupations réelles des femmes et hommes qui habitent et travaillent en France, bien loin des agitations identitaires abondamment relayées par les médias. Ils refusent de croire à une société plus individualiste, puisque selon eux, malgré toutes les difficultés rencontrées au quotidien, les Français ont envie de se réunir. Ce livre nous engage à construire notre avenir dans l’apaisement et l’entendement lucide des réalités ordinaires. Entretien réalisé par Nicolas Vrignaud.

LVSL  – Vous avez intitulé votre livre Entre déclin et grandeur, en tordant très vite le bras à la fois à celles et ceux qui se gargarisent d’être dans un grand pays et à celles et ceux qui le rapetissent. On a l’impression que vous déconstruisez les concepts de grandeur et de déclin, et que votre livre se destine à donner à voir un pays plus complexe. Était-ce une intention ou bien est-ce que cela a plutôt été la finalité logique de votre enquête ? 

Arnaud Zegierman Nous avons mis nos capteurs un petit peu partout sur l’opinion publique en essayant de retranscrire ce que cela voulait signifier, et non en s’en servant pour développer une idéologie.

Thierry Keller Il y avait l’idée de poursuivre notre réflexion sur l’identité nationale, entamée en 2017 avec notre premier livre, Ce qui nous rassemble. Ce second ouvrage part d’une critique patriotique de la grandeur, ou plus exactement de la posture derrière la grandeur, ce que l’on appelle dans notre bouquin « la pompe ». Et puis finalement, nous avons aussi travaillé sur le déclin en comprenant, par notre enquête, que les deux formaient ensemble une dialectique.

A.Z. Tout à fait, et d’ailleurs je n’en reviens toujours pas de ce diagnostic. Je me surprends tous les jours à rappeler le contenu de ce livre, ce que pensent les Français. Cela semble totalement déconnecté du débat public alors que c’est analysé sur des bases scientifiques, contrairement à de nombreux éditorialistes qui ne se fondent sur rien. On peut ne pas être d’accord avec l’opinion publique, ce n’est pas grave, mais il faut partir de la réalité. La France n’est pas du tout au bord de la guerre civile…

LVSL  – Sur le déclin, vous dites que l’anxiété des personnes prend souvent le dessus sur leur bien-être objectif et que c’est cela qui nourrit le sentiment de déclin. Pourquoi une telle anxiété aujourd’hui chez les Français et sur quelles thématiques se construit-elle ? Sur son devenir économique et social, son devenir démocratique, sur son devenir identitaire ?

A.Z. Il y a deux dimensions. Il y a d’abord ce que l’on a appelé le service-client. Nous avons tous été habitués par Orange, Amazon, et d’autres grandes entreprises privées, à avoir une réponse rapide et efficace dès lors que l’on a un problème. Votre wifi ne fonctionne plus ? Orange gère. Vous n’avez pas reçu un colis ? Amazon gère. Cela ne va pas donner des heures de hotline. Dans votre quotidien de citoyen, les heures de hotline, c’est avec l’Urssaf… Un problème de deal en bas de chez vous ne se règle pas du jour au lendemain. Si vous avez perdu votre emploi, Pôle emploi ne va pas vous en retrouver un dès le lendemain. Si votre enfant a des problèmes de harcèlement scolaire, vous allez ramer avant de trouver le bon interlocuteur qui pourra résoudre le problème. Tous ces aspects sont compliqués. Il y a un service-client défectueux pour les choses du quotidien qui donne un sentiment de déclin aux Français, un sentiment que l’État n’a pas la réponse pour cela. Cette première dimension, ce sont les choses à réparer. La deuxième dimension, c’est le long terme, la perspective. Qui parle du long terme aujourd’hui ? On en parle un peu avec l’écologie, car cela nous angoisse. Mais est-ce qu’il existe une volonté, un projet qui ne s’appelle pas France 2030, avec une dénomination plus emballante, et qui nous dit où l’on veut aller, quelque chose qui permet de fédérer ?

Donc nous avons à la fois des problèmes au quotidien et une absence de perspectives de long terme. Malgré ça, les Français font une analyse très positive du pays : 80% d’entre eux se sentent bien en France, pour 82%, la vie y est agréable, pour 88%, nous sommes chanceux de vivre en France, sept Français sur dix estiment que la France fait envie. Ce ne sont pas des diagnostics de déclin, mais au contraire d’un pays qui vit une forme de déclassement, une angoisse de l’avenir. Mais il ne faut pas se tromper d’analyse. Ce n’est pas un pays qui se pose des questions identitaires fondamentales, ça, c’est le discours ambiant.

T.K. J’ajoute qu’il y a peut-être un sujet autour de l’État, dont on peut dire, de façon surprenante, qu’il bénéficie d’une nouvelle hype (regardez les bouquins de Gilles Clavreul ou Juliette Méadel, ou même de François Hollande, qui traite beaucoup du sujet). Pourtant, l’État n’est clairement pas glamour, ce n’est pas ce qui fait un buzz. Or, il y a un présupposé dans ce pays depuis le colbertisme sur le fait que l’État doit veiller sur nous. Les essais sur l’angoisse et les malheurs de la France, publiés par dizaines, tournent autour du rôle de l’État sans jamais vraiment l’assumer. Les citoyens réclament plus d’État et s’estiment « mal servis au guichet ». C’est ce que nous appelons, avec pas mal de précaution, le service-client. À l’ère du service-client numérisé, il y a une différence de traitement nette entre Netflix et l’Urssaf. Et ce hiatus crée du ressentiment.

Entre déclin et grandeur. Regards des Français sur leur pays, aux Éditions de l’Aube.

LVSL  – Vous mettez aussi en relief (p.68) une forme de sentiment d’abandon de l’État. Pourtant, si l’on regarde le dans le baromètre de la confiance politique de février, les Français expriment encore globalement une confiance dans les institutions et l’État qui incarnent la protection et le soin. Alors sur quoi se fonde précisément ce sentiment d’abandon que vous soulevez pour votre part dans votre livre ?

A.Z. Sur le sentiment d’abandon, il y a plein d’enquêtes. Elles parlent de défiance. Mais aujourd’hui, la plupart des Français ont bien conscience que l’État a été là pendant la crise sanitaire, l’hôpital a répondu présent, les tests PCR étaient gratuits. Cependant il y a une défiance envers les politiques et certaines autres institutions autour de l’État. Lorsque l’on creuse, on s’aperçoit que c’est une défiance par méconnaissance. C’est souvent une posture. Dans le cadre d’entretiens approfondis, les Français sont d’abord critiques, puis, évoluent vers davantage de nuances.

Lors d’une étude que nous avions réalisée chez Viavoice, nous avons vu que les Français méconnaissent le coût réel d’un cancer : 70% des sondés sous-estiment de beaucoup ce coût. C’est parce que lorsque vous allez à l’hôpital, vous sortez votre carte vitale et non votre carte bleue. Nous n’avons pas immédiatement conscience de ce que l’État-providence fait pour nous. Il faut y réfléchir. Lorsqu’on fait des focus group, des entretiens collectifs de personnes pendant deux-trois heures, au départ ils sont très sceptiques, mais petit à petit, vous vous rendez compte qu’ils ont conscience que l’on est dans un pays protecteur. Spontanément, on peut se dire que cela ne va pas, mais, avec du recul, on se rend compte qu’on est soigné gratuitement. Le problème, c’est qu’on ne parle pas assez de cela. Du coup, la question qui nous semble importante est plutôt : qui sera à même de défendre un système aussi bienveillant s’il est attaqué un jour sur ses fondamentaux ?

T.K. L’une des explications, peut-être, de la défiance globale envers l’État et de son attractivité simultanée, ce sont toutes les théories du care. Il y a une hypothèse à développer autour de la nouvelle rhétorique de gauche qui a épousé le care, croyant bien faire, mais qui a « anglo-saxonnisé » sa vision de l’intérêt général. On est passé du traitement collectif au traitement individuel des problèmes. Résultat, chacun s’estime floué. Je pense que c’est une erreur politique de penser que l’État peut être dans le care.

Arnaud Zegierman : « Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. »

LVSL  – Pour vous, le sentiment de déclin est profondément lié à une grandeur passée fantasmée mais aujourd’hui déchue. Pourtant, intuitivement, on pourrait penser que cette grandeur, certes peut-être fantasmée à certains égards, « surenchéri » pour reprendre vos mots (p.166), permettrait au contraire d’atténuer le sentiment de déclin. Pourriez-vous revenir sur cette relation de causalité surprenante et que vous analysez longuement ?

A.Z. Le fantasme de notre grandeur exacerbe notre sentiment de déclin. Lorsque vous avez le sentiment qu’il y a encore peu de temps, la France était au centre du monde, vous avez du mal à admettre qu’elle ne parvienne pas à régler certains problèmes de votre quotidien ! Mais en fait, la grandeur de la France remonte à très loin… Notre ligne consiste à dire que la recherche de grandeur est un fantasme qui nous paralyse et nous empêche de penser notre avenir. Notre glorieux passé devient un poids, il pèse sur nos ambitions. On préfère se complaire dans notre passé plutôt que de réfléchir aux chemins d’avenir. On choisit de se remémorer continuellement les mêmes vieilles histoires plutôt que d’en inventer de nouvelles ! Il faut reconnaître qu’inventer est aussi plus compliqué. Sur ce point, nous ne sommes pas en phase avec ce que pensent la grande majorité des Français qui, dans l’étude réalisée pour ce livre, se montrent au contraire très attachés à la notion de grandeur. 

T.K. Pour tirer le fil, la France, c’est 1789, pas le Danemark ! Il n’est pas question de remettre en cause l’héritage, mais d’appeler au calme sur la fausse grandeur. Nous rappelons que cette grandeur a toujours été, historiquement, liée à la conquête de la terre et à la guerre. C’est très compliqué de parler de grandeur sans bataille, sans conquête, sans épopée. De ce point de vue là, notre livre peut sembler très peu romantique, et nous l’assumons. Notre leitmotiv, c’est de nous demander si la France peut devenir un pays non pas normal, banal, moyen, mais un pays qui en finit avec un romantisme qui l’empêche de réfléchir et d’avancer. 

A.Z. Thierry paraphrase souvent Paul Valéry avec une phrase lourde de sens et de justesse : « La France avance vers le futur à reculons ». Nous nous référons à un passé rempli de guerres. Aujourd’hui, les agents secrets font la guerre à notre place. Et il ne s’agit pas d’être naïf et de croire à un monde pacifié, nous ne sommes pas du tout anti-militaristes. Il existe aujourd’hui de très grands dangers, mais il y a de quoi être fier de cette époque plus pacifiée et libre, c’est ça notre grandeur ! C’est ça le résultat des grandes batailles historiques. Même si la paix, c’est moins lyrique qu’une épopée. 

T.K. Le de Gaulle de la période 1962-68 savait bien que, comme Churchill avant lui, il était plus compliqué de gouverner en temps de paix. La DATAR avait “moins de gueule” que de se réfugier à Alger pour construire la riposte depuis les colonies. Mais c’est notre lot que de regarder devant et pas toujours derrière. D’ailleurs, notre enquête montre bien que les anciens regrettent moins le passé que les jeunes car ils ont de la mémoire et savent que c’était moins « cool ». Notre livre a une volonté : celle de retourner au réel. 

LVSL – Vous analysez que le discours ambiant autour du déclinisme, qui constitue par ailleurs un business, a tendance à produire une forme de sortie du politique, car s’il fonctionne commercialement, il ne passionne pas politiquement, au contraire. Qu’en est-il à l’inverse du discours sur la grandeur, produit-il la même chose ou au contraire une forme d’élan politique ? 

Charles-Maurice de Talleyrand-Périgord (1754-1838), homme d’État et diplomate français ©WikimediaCommons

T.K. Je dirais qu’il produit de la désillusion. Le discours sur la grandeur est un fantasme. Les déclinistes, comme les militaires de la fameuse tribune, s’en servent pour réclamer au retour à l’ordre, sous leur autorité évidemment. Quant aux détenteurs du pouvoir, ils agitent la grandeur pour dire qu’avec eux tout va bien. C’est absurde dans les deux cas. Pourquoi ne pas préférer la modestie ? Nous nous sommes beaucoup inspirés d’un article écrit par Jean-Louis Bourlanges dans la revue Pouvoir il y a moins d’un an, à l’occasion d’un numéro sur de Gaulle. Bourlanges oppose l’école de la grandeur à l’école de la modestie. Dans la seconde, on retrouve tous les soi-disant losers de l’Histoire de France, comme Talleyrand, qui rêvait que le rayonnement de la France se fasse par sa culture et son génie et non par une volonté de débordement. Mais finalement, c’est toujours l’école de la grandeur qui l’emporte, et l’on parle de l’école de la modestie un peu comme un groupe de rock qui n’aurait pas percé. Toute proportion gardée, Valéry Giscard d’Estaing, qui n’est pas de notre culture politique, avait lui aussi tenté une rhétorique de la modestie en rappelant que la France était une puissance moyenne. Mais c’est un crime de lèse-majesté que de dire cela. Moyenne, c’est terrible pour les Français. 

A.Z. Et ce n’est pas la réalité d’ailleurs. Si nous étions une nation moyenne, nous serions la 100ème puissance mondiale. Nous sommes encore dans les dix premières puissances. Il ne s’agit pas d’accepter fatalement une forme de déclassement mais de dire que si nous voulons être conforme à la philosophie française initiale, il nous faut arrêter de regarder un passé fantasmé, en guerre, et qui n’est pas en adéquation avec le monde d’aujourd’hui. À la fois par rapport aux nouvelles formes de concurrence et par rapport à ce que veut réellement la population : être tranquille et en paix. Encore une fois, cela n’exclut surtout pas l’ambition et l’inventivité. Ce sont même des pré-requis.

Thierry Keller : « La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle. »

LVSL – Vous reprenez ensuite le concept « d’archipelisation » de la France de Jérôme Fourquet. Mais vous dîtes que finalement, les Français n’ont pas envie d’appuyer ce morcellement mais de se réconcilier, de « construire du commun » dites-vous. Si ceci est réellement ce que pensent les Français, qu’est-ce qui fait que certains commentateurs politiques attestent de l’inverse, c’est-à-dire que la fragmentation se renforce ? 

T.K. Je pense que l’on a mal mesuré, en France, l’effet déflagrateur de la civilisation numérique sur un vieux pays analogique comme le nôtre. Nous sommes la France de Johnny Halliday et de Victor Hugo. On se rassemble, on se mélange, lors de grands moments de catharsis collectives : la Libération, Mai 68, une victoire en Coupe du Monde. Ce sont des événements profondément analogiques, c’est-à-dire low-tech. Internet et les réseaux sociaux n’ont pas la même influence dans un pays qui n’est pas spontanément politique que lorsque cela se passe chez nous. En France, le corps social existe plus qu’ailleurs. Or, désormais, plus fort qu’un morcellement par communauté, il y a un morcellement de chacun devant son propre écran. Ce sont des conditions objectives qui entrent en conflit avec une sorte d’âme politique française, composée d’une part du modèle social, d’autre part de l’hédonisme. La France de la carte vitale, la France des barbecues. Il y a une forme d’affrontement, à bas bruit, entre nos identités numériques et notre identité charnelle.

A.Z. On a tendance à plutôt parler de « société de niches » que « d’archipélisation ». Certes, la société est très segmentée. Il y a des conséquences très négatives sur le lien social : avant, vous connaissiez votre voisin qui ne pensait pas comme vous, vous pouviez vous engueuler avec lui car vous étiez dans la même usine, dans le même syndicat, parce que vous vous croisiez à l’église. Aujourd’hui, on ne va plus beaucoup à l’église, les syndicats n’ont plus le même rôle et il y a moins d’usines. Bref, on rencontre moins la différence et on en a donc beaucoup plus peur. Et on se sent seul, atomisé. 

Mais là où nous établissons une différence avec Jérôme Fourquet et sa notion « d’archipelisation », c’est que, d’une part, nous ne le déplorons pas. Nous sommes heureux que la France d’aujourd’hui soit plus ouverte qu’à l’époque de Bourvil. Nous avons oublié à quel point il était difficile avant de se délester du poids de sa famille, de certaines traditions, de vivre conformément à ses aspirations, ou encore d’être une femme indépendante. Et je ne parle même pas du fait d’être homosexuel ou de faire partie d’une minorité visible ! D’autre part, cette archipélisation est subie et non voulue. Cela signifie que les Français souhaitent reconstruire ce lien social. Mais les modalités se font encore attendre… Les Français ont envie de se réunir, de se réconcilier en quelque sorte, de tordre le réel qui les atomise. C’est une grosse erreur de penser que ce lien social est terminé, que la société serait plus individualiste. La société est atomisée indéniablement, mais pas de plus en plus individualiste. Les gilets jaunes ne défendaient pas des choses semblables au départ mais prenaient très vite plaisir à se retrouver ensemble, pour le plaisir d’échanger, de chercher un horizon commun.

Qu’est-ce que l’on a comme lieu et moment aujourd’hui où les gens se retrouvent ensemble ? Hormis effectivement les grands rendez-vous sportifs, au quotidien, qu’avons-nous pour nous engueuler avec notre voisin d’en face qui ne pense pas comme nous ? Il n’y a plus grand chose. Mais on aime la France des barbecues et des terrasses, et il ne faut pas oublier que la France ne connaît pas de tentations sécessionnistes comme l’Espagne ou l’Italie. Alors, il faut séparer ce « on ne sait plus comment faire » du « j’ai envie de tuer mon voisin ». Nous sommes bien mais isolés, nous ne savons plus trop comment faire pour vivre ensemble. Le risque quand vous connaissez moins vos voisins, c’est de croire le commentateur qui vous raconte qu’il faut se méfier de celui que vous ne connaissez pas.

LVSL – Finalement, à qui pour vous incombe la responsabilité de ce que vous appelez « une succession de décalages entre les ressentis des habitants et la façon dont les les présente ». Aux médias ? À la représentation politique ? 

A.Z. Ici, je ne suis pas sûr que l’on soit d’accord avec Thierry (rires). Pour moi, ce ne sont ni les politiques, ni les journalistes, ni les sondeurs. C’est le conformisme dans chaque métier qui tue tout : le conformisme des sondeurs qui continuent à poser toujours les mêmes questions simplistes, le conformisme de certains médias qui continuent à croire que Zemmour fait vendre alors que le marché des lecteurs-téléspectateurs-auditeurs se restreint, le conformisme de certains politiques qui continuent à penser qu’il faut parler d’immigration. Ce conformisme fait qu’on se leurre par rapport à la réalité. La responsabilité est psychologique et n’incombe pas à des groupes. Vous avez des journalistes et des politiques qui essaient de défendre des choses, nous sommes un certain nombre dans les instituts de sondage à essayer de vouloir réaliser un portrait non déformé du pays. Mais le conformisme emporte tout et la petite musique du déclin s’ancre. Pourtant ce dernier ne fait pas vendre ! Le déclin vend mais dans un marché qui se restreint, l’audience des médias s’effondre et par ailleurs les gens votent de moins en moins. Cela ressemble à une impasse. 

T.K. Visuellement, les choses ont l’air atomisées, mais dans l’aspiration, clairement pas. Le repas de famille compte encore, le barbecue est structurel, d’ailleurs son marché explose et ce n’est pas un hasard. Dans le business, la politique, la vie culturelle, tout ce qui est feel good est beaucoup plus rentable.

Arnaud Zegierman : « Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. »

A.Z. On a tendance à dire dans le débat public que les médias ont une responsabilité, mais, dans ce cas là, ils auraient une responsabilité sur tout. Historiquement, cela ne tient pas. Concernant l’audience, n’oublions pas que l’arrivée de la radio n’a pas fait disparaître la presse écrite, de même que la télé n’a pas fait disparaître la radio ni la presse écrite. Historiquement, aucun média ne s’était substitué aux autres. Quand Internet arrive, tout s’effondre et on nous dit que c’est à cause d’Internet. J’ai l’impression que c’est une hypothèse trop technophile et qu’en réalité, les médias n’ont pas réussi à continuer de parler aux gens. 

T.K. J’ajoute que la gauche était par essence fédératrice d’utopies. Plus aujourd’hui. C’est un problème que nous n’abordons pas, mais enfin, c’est mieux de l’avoir en tête.

LVSL – Pour terminer dans une approche un peu plus prescriptive, comme vous essayez de le faire dans la dernière partie de votre livre : comment sortir de cette posture typiquement française qui se raconterait des histoires sur elle-même ? Comment reconstruire un projet qui embarquerait la grande majorité et qui atténuerait concrètement l’anxiété française ? Est-ce qu’on peut se limiter à dire comme vous concluez que : « le seul choix du “cool”, du naturel et de l’apaisement sera payant » ? 

A.Z. Si l’on avait les réponses, nous nous présenterions ! Nous ne les avons pas. Nous nous sommes beaucoup dit qu’il ne nous fallait pas faire un livre de « petits cons ». D’où le fait que nous n’ayons pas fait de préconisations comme c’est la mode. Je pense en revanche qu’il faut que l’on s’apaise. Il faut résoudre le problème de l’abstention qui est l’indicateur de l’adhésion à un projet civique. Après, il faudra un peu de lyrisme. 

T.K. Oui, nous n’avons pas voulu faire de préconisations de politiques publiques, ce ne serait pas une réponse au niveau. Nous avons simplement essayé de changer le regard sur notre propre pays. Essayons de nous voir comme on est réellement et non comme on se fantasme ou comme on se dénigre. La phrase que vous citez peut paraître « gnan-gnan », ou manquer d’ambition. Mais souvenez-vous que lorsque 700 000 personnes regardent Zemmour sur CNews, il y en a cinq millions qui sont rivées sur Philippe Etchebest dans Top Chef. 

A.Z. Zemmour est un modèle, non pas de contenu discursif, mais il a réussi à mettre sur le devant de la scène ses obsessions. Nous, nous aimerions bien que notre obsession (faire un diagnostic réaliste et nuancé du pays pour mieux préparer l’avenir) infuse la société. Qu’on parle de questions qui intéressent les Français. Mais pour le « comment faire » et ce qu’il faut en tirer, nous avons plutôt confiance en la nouvelle génération qui arrive. 

Faillite des sondages, crise du PS, phénomènes Macron et Mélenchon : Entretien avec Jérôme Sainte-Marie

Crédit Photo :

Jérôme Sainte-Marie est politologue, et préside la société d’études et de conseil PollingVox. Il a récemment écrit Le nouvel ordre démocratique aux Editions du moment où il analyse la crise de confiance généralisée envers le système représentatif en France. Il a accepté de répondre à nos questions alors que les commentateurs traditionnels de la vie politique, dont les analyses ont été régulièrement démenties ces dernières années, font face à une remise en cause croissante de leur légitimité.


LVSL – Impossible de commencer sans évoquer la crise de légitimité que traverse actuellement le milieu du sondage politique. Que ce soit dans le cas du Brexit, des élections aux États-Unis ou de la primaire de la droite en France, les pronostics se sont presque toujours avérés faux. Vous dirigez vous-même un institut de sondage, comment analysez-vous cette situation ?

Jérôme Sainte-Marie – A l’évidence, et bien que les trois cas soient très différents, ce ne sont pas des performances remarquables pour les instituts de sondage ! Je ne parlerai que de ce que je connais bien, les études d’opinion faites en France. Même si j’avais pu écrire dans le Figaro peu avant le scrutin que la nature même de la primaire rendait les intentions très volatiles, je ne m’attendais pas à un tel écart entre les derniers sondages réalisés et le résultat final. La remontée de François Fillon avait été perçue, et commentée, mais son ampleur a étonné.

Le problème n’a pas été la taille de l’échantillon et la fameuse « marge d’erreur » qui en résulte, car les sociétés de sondage avaient fait l’effort d’interroger de 10 à 15 000 personnes à chaque fois pour en extraire ceux se disant certains de participer à la primaire. De ce fait, avec des échantillons d’environs 800 électeurs, on pouvait attendre des résultats fiables. Tout le problème fut, et l’on retrouve cela pour la primaire de la « belle alliance », que l’opinion ne se cristallise pas vraiment dans ce genre de campagne. Avec une offre politique assez semblable, il était vraiment très facile pour un électeur de droite d’aller de Sarkozy à Fillon en passant par Juppé, ou l’inverse. Les quatre millions d’électeurs étaient eux-mêmes, sociologiquement assez semblables, et d’une culture politique homogène. De plus, il est évidemment impossible pour une primaire d’utiliser les controversés mais bien utiles « redressements politiques », fondés sur les votes antérieurs déclarés.

J’insiste sur le fait que l’on retrouve exactement les mêmes fragilités pour la prochaine primaire. Or, vous l’aurez remarqué, les sondages dits d’intentions de vote, intitulé très abusif lorsque l’opinion n’est pas encore formée, exercent toujours la même fascination. J’ai bien noté la décision du Parisien (qui ne commandera plus d’enquêtes d’opinion jusqu’à l’élection présidentielle), et je la trouve assez étrange. Ce journal passe d’une consommation frénétique de micro-sondages à l’emporte-pièce, destinés selon toute apparence à faire parler du titre quelques heures, à une abstinence intégrale. C’est regrettable, car il existe de précieuses informations à tirer d’une étude d’opinion, lorsqu’elle est menée de manière rigoureuse.

LVSL – Ces derniers temps, Emmanuel Macron semble s’être installé dans le champ médiatique comme la nouvelle coqueluche. Il n’est pas le premier à jouir d’une telle exposition médiatique et de « bons sondages ». Pensez-vous qu’il s’agisse d’une bulle ou d’un phénomène plus profond ?  

JSM – Distinguons les deux éléments de votre question. Tout d’abord, qu’Emmanuel Macron soit devenu l’enfant chéri des médias dominants n’a rien que de très logique. C’est un schéma constant. Dans les années 50 il y eu Pierre Mendès-France, puis dans la décennie suivante Valéry Giscard d’Estaing ministre, Jean Lecanuet un temps, et puis Michel Rocard dans les années 70. Dans le quinquennat qui s’achève, on a connu le même engouement avec Manuel Valls et, chacun veut l’oublier, Jérôme Cahuzac. C’est la figure classique du poulain politique dont s’entiche la superstructure – Karl Marx, toujours très clair, disait, dans les Luttes de classes en France, la Banque. Le produit politique de l’année, si l’on veut. Il faut qu’il parle bouleversement, et pourquoi pas révolution, terme chéri des banquiers d’affaires si l’on en juge par le titre du dernier ouvrage d’Emmanuel Macron, semblable au singulier près à celui de Matthieu Pigasse.  Et bien sûr, derrière ce tumulte,  il faut qu’il y ait une pensée parfaitement conforme aux intérêts dominants. Comme le Capital ne vote pas, il faut bien qu’il fasse voter. L’idée de l’alternance unique, pour reprendre le mot de Michéa, est pour lui la meilleure. Mais cette formule, le va-et-vient entre gauche libérale et droite libérale, est un peu épuisée. Alors il faut mimer une démarche antisystème…

Pour Emmanuel Macron le moment décisif sera selon moi courant février, lorsque les gens qui ne s’intéressent au jeu électoral que par intermittence, notamment parmi les catégories populaires, commenceront à faire leur choix. Il est tout à fait possible qu’alors Emmanuel Macron voit son niveau annoncé se rapprocher de son socle réel, les libéraux de gauche, soit moins de 10% du corps électoral. Après, les capacités d’auto-destruction du Parti socialiste sont telles qu’il pourrait devenir par défaut le candidat de la gauche de gouvernement. Ce serait assez ironique, mais pas totalement immérité.

LVSL – Une autre personnalité semble jouir d’un regain de popularité. Il s’agit de Jean-Luc Mélenchon. Celui-ci s’appuie notamment sur une forte visibilité sur les réseaux sociaux, il connait d’ailleurs un succès inédit sur Youtube. Dans quelle mesure pensez-vous qu’il soit possible de matérialiser cette popularité en réussite électorale ?

JSM – La configuration est là très différente. Il y a un électorat passé de Jean-Luc Mélenchon, puisqu’il a rassemblé 11,1% des suffrages exprimés en 2012. C’était un score important, d’autant que la tentation du vote utile à gauche en faveur de François Hollande était très forte. Cela donne à penser sur la notion de vote utile, d’ailleurs. La radicalisation du discours politique libéral à droite lui donne une chance : comme les électeurs anticipent l’élimination de la gauche dès le premier tour, ils pourraient être tentés par un vote d’opposition, un vote qui prépare l’éventuel conflit social que provoquerait l’application du programme de François Fillon. Cela permet à Jean-Luc Mélenchon d’étendre son influence à gauche. Tout la question est de savoir s’il pourra aller au-delà, c’est à dire concilier ce signifiant épuisé, la gauche, avec le peuple, la multitude et, car la vie politique se joue dans un espace fini, la nation. Il le tente, et c’est cela pour moi l’originalité fondamentale. Les moyens d’expression qu’il s’est choisis – mélange de traditions et d’innovations, d’émissions classiques et de vidéos, etc – fonctionnent aussi parce qu’ils illustrent ce pari idéologique.

LVSL – La primaire du PS va bientôt avoir lieu. Dans un contexte de division de la gauche on constate de fortes disparités idéologiques entre les candidats et un affaiblissement historique de la social-démocratie. Croyez-vous que les élections de 2017 seront l’occasion de l’éclatement du PS et d’une recomposition de la gauche maintes fois annoncée ?

JSM – Je ne vois pas la même chose que vous. Où sont les disparités idéologiques ? L’espace politique de cette primaire est des plus réduits. Au fond, c’est ce qui reste quand on a soustrait Jean-Luc Mélenchon d’un côté, Emmanuel Macron de l’autre. Un peu comme si le Parti socialiste dans les années 1970 avait été amputé du CERES et de la nouvelle gauche. Alors, évidemment, puisqu’il s’agit d’une compétition politique, on essaie de donner l’impression de clivages, on transforme les fissures en crevasses et les crevasses en abîmes. Chacun y trouve son compte, les candidats comme les médias. La réalité est que s’affrontent pour l’essentiel des gens ayant gouverné ensemble, et qui sont peu ou prou solidaires du bilan du quinquennat écoulé.

Pour parler d’avenir, si le candidat socialiste devait être battu dès le premier tour de la présidentielle, ce qui est à l’heure actuelle l’hypothèse la plus vraisemblable, il y aura sans doute un phénomène très intéressant. Admettons que ce soit François Filon contre Marine Le Pen. En ce cas, je suis persuadé qu’une bonne partie des cadres éminents du Parti Socialiste seront tentés par une formule droito-compatible. Face à une candidate stigmatisée, il sera aisé d’habiller son arrivisme d’oripeaux républicains. D’ailleurs, et le second tour des élections régionales l’ont montré, les réflexes conditionnés fonctionnent encore dans l’électorat. Evidemment, tous n’iront pas, et l’on aura alors une possibilité réelle d’éclatement du Parti Socialiste, d’autant que celui-ci est fragilisé par ses déroutes électorales aux scrutins locaux, notamment les municipales.

Il se pourrait qu’il y ait un schéma trinitaire renouvelé par rapport à aujourd’hui. Non plus un duel gauche-droite avec un FN en tiers exclu, mais une opposition entre la droite (élargie aux réformateurs libéraux de tous bords) et le FN (sous une appelation renouvelée probablement, tenant l’union des souverainistes), avec une gauche recomposée, un peu comme Podemos ou le Labour actuel, occupant la position dominée mais irréductible qui est depuis trente ans celle du parti lepéniste. La campagne électorale est précisément l’occasion d’éviter ce schéma, ou, s’il se réalise, de faire en sorte qu’il existe encore un débouché politique pour ce que l’on appellera par habitude le mouvement ouvrier, ou le mouvement social. Il vaudrait mieux en ce cas, si je puis m’avancer sur ce point, éviter de s’enfermer dans ce signifiant « gauche ».