Après l’affaire des sous-marins, quel avenir pour la France en Indo-Pacifique ?

© Aymeric Chouquet pour Le Vent Se Lève

L’affaire des sous-marins, fruit du jeu des puissances, entre faux alliés et vrais ennemis, vient ébranler un peu plus la stratégie élyséenne en Indo-Pacifique. En outre, le troisième, et dernier référendum d’autodétermination en Nouvelle-Calédonie, le 12 décembre prochain, renforce d’autant plus l’incertitude sur les capacités françaises dans la zone. La France se découvre ainsi, et de jour en jour, en puissance moyenne du nouvel ordre mondial. La classe politique française affiche un patriotisme de circonstance, mais refuse de tracer les contours d’une rupture avec l’atlantisme.

 Une idylle qui avait pourtant bien commencé

 « Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans » voilà le résumé que faisait le ministre des Affaires étrangère, Jean-Yves Le Drian, au micro d’Europe 1 le matin du 26 avril 2016. Tous les voyants étaient alors au vert, Naval Group et la France venaient de réaliser le coup du siècle. L’Australie s’engageait dans l’achat de 12 sous-marins, de type Shortfin Barracuda, pour 35 milliards d’euros. Les adversaires de Naval Group et de la France sur ce contrat n’étaient autre que les Allemands de TKMS et un consortium japonais autour de Mitsubishi Heavy Industries et Kawasaki Heavy Industries.

De cet environnement de requins, entre industries allemandes et nippones, Naval Group dont le capital appartient à 65% à l’État français, et 35% à Thales, a su tirer son épingle du jeu face à l’inexpérience japonaise en matière d’exports militaires et allemande dans la construction de gros sous-marins, 4000 tonnes pour le shortfin barracuda contre 2000 pour les engins habituellement vendus par le leader mondial, TKMS. A contrario, les réussites de Naval Group en Inde et au Brésil avec des ventes incluant un transfert de technologie et l’excellence française en matière de technologies militaires, notamment le sonar de Thalès, a grandement rassuré et convaincu Canberra à l’époque.

« Nous nous sommes mariés avec l’Australie pour cinquante ans »

Jean-Yves Le Drian, ministre français des Affaires étrangères

Cinq ans après la signature de ce contrat, l’Australie rejoint l’alliance AUKUS composée des États-Unis et du Royaume-Uni, et renonce unilatéralement aux sous-marins français, lui préférant les sous-marins à propulsion nucléaire de la marine américaine, qui sont pourtant les alliés de la France… Avec ce coup de force politique et diplomatique, Joe Biden s’inscrit dans les pas de son prédécesseur Donald Trump, aux tweets compulsifs.

L’Australie dont l’appareil industriel et militaire fait défaut pour de telles constructions recevra les appareils clé en main, sans aucune coopération industrielle entre les deux États. Au contraire du précédent contrat avec Naval Group qui laissait un espace important aux transferts de technologies de la France vers l’Australie. Toutefois par son action, l’Australie se place un peu plus sous l’égide des États-Unis, notamment en réaction aux tensions grandissantes avec la Chine.

À la suite de ces annonces, Emmanuel Macron a ordonné le rappel des ambassadeurs aux États-Unis et en Australie pour consultation. Puis, le 22 septembre dernier, lors d’un appel téléphonique, les deux présidents se sont fendus d’un communiqué commun en forme de cadeau diplomatique fait à Emmanuel Macron, afin de ne pas perdre la face en politique interne à moins d’an des élections présidentielles.

De surcroit, la classe politico-médiatique française semble redécouvrir à chacune de ces affaires, que nos alliés de Washington n’en sont pas vraiment. Cette affaire provoque, comme d’habitude, un brouhaha médiatique aussi puissant qu’il est court avant de s’éteindre par le refus d’aller au-delà du coup d’éclat diplomatique. « Fool me once, shame on you. Fool me twice shame on me »

Du contrat du siècle à l’affaire des sous-marins : faux alliés et vrais ennemis

Les relations qu’entretiennent l’Australie et la Chine ne sont pas étrangères à la prise de position unilatérale de Canberra en faveur des sous-marins à propulsion nucléaire.

En effet, depuis quelques années les relations entre les deux pays se sont tendues. L’importance prise par la Chine dans l’économie australienne au fil des années s’est considérablement accrue, 40% des exportations australiennes se font en direction de la Chine. Ce sont de nombreux produits agricoles et miniers qui transitent entre les deux pays. Également l’agressivité chinoise via des cyber attaques ou le financement de partis politiques pour influencer la vie politique locale, confirmé par le dernier rapport de l’IRSEM, a poussé le gouvernement australien à mettre des mesures de restriction face à la percée de Pékin.

Le Covid-19 sera le point de bascule de la tension entre les deux États, quand le Premier ministre australien a publiquement demandé une enquête indépendante sur les conditions d’émergence du virus à Wuhan. Cette demande insistante a provoqué l’ire de Pékin qui, en représailles, a instauré des droits de douanes sur de nombreux produits venus d’Australie.

Bien évidemment, la Chine, qui était au cœur de la décision de renouvellement de la flotte sous-marine de l’Australie, est aussi le facteur de ce changement de partenaire militaire pour l’île continent. La Chine dont les velléités hégémoniques sur la zone ne sont plus à démontrer, d’une part pour ses Nouvelles routes de la soie et, d’autre part, parce que le trafic maritime passe majoritairement par le Pacifique. Ses mouvements sont ainsi scrutés par tous les acteurs de la zone, notamment les États-Unis dans l’objectif de contenir l’expansion chinoise.

Ce revirement de Canberra s’appuie certes sur les craintes vis-à-vis de la chine mais également sur des relations fortes avec les grands pays anglo-saxons. Ces relations se formalisent autour de l’alliance des Five Eyes depuis 1955. Cette dernière est un vaste programme de coopération entre les services de renseignement des États-Unis, du Canada, de la Nouvelle-Zélande, de l’Australie et du Royaume-Uni. Les Five Eyes avaient, en outre, été très actifs dans les écoutes généralisées orchestrées par la NSA et révélées par Edward Snowden.

Sur la base de ces anciennes alliances QUAD[1], Five Eyes et la France, les États-Unis de Joe Biden construisent petit à petit un nouvel OTAN pacifique avec l’objectif clair de cerner la Chine. Les récentes opérations conjointes avec le Japon, l’Australie, la France montrent une volonté d’intensifier les coopérations militaires de la zone avec la Chine en ligne de mire.

Le pivot américain, débuté lors du second mandat de Barack Obama, se confirme et s’accentue.

La France en Indo-Pacifique, une stratégie de l’impuissance ?

L’Australie est un acteur important de la stratégie indopacifique française. Emmanuel Macron n’a eu cesse de répéter l’importance de l’axe Paris, New Delhi, Canberra lors de son déplacement sur l’île continent. C’est à ce titre que tout avait été mis en œuvre par les officiels français pour s’octroyer ce gros contrat avec l’Australie.

Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’Assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Or, et depuis la conclusion de contrat en 2016, de nombreux éléments laissaient penser que des acteurs hostiles à Naval Group agissait pour discréditer le fleuron français auprès du gouvernement australien, via des campagnes de presse et du lobbying. C’est une véritable guerre de l’information qui fut menée au détriment de Naval Group et de la France. Les réactions tardives, voire l’absence de réaction, face à ces attaques montrent une nouvelle fois les lacunes françaises en matière d’intelligence économique. Cette même naïveté, voire cécité volontaire, qui a valu aux français des pertes de fleurons irremplaçables tel que Alstom.

La stratégie de la France dans la zone se veut, au moins dans les mots, inclusive et promeut un multilatéralisme dans le respect du droit international et contre les hégémonies, notamment celle de la Chine. À travers l’axe Paris, New Delhi Canberra voulu par Macron, la France veut renforcer sa position singulière dans la zone. Cette approche stabilisatrice s’est réaffirmée lors du récent sommet France-Océanie qui a réuni une dizaine d’États de la zone pacifique pour évoquer des sujets de coopération économique, sécuritaire et liés au réchauffement climatique.

Mais la France a-t-elle réellement les moyens de cette ambitieuse troisième voie ? Alors qu’elle loue d’une part une Union européenne dont l’agenda s’inscrit sur celui de Berlin. Ces derniers ont pourtant des objectifs, avant tout, mercantiles, même avec la Chine. Et, d’autre part, des alliances avec les États-Unis prompts à la trahison dès lors qu’il s’agit de leurs intérêts.

Pourtant les atouts français dans la zone sont très nombreux. Premièrement, 1,6 million de Français résident dans cet espace. Deuxièmement, les territoires ultramarins, la Nouvelle-Calédonie, la Polynésie française et Wallis et Futuna offrent une force de projection non négligeable pour ses alliés. En effet Paris dispose de près de 7000 militaires sur place et 98% de sa ZEE, soit 11 millions de km², la deuxième au monde, dans le Pacifique. Pour finir, plus d’une trentaine d’appareils maritimes et aériens sont sur place avec les forces armées situées de la Réunion à la Nouvelle-Calédonie et la Polynésie française (FANC et FAPF) pour compléter l’arsenal français. De fait, et en cas de conflit militarisé, la France est apte à intervenir rapidement pour protéger ses alliés ainsi que ses intérêts.

Néanmoins, ces atouts resteront inutiles si les moyens d’actions supplémentaires ne sont pas mis en place. Ainsi, Le président du Groupement des industries de construction et activités navales (GICAN), Patrick Boissier, rappelait cruellement lors d’une audition en 2016, à l’assemblée nationale, que les forces à disposition pour surveiller le territoire maritime français est « à peu près l’équivalent de deux voitures de police pour surveiller le territoire de la France. »

Par ailleurs, le risque prochain de perdre la Nouvelle-Calédonie lors du troisième, et dernier, référendum prévu par les accords de Nouméa, laisse planer un sérieux doute sur le futur de la stratégie française dans la zone. En effet la perte de ce territoire stratégique ne serait pas pour rassurer nos alliés de la zone sur la capacité de la France à offrir une voie entre Pékin et Washington. L’indépendance de la Nouvelle-Calédonie occasionnerait, de facto, un rétrécissement certain du périmètre de souveraineté de la France. En effet comme le stipule le document du gouvernement sur les conséquences du « oui » et du « non » un flou subsiste sur les relations entre les potentiels futurs deux États que seraient la France et la « Kanaky ». Ainsi les forces armées françaises sur place seraient redéployées ailleurs, laissant le champ libre à la Chine qui des vues sur le quatrième producteur mondial de Nickel.

À ce titre, la Chine ne reste pas neutre dans le processus référendaire en Nouvelle-Calédonie. Les différentes auditions de la DGSE devant les parlementaires et le récent rapport de l’IRSEM mettent au jour les méthodes chinoises pour noyauter l’économie locale et approcher les élites indépendantistes, via l’association d’amitiés sino-calédoniennes et la diaspora sur place. De même l’IRIS, dans un rapport plus ancien, indique que cette zone est un véritable « laboratoire » du soft power chinois.

L’indépendance de ce territoire et sa mise sous tutelle chinoise permettrait à Pékin de sortir de l’encerclement américain et d’isoler l’Australie tout en renforçant son accès au nickel du Caillou. Pour la France, cet arrêt brutal du mariage avec l’Australie et l’incertitude quant à sa présence dans la zone sonne comme un rappel cruel, somme toute nécessaire, d’un monde dont la conflictualité augmente. Notamment au sein de l’espace indopacifique où les chocs entre les volontés hégémoniques de Pékin et Washington iront crescendo. La France, qui possède le deuxième domaine maritime au monde, aura ainsi le choix entre épouser complètement les velléités de des États-Unis et de l’OTAN, soit affirmer sa souveraineté dans la zone par la construction d’une autonomie d’actions tant militaire que diplomatique.

[1] « Dialogue quadrilatéral de sécurité » entre le Japon, l’Australie, l’Inde et les Etats unis formalisé en 2007.

L’ouvrage posthume de Coralie Delaume

Les livres de Coralie Delaume ont incontestablement marqué la nouvelle génération eurocritique. Les États désunis d’Europe, La fin de l’Union européenne (co-écrit avec David Cayla), Le couple franco-allemand n’existe pas… autant de titres familiers à ceux qui, confrontés au conformisme ambiant relatif à la question européenne, ont souhaité s’en départir. Les éditions Michalon publient son ouvrage posthume, Nécessaire souveraineté. On y retrouve son sens de la synthèse et sa verve, son lot d’analyses fulgurantes et de digressions stimulantes ; les points que l’on regrette de ne plus pouvoir discuter avec elle, également. Retour sur l’ultime production, inachevée, d’une essayiste qui aura compté pour la rédaction du Vent Se Lève.

Si les livres de Coralie Delaume ont rencontré cet écho de son vivant, c’est qu’ils accompagnaient les secousses successives que traversait une Union européenne en perte de légitimité : crise des dettes souveraines en 2010, soumission de la Grèce à une thérapie de choc en 2015, vote en faveur du Brexit en 2016…

NDLR : lire sur LVSL notre entretien avec Coralie Delaume sur son avant-dernier livre : « Faire l’Europe par le marché et la monnaie, c’était à l’évidence faire une Europe de classe »

L’édifice tenait bon, mais il craquelait. L’opinion demeurait majoritairement favorable au maintien dans l’Union européenne, mais celle-ci ne suscitait que peu d’enthousiasme. Partisans et opposants à Bruxelles communiaient en réalité dans un manque d’intérêt manifeste pour la politique européenne. Rapports illisibles, obscures polémiques juridiques, jargon technocratique, labyrinthe institutionnel digne d’une nouvelle de Borges… S’intéresser à l’Union européenne requérait de franchir la barrière de l’ennui. Ce n’est pas le moindre des mérites de Coralie Delaume que d’avoir donné à ses lecteurs le goût de la politique communautaire. C’est une qualité qui transparaît encore dans son dernier livre.

Aller au-delà de la critique de l’Union européenne

On appréciait chez Coralie Delaume l’esprit de synthèse, qui articulait des réalités touchant à des domaines aussi divers que le droit communautaire, la vision géopolitique de l’Allemagne ou l’économie financière, en des analyses claires et concises. On le retrouve dans cet ouvrage, aussi dense que court – moins de cent pages.

Le lecteur familier de ses livres retrouvera dans celui-ci ses thèmes fétiches. L’Union européenne comme cadre instituant la toute-puissance des marchés financiers. Le néolibéralisme comme poison mortel pour les conquêtes démocratiques. L’ordre européen comme arrangement institutionnel bénéficiant à l’Allemagne.

D’autres passages témoignent d’une volonté d’aller au-delà de la critique de l’Union européenne. Il est notamment rappelé que « l’Union européenne n’est rien d’autre qu’une petite mondialisation pure et parfaite d’échelle régionale immédiatement branchée sur la grande ». Mise au point salutaire. Une certaine critique obsessionnelle de l’Union européenne tend en effet à présenter celle-ci comme la source de tous les maux, au mépris des multiples dynamiques – globalisation, financiarisation, autonomisation des élites en une technocratie – dont elle est tout autant le produit que le catalyseur.

On appréciera également sa réflexion sur le néolibéralisme, qu’elle refuse de considérer comme la simple auto-régulation des marchés. L’économie européenne est en effet fortement régulée par des acteurs qui ne sont pas des agents économiques. Que l’on pense aux milliers d’arrêts de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) ou directives de la Commission européenne. Que l’on songe simplement aux traités européens eux-mêmes. Ou que l’on garde à l’esprit, de manière encore plus évidente, la politique de la Banque centrale européenne (BCE), qui procède par injection massive de liquidités et rachat de dettes – pratique attentatoire à l’auto-régulation des acteurs économiques s’il en est. Coralie Delaume rappelle ainsi que « la politique actuelle [de la BCE] fait désormais de l’économie européenne une économie partiellement administrée ».

Administrée ne signifie en rien étatisée. C’est précisément pour conjurer le spectre d’un retour de l’État que les rédacteurs des traités européens ont conféré à des institutions « indépendantes » – BCE, CJUE, Commission – la charge de réguler l’économie européenne. Cette régulation n’a rien d’égalitaire : c’est au contraire pour permettre au capitalisme de fonctionner correctement que ces « indépendantes » ont vu le jour.

Un rappel utile, à l’heure où il est de bon ton de professer que l’UE ne constituerait qu’un marché anarchique, auquel il conviendrait d’adjoindre des institutions visant à le réguler. L’Europe inachevée, véritable coquecigrue de ceux qui prétendent qu’elle possède une dimension économique, mais pas encore de volet politique et juridique ; une telle vision des choses passe sous silence la densité institutionnelle de l’UE et l’ampleur de la régulation économique et financière qui sont déjà à l’oeuvre.

NDLR : lire sur LVSL l’article de Jean-Baptiste Bonnet : « Ordolibéralisme : comprendre l’idéologie allemande »

On mentionnera enfin l’évocation, par Coralie Delaume, de la pensée de Friedrich Hayek. Si d’aucuns estiment que ce « pape du néolibéralisme » a été cité ad nauseum, sa philosophie embrasse un nombre si grand de domaines qu’elle sert, de manière renouvelée, à la compréhension du monde contemporain. C’est ici comme penseur critique de la souveraineté que Coralie Delaume le convoque. Pourfendeur de l’État social, Hayek était un infatigable bretteur contre son corollaire : le sentiment de solidarité nationale. Aux flux des marchés, anonymes et transfrontaliers, Hayek opposait la stase de l’appartenance à l’État-nation, engoncé dans des frontières arbitraires. Il se réjouissait de leur érosion, et appelait à leur disparition progressive.

Coralie Delaume rappelle en quels termes prophétiques Hayek appelait de ses voeux une construction européenne, dès les années 1930.

Rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ?

La tonalité de l’ouvrage est optimiste. Coralie Delaume évoque la crise du Covid et le retour en force du champ lexical de la souveraineté. Elle perçoit plusieurs signaux faibles d’un basculement intellectuel : la parution du premier numéro intitulé « Souverainismes » de la revue Front populaire de Michel Onfray ou le momentum médiatique d’Arnaud Montebourg. Et de citer Victor Hugo : « rien n’est plus puissant qu’une idée dont le temps est venu ». Plus matérialiste, Karl Marx – que Delaume appréciait – exprimait les choses en des termes un rien plus précis : « une idée devient une puissance lorsqu’elle s’empare des masses ». On est forcé de constater que celles-ci restent acquises à l’Union européenne, et les élites françaises bien davantage.

La séquence médiatique post-Covid a été marquée non par un retour en grâce du thème de la souveraineté, mais par une formidable identitarisation des débats. La revue Front populaire y a amplement contribué. Et que dire du momentum médiatique d’Arnaud Montebourg, sinon qu’il fait pâle figure à côté de celui d’Éric Zemmour ? Ce dernier s’est départi de ses derniers oripeaux souverainistes, aussi superficiels aient-ils été, pour se livrer sans frein aux provocations ethnicistes. Cette éclipse du thème de la souveraineté par celui de l’identité est du reste fort lucidement évoquée par Coralie Delaume dans cet ouvrage : « la souveraineté abolie, restent les moeurs, les rites et les coutumes, en somme, l’identité ».

De même, on aurait aimé discuter avec elle son analyse de l’élection de Donald Trump et du Brexit, qu’elle conçoit comme des élans populaires à l’encontre d’une élite transnationale et néolibérale. Il ne faut bien sûr pas mésestimer la rupture que constitue la politique protectionniste de Donald Trump, dans laquelle Joe Biden semble s’inscrire. Pas davantage que la nationalisation – le vocable lui-même avait disparu du champ sémantique européen ! – des lignes de chemin de fer par Boris Johnson.

Mais parallèlement à ces orientations hétérodoxes, on aurait tôt fait de passer outre la politique de dérégulation financière promue tant par le chef d’État britannique que par Donald Trump. À ce titre, Marlène Benquet et Théo Bourgeron, dans leur éclairant ouvrage La finance autoritaire, publié aux éditions Raisons d’agir, nuancent l’interprétation du Brexit comme un phénomène populaire dirigé contre les élites britanniques. Ils démontrent, nombreuses études à l’appui, que la finance a davantage investi dans la campagne du Brexit que dans celle du Remain, subventionnant think-tanks libertariens et médias conservateurs. La raison à ce phénomène en apparence paradoxal : une volonté de s’émanciper de la réglementation financière européenne.

NDLR : retrouvez sur LVSL l’analyse de Marlène Benquet et Théo Bourgeron : « Du néolibéralisme au libertarianisme autoritaire ? »

Non que la réglementation financière européenne menace la majorité des acteurs financiers : banques, investisseurs institutionnels et fonds de pension ont au contraire tout à y gagner. Mais à cette première financiarisation, les auteurs opposent une seconde financiarisation, notamment caractérisée par le développement des hedge funds et des investisseurs dans les produits dérivés. Ceux-ci ont pu croître grâce à la réglementation financière européenne, mais elle est à présent un frein à leur expansion, car elle limite – bien faiblement – la titrisation ou certaines pratiques spéculatives des hedge funds, comme la vente à découvert.

Porté par un vote populaire, le Brexit a paradoxalement profité à la fraction la plus spéculative de la finance anglaise ; l’élection de Donald Trump est justiciable de la même analyse. En Europe continentale, cette seconde financiarisation étant moins aboutie qu’en Angleterre et aux États-Unis, la finance y est davantage acquise à l’Union européenne. Ainsi, il n’est pas inutile de croiser la lecture de Nécessaire souveraineté avec celle de l’ouvrage, court et dense lui aussi, de Marlène Benquet et Théo Bourgeron.

Ces considération mettent-elles en cause la thèse de l’ouvrage ? Elles ne font que renforcer son plaidoyer. L’ethnicisation des débats, la financiarisation, qu’elle soit traditionnelle ou plus récente, sont des maux auxquels il existe un seul et même remède : la souveraineté populaire.

État d’urgence pour l’agriculture française

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L’agriculture française est à un tournant. Les négociations avec les distributeurs tournent au bras de fer, consacrant l’échec des lois censées rééquilibrer leurs rapports avec les producteurs. Dans le même temps, les négociations en cours sur la PAC engageront la France pour les années à venir. Les moyens publics mobilisés pour appuyer l’agriculture ne suffisent plus à endiguer la paupérisation de ce métier, victime des dérives d’une économie exposée à un libéralisme à tout crin. Définir une agriculture durable, garantissant à la fois une alimentation saine, la souveraineté alimentaire et l’adaptation au dérèglement climatique, impose de s’interroger sur la pérennité des revenus agricoles.

Depuis 30 ans, le prix de la viande de bœuf ou de veau payé au producteur n’a pas varié. Pourtant, le prix pour le consommateur s’est envolé au cours de la même période, augmentant de plus de 60 %. Cette évolution symptomatique pose une question essentielle : où passe l’argent du secteur agricole, alors qu’éleveurs et distributeurs s’affrontent ?

Tout d’abord, il faut rappeler que l’agriculture est un secteur contrasté, qui présente de fortes inégalités. Entre 1982 et 2019, le nombre d’agriculteurs a été divisé par 4. La France, qui comptait alors 1,6 million d’actifs agricoles, n’en recensent désormais plus que 400 000. Or, sur les seules 20 dernières années, la valeur ajoutée du secteur agricole avait bondi de près de 30 %. Une création de richesse qui semble aujourd’hui échapper aux producteurs dans leur ensemble.

Un secteur miné par les inégalités

Le secteur agricole se caractérise par de fortes inégalités, comme le montre le tableau suivant produit par l’INSEE. Ainsi, les déciles des revenus des agriculteurs exploitants s’échelonnent de 1 à 11 en moyenne (écart entre les 10% d’exploitants ayant le plus fort revenu et ceux ayant le plus faible). Cet écart s’étend même de 1 à 15 pour les cultures spécialisées comme les légumes, les fleurs, la vigne ou l’arboriculture. Surtout, 20 % des actifs agricoles sont confrontés à des revenus nuls. Ainsi, le regroupement des terres agricoles, le remembrement – c’est à dire la réunion de plusieurs parcelles – et la course à la taille des exploitations n’ont pas permis de sécuriser les revenus agricoles dans une logique malthusienne. Au contraire, ils ont accéléré un mouvement de paupérisation du monde agricole.

Revenus d'activité mensuels des non salariés agricoles - source INSEE 
https://www.insee.fr/fr/statistiques/4470766?sommaire=4470890
Revenus d’activité mensuels des non salariés agricoles – source INSEE

Ces écarts se présentent sous différentes formes. Tout d’abord, il existe un effet spécifique lié à l’âge de l’exploitant. En effet, la possession d’un capital foncier permet d’en tirer des revenus, ce qui avantage les exploitants plus âgés. En outre, certaines filières sont plus valorisées que d’autres. La viticulture, par exemple, bénéficie de fortes exportations. Des tensions apparaissent donc entre les différentes filières depuis de nombreuses années, notamment sur la répartition des aides de la Politique Agricole Commune (PAC).

Ces aides sont au cœur des débats actuels. L’Union européenne souhaite revoir à la baisse ses budgets dédiés à la politique agricole, au profit d’autres priorités et en raison du Brexit. Cette politique arrive à rebours des politiques menées par les autres grandes puissances. A l’heure actuelle, 30 % des exploitants perçoivent moins de 5.000€ d’aides. Dans le même temps, près de 10 % du budget est distribué à un tout petit nombre d’exploitants recevant plus de 100.000€ en subventions. Selon une étude menée avec le ministère de l’Agriculture (1), cette disparité vient de l’absence de plafonnement des aides. Selon cette même étude, les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles, avec là encore des différences très variables selon les secteurs. Les aides représentent moins de 10 % pour la production horticole ou viticole, et plus de 100 % pour la viande bovine ou la culture d’oléagineux.

Les aides représentent 88 % du résultat des entreprises agricoles.

Ces chiffres démontrent l’extrême dépendance du secteur agricole aux aides européennes, et les fragilités d’un secteur livré aux aléas du libéralisme. Tout d’abord, ces sommes ne permettent pas de garantir un revenu digne aux exploitants. Un sur cinq vit aujourd’hui sous le seuil de pauvreté. Or ils ne bénéficient par pour autant de prestations sociales, en raison de leur statut.

Les auteurs de l’étude font valoir que, pour des exploitants indépendants, la faiblesse des revenus est compensé par la valeur du capital détenu, qui doit être liquidé au moment de la retraite. Si ce constat est juste, il faut néanmoins considérer que ce capital est grévé par un endettement croissant. Le taux d’endettement dépasse les 40 % pour les entreprises du secteur, et est là encore est marqué par de fortes disparités. Le besoin en capital des exploitations est devenu plus important, notamment avec la mécanisation, et cela malgré la faiblesse des revenus. Le renchérissement du foncier, dont les prix ont fortement augmenté, expliquent aussi cet endettement. Inflation déduite, les prix des terres agricoles ont augmenté de 52 % entre 1995 et 2010, sous le double effet de l’extension des exploitations et de l’artificialisation des sols. Ceci s’explique également par l’indexation des aides européennes sur la surface exploitée.

Les prix à la consommation de certains produits augmentent bien plus que l’inflation. Dès lors, où passe l’argent de l’agriculture ? La grande distribution est souvent pointée du doigt : les prix d’achat aux producteurs sont victimes de la guerre des prix à laquelle les enseignes se livrent pour attirer les clients. L’alimentaire ne constitue pas le rayon le plus rentable, avec 0,8 % de marge seulement en moyenne, et fait donc office de produit d’appel. Mais dans cette confrontation entre producteurs et distributeurs, il y a un grand absent : l’industrie de la transformation, dont les publicités inondent pourtant nos écrans. En position de force vis à vis de producteurs morcelés, et malgré la pression des centrales d’achats, ces intermédiaires peuvent se ménager des marges importantes. Le cas le plus emblématique est celui du sucre, dont les marges atteignent 13 %. En effet, seules 10 entreprises pèsent pour 99,7 % du total de la transformation. La loi EGALIM, qui voulait ainsi proposer un cadre de négociation plus équilibré, s’est heurté à la brutalité des rapports de force économiques, et ne permet plus à l’État de se dérober de son rôle d’arbitre pour trouver des solutions structurelles.

Menaces tous azimuts

Si la question des revenus agricoles est si sensible, c’est qu’elle conditionne la pérennité d’un secteur confronté à de multiples menaces. Premièrement, la moitié des chefs d’exploitation ont plus de 50 ans, ce qui représente un vrai défi pour assurer les successions dans les années à venir. Le regroupement des terres ne sera certainement pas suffisant pour enrayer la perte de surfaces agricoles, et l’expérience montre qu’il ne permet pas d’assurer les conditions d’une agriculture durable. Or, les attentes des exploitants en fin de carrière vont être confrontées aux faibles capacités des personnes désirant s’installer, au risque tout simplement de ne pas pouvoir céder leurs biens, et laisser des terres en jachère. Cette situation nécessite une politique active à tous niveaux, pour anticiper cette situation et ramener massivement vers l’agriculture des actifs pour répondre aux besoins à venir.

La recherche d’une souveraineté alimentaire et la mise en place de circuits courts sont largement plébiscités dans l’opinion. Pourtant, ces objectifs sont menacés par la poursuite des traités de libre échange, comme le CETA ou le projet d’accord avec le MERCOSUR. Les importations de produits agricoles ne sont pourtant pas à la traine, puisqu’elles ont doublé depuis l’an 2000 et concernent des denrées produites en France. Ces accords peu restrictifs créent une concurrence inique tant sur la qualité que sur le prix des produits, susceptible de menacer nos producteurs. Par exemple, concernant spécifiquement la viande bovine, la hausse des importations présente un impact négatif plus fort pour les producteurs que la baisse tendancielle de la consommation de viande. Par ailleurs, alors que le premier bilan du CETA apparaissait positif pour l’économie française (solde commercial de 800 M€ et gains de 50 M€ pour les exportations agricoles), celui-ci s’est complètement inversé au gré de la crise sanitaire. Au premier semestre 2021, les importations canadiennes à destination de la France ont plus que triplé, atteignant les 262 M€, principalement en raison de la hausse des importations de céréales. Crise sanitaire ou pas, le constat est clair : la logique du libre échange rend vulnérable l’agriculture française.

L’exemple du CETA montre que l’agriculture est rendue vulnérable par les traités de libre-échange.

La recherche de diversification des revenus par les agriculteurs risque pour sa part de mettre la production alimentaire au second plan. Faute de tirer les revenus suffisants de leur production, 37 % des exploitants déclarent une activité para-agricole en 2019. Parmi eux, 13 % exercent également dans la production d’énergie, grâce à des installations photovoltaïques et des éoliennes sur leur terrain, ou du biogaz. 5 % exercent dans l’agrotourisme. Ces activités permettent aux exploitations de se maintenir, compte tenu de la faiblesse des revenus agricoles. Il faut seulement veiller à ce que la pression sur les revenus ne finissent pas par détourner les paysans de leur vocation initiale, et d’aggraver ainsi la baisse de leur nombre.

Faire face au dérèglement climatique

Malgré ces difficultés financières, les fermes seront contraintes de s’adapter aux conséquences déjà perceptibles du dérèglement climatique. Sur les quatre dernières années, les dispositifs d’aides, privés comme publics, atteignent déjà 2,5 milliards d’euros. Ces aides, déployées en réponse à des événements climatiques inhabituels, viennent seulement combler l’écart entre les rendements attendus suivant le modèle conventionnel et la production réelle. Les événements climatiques hors-normes devenant systématiques ces dernières années, les systèmes de soutien, privés comme publiques, ne pourront continuer très longtemps à payer des factures qui s’alourdissent continuellement. La récente vague de gel du mois d’avril, qualifiée de “plus grande crise agronomique de ce début de XXIème siècle” par le Ministre de l’Agriculture, a de nouveau rappelé que le dérèglement climatique entraîne la perte de la saisonnalité régulière et l’apparition de phénomènes de plus en plus extrêmes.

Dès lors, la situation exige une adaptation structurelle des cultures et des méthodes. Évidemment, les besoins en investissements pour adapter l’agriculture au changement climatiques sont massifs. Le volet agricole du plan de relance ne propose pourtant que 455 millions d’euros de soutien au secteur, dont 70 uniquement fléchés sur la prévention des aléas climatique. Ce chiffre infime démontre à quel point la logique de prévention et d’adaptation est peu prégnante dans la vision politique. En outre, ce plan s’articule principalement autour du subventionnement d’investissements individuels, comme l’achat de matériel. Il délaisse les démarches collectives qui bénéficieraient au plus grand nombre et démultiplieraient l’effet qui serait celui d’investissements individuels. La gestion de l’eau est un exemple archétypal de cet écart. En effet, des projets individuels de retenues d’eau, contestables au demeurant, sont favorisés au détriment d’une meilleure gestion et d’un meilleur partage de cette ressource.

Protéger l’agriculture française

Pour éviter la disparition de l’agriculture et de nos agriculteurs, la question des revenus agricoles devient incontournable. Or, cette question de la viabilité des revenus est une condition des nouvelles installations et de la revalorisation de la profession, et des mesures structurelles s’imposent. Les dernières réformes (LME, EGALIM) ont continué de poursuivre une logique libérale consistant à redéfinir le cadre des négociations entre producteurs et distributeurs. Cela n’a pas empêché certains distributeurs de passer outre ces nouvelles règles. Mais plus encore, elles n’ont pas suffit à infléchir le rapport nettement défavorable aux producteurs dans les négociations. Dès lors, seul un rapport de force politique serait en mesure de redéfinir un équilibre en corrigeant un marché déséquilibré. Cela peut intervenir au travers d’un prix minimum, les pouvoirs publics acceptant d’intervenir dans les négociations commerciales afin de garantir un revenu digne. À l’échelle nationale pourrait s’appliquer une interdiction de vente à perte, comme c’est déjà le cas dans le commerce, pour limiter les effets néfastes de la concurrence. La période est favorable pour une telle mesure. L’impact sur le prix final au consommateur serait limité, contrairement aux menaces des analystes libéraux. En effet, la concurrence entre les enseignes poussent pour l’heure à la baisse des prix, comme évoqué précédemment.

Sur le plan technique, les débats sur la réorientation de la PAC sont anciens et toujours vifs. Ils traduisent la dépendance à ce système de financement, source de crispation entre les différentes filières pour leur répartition. Il faut prendre gare aux incitations, et aux effets pervers induits par les critères retenus. Le modèle actuel, fondé sur des primes à l’hectare, a contribué au renchérissement du foncier, et à la concentration des parcelles. À l’inverse une prime à la production présente des effets pervers, en pouvant générer une surproduction. Il devient complexe de définir un indicateur pertinent, permettant d’assurer un revenu décent et ne créant pas de biais. Cependant, agir pour réduire les inégalités devient urgent au travers de la mise en place d’un plafonnement des aides ou d’une meilleure progressivité.

En parallèle, le système actuel d’assurance sur les pertes agricoles pourrait être étendu et rendu public. Aujourd’hui ce dispositif n’est accessible qu’aux agriculteurs les plus aisés. Seul un quart des surfaces sont aujourd’hui couvertes par ce type de protection. Une telle garantie viendrait en substitution des fonds calamités agricoles, et permettrait d’assurer une solidarité entre les filières.

Le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale.

Cette mesure pourrait s’accompagner d’une politique audacieuse avec une forte portée sociale. En effet, le fort soutien public vient pour l’heure uniquement compenser les dérives du marché. Il pourrait au contraire venir en soutien à la reconquête de la souveraineté alimentaire, tout en répondant à la crise sociale. En effet, la crise sanitaire a vu la coexistence aberrante de stocks de pommes de terre invendues et du retour de la faim pour les étudiants et les plus précaires, les deux bénéficiant d’aides distinctes. Il est ainsi urgent d’intervenir sur l’aide alimentaire, en imaginant de nouveaux modèles. Des distributions ciblées et organisées, sur le modèle de sécurité sociale alimentaire, sont à explorer. Il s’agirait d’attribuer à chaque citoyen une somme mensuelle, fléchée vers des produits nationaux, qui permettrait d’assurer des débouchés aux producteurs et d’aller vers une alimentation de meilleure qualité. En somme une version à grande échelle du “verre de lait dans les écoles“.

Enfin, un plan d’adaptation de l’agriculture aux conséquences du réchauffement climatique s’avère indispensable. Il faut adapter les variétés et les méthodes de production à cette nouvelle donne. Cette démarche suppose des investissements, qui ne sont pas à la portée de fermes qui ne dégagent pas de bénéfices. Elle pourrait également mobiliser de la main d’œuvre. Mais cela suppose d’aller bien au-delà des 70 millions d’euros dédiés dans le plan de relance. Cela suppose également de raisonner par filière et par territoire pour encourager la coopération plutôt que la compétition. C’est à ce prix seulement que la France pourra protéger son agriculture et continuer de se targuer d’un des meilleurs patrimoines gastronomiques du monde.

(1) PAC, soutiens et revenus : réflexions sur certaines tendances à l’œuvre, Vincent Chatellier et Hervé Guyomard, 13èmes Journées de Recherches en Sciences Sociales, Bordeaux, 12 et 13 décembre 2019

Stephanie Kelton : « Pour garantir le plein emploi, sortir du mythe du déficit »

Stéphanie Kelton © Wikimedia

Certains la surnomment « la femme qui valait des trillions ». Professeur d’économie à l’université Stony Brook de New York et cheffe de file de la MMT (la Théorie moderne de la monnaie), Stephanie Kelton a conseillé les sénateurs démocrates du Comité au budget fédéral pendant cinq ans, avant de rejoindre l’équipe mise sur pied par Joe Biden pour concilier son programme avec celui de Bernie Sanders. Depuis, elle conseille Chuck Schumer, le chef de la majorité au Sénat, et de nombreux parlementaires démocrates. À en croire les courriels qu’elle reçoit de leur part, sa contribution fut essentielle au changement de mentalité qui semble s’être produit à Washington à l’égard des déficits publics et de l’usage de l’outil monétaire pour financer des plans massifs de soutiens à l’économie. Dans son livre Le Mythe du déficit, traduit de l’anglais aux éditions Les Liens qui libèrent, elle déconstruit de manière pédagogique et didactique les principaux mythes économiques liés à la monnaie, la dette et les déficits. Le lecteur est invité à opérer une « révolution copernicienne » en comprenant que les dépenses publiques sont des excédents pour le secteur privé ; l’économie n’est pas contrainte par la finance, mais par les facteurs de productions ; la planche à billet constitue une manière efficace de garantir le plein emploi. Face à la crise du coronavirus et l’urgence climatique, la MMT bénéficie d’un succès croissant outre-Atlantique. Ces enseignements seraient-ils applicables en Europe ? Entretien réalisé par Chris (PolticoboyTX) le 19 mars 2021.

LVSL  Vous débutez votre ouvrage en réfutant la notion selon laquelle le gouvernement devrait gérer son budget comme un ménage, en « bon père de famille ». Pouvez-vous nous expliquer pourquoi c’est faux, pourquoi nous ne devrions pas penser à un ménage lorsque nous évoquons le budget de l’État ?

Stephanie Kelton Nous devons nous assurer que nous parlons d’un État qui dispose d’une souveraineté monétaire. Si c’est le cas, alors il serait erroné de comparer ce gouvernement à un ménage ou d’imaginer les finances publiques soumises au même type de contraintes que celles qui s’exercent sur une famille. La grande différence est que le gouvernement est l’émetteur de la monnaie et le reste d’entre nous sommes les utilisateurs de la monnaie. Si nous comprenons cela, l’autre point déterminant à rectifier est la séquence. Nous avons cette idée fausse que l’État fonctionne comme un ménage. Que pour dépenser il doit d’abord trouver de l’argent, en nous taxant ou en nous l’empruntant. Et qu’il peut dépenser de l’argent qu’une fois qu’il en en a obtenu. La MMT vise à remettre cette séquence dans le bon ordre. Il s’agit d’expliquer le véritable processus. Afin que nous puissions comprendre que le gouvernement doit d’abord dépenser sa monnaie ou la rendre disponible d’une autre manière avant que le reste d’entre nous puissions l’utiliser dans le but de payer des impôts ou d’acheter des obligations d’État. Donc, les dépenses publiques doivent intervenir en premier. L’émetteur étatique n’est pas contraint par les recettes fiscales ou les emprunts. L’émetteur peut dépenser en premier et ensuite s’inquiéter de la quantité de monnaie qu’il a dépensée, combien de dollars ou de yens ou de livres il doit taxer en retour, et combien il peut laisser dans le système ou transformer en obligations d’État.

LVSL Malheureusement, la France n’a plus sa propre souveraineté monétaire. Nous entendons souvent cette référence au bon père de famille ou au ménage de la part de nos dirigeants, principalement pour justifier des réductions de la dépense publique. Dans le contexte francais, serait-il judicieux de comparer le gouvernement à un ménage ou avez-vous encore des réserves à exprimer ?

S.K. Les contraintes sont clairement différentes et la marge de manœuvre politique, la capacité de dépense d’un État émetteur de monnaie est plus grande que celle d’un gouvernement qui n’émet pas sa monnaie. La France ressemble plus à l’État de Floride, qui n’émet pas sa propre monnaie. Le gouvernement de la Floride peut augmenter les impôts, mais ses revenus sont limités. S’il dépense plus que ses revenus ne le permettent, il doit emprunter la différence. Cela dit, je pense qu’il est important de réaliser que dans la zone euro, la BCE (Banque centrale européenne NDLR) est l’émetteur de la monnaie. Et en ce moment, la BCE soutient les gouvernements des États membres, comme elle l’a fait depuis que la crise de la Covid-19 a débuté. Dans un sens, de manière importante, elle a rétabli la souveraineté monétaire des pays de la zone euro. La BCE a déclaré : « Endettez-vous, nous n’allons pas laisser les rendements exploser comme en 2010, nous allons maintenir les taux d’intérêt bas, nous allons faire des programmes d’urgence pour la pandémie, nous achèterons les obligations d’État, nous allons vous permettre d’avoir un déficit significatif et nous ne laisserons pas les marchés financiers vous punir comme en 2010 ». Donc, pour le moment, vous avez une marge de manœuvre politique. Les États ne devraient pas crier « Je ne peux rien faire », car pour le moment, ils le peuvent. La question est de savoir à quel moment la BCE va retirer son soutien budgétaire.

« Il y a un avantage très clair et convaincant à annuler la dette des états européens détenue par la BCE. »

LVSL Il y a eu un débat houleux en France sur l’annulation de la dette publique des États détenue par la BCE. Certains économistes, comme Thomas Piketty, ou think tanks, tels que l’Institut Rousseau, ont appelé à l’annulation, arguant qu’elle n’aura pas d’impact sur les marchés puisque la dette est déjà détenue par la BCE, et que cela libérera de la place pour de nouvelles dépenses puisque le ratio d’endettement diminuera, ce qui limitera le risque d’une futur hausse des taux d’intérêt et de l’imposition de nouvelles mesures d’austérité. Certains économistes de gauche s’y sont opposés au motif que les déficits ne sont pas un problème, que le niveau de la dette est soutenable puisque que les États empruntent à des taux négatifs. Selon eux, demander un allègement de la dette serait politiquement préjudiciable car cela focaliserait l’attention sur la dette au lieu de se concentrer sur les mesures de relance du gouvernement pour aider à la reprise. Avez-vous une perspective à offrir sur ce débat ?

S.K. Il y a deux aspects. J’ai lu l’article de Paul De Grauwe. L’avez-vous lu ? Si ce n’est pas le cas, vous devriez le lire, car De Grauwe intervient dans ce débat et c’est une voix influente. Son développement ne prend pas en compte l’aspect le plus évident, qui est l’aspect politique. Il a construit son argumentation d’un point de vue uniquement économique. Il explique qu’annuler la dette ne fait aucune différence, car une fois que la BCE a acheté la dette, c’est comme si le gouvernement ne l’avait jamais émise en premier lieu, parce que vous payez les intérêts puis le capital et ensuite la BCE restitue l’argent au gouvernement. Il dit donc que cela ne fait aucune différence, qu’il n’est pas nécessaire d’annuler la dette, qu’elle est déjà annulée de manière effective lorsque la BCE l’achète. Je pense qu’il oublie un aspect très important, à savoir la question politique liée à tout cela.

Au contraire, je pense que Piketty n’oublie pas l’aspect politique. La dette n’a pas disparue dans l’esprit des gens. Celle de l’Italie représente toujours près de 170% du PIB et tant que ce chiffre est évoqué par la presse, les gens internalisent l’idée que l’Italie a largement dépassé les seuils prévus par le traité de Maastricht et le Pacte de croissance et de stabilité. Et si la BCE décide de faire ce qui a été fait à la Grèce auparavant et dit : « Ok, remettez de l’ordre dans votre budget, réduisez votre taux d’endettement à 60% », alors vous imposeriez une austérité massive. Donc il vaut mieux annuler la dette plutôt que de la laisser figurer au bilan des États, de la rapporter dans la presse et d’en parler au risque qu’elle soit transformée en prétexte pour imposer de l’austérité. De mon point de vue, il y a un avantage très clair et convaincant à l’annuler complètement. Au lieu de dire, comme Paul De Grauwe, « nous n’avons pas à la supprimer, elle a déjà disparu ». Elle n’a pas disparu dans l’esprit de nombreuses personnes qui utiliseront l’existence de cette dette comme une arme pour demander le retour des politiques d’austérité.

LVSL Revenons aux États-Unis et aux aspects théoriques de la MMT. Vous avez mentionné dans votre première réponse qu’il était important de bien comprendre le processus d’émission monétaire et de financement des États. En utilisant l’exemple du plan de relance Covid de Biden de 1900 milliards de dollars, pouvez-vous expliquer les mécanismes de financement et expliciter d’où vient l’argent ?

S.K. L’argent vient du vote du Congrès. Les votes financent les dépenses. Le Congrès a adopté un certain nombre de plans de soutien depuis mars 2020, lorsque nous avons adopté la loi CARES qui débloquait 2,2 trillions de dollars. C’est ce que nous appelons un texte « propre », un clean bill. Vous savez que j’ai travaillé au Sénat. Nous appelons cela là-bas un projet de loi « propre » car c’est simplement un ensemble d’instructions disant : « Nous allons dépenser 2,2 trillions de dollars et voici comment l’argent va être dépensé ». Ces instructions sont transmises à la Banque centrale américaine (Fed). La Fed, en tant qu’agent fiscal, est responsable du paiement au nom du Trésor de tous les paiements autorisés par le Congrès.

Donc, quand vous dites d’où vient l’argent, il vient de l’un de ces objets (en montrant son clavier d’ordinateur NDLR), il vient du clavier de la réserve fédérale. Ainsi, la Fed effectue les paiements qui ont été autorisés par le Congrès au nom du Trésor, et elle le fait en utilisant rien de plus qu’un clavier d’ordinateur pour créditer les comptes bancaires appropriés. Si j’ai le droit à un chèque de 1400 $, je reçois les 1400 $ sur mon compte bancaire et ma banque obtient un crédit de 1400 $ auprès de la Fed. Tout est numérique. C’est l’ère moderne : nous fabriquons de la monnaie à l’aide d’un ordinateur.

LVSL Et à quel moment les bons du Trésor interviennent-ils, s’ils ne financent pas les dépenses publiques ?

S.K. Le projet de loi donne un ensemble d’instructions. Il dit à la Fed : « Préparez-vous, nous commandons 2,2 trillions de dollars ». Mais parce que le gouvernement dépense plus qu’il ne perçoit en impôt, cette différence devient ce qu’on appelle communément le déficit. Je préfère l’appeler dépenses nettes – la différence entre ce qui est ajouté et soustrait. Lorsque le budget du gouvernement est déficitaire, cela signifie que le gouvernement fait un dépôt de dollars dans l’économie, dans le système financier. Mais quand il enregistre un déficit, disons 3 trillions de dollars, qui était le déficit 2020 aux États-Unis, le gouvernement compense les dépenses déficitaires en vendant des obligations. S’il y a 3 trillions de déficit, nous vendons 3 trillions de nouveaux bons du Trésor. Alors que se passe-t-il si le déficit du gouvernement injecte 3 trillions de dollars dans le système, et le gouvernement en retire 3 trillions et les remplacent par 3 trillions de bon du Trésor ? C’est comme si le gouvernement dépensait les obligations d’États et effectuait son paiement en utilisant une devise porteuse d’intérêts appelée bons du Trésor américain.

LVSL Y a-t-il un risque, peut-être pas pour les États-Unis, mais disons pour un pays comme le Royaume-Uni, s’il s’engageait dans ce type de déficits à grande échelle et émettait un grand nombre d’obligations ? Cela risquerait-il de provoquer une hausse de ses taux d’intérêt ou une dépréciation de la devise ?

S.K. Tout d’abord, le Royaume-Uni le fait déjà, il a enchainé les plans de relance Covid les uns après les autres, comme les États-Unis. Si vous lisez Richard Murphy, qui est un ancien conseiller du gouvernement travailliste et qui écrit fréquemment sur ces questions, il regarde cela très attentivement. Il écrit et explique que la Banque d’Angleterre (BoE) a racheté environ 94% de tous les Gilts (bons du Trésor britannique, ndlr) émis depuis mars 2020. En d’autres termes, ils sont déjà dans le scénario que vous postulez. L’une des caractéristiques les plus importantes cependant, du point de vue du MMT, est que le gouvernement britannique n’a jamais besoin d’emprunter la livre sterling à qui que ce soit pour dépenser. Pourquoi le ferait-il ? Il est l’émetteur de la devise. Ce n’est que de la comptabilité interne. Il dépense des livres et remplacent ensuite certaines de ces livres par des Gilts – obligation portant intérêt – mais la Banque d’Angleterre en rachète la plupart. Le but de la vente d’obligations n’est pas de financer le gouvernement, puisqu’au moment où les obligations sont émises, les dépenses ont déjà eu lieu.

LVSL Vous expliquez dans votre livre que le gouvernement n’a pas à nécessairement besoin d’émettre les obligations d’États pour compenser cette création monétaire. Mais s’il en émet en grande quantité, cela pourrait-il envoyer un mauvais signal au marché et provoquer une dévaluation de la monnaie, un effondrement du taux de change ?

S.K. Je dirais les choses quelque peu différemment. Les obligations sont de l’argent. Le gouvernement est l’émetteur de deux instruments. Dans le livre je parle de billet vert (les liquidités – monnaie papier, pièces ou électronique, ndlr) et de billet jaune (les obligations ou bons du Trésor, ndlr). Si je suis le gouvernement américain, j’émets des billets verts et des billets jaunes, et je peux choisir dans quelle proportion. Je n’ai besoin de personne pour acheter mon papier jaune, c’est un cadeau que je vous fait si je choisis d’en offrir. Ce n’est qu’un dollar portant intérêt. Je vous donne des intérêts, c’est une subvention. Les intérêts que je paie deviennent votre revenu. Ainsi, le gouvernement britannique n’a pas à émettre des Gilts, il n’a pas à vendre du papier jaune, il peut simplement dépenser et laisser les livres sterling dans le système. C’est ensuite à la banque centrale de choisir si elle veut payer des intérêts sur les soldes de réserves accumulés, c’est une décision de politique monétaire. Ce que permettent les obligations, c’est d’écouler une partie de l’argent que le déficit public a créé. Donc, si vous avez un déficit de 3 trillions de dollars et que vous vendez 3 trillions de dollars d’obligations, vous faites le choix de remplacer le papier vert par du papier jaune. Ces obligations génèrent des intérêts, vous augmentez donc la valeur de ces dollars.

« Les obligations d’État sont un cadeau fait aux riches. »

Maintenant, vous arrivez à la question de savoir ce qu’il advient du taux de change. Va-t-il diminuer en raison des dépenses gouvernementales plus importantes ? Peut-être. Mais regardez le Japon. Nous n’avons tout simplement pas de preuves solides qu’il existe une relation entre la taille du déficit et le taux de change. Le Japon a enregistré un déficit public important au cours des trente dernières années, il a la plus large dette du monde, son ratio dette / PIB est de 250 à 270%. J’étais au Japon à l’été 2019, j’ai parlé aux législateurs et je suis intervenu à la Diète (le parlement du Japon). Tout le monde s’inquiétait de la valeur du yen : « Le yen est trop fort, le yen est trop fort ». Trois décennies de déficit important et leur inquiétude est que leur monnaie est trop forte ! Ce que je dis, c’est qu’il faut être très prudent avant de supposer qu’avoir recours à la planche à billet et augmenter le déficit conduit à l’effondrement de la monnaie ou à une baisse du taux de change. Ça ne marche pas comme ça.

LVSL – La Théorie moderne de la monnaie (MMT) affirme que la limite n’est pas budgétaire, elle ne provient pas du niveau d’endettement mais de l’inflation, et propose différents outils pour contrôler l’inflation, comme le taux d’imposition et la garantie à l’emploi. Pouvez-vous expliquer comment fonctionnerait la garantie à l’emploi et en quoi elle est différente de la manière traditionnelle d’utiliser le taux de chômage pour contrôler l’inflation, l’approche NAIRU (Non Accelerating Infaltion Rate of Unemployement ou TCIS pour Taux de chômage à inflation stationnaire) utilisé par les banques centrales ?


Stephanie Kelton Bien sûr. Permettez-moi de dire une chose avant tout, car je pense qu’il y a beaucoup de malentendus sur la façon dont la MMT lutterait contre les tensions inflationnistes. Beaucoup de gens disent que la solution préconisée par la MMT est d’augmenter les impôts. Ce n’est pas le cas. Ce n’est absolument pas correct. Si vous lisez l’article du Financial Times de Scott Fullwiler et Nathan Tankus, ils expliquent comment la MMT combat l’inflation. Et je tiens à dire publiquement que pour lutter contre l’inflation, il faut savoir d’où elle vient. Et à l’heure actuelle, ce que fait la Fed, c’est de suivre une politique unique qui lutte contre toute inflation de la même manière : en augmentant les taux d’intérêts. En partant du principe que cela fonctionne tant bien que mal contre toutes les pressions inflationnistes. Tout d’abord, ce n’est pas le cas. Deuxièmement, l’augmentation des taux d’intérêts pourrait entraîner une hausse de l’inflation. C’est l’une des idées clés du MMT que personne ne comprend. La pensée traditionnelle suppose que l’augmentation des taux d’intérêts combat l’inflation, alors que le MMT dit que l’augmentation des intérêts pourrait être la cause de l’augmentation de l’inflation. Vous avez mentionné le NAIRU. En effet, la façon dont la Fed a fonctionné pendant des décennies est de regarder le taux de chômage officiel et de dire : « Eh bien, nous imaginons qu’il existe un taux de chômage naturel et que si vous laissez le taux de chômage tomber trop bas, l’inflation commence à s’accélérer ». Cette approche fait écho à la courbe de Phillips et ce genre de notions. Les banques centrales disent : « Je pense que le NAIRU est probablement de 5%, donc si le chômage s’approche de 5%, je commence à m’inquiéter, si je le vois descendre à 4,8% – 4,9%, je panique sérieusement parce que je pense que l’inflation est sur le point d’accélérer. Alors j’augmente le taux d’intérêt ». La MMT dit qu’il doit y avoir un meilleur moyen de faire face aux tensions inflationnistes, un moyen qui n’impliquent pas de prendre en otage des millions de personnes forcés à rester au chômage.

Quand on dit « Trop de gens trouvent un emploi : c’est mauvais, nous devons arrêter cela », comment peut-on arrêter cela ? En essayant d’augmenter le taux d’intérêt. La MMT dit : « Regardez, vous pourriez utiliser le plein emploi comme point d’ancrage des prix, et vous le faites par cette idée d’emploi dans la fonction publique ou de garantie à l’emploi où vous créez une option publique sur le marché du travail ». Et vous ancrez le prix d’un bien dans l’économie, d’un service, de la main-d’œuvre. Et vous pourriez dire que nous voulons que ce prix corresponde à un salaire décent et inclure un régime d’indemnisation, un salaire et des avantages sociaux. Et quiconque souhaiterait avoir ce package pourrait l’avoir. Si vous n’aimez pas votre travail parce que votre patron change constamment vos horaires et que vous ne connaissez jamais votre emploi du temps du jour au lendemain et que vous ne pouvez pas organiser votre garde d’enfants… vous pouvez démissionner.

« Le chômage coûte cher et nous en supportons tous le cout. Nous pourrions l’éliminer avec la garantie à l’emploi. »

Si votre patron vous harcèle sexuellement au bureau, vous pouvez démissionner. Si vous ne trouvez pas d’emploi dans le privé, vous aurez toujours une offre d’emploi dans le cadre de ce programme. Les avantages sont nombreux. Le fléau du chômage est social et économique. Je veux dire, mon dieu ! Le chômage coûte cher. Il faut beaucoup d’argent pour entretenir l’appareil institutionnel qui s’occupe du chômage, les agences pour l’emploi, tous les programmes sociaux qui existent pour compenser les bas revenus et lutter contre la pauvreté. Le chômage coûte cher, nous en supportons tous le coût. Nous pouvons l’éliminer. Il suffit de mettre un emploi public à la disposition de quiconque en fait la demande. A partir de ce moment-là, vous avez un nouveau stabilisateur automatique puissant en place, donc lorsque l’économie traverse son cycle habituel d’expansion et de récession, au lieu de jeter des millions de personnes au chômage, lorsque l’économie ralenti et entre en récession, ces personnes peuvent être immédiatement absorbées dans le programme de garantie à l’emploi. Ils conservent un emploi, leurs revenus sont pris en charge, leurs avantages sociaux sont maintenus et ils font quelque chose d’utile pour leur communauté. Pas besoin de leur dire « Oh vous n’avez pas de travail, pourquoi ne déménagez-vous pas dans cette ville loin là-bas ? ». Ils peuvent rester là où ils sont dans leur communauté avec leurs amis, là où se trouve leur famille. Et vous avez créé des emplois et du travail pour eux. Vous mettez un plancher sous les revenus, cela tronque la récession, la reprise s’enclenche plus tôt et à mesure que l’économie se rétablit, les travailleurs peuvent réintégrer un emploi dans le secteur privé. Et l’avantage du prix d’ancrage est que les employeurs disposent d’une réserve de travailleurs actifs dans laquelle ils peuvent puiser pour embaucher, contrairement à ce que nous avons actuellement, qui est une réserve passive de chômeurs. Janet Yellen et Jerome Powel s’inquiètent de l’effet du chômage de longue durée : les employeurs n’aiment pas embaucher des chômeurs, ils s’inquiètent de la détérioration de leurs habitudes de travail et de leurs compétences. Avec la garantie à l’emploi, les gens peuvent conserver un travail et préserver leurs compétences. Et ils sont prêts et disponibles pour le secteur privé lorsqu’il recommence à embaucher.

LVSL Vous avez partiellement répondu à ma prochaine question. Certains reprochent à la garantie à l’emploi de ne pas être suffisamment transformatrice, de ne pas remettre en question le rapport de force capital travail. Mais vous avez souligné le fait qu’elle ferait concurrence au secteur privé en garantissant des emplois d’une certaine qualité, ce qui permettrait à un travailleur de refuser ou quitter un mauvais emploi. Cependant, on peut s’interroger sur le soutien d’une partie du monde de la finance à la MMT. Des gens comme l’économiste en chef de Goldman Sachs, de HSBC, ou quelqu’un comme le milliardaire Ray Dalio (gestionnaire du fonds spéculatif privé Bridgewater Associates) valident les affirmations centrales et la logique de la MMT. On pourrait y voir le signe que le MMT ne menace pas la structure du pouvoir, la structure de propriété des moyens de production et n’a pas d’incidence sur la répartition du pouvoir entre le capital et le travail…

S.K. – Attendez ! Quand je dis que le MMT démontre que l’État n’a pas besoin d’emprunter pour financer son déficit, selon vous, qui est le plus menacé ? La réponse est clairement Wall Street. Parce que nous expliquons qu’en compensant son déficit avec des emprunts, avec la vente de bons du Trésor, le gouvernement fait un énorme cadeau aux personnes qui ont déjà de l’argent. C’est pourquoi Warren Mossler appelle les bons du Trésor un UBI, un « revenu universel des détenteurs d’obligations ». Il dit : « Ce ne sont que des subventions pour les gens qui ont déjà de l’argent ». Une façon pour les gens qui ont déjà des dollars de les échanger contre plus de dollars, contre des dollars qui s’amplifient avec le temps grâce aux intérêts. Les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ces gens ne sont pas le centre du monde. Mais dans le système actuel, nous traitons les détenteurs d’obligations comme des rois. Les marchés financiers sont aux commandes. Si Wall Street décide que cela suffit, que le déficit gouvernemental devient trop important, ils peuvent tout bloquer. En faisant une grève de l’investissement, avec des fuites de capitaux, entre autres. Donc nous nous trouvons supposément dans un monde où nous sommes dépendants des riches. Nous avons besoin de leur argent pour financer l’État, nous ne pouvons pas nourrir un enfant affamé ou réparer un pont en ruine sans les taxer pour qu’ils payent pour cela. Nous partons du principe que nous avons besoin des détenteurs d’obligations d’État et que nous devons être prudents et responsables sur la façon dont nous gérons les finances publiques parce que si nous fâchons Wall Street, ils peuvent tout arrêter, mettre l’économie à l’arrêt… La MMT entre en scène et dit : foutaises ! Nous n’avons pas besoins de ces gens-là.

« Les riches, Wall Street et les financiers ne prennent aucun risque, nous n’avons pas besoin d’eux, ils ne sont pas le centre du monde. »

Et je vais dire un mot à propos de Ray Dalio, parce que j’ai écrit une critique de son livre en trois volumes sur la crise de la dette, et je le suis depuis plusieurs années. Ce sur quoi il a écrit, c’est les fourches caudines. Les fourches arrivent ! Dalio est l’un des rares ultra riches de Wall Street à dire qu’il y a trop d’inégalités. « C’est allé trop loin et si nous ne faisons rien pour apporter des améliorations matérielles aux classes moyennes et populaires pour les élever, ils vont venir nous chercher ». Il a peur. Il a peur de ce que cela signifie pour la démocratie. Il s’inquiète de ce que cela produirait si des dizaines de millions de personnes descendent dans la rue et se retournent contre le système, contre le capitalisme. Donc, dans la mesure où il valide la MMT, c’est parce qu’il reconnaît que le MMT permettrait un système plus humain et social qui prendrait mieux soin des personnes qui souffrent vraiment sur le plan économique et que si nous ne le faisons pas, des gens comme lui vont se retrouver à l’autre extrémité des fourches caudines.

LVSL Plus tôt, vous avez pris l’exemple du Japon pour répondre à la question du taux de change. Qu’en est-il de leur problème de déflation ? Le MMT a-t-il un point de vue différent sur la façon de sortir de cette situation de déflation, que certains économistes craignent de voir arriver en Europe ?

S.K. – Ils luttent contre la pression déflationniste depuis trente ans, depuis l’effondrement du marché immobilier. Ils aimeraient voir une inflation à 2%, mais ils ne peuvent pas atteindre 2%. S’ils obtiennent 1%, ils sont déjà satisfaits. Nous estimons que ce qu’ils pensent bien faire pour aider à relancer l’économie et à faire monter l’inflation est contre-productif. Ils pensent qu’ils appuient sur l’accélérateur, mais ils appuient en réalité sur les freins sans le savoir. Cela fait deux décennies qu’ils ont recours au Quantitative Easing (QE ou Assouplissement quantitatif), et ils ne parviennent pas à atteindre leur objectif d’inflation à 2%. À un moment donné, quelqu’un devrait réaliser que cela ne fonctionne pas, non ? Les taux d’intérêts nul ou négatif ne fonctionnent pas de cette façon.

Dès que le Japon commence à avoir recours à la politique budgétaire pour soutenir la croissance, là ils obtiennent des résultats. Mais ils voient alors le déficit augmenter, ils paniquent et augmentent la taxe sur la consommation (TVA). Et à chaque fois qu’ils l’augmentent, ils entrent en récession. C’est une des raisons pour laquelle j’y suis allé en 2019, à l’invitation de législateurs japonais et de membres du gouvernement. Ils me disaient que « notre gouvernement est sur le point d’augmenter à nouveau la TVA. Nous pensons que c’est une erreur ». Ils ont formé un groupe d’études, invoquant la MMT au Parlement, ils ont dit « Nous ne devrions pas faire ça, la MMT nous dit que… » alors ils m’ont dit: « Venez donner une conférence sur la MMT au parlement pour les membres du gouvernement ». C’était avant le vote pour cette hausse d’impôt. Ils m’ont dit « Aidez-nous à arrêter ça » et j’ai dit « Ok, je viendrai faire ce que je peux !». J’ai donné des conférences de presse nationales pendant deux à trois jour, devant des centaines de journalistes, pendant de longues heures. Je l’ai dit autant de fois et autant de façons que je pouvais : ne relevez pas le taux de TVA ! Ils l’ont fait, et l’économie a commencé à ralentir.

LVSL L’assouplissement quantitatif (QE) provoque souvent une peur de l’inflation. Il a pourtant également été pratiqué en Europe et aux États-Unis sans produire ce résultat.

S.K. – Les gens voient le QE comme un outil de soutien monétaire. Les économistes du MMT n’ont jamais vu le QE comme une relance monétaire. Alors quand Bernanke a annoncé qu’il allait commencer à suivre le Japon et faire du QE vers 2009, nous avons dit « Pourquoi ? » Et j’ai écrit : « Cela ne fonctionnera pas comme vous le pensez » parce que le QE n’est qu’un échange d’actifs, vous retirez tous les titres, produits dérivées et les bons du Trésor du bilan du secteur privé et les remplacez par des réserves de liquidités. C’est comme cela que la Fed effectue un achat. Elle achète les obligations et crédite le compte de réserve du vendeur. Alors maintenant, la Fed détient les bons du Trésor et les produits dérivés, qui sont porteurs d’intérêts, de sorte que la Fed récupère tous les intérêts qui seraient allé au secteur privé. La Fed collectait 60 à 90 milliards d’intérêts annuels et les remettait chaque année au Trésor. Ce sont des revenus qui auraient été gagnés par le secteur privé et qui ont été retirés comme s’ils avaient été taxés. Le QE fonctionne comme un impôt. Il supprime tous les revenus issus des intérêts et les remplace par des liquidités qui ne produisent pas d’intérêts. Il y a donc un biais déflationniste. Vous espérez que, en faisant cela, vous ferez baisser les taux d’intérêt à long terme et que les gens voudront peut-être emprunter et dépenser davantage parce que les taux à long terme vont baisser. Peut-être qu’ils refinanceront leurs emprunts et libéreront des flux de trésorerie, peut-être qu’ils vont dépenser un peu plus, peut-être que vous obtenez un effet de richesse. C’est ce dont Bernanke a parlé. C’est à dire amener les gens à rechercher des rendements financiers plus élevés, donc acheter d’autres classes d’actifs. Les prix des actifs augmentent et vous obtenez un effet de richesse, de sorte que les gens qui voient leur patrimoine augmenter dépensent plus. C’était l’objectif déclaré. Mais cela n’a pas produit la consommation espérée, celle qui devait provenir de cet effet de richesse.  Le QE n’a pas conduit à un grand boom des investissements ; ça a principalement ressembler à un placebo. C’est ainsi que nous l’avons analysé de notre côté, à la MMT.

LVSL La MMT préconise plutôt de dépenser directement dans l’économie, d’utiliser des mesures de relance budgétaire au lieu de la politique monétaire conventionnelle ?

S.K. – La politique monétaire conventionnelle, qui consiste simplement à abaisser le taux d’intérêt, fonctionne en incitant les gens à s’endetter. De par sa conception, c’est ainsi que cela fonctionne. Vous abaissez le taux d’intérêt parce que vous voulez que quelqu’un emprunte et dépense. Mais quand quelqu’un emprunte, il a une dette. Je suis un utilisateur de devises, donc si j’emprunte pour acheter une maison ou une voiture, oui, je stimule l’économie avec mes dépenses. Mais je suis obligé de rembourser ces prêts. La politique fiscale fonctionne en générant des revenus pour les gens, c’est très différent. Le Congrès va distribuer des chèques de 1400 $ aux gens, plus 300 $ d’allocations chômage par semaine aux demandeurs d’emplois et 3000 $ par enfants aux familles. C’est de l’argent gratuit qui vous revient directement et sans contrepartie. C’est donc très différent. Vous avez évoqué plus tôt l’aspect psychologique, l’effet comportemental. Vous pouvez imaginer que l’impact d’une politique budgétaire sera très différent de celui d’une politique monétaire classique. La psychologie du consommateur est différente lorsque on lui octroie un chèque plutôt qu’un prêt.

Arnaud Montebourg : « Lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever »

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Pour la deuxième fois, nous nous sommes entretenus avec Arnaud Montebourg dans les locaux des Équipes du Made in France, avenue de l’Opéra. Depuis notre première rencontre il y a deux ans, l’ancien ministre du Redressement productif puis de l’Économie a continué de faire vivre son entreprise Bleu Blanc Ruche, s’est lancé dans la production de glaces biologiques et d’amandes françaises et a aussi créé une entreprise pour réduire l’empreinte carbone de l’économie française. Il a récemment publié L’Engagement chez Grasset, ouvrage dans lequel il relate son expérience de ministre de 2012 à 2014. À l’heure où les thèmes qu’il affectionne reviennent en force dans l’espace public, nous l’avons interrogé sur l’état de l’industrie, sa relation à l’écologie, la place de la France dans le monde, le futur de l’Union européenne ou encore l’importance de l’innovation et de la recherche. Cette rencontre a également été l’occasion de discuter avec lui de son potentiel retour en politique et de son engagement futur. Entretien réalisé par Clément Carron. Photographe : Killian Martinetti.


LVSL – Pourquoi avez-vous écrit L’Engagement ? Est-ce un moyen de replacer vos thèmes (protectionnisme, démondialisation, etc.) au cœur du débat public, de dresser le bilan de votre passage à Bercy ou de tirer un trait sur celui-ci ?

Arnaud Montebourg – Il y a plusieurs niveaux de lecture. Il fallait d’abord partager cette expérience au cours de laquelle la social-démocratie n’a pas fait son travail et a abandonné les gens, les classes populaires. Il fallait donc expliquer pourquoi et comment tout cela a dysfonctionné, c’est très important. J’ai beaucoup hésité à écrire ce livre mais, lorsque je racontais ce qui s’était passé, personne ne me croyait. On me demandait de l’écrire et comme personne ne s’est vraiment exprimé sur cette période politique trouble – parce qu’Hollande ne s’est pas représenté et que son employé modèle, Emmanuel Macron, lui a pris la place – on ne s’est pas posé toutes les questions dont traite l’ouvrage. C’est pourquoi je voulais raconter cette histoire incroyable. Ces évènements n’avaient pas encore été racontés de l’intérieur, un intérieur à la fois désespérant, inquiétant et poignant. J’ai voulu modestement reconstituer les sentiments mêlés que j’ai éprouvés pendant cette période : c’est une reconstitution avec la subjectivité assumée du narrateur.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

C’est aussi un récit qui raconte des échecs qui pour moi ne doivent pas se reproduire mais qui se sont pourtant reproduits depuis. Ce qui était à l’œuvre entre 2012 et 2014 n’a pas été stoppé car la même histoire se poursuit aujourd’hui. Ainsi, depuis la vente d’Alstom, la grande défaisance de nos fleurons industriels continue. On n’y a pas mis un terme, le gouvernement actuel en est même l’acteur principal. Je pense notamment au rachat de Suez par Veolia. Ensuite, l’austérité s’est poursuivie jusqu’à la crise du Covid-19, moment où elle a été abandonnée, montrant à quel point sa programmation obsessionnelle au plan européen n’avait aucun sens. Mais attention, les plans d’austérité vont certainement resurgir pour régler le problème de la dette du Covid-19, abyssale dans tous les pays européens. Enfin, concernant la question de la mondialisation, l’arrivée de Trump au pouvoir a quand même laissé une empreinte protectionniste sur le monde qui, je crois, ne sera pas vraiment démentie par l’administration Biden. Le Brexit étant lui aussi survenu la même année, je pense qu’on a une espèce de tournure différente de la mondialisation, laquelle s’est rétrécie économiquement, financièrement, politiquement. Tous les sujets traités dans ce récit sont donc d’actualité. C’était une manière de transporter une partie du passé dans le futur.

LVSL – Les idées écologistes ont le vent en poupe. Or, l’imaginaire écologiste n’est pas toujours tendre avec l’industrie, parfois associée à un productivisme anti-écologique. Une réindustrialisation verte est-elle possible ?

AM – Il faut avoir conscience que si nous voulons éviter de nous appauvrir avec notre croissance démographique, il va bien falloir produire nous-mêmes ce dont nous avons besoin : produire notre nourriture, notre énergie, nos moyens de transport, nos logements et nos outils de santé, par exemple. Nous avons surtout besoin d’assumer notre indépendance et notre liberté. La question serait plutôt : comment allons-nous produire différemment en économisant les ressources naturelles et en évitant les émissions de carbone ? La France émet environ 1% des émissions de CO2 dans le monde, la Chine 30%. À quoi cela servirait-il de cesser de produire chez nous pour finalement acheter des produits à l’autre bout du monde, par exemple chinois, qui détruisent beaucoup plus les ressources de la planète ? Cela n’a aucun sens. Les Français font chaque année un chèque de 30 milliards à la Chine, premier émetteur de CO2 dans le monde. Commençons par ça ! Pour moi, l’écologie progressera lorsqu’on aura restreint sérieusement les échanges mondiaux. Je partage pleinement cette analyse avec Nicolas Hulot. Attaquer l’industrie en soi est absurde, puisque l’on se reporte sur l’industrie des autres. On se donne bonne conscience mais, en réalité, on importe du CO2 encore pire que celui qu’on aurait produit nous-mêmes. Je préfèrerais qu’on s’attelle à la tâche difficile de la reconversion écologique de l’industrie française ou de ce qu’il en reste.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il est à la fois nécessaire et urgent de reconstruire écologiquement l’industrie et l’agriculture, ce qui me paraît tout à fait possible. Il est intéressant d’essayer de réduire la production de carbone et les matières premières, de réduire l’atteinte à la biodiversité dans chacune de ces activités productives. C’est le défi : arriver à ne pas faire semblant – ce qu’on appelle le greenwashing – mais à transformer véritablement les modes de production, ce que je pratique d’ailleurs dans mes propres entreprises. Avec nos glaces La Mémère, on produit de la glace 100% biologique en éliminant tous les « E », ces additifs alimentaires chimiques que l’on trouve invariablement dans les glaces industrielles pour la plupart fabriquées en Allemagne, en Italie, en Angleterre ou aux Pays-Bas. Nos glaces bio sont produites à la ferme, chez et par le paysan, au point que l’élimination des additifs alimentaires nous a donné une des meilleures notes sur Yuka ! On crée des emplois, on rémunère le producteur, on produit notre glace à partir de notre lait biologique et c’est de la glace 100% bio. On peut donc le faire dans tous les secteurs car nos glaces ont un prix accessible.

Autre exemple parlant, le retour de l’amande made in France écologique dont je m’occupe à la tête de la Compagnie des Amandes : la France importe des amandes de Californie, on en consomme 40 000 tonnes par an. L’Union européenne consomme 3 milliards d’euros d’amandes par an, achetées à 80% en Californie où il n’y a plus d’eau. Pourquoi ne produirait-on pas nos propres amandes ? On a donc planté des amandiers, selon des techniques agronomiques innovantes issues de l’agriculture biologique. Nous finançons la recherche de l’INRA [NDLR, Institut national de la recherche agronomique] pour lutter de façon naturelle, par des processus de biocontrôle, contre le ravageur qui est aujourd’hui combattu chimiquement pour obtenir des vergers biologiques. On peut donc le faire ! Et il faudrait le faire dans tous les secteurs. Je ne comprends pas cette idée selon laquelle ce serait impossible. La science et la technologie nous y aident, la volonté politique et le financement le permettent.

LVSL – Dans votre ouvrage, vous mettez l’accent sur le poids de la haute administration qui pense savoir mieux que quiconque ce qu’il faut faire et qui, parfois, tente de résister au décideur politique. Si une personnalité avec un projet de rupture gagnait l’élection présidentielle, aurait-elle les mains libres pour gouverner ?

AM – Dans le système actuel, les Français n’ont aucune chance d’être entendus. Aucune. Il faudrait démanteler le système de l’oligarchie technocratique qui, aujourd’hui, a pris le pouvoir sur tout : sur l’économie et sur la politique. Je dis souvent qu’il faut faire un plan social au sommet de l’État, donc instaurer le spoil system, amener des dirigeants d’administrations centrales et même intermédiaires venant d’un autre monde : des syndicalistes, des universitaires, des patrons d’entreprises… Il y a de quoi faire en France, de grandes ressources sont disponibles ! Pour moi, l’administration n’est composée que d’administrateurs qui veulent régimenter la société. Je voudrais qu’on ait plutôt des ingénieurs qui savent bâtir des projets en libérant les capacités d’initiative de la société.

« On a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. […] Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. »

La caricature de cette maladie, c’est la gestion technocratique de la crise du Covid. Quand on a des problèmes pour protéger la population, on mobilise et responsabilise la population. On construit une sorte d’alliance entre la société et l’État. Actuellement, ce n’est pas le cas, c’est la méfiance, pour ne pas dire du mépris, de l’État vis-à-vis de la société. L’inflation galopante de la réglementation française, finalement, produit une double inefficacité, anti-exemplaire, qu’on retrouve dans la gestion de la crise sanitaire du Covid : on a eu 40 000 morts et l’économie écroulée à cause du confinement. C’est une double peine. Les Allemands ont eu quatre fois moins de morts et deux fois moins de dégâts sur l’économie. Les pays asiatiques comme Taïwan ou la Corée du Sud : aucun confinement et 475 morts pour l’un, 7 morts pour l’autre. On est donc mauvais et il faut en tirer les conclusions.

LVSL – Votre positionnement ressemble à s’y méprendre à celui de Jean-Luc Mélenchon en 2017. Qu’est-ce qui vous différencie du leader insoumis ? Y a-t-il des propositions de L’Avenir en commun que vous récusez ?

AM – Premièrement, je n’ai pas de positionnement. J’exprime des convictions. Deuxièmement, mon seul sujet, c’est de savoir comment on fait pour relever le pays. À mon sens, ce n’est pas en refaisant des équipages univoques et même sectaires (il y en a partout), qui proclament avoir raison contre tout le monde, qu’on y arrivera. Il va falloir unifier le pays, y compris des gens qui ne pensent pas comme soi. La politique, c’est aller vers les autres, c’est une relation avec l’altérité. Par conséquent, si tous ceux qui pensent de la même manière et considèrent détenir la vérité restent entre eux, personne ne gagnera et le pays perdra. Enfin si, on sait qui gagnera : Le Pen. Mon sujet, c’est donc de savoir comment on rassemble une majorité de Français autour du relèvement du pays. Les partis, les écuries, ça ne me convainc pas et je ne pense pas que ce soit la solution attendue par le pays.

LVSL – Vous expliquez que nous sommes dans une situation de dépendance militaire, politique et idéologique vis-à-vis des États-Unis, qu’ils agissent et que nous agissons comme si nous étions leur « 51ème État » à cause de la soumission volontaire de nos dirigeants. La crise sanitaire que nous traversons a aussi mis en lumière notre dépendance sanitaire vis-à-vis de la Chine. Comment retrouver notre souveraineté ? La France a-t-elle les moyens d’être indépendante ?

AM – Il y a deux empires qui nous prennent en tenaille : la Chine et l’Amérique. L’un est technologique, l’autre est industriel et financier ; l’un a des déficits, l’autre a des excédents ; l’un est en ascension, l’autre en descente, mais les deux sont nos potentiels oppresseurs, au sens où ils contribuent à nous faire perdre notre liberté. La France a les capacités, y compris avec ses alliés européens, de bâtir les conditions de sa liberté et de son indépendance. Il va falloir décider d’affecter des ressources à cela, donc de reconstruire notre indépendance brique après brique, pierre après pierre, ce que des dirigeants politiques ont déjà fait dans le passé. Suivons leur exemple. Ce qu’ils ont pu faire au début des IVe et Ve République, nous pouvons le refaire au début de la VIe République. C’est l’enjeu de la refondation démocratique du pays et de l’État, qu’il faut mettre en relation avec la reconstruction de notre industrie et de notre agriculture.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

Il y a 20% de la surface agricole utile en friches agricoles dans ce pays. On a abandonné les agriculteurs et l’agriculture. On importe 65% des fruits et des légumes. Regardez tout ce qu’on importe ! On est d’ailleurs en déficit chronique depuis vingt ans. On importe aussi des biens essentiels dans l’industrie. Il va falloir rebâtir tout cela, il y a urgence à commencer. Et se faire la promesse que, quelles que soient les alternances, tout le monde poursuivra cette œuvre collective de reconstruction. Il n’y a pas suffisamment d’unité dans ce pays et on n’arrive pas à se mettre d’accord sur une ligne à suivre. Il va pourtant bien falloir y arriver, puisque la France est en train de s’appauvrir et de s’affaiblir, et nous avec.

LVSL – Vous dénoncez aussi la mainmise de l’Allemagne sur l’Union européenne. Vous dites ainsi : « ce que l’Allemagne veut, la France fait et l’Europe entière s’exécute. » Comment briser cette hégémonie allemande ? Le départ d’Angela Merkel dans un an changera-t-il quelque-chose ?

AM – L’hégémonie allemande est liée à notre propre faiblesse. Nous l’avons finalement nous-mêmes organisée. Tous les présidents nouvellement élus se dépêchent d’aller faire leur génuflexion en voyage à Berlin, je n’ai pas l’impression que ce soit nécessaire. Ce qui compte, c’est que la France puisse retrouver ses capacités d’action au sein de l’Union européenne, ce qu’elle a perdu. Je ne sais pas si le départ d’Angela Merkel permettra de le faire, je pense que ce n’est pas lié à sa personne mais à l’histoire et à la géographie dans laquelle nous nous trouvons. Avec une Europe morcelée, très divisée, l’Allemagne défend plus l’Allemagne que l’Europe et la France défend plus l’Europe que la France : c’est une grande partie du problème.

LVSL – Vous avez évoqué la VIe République et, dans votre ouvrage, vous critiquez sévèrement le présidentialisme. Quelles seraient les principales caractéristiques de cette nouvelle République ?

AM – Je ne suis pas favorable à supprimer l’élection du président de la République au suffrage universel. C’est une chose sur laquelle les Français ne voudront pas revenir. En revanche, je suis pour que l’on réduise certains pouvoirs du président, que l’on renforce les pouvoirs du gouvernement ; qu’on renforce les contre-pouvoirs parlementaires ; qu’on installe dans le système démocratique d’autres formes de représentation ; qu’on ait une autre relation à l’Union européenne dans notre intégration juridico-politique ; qu’on reconstruise aussi des pouvoirs locaux plus forts assortis d’une meilleure démocratie locale. Il y a autant de monarchies que d’exécutifs locaux, c’est incroyable ! On a donc à reconstruire un système politique équilibré, avec de la responsabilité. Je ne suis pas contre les chefs, je suis pour qu’ils soient responsables de leurs actes devant un contre-pouvoir, ce qui n’est pas le cas en France.

LVSL – Vous insistez beaucoup sur l’importance de l’innovation et de la recherche. En quittant Bercy, vous avez laissé sur votre bureau 34 plans industriels censés préparer la France et son industrie aux défis qui les attendent. Beaucoup de ces plans résonnent avec l’actualité, que ce soit le plan sur l’e-éducation, la voiture pour tous consommant moins de 2 litres aux 100 kilomètres, la cybersécurité, la rénovation thermique des bâtiments ou encore les biotechnologies médicales. Quels sont, selon vous, les futurs grands chantiers industriels et comment l’État peut-il les préparer ?

AM – La planification est une idée de bon sens. Elle consiste à dire : « On essaie de savoir où on va, où est-ce que l’on met nos ressources et comment on fait ça. » On considère que le marché seul n’est pas capable de servir des nations. Il peut servir, à la rigueur, des consommateurs mais pas une nation et ses besoins fondamentaux. On décide donc d’unir le public et le privé, la recherche publique et la recherche privée, les financements publics et les financements privés et on rassemble tout le monde autour d’un projet. C’est ça, la planification, et c’est tout à fait utile et nécessaire. Je serais donc d’avis que l’on continue ce travail qui a été abandonné et qui est toujours d’actualité. Les véhicules qui consommeraient 2 litres aux 100 kilomètres, qui faisaient l’objet d’un de mes plans industriels, ne sont toujours pas sur le marché puisque mon successeur les a abandonnés. Aujourd’hui, les niveaux d’émission de CO2 des véhicules ont même encore augmenté ! On est plus près de 120 que de 90 kilomètres, et les objectifs en 2030 c’est 90 : on en est loin !

« On a besoin de planifier notre sursaut industriel. »

On a donc un grand besoin de planifier notre sursaut industriel. Les Chinois le font et le font bien. Ils le font dans les secteurs dans lesquels nous, on a abandonné. À chaque fois qu’il y a un changement de ministre, on abandonne alors qu’il faut continuer ce genre d’effort sur dix ans. La planification des Chinois va avoir pour conséquence de nous prendre toutes nos avancées technologiques car ce sont eux qui vont prendre les marchés. Il faut des brevets, des ressources scientifiques et technologiques, du financement : on a tout cela ! Il nous faut aussi des industries : il faut les remonter, les réinstaller. On n’en a plus, il faut donc les rebâtir. L’État peut parfaitement impulser cette démarche si on a autre chose que des énarques et des administrateurs dans les administrations. Il y faudrait plutôt des ingénieurs qui, eux, savent faire.

LVSL – Une des critiques que vous adressez aux politiques d’austérité menées par la France sous François Hollande se résume ainsi : elles sont absurdes et révèlent l’incompétence de nos dirigeants en matière économique. Vous parlez d’un « aveuglement idéologique » ou encore d’une « idéologie stupide » imposée par la Commission européenne. À qui la faute : aux dirigeants politiques ou aux économistes libéraux ?

AM – Les dirigeants politiques sont les mêmes, c’est la pensée unique. Ils ont appris des polycopiés à Sciences Po, les ont recopiés à l’ENA et croient qu’ils détiennent le Graal. La science économique est une science inexacte et imparfaite, traversée par des courants contraires. Elle a aussi des vérifications empiriques. Le débat économique doit donc être mené. Personne n’a toujours raison mais il est utile de réfléchir et de tirer les leçons des expériences du passé, de ce qui marche et de ce qui ne marche pas. Là, ce n’était pas le cas. Quand vous avez des dirigeants qui sont tous de la même école, qui pensent tous de la même manière, qui ont été formés de la même façon, qui sont formatés intellectuellement comme on moulerait des gaufres en série, on voit arriver le désastre.

LVSL – Vous avez récemment affirmé : « Mon sujet n’est pas la gauche, la droite, c’est la France. » Pourquoi vous affranchir d’une étiquette et d’un clivage dans lequel vous avez été inséré pendant toute votre carrière politique ?

AM – D’abord, je suis un homme de gauche et n’entends pas me transformer. Tout le monde le sait, je ne pense pas qu’il y ait le moindre doute là-dessus, mais ceux qui pensent que l’avenir de la France est d’unir les gauches et seulement les gauches, je crois sincèrement que ça ne suffira pas. Pour relever le pays, il va bien falloir construire un très large rassemblement qui ne peut pas être seulement celui des gauches. Il faut donc trouver un autre chemin que les réflexes habituels des appareils politiques. Mon sujet n’est pas la gauche ou la droite, c’est la France, car lorsque mon pays s’écroule, je cherche les moyens de le relever.

Au regard des divisions de la gauche, de la conflictualité qui existe en son sein et qui est de plus en plus lourde, je ne crois pas que ses appareils politiques soient aujourd’hui en mesure de traiter le problème français. Il faut donc réfléchir plus largement et différemment. C’est ce que j’essaie de faire, c’est ce que je veux dire, mais je suis un homme de gauche, tout le monde connaît mon histoire et mes convictions. Mes convictions n’ont pas changé depuis très longtemps. Il se trouve que mes idées deviennent centrales, dominantes et majoritaires. Il faut donc qu’on en discute largement, il y a des tas de gens qui ne sont pas de gauche et qui sont d’accord. Il faut y réfléchir.

LVSL – Pourtant, les termes protectionnisme, démondialisation, souveraineté étaient souvent tabous…

AM – C’était lepéniste ! Mais aujourd’hui tout le monde reconnaît qu’on a besoin de ça, dans une certaine mesure bien sûr. Il faut voir ce que disent tous les penseurs économiques américains qui sont mainstream, Paul Krugman, Raghuram Rajan, l’ancien gouverneur de la banque centrale indienne qui était économiste en chef du FMI, Olivier Blanchard… Même Lawrence Summers en appelle à un « nationalisme raisonnable », après avoir été le conseiller de Clinton et d’Obama ! Pour ma part, je ne suis pas nationaliste : je suis un patriote, ce qui est grandement différent.

Arnaud Montebourg © Killian Martinetti pour LVSL

LVSL – À quoi est dû ce changement de paradigme ? Pourquoi vos idées deviennent-elles majoritaires ?

AM – Les Français ont compris que la nation était le cadre au sein duquel ils peuvent décider de leur vie, certainement pas l’Europe ni le reste du monde. Tout simplement. Si la nation est le lieu du compromis, c’est là qu’il faut le construire. Les socio-démocrates sont des religieux de l’Europe mais l’Europe ne marche pas, elle est devenue notre contrainte inutile ou notre incompétence majeure puisqu’elle ne résout aucun de nos problèmes : l’immigration, le réchauffement climatique, etc. Pour tous ces sujets qui sont pourtant centraux, l’Europe est aux abonnés absents. Pour la crise financière, on peut considérer que l’Europe a prolongé inutilement les souffrances des peuples européens. Les Américains l’ont mieux compris que nous, comme d’habitude, les Chinois aussi. L’Europe n’est malheureusement plus notre solution, elle est même notre empêchement et la nation reste alors le lieu de l’action. L’Europe étant paralysée, il faut se protéger du monde devenu dangereux, le protectionnisme est donc nécessaire. C’est ce que j’essaie d’expliquer dans mon livre, par l’effort empirique de l’expérience.

LVSL – Quelle est votre position par rapport à l’Europe ? Vous dites que c’est un échec, un empêchement. Faut-il en sortir, la réformer, etc. ?

AM – De toute façon, on n’échappera pas à une profonde remise en question. Le fédéralisme doit être restreint et on doit retrouver une coopération entre les principales puissances de l’Union européenne, permettant de disposer de la capacité d’action. C’était la vision du général de Gaulle qui était favorable au projet européen – qu’il n’avait pas remis en cause – mais qui défendait les positions de la France en négociant avec quelques puissances. Être dirigés par les voix de Malte, de la Lettonie ou de l’Estonie et des pays qui n’ont aucun affectio societatis avec ce qu’est l’Europe, dans sa structuration profonde, son histoire, sa géographie, cela pose des problèmes. Il faudra bien rétrécir l’Union avant qu’elle ne se désintègre.

LVSL – En incluant les pays du sud de l’Europe ?

AM – L’Europe du Sud est très européenne. Elle a aussi besoin de l’Union européenne, comme nous. On a besoin de l’Union européenne, pas de celle-là mais on a besoin de l’Europe. Le projet doit donc être totalement redéfini. La France peut parfaitement décider de mettre les pouces et de dire : « On arrête ça, on va vous proposer autre chose. » Je suis favorable à cette stratégie de redéfinition d’un nouveau projet européen par des propositions unilatérales. Regardez comment au sein de l’Union européenne, on est déjà en train d’imaginer un remboursement de la dette abyssale liée à la pandémie de Covid-19. On risque de subir une sorte de nouveau méga-plan d’austérité, qui se prépare en ce moment, car les dirigeants européens ne veulent pas lever des taxes sur l’extérieur (les GAFAM, le carbone, etc.) pour rembourser la dette levée pour financer les États membres. Dans ce cas-là, ce sera la fin de la construction européenne ! Les peuples européens se rebelleront légitimement contre les levées d’impôts massives qu’ils subiront. La France n’aura pas d’autre choix que de faire la grève des plans d’austérité européens. Il faut bien le dire puisque cette dette n’est pas remboursable à échelle humaine !

LVSL – Les premières pages de votre ouvrage sont une ode à la politique, à la République et à son esthétique. Nous avons besoin, écrivez-vous, d’un « culte républicain », d’une « religion commune républicaine ». Comment faire renaître cette transcendance politique, ce mythe républicain ?

AM – La République renaîtra quand elle s’occupera vraiment des gens et qu’elle les sortira de la situation dans laquelle ils se trouvent. La République joue un grand rôle dans notre pays mais elle constitue aussi un mythe décevant parce que ses promesses, ses mots n’ont aucun rapport avec ses actes. Il va donc falloir relever le niveau des actes pour qu’elle retrouve son éclat dans l’esprit de chacun.

Politique de la Libération : retour sur la pensée d’Enrique Dussel

Enrique Dussel et le président vénézuélien Hugo Chávez (1999-2013) © Marielisa Vargas

Cité par Hugo Chávez ou par l’ex-premier ministre bolivien Alvaro García Linera, Enrique Dussel est l’un des intellectuels majeurs des mouvements anti-néolibéraux d’Amérique latine. Soutien critique des divers présidents opposés à l’hégémonie nord-américaine (la Constitution bolivienne de 2008 s’inspire de sa conception démocratique du pouvoir), il participe aujourd’hui au mouvement mexicain MORENA qui a porté Andrés Manuel López Obrador (AMLO) au pouvoir. En opérant un retour critique sur la conception du politique à l’aide d’expériences latino-américaines inédites, ce philosophe argentin naturalisé mexicain explore de nouvelles voies pour le dépassement du capitalisme. Méconnue en Europe, sa pensée éclaire les processus politiques qui ont bouleversé l’Amérique latine ces deux dernières décennies. Par Alexandra Peralta et Julien Trevisan.


Un penseur majeur de notre temps : Enrique Dussel

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Enrique Dussel

Enrique Dussel, né le 24 décembre 1934, philosophe, historien, théologien, est un penseur majeur du XXème siècle, bénéficiant d’une renommée internationale pour ses travaux – plus de 400 articles et 50 livres – dans les champs de l’éthique, de la philosophie politique et de l’histoire de la philosophie latino-américaine principalement. Il est, en particulier, l’un des fondateurs de la philosophie de la libération, de la théologie de la libération et du groupe Modernité/Colonialité1. Persécuté par la dictature militaire d’Argentine, il quitte son pays natal en 1976 pour le Mexique où il réside depuis. Engagé dans la vie politique mexicaine, il participe à l’Institut National de Formation de MORENA2 depuis sa fondation en 2018.

En 2006, il publie un livre synthétique intitulé Vingt thèses de politique3 qui présente le contenu théorique de la politique de la libération. Ce livre était initialement destiné à un public jeune et, de fait, ces thèses ont d’abord été exposées dans le cadre d’un séminaire destiné à 400 militants mexicains du Parti Révolutionnaire Démocratique (PRD). Ce parti, par le biais de la candidature d’Andrés Manuel López Obrador à l’élection présidentielle de 2006, était, au moment du séminaire, aux portes du pouvoir. Il ne parvint cependant pas à en franchir le seuil, car l’élection fut truquée par son opposant, l’ancien président Felipe Calderón4 (Parti Action Nationale – PAN).

Dans ce livre, le philosophe argentin explique la construction d’une théorie politique positive fondant l’action politique d’une gauche capable de gouverner à travers un exercice responsable du pouvoir délégué. Dans la première partie de son ouvrage, Dussel analyse le moment politique de fondation des institutions. Les dix dernières thèses correspondent davantage au processus de transformation de ces institutions : le moment pratique de la transformation d’un système politique devenu dominant, le moment de sa critique et celui de « l’imagination créative ». En suivant la perspective décoloniale, ce second moment doit prendre en compte le lieu de l’énonciation, c’est le locus enuntiationis. Pour Dussel ce locus est celui du Mexique et, dans un sens plus large, l’Amérique latine. À l’instar de Dussel, la suite de cet article a été écrite en prenant en compte l’importance du lieu d’énonciation qu’est, pour nous, la France.

La communauté comme source et fin du pouvoir politique

Dussel débute son raisonnement en partant du caractère grégaire de l’être humain : celui-ci vit nécessairement en communauté et s’inscrit dans un groupement humain doté d’institutions et de représentants. L’auteur, à la suite de Marx dans L’idéologie allemande, part d’un postulat matérialiste classique: l’être humain, pour garantir sa survie, pour améliorer ses conditions de vie et pour se reproduire, vit dans une communauté organisée. Au paléolithique déjà, la chasse, nécessaire pour assurer la vie d’un groupe humain, était organisée : un seul individu ne possédait ni les moyens ni les forces pour réaliser cette activité. Le travail était alors divisé en fonction de tâches assignées : les uns tendent des pièges pour le gibier, d’autres le poursuivent puis le tuent et les derniers le dépècent. « La communauté agit par le biais de chacun de ses membres de manière différenciée »5. Autrement dit, la communauté repose sur la représentation comme forme générale de la délégation. Elle confie des rôles à des membres qui sont dès lors des représentants de la communauté dans son ensemble. Cette conception de la représentation ne doit pas être entendue en un sens restreint : le pouvoir de la communauté politique s’incarne en chacun des membres qui la constituent. Si nous appliquons cette réflexion au cas de la France, le député incarne une forme de représentation du pouvoir de la nation, en tant que communauté politique, mais une caissière, en tant que citoyenne française, est, elle aussi, une représentation de ce pouvoir tant par les droits politiques dont elle bénéficie que par son rôle au sein de la société entendue comme communauté organisée d’individus. Selon Dussel, dès lors qu’un groupe humain se constitue comme tel, ce dernier existe nécessairement en tant que communauté politique, orientée par « l’activité qui organise et promeut la production, la reproduction et l’augmentation de la vie de ses membres ».6

Chaque communauté politique est dotée d’une puissance – aussi désignée chez Dussel par le latin potentia –, fondement ontologique de tout pouvoir politique. Mais ce pouvoir n’est qu’un pouvoir « en soi » et nécessite, pour se réaliser et s’accroître, des institutions, ce que le philosophe appelle potestas, relevant alors d’un pouvoir « hors-de-soi »7. Ainsi, le moment où la France se dote de sa première assemblée constituante, le 17 juin 1789, peut être interprété comme un moment de fondation d’une nouvelle potestas dans l’histoire nationale : la France comme communauté politique, d’une monarchie absolue, devient une monarchie constitutionnelle. Le peuple en tant que communauté politique dotée d’une potentia, par les États généraux puis l’Assemblée constituante, forge de nouvelles institutions (ou potestas) qui ne sont qu’une première forme de réalisation de son pouvoir.

Ce pouvoir en-dehors-de-soi, qui n’est pas encore un pouvoir pour soi (comme retour vers la source du pouvoir qu’est le peuple), connaît trois déterminations qui, si elles ne sont pas respectées, viendront éroder le pouvoir de la potestas. La première relève de la matérialité, elle s’énonce ainsi : tout pouvoir politique se doit de respecter la « volonté-de-vie » de chacun des membres du peuple. Relevant de la légitimité, la seconde détermination établit que le pouvoir doit s’appliquer avec le consensus de tous et toutes. La dernière n’est autre que la faisabilité, c’est-à-dire faire ce qui appartient empiriquement au domaine du possible.

Le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Ces trois déterminations peuvent s’apprécier dans l’histoire de France. Les deux premières déterminations ont été dans une large mesure respectées par le gouvernement de la Commune de Paris de 1871 mais pas la troisième : les mesures qui étaient prises permettaient d’améliorer les conditions de vie des Parisiens et de renforcer la démocratie avec un consensus assez large mais elles n’ont pas pu être prises en tenant compte du rapport politico-militaire extrêmement désavantageux pour les communards8. L’épisode des Gilets jaunes, quant à lui, démontre l’importance du consensus, de la seconde détermination. Enfin les politiques libérales appliquées avec constance depuis le tournant de la rigueur de 1983, que ce soit par la droite traditionnelle, par le Parti socialiste et maintenant par les Marcheurs et leurs alliés du MoDem, ont frappé durement le peuple français et celui-ci rejette désormais profondément les acteurs et institutions politiques : le peuple peut souffrir mais la souffrance est le carburant du renversement de l’ordre en vigueur dès lors que celui-ci bafoue la « volonté-de-vie ».

Le pouvoir en-dehors-de-soi, la potestas, n’est donc pas nécessairement un pouvoir pour soi. En réalité, deux cas de figures sont possibles. Le premier est le cas où les mandatés, les représentants agissent en suivant les volontés des représentés et en leur obéissant. Le pouvoir en-dehors-de-soi est alors véritablement un pouvoir pour soi. Un cercle vertueux opère ainsi : le pouvoir politique est un pouvoir obédientiel ; les représentants, des serviteurs du peuple qui exercent la politique comme vocation.

Le second est le cas où les représentants agissent en pensant que le fondement de leur pouvoir se situe dans les institutions ou dans leur propre personne et ignorent ainsi la potentia, qui fonde leur pouvoir. Le pouvoir politique est alors “fétichisé”9, les représentants sont “corrompus” car ils croient être la source de leur pouvoir politique : ils agissent à l’encontre de la formule zapatiste10, car ils commandent en commandant, au lieu de commander en obéissant. De cette forme de corruption du principe ontologique du pouvoir politique se trouvent légitimés les détournements d’argent public, la répression à outrance et la conception de la politique comme profession.

L’hyperpotentia comme réponse à la corruption du politique

De manière empirique, Dussel constate que lorsque des nouvelles potestas sont mises en place, elles répondent au début aux aspirations populaires. Le nouvel ordre dans la communauté politique est alors qualifié d’hégémonique. C’est par exemple le cas au début de la Révolution française : l’abolition des privilèges, la suppression de la dîme et la publication de la première Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen constituent des mesures indéniablement populaires. Cependant, le moment où l’ordre hégémonique devient dominant arrive irrémédiablement : le pouvoir politique se fétichise, la contestation surgit et le système politique ne se maintient que grâce à la répression11. C’est le moment du 17 juillet 1791, les pétitionnaires du Club des cordeliers, qui demandent la déchéance du roi et la proclamation de la République, sont fusillés par la garde nationale.

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Malheureuse journée du 17 juillet 1791 : des hommes, des femmes, des enfants ont été massacrés sur l’autel de la patrie au Champ de la Fédération. Estampe anonyme, Bureau des Révolutions de Paris, 1791.

Dans la seconde partie de l’œuvre, le philosophe théorise le moment de la contestation dont l’aboutissement est l’élévation du peuple au rang d’hyperpotentia. Cette dernière notion signifie pour Dussel tant le pouvoir que la souveraineté et l’autorité active du peuple, qui, à la fois, submergent les institutions, les acteurs dominants et donnent naissance à un nouvel ordre.

Dès le début de cette nouvelle phase, les opprimés, les non-écoutés, souffrent dans leur chair de la domination et se trouvent ainsi confrontés à la tâche de la construction d’une contre-hégémonie. Celle-ci passe par une articulation d’une pluralité de demandes hétérogènes. En France et dans la période actuelle, se manifestent par exemple la demande d’égalité portée par les mouvements féministe et antiraciste, mais aussi la demande de justice sociale portée par les syndicats et par les Gilets jaunes, ou encore la demande de renouvellement du système démocratique français, ainsi que la demande de transformation des modes de vie et de production dans une perspective écologique. Dussel expose les deux démarches actuelles qui tendent à concilier ces diverses aspirations : la première est celle de la « chaîne d’équivalence » décrite par la théorie populiste d’Ernesto Laclau12 ; la seconde consiste quant à elle en l’analyse locale des cas de superposition des différentes formes de domination, telle que la proposa Kimberley Crenshaw à travers le concept d’« intersectionnalité »13.

« Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia. »

Selon Dussel, plus l’articulation entre les différentes demandes sera solide, plus le bloc des opprimés le sera et pourra ainsi mieux résister aux changements de conjoncture du champ de bataille politique. Dit autrement, le pouvoir du bloc des opprimés est déterminé par son consensus critique. En suivant Dussel, deux autres déterminations s’adjoignent au pouvoir des exclus : « Si à la Volonté-de-Vivre et au consensus critique sur la situation dans laquelle ils se trouvent, aux motifs de lutte et au projet de l’ordre nouveau (parce qu’ « un autre monde est possible ») s’ajoute la découverte dans la lutte elle-même de la faisabilité de la libération, […], de la transformation14 […] partielle ou radicale (et dans ce cas on peut parler de révolution) de l’ordre politique en vigueur, alors nous avons les trois déterminations du pouvoir du peuple, de l’hyperpotentia »15. Si celles-ci sont réalisées, le peuple entre en “état de rébellionet use de sa souveraineté pour refonder sa potestas. Ce fut le cas le 10 août 1792 et le peuple français parvint à prendre les Tuileries.

Si cette journée a pu être décrite comme violente par une certaine tradition historiographique, il convient d’analyser précisément le statut de cette violence. La violence n’existe pas de manière abstraite, mais seulement dès lors qu’elle s’applique à un sujet tant humain que politique. Or, le sujet de la violence révolutionnaire n’est ici que l’ordre monarchique faisant régner l’inégalité entre les individus en fonction de leur origine sociale. Suivant Dussel, il ne convient pas dès lors de parler de violence, mais plutôt de contrainte : la contrainte étant définie comme une action légitime (pouvant donc être légale ou illégale) tandis que la violence est définie comme une action illégitime (exercée soit par le pouvoir en place, et Dussel parle alors de répression, soit par une frange ultra-minoritaire du peuple que Dussel qualifie dans ce cas d’action anarchiste).

Quelles boussoles pour guider l’action politique ?

En définitive, le politique connaît, dans la pensée de Dussel, trois phases distinctes : le moment de la mise en place d’institutions et d’un nouvel ordre hégémonique, le moment où l’ordre hégémonique devient dominateur et enfin le moment où l’ordre dominant est renversé et remplacé par un ordre contre-hégémonique qui devient dès lors hégémonique. Rompant avec la philosophie de l’histoire prônée par une conception orthodoxe du marxisme, Dussel ne pense pas que le politique puisse atteindre une forme d’aboutissement, de terminus ad quem. Les communautés politiques sont capables, conformément à leur nature, de faire et de défaire indéfiniment les institutions. Cependant, l’action de ces communautés peut être orientée et Dussel propose pour ce faire, à la manière des idéaux régulateurs kantiens, quatre postulats :

  1. Postulat politique au niveau écologique : « Nous devons agir de telle sorte que nos actions et institutions permettent l’existence de la vie sur la planète Terre pour toujours, de manière perpétuelle ! »

  2. Postulat économique : « Agis économiquement de telle sorte que tu tendes toujours à transformer les processus productifs à partir de l’horizon du travail zéro (T°) »16

  3. Postulat de la paix perpétuelle

  4. Postulat de la dissolution de l’État : « Agis de telle sorte que tu tendes à l’identité de la représentation avec le représenté, de manière que les institutions de l’État deviennent à chaque fois les plus transparentes possibles, les plus efficaces, les plus simples, etc. »

À l’image des postulats kantiens, ces derniers ne sont bien sûr jamais atteignables empiriquement. Ils demeurent cependant des boussoles indispensables pour orienter l’action politique de notre temps.

Notes :

1 Collectif de pensée critique regroupant des intellectuels de divers champs (sociologie, pédagogie, philosophie) qui analyse les relations de dominations mises en place à partir de 1492, moment de la “conquête de l’Amérique” (et non « découverte », ainsi que le souligne le groupe Modernité/Colonialité en analysant la différence fondamentale entre ces deux concepts), et critique l’idée faisant coïncider fin de la domination coloniale et indépendance. Il faut cependant garder à l’esprit que ce collectif, issu d’une perspective décoloniale, n’est pas homogène, en particulier en ce qui concerne le projet politique : l’importance de la nation n’est pas rejetée par Dussel et il ne revendique pas le retour à un passé pré-européen mais encourage un « dialogue trans-moderne » entre les cultures.

2 MORENA (pour “Movimiento Regeneración Nacional”) est un parti politique fondé en 2011. Il porta l’actuel président mexicain Andrés Manuel López Obrador au pouvoir en 2018.

3 Disponible gratuitement en espagnol ici :

https://enriquedussel.com/txt/Textos_Libros/56-2.20_tesis_de_politica.pdf

En français voir : Enrique Dussel, Vingt thèses de politique, Traduit par Martine Le Corre-Chantecaille et Nohora Cristina Gómez Villamarín, Paris, L’Harmattan, 2018.

4 Il est connu pour avoir lancé la guerre meurtrière contre le narcotrafic et fait aujourd’hui face à d’éventuels procès pour corruption. Voir notamment le livre de la journaliste argentine : Wornat, Olga. Felipe, el obscuro. Secretos, intrigas y traiciones del sexenio más sangriento de México. México : Planeta, 2020.

5 Thèse 3.2.3 dans Dussel, Vingt thèses de politique, p. 32

6 Thèse 2.1.5 Ibid, p. 42

7 Ce pouvoir appartient proprement au peuple. C’est la raison pour laquelle Dussel critique l’expression « prendre le pouvoir ». Ce n’est pas le pouvoir du peuple qui est “à prendre”, mais les institutions.

9 Dussel se réfère ici au mouvement de retournement décrit dans le concept de « fétichisme de la marchandise » marxiste et ayant lieu lorsqu’une valeur est attribuée à des objets produits au détriment de l’acteur de la production, l’être humain vivant qui investit sa vie dans le processus de production ; de même ici, on parle de fétichisation du pouvoir  car la source du pouvoir politique n’est plus pensée comme étant dans le peuple mais dans les institutions ou dans les acteurs politiques. (Voir Thèse 5. La fétichisation du pouvoir).

10 « mandar obedeciendo », commander en obéissant.

11 Dussel explique cela via le second principe de la thermodynamique qui stipule que l’entropie, étant comprise comme la quantité mesurant le manque d’information, ou le désordre, d’un système isolé ne peut qu’augmenter au cours du temps. (Voir Thèse 3.33)

12 Cf La raison populiste. Voir aussi pour une première approche https://lvsl.fr/le-populisme-en-10-questions/

13 Crenshaw Kimberley « Mapping the Margins: Intersectionality, Identity Politics, and Violence Against Women of Color », Stanford Review of Law, 43(6), 1991, p. 1241-1299. « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violence contre les femmes de couleur », Cahier du genre, Féminisme(s), penser la pluralité, n° 39, 2005, p. 51-82 (traduction française Oristelle Bonis).

14 Dussel renvoie ici à la notion de Veränderung de Marx, utilisée notamment dans ses Thèses sur Feuerbach.

15 Thèse 12.3.1, Dussel, op cit, p.141

16 C’est ce que Marx a formulé comme étant le « Royaume de la liberté ». Le temps libre est donc le but visé et celui-ci est rempli par des activités culturelles. L’action politique, si elle suit ces postulats, doit donc, en plus de transformer l’économie, transformer la culture. En particulier, pour Dussel, il s’agit de critiquer puis d’éliminer la domination exercée par la culture occidentale pour établir un rapport d’égalité entre les différentes cultures permettant un dialogue interculturel respectueux.

Entre souveraineté wallonne et fédéralisme radical : où va la Belgique ? – Entretien avec Francis Biesmans

Le jeudi 1er octobre, la Belgique s’est finalement dotée d’un gouvernement de large coalition, qui devrait reléguer pour un temps dans l’opposition les partis nationalistes et d’extrême droite néerlandophones. Mais ces 494 jours d’âpres négociations semblent avoir miné l’imaginaire d’unité « belgicaine » auquel la partie francophone du pays, tant bien que mal, était restée attachée. Pour la première fois, Wallons, Flamands et Bruxellois semblent éprouver ensemble la fragilité de l’édifice fédéral. C’est le moment qu’a choisi Francis Biesmans pour publier Le Pari wallon : un essai où ce Liégeois d’origine, professeur d’économie à l’Université de Lorraine, répond aux nationalistes flamands par un « fédéralisme radical » qui pose résolument la question de la souveraineté et de l’indépendance wallonnes. Le tout dans une Europe elle-même en crise où s’exacerbent les séparatismes. Entretien réalisé par Luca Di Gregorio.


LVSL – Votre essai Le Pari wallon (Petit Poisson Éditeur, 2020) a paru quelques jours avant le confinement, alors que les négociations visant à la formation d’un gouvernement fédéral en Belgique battaient leur plein…et de l’aile. Pourriez-vous nous résumer – comme vous le faites dans le livre – les conditions historiques de l’équilibre institutionnel auquel étaient parvenus francophones et néerlandophones depuis l’après-guerre ?

Francis Biesmans – Équilibre est un grand mot, c’est plutôt de déséquilibre dont il faudrait parler. Cependant, quoi qu’il en soit, il est nécessaire de remonter dans le temps pour comprendre comment la structure institutionnelle actuelle de la Belgique – particulièrement complexe – s’est mise progressivement en place.

Historiquement, est né au XIXe siècle un mouvement flamand, tout à fait justifié par ailleurs, qui était culturel au départ et réclamait essentiellement l’emploi du néerlandais dans tous les secteurs de la vie publique. Par la suite, le mouvement flamand acquit un caractère populaire par sa composition et se fixa des objectifs politiques. Dès l’entre-deux guerres, coexistaient en son sein deux tendances : l’une « minimaliste », qui voulait la flamandisation de l’enseignement, de la justice et des administrations publiques en Flandre ; l’autre, dite maximaliste, qui réclamait le fédéralisme, voire l’indépendance de la Flandre. Dès 1938, l’essentiel du programme minimaliste était réalisé.

Durant les années cinquante, le mouvement flamand, dont une fraction importante avait sombré dans la collaboration avec l’occupant nazi durant la guerre, reprend progressivement force et vigueur. Le courant fédéraliste y trouve un écho croissant.

Parallèlement, la Grande Grève de l’hiver 60, wallonne pour sa plus grande part, aboutira à ce que la revendication fédéraliste devienne populaire également en Wallonie – ceci sous l’impulsion du leader syndical André Renard.

Les années soixante verront un très fort développement des partis fédéralistes, Volksunie côté flamand, Rassemblement Wallon et Front Démocratique des Francophones (FDF) côté francophone, tandis que les familles traditionnelles vont progressivement se scinder sur une base linguistique.

Le processus de fédéralisation de la Belgique commence le 18 février 1970, lorsque le Premier ministre de l’époque, Gaston Eyskens, déclare devant la Chambre : « L’État unitaire, tel que les lois le régissent encore dans ses structures et dans son fonctionnement, est dépassé par les faits ». Dix mois plus tard, la première réforme de l’État intervenait.

Les propositions institutionnelles des Flamands et des Wallons différaient fortement. En effet, les premiers étaient attachés avant tout à l’autonomie culturelle et défendaient l’organisation de la Belgique sur base de deux communautés : flamande et francophone ou « française » – faisons abstraction de la petite communauté germanophone. Par contre, les seconds réclamaient une Belgique fondée sur trois régions, à savoir la Flandre, la Wallonie et Bruxelles. En résumé, un fédéralisme à deux contre un fédéralisme à trois.

Le résultat final fut un compromis « à la belge », puisque les deux communautés verront le jour. Certes, il faudra attendre la Grande Réforme de 1988-1989 pour que le paysage institutionnel soit fixé. Il n’empêche que, dès le départ, ce paysage était un hybride à la fois bi-communautaire et tri-régional.

La Belgique fédérale à l’issue de la Grande Réforme – il faudra attendre 1993 pour que le terme « fédéral » soit introduit dans l’article 1 de la Constitution – est une Belgique à cinq :

  • la Région wallonne ;
  • les Communautés française et germanophone, essentiellement compétentes pour la culture et l’enseignement ;
  • la Région de Bruxelles-capitale, aux compétences presque identiques à celles des autres régions ;
  • enfin, la Communauté/Région flamande, la Flandre ayant choisi de fusionner les deux entités.

Le paysage institutionnel ainsi laborieusement dessiné ne se modifiera plus.

Pour compléter le tableau, il faut cependant ajouter deux éléments. Sans entrer dans le détail du financement des diverses entités, une question extrêmement complexe, il faut signaler la position inconfortable de la Communauté française (Wallonie et francophones de Bruxelles), qui est dans l’incapacité de lever le moindre impôt et de ce fait, sujette à un problème de financement chronique. Enfin, une étape importante a été franchie avec la 6ème Réforme de l’État (2011-2014), lorsque la défédéralisation d’une partie de la sécurité sociale, les allocations familiales en l’occurrence, est devenue effective. Un premier pas certes, mais ô combien significatif.

LVSL – Qu’est-ce qui a provoqué le dialogue de sourds actuel, qui s’intensifie législature après législature ? Quels sont les principaux arguments des partis nationalistes flamands (et à travers eux une majorité de l’électorat flamand) et comment la classe politique y a réagi jusqu’à aujourd’hui ?

F.B. – À nouveau, un petit retour sur le passé s’impose. La Belgique vit en effet une véritable crise de régime. Mais cette crise vient de loin : très précisément, elle remonte à l’an 2007. Le cartel CD&V/N-VA (formé par le parti chrétien flamand et les nationalistes issus de la Volksunie), remporte haut la main les élections du 10 juin 2007. Yves Leterme (CD&V) tente alors de constituer un gouvernement des 5 partis traditionnels, le SPA (socialistes flamands) étant rejeté dans l’opposition. Au menu : la scission de l’arrondissement BHV (Bruxelles-Hal-Vilvorde)[1] et une nouvelle réforme de l’État. Zéro sur toute la ligne, car de 2007 à 2010, les gouvernements provisoires se succèdent les uns après les autres, tandis que la N-VA sort du cartel en septembre 2008. De nouvelles élections seront organisées le 10 juin 2010. Elles livrent deux grands vainqueurs : la N-VA au Nord et le PS au Sud de la Belgique.

Francis Biesmans

Les négociations se poursuivront pendant 541 jours (une année et demie !) avant que Di Rupo ne réussisse à former, le 6 décembre 2011, un gouvernement regroupant les six partis des trois familles traditionnelles. Mais, notons-le, il ne disposait pas d’une majorité de sièges en Flandre, ce que ne manquera pas d’exploiter la N-VA. Ce gouvernement accouchera, in fine, de la sixième réforme de l’État évoquée plus haut, et dont les conséquences négatives (notamment socio-économiques) pour la Wallonie se font encore sentir aujourd’hui.

Le 25 mai 2014, les élections législatives fédérales rendent leur verdict. La formation nationaliste flamande N-VA est la grande gagnante du scrutin : alors qu’elle avait obtenu 28,12% des suffrages en 2012, elle en récolte deux ans plus tard 33,23%. Finalement, l’impensable se produit : le mardi 7 octobre, un accord est scellé entre la N-VA, le CD&V, l’Open VLD (libéraux flamands) et les libéraux francophones du MR, seul parti non-flamand du pays à prendre part à la coalition. Son président Charles Michel devient le Premier ministre de cette coalition d’un type nouveau.

Ce gouvernement est évidemment très déséquilibré sur le plan linguistique, car le MR compte à peine 30% des députés de Wallonie et de Bruxelles, tandis que les droites flamandes en comptabilisent quasiment 75%. Le résultat est que les partis flamands, tout spécialement la N-VA, vont faire jouer la loi du nombre et imposer une bonne part de leurs volontés.

Tout ne baigne cependant pas dans l’huile pour cette coalition dominée par la N-VA, comme en témoigne le départ de cette dernière du gouvernement Michel suite aux divergences sur le Pacte migratoire. Dès décembre 2018, le gouvernement Michel, minoritaire à la fois en Flandre et en Wallonie, est en affaires courantes. Il l’est resté jusqu’au 1er octobre 2020, c’est-à-dire jusqu’au moment où l’actuelle et improbable coalition «Vivaldi» a vu le jour.

Avec le recul, il est clair que la crise politique est désormais devenue la norme et les périodes de calme apparent, l’exception. La fragmentation politique consécutive aux élections du 26 mai 2019, notamment la montée en puissance du Vlaams Belang (l’autre parti nationaliste flamand, allié au FN au niveau européen, et désormais donné dans les sondages au-dessus de la N-VA), n’a fait qu’accentuer les difficultés à constituer un gouvernement fédéral.

Désormais, la crise de régime est structurelle.

LVSL – Dans ce contexte, quelle lecture faites-vous de l’accord de large coalition auquel viennent d’aboutir sept partis, avec l’accession du libéral flamand Alexander De Croo au poste de Premier ministre ? Tournant ? Prise de conscience ? Simple sursis ?

F.B. – D’abord, un constat : il aura fallu plus de seize mois de négociations en tous sens pour aboutir à un gouvernement de plein exercice. C’est une illustration parfaite de ce que la Belgique fédérale connaît une véritable crise de régime.

Je ferai ensuite remarquer que le gouvernement De Croo est minoritaire en Flandre – 41 sièges au Parlement fédéral sur 87 –, ce qui illustre à nouveau la difficulté extrême de constituer une coalition fédérale qui soit majoritaire dans toutes les Régions. Ce faisant, un boulevard s’offre maintenant aussi bien à la N-VA qu’au Vlaams Belang, qui ne manqueront pas de dénoncer un gouvernement « de gauche, dominé par les francophones ».

Enfin, vous le dites vous-même, la Vivaldi est composée de sept partis. Mine de rien, c’est, historiquement, du jamais vu ! C’est un élément de plus qui montre que la Belgique fédérale est devenue quasiment ingouvernable, rongée qu’elle est de l’intérieur par une crise de régime devenue structurelle.

Pour le reste, l’accord qui a été péniblement obtenu entre les sept est truffé de blancs, de propositions à affiner, de promesses budgétaires délicates, de négociations futures difficiles. Surtout, il viendra buter sur la contrainte d’une récession profonde, beaucoup plus profonde que ce que l’on pouvait imaginer dans un premier temps. La seconde vague du virus, dans laquelle nous entrons aujourd’hui, ne fera qu’accentuer cette récession et dans la foulée, les contradictions béantes qui traversent ladite Vivaldi.

Je ne parierais donc pas sur sa longévité, même si je sais que les Vivaldiens redoutent plus que tout un retour aux urnes.

LVSL – Vous soulignez aussi que les tensions actuelles mettent en évidence l’existence de deux cultures politiques depuis longtemps divergentes : une Wallonie post-industrielle, d’ancienne tradition socialiste et syndicale, où l’extrême droite n’existe presque pas, et une Flandre plus catholique, nationaliste et néanmoins libérale, car plus à l’aise avec les flux et la culture (anglophone) de la globalisation…

F.B. – Certes, mais ici aussi, les choses viennent de loin. Historiquement, la gauche flamande porte une terrible responsabilité, elle qui n’a pas soutenu le mouvement flamand et ses revendications. Elle a ainsi laissé le champ libre à la droite catholique d’abord, puis au nationalisme d’ultra- ou d’extrême droite ensuite. Je voudrais à ce sujet rappeler que l’extrême droite flamande ne comptait pas moins de 17 députés au Parlement en 1939. Ces deux courants – nationalistes et catholiques – se partagent encore les voix de la majorité des Flamands et Flamandes.

Un autre facteur historique est à prendre en considération, cette fois explicatif de la forte prégnance du socialisme en Wallonie : le déroulement de la révolution industrielle. Je rappelle d’abord que la Belgique est le premier pays du continent européen à s’être industrialisé, immédiatement après l’Angleterre. Qui plus est, la révolution industrielle s’est déroulée selon un axe Haine-Sambre-Meuse-Vesdre, c’est-à-dire selon un axe essentiellement wallon. Du côté flamand, le seul pôle était constitué par Gand et le textile. La classe ouvrière était donc très nombreuse en Wallonie dès le XIXe siècle et l’ancêtre de l’actuel Parti Socialiste, le Parti Ouvrier Belge (POB), y devint rapidement hégémonique, aussi bien sur le plan électoral que sur le plan social – c’est le fameux monde ou pilier socialiste, avec ses coopératives, son syndicat, ses mutuelles, etc. Pour illustrer la force politique du parti socialiste, il suffira de noter que lors des premières élections au suffrage universel en 1919, le POB avait récolté 50% des voix en Wallonie.

Depuis lors, des évolutions notables se sont produites : en particulier, le cloisonnement entre les « mondes » chrétien et socialiste – ce que l’on nomme la « pilarisation » – s’est largement estompé. Il n’empêche que le clivage entre une Flandre de droite, voire d’extrême droite, et une Wallonie de gauche est plus que jamais d’actualité.

LVSL – Dans votre livre, vous plaidez pour une souveraineté retrouvée par la Wallonie. Votre pari du « fédéralisme radical » semble prendre au mot Bart De Wever, le président nationaliste du principal parti flamand (la N-VA), lequel déclarait il y a peu que deux démocraties coexistent désormais en Belgique. Prenez-vous acte ? Quelles seraient pour vous les bases institutionnelles d’une Wallonie souveraine ?  

F.B. – J’en prends acte, mais je conteste la vision de De Wever, qui repose entièrement sur l’approche traditionnelle en Flandre et se résume par la formule : la Belgique est composée de Flamands et de Francophones. En réalité, il y a trois démocraties et non deux en Belgique : en Wallonie et en Flandre bien sûr, mais aussi à Bruxelles. Ces affirmations mériteraient de plus amples développements, mais je me contenterai de rapporter un seul fait, d’ordre politico-électoral, qui les justifient entièrement : à l’issue des élections du 26 mai 2019, le premier parti de Wallonie est le PS, en Flandre, c’est la N-VA et à Bruxelles, ce sont les écolos qui sont dominants.

J’en viens à présent à la seconde partie de votre question. Une Wallonie souveraine, c’est avant tout une Wallonie qui ne serait plus minorisée dans le cadre belge – pour rappel, il y a 48 députés wallons parmi les cent cinquante que compte le Parlement fédéral – et qui pourrait mener les politiques qui lui permettraient de choisir, dans tous les domaines, ses propres voies de développement.

La souveraineté passe, comme vous le dites, par l’instauration d’un « fédéralisme radical ». Si on va à l’essentiel, ce dernier s’articule autour de quatre entités aux compétences et aux moyens financiers différenciés. Au centre de cette construction institutionnelle, se trouvent deux États, wallon et flamand, aux compétences très étendues, dotés de la pleine autonomie fiscale. Il résulte de ceci que les deux communautés flamande et française disparaissent. S’y ajoute la Région de Bruxelles-Capitale, dont les structures devront nécessairement être allégées et remodelées, étant donné la suppression des deux Communautés. Enfin, l’actuelle Communauté germanophone serait maintenue avec ses compétences présentes, son parlement et son gouvernement. Elle serait aussi organiquement liée à l’État wallon. Voilà pour ce qui concerne la structure institutionnelle sous-jacente au fédéralisme radical.

LVSL – Néanmoins, cet « État wallon » ne serait pas un État indépendant dans la mesure où vous préconisez tout de même son maintien dans la structure fédérale radicalement allégée de la Belgique. Quel serait l’intérêt pour les deux ou les trois États que vous appelez de vos vœux à demeurer unis dans une Belgique purement nominale ? Enfin, que pensez-vous du projet de rattachement à la France (la fameuse hypothèse « rattachiste »), qui a longtemps agité certains milieux de la gauche wallonne ?

F.B. – Le fédéralisme radical, c’est l’indépendance sans ses inconvénients, notamment le fait de ne pas devoir discuter à perte de vue avec l’Union européenne sur l’adhésion des nouveaux États. L’exemple de la Catalogne doit nous servir de leçon à cet égard. André Renard avait déjà dit clairement : « en tant que fédéraliste, je suis pour une Wallonie indépendante dans le cadre d’un État fédéral ». C’est exactement ma position.

La question du « rattachisme » ne se pose tout simplement pas aujourd’hui. Lorsque le fédéralisme radical se sera concrétisé, l’État wallon pourra alors se poser la question de ses rapports, à tout le moins privilégiés, avec la République française. Mais il serait politiquement suicidaire de brûler les étapes.

LVSL – Au plan socio-économique, quelle serait la viabilité économique d’une Wallonie où n’existeraient (presque) plus de transferts budgétaires venant de Flandre ? Quels pourraient être les atouts de cette région qui, rappelons-le, a été durement frappée, comme le Nord ou la Lorraine, par quarante ans de désindustrialisation ?

F.B. – Il faut savoir que, tendanciellement, la solidarité dite « nationale » se réduit comme peau de chagrin au fil du temps. Le dernier coup dur à cet égard a été porté en 2014 par Di Rupo, alors Premier ministre. En effet, dès 2025 et pendant dix ans, le mécanisme de transition (de solidarité) sera réduit de 60 millions chaque année et ce, aux dépens de la Wallonie. D’après mes calculs, la perte cumulée se montera à 3,3 milliards en 2034. Par conséquent, les soi-disant transferts sont de plus en plus un mythe.

Autre affirmation du même genre, couramment entendue, à laquelle je voudrais faire un sort : la Wallonie serait totalement incapable de gérer l’énorme dette qu’elle hériterait du fédéral. J’ai développé dans mon livre une méthode de partage de la dette fédérale qui repose sur deux éléments. D’une part, le service de la dette, c’est-à-dire le paiement des intérêts, est aujourd’hui extrêmement peu coûteux. Ainsi, le lundi 19 octobre 2020, la Belgique a emprunté, à 10 ans, 1,8 milliard d’euros au taux de -0,399%, ce qui signifie que les obligations d’État émises (les OLOs) ne rapportent strictement plus rien à leurs détenteurs. D’autre part, le partage de la dette suppose de retenir un critère pour effectuer ce partage. J’ai proposé de se référer à la part des Produits Intérieurs Bruts (PIB) régionaux, évalués au lieu de travail, dans le PIB belge. L’application de cette clef donne 23% pour la Wallonie, ce qui signifie que cette dernière reprendrait à son compte cette part de la dette fédérale et assumerait le paiement (faible) des intérêts correspondants.

Pour illustrer un des atouts dont disposerait une Wallonie souveraine, je vais prendre l’exemple des soins de santé, si importants dans cette période de pandémie. De nos jours, les compétences en matière de santé sont éclatées entre l’État fédéral, les Régions et les Communautés. C’est le résultat d’un processus long et progressif lié aux différentes réformes de l’État. En très gros, voici quelles sont les matières qui, au fil du temps, ont été dévolues aux trois entités :

  • Le fédéral a la haute main sur le cadre juridique, le mode de financement et le montant des remboursements des soins de santé. En d’autres termes, il est le maître absolu pour tout ce qui est remboursé par la Sécurité sociale ; d’un point de vue budgétaire, il est aussi compétent pour 90% des politiques relatives aux soins de santé et à l’aide aux personnes handicapées.
  • La Région wallonne a dans ses compétences les soins aux personnes âgées, la santé mentale, les assuétudes, le vaste domaine de la prévention (à l’exception des écoles), les soins de première ligne, les maisons de soins psychiatriques et les infrastructures hospitalières.
  • La Communauté française est compétente pour agréer les hôpitaux universitaires. Elle exerce également la tutelle sur l’ONE (Œuvre Nationale de l’Enfance) qui a en charge l’exercice de la prévention à l’école (les fameuses visites médicales) et la vaccination des enfants.

On comprend aisément que cet enchevêtrement des compétences est d’une rare complexité. Si l’on prend par exemple un hôpital, la Communauté dira s’il peut être considéré comme universitaire ou pas. La Région s’occupera, pour sa part, de la gestion de l’infrastructure, tandis que le fédéral fixera le montant des remboursements des soins dispensés par l’hôpital en question.

La gestion de la pandémie par l’État fédéral s’est avérée catastrophique. Le non-renouvellement du stock stratégique de masques, les retards considérables dans l’acquisition et la distribution de ces masques, l’absence de réalisation des tests adéquats pour le Covid-19 et les carences en matière de respirateurs artificiels, pourtant indispensables aux soins intensifs, ont révélé une impréparation totale du gouvernement fédéral autant que des erreurs de gestion qui défient l’entendement. Ces lacunes et ces erreurs, il faut le souligner, ont eu des conséquences très graves, notamment parce qu’elles ont accru la mortalité chez nos seniors.

Régionaliser les soins de santé permettrait donc à la fois une plus grande efficacité et une plus grande cohérence dans leur gestion. Un autre élément plaide aussi en faveur de leur régionalisation : la structure par âge respective des populations wallonne et flamande.

En effet, pour le dire d’un mot, la Wallonie compte une population qui est plus jeune que celle de la Flandre ou, pour le dire autrement, elle compte proportionnellement moins de personnes âgées. Ainsi, en 2020, la part des personnes de plus de 67 ans est de 16,4% en Wallonie et de 18,1% en Flandre. Comme chacun le sait, les soins aux seniors vont aller croissants avec le vieillissement de la population, ce qui implique que la Wallonie sortira gagnante lors d’une régionalisation du secteur des soins de santé. Le même constat peut être posé pour ce qui concerne les pensions.

LVSL – Que faire de Bruxelles, qui est à la fois la capitale du pays et de l’Europe, mais aussi une région belge à part entière et une métropole internationale en voie de gentrification ? Les Bruxellois sont-ils disposés à se solidariser avec les Wallons et à se positionner en tant que francophones (ce qu’ils sont à près de 90%) sur l’échiquier communautaire ?

F.B. – Sociologiquement parlant, Bruxelles connaît, certes, une tendance à la gentrification. Mais il est une autre tendance à l’œuvre qui est tout aussi significative : l’augmentation du nombre d’étrangers résidant dans la capitale. Si l’on se réfère aux statistiques publiées par l’IBSA (Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse), on aboutit au constat – je cite – qu’au 1er janvier 2016, « un tiers des Bruxellois est un étranger, moins d’un Bruxellois sur deux est né belge ». Voilà qui devrait convaincre tout un chacun de la spécificité de la Capitale !

C’est aussi un élément additionnel, qui vient s’ajouter à ceux que j’ai avancés précédemment, et qui permet de conclure que Bruxelles est bien une Région spécifique, différente des deux autres, caractérisée de surcroît par une démocratie tout aussi spécifique.

Il faut cependant reconnaître que la complexité institutionnelle bruxelloise dépasse tout ce que l’on peut imaginer. En effet, de nombreuses compétences communautaires ont été transférées à la Région wallonne et à la Commission communautaire francophone (dite COCOF) à Bruxelles. Cette dernière a ensuite eu le bon goût de remettre lesdites compétences à la Commission communautaire commune bruxelloise (la COCOM pour les intimes). De cet imbroglio, une conclusion s’impose : il faut, à la faveur de la mise en place du fédéralisme radical, simplifier de manière radicale la structure institutionnelle de la Région de Bruxelles Capitale (RBC). Une tâche qui incombe avant tout aux Bruxelloises et Bruxellois.

Dès lors, à votre question « que faire de Bruxelles ? », je répondrais volontiers que je ne demande pas du tout à celle-ci de se solidariser avec les Wallons dans ce magma, à la fois inefficient et coûteux, qu’est la Communauté dite française. Que les Bruxellois soient eux-mêmes tout simplement et qu’ils s’assument en tant que Région.

Par ailleurs, ce sont les Wallons qui ont sorti Bruxelles du « frigo » en 1988-89 et lui ont permis de se constituer comme telle. L’article 3 de la Constitution dispose que « la Belgique comprend trois régions ». Les Bruxelloises et Bruxellois peuvent être certains qu’ils trouveront une opposition résolue de la Wallonie à l’égard des propositions de la N-VA de « cogestion » de Bruxelles par la Flandre et la Wallonie. Bruxelles est et sera une région à part entière, pour nous Wallons. N’en déplaise à De Wever, au Belang et au CD&V.

LVSL – D’autres voix ont commencé à en appeler à une reprise en main de la Wallonie par elle-même. En particulier, la crise semble avoir fait bouger les lignes au PS francophone. Son nouveau président Paul Magnette (qui s’était déjà fait remarquer par son opposition au CETA lorsqu’il était ministre-président wallon) paraît assumer une défense de plus en plus affirmée des francophones. Est-ce que tout cela vous paraît aller dans le bon sens ?

F.B. – Wait and see sera ma réponse. Nous verrons à l’avenir comment l’actuel président du PS se positionnera. Une chose est certaine à ce stade : le PS, du moins je l’espère, sera parmi les partis qui négocieront, face à la Flandre, le fédéralisme radical.

LVSL – Et l’UE dans tout ça ? Votre projet d’autonomie wallonne par la réindustrialisation et la relance écologique se heurte tout de même aux traités (même s’ils sont en partie suspendus en ce moment) et restera tributaire de la politique commerciale et monétaire… On imagine mal, par exemple, une réforme bancaire aussi ambitieuse que celle que vous proposez à l’échelle d’un aussi petit État-région…

F.B. – L’austérité est au cœur du dispositif mis en place par l’Union européenne. En effet, le Pacte de Stabilité et de Croissance imposait déjà le respect des deux critères budgétaires : 1. le déficit public ne peut excéder 3% du PIB ; 2. la dette publique doit être ramenée à 60% de ce même PIB moyennant des délais appropriés. La crise grecque allait conduire à un renforcement des dispositions du Pacte. Chaque État de la zone euro se voyait attribuer un objectif à moyen terme (OMT), qui était calculé en termes de « solde structurel », c’est-à-dire hors variations conjoncturelles. Les États étaient ensuite tenus d’inscrire leur OMT spécifique dans un programme de stabilité, de manière à éviter un dépassement de la limite des 3% en cas de ralentissement conjoncturel normal.

Lorsque la pandémie gagna l’Europe, les règles budgétaires ont été suspendues : c’est la clause dérogatoire. Cependant, le Commissaire européen à l’économie, Paolo Gentiloni, s’est exprimé clairement sur le caractère transitoire de cette suspension (L’Echo, 22/05/2020) : « Nous désactiverons la clause dérogatoire générale du Pacte quand le ralentissement économique grave affectant l’Europe dans son ensemble sera terminé. (…) Si nos prévisions se confirment, ce sera probablement le cas l’an prochain. » En d’autres termes, l’austérité budgétaire pourrait opérer son grand retour dès 2021.

Sans grande crainte de me tromper, je pense pouvoir dire que la clause dérogatoire ne sera pas remise en cause aussi rapidement tant la récession sera profonde. Mais, de toute façon, si c’était le cas, il n’y aura, pour la Wallonie, qu’une réponse possible : désobéir aux traités européens.

[1] L’arrondissement électoral de Bruxelles-Hal-Vilvorde s’étendait sur deux régions linguistiques : la région bilingue de Bruxelles d’un côté ; la région unilingue néerlandophone de l’autre. Quasiment tous les partis flamands voulaient sa scission. Ils l’obtiendront en juillet 2012… après quelques crises gouvernementales.

GAIA-X : la France et l’Allemagne en quête de souveraineté face aux GAFAM

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Face à la crise de confiance des peuples et des entreprises quant aux capacités en matière de traitement souverain des données numériques dans les territoires nationaux européens, la France et l’Allemagne s’engagent dans un plan de construction d’une infrastructure Cloud de grande ampleur. Présentée comme une réussite inéluctable, de nombreux points semblent pourtant poser question quant au sérieux des parties prenantes dans l’élaboration de cette initiative de bon sens. Décryptage par Florent Jourde. 


« Nous ne sommes pas la Chine ni les États-Unis, nous sommes l’Europe avec nos propres valeurs et intérêts économiques que nous voulons défendre ». Ce sont les paroles de Bruno Le Maire lors du lancement en juin dernier du projet de « Méta-Cloud » européen GAIA-X. L’objectif semble établi : Gaia-X se veut représenter une nouvelle marche vers l’indépendance et la souveraineté d’une Europe décidée à s’imposer entre les deux mastodontes que sont les États-Unis et la Chine. Une quête d’affirmation diplomatique qui semble se construire autour d’une identité alliant puissance économique alternative et interventionnisme éclairé à travers son projet d’armée européenne. GAIA-X s’inscrit vraisemblablement dans cette double optique et vise au travers du cloud européen à la fois la garantie de valeurs comme celles de respect pour la vie privée, de souveraineté des données ou encore d’interopérabilité entre services. La consigne fournie par le ministère de l’Économie se veut en totale opposition avec la posture obscurantiste défendue outre-Atlantique et son « cloud act », loi fédérale adoptée en 2018, modifiant au passage le « Stored Communications Act » (SCA) de 1986, autorisant les instances de justices américaines à solliciter les opérateurs afin d’accéder aux données contenues dans les serveurs situés sur son sol et au-delà, sans obligatoirement en avertir le propriétaire. Cette impulsion européenne se conçoit comme un contrepoids à l’emprise de Washington et Pékin sur le marché de l’infrastructure cloud.

Au-delà du discours, les moyens engagés sèment le doute quant à la portée réelle du projet

Le lancement fait en réalité suite à un « manifesto » co-rédigé par le ministère de l’Économie et de l’Énergie allemand et le ministère des Finances français en février 2019, texte lui-même issu d’une initiative allemande sur « la stratégie industrielle nationale pour 2030 ». À ce stade, plusieurs axes furent énoncés comme « investir massivement dans l’innovation », « adapter notre cadre réglementaire » et mettre en place « des mesures efficaces pour nous protéger ». Comme souvent dans l’histoire du fonctionnement institutionnel européen, l’Allemagne invite une nouvelle fois son partenaire français à le suivre pour initier ce projet. Anne-Sophie Taillandier (directrice de la plateforme TeraLabs de l’Institut Mines-Telecom, l’un des cofondateurs de Gaia-X) ne cache d’ailleurs pas que les allemands en sont bien les initiateurs. Elle ajoute que, depuis, les deux pays ont « bien travaillé ensemble » pour le faire avancer. Est-ce à dire que GAIA-X émerge exclusivement de priorités industrielles allemandes ? L’interrogation reste en suspend.

Au-delà de cette direction bicéphale initiale, la volonté n’est clairement pas à l’entre soi et à terme l’ambition serait d’élargir cette direction. Bruno Le Maire, toujours dans son discours d’introduction, rappelait que les Pays-Bas, l’Italie et l’Espagne auraient déjà fait part de leur intérêt à rejoindre l’aventure. Il est donc aisé de saisir toute l’importance du sujet qui s’étend pour ainsi dire au-delà des frontières numériques avec une ambition non-dissimulée de venir renforcer la co-dépendance et la coopération entre États membres. Le projet est pour le moment porté par 11 entreprises allemandes (Beckhoff, BMW, Bosch, Deutsche Telekom, DEC-X, Fraunhofer Institute, Friedhelm Loh Group, IDSA association, PlusServer, SAP et Siemens) et 11 françaises (Amadeus, Atos, CISPE association, Docaposte, EDF, Institut Mines-Télécom, Orange, Outscale, OVHcloud, Safran et Scaleway ). Les 22 membres ont d’ores et déjà mis 75 000 euros chacun sur la table, soit une enveloppe d’environ 1,5 million d’euros au total. Une somme qui peut paraître modeste au vu des ambitions affichées (en comparaison, les investissements américains s’élèvent à plusieurs milliards de dollars). Du côté de sa structuration, GAIA-X est juridiquement une association à but non-lucratif dont le siège social s’établit à Bruxelles, au plus près des institutions européennes. Jusqu’ici, Gaia-X semble respecter les échéances prévues, un démonstrateur ainsi qu’un document officiel ont été publiés il y a peu, rappelant au passage les grandes lignes directrices du projet :

«1. Souveraineté des données.

2. Utilisation de technologies ouvertes, compréhensibles et sûres, entre autres utilisation des principes de l’ « Open Source », en écosystème ouvert.

3. Traitement décentralisé et distribué des données (Multi-Cloud, Multi-Edge ou Edge-to-Cloud) afin de réaliser des économies d’échelle.

4. Interconnexion et interopérabilité sémantique – sur la base de standards – au niveau du réseau, des données et des services – en particulier, interconnexion des environnements « Cloud » et périphériques.

5. Indépendance et automatisation de la certification des participants à l’écosystème GAIA-X ainsi que de la réalisation de contrats de participation et de leur respect en termes de sécurité informatique, souveraineté des données, accords de services et contrats cadres.

6. Mise à disposition de tous services centraux nécessaires pour garantir sécurité et convivialité du fonctionnement (par ex. authentification).

7. Autodescription des nœuds du système GAIA-X visant à favoriser la transparence mais aussi le développement de nouveaux modèles d’affaires et d’application entre différents participants (par ex. distribution de données ou services)»

Une démarche crédible ?

Avec des moyens limités et un calendrier ambitieux (livraison pour début 2021), GAIA-X peut-il espérer s’imposer comme un concurrent crédible face à Microsoft, Amazon ou encore Alibaba ? Il est permis d’en douter. GAIA-X ne sera pas une « super entreprise » européenne « mais plutôt une entité capable de favoriser, par ses directives et ses standards, l’essor d’acteurs déjà existants, tout en harmonisant les pratiques de ceux déjà en place ». La structure a donc pour vocation d’informer et d’accompagner les utilisateurs (les entreprises en premier lieu) dans leur choix d’une solution cloud adaptée à leurs besoins et selon leurs domaines d’activité tout en garantissant des conditions vertueuses d’hébergement des données.

exemple « pattern » ci-dessus ; Source OVH.com

Cette finalité émerge également du constat que nombre d’entreprises s’orientent presque machinalement vers les géants américains (Microsoft, Google et Amazon représentent plus de la moitié du marché du cloud mondial) sans véritable prise de considération des structures et des solutions « locales ». Il faut dire que les leaders du marché ont de sérieux atouts dans leurs bottes en termes d’API (Application Programming Interface) et de services au sens large. La future plateforme s’imagine donc en « place de marché » capable d’apporter visibilité et reconnaissance aux acteurs européens, en leur offrant un configurateur géant dont les GAFAM seront parties prenantes. Ceci constitue d’ailleurs le premier défi de la structure, à savoir, de permettre une interopérabilité complète entre l’ensemble des partenaires afin de proposer l’offre la plus cohérente, la plus personnalisable et la plus stable possible.

Cette visée d’interopérabilité soulève plusieurs enjeux notamment vis-à-vis du passage quasi-obligatoire à l’utilisation de solutions relativement standardisées voire éprouvées par la communauté d’utilisateurs. Il s’agit de trouver un langage commun pour espérer établir une communication. Cela va donc se traduire par des choix d’outils, de protocoles ou de standards connus et reconnus. Notons ici que ce problème risque de s’accroître au fur et à mesure de l’arrivée de nouvelles parties prenantes au projet… Une première version du démonstrateur, publiée par CLOUD&HEAT Technologies, est déjà en service, dans laquelle l’utilisateur est à même de choisir ses options de sécurité à l’aide d’un configurateur. Le choix se porte alors automatiquement sur les acteurs déjà en place et leaders du marché. Les noms de Redhat (société américaine) ou encore Kubernetes (plateforme open source dont le propriétaire n’est autre que Google) sont d’ores et déjà retenus.

Sur la diapositive ci-dessus réalisée par OVH (une des entreprises françaises au cœur du projet GAIA-X) on peut apercevoir les logos de certaines solutions associées. Ces dernières sont dans leur grande majorité situées outre-Atlantique.

Tout ceci pose une nouvelle fois la question de la dépendance face aux entreprises américaines et étiole les revendications souverainistes des discours. S’il convient de ne pas associer systématiquement entreprises et pouvoir fédéral américain, l’histoire récente montre que cette frontière est fragile, comme en témoigne la récente décision de Google de stopper l’utilisation de la licence de leur système d’exploitation mobile Android par le géant Huawei suite à des soupçons d’espionnage. Cas relativement extrême, et peut-être rare, mais qui a le mérite d’exister. Une autre source de crispation quant à la crainte d’une ingérence américaine fut illustrée par l’application Stopcovid (application de traçage française dans le cadre de l’épidémie COVID19) lorsqu’un système de captcha Google s’est glissé dans l’hébergement du dispositif. Un détail en apparence, qui en dit long sur les réalités du degré de dépendance auquel la France est sujette vis-à-vis de l’outre-Atlantique.

Sans pour autant rejeter en bloc l’initiative que représente GAIA-X et ses ambitions émancipatrices, force est de constater que celles-ci ne s’appliquent qu’à une certaine échelle. Oui, l’hébergement se fait sur le sol européen. Oui la confidentialité des données sera vraisemblablement garantie. Mais avec quels outils et sur quelle base concrète ? En majorité via l’intervention de solutions extra-européennes dans un premier temps. Le fait de privilégier une philosophie open source est une bonne chose mais demeure suspendu au bon vouloir des leaders du marché que sont Linux, Google et autres. Difficile, toutefois, de blâmer l’initiative tant l’émancipation totale semble utopique à l’heure actuelle. Reste–t-il une marge de manœuvre possible pour le projet ? La réponse n’apparaît pas évidente tant les moyens actuels ne semblent pas à la hauteur du défi. Yohan Prigent, VP Front chez Scalway, rappelait d’ailleurs dans un webinar que « GAIA-X ne veut pas réinventer la roue », « On ne va pas se dire “il y a un protocole qui existe pour l’object storage et qui s’appelle S3, allez en Europe on est plus fort on va faire S4 ». Une réflexion qui peut paraître sommaire d’un point de vue stratégique mais qui fait sens d’un point de vue industriel, tant on connait le coût d’investissement et le temps de développement de tels outils (incompatible avec le budget de départ). Mais la partie n’est pas jouée pour autant et l’on peut toutefois compter sur des développements innovants. La thématique du « multi-cloud » revient inlassablement et certains industriels du projet GAIA-X semblent se positionner en faveur de cette initiative. Une idée qui pourrait se matérialiser à travers le transfert de données depuis domaine (Amazon Cloud par exemple), pour les faire ensuite transiter par différents services, pour enfin les exporter sur une plateforme tierce. Le projet, malgré son niveau de dépendance, possède ainsi quelques atouts qui pourraient le démarquer sur le marché. Tout reste cependant à construire. Bruno Le Maire parlait en ce sens de pouvoir transférer ses données d’un opérateur à un autre. GAIA-X ambitionne bien plus et parle d’exporter ses ACL (Access Control List ; Gestion des droits d’accès), ses licences ou encore ses applications d’un partenaire à un autre si l’offre souscrite ne convient plus ou s’avère, par exemple, trop coûteuse. On entrevoit alors le potentiel technique et commercial pour un industriel lambda. GAIA-X sera donc, du moins dans sa forme de départ, davantage vu et « marketé » comme un tiers de confiance, un gage de qualité, une forme de certification européenne en somme.

GAIA-X se tourne vers l’ouest…

L’interopérabilité, nous venons de le voir, constitue une des clefs du succès. Cependant, une autre ambition semble se profiler à l’horizon. En effet, toujours au travers de la vidéo de démonstration précédemment mentionnée, celle-ci montre à plusieurs moments l’option de choisir une localité cloud située outre-Atlantique (East, West US, Canada). Ces données ne vont pas dans le sens de l’image de la figure d’opposition à l’impérialisme nord-américain qui fut promise. L’heure est effectivement davantage à l’inclusion des parties nord-américaines, si bien que l’on pourrait presque se demander si GAIA-X, en laissant une telle porte ouverte, ne recherche pas une forme d’adoubement de la part des américains. Une politique du gringue qui ne semble pas pour le moment bénéficier aux rivaux chinois. L’Europe semble donc choisir son camp, sans bousculer les liens géostratégiques historiques. Si l’Europe n’est pas les États-Unis, comme le rappelle Bruno Le Maire, il semble difficile pour elle de se détourner des vieux réflexes atlantistes. La position française reflète donc celle de son président, alternant entre gaullo-miterrandisme et néo-conservatisme. Dès lors, est-il pertinent pour l’Europe de continuer à se lier officieusement aux américains avec lesquels les intérêts stratégiques sont de plus en plus divergents ? Rien n’est moins sûr.

Les entreprises cloud américaines vont-elles se plier mécaniquement à ces nouvelles normes afin d’être référencées dans le catalogue ? La question mérite d’être posée, surtout lorsque l’on connait l’emprise américaine sur ce marché. Pourrait-on espérer des politiques incitatrices de la part de Bruxelles ? L’Europe se risquerait-elle à fermer la porte aux américains, sinon sur certaines cibles, s’ils ne se conforment pas aux exigences européennes ? Quelle réaction attendre alors de la part de Washington ? Autant de questions complexes que le projet GAIA-X ne pourra éviter. La ligne directrice semble être pour le moment de privilégier la coopération. L’Europe fait donc face à un paradoxe, tiraillée entre une politique d’ouverture et une volonté souverainiste et indépendantiste. Un discours ambigu qui se traduit également dans les faits. Le Health Data Hub, la solution d’hébergement des données de santé à la française, a été récemment confié à Microsoft. La CNIL a vivement réagi depuis appelant au choix d’un prestataire européen, mais le gouvernement Macron, par l’intermédiaire de son secrétaire d’État aux numériques, Cédric O, se défend en pointant « le retard européen dans le cloud » et précisant qu’il n’y a « pas la possibilité de faire tourner des algorithmes d’intelligence artificielle aussi développés sur une infrastructure française que sur une infrastructure américaine ». Les préjugés sont décidément tenaces et cette réaction n’est pas sans déplaire au leader français OVH. Son directeur Octave Klaba ajoutait sur le sujet « Pas de cahier des charges. Pas d’appel d’offres. Le POC (Proof Of Concept) avec Microsoft qui se transforme en solution imposée ». Une énième démonstration du poids et de l’influence de ces pachydermes du numérique sur nos institutions. Un véritable danger, surtout quand on connait les politiques « d’enfermement propriétaire » dont usent et abusent des compagnies comme Microsoft. En tout état de cause GAIA-X répond à un besoin urgent mais est-il pour autant l’outil le plus adapté ? De plus, l’argument portant sur la communication défendu par le projet ne s’avère pas secondaire surtout quand nos propres politiques se révèlent incapables d’évaluer les capacités des entreprises françaises.

La piste du cloud « Hyperscaler » européen aux infrastructures souveraines

Le besoin réel sur lequel GAIA-X trouve sa légitimité aurait pu orienter ses décideurs vers la création d’un cloud aux infrastructures souveraines. L’idée en réalité n’est pas neuve et émerge en France durant l’ère du gouvernement Fillon en 2009. Lancé en grande pompe en 2011, le projet Andromède avait déjà pour ambition de rassembler les acteurs majeurs de l’industrie hexagonale à savoir Orange (au travers de l’entité Orange Business Services), Thales et Dassault Systèmes. Suite à un désaccord entre Orange et Dassault, deux nouveaux projets sont nés, d’un côté Cloudwatt porté par Orange Business, de l’autre Numergy piloté par SFR. L’expérience fut, au final, un échec puisque Numergy périclita dès 2016. Quant à son confrère Cloudwatt, malgré des signes encourageants, il s’acheva en janvier 2020. Un retour d’expérience qui explique sans doute en partie le changement de stratégie pour s’appuyer, une nouvelle fois, sur des acteurs connus et reconnus. Malgré ces échecs, Bruno Le Maire, malgré ces précédents projets morts et enterrés ne semblait pas écarter pour autant le  retour d’un énième  cloud souverain appelé cloud « stratégique ». De toute évidence, le défi est de taille, surtout lorsque ces acteurs évoluent en concurrence directe ou indirecte sur le marché privé.

Le projet franco-allemand part d’un idéal sans appel : celui de trouver un espace d’indépendance stratégique sur l’industrie numérique vis-à-vis des puissances extérieures. L’idée semble prometteuse au vu de certains développements qu’elle propose autour du souverainisme mais sa mise en application reste trop souvent incantatoire à ce stade. La vocation, comme nous l’avons vu, n’est pas de repartir de zéro en proposant des outils made in Europe mais bien de continuer d’utiliser les outils connus et reconnus quitte à piocher hors des frontières de la zone euro. Or les leaders de ce marché ne sont pas situés en Europe. S’il s’agit d’une position qui fait sens d’un point de vue court-termiste, c’est aussi un choix qui laisse la place à une certaine dépendance extérieure, majoritairement américaine. Certaines entreprises y trouveront sûrement un outil adéquat, capable de s’adapter à leurs besoins, à condition que le projet s’avère viable sur le long terme au vu des défis qui sont les siens.

 

Les Traités bilatéraux d’investissements, entraves à la souveraineté des États : l’exemple équatorien

Campagne de communication dénonçant les conséquences des activités de l’entreprise Chevron Texaco en Equateur ©Cancilleria Ecuador

Le 22 juillet 2016, à la suite d’une plainte internationale déposée par l’entreprise pétrolière Chevron-Texaco devant la Cour Permanente d’Arbitrage, l’État équatorien est condamné à payer une amende d’un montant de 112,8 millions de dollars. Ce n’est qu’un exemple parmi d’autres cas d’arbitrages internationaux perdus par l’État équatorien au nom de Traités Bilatéraux d’Investissement (TBI). L’on dénombre au total 26 procès intentés au nom de TBI à l’encontre de l’Équateur, qui a été contraint de débourser environ 1,3 milliards de dollars au total. Si le sujet du système d’arbitrages internationaux relatifs aux investissements n’est que peu traité d’un point de vue médiatique, il est pourtant d’une importance capitale dans la mesure où il repose sur un ensemble de normes qui limitent considérablement la capacité d’un État à modifier sa gestion des secteurs économiques stratégiques.


Tout d’abord, il est indispensable de définir précisément ce qu’est un TBI. Cet acronyme désigne un traité signé entre deux pays en vue de protéger les investissements d’entreprises ayant un siège dans l’un des deux États signataires au sein de l’autre État. En d’autres termes, l’idée sous-jacente à ces traités est de limiter les marges de manœuvre et la capacité régulatrice de l’État concerné afin de réduire au maximum les contraintes législatives pesant sur l’investissement étranger et de favoriser ainsi l’initiative privée. Pour ce faire, chaque TBI contient un ensemble de normes que les États signataires s’engagent à respecter.

Un arsenal juridique limitant les marges de manœuvre de la puissance publique

L’investisseur étranger protégé par chaque TBI est défini avant tout selon l’origine de son capital. Autrement dit, chaque entreprise qui souhaite bénéficier de la protection d’un TBI doit démontrer que son capital est originaire d’un pays ayant signé un traité de ce type avec l’État dans lequel elle exerce ses activités.

Le Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI) est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale

D’autre part, les investissements protégés par les TBI concernent tous les biens tangibles et intangibles, ce qui inclut les biens matériels, les concessions territoriales, mais également tous les investissements financiers, les contrats spéculatifs, ou encore les droits de propriété intellectuelle, entre autres.

Les TBI peuvent ainsi ouvrir la voie à des interprétations assez larges du type d’investissement protégé, ce qui conduit inévitablement à une limitation importante des champs d’action de la puissance publique dans les secteurs économiques dans lesquels s’installent des entreprises protégées par les TBI.

Ce type de traité garantit notamment un traitement égal entre l’investissement étranger et national. Par ailleurs, la clause de Traitement juste et équitable établit que les législations spécifiques à chaque État signataire en termes d’investissements ne doivent pas nuire à ce qui est garanti par les standards minimums de traitement international des investissements.

L’une des clauses les plus contraignantes pour l’État est la clause de la nation la plus favorisée. Cette clause indique explicitement que le niveau du traité le plus favorable doit être reproduit pour tous les autres pays avec lesquels l’État a signé le même type de traité. Autrement dit, si l’État équatorien accorde des bénéfices plus importants à certains pays par le biais de TBI qu’à d’autres avec lesquels il a signé des traités de la même nature, il doit étendre les avantages juridiques contenus dans ces TBI aux autres traités du même type, de sorte que toutes les nations bénéficient des avantages juridiques les plus favorables à l’investissement privé.

Et ce n’est pas tout. L’effet de cette clause est accentuée par le fait qu’il suffit pour un investisseur de détenir ne serait-ce qu’une seule action dans une entreprise provenant d’un État ayant signé un TBI avec le pays dans lequel il se trouve pour pouvoir demander à être dédommagé au nom de ce TBI, sans que son capital ne soit pour autant originaire de l’État ayant conclu ce traité.

Lorsqu’une entreprise se considère comme flouée, elle peut donc porter plainte contre l’État à l’échelle internationale, au nom de l’une de ses clauses ; le TBI établit explicitement que l’investisseur peut choisir l’entité devant laquelle il souhaite faire valoir ses droits, ainsi que reproduire sa demande devant différentes entités. Il peut notamment s’agir de la Cour Permanente d’Arbitrage de La Haye, du Tribunal d’Arbitrage International de Londres ou du Centre international pour le règlement des différends relatifs aux investissements (CIADI), qui est le principal tribunal convoqué dans le cadre de demandes relatives aux clauses des TBI. Il n’est pas inutile de préciser que cette entité dépend directement de la Banque Mondiale, celle-ci ayant le pouvoir de nommer les arbitres qui vont être amenés à trancher les différends entre entreprises multinationales et États devant ce tribunal.

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Les conséquences des TBI sur la souveraineté de l’Equateur sont mises en lumière à l’occasion d’une Réunion Ministérielle des Etats latino-américains affectés par des intérêts transnationaux, qui se tient en 2013 à Guayaquil ©Cancilleria Ecuador

Par ailleurs, certains investisseurs peuvent également demander à être dédommagés une fois passée l’échéance d’un TBI. En effet, un État peut mettre un terme à un TBI en le dénonçant. Cependant, chacun de ces traités inclut un délai durant lequel ses clauses continuent de s’appliquer après la rupture de l’accord. Cette durée peut varier de 10 à 20 ans en ce qui concerne les TBI signés par l’Équateur.

[Pour une mise en contexte des clivages politiques équatoriens depuis l’élection de Lenín Moreno, lire sur LVSL l’article de Vincent Arpoulet : « Le pouvoir judiciaire, meilleur allié du néolibéralisme : le cas équatorien »]

L’analyse du contenu des TBI permet ainsi de constater qu’ils ouvrent la voie à des interprétations assez larges des différentes clauses qui peuvent déboucher sur un arbitrage favorisant les intérêts des investisseurs étrangers face à la capacité d’un État à intervenir dans un certain nombre de secteurs économiques stratégiques.

Les arbitrages internationaux, armes de guerre des entreprises pétrolières contre l’État équatorien

L’analyse des procès opposant des entreprises pétrolières à l’État équatorien au nom des TBI nous permet de constater à quel point ces traités représentent un obstacle pour un État désireux d’opérer d’importants changements dans la gestion du secteur pétrolier, à la fois en termes d’étatisation et de mise en place d’une régulation susceptible de limiter les conséquences environnementales de l’exploitation pétrolière.

Il faut préciser qu’en Équateur, la majorité des TBI sont ratifiés au cours des années 1990, à une époque où les gouvernements qui se succèdent appliquent à la lettre les politiques néolibérales promues par le Consensus de Washington. Dans ce contexte, la dynamique régionale se caractérise par la volonté d’attirer et de protéger l’investissement privé, ce qui se traduit par la ratification de nombreux TBI dans plusieurs États latino-américains.

L’élection de Rafael Correa à la présidence de la République d’Équateur en 2007 vient mettre un terme à la succession de mesures néolibérales mises en place par les différents gouvernements équatoriens depuis les années 1990. En effet, dans la foulée d’importantes manifestations dénonçant les privatisations en série de nombreux secteurs de l’économie équatorienne, celui-ci est élu sur un agenda de rupture avec le néolibéralisme. Il se montre alors très critique envers les TBI et commence à dénoncer certains de ces traités.

[Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales]

Cela aboutit à la convocation, en 2013, d’une Commission pour l’Audition Citoyenne Intégrale des Traités de Protection Réciproque des Investissements et du Système d’Arbitrages en Matière d’Investissements (CAITISA). Cette Commission composée de délégués de 4 institutions gouvernementales, ainsi que de 8 experts nationaux et internationaux issus de la société civile et des milieux universitaires et juridiques, est chargée d’analyser les répercussions de ces traités sur l’économie et la souveraineté de l’État équatorien. Les constats du rapport remis au Président équatorien en 2017 sont sans appel.

https://www.flickr.com/photos/dgcomsoc/33732352963
Des citoyens équatoriens expriment leur opposition aux TBI à l’occasion de la remise du rapport de la CAITISA. ©Cancilleria Ecuador

En effet, ce rapport nous apprend qu’en 2017, l’on dénombre pas moins de 26 plaintes
déposées à l’encontre de l’Etat équatorien au nom des TBI. 50% de ces plaintes proviennent d’entreprises pétrolières et la majorité le sont au nom du TBI signé entre l’Équateur et les États-Unis le 27 août 1993.

Le cas opposant l’État équatorien à l’entreprise étasunienne Occidental Exploration and
Production Company (OXY) est significatif. Cette entreprise pétrolière est présente en Equateur depuis 1985, lorsqu’elle signe un Contrat de Services pour l’Exploration et l’Exploitation de pétrole dans le bloc 15 de l’Amazonie équatorienne. En 1999, l’entreprise étatique Petroecuador et OXY signent conjointement un contrat octroyant à cette dernière la dévolution d’une partie de l’Impôt sur la Valeur Ajoutée (IVA) payée par l’entreprise depuis le début de ses activités en Équateur. Cependant, celle-ci s’estime flouée dans la mesure où le contrat initial lui promettait de bénéficier à terme de la dévolution de la totalité de l’IVA.

En 2002, elle porte alors plainte contre l’État équatorien devant le Tribunal d’Arbitrage International de Londres au nom du TBI signé avec les États-Unis en 1993. Elle accuse notamment le gouvernement équatorien de porter atteinte au principe du traitement égal et équitable contenu dans le TBI. Bien que l’État équatorien ait avancé le fait que ce contrat avait été conclu dans le contexte d’une réforme tributaire qui impactait toutes les entreprises de la même manière, le tribunal juge que l’entreprise a droit à la dévolution totale de l’IVA et condamne l’Équateur à payer un dédommagement s’élevant à 100 millions de dollars.

Ce qui est notable dans ce procès, c’est le fait qu’au-delà de la sanction, des intérêts diplomatiques sont en jeu. En effet, la CAITISA affirme que les États-Unis auraient exercé des pressions en sous-main visant à contraindre l’Équateur à accepter l’arbitrage en contrepartie de préférences commerciales, comme le démontre un communiqué adressé au Procureur Général de l’Etat par le Chancelier Heinz Moeller, le 22 novembre 2002. Ce dernier y reconnaît publiquement avoir négocié avec les États-Unis l’acceptation de l’arbitrage rendu afin que l’Équateur puisse être déclaré, en contrepartie, bénéficiaire des préférences commerciales octroyées par l’État nord-américain.

71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public »

Les TBI sont parfois utilisés comme des instruments de dénonciation du modèle politique de certains pays à l’échelle internationale, comme le démontre le procès international opposant l’entreprise Chevron-Texaco à l’Équateur. Ce différend trouve son origine dans une plainte civile déposée par l’Union des Affectés par Texaco (UDAPT), un collectif de citoyens qui se sont constitués partie civile en vue de dénoncer les dommages environnementaux considérables causés par cette entreprise pétrolière en Amazonie. Pablo Fajardo, avocat des victimes de Texaco, explique notamment que : « l’entreprise a directement jeté dans les rivières de l’Amazonie équatorienne plus de 60.000 millions de litre d’eau toxique » [1]. En 2011, la Cour Provinciale de Sucumbios condamne Chevron à payer une amende d’environ 9,5 milliards de dollars pour l’ensemble des préjudices occasionnés.

[Pour une mise en contexte de l’affaire Chevron-Texaco, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Chevron contre l’Équateur : comment la multinationale a fini par vaincre les indigènes »]

Cependant, Chevron-Texaco décide de transformer ce différend en procès contre l’Etat équatorien, estimant que ce dernier a convenu au préalable avec l’UDAPT de poursuivre Chevron en justice. Dénonçant ainsi une instrumentalisation politique de la sphère judiciaire, ils déposent une plainte à l’encontre de l’État équatorien devant la Cour Permanente d’Arbitrage, au nom du TBI signé avec les États-Unis. Cela démontre que ce type de traités constitue également un moyen d’exercer des pressions politiques sur un État. Dans ce cadre, l’entreprise désigne d’ailleurs Charles Brower comme arbitre censé défendre ses intérêts, celui-là même qui a été révoqué d’un autre procès opposant l’État équatorien à l’entreprise Perenco en 2009 pour avoir publiquement critiqué les politiques mises en place par le gouvernement de Rafael Correa, dans une interview accordée à la revue The Metropolitan Corporate Counsel [2].

Guillaume Long, ex Ministre des Affaires étrangères équatorien, met l’accent sur les sanctions imposées aux pays du Sud dans le cadre de procès internationaux engagés au nom de certains TBI. ©Guillaume Long

Ces deux cas permettent ainsi de constater à quel point les procès internationaux déclenchés au nom de TBI ont permis de brider les marges de manœuvre du pouvoir équatorien, par le biais d’importantes pressions politiques et diplomatiques, mais également en raison de leurs conséquences notables sur l’économie équatorienne. Suite à la perte d’un second arbitrage international intenté par l’entreprise OXY en 2016, l’État équatorien est notamment contraint de payer un dédommagement s’élevant à environ 1 milliard de dollars, ce qui représente 1% du PIB national et 3,3% du budget de l’Etat.

« Arbitres d’élite » et conflits d’intérêts

L’étude du profil des arbitres permet de comprendre l’origine de ce manque flagrant d’impartialité et la raison pour laquelle la majorité des arbitrages favorisent les multinationales face aux intérêts des États.

Selon les commissionnaires de la CAITISA [3], 58% des arbitres chargé de traiter les cas
impliquant l’Etat équatorien sont des « Arbitres d’élite », pour reprendre la catégorisation établie par l’avocate Daphna Kapeliuk [4]. Selon elle, un arbitre fait partie de cette catégorie à partir du moment où il appartient à un Cabinet d’avocats internationaux ou à une Chambre internationale spécialisée dans les arbitrages relatifs aux investissements, et où il a été nommé à de nombreuses reprises pour des procès devant le CIADI.

Il se trouve que la plupart des arbitres ont construit leur carrière autour de l’arbitrage
international et maintiennent des liens étroits avec ce type de cabinets internationaux. Plus
généralement, la majorité d’entre eux proviennent du secteur privé. D’après la CAITISA, 71% des arbitres intervenant dans les cas impliquant l’Equateur sont membres de directoires d’entreprises et reconnaissent d’ailleurs ouvertement « qu’ils ne se considèrent pas comme des gardiens de l’intérêt public » [5].

Cela débouche sur de nombreux conflits d’intérêt entre des juges chargés d’arbitrer des
conflits au nom des TBI et les entreprises impliquées. Le cas le plus significatif est celui d’Horacio Grigera Naon. Ce dernier, chargé d’arbitrer 4 procès opposant l’Équateur à des
entreprises privées est par ailleurs membre du Cabinet d’avocats King & Spalding. Or, il se
trouve que dans trois de ces cas, à savoir les cas opposant l’Équateur aux entreprises City
Oriente, Murphy et Chevron, l’investisseur est justement défendu par le cabinet King &
Spalding, ce qui induit un partialité évidente chez l’arbitre.

C’est pour toutes ces raisons que le gouvernement de Rafael Correa décide de dénoncer
la plupart des TBI à partir de 2008. En ce sens, l’article 422 de la Constitution adoptée cette année-là affirme qu’il « ne sera pas possible de célébrer des traités ou instruments
internationaux par lesquels l’Etat équatorien cède sa juridiction souveraine à des instances
d’arbitrage international, dans des controverses contractuelles ou de nature commerciale, entre l’Etat et des personnes naturelles ou juridiques privées ». Suite au rendu du rapport élaboré par la CAITISA, l’État équatorien décide de dénoncer les TBI restants.

Article 422 de la Constitution équatorienne

Cependant, l’actuel gouvernement de Lenín Moreno souhaite aujourd’hui revenir sur
cette décision et pousser la Cour Constitutionnelle à réinterpréter cet article afin de permettre à l’Etat équatorien de pouvoir signer de nouveaux TBI – négligeant le fait que ce type de traités constituent une réelle entrave à l’exercice de la souveraineté de l’Etat équatorien.

Notes :

[1] Voir le film-documentaire Minga, voces de resistencia, réalisé par Pauline Dutron et Damien Charles en 2019.

[2] Brower Charles N., « A World-Class Arbitrator Speaks ! », The Metropolitan Corporate Counsel, 2009.

[3] CAITISA, Auditoría Integral Ciudadana de Tratados de Protección Recíproca de Inversiones, 2015.

[4] Kapeliuk, Daphna (2010) The Repeat Appointment Factor – Exploring Decision Patterns of Elite Investment Arbitrators, Cornell Law Review 96:47, p. 77,
http://www.lawschool.cornell.edu/research/cornell-law-review/upload/Kapeliuk-final.pdf

[5] Park, W. & Alvarez, G.2003, ‘The New Face of Investment Arbitration: NAFTA Chapter 11’, The Yale Journal of International Law, vol. 28, p. 394.

La République jusqu’au bout : retour sur le culte de l’Être suprême

Fête de l’Être suprême vue du Champ de Mars, toile de Pierre-Antoine Demachy.

Nous fêtons les 233 ans de la prise de la Bastille et du début de la Révolution française. Pourtant, la signification concrète de la République n’est pas toujours évidente pour les Français. Une fête républicaine doit-elle se voir réduite à un défilé militaire ? À un discours hasardeux du président de la République ? Une telle interrogation renvoie à la mission confiée à la République par les Montagnards et en particulier par Robespierre : la faire exister partout, dans la loi, mais aussi dans les esprits. Cette mission s’est incarnée dans le fait d’honorer un culte de l’Être suprême, le 8 juin 1794. Cette idée rend aujourd’hui perplexe et renvoie très vite à la prétendue mégalomanie de Robespierre et à ses penchants autoritaires. Elle a pourtant donné lieu à des fêtes incontestablement populaires, et s’inscrivait dans la philosophie générale du projet révolutionnaire de la Première République.


On peut voir dans cette idée un héritage de la philosophie des Lumières. Elle repose sur la reconnaissance d’une loi naturelle considérée comme supérieure à celle des hommes. Ainsi, c’est sur la nature que reposent les valeurs universalistes de la République : la Liberté, l’Égalité et la Fraternité.

Non seulement ce culte a été reconnu par la Convention Nationale en 1794 (18 Floréal an II) dans un décret dont l’article 1er proclame que « Le peuple français reconnait l’existence de l’Être suprême et de l’immortalité de l’Âme » [1] mais il a aussi permis l’organisation d’une fête qui, bien que méconnue et aujourd’hui réduite à l’autoritarisme politique du régime de la Terreur, a connu à l’époque un succès très important.

Le 8 juin 1794 (20 prairial an II), des foules de citoyens français se rassemblèrent ainsi au jardin des Tuileries (alors nommé Jardin national) pour assister au discours de Robespierre et à la mise à feu de figures représentant les vices que sont l’athéisme, l’égoïsme ou encore l’ambition, avant de célébrer l’apparition de la « statue de la Sagesse ». Dans un deuxième temps, la foule se rendit au Champ de Mars (alors Champ de la Réunion) afin de contempler un arbre dominant une montagne artificielle conçue pour l’occasion [2]. Ailleurs en France, la fête de l’Être suprême rencontra également un succès important. Il convient de revenir sur ce culte, qui constitue un aspect trop vite oublié de la Révolution. Elle aurait vu naître la possibilité que la République soit non seulement proclamée, mais aussi célébrée.

Un paradoxe profond réside dans la République française : si la Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé, […] elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme.

Ainsi, selon Robespierre, « L’idée de l’Être suprême et de l’immortalité de l’âme est un rappel continuel à la justice ; elle est donc sociale et républicaine [3] ». On ne peut que penser, en lisant ce propos, qu’un paradoxe profond réside dans la République française. La Révolution qui l’a fait naître s’est inscrite en opposition au clergé et l’organisation religieuse dans son entièreté. Mais elle a aussi vu apparaître un courant résolument opposé à l’athéisme. Il fut incarné de manière forte par Maximilien Robespierre. Être républicain, c’est ainsi dans ce cas non seulement se révolter contre l’absolutisme, mais c’est aussi être capable de se penser dans un système de vertu et de morale plus vaste que sa propre individualité.

Il faut distinguer le républicanisme jacobin de Robespierre du républicanisme plébéien des dits « Enragés » tels que Jacques Roux [4], porté sur une vision davantage matérialiste du monde. D’autre part, le discours anti-théiste a aussi séduit durant la Révolution, incarné notamment par le célèbre marquis de Sade [5].

Aujourd’hui, on perçoit l’idée d’une fête de l’Être suprême au mieux comme une pure folie, au pire comme une extravagance résolument totalitaire. Pourtant, elle donne à réfléchir sur la nature du contrat républicain. La démocratie est le gouvernement du peuple, pour le peuple et par le peuple. Encore faut-il pouvoir définir ce qu’est ce peuple, s’il n’est pas la simple somme des individus. En effet, un peuple existe-t-il sans croyance ? La République peut-elle se construire sans une foi irréductible de ses citoyens en la vertu et la morale ? Dans une véritable République qui promeut Liberté, Égalité et Fraternité, la tâche semble complexe.

Le peuple n’existe pas en soi mais il lui est proposé de se construire autour d’un idéal politique. En cela, il devient un élément normatif. Il n’est plus, il doit être. Il doit s’articuler autour de ce qui l’unit. Dans une République, cela ne peut être ni l’ethnie, ni la simple appartenance écrite à la nation. Être Français, c’est être républicain. Chose bien plus aisée à proclamer qu’à réaliser…

Si la religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté, elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

En cela, la religion a mieux réussi que la République à être vécue par les Français, à être sacralisée autour de rituels, de fêtes auxquelles le peuple est parvenu à s’identifier. Sur cet aspect, elle joue un rôle politique. Elle associe les membres d’une communauté autour d’une croyance mutuelle en Dieu et des valeurs que son existence invite à promouvoir. La religion ne constitue évidemment pas un modèle pour la République, mettant en cause l’origine populaire de la souveraineté. Elle réussit pourtant là où la République échoue : son appropriation au quotidien, par des rituels inconscients.

Aujourd’hui encore, le peuple semble ainsi bien davantage touché par les fêtes catholiques – quoique désormais catholiques zombies [6] – de Noël que par la fête nationale, laquelle se limite d’ailleurs à quelque défilé militaire qui ne rassemble pas de grandes foules de citoyens. Comme durant la Révolution, la République « flotte dans le vide » selon les termes de Marcel Gauchet [7]. La fête de l’Être suprême serait donc ce subtil mélange de rituels religieux et de République. Ce serait alors une bonne explication de son franc succès.

La République contre la religion ?

S’opposer à la religion revient à se retrouver face à un dilemme pour les Révolutionnaires. Est-il possible d’établir une société sans le catholicisme, religion d’État sous l’Ancien Régime ? Est-ce alors se résoudre à l’athéisme ? Le culte de l’Être suprême est donc l’exemple et l’incarnation logique d’une volonté républicaine de construire une nouvelle société. La République est donc non seulement un régime politique, mais c’est aussi une manière de percevoir la nation. On ne peut pas faire la Révolution sans vouloir promouvoir un nouveau modèle de société.

Ce nouveau modèle se devra donc de faire contrepoids face à la puissante Église, elle-même institution politique et sociale mais qui n’implique pas les vertus requises du citoyen républicain. Robespierre critique ainsi la religion catholique : « Combien le Dieu de la nature est différent du Dieu des prêtres ! […]. Les prêtres ont créé Dieu à leur image : ils l’ont fait jaloux, capricieux, avide, cruel et implacable […]. Le sceptre et l’encensoir ont conspiré pour déshonorer le ciel et pour usurper la terre [8] ». C’est donc justement du fait de sa croyance en Dieu que Robespierre dénonce l’Église.

La critique adressée par Robespierre n’est cependant pas aussi rugueuse que celle de Rousseau, dont il se revendique. Rousseau, de son côté, critique la religion catholique car elle est incapable de s’intégrer politiquement [9]. On retrouve donc chez Robespierre l’expression de l’utilité d’une organisation religieuse dans l’État, là où Rousseau s’en méfie.

« Le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République. » (Robespierre, Discours du 18 floréal an II)

Que reste-t-il donc s’il n’y a plus de catholicisme ? Peut-on former une société vertueuse sans croyance ? C’est la critique qu’adresse Robespierre à l’athéisme, vu comme tout autant incapable que la religion catholique d’établir le lien social. Selon lui, l’athéisme manque de compassion pour les citoyens pauvres. La religion reste un moyen pour le peuple de croire à une paix future, tandis que l’aristocrate à la vie paisible n’a pas besoin de la foi en un avenir meilleur [10]. Pour Robespierre, la croyance catholique en un Dieu se comprend donc d’autant plus. Si l’accaparement de cette foi par le clergé est condamné, la foi elle-même n’est pas en cause. D’autant qu’elle est la manifestation d’une orientation de l’homme vers la morale : « le fondement unique de la société civile, c’est la morale […] l’immoralité est la base du despotisme, comme la vertu est l’essence de la République [11] » (Discours du 18 floréal an II).

Ainsi, c’est l’immoralité des aristocrates et du clergé qui est à remettre en cause. Ce n’est pas la foi en un Dieu qui est la base de la morale, et donc de la vertu. La religion est à comprendre comme compassion envers le peuple, et comme outil de construction d’une société juste et vertueuse. Cette société, la République, doit donc être capable de mobiliser le peuple afin qu’il s’en imprègne.

La finalité révolutionnaire

La religion civile n’est pas, pour les jacobins qui la défendent, seulement bonne en théorie, mais elle est aussi un moyen d’instituer la République dans les esprits au-delà des lois. La Révolution est censée faire aboutir une nouvelle société plus vertueuse. La religion civile, ici le culte de l’Être suprême, peut être vue comme étant la clé pour parvenir à cette fin, la finalité révolutionnaire. Marcel Gauchet, dans son Robespierre, révèle que si Robespierre était plus idéaliste sur la question de la religion civile, c’est davantage Saint-Just qui ajouta à l’idéel un constat « sociologique ». La Révolution n’est pas finie, elle « a été décrétée, mais elle n’est pas fondée. Elle flotte dans le vide. Elle apparaît dépourvue de l’ancrage dans les conduites spontanées des citoyens sans lequel un régime aussi exigeant ne peut durablement vivre. Comment combler ce vide ? Comment rendre immédiate et familière l’identification du citoyen au bien de la patrie qui le détournera de l’égoïsme et instaurera le règne de la vertu ? [12] ».

La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, qu’elle soit temporelle ou idéelle.

Ce n’est pas par hasard que la vision familière du culte de l’Être suprême se résume souvent à sa fête. La fête de l’Être suprême connut un succès surprenant. Cette réussite s’explique-t-elle par le désir du peuple français d’en terminer avec la Terreur ? Ou s’agit-il de la révélation que la religion civile est effectivement le moyen par lequel le peuple citoyen se saisit de ce qui le fait peuple, la République ? Ces deux arguments semblent contradictoires mais peuvent se révéler complémentaires. La fête de l’Être suprême peut s’interpréter comme la nécessité et la volonté d’une fin révolutionnaire, temporelle ou idéelle. Quoi de mieux qu’une fête pour consacrer pleinement l’esprit de la République ?

L’État français, aussi laïc soit-il aujourd’hui, est-il parvenu à faire table rase des rituels et des fêtes religieuses ? L’apparition de la statue de la sagesse au milieu des cendres des figures de l’athéisme [13] n’est-elle pas rien d’autre que des cadeaux républicains sous le sapin de la nation ?

La religion civile : du Rousseau dans le texte

L’idée d’une religion civile ne provient évidemment pas de Robespierre. Celui-ci ne cache d’ailleurs jamais son héritage rousseauiste. L’idée évoque aujourd’hui une aversion au motif qu’elle amène nécessairement à une forme d’autoritarisme. Elle peut cependant tout à fait s’expliquer du point de vue de la théorie républicaine de Jean-Jacques Rousseau.

C’est à la fin du Contrat social, au chapitre 8 du livre IV, que Rousseau évoque l’idée d’une religion civile. Robespierre la reprend dans son rapport sur les idées religieuses et morales. En effet, l’aversion pour l’athéisme est un trait commun aux deux individus. Rousseau exprime tout autant l’empathie constatée chez Robespierre : « Les grands, les riches, les heureux du siècle, seraient charmés qu’il n’y eût point de Dieu ; mais l’attente d’une autre vie console de celle-ci le peuple et le misérable. Quelle cruauté de lui ôter encore cet espoir [14] ». Toutefois, l’idée d’une religion civile n’est en rien un moyen de faire croire en une vie meilleure. Ce culte permet, pour Rousseau comme pour Robespierre, d’instaurer l’unité de la nation, et donc de définir un peuple. Citons notamment le brouillon de son chapitre sur la religion civile [15] :

« Sitôt que les hommes vivent en société il leur faut une religion qui les y maintienne. Jamais peuple n’a subsisté ni ne subsistera sans religion et si on ne lui en donnait point, de lui-même il s’en ferait une ou serait bientôt détruit. Dans tout État qui peut exiger de ses membres le sacrifice de leur vie celui qui ne croit point de vie à venir est nécessairement un lâche ou un fou; mais on ne sait que trop à quel point l’espoir de la vie à venir peut engager un fanatique à mépriser celle-ci. Ôtez ses visions à ce fanatique et donnez-lui ce même espoir pour prix de la vertu vous en ferez un vrai citoyen. »

Cette citation synthétise assez bien les points communs de Rousseau et de Robespierre sur la question de la religion civile. D’une part, la religion est naturelle. Si les hommes composent et forment des peuples, ceux-ci se construisent autour d’organisations religieuses sans lesquelles ils ne pourraient même pas survivre. D’autre part, on perçoit ici à nouveau l’idée que la religion civile puisse être le moyen du patriotisme. Comme le montre Ghislain Waterlot, « la guerre est une possibilité qui menace toujours les nations; ce qui veut dire que n’importe quel État doit pouvoir compter sur le consentement de ses membres au sacrifice de leur vie en cas de menace. Or Rousseau pense que sans la foi en une vie à venir, on ne peut guère compter sur le sacrifice des citoyens. La foi en l’immortalité de l’âme conditionne la possibilité du sacrifice. » [16]

Faire nation

On peut en fait assez bien comprendre l’idée d’une religion civile dans la perspective rousseauiste : et si la croyance en l’Être suprême, et son culte, était la croyance en l’État ? En sa capacité à nous protéger en tant que membres d’une même nation ? D’une certaine manière, n’est-ce pas là toute la subtilité contractualiste ? En effet, le contrat passé entre l’État et le peuple ne vaut que par la capacité de l’État à protéger les individus, des menaces externes (la guerre) comme internes (la faim ou la maladie). Or, le contrat suppose donc que l’individu sacrifie une partie de sa liberté afin de garantir celle de la collectivité, de la nation.

La religion civile peut être comprise comme l’aboutissement final du contrat social. La croyance en l’Être suprême, et son culte, est la légitimation donnée à l’État dans le cadre du contrat, en plus d’être la signification de la vertu des individus qui composent le peuple subordonné par le contrat. La croyance en l’Être suprême est ainsi la croyance du peuple dans le peuple. Dans ce cas, la démocratie prend une autre dimension. En plus d’être le pouvoir du peuple, par le peuple et pour le peuple, elle est aussi sa croyance en lui-même à travers la religion civile.

Estampe anonyme, Bibliothèque Nationale de France.

Par ailleurs, la dimension contractualiste ajoutée au culte de l’Être suprême laisse penser que celui-ci n’est en rien l’expression d’une visée autoritaire. On trouve des références à la vertu comme principe régulateur des sociétés chez des penseurs bien davantage libéraux que Rousseau, comme Montesquieu. Pour lui, elle « n’est autre chose que l’amour de la patrie et de ses lois [17] ». Le culte de l’Être suprême peut ainsi se comprendre comme un culte voué au texte fondateur de la République, la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen.

De nos jours, le culte de l’Être suprême est considéré comme partie prenante d’une forme d’autoritarisme d’État. C’est parce qu’il est associé plus fréquemment à la Terreur qu’à la théorie de Jean-Jacques Rousseau. Replacé dans son contexte, il n’a pourtant rien de radical. Il est une manifestation de l’amour pour les siens et pour la patrie. Il peut dès lors être compris comme une alternative patriotique aux religions.

Bien entendu, il est difficile de parler du culte de l’Être suprême en le séparant du contexte de la Terreur. Ainsi, tenter de s’éloigner le mieux et le plus possible du personnage de Robespierre et de son ambivalence lors de cette période décisive, permet de repenser le culte de l’Être suprême comme l’une des manifestations du républicanisme sous la Révolution française. C’est d’ailleurs la séparation d’avec ce cadre qui entraîne un irréparable anachronisme entre l’idée et son contexte.

L’idée d’un culte de l’Être suprême et de la République prête aujourd’hui davantage à sourire. Elle révèle en réalité avant tout la contradiction fondamentale de la République Française. Celle-ci nous invite à nous considérer collectivement comme citoyens d’un même peuple. Toutefois, on s’interroge encore sur sa capacité à nous constituer comme peuple. Une réflexion sur la foi républicaine en l’Être suprême et la fête qui l’a accompagnée semble être une clé pour comprendre un problème posé dès la proclamation de la République en France : la création d’un régime politique par le haut, sans l’imprégnation du pilier sur lequel devrait avant tout reposer la République, le peuple.

Notes :

[1] On peut d’ailleurs toujours lire la mention de l’Être suprême dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen, qui figure toujours en préambule de notre Constitution.

[2] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[3] Robespierre, M.. Rapport sur les idées religieuses et morales (7 mai 1793).

[4] Le Vent se lève « La Révolution Française n’est pas finie : entretien avec Thomas Branthôme »

[5] Sade, A. « Français, encore un effort si vous voulez être Républicains » dans La Philosophie dans le boudoir, GF Flammarion.

[6] Pour reprendre le fameux terme qu’emploie Emmanuel Todd pour désigner l’ensemble des usages du catholicisme restés dans une France en voie de sécularisation.

[7] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[8] Discours du 18 floréal an II, cité dans Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[9] « La loi chrétienne est au fond plus nuisible qu’utile à la forte constitution de l’État » dans Rousseau J-J. Du Contrat Social

[10] Desmons, É. « Réflexions sur la politique et la religion, de Rousseau à Robespierre », Revue Française d’Histoire des Idées Politiques, vol. 29, no. 1, 2009, pp. 77-93.

[11] Ibid.

[12] Gauchet, M. Robespierre : L’homme qui nous divise le plus, Gallimard.

[13] Bernard, F. Les fêtes célèbres : de l’antiquité, du moyen âge et des temps modernes. 1883.

[14] Rousseau, Lettre à Deleyre, 1758.

[15] Cité lors de la conférence de Ghislain Waterlot (Université de Genève) « La religion civile de Jean-Jacques Rousseau » donnée aux Charmettes, le 20 juin 2009.

[16] Ibid.

[17] Cité par Lucien Jaumes dans Robespierre chez « Machiavel ? Le culte de l’Être suprême et le «retour aux principes ».