Rousseau : « De la souveraineté »

Sept ans après son Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Rousseau livre en 1762 avec Du Contrat social, un chef d’œuvre de l’histoire des idées politiques. Nourri et inspiré en premier lieu par la pensée des anciens et par les traditions héritées de l’Antiquité, son Contrat social n’en livre pas moins une contribution décisive à l’avènement de la modernité politique. Les extraits des livres I et II reproduits ici dans le cadre de notre série « Les grands textes » témoignent de la puissance de la pensée rousseauiste dont les principes ont profondément influencé la Révolution française et la théorie démocratique.


Chapitre 1.6 – Du pacte social

Je suppose les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l’état de nature l’emportent, par leur résistance, sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état. Alors cet état primitif ne peut plus subsister ; et le genre humain périrait s’il ne changeait de manière d’être. Or, comme les hommes ne peuvent engendrer de nouvelles forces, mais seulement unir et diriger celles qui existent, ils n’ont plus d’autre moyen, pour se conserver, que de former par agrégation une somme de forces qui puisse l’emporter sur la résistance, de les mettre en jeu par un seul mobile et de les faire agir de concert. Cette somme de forces ne peut naître que du concours de plusieurs ; mais la force et la liberté de chaque homme étant les premiers instruments de sa conservation, comment les engagera-t-il sans se nuire et sans négliger les soins qu’il se doit ? Cette difficulté, ramenée à mon sujet, peut s’énoncer en ces termes : « Trouver une forme d’association qui défende et protège de toute la force commune la personne et les biens de chaque associé, et par laquelle chacun, s’unissant à tous, n’obéisse pourtant qu’à lui-même, et reste aussi libre qu’auparavant. » Tel est le problème fondamental dont le Contrat social donne la solution. Les clauses de ce contrat sont tellement déterminées par la nature de l’acte, que la moindre modification les rendrait vaines et de nul effet ; en sorte que, bien qu’elles n’aient peut-être jamais été formellement énoncées, elles sont partout les mêmes, partout tacitement admises et reconnues, jusqu’à ce que, le pacte social étant violé, chacun rentre alors dans ses premiers droits, et reprenne sa liberté naturelle, en perdant la liberté conventionnelle pour laquelle il y renonça. Ces clauses, bien entendues, se réduisent toutes à une seule – savoir, l’aliénation totale de chaque associé avec tous ses droits à toute la communauté : car, premièrement, chacun se donnant tout entier, la condition est égale pour tous ; et la condition étant égale pour tous, nul n’a intérêt de la rendre onéreuse aux autres. De plus, l’aliénation se faisant sans réserve, l’union est aussi parfaite qu’elle peut l’être, et nul associé n’a plus rien à réclamer : car, s’il restait quelques droits aux particuliers, comme il n’y aurait aucun supérieur commun qui pût prononcer entre eux et le public, chacun, étant en quelque point son propre juge, prétendrait bientôt l’être en tous ; l’état de nature subsisterait, et l’association deviendrait nécessairement tyrannique ou vaine. Enfin, chacun se donnant à tous ne se donne à personne ; et comme il n’y a pas un associé sur lequel on n’acquière le même droit qu’on lui cède sur soi, on gagne l’équivalent de tout ce qu’on perd, et plus de force pour conserver ce qu’on a. Si donc on écarte du pacte social ce qui n’est pas de son essence, on trouvera qu’il se réduit aux termes suivants : « Chacun de nous met en commun sa personne et toute sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout. » À l’instant, au lieu de la personne particulière de chaque contractant, cet acte d’association produit un corps moral et collectif, composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique, qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres, prenait autrefois le nom de cité, et prend maintenant celui de république ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, souverain quand il est actif, puissance en le comparant à ses semblables. À l’égard des associés, ils prennent collectivement le nom de peuple, et s’appellent en particulier citoyens, comme participant à l’autorité souveraine, et sujets, comme soumis aux lois de l’État. Mais ces termes se confondent souvent et se prennent l’un pour l’autre ; il suffit de les savoir distinguer quand ils sont employés dans toute leur précision.

 

Chapitre 1.7 – Du souverain

On voit, par cette formule, que l’acte d’association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant pour ainsi dire avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport : savoir, comme membre du souverain envers les particuliers, et comme membre de l’État envers le souverain. Mais on ne peut appliquer ici la maxime du droit civil, que nul n’est tenu aux engagements pris avec lui-même ; car il y a bien de la différence entre s’obliger envers soi ou envers un tout dont on fait partie. Il faut remarquer encore que la délibération publique, qui peut obliger tous les sujets envers le souverain, à cause des deux différents rapports sous lesquels chacun d’eux est envisagé, ne peut, par la raison contraire, obliger le souverain envers lui-même et que, par conséquent, il est contre la nature du corps politique que le souverain s’impose une loi qu’il ne puisse enfreindre. Ne pouvant se considérer que sous un seul et même rapport, il est alors dans le cas d’un particulier contractant avec soi-même ; par où l’on voit qu’il n’y a ni ne peut y avoir nulle espèce de loi fondamentale obligatoire pour le corps du peuple, pas même le contrat social. Ce qui ne signifie pas que ce corps ne puisse fort bien s’engager envers autrui, en ce qui ne déroge point à ce contrat ; car, à l’égard de l’étranger, il devient un être simple, un individu. Mais le corps politique ou le souverain, ne tirant son être que de la sainteté du contrat, ne peut jamais s’obliger, même envers autrui, à rien qui déroge à cet acte primitif, comme d’aliéner quelque portion de lui-même, ou de se soumettre à un autre souverain. Violer l’acte par lequel il existe, serait s’anéantir ; et qui n’est rien ne produit rien. Sitôt que cette multitude est ainsi réunie en un corps, on ne peut offenser un des membres sans attaquer le corps, encore moins offenser le corps sans que les membres s’en ressentent. Ainsi le devoir et l’intérêt obligent également les deux parties contractantes à s’entraider mutuellement ; et les mêmes hommes doivent chercher à réunir, sous ce double rapport, tous les avantages qui en dépendent. Or, le souverain, n’étant formé que des particuliers qui le composent, n’a ni ne peut avoir d’intérêt contraire au leur ; par conséquent, la puissance souveraine n’a nul besoin de garant envers les sujets, parce qu’il est impossible que le corps veuille nuire à tous ses membres ; et nous verrons ci-après qu’il ne peut nuire à aucun en particulier. Le souverain, par cela seul qu’il est, est toujours ce qu’il doit être. Mais il n’en est pas ainsi des sujets envers le souverain, auquel, malgré l’intérêt commun, rien ne répondrait de leurs engagements, s’il ne trouvait des moyens de s’assurer de leur fidélité. En effet, chaque individu peut, comme homme, avoir une volonté particulière contraire ou dissemblable à la volonté générale qu’il a comme citoyen ; son intérêt particulier peut lui parler tout autrement que l’intérêt commun ; son existence absolue, et naturellement indépendante, peut lui faire envisager ce qu’il doit à la cause commune comme une contribution gratuite, dont la perte sera moins nuisible aux autres que le payement ne sera onéreux pour lui ; et regardant la personne morale qui constitue l’État comme un être de raison, parce que ce n’est pas un homme, il jouirait des droits du citoyen sans vouloir remplir les devoirs du sujet ; injustice dont le progrès causerait la ruine du corps politique. Afin donc que ce pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement, qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d’obéir à la volonté générale, y sera contraint par tout le corps ; ce qui ne signifie autre chose sinon qu’on le forcera à être libre, car telle est la condition qui, donnant chaque citoyen à la patrie, le garantit de toute dépendance personnelle, condition qui fait l’artifice et le Jeu de la machine politique, et qui seule rend légitimes les engagements civils, lesquels, sans cela, seraient absurdes, tyranniques, et sujets aux plus énormes abus.

 

Chapitre 2.1 – Que la souveraineté est inaliénable

La première et la plus importante conséquence des principes ci-devant établis, est que la volonté générale peut seule diriger les forces de l’État selon la fin de son institution, qui est le bien commun ; car, si l’opposition des intérêts particuliers a rendu nécessaire l’établissement des sociétés, c’est l’accord de ces mêmes intérêts qui l’a rendu possible. C’est ce qu’il y a de commun dans ces différents intérêts qui forme le lien social ; et s’il n’y avait pas quelque point dans lequel tous les intérêts s’accordent, nulle société ne saurait exister. Or, c’est uniquement sur cet intérêt commun que la société doit être gouvernée. Je dis donc que la souveraineté, n’étant que l’exercice de la volonté générale, ne peut jamais s’aliéner, et que le souverain, qui n’est qu’un être collectif, ne peut être représenté que par lui-même ; le pouvoir peut bien se transmettre, mais non pas la volonté.

En effet, s’il n’est pas impossible qu’une volonté particulière s’accorde sur quelque point avec la volonté générale, il est impossible au moins que cet accord soit durable et constant ; car la volonté particulière tend, par sa nature, aux préférences, et la volonté générale à l’égalité. Il est plus impossible encore qu’on ait un garant de cet accord, quand même il devrait toujours exister ; ce ne serait pas un effet de l’art, mais du hasard. Le souverain peut bien dire : « Je veux actuellement ce que veut un tel homme, ou du moins ce qu’il dit vouloir » ; mais il ne peut pas dire : « Ce que cet homme voudra demain, je le voudrai encore », puisqu’il est absurde que la volonté se donne des chaînes pour l’avenir, et puisqu’il ne dépend d’aucune volonté de consentir à rien de contraire au bien de l’être qui veut. Si donc le peuple promet simplement d’obéir, il se dissout par cet acte, il perd sa qualité de peuple ; à l’instant qu’il y a un maître, il n’y a plus de souverain, et dès lors le corps politique est détruit. Ce n’est point à dire que les ordres des chefs ne puissent passer pour des volontés générales, tant que le souverain, libre de s’y opposer, ne le fait pas. En pareil cas, du silence universel on doit présumer le consentement du peuple. Ceci s’expliquera plus au long.

 

Chapitre 2.2 – Que la souveraineté est indivisible

Par la même raison que la souveraineté est inaliénable, elle est indivisible ; car la volonté est générale, ou elle ne l’est pas ; elle est celle du corps du peuple, ou seulement d’une partie. Dans le premier cas, cette volonté déclarée est un acte de souveraineté et fait loi ; dans le second, ce n’est qu’une volonté particulière, ou un acte de magistrature ; c’est un décret tout au plus. Mais nos politiques ne pouvant diviser la souveraineté dans son principe, la divisent dans son objet : ils la divisent en force et en volonté, en puissance législative et en puissance, exécutive ; en droits d’impôt, de justice et de guerre ; en administration intérieure et en pouvoir de traiter avec l’étranger : tantôt ils confondent toutes ces parties, et tantôt ils les séparent. Ils font du souverain un être fantastique et formé de pièces rapportées ; c’est comme s’ils composaient l’homme de plusieurs corps, dont l’un aurait des yeux, l’autre des bras, l’autre des pieds, et rien de plus. Les charlatans du Japon dépècent, dit-on, un enfant aux yeux des spectateurs ; puis, jetant en l’air tous ses membres l’un après l’autre, ils font retomber l’enfant vivant et tout rassemblé. Tels sont à peu près les tours de gobelets de nos politiques ; après avoir démembré le corps social par un prestige digne de la foire, ils rassemblent les pièces on ne sait comment. Cette erreur vient de ne s’être pas fait des notions exactes de l’autorité souveraine, et d’avoir pris pour des parties de cette autorité ce qui n’en était que des émanations. Ainsi, par exemple, on a regardé l’acte de déclarer la guerre et celui de faire la paix comme des actes de souveraineté ; ce qui n’est pas puisque chacun de ces actes n’est point une loi, mais seulement une application de la loi, un acte particulier qui détermine le cas de la loi, comme on le verra clairement quand l’idée attachée au mot loi sera fixée. En suivant de même les autres divisions, on trouverait que, toutes les fois qu’on croit voir la souveraineté partagée, on se trompe ; que les droits qu’on prend pour des parties de cette souveraineté lui sont tous subordonnés, et supposent toujours des volontés suprêmes dont ces droits ne donnent que l’exécution. On ne saurait dire combien ce défaut d’exactitude a jeté d’obscurité sur les décisions des auteurs en matière de droit politique, quand ils ont voulu juger des droits respectifs des rois et des peuples sur les principes qu’ils avaient établis. Chacun peut voir, dans les chapitres III et IV du premier livre de Grotius, comment ce savant homme et son traducteur Barbeyrac s’enchevêtrent, s’embarrassent dans leurs sophismes, crainte d’en dire trop ou de n’en dire pas assez selon leurs vues, et de choquer les intérêts qu’ils avaient à concilier. Grotius, réfugié en France, mécontent de sa patrie, et voulant faire sa cour à Louis XIII, à qui son livre est dédié, n’épargne rien pour dépouiller les peuples de tous leurs droits et pour en revêtir les rois avec tout l’art possible. C’eût bien été aussi le goût de Barbeyrac, qui dédiait sa traduction au roi d’Angleterre Georges 1er. Mais, malheureusement, l’expulsion de Jacques II, qu’il appelle abdication, le forçait à se tenir sur la réserve, à gauchir, à tergiverser, pour ne pas faire de Guillaume un usurpateur. Si ces deux écrivains avaient adopté les vrais principes, toutes les difficultés étaient levées, et ils eussent été toujours conséquents ; mais ils auraient tristement dit la vérité, et n’auraient fait leur cour qu’au peuple. Or, la vérité ne mène point à la fortune, et le peuple ne donne ni ambassades, ni chaires, ni pensions.

 

Chapitre 2.3 – Si la volonté générale peut errer

Il s’ensuit de ce qui précède que la volonté générale est toujours droite et tend toujours à l’utilité publique : mais il ne s’ensuit pas que les délibérations du peuple aient toujours la même rectitude. On veut toujours son bien, mais on ne le voit pas toujours : jamais on ne corrompt le peuple, mais souvent on le trompe, et c’est alors seulement qu’il paraît vouloir ce qui est mal. Il y a souvent bien de la différence entre la volonté de tous et la volonté générale ; celle-ci ne regarde qu’à l’intérêt commun ; l’autre regarde à l’intérêt privé, et n’est qu’une somme de volontés particulières : mais ôtez de ces mêmes volontés les plus et les moins qui s’entre-détruisent, reste pour somme des différences la volonté générale. Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépens de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État : on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier. Il importe donc, pour avoir bien l’énoncé de la volonté générale, qu’il n’y ait pas de société partielle dans l’État, et que chaque citoyen n’opine que d’après lui ; telle fut l’unique et sublime institution du grand Lycurgue. Que s’il y a des sociétés partielles, il en faut multiplier le nombre et en prévenir l’inégalité, comme firent Solon, Numa, Servius. Ces précautions sont les seules bonnes pour que la volonté générale soit toujours éclairée, et que le peuple ne se trompe point.

 

Chapitre 2.4 – Des bornes du pouvoir souverain

Si l’État ou la cité n’est qu’une personne morale dont la vie consiste dans l’union de ses membres, et si le plus important de ses soins est celui de sa propre conservation, il lui faut une force universelle et compulsive pour mouvoir et disposer chaque partie de la manière la plus convenable au tout. Comme la nature donne à chaque homme un pouvoir absolu sur tous ses membres, le pacte social donne au corps politique un pouvoir absolu sur tous les siens ; et c’est ce même pouvoir qui, dirigé par la volonté générale, porte, comme j’ai dit, le nom de souveraineté. Mais, outre la personne publique, nous avons à considérer les personnes privées qui la composent, et dont la vie et la liberté sont naturellement indépendantes d’elle. Il s’agit donc de bien distinguer les droits respectifs des citoyens et du souverain, et les devoirs qu’ont à remplir les premiers en qualité de sujets, du droit naturel dont ils doivent jouir en qualité d’hommes. On convient que tout ce que chacun aliène, par le pacte social, de sa puissance, de ses biens, de sa liberté, c’est seulement la partie de tout cela dont l’usage importe à la communauté ; mais il faut convenir aussi que le souverain seul est juge de cette importance. Tous les services qu’un citoyen peut rendre à l’État, il les lui doit sitôt que le souverain les demande ; mais le souverain, de son côté, ne peut charger les sujets d’aucune chaîne inutile à la communauté : il ne peut pas même le vouloir ; car, sous la loi de raison, rien ne se fait sans cause, non plus que sous la loi de nature. Les engagements qui nous lient au corps social ne sont obligatoires que parce qu’ils sont mutuels ; et leur nature est telle qu’en les remplissant on ne peut travailler pour autrui sans travailler aussi pour soi. Pourquoi la volonté générale est-elle toujours droite, et pourquoi tous veulent-ils constamment le bonheur de chacun d’eux, si ce n’est parce qu’il n’y a personne qui ne s’approprie ce mot, chacun, et qui ne songe à lui-même en votant pour tous ? Ce qui prouve que l’égalité de droit et la notion de justice qu’elle produit dérivent de la préférence que chacun se donne, et par conséquent de la nature de l’homme; que la volonté générale, pour être vraiment telle, doit l’être dans son objet ainsi que dans son essence; qu’elle doit partir de tous pour s’appliquer à tous ; et qu’elle perd sa rectitude naturelle lorsqu’elle tend à quelque objet individuel et déterminé, parce qu’alors, jugeant de ce qui nous est étranger, nous n’avons aucun vrai principe d’équité qui nous guide. En effet, sitôt qu’il s’agit d’un fait ou d’un droit particulier sur un point qui n’a pas été réglé par une convention générale et antérieure, l’affaire devient contentieuse : c’est un procès où les particuliers intéressés sont une des parties, et le public l’autre, mais où je ne vois ni la loi qu’il faut suivre, ni le juge qui doit prononcer. Il serait ridicule de vouloir alors s’en rapporter à une expresse décision de la volonté générale, qui ne peut être que la conclusion de l’une des parties, et qui par conséquent n’est pour l’autre qu’une volonté étrangère, particulière, portée en cette occasion à l’injustice et sujette à l’erreur. Ainsi, de même qu’une volonté particulière ne peut représenter la volonté générale, la volonté générale à son tour change de nature, ayant un objet particulier, et ne peut, comme générale, prononcer ni sur un homme ni sur un fait. Quand le peuple d’Athènes, par exemple, nommait ou cassait ses chefs, décernait des honneurs à l’un, imposait des peines à l’autre, et, par des multitudes de décrets particuliers, exerçait indistinctement tous les actes du gouvernement, le peuple alors n’avait plus de volonté générale proprement dite ; il n’agissait plus comme souverain, mais comme magistrat. Ceci paraîtra contraire aux idées communes ; mais il faut me laisser le temps d’exposer les miennes. On doit concevoir par là que ce qui généralise la volonté est moins le nombre des voix que l’intérêt commun qui les unit ; car, dans cette institution, chacun se soumet nécessairement aux conditions qu’il impose aux autres ; accord admirable de l’intérêt et de la justice, qui donne aux délibérations communes un caractère d’équité qu’on voit s’évanouir dans la discussion de toute affaire particulière, faute d’un intérêt commun qui unisse et identifie la règle du juge avec celle de la partie. Par quelque côté qu’on remonte au principe, on arrive toujours à la même conclusion ; savoir, que le pacte social établit entre les citoyens une telle égalité, qu’ils s’engagent tous sous les mêmes conditions et doivent jouir tous des mêmes droits. Ainsi, par la nature du pacte, tout acte de souveraineté, c’est-à-dire tout acte authentique de la volonté générale, oblige ou favorise également tous les citoyens ; en sorte que le souverain connaît seulement le corps de la nation, et ne distingue aucun de ceux qui la composent. Qu’est-ce donc proprement qu’un acte de souveraineté ? Ce n’est pas une convention du supérieur avec l’inférieur, mais une convention du corps avec chacun de ses membres ; convention légitime, parce qu’elle a pour base le contrat social ; équitable, parce qu’elle est commune à tous ; utile, parce qu’elle ne peut avoir d’autre objet que le bien général ; et solide, parce qu’elle a pour garant la force publique et le pouvoir suprême. Tant que les sujets ne sont soumis qu’à de telles conventions, ils n’obéissent à personne, mais seulement à leur propre volonté : et demander jusqu’où s’étendent les droits respectifs du souverain et des citoyens, c’est demander jusqu’à quel point ceux-ci peuvent s’engager avec eux-mêmes, chacun envers tous, et tous envers chacun d’eux. On voit par là que le pouvoir souverain, tout absolu, tout sacré, tout inviolable qu’il est, ne passe ni ne peut passer les bornes des conventions générales, et que tout homme peut disposer pleinement de ce qui lui a été laissé de ses biens et de sa liberté par ces conventions ; de sorte que le souverain n’est jamais en droit de charger un sujet plus qu’un autre, parce qu’alors, l’affaire devenant particulière, son pouvoir n’est plus compétent. Ces distinctions une fois admises, il est si faux que dans le contrat social il y ait de la part des particuliers aucune renonciation véritable, que leur situation, par l’effet de ce contrat, se trouve réellement préférable à ce qu’elle était auparavant, et qu’au lieu d’une aliénation ils n’ont fait qu’un échange avantageux d’une manière d’être incertaine et précaire contre une autre meilleure et plus sûre, de l’indépendance naturelle contre la liberté, du pouvoir de nuire à autrui contre leur propre sûreté, et de leur force, que d’autres pouvaient surmonter, contre un droit que l’union sociale rend invincible. Leur vie même, qu’ils ont dévouée à l’État, en est continuellement protégée ; et lorsqu’ils l’exposent pour sa défense, que font-ils alors que lui rendre ce qu’ils ont reçu de lui ? Que font-ils qu’ils ne fissent plus fréquemment et avec plus de danger dans l’état de nature, lorsque, livrant des combats inévitables, ils défendraient au péril de leur vie ce qui leur sert à la conserver ? Tous ont à combattre, au besoin, pour la patrie, il est vrai ; mais aussi nul n’a jamais à combattre pour soi. Ne gagne-t-on pas encore à courir, pour ce qui fait notre sûreté, une partie des risques qu’il faudrait courir pour nous-mêmes sitôt qu’elle nous serait ôtée ?

Jean-Jacques Rousseau, Du contrat social, ou Principes du droit politique, 1762.
Édition électronique, réalisée par Jean-Marie Tremblay, 24 février 2002, disponible en ligne.

Le retour de la souveraineté

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Gustave Courbet, La mer orageuse dit aussi La vague (1869). Musée d’Orsay.

La crise sanitaire engendrée par la propagation du coronavirus à travers le monde bouscule les représentations politiques. Ce changement se traduit, en France, par un renouveau de l’idée de souveraineté. Retour sur un concept qui a une longue histoire et qui peut prendre des formes bien différentes.


Une brève histoire de la souveraineté

La souveraineté est une notion qui a d’abord été théorisée par l’Église autour du Vème siècle après J.-C.. À cette époque, le pape régnait de manière souveraine : il pouvait faire et défaire les lois sur l’ensemble de la chrétienté, et ce, sans partager son pouvoir. Cette souveraineté, qui tirait sa force et sa légitimité d’une idée métaphysique, Dieu, s’affranchissait donc des frontières. Elle était supranationale.

Cette toute-puissance papale entre en conflit, au cours des siècles suivants, avec le pouvoir des dirigeants séculiers. Pour ne pas avoir à partager leur pouvoir avec les papes, les rois de France introduisent une dimension religieuse dans leurs fonctions : à partir de Pépin le Bref (roi des Francs de 751 à 768), les rois sont oints, à la manière du Christ (Christos en grec veut dire « celui qui est oint »). Tout comme le Christ avait deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par la chrétienté, le roi a deux corps, l’un physique et l’autre symbolique, constitué par le royaume unifié. Ainsi, même si la personne physique du roi vient à disparaître, son corps politique continue d’exister : c’est le sens de la fameuse formule « le roi est mort, vive le roi ! » . Cette théorie des deux corps du roi avait déjà été formulée à l’époque médiévale (par le philosophe Jean de Salisbury, par exemple) et a été analysée en détails par l’historien Ernst Kantorowicz dans un ouvrage éponyme. Au cours de ce processus, la souveraineté acquiert un caractère territorial.

Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État.

Avec l’avènement de l’ère moderne, la conception de la souveraineté connaît de profondes modifications. En 1576, Jean Bodin publie une des premières théories modernes de la souveraineté dans Les Six Livres de la République. La souveraineté y est définie comme « puissance absolue et éternelle » de la République, au sens de communauté politique, permettant de « faire et casser la loy ». Pour ne pas affaiblir cette puissance, l’organisation des pouvoirs qui convient ne peut être que monarchique. La souveraineté est donc royale et, en raison de son caractère absolu, indivisible. Bodin, en participant à la légitimation d’un pouvoir absolu qui se concrétisera sous le règne de Louis XIV (1643-1715), est l’un des premiers à distinguer le type de gouvernement de l’État, bien qu’il utilise peu ce dernier concept.

Au tournant du siècle, il existe pourtant d’autres conceptions de la souveraineté. Par exemple, celle de Johannes Althusius, qu’il détaille dans son ouvrage Politica methodice digesta, publié en 1603. Pour lui, la politique se définit comme « l’art d’établir, de cultiver et de conserver entre les hommes la vie sociale qui doit les unir ». Les droits de souveraineté doivent donc revenir au peuple, entité jugée la mieux à même de renforcer sa propre vitalité.

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Jean-Jacques Rousseau. Portrait au pastel de Maurice-Quentin de La Tour, musée Antoine Lécuyer (1753).

L’œuvre philosophique de Jean-Jacques Rousseau, qui a fortement influencé un des mouvements politiques moteurs de la Révolution française, à savoir le jacobinisme, crée une rupture dans la conceptualisation de la souveraineté. Dans Du contrat social ou Principes du droit politique (1762), il imagine un régime politique égalitaire, de démocratie directe : « [Le contrat social] produit un corps moral et collectif composé d’autant de membres que l’assemblée a de voix, lequel reçoit de ce même acte son unité, son moi commun, sa vie et sa volonté. Cette personne publique qui se forme ainsi par l’union de toutes les autres […] prend maintenant [le nom] de République ou de corps politique, lequel est appelé par ses membres État quand il est passif, Souverain quand il est actif, Puissance en le comparant à ses semblables. »

Tout comme chez Althusius, la souveraineté revêt donc chez Rousseau un caractère populaire, l’exercice du pouvoir étant issu de la volonté générale. Cependant, avec Althusius, la souveraineté ne tire pas sa force des individus mais plutôt des différents corps constituants la société. Il n’est pas question d’indivisibilité de la communauté politique.

La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ».

La nature de la souveraineté change radicalement avec la Révolution française mais, malgré l’apport de Rousseau, elle ne devient pas pour autant populaire. Alors royale, celle-ci devient nationale : la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen (qui fait d’ailleurs encore partie du bloc de constitutionnalité), rédigée le 4 Août 1789, dispose que « le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ». Cela permet aux représentants de la nation de s’arroger un droit constituant, autrefois réservé au roi. Le pouvoir reste in fine séparé de la société.

Bien plus tard en Allemagne, dans le contexte instable de la République de Weimar (1919-1933), Carl Schmitt redéfinit le souverain comme celui « qui décide de l’état d’exception ». Autrement dit, dans la théorie schmittienne, le souverain est l’autorité transcendante à même de sortir du cadre légal.

L’idée de souveraineté a donc traversé les époques avec des caractéristiques changeantes : populaire, royale, nationale, supranationale, transcendante etc. Elle resurgit dans la période actuelle, marquée par l’incapacité de l’État de protéger correctement sa population sur le plan sanitaire à cause, en particulier, de sa dépendance aux importations de matériel médical (masques et respirateurs artificiels notamment).

La souveraineté, remise au goût du jour à la faveur de la crise

Emmanuel Macron a déclaré le 31 mars dernier : « Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne.[1] » Considérant l’échec de la stratégie de dépendance aux importations, il expliquait, dans la même allocution, qu’il était nécessaire de produire davantage en France et en Europe. Cela permettrait à la France de retrouver son indépendance. Par ces propos, dont il faut cependant souligner le caractère exceptionnel car prononcés en période de crise, Emmanuel Macron indique que, pour La République En Marche (LREM), la souveraineté est synonyme d’indépendance et qu’elle appelle une forme de patriotisme économique devant s’inscrire, selon les cas, dans le cadre du territoire français ou européen.

Arnaud Montebourg a une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour lui, qu’au niveau national.

À la gauche d’Emmanuel Macron, Raphaël Glucksmann, député européen de Place publique (PP), affirme dans une interview publiée le 12 avril que « si nous n’arrivons pas à faire bouger les lignes à Bruxelles sur certains sujets, l’Europe devra redonner aux États et aux nations leur souveraineté. Sur d’autres, comme la transformation écologique, au contraire, la souveraineté devra être européenne ». Il ajoute que « la question fondamentale est celle de la souveraineté. Mais, contrairement à ce que prétendent les nationalistes, cette souveraineté peut exister à différents niveaux. Des grands chantiers communs peuvent être menés à l’échelle européenne. Ainsi, sur le Green Deal, les institutions communautaires doivent faire un bond fédéral, imposer des objectifs communs aux États et être désormais seules comptables » et place un signe égal entre indépendance et souveraineté[2]. LREM et PP semblent donc partager une même conception de la souveraineté.

Mais toutes les voix, à gauche, ne sont pas identiques. Arnaud Montebourg, qui était resté en retrait de la vie politique ces dernières années, nuance ce point de vue. Pour lui, la souveraineté est certes synonyme d’indépendance mais elle s’inscrit dans le cadre de la nation. Le 7 avril lors d’un entretien à Libération, après avoir dénoncé l’hypocrisie d’Emmanuel Macron et prôné une forme de patriotisme économique avec relocalisation de la production, le journaliste lui pose la question : « Vous diriez-vous désormais « souverainiste » ? » Il répond alors : « J’utilise le mot d’« indépendance ». Être indépendant, c’est ne pas dépendre des autres, décider pour nous-mêmes. La France, pays libre, n’a pas vocation à être assujettie aux décisions des autres. […] L’exercice de la souveraineté est un de nos fondements depuis la Révolution française qui l’a conquise sur les monarques.[3] » Il ajoute peu après que cette indépendance se décline à plusieurs niveaux : militaire et stratégique, technologique et numérique. L’ancien ministre socialiste semble donc avoir une conception de la souveraineté différente de celle partagée par les membres de LREM et de PP : tandis que pour les seconds la souveraineté peut se déployer, selon les cas, dans un cadre national ou européen, elle ne peut s’exercer, pour Arnaud Montebourg, qu’au niveau national car, dans le cas contraire, cela signifierait être dépendant d’autres pays. Cela conduirait même à revenir sur un acquis de la Révolution.

La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national mais aussi populaire.

Emmanuel Maurel, député européen de la France insoumise (LFI) et de la Gauche Républicaine et Socialiste (GRS), et Éric Coquerel, député de LFI, le rejoignent[4]. Jean-Luc Mélenchon souligne également que « la souveraineté a un lien avec l’indépendance » et tient à la distinguer du nationalisme guerrier[5]. La souveraineté est un concept mis en avant depuis longtemps par Jean-Luc Mélenchon. Elle a, chez lui, un caractère national lorsqu’il plaide, par exemple, pour une indépendance de la France en termes alimentaire, militaire ou encore énergétique, en investissant dans les énergies renouvelables pour ne plus dépendre des importations de combustibles mais aussi populaire. Après tout, son slogan à l’élection présidentielle de 2012 était « Prenez le pouvoir », celui de 2017 « La France insoumise, le peuple souverain » et le programme qu’il défendait comportait, entre autres, une forme de référendum d’initiative citoyenne (RIC).

Ce retour en force de la souveraineté n’est cependant pas exempt de critiques, provenant notamment de l’extrême gauche. « Les frontières ne nous prémunissent pas du capitalisme » a pu ainsi dire Olivier Besancenot, ancien porte-parole du Nouveau Parti Anticapitaliste (NPA), avant de prendre l’exemple des États-Unis de Donald Trump. La souveraineté, conçue comme simple inscription de la lutte contre le capitalisme au sein des frontières nationales, n’est pas la priorité du NPA. Toutefois, si on se fie à une entrevue du même acteur datant du 3 juin 2019, la souveraineté, si elle est considérée dans son aspect populaire, semble constituer un point d’accord entre Olivier Besancenot et Jean-Luc Mélenchon : « La question du souverainiste, si c’est pour parler de souveraineté populaire, ça ne me gêne pas. La souveraineté populaire, c’est la possibilité d’avoir une incursion de centaine de milliers de personnes pour reprendre le pouvoir démocratique, économique et répartir les richesses.[6] »

Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

Le son de cloche est semblable chez Europe Écologie – Les Verts (EELV), si l’on s’en remet à l’opposition que trace David Cormand (député européen EELV) entre « une gauche d’inspiration jacobine, souverainiste et qui s’épanouirait à l’échelle de l’État-nation », synonyme de régression, et une alternative écologique qui nécessiterait de mettre en place un fédéralisme européen et une décentralisation accrue[7]. Éric Piolle, maire EELV de Grenoble, répond pour sa part que « la question du rapport au territoire est importante. L’avenir industriel de la France est clé. […] J’aborde la question de la souveraineté par celle de puissance des territoires. On le voit avec le Covid : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée. Les frontières ne nous protégeront pas des virus, ni des catastrophes climatiques. Il faut relocaliser, équiper nos territoires.[8] » Pour les Verts, la souveraineté paraît être attachée à un cadre national et sa défense vue comme un germe de repli nationaliste, incompatible avec une politique écologique digne de ce nom.

La quasi-totalité du champ politique examiné est donc d’accord sur un point, unique, en ce qui concerne la souveraineté, que ce concept soit défendu ou vilipendé : celle-ci consiste, en partie ou en totalité, en la défense d’intérêts nationaux. Pour le reste, c’est surtout la diversité des conceptions qui domine et peu se réclament d’une souveraineté nationale et populaire.

Pour une souveraineté nationale-populaire

La défense d’une conception nationale-populaire de la souveraineté et d’une politique visant à l’affirmer semble plus que jamais d’actualité et serait un formidable moteur de changement. Pour s’en convaincre, il suffit de songer au mouvement des gilets jaunes et à leur revendication principale : le RIC, ou encore à l’intérêt politique (voire la passion) que suscite l’échelon national, ce que l’on peut observer en comparant les taux de participation aux différentes élections (élections législatives exclues[9]) : 77 % des inscrits sur les listes électorales ont voté au premier tour de l’élection présidentielle de 2017, 50% aux dernières élections européennes, 63% au premier tour des élections municipales de 2014[10], 50% aux premiers tours des dernières élections régionales et départementales.

Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme.

Le cadre national semble être le plus adapté pour impulser des changements politiques d’envergure, y compris dans une perspective internationaliste, pour peu que l’on comprend celle-ci comme le développement de relations d’abord amiables, puis fraternelles, entre les nations. Une politique visant à rétablir la souveraineté sous sa forme nationale-populaire s’accorderait avec une telle conception de l’internationalisme. En effet, on pourrait imaginer que, pour chaque traité international, un contrôle populaire soit exercé au niveau national, ce qui éviterait que des traités internationaux soient établis sans respecter la volonté populaire.

Une telle politique serait aussi utile pour surmonter les immenses défis du moment, en particulier le défi écologique. La lutte contre le changement climatique requiert des politiques ambitieuses, nécessitant elles-mêmes une grande confiance de la part de la population. Pourtant, sondages après sondages, il apparaît que la défiance envers un grand nombre d’acteurs institutionnels (gouvernement, partis politiques, président de la République…) est majoritaire et se renforce [11].

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ».

Il convient donc de rétablir un lien de confiance entre les citoyens et les différents acteurs institutionnels. Or, cette confiance ne peut s’établir que sur les bases d’une réelle souveraineté populaire. Une solution pourrait alors être d’instaurer un pouvoir de commandement provenant directement des citoyens. La mise en place du RIC participerait à la construction d’un tel pouvoir. L’organisation d’un contrôle citoyen régulier, où un citoyen serait tiré au sort pour observer et vérifier le bon fonctionnement, d’un point de vue légal, d’une institution pendant une journée dédiée y contribuerait également. Le spectre des institutions concernées serait d’ailleurs assez large : gouvernement, sénat, assemblée nationale, préfectures, tribunaux, etc.

Le système politique actuel est un système représentatif dans lequel, selon les mots du jacobin franco-britannique John Oswald, « la souveraineté se réduit […] au droit de voter pour se donner des maîtres ». Un tel pouvoir de commandement permettrait d’inverser cette logique de la servitude. Mais pour que ce pouvoir de commandement devienne effectif, il faudrait rompre avec l’enfermement de l’individu dans sa condition de consommateur et redonner du sens à la citoyenneté.

1 Arthur Berdah, « Coronavirus: Nous devons rebâtir notre souveraineté nationale et européenne, exhorte Emmanuel Macron », Le Figaro, 31 mars 2020.

2 Cécile Amar, « Raphaël Glucksmann : Ce qui doit primer, ce n’est pas l’idéal européen, c’est la nécessité d’être souverain », L’Obs, 12 avril 2020.

3 Lilian Alemagna, « Arnaud Montebourg : Macron est-il le mieux placé pour parler de patriotisme économique ? », Libération, 7 avril 2020.

4 Charlotte Belaïch, « Souverainisme : à gauche, le grand retour d’un gros mot », Libération, 20 avril 2020.

5 Rachid Laïreche, « Mélenchon : L’idéologie de Macron le paralyse devant les questions de survie collective », Libération, 16 avril 2020.

6 Pierre Jacquemain, « Olivier Besancenot : un courant ne peut incarner seul toutes les radicalités sociales et politiques », Regards, 3 juin 2019.

7 Raphaël Proust, « Le retour des thèses de Montebourg nourrit le match idéologique à gauche », L’Opinion, 28 avril 2020.

8 Cécile Amar, « Éric Piolle : On le voit avec le Covid-19 : l’agilité est là, elle ne demande qu’à être débridée », L’Obs, 9 mai 2020.

9 Les élections législatives restent largement déterminées par l’élection présidentielle depuis le référendum sur le quinquennat présidentiel du 24 septembre 2000.

10 Les chiffres des élections municipales de cette année n’ont pas été utilisés à cause de la pandémie du COVID-19 qui a créé un biais évident par rapport aux élections précédentes.

11 Voir par exemple l’enquête de Madani Cheurfa et Flora Chanvril pour le CEVIPOF, 2009-2019 : la crise de la confiance politique, janvier 2019.

En finir avec la tentation supranationale

© Louis HB

La pandémie a ouvert un débat consacré à la globalisation, aussitôt refermé par une série de mises en garde contre le supposé risque d’un « repli national ». Tandis que le business as usual reprenait ses droits et que l’Union européenne s’étendait dans de nouvelles contrées, on répétait au public les mêmes aphorismes bien connus : « à l’heure de la mondialisation, la nation ne constitue plus l’échelle pertinente », « des problèmes globaux appellent des solutions globales » ou encore « la restauration de la souveraineté est archaïque alors que toute l’humanité est interconnectée ». Une doxa propagée par les tenants de l’ordre dominant, mais aussi par d’offensifs contempteurs du néolibéralisme. À gauche, on continue de croire que la globalisation économique est le prélude à une mondialisation politique et que l’interdépendance des nations constitue un marchepied pour leur dépassement. Un mirage qui ne date pas d’hier.


En 1991, on comptait 158 États dans le monde ; aujourd’hui, l’ONU en reconnaît 197. En trente ans, les frontières nationales se sont multipliées alors que l’interdépendance économique, l’interconnexion numérique et les échanges internationaux de toute nature n’ont cessé de croître. Paradoxe ? Un certain refrain médiatique et intellectuel associe de manière organique fusion des économies et union des populations, estimant que les subjectivités politiques se recomposent à échelle des marchés et que la multiplication de chaînes de valeur transnationales devrait mécaniquement conduire à des réagencements politiques supranationaux. Une telle lecture téléologique de l’histoire contemporaine a beau s’inscrire à contre-courant des dynamiques réelles, elle imprègne profondément le discours dominant.

Le passé d’une illusion

« Chaque train qui passe tisse la trame de la fédération humaine »1, écrivait en 1901 le sociologue Jacques Novicow, pacifiste et fervent défenseur de la construction européenne. Chaque jour, les hommes « s’étendent au-delà de leurs limites » grâce au « chemin de fer », mais aussi « au télégraphe et au téléphone » – à l’aviation et aux réseaux sociaux, ajouterait-on de nos jours ; de plus, la « solidarité commerciale » et la « solidarité financière » sont telles que « la plupart des nations civilisées dépendent maintenant de l’étranger ». Corollaire de cet état des choses : « à l’heure actuelle, le territoire de la patrie ne suffit plus aux hommes civilisés ». Et l’auteur de défendre un « patriotisme européen », prélude à une « fédération de l’humanité » ; en effet, « il est impossible qu’à la longue les institutions ne se conforment pas aux faits » – c’est-à-dire à l’accroissement sans précédent des flux économiques et humains à échelle globale.

Marché global, démocratie continentale avec un horizon planétaire : on voit que ce schéma n’est pas récent.

Il trouve ses racines chez nombre de penseurs libéraux qui, observant un décalage entre les échelons nationaux et l’échelle du marché, estiment que les premiers sont par là-même frappés d’obsolescence. Reprenant pour partie leurs analyses, Karl Marx prophétise la dissolution des frontières nationales sous l’effet de la mondialisation des échanges : « déjà, les démarcations nationales (…) disparaissent de plus en plus avec le développement de la bourgeoisie, la liberté du commerce, le marché mondial »2, écrit-il dans le Manifeste du Parti communiste. Il ajoute : « le prolétariat au pouvoir les fera disparaître plus encore ». De ces quelques lignes, on trouve tout le substrat antinationaliste qui imprégnera durablement une partie importante de l’héritage marxiste et de la critique radicale du capitalisme.

L’État-nation, échelon à abattre pour réaliser une union politique à échelle du marché ? Aujourd’hui, ce schéma est bien sûr défendu en premier lieu par les tenants du libéralisme économique, mais il l’est également par des représentants du premier plan du marxisme et de l’altermondialisme – de Toni Negri à Jean Ziegler [lire son entretien avec LVSL ici]. Il imprègne, plus largement, les critiques progressistes du néolibéralisme : la majorité des partis de gauche européens ne prennent-ils pas prétexte de la dissolution des États-nations dans la construction européenne pour en appeler à l’édification d’une souveraineté continentale ?

Il ne serait que trop évident d’adhérer sans problème à une telle vision des choses si la dynamique actuelle de la mondialisation ne suggérait précisément l’inverse, à savoir la recomposition des communautés politiques non pas à l’échelle supranationale, mais à l’échelle infranationale – ou plutôt, à échelle infranationale en même temps que supranationale.

La mondialisation, une balkanisation permanente ?

En 1994, l’éclatement dramatique de la Yougoslavie en six entités souveraines, dans le même temps qu’elle s’ouvrait pour de bon au marché global, n’a pas refréné l’enthousiasme des tenants de la « mondialisation heureuse ». On prenait cette « balkanisation » pour l’exception à une règle générale d’unification et d’harmonisation prévalant partout ailleurs. La Yougoslavie est pourtant loin de constituer le seul cas où infranational et supranational, séparatisme régional et intégration au marché global, semblent marcher main dans la main.

Le processus de multiplication des États que l’on observe depuis l’effondrement du Mur de Berlin ne semble pas près de se clore. On dénombre actuellement plus d’une dizaine d’États fonctionnels qui revendiquent leur indépendance, mais qui ne sont pas reconnus par la communauté internationale comme membres à part entière, pour ne citer en exemple que la Palestine ou le Somaliland. Cette liste n’inclut pas les autorités régionales existant de facto de manière autonome, mais qui ne revendiquent pas leur indépendance, comme le Kurdistan irakien. Pas plus que les groupes armés sécessionnistes qui contrôlent de fait un territoire et qui revendiquent son autonomie – comme les rebelles ukrainiens de Donetsk. Ni les mouvements séparatistes bénéficiant d’un soutien populaire massif mais qui n’exercent pas de contrôle plein et entier de leur territoire, comme le mouvement catalan ou québécois.

Reconfiguration du monde en fonction des mouvements séparatistes actifs © johnct

Et, si l’on inventoriait la liste de tous les mouvements séparatistes actifs, des plus influents aux plus fantaisistes, elle s’élèverait à plusieurs centaines d’entités. Autant dire que la stabilité suggérée par la carte des 193 États-membres de l’ONU est trompeuse et que l’on peut s’attendre à de nombreux bouleversements quant à la configuration territoriale actuelle.

La balkanisation que l’on peut définir de manière générique comme une dynamique complémentaire de régionalisation des identités et de globalisation des chaînes de valeur -, ouverte ou larvée, brutale ou indolore, serait-elle le corollaire permanent de la mondialisation ? On comprend intuitivement que les modalités par lesquelles s’exerce la mondialisation actuelle – libéralisation des échanges et des économies, prédation des centres sur les périphéries – possèdent un pouvoir dissolvant qui favorise l’émiettement des États plutôt que les aspirations supranationales. En lieu et place du « patriotisme européen » et de la « fédération mondiale » que Jacques Novicow appelait de ses veux, ou assiste à un triple processus, nullement contradictoire, de « fragmentation-hiérarchisation-homogénéisation » des États3.

Si l’on entrait dans les détails, on observerait essentiellement deux dynamiques favorisant cette multiplication des frontières nationales.

Syndrome lombard et syndrome panaméen : de la Catalogne au Kivu

Stéphane Rosière nomme « syndrome lombard » les phénomènes séparatistes qui touchent les régions les plus riches, désireuses de mettre un terme aux transferts financiers vers les régions les plus pauvres – l’expression est issue de la Ligue lombarde, qui revendiquait l’indépendance du Nord de l’Italie dans les années 19904. Ce séparatisme « de riches » a par exemple motivé la scission entre la Tchéquie et la Slovaquie en 1993 – la première considérant la seconde comme un fardeau économique ; il n’est pas pour rien, aujourd’hui, dans les revendications d’autonomie du Pays Basque espagnol et d’indépendance de la Catalogne.

Ces tentatives d’acquérir une autonomie fiscale et budgétaire se doublent parfois d’une volonté d’accroître la compétitivité des régions dans l’arène internationale, qui serait bridée par leur intégration à un État-nation. Cette motivation est l’un des fondements du séparatisme flamand ; ses partisans considèrent que la Belgique impose à la Flandre des normes fiscales et sociales qui minent son attractivité. Volonté de « ne pas payer pour les autres », dynamique de dumping fiscal et social : ces phénomènes ne constituent-ils pas les conséquences prévisibles de l’ouverture des États-nations à la concurrence internationale ?

La perte de la capacité normative des États, de leur monopole budgétaire et fiscal – censé mettre fin à la compétition entre les régions sur un même territoire, assujetties au même effort de solidarité nationale –, pourrait-elle déboucher sur autre chose que sur une dynamique d’autonomisation des régions riches ? Sur une course sans fin vers celle qui tirerait le plus de bénéfices de la mondialisation en devenant un paradis pour investisseurs ? Il faut dire que sur ce dernier plan, le séparatisme régionaliste en œuvre s’inscrit en parfaite harmonie avec les règles de la construction européenne. Les traités européens, en institutionnalisant depuis l’Acte unique la libre circulation des biens, des marchandises et des capitaux, instaurent une dynamique de baisse des impôts et de libéralisation des systèmes économiques, chaque État tâchant de devenir plus compétitif que les autres pour attirer les investisseurs. Le séparatisme motivé par des raisons de compétitivité n’est, en dernière instance, que la déclinaison infranationale d’une dynamique qui structure les relations internationales au cœur de l’Union européenne.

Les euro-régions © eurominority.eu

Les euro-régions, associant fédéralisme européen et autonomie régionale accrue dans un cadre libre-échangiste étendu à tous les niveaux, ne sont finalement que le point d’aboutissement fictif d’une dynamique qu’il est d’ores et déjà possible d’observer.

À côté de ce « syndrome lombard », on pourrait observer la permanence d’un « syndrome panaméen », consistant dans le morcellement des pays périphériques de la mondialisation, provoqué ou encouragé par les grandes puissances. L’indépendance du Panama constitue un cas d’école. Région colombienne, le Panama était convoité par les États-Unis, qui souhaitaient s’approprier son canal. C’est ainsi qu’en 1903, un coup d’État militaire appuyé par le gouvernement américain entraîne l’indépendance de la région. Occupé militairement par les États-Unis, le Panama devient rapidement l’archétype de la République bananière d’Amérique latine.

La Colombie dans les années 1820, qui incluait la Colombie actuelle, l’Équateur (à l’Ouest), le Venezuela (à l’Est) et le Panama (au Nord). Elle éclate en 1830, partiellement du fait d’une guerre avec le Pérou, qui cherchait à annexer l’Équateur; les États-Unis achèvent de la disloquer en 1903 en appuyant l’indépendance du Panama. © Agustín Codazzi, Manuel Maria Paz, Felipe Pérez – Atlas geográfico e histórico de la República de Colombia, 1890.

Aujourd’hui encore, le spectre d’une partition à la colombienne pèse comme sur une épée de Damoclès sur les constructions nationales fragiles d’Amérique latine. En Bolivie, les riches départements de l’Est ont brandi la menace sécessionniste suite à l’élection du président Evo Morales pour mettre à mal son agenda de nationalisation des hydrocarbures et de rupture avec l’alignement sur Washington : ils ont été appuyés dans leur démarche par l’ambassadeur américain, qui officiait auparavant… au Kosovo. Les élites équatoriennes ont usé de procédés similaires pour contrer l’action du président Rafael Correa5.

« Les départements autonomes vont certainement se tourner vers des créanciers internationaux (USAID, les Européens, le Japon) pour demander de l’assistance afin de mener à bien l’autonomie » (P. Goldberg, ambassadeur américain en Bolivie. Extrait d’un câble diplomatique révélé par Wikileaks). L’éventuelle partition de la Bolivie était conçue dans la perspective d’un accroissement des échanges entre les régions autonomes et les États-Unis – où l’on voit « qu’autonomie » vis-à-vis d’un État ne signifie aucunement « autonomie » vis-à-vis du marché global.

La mondialisation semble avoir multiplié les phénomènes séparatistes de cette nature dans les pays périphériques, dont les centres convoitent les ressources – surtout lorsque ces derniers en comprennent l’utilité stratégique. On notera à cet égard que les néoconservateurs américains ont élevé la reconfiguration des frontières nationales – au gré des richesses qu’elles renferment, des ethnies qui les composent entre autres – au rang d’art. C’est ainsi que Ralph Peters, officier à la retraite membre du think-tank Project For The New American Century, propose rien de moins qu’un remodelage complet du Moyen-Orient sur la base de considérations ethniques et de logiques géostratégiques.

La reconfiguration du Moyen-Orient selon Ralph Peters, destinée à mettre fin aux « frontières de sang » héritées de la colonisation © http://armedforcesjournal.com/peters-blood-borders-map/

On trouve des stratégies similaires employées par la Fédération de Russie dans ses velléités expansionnistes ; c’est ainsi que le gouvernement russe appuie les demandes de reconnaissance de l’indépendance à l’international de l’Ossétie du Sud et de l’Abkhazie depuis la deuxième guerre d’Ossétie du Sud d’août 2008, que l’ONU considère comme deux régions de Géorgie.

Les partitions formelles, comme celle de la Colombie ou de la Yougoslavie, demeurent relativement rares, mais elles n’ont pas besoin d’être juridiquement reconnues pour être effectives. La région congolaise du Kivu offre l’exemple d’une balkanisation informelle, infligée à la République démocratique du Congo. Situé dans l’Est du pays, le Kivu a subi l’occupation de milices du Rwanda et de l’Ouganda depuis 1996, qui ont envahi leur voisin congolais en l’accusant de protéger les instigateurs du génocide rwandais. Commence alors une guerre de « partition et de pillage », pour reprendre l’expression de l’historien Georges Nzongola.6 Les affrontements entre ces groupes armés, les diverses milices locales et le gouvernement du Congo, sont à l’origine de plus de plusieurs millions de victimes congolaises et de centaines de milliers de viols de femmes congolaises.

Le Kivu congolais, frontalier du Rwanda et de l’Ouganda. © https://worldview.stratfor.com

Le Kivu n’a pas été choisi au hasard par les gouvernements du Rwanda et de l’Ouganda. D’une part, cette région qui abrite une importante minorité tutsi originaire du Rwanda est l’objet d’un irrédentisme qui remonte à la décolonisation. D’autre part, elle regorge de richesses énergétiques, diamantifères ou aurifères. Elle est un lieu privilégié d’extraction de métaux rares, comme le cobalt – indispensable aux batteries de téléphones portables -, dont elle fournit actuellement plus de 60 % de la production mondiale. Son quadrillage par des milices armées a permis, et permet encore, d’imposer à la population du Kivu leur extraction à marche forcée depuis deux décennies, dans des conditions souvent quasi-esclavagistes.

Ces richesses transitent ensuite vers le Rwanda et l’Ouganda voisins – en 2012 pas moins de 25 % du PIB rwandais en était issu7 –, puis vers les pays occidentaux, par la voie d’entreprises multinationales. Si le Rwanda et l’Ouganda se sont récemment retirés du Kivu, cette région reste en proie à une multitude de milices privées qui entretiennent ce schéma prévaricateur, et sur lesquelles le gouvernement congolais n’a que peu d’autorité. La perte de souveraineté de l’État congolais sur cette région a été telle que l’ex-président français Nicolas Sarkozy a évoqué la perspective d’un « partage » des ressources du Kivu entre le Rwanda et le Congo.

Exploité par des centaines de multinationales et occupé par plus de 140 groupes armés, le Kivu ne constitue-t-il pas la matérialisation dystopique du vieil adage libéral laisser faire, laisser passer ? Ravagé par des tensions ethniques impliquant des dizaines de tribus rivales, que la déliquescence permanente de l’État congolais n’a jamais su endiguer, il apparaît comme la manifestation d’une balkanisation poussée à l’extrême, en même temps que l’épicentre de la globalisation.

Des phénomènes de cette nature – le morcellement de territoires provoqués par des conflits autour des ressources – sont bien sûr monnaie courante depuis plusieurs millénaires et n’ont pas attendu la globalisation pour se produire. Ces quelques événements récents nous permettent simplement de constater que celle-ci ne les a nullement fait disparaître.

Est-il réellement surprenant que l’unification des populations par le marché ne parvienne à créer aucune communauté politique supranationale, et qu’elle morcelle au contraire les États dans une dynamique de scissiparité qui semble infinie ? Il faudrait à vrai dire une certaine dose d’irénisme pour s’en étonner. Sans verser dans un monodéterminisme économique stérile, ne peut-on pas considérer que le « syndrome lombard » et le « syndrome panaméen » sont les conséquences logiques du jeu à somme nulle instauré par la globalisation ? Les constructions nationales apparaissent comme des obstacles à la course sans fin vers l’accaparement des ressources ; des reliquats d’un autre temps qui compromettent la quête de la position optimale au sein de l’ordre économique. L’autonomisation – qu’elle soit le produit de mécanismes endogènes ou de facteurs exogènes – des régions les plus riches – en termes de ressources naturelles ou de revenus – s’inscrit dans la dynamique de la globalisation, tout comme la radicalisation des sentiments d’appartenance infranationaux.

Le mirage de la « dissolution des États »

À vrai dire, une partie des acteurs de la globalisation semble avoir abandonné le rêve naïf d’une recomposition supranationale de l’ordre démocratique, et s’accommode au contraire de la disparition des souverainetés populaires. Un éminent président de la Commission européenne n’a-t-il pas défini l’Union européenne comme une construction « technocratique, progressant sous l’égide d’un despotisme doux et éclairé » ? Les documents internes du FMI n’évoquent-ils pas la perspective d’une « gouvernance mondiale sans État » ?8

Les États, entités solubles dans la mer sans rivages de la mondialisation ? Cette vision des choses semble déjà plus opératoire que les lauriers élégiaques tressés à l’Union européenne, que ses thuriféraires s’obstinent, contre l’évidence, à considérer comme la recomposition à l’échelon continental des souverainetés populaires disparues. Il faut sur ce point saluer la froide honnêteté de la pensée néolibérale lorsqu’elle reconnaît avec cynisme le pouvoir de désagrégation du marché et son incapacité à recréer des communautés politiques à son échelle.9 Il en est de même quant à la pertinence de la pensée altermondialiste lorsqu’elle pointe du doigt la perte de souveraineté des États-nations, et en appelle pour cela à la construction de multiples mouvements paraétatiques pour combattre la toute-puissance du marché.10

Ces analyses négligent pourtant un point essentiel. Si la souveraineté de la plupart des États disparaît progressivement, ce n’est pas le cas pour tous les États. Dans le chaos de la mondialisation subsistent des centres et des périphéries. Ainsi, si certains pays périphériques sont réduits au rang de républiques bananières, d’autres renforcent au contraire leurs prérogatives souveraines ; États faillis d’un côté, superpuissances de l’autre. Mais il y a plus : il faut ajouter que certains États ne deviennent faillis qu’à cause du renforcement de superpuissances. La dissolution des États périphériques est le corollaire du renforcement des États du centre. La perte de souveraineté des États actuellement occupés par une base américaine – ou dorénavant chinoise – est le produit direct de l’expansion du complexe militaro-industriel des États-Unis, qui ne cesse de croître depuis plusieurs décennies – en période d’austérité généralisée. L’assujettissement de l’Europe du Sud à la loi d’airain du libre-échange a pour cause principale le déploiement de la puissance commerciale allemande – qui se sert des règles de l’Union européenne, dont elle s’émancipe comme elle le souhaite, pour parvenir à ses fins. Enfin, l’arraisonnement des économies qui gravitent dans l’orbite chinoise n’est que la conséquence immédiate de l’éveil impérialiste de la seconde puissance mondiale.

La mondialisation n’est donc ni le produit d’une « gouvernance mondiale sans État », ni la construction acéphale d’un « despotisme doux et éclairé » ; elle est pour partie la conséquence des décisions commerciales, juridiques, financières et militaires des grandes puissances contemporaines. Un conseiller spécial de Madeleine Albright, ambassadrice aux Nations unies sous Bill Clinton, est sur cette question d’une parfaite honnêteté : « Pour que la mondialisation fonctionne, l’Amérique ne doit pas craindre d’agir comme la superpuissance invisible qu’elle est en réalité » ; il ajoute : « la main invisible du marché ne fonctionnera jamais sans poing visible ».

C’est là l’une des tâches aveugle de la pensée altermondialiste et plus généralement d’une partie de la gauche : elle semble souvent présupposer que la mondialisation induisant une dissolution des États partout sur la planète, des formes alternatives de sociabilité politique (société civile, fédérations supranationales, ONG, etc.) n’auraient qu’à germer sur les ruines des nations pour instaurer une gouvernance démocratique. Mais on voit mal comment, dans ce nouvel ordre impérial multipolaire, dominé par des superpuissances étatiques militarisées, une coalition d’ONG ou les mouvements de la société civile pourraient, à eux seuls, mettre un frein à la mondialisation néolibérale. On voit mal comment la résistance à celle-ci pourrait ne pas passer par une reconstruction de la souveraineté des États-nations de la périphérie, face à ceux du centre, aussi ardue soit-elle. Un agenda de récupération des attributions commerciales, budgétaires, financières, monétaires ou juridiques des États, visant à reconstruire une souveraineté nationale érodée, est généralement considéré avec méfiance à gauche. Il apparaît pourtant comme la seule alternative à l’ordre mondial actuel.

Une telle perspective peut heurter la sensibilité cosmopolite, internationaliste et universaliste d’une certaine gauche qui a tendance à amalgamer, un peu hâtivement, le principe républicain de souveraineté nationale et populaire issu de 1792 avec le nationalisme d’un Maurice Barrès. Doit-elle renoncer au rêve d’une émancipation universelle ? Ou considérer que la nationalité peut être l’autre visage de l’universalité, et faire sienne la proclamation du mouvement Jeune Europe de 1834 ? : « Chaque peuple possède sa mission spécifique, et va coopérer à la réalisation de la mission générale de l’humanité. Sa mission constitue sa nationalité. La nationalité est sacrée ».11

 

1 Jacques Novicow, La fédération de l’Europe, Félix Alcan, 1901, chapitres 16 et 17, « l’outillage et l’organisation économiques » et « l’extension de l’horizon mental ».

2 Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, 1848, chapitre 2 : « prolétaires et communistes ».

3 Stéphane Rosière, « la fragmentation de l’espace étatique mondial », L’espace politique, 11, 2010-2. Lire en ligne : http://journals.openedition.org/espacepolitique/1608.

4 Ibid.

5 Voir à ce sujet Eirik Vold, Ecuador en la mira, El Télégrafo, 2017.

6 On trouvera dans Thomas Turner, The Congo wars, Zed books, 2007, un compte-rendu de ces événements.

7 Le Rwanda est fréquemment érigé en exemple de pays développé pour l’Afrique en raison de son PIB par habitant, de son IDH élevé, et de sa stabilité institutionnelle ; ceux-ci sont pourtant rendus possibles par le pillage systématique des ressources du Congo entamé dans les années 1990.

8 Jean Ziegler, Les nouveaux maîtres du monde, Points, 2015, chapitre 9 : « les pyromanes du FMI ».

9 On pense ici à Walter Lippmann et à Friedrich Hayek ; tous deux voyaient dans le marché global un principe par nature anti-démocratique, du fait du désajustement cognitif entre les informations qu’il coordonne et celles que les individus sont en capacité de percevoir. Pour Lippmann cet état de fait impose la mise en place d’un gouvernement d’experts ; pour Hayek il signe la mort, bienvenue, de la souveraineté.

10 Jean Ziegler, dans un entretien au Vent Se Lève, déclare : « La capacité normative des État nationaux disparaît comme un bonhomme de neige au printemps (…) Il reste la société civile, une fraternité de la nuit mystérieuse et puissante ». Lire en ligne : https://lvsl.fr/nous-assistons-a-une-regression-des-normes-internationales-vers-la-sauvagerie-entretien-avec-jean-ziegler/

11 Cité dans Eric Hobsbawm, The age of Revolution (1789-1848), Abacus, 1988, chapitre 7 : « le nationalisme ».

Le néolibéralisme, maladie incurable de l’Italie ?

Le Premier Ministre italien Guiseppe Conte au Parlement Européen en 2019. CC-BY-4.0: © European Union 2019 – Source: EP

Le coronavirus frappe un pays affaibli par des réformes structurelles qui ont organisé l’économie et la société italiennes sur la base des principes néolibéraux. Le débat politique esquive ce thème, tout comme la question européenne. Pourtant, l’Italie ne sortira pas de la crise sans rompre avec la logique néolibérale. Par Stefano Palombarini, maître de conférence à l’université Paris 8 et auteur, avec Bruno Amable, de L’illusion du bloc bourgeois (Raisons d’agir, 2017).


Printemps 2020 : le coronavirus qui sévit dans le monde entier, frappe avec une violence particulière l’Italie, avec des conséquences sur l’économie et la structure productive du pays impossibles à mesurer pour l’instant, mais sans doute catastrophiques. L’opinion publique se retourne massivement contre l’UE. Dans un sondage qui date de la fin mars 2020 [1], seulement 49% des interviewés se disent « européistes », contre 64% avant le début de l’épidémie ; 72% considèrent que l’Union n’a apporté aucune aide face à la crise, et 77% pensent que le rapport entre Italie et UE est destiné à rester conflictuel. Le 26 mars, le premier ministre Conte refuse de signer les conclusions du Conseil européen réuni pour élaborer une réponse commune aux difficultés économiques engendrées par la crise sanitaire.

Malgré l’annonce d’un plan de soutien européen de 500 milliards d’euros le 9 avril, l’Union européenne est toujours à la recherche de moyens supplémentaires permettant de faire face aux dépenses engendrées par la crise économique qui démarre. On peut se demander ce qui se passe en Italie, un pays qui compte parmi les six signataires du Traité de Rome et qui, il y a quelques années encore, était unanimement favorable, ou presque, à la construction européenne.

De la formation du bloc bourgeois à sa défaite

Pour comprendre, il faut d’abord revenir à un jour de l’été 2011, le 5 août précisément. A cette date, le président de la BCE (Jean-Claude Trichet) et son successeur désigné (Mario Draghi) signent ensemble une lettre à l’adresse du gouvernement italien, qui lui dicte la politique économique à suivre s’il veut bénéficier d’une politique monétaire accommodante, nécessaire pour éviter l’envolée des taux d’intérêt sur la dette publique. La lettre énumère une série de « réformes structurelles » portant sur la flexibilisation du marché du travail, la libéralisation des services publics, la réduction de la protection sociale. Elle entre en résonance avec le projet d’une partie des classes dirigeantes italiennes, qui depuis longtemps déjà souhaitent se débarrasser du « vieux clivage » entre la droite et la gauche, et réunir dans une seule alliance tous les acteurs responsables et raisonnables: c’est-à-dire, tous les acteurs favorables à la poursuite des réformes néolibérales. Le 23 octobre de la même année, Angela Merkel et Nicolas Sarkozy affichent ouvertement, dans une conférence de presse devenue célèbre, leur manque de confiance sur la capacité du gouvernement Berlusconi de mener à bien ces réformes et de réduire la dette publique ; le 12 novembre, Berlusconi présente sa démission et seulement quatre jours après Mario Monti prend sa place, à la tête d’un exécutif technique qui a comme programme… les mesures demandées par la lettre de Trichet et Draghi. Le bloc bourgeois est né, et ce sera l’alliance au pouvoir de 2011 jusqu’aux élections de mars 2018 avec les gouvernements menés successivement par Monti, Letta, Renzi et Gentiloni.

Nous avions appelé cette nouvelle alliance « bloc bourgeois »[2] car elle avait l’ambition de réunir les classes moyennes et hautes auparavant séparées par le clivage droite/gauche. Les classes populaires étaient exclues par choix programmatique, si l’on peut dire, de l’échange politique entre soutien et politiques publiques. Mais les classes moyennes ont été précarisées et fragilisées par l’action du bloc bourgeois, dont le périmètre s’est progressivement réduit aux seuls groupes privilégiés. On évoque le plus souvent, pour expliquer cette dynamique, l’austérité demandée par Bruxelles qui s’est effectivement traduite dans une série de mesures socialement très lourdes. C’est en larmes que la ministre Fornero avait présenté le « sacrifice nécessaire » de la réforme des retraites qu’elle venait de signer, en décembre 2011. Mais il serait erroné de réduire l’action du bloc bourgeois à une politique austéritaire visant la réduction de la dette publique. Les changements apportés au Code du travail, et notamment le Jobs Act, mesure-phare du gouvernement Renzi, qui visaient une plus grande « flexibilité » du rapport salarial, ne peuvent s’expliquer par des considérations budgétaires et sont révélateurs de la véritable stratégie du bloc bourgeois : l’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, c’est-à-dire l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une transition déjà fort bien entamée par les gouvernements de droite et de « centre-gauche » qui se sont alternés au pouvoir depuis les années 1990, mais que le bloc bourgeois a porté à son accomplissement final.

L’austérité a été un instrument au service d’un projet plus ambitieux, l’achèvement de la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral.

L’action « réformatrice » des gouvernements de la période 2011-2018 a fortement pénalisé les classes populaires, mais elle a aussi produit une paupérisation et une précarisation grandissantes des classes moyennes, qui ont fait défaut au bloc bourgeois provoquant son effondrement. Il n’est pas nécessaire de détailler l’ensemble des résultats électoraux pour mesurer la violence de la chute : il suffit d’évoquer le destin des quatre premiers ministres exprimés par cette alliance sociale. Mario Monti avait fondé en 2013 un parti, Scelta Civica, qui a cessé d’exister après avoir chuté à moins de 1% des voix et ne pas avoir obtenu un seul élu aux législatives de 2018. Son successeur à la tête du gouvernement, Enrico Letta, s’est retiré (provisoirement ?) de la vie politique, et enseigne à Sciences Po Paris. Matteo Renzi, qui avait évincé Letta du gouvernement pour en prendre la place, n’est plus, comme à l’époque, le dominus d’un Parti Démocrate qu’il a quitté après s’être retrouvé en position minoritaire ; le mouvement qu’il a formé, Italia Viva, est crédité aujourd’hui d’environ 2% des voix par les sondages. Paolo Gentiloni, de son côté, a été nommé commissaire européen et s’est donc relativement éloigné du combat politique italien.

La Lega et les 5 Etoiles : adversaires du bloc bourgeois, mais pas du néolibéralisme

L’effondrement du bloc bourgeois a profité aux deux seuls mouvements qui s’y étaient opposés. Les 5 étoiles, qui auparavant ne s’étaient jamais présentés à des élections nationales, ont obtenu 23% des voix en 2013, pour s’affirmer comme le principal parti italien en 2018 (32,7%). La Ligue, de son côté, est passée de 4% en 2013 à 17% en 2018, pour atteindre 34% lors des européennes de l’année suivante.

Pour avoir une idée plus précise du paysage politique italien, il est important de souligner que ces deux partis ont combattu le bloc bourgeois, mais sans faire des réformes néolibérales la raison principale de leur opposition. Cela est surtout vrai pour la Ligue, héritière d’un électorat de centre-droit auparavant séduit par Berlusconi et ses promesses d’un enrichissement individuel à la portée de tout le monde dans une société débarrassée du fardeau de l’intervention étatique. Dans une situation d’appauvrissement généralisé des classes populaires et moyennes, Salvini s’est surtout appliqué à expliquer que, si les promesses du libre marché n’ont pas été tenues, c’est à cause d’un ennemi extérieur dont l’identité a d’ailleurs changé au cours du temps [3] : la finance mondialisée, la bureaucratie bruxelloise, les migrants (et oui, surtout et souvent les migrants), et désormais l’Allemagne. Les spectaculaires revirements de Salvini sur des thèmes pourtant fondamentaux comme l’adhésion de l’Italie à l’Union européenne et à l’euro (sur lesquels, en l’espace de trois ans, il a affiché pratiquement toutes les positions possibles) ne cachent pas, aux yeux de son électorat, la cohérence d’une position qui attribue à un ennemi extérieur l’entière responsabilité des difficultés italiennes : le « souverainisme » de la Ligue n’est rien d’autre que la déclamation répétée de la nécessité d’une défense nationale contre cet ennemi, changeant et parfois totalement imaginaire. Le même Salvini affiche d’ailleurs une foi inébranlable dans la théorie du ruissellement (les profits d’aujourd’hui sont les investissements de demain et le travail d’après-demain), et au cœur du programme de la Ligue il y a encore aujourd’hui, en pleine crise économique et sociale, la flat tax, c’est-à-dire le renoncement à toute fonction redistributive de la fiscalité et à tout financement par l’impôt de nouvelles dépenses publiques.

Lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente.

Sur les réformes néolibérales, la position des 5 étoiles est à vrai dire plus ambiguë. La volonté de défendre les services publics et la lutte contre la précarisation du travail étaient très présents dans les premières années d’existence du mouvement, en même temps cependant d’une thématique anti-élites qui s’est vite confondue avec une attitude anti- étatique. Ni de droite ni de gauche, hostiles à la logique marchande mais aussi aux interventions publiques dans l’économie, les 5 étoiles ont été en réalité incapables d’élaborer une véritable stratégie : lors du gouvernement jaune/vert qui les voyaient en alliance avec la Ligue, c’est Salvini qui a su faire preuve, et sans trop de difficulté, d’hégémonie.

C’est ainsi que lorsqu’ils ont gouverné ensemble, de juin 2018 à septembre 2019, la Ligue et les 5 étoiles ne sont revenus sur aucune des réformes néolibérales de la période précédente. Même la loi Fornero sur les retraites et le Jobs Act de Renzi, c’est-à-dire les mesures les plus contestées du bloc bourgeois, n’ont été amendées que très marginalement.

La dette : une obsession qui empêche de penser

L’épidémie de coronavirus s’abat donc sur un pays qui est dans une situation paradoxale. Le capitalisme italien est désormais intégralement organisé selon la logique néolibérale, ce qui réduit considérablement les capacités de réagir à la crise. Les coupes aux dépenses de santé, 37 milliards dans les dix dernières années [4], ainsi que la forte réduction du rôle de l’hôpital public en faveur du secteur privé, font obstacle à la capacité de prendre en charge les malades. La diffusion du précariat, et la faiblesse du système d’allocation-chômage, exposent très directement le monde du travail aux conséquences de la crise. Le déclin de la grande industrie en faveur de petites et moyennes entreprises multiplie la possibilité des faillites. Les privatisations massives qui ont eu lieu au cours des trente dernières années empêchent une véritable politique industrielle qui viserait le soutien de la production. Le coronavirus est en train, douloureusement, de montrer à quel point les réformes néolibérales affaiblissent la société italienne. Mais, et c’est là le paradoxe, encore aujourd’hui ces réformes restent en arrière-plan du débat politique, qui est entièrement centré sur les modalités de financement des dépenses publiques que la crise rend indispensables. Bien évidemment, des problèmes d’ordre financier et monétaire se poseront avec urgence à l’Italie ; mais c’est tout de même impressionnant de constater à quel point la relation salariale, la protection sociale, les services publics, la possibilité d’une politique industrielle, autant de sphères institutionnelles qui joueront un rôle décisif dans la crise, restent absents du débat. Et cela pour une raison simple : sur ces thèmes, les principaux partis italiens, de gouvernement comme d’opposition, n’ont aucune proposition claire à avancer. Le Parti démocrate, après la scission de Renzi, hésite à entamer un vrai bilan critique de la période du bloc bourgeois, et garde en son sein une composante importante qui revendique le bien fondé des réformes néolibérales. Les 5 étoiles, qui depuis septembre 2019 forment avec le Parti démocrate la coalition de gouvernement, affichent toujours une ligne ni droite ni gauche qui se traduit concrètement dans l’absence absolue de vision stratégique. Et la Ligue, qui reste profondément ancrée à l’idéologie néolibérale, a tout intérêt à structurer le conflit politique sur d’autres thèmes.

Le débat italien tourne ainsi autour d’un seul thème : le financement d’une dette destinée à grimper de plusieurs dizaines de points de PIB. Bien évidemment, il s’agit d’un problème très important et très urgent. Mais même quand elles abordent ce thème, la politique et la société italiennes semblent davantage conditionnées par les traumatismes du passé que par une vision stratégique pour le futur. Prenons d’abord la mesure du problème. Une baisse de l’activité qu’on peut estimer, sans catastrophisme, autour de 10% du PIB, impliquerait mécaniquement une chute des recettes pour l’Etat d’environ 90 milliards d’euros. Avant la crise, le déficit programmé était de 20 milliards ; et il faut considérer aussi les mesures fiscales que la crise rendra nécessaires. Début avril, le gouvernement italien avait déjà mobilisé 50 milliards, mais il s’agit tout juste des premières mesures d’extrême urgence. S’il est évidemment trop tôt pour avancer une estimation précise, on peut donc imaginer qu’il s’agit de trouver des nouveaux financements pour un montant compris entre 200 et 300 milliards d’euros. À cela s’ajoute la nécessité de renouveler les titres arrivant à échéances d’une dette publique qui, avant la crise, dépassait les 2400 milliards d’euros ; et ce renouvellement pourrait poser problème pour un pays en pleine récession.

Sans la BCE, point de salut ?

Le financement de la dette risque donc de devenir un véritable problème. Parmi les solutions envisageables, il faut évoquer la mutualisation des dettes publiques au sein de l’Union européenne, rêve récurrent des européistes les plus convaincus car elle impliquerait un saut décisif vers une véritable union politique : mais on ne trouve rien, ni dans l’histoire passée de l’UE ni dans la dynamique politique présente des pays du nord, qui laisse imaginer qu’un tel scénario solution puisse avoir une chance de se traduire en réalité.

La deuxième possibilité, c’est un prêt européen soumis à des conditionnalités qui se traduiraient, une fois la crise passée, dans des politiques publiques répondant davantage aux intérêts des créanciers qu’aux attentes sociales italiennes. On sait par exemple que le Mécanisme européen de stabilité (MES) a la possibilité de lever des fonds jusqu’au montant théorique de 700 milliards, mais d’autres mécanismes institutionnels sont aussi envisageables pour arriver au même résultat. Une telle hypothèse suscite cependant des résistances très vives dans un pays marqué par les années du bloc bourgeois. Seule la fraction du Parti démocrate qui revendique comme positive l’expérience des gouvernements Monti, Letta, Renzi et Gentiloni, serait prête à appuyer une solution qui consisterait à prolonger la dynamique politique des dix dernières années. Pour la même raison, les 5 étoiles et la Ligue, qui ont construit leur socle électoral en s’opposant à une action publique répondant aux « exigences » européennes, y sont totalement opposés. Et surtout, une grande partie des classes moyennes et populaires italiennes vivraient un programme d’ajustement macroéconomique et de changement institutionnel dicté par les institutions européennes, comme le prolongement d’un cauchemar qu’elles pensaient tout juste terminé.

Le caractère hautement improbable de la première solution, et le très large rejet de la deuxième, expliquent le quasi-consensus engendré par une troisième possibilité : celle d’une dette publique largement financée par la création monétaire de la BCE. Une solution qui comporte des avantages évidents, surtout dans l’absence de limites d’un financement à faible taux d’intérêt, mais aussi des inconvénients que bizarrement personne, de l’extrême droite à ce qui reste de la gauche radicale, n’évoque en Italie. Ces inconvénients sont de deux ordres.

Premièrement, comme on le sait, la BCE peut acheter des titres de la dette publique seulement sur le marché secondaire. Il est vrai que, du point de vue de l’impact sur le spread qui pèse sur les taux d’intérêt, ce type d’intervention est pratiquement équivalent à un achat de titres à l’émission. Il reste que la liquidité émise par la BCE est récupérée directement par les agents privés qui détiennent les titres, c’est-à-dire pour l’essentiel les banques et les fonds d’investissement, qui figurent certainement parmi les grands gagnants de l’opération et qui n’ont aucune obligation d’utiliser toute la nouvelle liquidité pour acheter de nouveaux titres. Au contraire, l’expérience enseigne qu’une partie de la liquidité créée par la BCE sera utilisée pour des placements boursiers qui risquent fort de soutenir artificiellement des cours pénalisés par la chute de l’activité au niveau mondial, en alimentant ainsi des bulles spéculatives et en augmentant le risque de crises financières à venir.

Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique l’impossibilité pour n’importe quel futur gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt.

Le deuxième type d’inconvénient engendré par un financement de la BCE touche plus directement l’Italie. Un prêt soumis à des conditionnalités, comme celui qui pourrait venir du MES, rencontre de très larges et très compréhensibles résistances dans la politique et dans la société italienne. Mais une dette publique largement dans les mains de la BCE devrait susciter le même type de réaction, alors que, bizarrement, ce n’est pas du tout le cas dans le débat italien. Bien sûr, on peut toujours espérer que la BCE reste dans son rôle institutionnel et ne fasse jamais valoir l’énorme pouvoir politique que lui conférerait le rôle de créancier principal de l’État italien ; mais là encore, l’expérience dit le contraire.

Les Italiens auraient-ils oublié que la lettre citée plus haut, et qui a ouvert les portes du gouvernement au bloc bourgeois, n’était signée ni par la Commission européenne, ni par des premiers ministres du nord de l’Europe, mais par deux directeurs de la Banque centrale ? Un financement de la dette italienne par la création monétaire de la BCE implique que, dans le futur, il sera impossible pour n’importe quel gouvernement italien de s’écarter de la route fixée par la BCE, sous peine de fermeture du robinet monétaire et d’explosion des taux d’intérêt. Cette conditionnalité est implicite, et donc politiquement plus facile à accepter d’une liste de conditions posées explicitement ; mais justement parce que implicite, elle échappe complètement à tout contrôle démocratique et à tout processus de négociation. Plus simple à valider politiquement, et plus immédiatement accessible, la solution d’un financement par la BCE pose à bien regarder le même type de contraintes qu’un prêt octroyé par d’autres pays européens par l’intermédiaire du MES ou d’autres institutions communautaires. Les choses seraient évidemment différentes si la BCE, au lieu de jouir de la plus totale indépendance, était soumise au contrôle politique d’un hypothétique gouvernement européen ; mais on rentre là, et plus encore que pour la mutualisation des dettes, dans un scénario qui relève plus de la science-fiction que de la réalité.

Sortir de l’euro, mais comment ?

Les solutions communautaires au problème de financement de la dette étant insatisfaisantes, il reste à évoquer la possibilité pour l’Italie de sortir de l’euro en récupérant sa souveraineté monétaire. Mais force est de constater qu’aucune force politique italienne n’a travaillé sérieusement jusqu’ici dans une telle direction. La Ligue a pour habitude d’évoquer cette hypothèse quand des échéances électorales approchent, pour basculer dans des positions très différentes dès qu’il s’agit de gouverner. On rappellera qu’après la formation du gouvernement jaune-vert en 2018, Salvini, qui avait mené campagne sur l’Italexit, a déclaré à plusieurs reprises avoir « changé d’avis » sur l’euro. Et aujourd’hui, pour réagir à la crise, sa disponibilité à participer à un gouvernement d’unité nationale qui pourrait être dirigé par… Mario Draghi est manifeste. Il est vrai que, par moments, la Ligue aime évoquer le scénario d’une souveraineté monétaire qui permettrait une baisse généralisée des impôts et le retour à la croissance, ce qui correspond au rêve le plus profond d’une partie de sa base électorale : renouer avec les promesses d’une concurrence libre et non faussée porteuse d’enrichissement individuel. Mais dans le bloc social représenté par la Ligue, la petite et moyenne entreprise du nord du pays occupe une position absolument centrale ; fortement intégrée avec la zone économique allemande, elle rejette toute hypothèse de rupture par crainte de rétorsions commerciales. Les 5 étoiles ont été aussi par le passé favorables à une sortie de l’euro : mais, tout comme la Ligue, ils espèrent désormais pouvoir « changer l’UE de l’intérieur ». Un objectif partagé par le Parti démocrate, le plus européiste des partis italiens, ce qui produit une convergence assez forte et qui rend improbable une sortie délibérée de l’euro.

Quand l’économie va bien, sortir de l’euro serait plus simple, mais personne n’y pense. quand l’économie va mal, les bénéfices de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Il faut ajouter aussi qu’une sortie en pleine récession aurait des conséquences économiques très lourdes. Dans l’hypothèse d’une souveraineté monétaire retrouvée, la monétisation massive de la dette publique qui se rendrait nécessaire pour faire face à la crise impliquerait une forte dévaluation de la nouvelle monnaie. Le risque d’une telle dévaluation serait intégré dans les taux d’intérêt, engendrant ainsi un cercle vicieux entre hausse des taux, nécessité de monétiser ultérieurement la dette, dévaluation supplémentaire, que seule une restructuration de la dette pourrait arrêter. Mais aucun acteur politique italien n’ose évoquer l’utilité d’une restructuration de la dette, et de la nationalisation du secteur bancaire qui devrait nécessairement l’accompagner.

La confiance des investisseurs sur la soutenabilité de la dette italienne, et donc la possibilité de gérer de façon ordonnée une sortie de l’euro, seraient plus fortes en période de croissance, mais c’est là ce qu’on pourrait appeler le paradoxe de l’euro : quand l’économie se porte bien, en sortir serait plus simple, mais personne n’y pense ; quand l’économie se porte mal, les effets bénéfiques de la souveraineté monétaire apparaissent plus clairement, mais sortir devient beaucoup plus compliqué.

Le rôle de la gauche italienne, s’il y en avait une

Aucun des scénarios envisageables ne semble ainsi représenter une solution à la fois réaliste et politiquement viable pour l’Italie. Certaines hypothèses, comme la mutualisation des dettes publiques ou la mise sous contrôle démocratique de la BCE, supposent des réformes institutionnelles qui ne semblent vraiment pas à l’horizon. Le financement par un prêt européen est destiné à susciter rapidement des réactions politiques hostiles et très fortes ; des réactions qui se manifesteront aussi, dans un terme à peine plus éloigné, dès que la BCE décidera de faire valoir le pouvoir politique qu’elle est en train d’accumuler grâce au financement de la dette par création monétaire. Pour ces raisons, il n’est pas trop risqué de prévoir que le sentiment de désenchantement vis-à-vis de l’UE, déjà très répandu, se diffusera encore davantage en Italie dans la période à venir.

Dans cette conjoncture politique compliquée, la tâche de la gauche devrait être de recentrer le débat sur la question des réformes structurelles qui ont marqué le pays au cours des dernières décennies, et qui sont la cause profonde des difficultés actuelles. C’est dans cette direction qu’il faudrait orienter un sentiment d’hostilité vers l’UE destiné de toute façon à grandir, en soulignant le rôle que la construction européenne a joué dans la transition du capitalisme italien vers le modèle néolibéral. Une telle position amènerait inéluctablement la gauche à défendre le retour à la souveraineté monétaire, qui prendrait une signification spécifique dans le cadre d’un programme plus général de rupture avec le néolibéralisme. Un tel programme marquerait très nettement la distance par rapport à la droite nationaliste qui risque d’être la grande gagnante de la période à venir. La droite nationaliste présentera (et présente déjà) la maîtrise de la création monétaire comme l’instrument qui permettra de sortir de la crise en continuant à baisser les impôts sur le capital et à réduire la fonction redistributive de la fiscalité, tout en préservant la flexibilité du marché du travail. Pour la gauche, la souveraineté monétaire doit être mise au service d’objectifs strictement opposés : aucune ambiguïté, aucune sympathie, et encore moins aucun front commun n’est possible avec la droite nationaliste, destinée à remplacer le bloc bourgeois dans le rôle de soutien politique principal du néolibéralisme. Espérons simplement qu’une gauche de ce type puisse de nouveau exister dans le paysage politique italien.

[1] « Il sondaggio: fiducia in Ue crolla anche fra europeisti », AdnKronos, 29/3/2020

[2] Amable, Guillaud, Palombarini, L’Économie politique du néolibéralisme. Le cas de la France et de l’Italie, Editions Rue d’Ulm, Paris, 2012

[3] Palombarini, « Il liberismo autoritario », Jacobin Italia, 25/7/2019

[4] « Il definanziamento 2010-2019 del Servizio Sanitario Nazionale », Report Osservatorio GIMBE, n. 7/2019

Pourquoi la crise du coronavirus impose de faire le procès de l’Union européenne

© Léo Balg

Chaque nouvelle crise déchire les voiles pudiquement jetés, en temps normaux, sur les rapports de force. Dominants et dominés, empires du centre et régions de la périphérie, réapparaissent alors sans fard dans le jeu à somme nulle de la mondialisation. Les structures de pouvoir se départissent en un éclair de leurs atours humanitaires, et la loi d’airain de la souveraineté, que l’on avait crue un instant disparue, s’impose à nouveau comme une évidence. L’Union européenne, dont les dirigeants ne cessent depuis 1992 d’entretenir l’illusion d’une possible réforme, agit en conformité avec l’esprit de ses institutions. À l’heure de la plus grave crise du XXIe siècle ses traités deviennent des carcans, les liens qu’elle a tissés se muent en chaînes, et la « solidarité » européenne, tant vantée par ses thuriféraires, prend tout son sens étymologique : celle d’une dépendance de ses populations à l’égard d’institutions technocratiques principalement au service des intérêts allemands. Par Eugène Favier-Baron, Pablo Rotelli et Vincent Ortiz.


Les pays du Sud, et en particulier l’Italie, affichent une défiance historique à l’égard des institutions européennes. À gauche, les condamnations de l’« égoïsme national » de l’Allemagne ou des Pays-Bas – qui refusent toute mutualisation des dettes ou des budgets – se sont multipliées, ainsi que les appels à une intégration européenne accrue, présentée comme le moyen de forcer les États les plus riches à contribuer à l’effort commun. Au point parfois d’en oublier le rôle déterminant des institutions européennes, Commission et Banque centrale européenne (BCE) au premier chef, dans l’affaiblissement des systèmes sanitaires des pays les plus fragiles, par l’imposition de décennies d’austérité et leur responsabilité dans la crise actuelle.

Faut-il mettre en cause la trop grande importance de l’intégration européenne ou au contraire la persistance des « égoïsmes nationaux » ? En réalité, ces deux phénomènes ne sont aucunement contradictoires – « intégration » n’étant pas synonyme d’entraide, et « égoïsme national » ne signifiant aucunement autarcie.

Les systèmes de santé sacrifiés sur l’autel de l’austérité budgétaire imposée par l’Union européenne

La crise sanitaire n’a pas commencé avec la pandémie. Celle-ci en a moins été le catalyseur que le révélateur. Le coronavirus aura eu pour effet de forcer les gouvernements, restés sourds pendant des années aux cris d’alarmes du personnel soignant, à jeter un regard sur les conséquences désastreuses des coupes budgétaires.

Ce sont les pays placés sous la tutelle de la « Troïka » qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014. La mortalité infantile a progressé de 35 %.

En France, ce sont 13 % des lits d’hôpitaux qui ont été supprimés entre 2003 et 2016, tandis que le nombre de prises en charge annuel aux urgences doublait, passant de 10 à 20 millions1. Une situation qui paraîtrait enviable à l’Italie, qui a subi une diminution de 31 % de son effectif sur la même échelle temporelle, et se retrouve aujourd’hui avec à peine plus de 3 lits pour 1,000 habitants, contre plus de 9 en 1980.

Sans surprise, ce sont les pays du Sud de l’Europe, ainsi que ceux qui ont été placés sous la tutelle de la Troïka (BCE, Commission européenne et Fonds monétaire international), qui ont été les plus exposés aux coupes budgétaires. En Grèce, le budget alloué à la santé a été divisé par deux entre 2008 et 2014, passant de 9,9 % du PIB à 4,7%. Les gouvernements grecs successifs ont été contraints de remercier 25 000 fonctionnaires travaillant dans le domaine de la santé publique. Les indicateurs sanitaires attestent de la détérioration provoquée par ces économies budgétaires, que n’a pas remis en cause le gouvernement de gauche radicale mené par Alexis Tsipras. Un rapport de la Banque de Grèce notait une augmentation de 24 % des maladies chroniques entre 2010 et 2016. La mortalité infantile, quant à elle, a progressé de 35 % de 2008 à 2016.

Une étude du journal médical The Lancet constatait en 2016 une hausse spectaculaire du taux de mortalité global en Grèce : 128 000 morts annuels en 2016 contre 112 000 en 2010. Les auteurs, sans parvenir à établir un lien de cause à effet évident, s’interrogent : dans quelle mesure les économies budgétaires dans le domaine de la santé ont-elles contribué à cette hausse si prononcée de la mortalité globale des Grecs ?

Certains ne verront dans tout cela qu’un rapport lointain avec l’Union européenne. L’impératif de contraction du budget alloué à la santé, telle une tâche aveugle, n’apparaît en effet nulle part dans les textes constitutionnels européens, desquels il découle pourtant logiquement. Semblable en cela au narrateur de Flaubert, présent partout et visible nulle part, il n’est que rarement mentionné dans les discours des dirigeants européens. On parlera de « rationalisation », de « réorientation », « d’optimisation », ou « d’ajustement » des ressources, mais de « coupes », de « contractions » ou « d’économies » dans la santé, point.

Il est pourtant impossible de comprendre pourquoi ces économies budgétaires ont été mises en place sans prendre en compte les contraintes qu’impose le cadre européen. L’indépendance de la BCE a été constitutionnalisée par le Traité de Maastricht, qui lui a conféré un monopole de fait sur la politique monétaire des États membres. Les critères de convergence de ce même traité limitent à 3 % le déficit public annuel autorisé, avec une série de mesures de rétorsion à la clef pour les gouvernements qui les dépasseraient. Le Pacte budgétaire européen (TSCG), entré en vigueur en 2013, signé par le président Hollande malgré ses promesses de renégociation, durcit encore les contraintes imposées aux États déficitaires ; le traité est explicite : « rappelant (…) la nécessité d’inciter, et au besoin de contraindre les États-membres en déficit excessif », il systématise l’usage de sanctions contre les pays dont le déficit structurel excède les 0,5 % après l’aval de la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).

Cet arsenal juridique pèse-t-il réellement comme une épée de Damoclès sur les gouvernements de la zone euro ? Il faut bien sûr éviter de pêcher par juridisme : nombreuses sont les entorses faites aux traités européens, souvent en toute impunité. L’expérience de SYRIZA au pouvoir a cependant révélé toute la puissance disciplinaire de ces textes dont elle a tenté de s’affranchir. Ce cas-limite, qui a vu la BCE interdire purement et simplement à la Grèce d’accéder à des liquidités, a montré que les institutions européennes veillent à ce qu’aucun changement de paradigme politique ne puisse advenir dans l’Union. Si l’arme du droit ne suffit pas, celle de la monnaie vient à la rescousse.

Les principaux déterminants de l’austérité budgétaire ne sont cependant pas nécessairement juridiques ou monétaires. C’est sans doute moins dans le marbre des traités ou dans les flux de la BCE qu’il faut les chercher, mais dans le simple agencement des économies européennes. L’Union européenne a poussé à son paroxysme le principe d’abolition de toute frontière économique, dopant les revenus des puissances exportatrices et grevant l’équilibre des autres. L’Allemagne détient le record mondial de l’excédent commercial : il se chiffrait à 232 milliards d’euros en 2018.

La même année, la France enregistrait un déficit commercial de 76 milliards d’euros, le Portugal de 17 milliards d’euros, la Grèce de 20 milliards d’euros et l’Espagne de 36 milliards d’euros – les 100 milliards d’euros ont été dépassés plusieurs fois dans les années 2000. L’inscription des « quatre libertés » (circulation des biens, des services, des capitaux et des travailleurs) dans les traités européens, ainsi que le passage à l’euro, ont encouragé l’apparition de tels déséquilibres. La monnaie unique empêche en effet toute dévaluation, laquelle consistait en une forme de protectionnisme monétaire, permettant autrefois aux pays en déficit commercial de jouer sur les taux de change pour le contrecarrer.

Les pays du nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux

En l’absence de ces mécanismes protecteurs, les pays déficitaires sont mécaniquement poussés à s’endetter, tandis que les pays excédentaires sont conduits à prêter. C’est ainsi que l’on retrouve, sans surprise, l’Allemagne en position de créancière face à l’Espagne, l’Italie ou la Grèce – doublant son excédent commercial considérable par un excédent financier plus que confortable.

Une politique de relance minimaliste de la BCE

S’il restait encore un doute sur l’inexistence de coopération entre les États de la zone euro, l’échec de la mise en place des coronabonds a le mérite de l’écarter. Impulsée par les États du sud, dont la France, l’idée d’émettre une euro-obligation souveraine au niveau de la zone euro dans son ensemble – un titre dont la nationalité de l’émetteur est inconnue – implique de mutualiser les risques liés à ces obligations et par conséquent d’y associer un taux d’intérêt commun.

Comme on pouvait s’y attendre, plusieurs États du Nord, notamment l’Allemagne et les Pays-Bas, ont balayé cette initiative d’un revers de la main, avec à peu de choses près, les mêmes arguments qu’après la crise de la dette de 2010-2011. En effet, les pays du Nord considèrent qu’ils n’ont pas à payer pour les pays du Sud – qui financent pourtant les excédents des premiers avec leurs déficits commerciaux – jugés moins « responsables » au niveau de leurs politiques budgétaires.

Autrefois contrebalancés par l’appréciation du mark, les excédents commerciaux allemands ne rencontrent plus aucune régulation par le taux de change dans une zone euro taillée à leur mesure. Cela libère bien entendu des marges budgétaires associées à une rente d’exportation, accrue par les réformes Hartz : en flexibilisant le marché du travail, celles-ci ont contribué à la stagnation des salaires allemands, ont fait chuter la consommation populaire de l’Allemagne et, par conséquent, ses importations. L’hypocrisie atteint son paroxysme lorsqu’on réalise que si les pays du sud réduisaient leurs déficits à l’allemande, c’est-à-dire en prenant les parts de marché des pays du Nord dans les productions où ils sont spécialisés, cela se ferait au détriment des excédents allemands. Autrement dit, si tout le monde copie le modèle allemand, il n’y a plus de modèle allemand.

Face à ce manque de coopération et au vu la magnitude de la crise actuelle, la BCE tente de prendre le relais en matière de financement des déficits. L’organisme annonce plusieurs plans de rachats massifs des dettes souveraines et d’obligations de grands groupes européens sur le marché secondaire. Annoncé comme un bazooka, le dernier d’entre eux suppose d’injecter 750 milliards d’euros sur les marchés afin d’y pallier le manque de liquidités mais aussi de financer indirectement les États. Si cette somme, véritable camouflet pour la mortifère orthodoxie budgétaire prônée par l’Europe du Nord, peut paraître colossale, elle ne représente en réalité que 6% du PIB de la zone euro.

Surtout, le périmètre de cette intervention monétaire, un Quantitative easing (QE) élargi, apparaît comme beaucoup trop réduit par rapport aux enjeux actuels. En comparaison, de l’autre côté de l’Atlantique, la Federal Reserve Bank (Fed) et le Trésor américain se coordonnent pour mettre en place un plan de relance d’un volontarisme inimaginable en Europe. D’une part, la Fed annonce qu’elle ne met plus aucune limite au rachat de bons du Trésor ou de titres hypothécaires et s’apprête aussi à intervenir pour d’autres obligations publiques et privées. Les États-Unis font le constat qu’une injection illimitée de liquidités sur les marchés financiers ne suffit pas et se préparent à aller bien au-delà. Le Sénat et la Maison Blanche tablent sur un accord qui permettrait de mettre en place un plan de relance d’environ 2000 milliards de dollars – presque un dixième du PIB américain, soit la quasi-totalité du PIB français – qui inclut 500 milliards de dollars d’aide directe aux ménages sans contreparties.

Morcelés par des traités trop contraignants, piégés dans des logiques concurrentielles et inscrits dans des institutions où leur souveraineté se dilue, les États membres de la zone euro sont bien incapables de se préparer correctement au tsunami qui arrive.

Le mirage de la solidarité européenne et la marche vers l’implosion

La solidarité européenne résonne désormais comme un mantra creux, une opération de communication qui ne trompe plus grand monde. L’Italie, troisième économie de la zone euro, déjà abandonnée sur la crise migratoire, en a de nouveau fait l’expérience lorsque la Lombardie a été décrétée premier foyer épidémique du coronavirus en Europe. La sainte règle de la discipline budgétaire s’est vue assouplie pour laisser Rome respirer, mais quasiment aucune assistance médicale n’a été envoyée à tel point que le pays a dû se tourner vers Cuba, le Vénézuela, la Chine ou encore la Russie pour recevoir des masques et du personnel médical.

Les propos du « gouverneur faucon de la Banque centrale autrichienne, Robert Holzmann », sont effarants à ce sujet : la « destruction créatrice schumpeterienne », qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

La détresse des Italiens, durement touchés par cette épidémie se heurte à l’inertie de ses partenaires, entre le refus allemand d’activer le mécanisme européen de stabilité de façon inconditionnelle, leur hostilité à la mise en place d’euro-obligations, et les commentaires de Christine Lagarde, qui n’estime pas du devoir de la BCE d’harmoniser les taux allemands et italiens – autant de réactions qui auront probablement de lourdes conséquences sur le projet européen.

Pire encore, lorsqu’il ne s’agit pas d’inaction ou de mépris teinté du stéréotype de l’italien indiscipliné, on apprend qu’un des stocks de masques chinois à destination de l’Italie aurait été intercepté et confisqué par la République Tchèque, autre pays membre. Ailleurs, le président Serbe pourtant habituellement féru d’Union européenne, n’avait pas de mots assez sévères pour qualifier l’inaction européenne :  « Je ne tirerai pas de conclusions politiques maintenant, mais nous avons réalisé qu’il n’y a pas de solidarité internationale ou européenne, tout cela n’étant que contes de fées ». Luigi Di Maio a quant à lui réagi avec des propos comparables : « Nous attendons de la part de nos partenaires européens de la loyauté, nous attendons que l’Europe fasse sa part, parce que les belles paroles, on ne sait pas quoi en faire ».

Plus largement, cette pandémie recouvre tous les symptômes du malaise européen. L’épidémie, dont la croissance rapide, un temps attribuée à la mauvaise gestion sanitaire italienne ou à son système de santé, n’inquiète d’abord pas outre mesure, ni ne suscite d’empathie particulière. Le virus sous-estimé finit pourtant bien par se propager et n’entraîne de réaction proportionnée de la part des autres pays que lorsqu’il s’avère être déjà présent sur leur territoire. Tout arrive trop tard, comme si la résilience à ne pas entraver la circulation, de biens ou de personnes était plus forte que la volonté de limiter les dommages sanitaires.

Il faut dire que les mesures restrictives qu’impose cette pandémie représentent des violations à la pelle des règles européennes : entre la suspension de Schengen, la souplesse budgétaire ou encore l’entrave aux quatre libertés de l’Union, ce sont les principes mêmes de l’Europe maastrichienne qui sont reniés. Ce défi sanitaire qui, pour peu qu’on le prenne au sérieux, nécessiterait mutualisation de la dette, euro-obligations, et autres réponses ambitieuses, créatives, représente autant de choses que l’Union européenne semble incapable soit de produire, soit même de concevoir en son carcan étriqué.

Ce chacun pour soi révèle aussi l’écart qui existe entre les pays membres pour mobiliser des ressources et faire face à cette crise : « ceux qui ont des munitions les utilisent mais d’autres ne peuvent pas et les mesures européennes sont très limitées », a déclaré à ce sujet Lorenzo Codogno, conseiller en macroéconomie. L’Allemagne, plus souveraine que jamais, a pris des mesures nationales pour ses entreprises : 550 milliards de prêts accordés et garanties par l’État ; un plan que bien des pays de la zone euro, ne bénéficiant pas d’excédents comparables à ceux de l’Allemagne, ne peuvent pas se permettre. Bien moins dispendieuse lorsqu’il s’agit de se tourner vers les européens, Angela Merkel est apparue dans une interlocution télévisée inédite dans laquelle comme le signale Marianne, le mot « Europe » n’apparaît pas une seule fois.

Monitor Italia (Tecné) a publié un sondage récent dans lequel 88% des Italiens estimaient que l’Union européenne n’avait pas assez agi pour aider l’Italie, et dans lequel 67 % des gens interrogés pensaient que l’appartenance à l’Union européenne était un désavantage pour leur pays, contre 47 % en novembre 2019. Du côté des autorités italiennes, le strict encadrement des mesures qui sont envisagées comme des concessions à l’Italie pour absorber le choc, augurent d’une thérapie austéritaire. À cet égard, le Corriere della Sera est allé jusqu’à accuser l’Allemagne de vouloir faire payer un plan de sauvetage au prix fort en imposant les fameuses réformes structurelles voulues de longue date par Berlin. Les propos recueillis par Der Standard et relayés par The Telegraph du « gouverneur faucon de la BCE autrichienne, Robert Holzmann » sont effarants à ce sujet. Pour Holzmann, la « destruction créatrice schumpeterienne » qui serait à l’œuvre, aurait ses avantages. « Chaque crise économique est une purification. On peut l’exploiter pour en sortir plus fort ».

Faut-il blâmer les « égoïsmes nationaux » ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’UE est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

La situation est telle pour l’Union européenne que même certains irréductibles centristes s’en détachent, désabusés par l’impossibilité pour les institutions européennes de réaliser l’effort que nécessite cette crise d’ampleur inédite pour son destin : « le Covid-19 a montré à quel point il est peu important d’être européen en temps de crise. L’Europe doit changer rapidement et fondamentalement », a déclaré Guy Verhofstadt. Bruno Le Maire affirme quant à lui que  « si nous ne sommes pas capables de nous rassembler, c’est le projet politique européen qui sera emporté par cette crise » – sans rien préconiser de plus précis. En parallèle et à mesure que l’inaction européenne se fait chaque jour plus outrageuse, les Italiens semblent se rapprocher dans cette crise qui provoque une « immense émotion collective ». De quoi envisager prochainement un Italexit ?

Une issue est-elle possible dans le cadre européen ?

En conduisant l’Allemagne à refuser ouvertement le principe d’une mutualisation des dettes souveraines, la crise du coronavirus l’aura fait apparaître comme le principal facteur de désunion européenne. La vieille ligne de fracture entre nations pro-européennes et anti-européennes s’effrite ; les frissons sacrés de l’exaltation du fédéralisme européen sont brutalement plongés dans les eaux glacées de l’intérêt national bien compris.

En 1871, Bismarck déclarait avec ironie : « J’ai toujours trouvé le mot Europe dans la bouche des politiciens qui tentaient d’obtenir des concessions d’une puissance étrangère sans oser les demander en leur propre nom »2. La construction européenne a-t-elle jamais fonctionné sur un autre principe ? Que l’Allemagne et les Pays-Bas, dont le ratio dette/PIB est respectivement de 62 % et de 49,3 %, soient hostiles à la mutualisation des dettes européennes que demandent la Grèce (180 % d’endettement public par rapport au PIB), l’Italie (130 %) ou le Portugal (122 %), n’a rien de surprenant. À l’inverse, que cette hostilité à une intégration européenne par la dette fasse place à des déclarations passionnées en faveur du libre-échange et de l’euro – et à une vertueuse condamnation des velléités de protectionnisme – n’a pas non plus de quoi surprendre lorsqu’on garde les yeux rivés sur l’excédent commercial record de l’Allemagne (232 milliards d’euros en 2018) ou sur celui, confortable, des Pays-Bas (67 milliards d’euros).

Faut-il donc blâmer les égoïsmes nationaux, regretter que populations et gouvernements refusent de se départir de leurs avantages structurels pour les partager avec ceux qui en sont dépourvus ? Ou plutôt en arriver à la conclusion qu’en vertu des règles de la mondialisation néolibérale, dont l’Union européenne est la manifestation institutionnelle la plus aboutie, de telles réactions sont inscrites dans l’ordre des choses ?

Dans l’immense zone de libre-échange que constitue l’Union européenne, les gains des uns (que l’on parle d’excédents commerciaux ou de créances) constituent nécessairement les pertes des autres (que l’on parle de déficits commerciaux ou de dettes). En instituant un tel jeu à somme nulle, le cadre européen a intimement lié la prospérité des populations allemande et hollandaise au respect le plus strict de l’orthodoxie des traités.

Les travailleurs d’Allemagne subissent pourtant de plein fouet la concurrence induite par les quatre libertés : au cœur de l’empire économique européen, entre 16 et 17 % des Allemands sont victimes de pauvreté – contre 12,5 % en 2000. Selon les chiffres d’Eurostat, les chômeurs Allemands sont en outre les plus exposés au risque de pauvreté (70 %) de tout le continent. La flexibilisation du droit du travail et des aides sociales, mise en place pour faire face à la concurrence des travailleurs d’Europe de l’Est, n’y est pas pour rien. Une étude publiée par le Bureau international du travail tend à établir que le dumping induit par le cadre européen a provoqué une décélération des salaires de 10 % entre 2002 et 20123. L’extension de l’Union européenne dans les Balkans occidentaux, où les salaires minimaux se situent entre 210 et 300 €, ne fera qu’accroître cette logique.

Paradoxalement, cette souffrance sociale pourrait contribuer à expliquer l’attachement des Allemands à l’Union européenne. Toute perspective de revalorisation salariale soutenue ayant été abandonnée depuis trois décennies, il n’apparaît donc pas surprenant que bien des Allemands souhaitent compenser les pertes que l’Union européenne leur impose par la défense de leurs excédents que celle-ci permet en retour – synonyme d’une domination économique accrue sur le reste de la zone, seule marge de manœuvre que leur laisse le cadre actuel.

Le juriste Louis Franck, évoquant la construction européenne, écrivait en 1967 : « Le concurrentialisme se substitue au libéralisme d’autrefois. C’est l’idée de base du néolibéralisme contemporain »4. Ce cadre étant posé, que vaut un jugement moral porté sur l’égoïsme national de tel ou tel dirigeant ou population ? Blâmer les acteurs politiques et ignorer les cadres qui les agencent – de même que, dans d’autres circonstances, blâmer les individus en ignorant les structures qui les déterminent – semble ici constituer la démarche antipolitique par excellence. La gauche morale, qui n’a pas de mots assez durs contre « l’égoïsme » financier allemand, ne reproduit-elle pas les erreurs de celle qui blâmait hier « l’égoïsme » commercial britannique, ou encore « l’irresponsabilité » budgétaire italienne, sans mettre en question les institutions européennes ?

En 2002, l’universitaire Erik Jones écrivait : « La probabilité pour qu’un jour, des groupes au sein de l’Europe identifient l’Union économique et monétaire comme la source de leurs difficultés économiques ou qu’ils se mobilisent directement contre celle-ci est très faible »5. Ce jour est-il venu ?

 

Notes :

[1] Frédéric Pierru et Pierre-André Juven, La casse du siècle, 2019, Raisons d’agir.

[2] Cité dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[3] Citée dans Coralie Delaume et David Cayla, La fin de l’Union européenne, 2017, Michalon.

[4] Cité dans Pierre Dardot et Christian Laval, La nouvelle raison du monde, 2009, La découverte.

[5] Cité dans Frédéric Lordon, La malfaçon – monnaie européenne et souveraineté démocratique, 2014, Les liens qui libèrent.

 

Usine Luxfer à Gerzat : l’impérative réouverture face à la crise du COVID-19

L’entrée du site de l’usine de Luxfer à Gerzat dans le Puy-de-Dôme © Axel Peronczyk

La reprise de l’activité sur le site de l’entreprise multinationale Luxfer Gas Cylinders à Gerzat (63), dans l’agglomération de Clermont-Ferrand, pourrait bien s’avérer vitale dans le contexte de la crise sanitaire que nous traversons. Les salariés de cette usine fabriquaient en effet des bouteilles d’oxygène médical pour les hôpitaux, ainsi que des bonbonnes de gaz pour les pompiers. Mais ce savoir-faire indispensable a été abandonné au profit de la rentabilité par la multinationale anglaise. Retour sur l’histoire récente d’une aberration qui nous coûte aujourd’hui des vies face à l’épidémie de coronavirus. 


L’urgence d’agir pour sauver des vies

À l’heure où nos hôpitaux manquent cruellement de moyens humains et matériels pour assurer la continuité de ce service public vital, les bonbonnes d’oxygène fabriquées par Luxfer sur le site de Gerzat seraient tout sauf accessoires. L’usine de Gerzat, c’est d’abord 136 vies de salariés chamboulées par autant de licenciements après une lutte acharnée de plus de 15 mois pour la préservation des emplois locaux et la défense de l’intérêt général. Mais, devant la vitesse de propagation du virus Covid-19, le nombre de vies en danger pourrait encore augmenter si cette usine ne reprenait pas son activité.

Les bouteilles d’oxygène fabriquées sur le site de Luxfer à Gerzat sont indispensables pour les patients hospitalisés. Si des malades du Covid-19 sont à l’hôpital et bénéficient de l’assistance d’un respirateur sur place, cet appareil électronique est branché à un réseau d’air oxygéné qui se trouve aussi sur place. Dans ce cas, pas besoin de bouteilles d’oxygène médical. En revanche, au moindre déplacement d’un patient, d’un service à un autre, ou bien d’un hôpital à un autre (comme c’est le cas dans les hôpitaux où il y a saturation), il faut obligatoirement que celui-ci soit équipé d’une bouteille, car il n’est plus raccordé au réseau d’air oxygéné lors du déplacement. Sans cette bouteille, le patient ne peut plus respirer correctement, voire même ne plus respirer du tout. À noter : les bouteilles de Luxfer sont aussi utilisables pour l’oxygénothérapie, une pratique à laquelle il y a de fortes chances que beaucoup de patients recourent, du fait des séquelles qui nécessiteront un traitement, à vie ou provisoire selon les cas, après avoir été touchés par le Covid-19. Il s’agit de petites bouteilles portatives que l’usine Luxfer était seule à fabriquer en Europe.

Les bouteilles d’oxygène médical peuvent se remplir et se vider. Toutefois, s’il y a trop peu de bouteilles par service hospitalier, les bouteilles disponibles doivent être remplies plus fréquemment, ce qui constitue une perte de temps précieux. Cela peut créer des difficultés supplémentaires. Dans le cas où il faudrait, par exemple, déplacer 50 patients d’un coup vers un hôpital militaire, et où l’on ne disposerait que de 20 bouteilles, il faudrait faire des choix : soit effectuer plusieurs trajets (deux et demi dans cette hypothèse), ou bien choisir quel patient fera le trajet avec une bouteille.

Le Ministère de l’économie et des finances, lors d’une rencontre avec les ex-salariés de Luxfer à Gerzat, a été incapable de décrire l’état du stock de bouteilles d’oxygène médical, ni même d’indiquer si ce stock pouvait permettre de faire face à l’épidémie. En revanche, Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT du site de Gerzat, est certain d’une chose : la direction de Luxfer a créé volontairement une pénurie de bouteilles d’oxygène médical pour pouvoir vendre des produits de plus basse qualité et augmenter ses prix de 12 %, à tel point que l’entreprise a pris 18 mois de retard dans la vente de bouteilles aux hôpitaux. Air Liquide, l’entreprise intermédiaire qui remplit les bouteilles que Luxfer produit, a dit dans un communiqué qu’elle « [travaille] en étroite collaboration avec les autorités pour accroître la production d’appareils d’assistance respiratoire », qui sera multipliée par deux en mars, et pourra être quadruplée d’ici juin si nécessaire. Cependant, il est impossible de savoir si Air Liquide pourra produire suffisamment, vu que la production des bouteilles ne dépend pas d’elle. Désormais, depuis que l’usine de Gerzat a fermé ses portes et que ses salariés ont été licenciés, elle dépend d’autres fournisseurs. Seulement trois entreprises fournissent l’Europe, sans compter Luxfer : la compagnie turque MES Cylinders, la société américaine Catalina Cylinders, et AMS Composite Cylinders, une firme taïwanaise. Il est cependant impossible de savoir si ces entreprises seront en mesure de continuer à assurer la production durant cette période de crise sanitaire.

Bouteilles d’oxygène médical de tailles diverses à destination des hôpitaux © Axel Peronczyk

L’ARRÊT DE L’ACTIVITÉ ET LES LICENCIEMENTS : UNE ABERRATION ÉCONOMIQUE AUX CONSÉQUENCES DÉSASTREUSES

L’usine de Gerzat est à l’arrêt depuis mai 2019. Le motif économique des licenciements apparaissait alors injustifié car l’entreprise était très rentable : ses bénéfices étaient même en augmentation de 55 %. À cette injustice s’ajoute celle des conséquences sur l’emploi : la multinationale n’ayant pas respecté ses obligations d’accompagnement des personnes licenciées, ce sont à peine 15 % des 126 salariés licenciés dans un premier temps (sur 136 au total) qui ont retrouvé un emploi, la moitié de ceux-ci étant précaires et, pour la plupart, situés à plus de 30 kilomètres du domicile des ex-salariés. Les dix salariés qui restaient alors, représentants syndicaux dont les licenciements avaient été auparavant interdits par l’Inspection du Travail, ont finalement reçu un courrier daté du 6 février 2020 de la part du Ministère du Travail qui a décidé d’annuler la décision et d’autoriser leur licenciement.

LA MENACE DE DESTRUCTION DE L’USINE PAR LA DIRECTION

Face à la résistance des salariés, l’entreprise Luxfer a voulu détruire l’outil de production, pourtant encore opérationnel, et ce malgré un carnet de commandes plein. En réaction, les salariés ont décidé d’occuper nuit et jour leur usine pour faire valoir leurs droits et sauver leur outil de travail. La destruction n’a pas eu lieu grâce aux salariés qui l’ont dénoncée, car en plus de condamner les vies des salariés, cette destruction aurait pu menacer celles des habitants à proximité. Comme le rappelait Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, lors d’une manifestation le 31 janvier dernier, la destruction aurait pu provoquer une crise sanitaire comparable à l’incendie de Lubrizol. En effet, l’usine est pleine de produits inflammables, d’huile, d’amiante, sans oublier qu’elle se situe à proximité d’un cours d’eau. Les conséquences environnementales et sanitaires auraient pu être désastreuses.

Axel Peronczyk, délégué du personnel CGT, à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier, qui alerte sur l’éventuelle destruction de l’usine par la direction de Luxfer et le risque de crise sanitaire © Romain Lacroze

Finalement, une inspection de la Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement (DREAL) a confirmé le risque sanitaire que les salariés avaient dénoncé. Par ailleurs, une procédure a été initiée contre la multinationale devant la Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des Fraudes (DGCCRF) pour abus de position dominante.

LA REPRISE DE L’ACTIVITÉ, SEULE ISSUE RAISONNABLE

Malgré des bénéfices records et l’argent du CICE (Crédit d’impôt pour la compétitivité et l’emploi) que l’entreprise touchera même après les licenciements, les dirigeants anglais de Luxfer ont justifié les licenciements économiques sous prétexte de compétitivité, une disposition prévue par la « Loi travail » de 2016.

De leur côté, afin de garder des emplois sur place, les salariés ont dû se mettre à la recherche d’un moyen pour reprendre l’activité : ils ont proposé un projet de reprise en SCOP (société coopérative et participative) à leur direction, lequel aurait permis de commencer avec dix emplois, et de monter progressivement à 55, de conserver l’activité originelle tout en se diversifiant, mais la direction l’a balayé d’un revers de la main sans s’y intéresser.

Les ex-salariés de Luxfer à Gerzat lors d’une manifestation le 31 janvier portant une banderole où il est écrit « Luxfer, l’État complice » © Romain Lacroze

L’État, de son côté, n’a encore rien fait de concret dans le sens de la reprise d’activité, sauf un début de recherche de repreneur via la structure Business France, mais cela n’a encore donné aucun résultat.

En tout cas, une chose est sûre : aujourd’hui l’usine est toujours à l’arrêt, l’outil de travail et les salariés sont prêts, le savoir-faire intact et indispensable dans cette crise sanitaire pour sauver des vies. Les ex-salariés demandent la « nationalisation définitive de l’usine pour un redémarrage immédiat », dans une pétition du 20 mars sur le site Change.org adressée au président de la République, Emmanuel Macron, et au ministre de l’Économie et des Finances, Bruno Le Maire.

Le doux rêve d’une « défense européenne » indépendante de l’OTAN

ABC News (Crédits)

Par sa déclaration faite à The Economist selon laquelle l’OTAN serait en état de « mort cérébrale », Macron espérait-il provoquer chez les nations européennes un sursaut destiné à les libérer du protectorat américain ? La solution proposée par le président – la constitution d’une défense européenne – permet d’en douter. Il continue d’entretenir l’illusion d’une défense qui pourrait être instituée dans le cadre de l’Union européenne, elle-même supposément autonome de l’OTAN ; il fait fi de l’état de dépendance économique et géostratégique dans lequel se trouve la construction européenne à l’égard du grand frère américain. Les récentes sanctions des États-Unis contre l’embryonnaire gazoduc Nord-Stream 2, reliant l’Allemagne à la Russie, ont pourtant rappelé la permanence de la tutelle américaine…


En déclarant que l’OTAN est « en état de mort cérébrale » – un postulat déjà discutable –, Emmanuel Macron a au moins le mérite de poser la question de la fonction et de la légitimité de l’organisation. En filigrane, c’est bien le constat que l’OTAN sert avant tout les intérêts américains qui transparaît. Ce dont le président n’a cependant pas encore pris conscience, c’est la domination latente de « l’Europe, qui demeure mentalement sous tutelle américaine », comme l’expliquait Caroline Galactéros dans une interview accordée à Marianne (2).

L’illusion de l’autonomie de la défense européenne

En réalité, au-delà de la simple constatation, le président Emmanuel Macron tente de réactiver le projet de la « Défense européenne » qu’il appelle de ses vœux depuis le début de son quinquennat. En ce sens, il avait ainsi déclaré, le 6 novembre 2018 sur Europe 1 : « On ne protégera pas les Européens si on ne décide pas d’avoir une vraie armée européenne ». Cela impliquerait de sortir de la dépendance à l’égard du bouclier de protection des États-Unis dans laquelle la majorité des États membres de l’Union européenne est plongée. Celle-ci n’en a pas réellement la volonté. Les mots employés par le président français concernant « l’état de mort cérébrale » de l’OTAN ont été commentés de manière peu amène par d’autres dirigeants européens. En Allemagne, Angela Merkel a qualifié ladite déclaration d’Emmanuel Macron « d’intempestive », quand le premier ministre polonais Mateusz Morawiecki a estimé qu’elle était « dangereuse » et qu’en se comportant ainsi, le chef d’État français était « irresponsable ». Il a ajouté, dans une interview accordée au quotidien britannique Financial Times, que l’OTAN était « l’alliance la plus importante du monde en matière de protection de la liberté et de la paix ».

Les États de l’Union européenne se trouvent en effet, depuis sa fondation, dans l’incapacité de définir une menace prioritaire partagée par l’ensemble de ses membres, et d’établir une stratégie commune. Le terrorisme islamique, considéré par certains comme un ennemi commun à toute l’Europe et à même d’en unir ses membres, ne saurait à lui seule définir une géopolitique – l’antiterrorisme relevant du constabulaire plutôt que du militaire.

Philippe Leymarie qualifie l’Europe de la défense « d’armée de papier », qui se limite à une « une coordination des forces nationales et non à une stratégie de défense et de protection du continent européen », ne disposant pas « d’une force d’intervention tous azimuts, ni d’un commandement militaire opérationnel » (6). L’idée qu’il existerait une solidarité entre les membres de l’Union européenne est totalement fictive. Aucune préférence européenne n’est mise en place quant à l’achat de matériels militaires. La Belgique a ainsi décidé d’acheter des F35 américains plutôt que des Rafales français, l’Eurofighter ou le Gripen et la Pologne entend bien faire de même. Plus récemment, la Pologne a officialisé l’achat de 32 avions de combat américains.

La Cour des comptes souligne que l’Union européenne manque cruellement de « capacités réelles, clairement aptes à décourager toute menace éventuelle ». La France est le seul pays de l’UE possédant une armée opérationnelle capable de mener des opérations extérieures. La mise en place d’une défense européenne impliquerait un investissement de fonds que l’Allemagne, première puissance économique de l’Union, n’est pas prête à assumer. L’état déplorable de son armée a été révélé par un rapport parlementaire publié le 20 février 2019, dans lequel le rapporteur Hans-Peter Bartels souligne les « déficiences opérationnelles » de la Bundeswehr (4). Il a notamment révélé que ses quatorze avions de transport militaire, durant une certaine période, n’ont pas été en état de voler.

L’Union a certes pris des mesures visant à augmenter le budget de la défense européenne, le Parlement européen ayant en ce sens validé la création du Fonds européen de la défense doté de 13 milliards d’euros ; il existe aussi un fonds pour améliorer la mobilité militaire qui représente 6,5 milliards d’euros et d’autres projets. Néanmoins, comme le souligne Philippe Leymarie dans son article publié dans le Monde diplomatique, « la plupart de ces projets n’existent encore que sur le papier ». La Cour des comptes de l’Union européenne estime qu’une armée européenne nécessiterait la réunion de plusieurs éléments décisifs (des forces permanentes financées par un budget commun, une chaîne de commandement…), ce qui impliquerait « transférer des droits souverains du niveau national à celui, supranational, de l’UE, ce à quoi s’opposent plusieurs États membres ».

S’il est facile de déclarer que l’OTAN est en état de « mort cérébral », il est moins aisé d’expliquer comment remplacer le soutien logistique qu’apporte l’organisation à l’armée française dans ses opérations extérieures. Emmanuel Macron affiche volontiers une posture gaullienne, mais le général De Gaulle, à la différence du marcheur, n’a eu de cesse de tout mettre en oeuvre pour que la France ne soit pas en situation de dépendance vis-à-vis des États-Unis – dotant l’armée française des moyens nécessaires pour mener des opérations sans le soutien des États-Unis. Aujourd’hui, le budget de la défense de la France est insuffisant et nécessiterait une augmentation importante à hauteur de 3 % ou 4 % du PIB pour être indépendant du complexe militaro-industriel américain.

Les Européens n’étant pas prêts à revenir sur le protectorat américain, l’Europe de la défense ne pourrait qu’être un supplétif de l’OTAN.

L’OTAN comme instrument du protectorat américain

L’OTAN sert principalement à maintenir le continent européen dans un état de dépendance vis-à-vis des États-Unis. L’Allemagne et d’autres États membres de l’Union européenne excluent expressément l’idée d’abandonner l’OTAN qui est une pierre angulaire dans la politique de sécurité et de défense de l’Union. L’article 42 du traité sur l’Union européenne subordonne la politique étrangère et de sécurité européenne à l’organisation atlantique, et la majorité des États membres ne sont pas prêts à renoncer à la protection américaine et craignent un désengagement américain du contient européen, en particulier les pays baltes qui voient la Russie comme une menace imminente.

Ainsi, l’Europe de la défense ne saurait être autre chose qu’une filiale européenne intégrée dans l’OTAN. Pour Caroline Galactéros, l’Europe « a peur de devoir penser et plus encore se penser par elle-même », Pascal Boniface poussant l’analyse jusqu’au maintien d’une « dépendance heureuse » de l’Union européenne vis-à-vis des États-Unis. En effet, comme le souligne le rapport des sénateurs Ronan Le Gleut et Hélène Conway-Mouret, « le rôle de l’UE dans le domaine de la défense a donc été conçu dès le départ comme complémentaire et, pourrait-on même dire, subsidiaire de celui de l’OTAN, afin d’éviter les duplications inutiles ».

Déjà, dans les années 1950, la CED avait révélé « l’incapacité des États d’Europe occidentale à concevoir un système de défense indépendant des États-Unis », confiait Robert Marjolin dans ses mémoires. Le lien transatlantique constitue un pilier de l’élaboration de la défense européenne depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale ; les États-Unis, via l’OTAN, ont été les principaux acteurs de la sécurité et de la paix sur le continent. Les États européens se retrouvent aujourd’hui enfermés dans une double dépendance, une première économique et une autre géostratégique. Du fait de la prédominance des États-Unis sur la scène économique mondiale permise par la suprématie du dollar et l’extraterritorialité de leur droit, les Européens sont contraints de s’aligner sur les décisions géopolitiques américaines ; ce fut le cas avec l’embargo iranien et l’échec de la mise en place de l’Instex par les Européens afin de le contourner.

Cet état de subordination a été gravé dans le marbre d’accords commerciaux, qui ont modelé la géoéconomie européenne en fonction de l’agenda géostratégique américain. L’oléoduc BTC (Bakou-Tbilissi-Ceyhan), ouvert en 2005 et visant à acheminer le pétrole de la mer Caspienne à la mer Méditerranée, en passant par l’Azerbaïdjan, la Géorgie et la Turquie, en est un exemple paradigmatique. Derrière ce projet d’oléoduc, au-delà de garantir la sécurité énergétique du continent, se cache la volonté américaine d’isoler encore davantage la Russie. Il vise à contourner le territoire russe et, par la même occasion, le territoire iranien, tout deux étant les mieux situés pour faire transiter le pétrole de la mer Caspienne. Le tracé de l’oléoduc BTC aurait pu passer par l’Arménie, mais cet État est relativement proche de la Russie. De ce fait, la solution a été de le faire passer par la Géorgie, hostile à Moscou et allié des américains. Les pipelines représentent des projets stratégiques qui sont essentiels aux intérêts de sécurité nationale des États-Unis. Cette perspective est liée à la situation géostratégique du Caucase du Sud. Le contrôle de cette région relève d’une importance stratégique : elle est un passage entre l’Union européenne, la Russie, l’Asie centrale et le Moyen-Orient.

Il s’agit également d’un couloir unique reliant le bassin de la Caspienne à la mer Noire, et sert de voie de transport clé pour l’approvisionnement énergétique de la Caspienne vers les marchés occidentaux. La région offre la possibilité d’un accès direct pour le déploiement des forces occidentales au Moyen-Orient et en Asie centrale. À cet égard, les projets de pipelines ont ouvert de nouvelles perspectives pour une implication accrue des États-Unis dans la région, tandis que l’OTAN est devenue le principal garant de la sécurité des pipelines. L’oléduc BTC, matérialisation de l’obsession antirusse, est symptomatique du modelage de l’architecture économique et énergétique européenne en fonction des réquisits américains. Les États-Unis veillent à ce que jamais les impératifs énergétiques européens ne contrecarrent cet alignement. Le projet de gazoduc Nord-Stream 2, gigantesque pipeline qui aurait alimenté l’Allemagne en gaz à partir de la Russie, constituait un défi à cet ordre des choses ; le gouvernement américain a tôt fait de répliquer, déployant un arsenal de sanctions menaçant de tuer le projet dans l’oeuf.

Pour le président Donald Trump et les États-Unis, l’OTAN représente un marché économique formidable, l’organisation servant alors d’intermédiaire pour la vente de matériel américain aux membres de l’Alliance. Quand Donald Trump demande aux membres de l’Alliance atlantique le partage du fardeau par l’augmentation de leur contribution au budget de l’OTAN, il leur enjoint en réalité d’acheter de l’équipement et des armes américains. Les calibres 7.62 (7.62 x 51) et 5.56 (5.56 x 45), qui correspondent aux normes balistiques des pays membres de l’Alliance atlantique (résolution STANAG 2310 et STANAG 4172), sont à l’origine américains et ont été imposés par les États-Unis afin qu’ils puissent s’imposer comme le leader mondial du marché de l’armement léger et de permettre à leur complexe militaro-industriel d’écouler la production de ses usines sur le marché européen. Comme le résume Pierre Conesa, « les Européens ne pèsent plus rien » au sein de l’OTAN (8), leur marge de manoeuvre étant réduite à néant et leur poids dans les décisions américaines proche de l’inexistant. Les capacités de l’OTAN sont principalement américaines ; les Européens ne diffusant aucun savoir-faire opérationnel au sein de l’Alliance, ils servent principalement de vache à lait.

En quête d’un nouvel ennemi, l’Alliance atlantique, dans sa déclaration finale du sommet qui s’est tenu le 3 et 4 décembre derniers, se dit prêt à « relever le défi chinois » et la « menace » que représenteraient « les actions agressives » de la Russie. L’Alliance sert alors à maintenir un glacis aux bases américaines en cas de conflit avec la Russie, scénario militairement désastreux, où la France et les autres États européens seront entraînés bon gré mal gré par ce tropisme antirusse. De surcroît, suite à l’escalade irano-américaine qui a entraîné la mort du général iranien Qassem Soleimani, Donald Trump appelle l’OTAN à « contribuer davantage » à la stabilité du Moyen-Orient. Au lieu de dénoncer cet assassinat extraterritorial et la violation du droit international, Emmanuel Macron a appellé l’Iran à éviter toute « escalade militaire susceptible d’aggraver » l’instabilité régionale, réaffirmant « son entière solidarité avec les alliés » et, ce faisant, continuant comme ses prédécesseurs à s’aligner sur la diplomatie américaine.

Emmanuel Macron, en déclarant l’OTAN en état de mort cérébrale, ouvre un débat crucial ; il le referme aussitôt en posant la constitution d’une défense européenne comme seule alternative. Refusant de mettre sur la table la question d’une sortie de l’OTAN ou de son commandement intégré, il démontre que son opposition à l’ordre géopolitique dominé par les États-Unis ne s’étend pas au-delà de ses déclarations publiques.

 

 

1 : Pascal Boniface, Requiem pour le monde occidental, Editions EYROLLES, 2019

2 : Macron et l’OTAN : “L’Europe demeure mentalement sous tutelle américaine”, par Caroline Galactéros : https://www.marianne.net/debattons/entretiens/macron-et-l-otan-l-europe-demeure-mentalement-sous-tutelle-americaine 

3 : Réflexions sur l’Europe puissance, Lionel Larqué et Julien Lusson :   https://www.cairn.info/revue-mouvements-2006-5-page-209.htm

3 :  L’armée allemande est dans un état déplorable, selon un rapport, François d’Alançon : https://www.la-croix.com/Monde/Europe/Larmee-allemande-etat-deplorable-selon-rapport-2018-02-21-1200915493:

4 : Rapport de la Cour des comptes de l’Union européenne sur la défense européenne : https://www.eca.europa.eu/Lists/ECADocuments/REW19_09/REW_EU-defence_FR.pdf

5: Europe de la défense, une armée de papier par Philippe Leymarie : https://www.monde-diplomatique.fr/2019/07/LEYMARIE/60026 :

6 : Défense européenne : le défi de l’autonomie stratégique, par les sénateurs Le Gleut et Conway-Mouret   : http://www.senat.fr/rap/r18-626/r18-626_mono.html

7: “Mort cérébrale” de l’OTAN selon Macron : “Les Européens n’y pèsent plus rien”, confirme Pierre Conesa : https://www.marianne.net/monde/mort-cerebrale-de-l-otan-selon-macron-les-europeens-n-y-pesent-plus-rien-confirme-pierre

Crédits de l’image d’en-tête : ABC News

 

 

Au Mali, le trafic de drogue prospère sur la faillite de l’État

© Maghreb-Sahel News

Avant de rencontrer les contraintes qu’elle connaît aujourd’hui, dues au trafic et à la contrebande de cannabis venant essentiellement du Maroc, la région sahélo-saharienne a de tout temps été une terre d’échanges. Depuis le début des années 2000 cependant, l’Afrique de l’Ouest est devenue une plaque tournante du trafic de drogue, ce phénomène se conjuguant à des rébellions armées et au terrorisme. Ainsi, aujourd’hui les liens entre le trafic de drogue et le terrorisme international se posent avec d’autant plus d’acuité que les conséquences perverses sur la stabilité de l’État, la sécurité et le développement des pays sahéliens en dépendent. Ceux-ci semblent s’être embourbés dans un cercle vicieux : si ces trafics minent la pérennité des constructions étatiques d’Afrique de l’Ouest, elles sont aussi la conséquence de leur inachèvement, et prospèrent sur la défaillance des États. Par Lamine Savané et Fassory Sangaré.


Le continent africain est confronté depuis ces trente dernières décennies à une hausse du niveau de la corruption et à la fragilisation de ses États. Indubitablement, le développement de l’économie de la drogue, notamment dans le septentrion, et les mécanismes de corruption affectant les rouages de l’économie nationale ont fragilisé de manière spécifique l’État malien. Son cas n’est cependant pas isolé puisque vingt-deux États sur un total de quarante-huit États en Afrique Subsaharienne sont répertoriés par la Banque Mondiale comme étant « fragiles ».

Par État « fragile », on entend un État qui « s’avère incapable d’exercer les missions qui sont les siennes, tant dans les domaines régaliens (contrôle du territoire, sécurité des biens et des personnes, exercice de la justice), que dans ceux de la délivrance des services économiques et sociaux à la population ». Dans le cas précis du Mali, l’État est mis à mal par des rébellions armées aux revendications diverses et par les organisations terroristes. De plus, comme dans bien des zones d’Afrique de l’Ouest, le pays est devenu un haut lieu de transit pour la drogue, les migrants, pour la contrebande de cigarettes et d’armes en provenance de Libye, d’Algérie ainsi que d’Amérique Latine (Colombie). La perte du « monopole de la violence légitime » par l’État malien a eu pour conséquence le développement d’une économie informelle de la drogue, de la contrebande, faisant de cette question un enjeu géopolitique qui dépasse largement le seul cadre du Mali pour s’étendre à la zone sahélo-saharienne dans son ensemble.

La fragilité persistante de l’État malien ces cinquante dernières années est corrélée à un degré élevé de corruption. Celle-ci réduit les marges de manœuvre de l’Etat, surtout quand elle est associée à l’essor du trafic de drogue et à l’éclatement des conflits armés impliquant divers belligérants (groupes djihadistes, indépendantistes, narcotrafiquants, forces multinationales et armée nationale). 

L’État malien entre inefficacité et instabilité : le (néo) patrimonialisme versus l’impersonnalisation du pouvoir

L’article de Jean-François Médard « Le ‘Big Man’ en Afrique : esquisse du politicien entrepreneur », publié en 1992, reste encore aujourd’hui pertinent. Les notions « d’État-sous développé », « d’État mou», qu’il développe alors, rendant compte de l’instabilité et de l’inefficacité de la gestion publique, des problèmes de violence et de dépendance, s’appliquent avec toujours autant d’acuité à la situation actuelle. Par ailleurs, la notion de « patrimonialisme » au sens wébérien résume bien la faible distinction entre le secteur privé et public au Mali. Ce système de patrimonialisme est observé dans un cadre étatique moderne, d’où la création d’une expression ad hoc permettant de désigner ce phénomène, le néo-patrimonialisme. Le néo-patrimonialisme serait le fruit des interactions entre les sociétés traditionnelles locales et les États modernes étrangers. Ainsi, si la façade extérieure est moderne, étatique (droit écrit, constitution, administration), la logique de fonctionnement à l’intérieur reste patrimoniale.

Le néo-patrimonialisme qui a comme dénominateur commun des pratiques telles que « le népotisme, le clanisme, le tribalisme, le régionalisme, le clientélisme, le copinage, le patronage, le prébendisme, la corruption, la prédation, le factionnalisme » caractérise en particulier l’État post-colonial, mixte des traits traditionnels et modernes. Se juxtapose la question du rôle des décideurs politiques dans la désintégration de l’État malien. En effet, l’analyse des relations entre État et acteurs a été à la bifurcation des diverses traditions de recherche que ce soit en sociologie, en science politique et même en histoire.

Dans les sociétés occidentales, le pouvoir étant fortement institutionnalisé, les gouvernants regroupent les individus qui occupent des positions dans les directions hiérarchiques stratégiques. « Cette configuration élitaire particulière est alors qualifiée de moniste ou encore d’élitiste […] elle constitue un groupe de status (au sens anglo-saxon) modelé par des règles tacites ou proclamées, par l’éducation, par les rôles professionnels intériorisés qui confèrent alors à ce groupe une aptitude à diriger sans égal » (W. Genieys, 2011, p. 9). Dans une optique comparative et socio-historique, M. Mann (1993) a montré l’intérêt de différencier pouvoir despotique et pouvoir infrastructurel de l’État. Le pouvoir despotique désigne « l’ensemble des actions que les élites d’État peuvent entreprendre sans négociation routinisée avec les groupes membres de la société civile » (ibid). Le pouvoir infrastructurel, quant à lui, renvoie « aux capacités institutionnelles de l’État de pénétrer son territoire et de faire appliquer ses décisions ». En Afrique subsaharienne, a contrario, le pouvoir est faiblement institutionnalisé. La légitimité des gouvernants politiques demande donc une réflexion sur les représentations culturelles et les pratiques sociales traditionnelles qui en sont l’expression. « L’étude des [sociétés africaines] constitue une dimension nécessaire et incontournable des processus de stratification politique et de stratification économique et sociale qu’il faut penser simultanément et par conséquent se trouve au cœur de la dynamique de la formation de l’État  » (ibid).

Le trafic de drogue : des implications au sommet de l’État ?

Le nord du Mali est une région désertique plus grande que la France, et donc difficilement contrôlable par les autorités maliennes. Les attaques répétées des rébellions autonomistes depuis les années 1990 conjuguées à l’absence criante d’intervention étatique, vont faire le lit des trafiquants de drogue, de cigarettes ou d’armes. Si ces Katibas – unité ou bataillons formés de combattants qui se déplacent fréquemment dans la zone sahélo-saharienne – sont à l’origine issus d’entrelacs algériens, il faut aussi noter la présence croissante de djihadistes ressortissants de l’Afrique de l’Ouest qui vont former le gros du contingent du MUJAO (Mouvement pour l’unicité et le jihad en Afrique de l’Ouest). Parmi ces mouvements islamiques armés, on note en premier AQMI, dont l’origine remonte à la guerre civile en Algérie durant la décennie sanglante (1988-1998), décennie au cours de laquelle plus de 200.000 personnes ont trouvé la mort.

En se liant aux notabilités de la zone nord du Mali par le mariage, en prenant pour épouses les filles de notables pour faciliter leur implantation locale, les responsables de ces Katibas vont très vite mettre leur expertise militaire aux profits des trafiquants locaux d’armes, de drogues ou de voitures. Ainsi, en estimant « que cette jonction avec les filières du crime organisé en provenance d’Amérique Centrale, serait plus porteuse si elle se paraît des oripeaux de la lutte contre l’Occident, ces mêmes chefs du GSPC ont fait allégeance à Oussama Ben Laden en janvier 2007, proclamant la création d’AQMI ».

A partir de ce moment, la région nord du Mali va devenir « un territoire refuge et sanctuarisé de cette jonction tactique entre banditisme et fanatisme religieux, (…) l’une des plaques tournantes intercontinentales des narcotrafiquants ». 

Le « gouvernement de consensus », un « système de gestion collégiale » sans opposition réelle instauré par Amadou Toumani Touré, président du Mali de 2002 à 2012, s’est très vite transformé en un système d’impunité et de corruption qui a aussi servi de socle aux trafiquants de drogue. Pour Johanna Siméant, « cette image d’un Mali consensuel et pacifique a été renforcée par les usages politiques du consensus. Le terme ne se résume pas au consensus pratiqué et revendiqué sous la présidence d’Amadou Toumani Touré, et qui consista à digérer presque la totalité de l’opposition par l’extension de la rente clientélaire » (J. Siméant, 2014, p. 20). La corruption, le clientélisme, le népotisme et l’impunité avaient ainsi droit de cité sur Bamako. Ces mêmes pratiques au sommet de l’État, se retrouvaient dans les zones sahélo-sahariennes du nord où l’irrédentisme touareg croisait la route de contrebandiers (trafiquants de drogue pour la plupart). Certains de ces groupes armés vont très rapidement embrasser l’idéologie politique religieuse de l’islamisme radical pour justifier leurs engagements. L’absence criante de l’État a fait le lit d’une redistribution de la rente clientélaire sur une base clanique, à laquelle les grandes notabilités Touaregs du nord étaient associées. 

En l’absence de représentation officielle malienne, l’occupation du nord du Mali par les groupes narcotrafiquants et terroristes (d’avril 2012 à janvier 2013) a eu pour conséquence de renforcer le trafic de drogue. Le bénéfice colossal de ce  trafic va engendrer et renforcer l’entente tacite entre les narcotrafiquants et les groupes terroristes tels que Al-Qaïda Maghreb Islamique (AQMI), Mouvement pour l’Unicité du Djihad en Afrique de l’Ouest (MUJAO), Ansar Dine (Les défenseurs de la foi). En plus de toutes sortes de trafic auxquels ces groupes se livraient (drogues, armes, cigarettes, rançon des otages), s’ajoute le blanchiment d’argent, autre facette de ce démentiel commerce illicite. 

Depuis l’opération « Serval » remplacée tout récemment par l’opération « Barkhane », l’État-major français à Gao n’informe plus les autorités maliennes de ses éventuelles opérations. De possibles liens entre Bamako et des membres d’AQMI en seraient la cause. En effet, une des raisons de la perpétuation du « système ATT » était de rechercher la paix à tout prix en ayant à la fois des liens avec les rebelles Touaregs et les mouvements criminels du nord-Mali. Cela explique la facilité avec laquelle le président ATT arrivait à libérer les otages occidentaux, par l’intermédiaire d’un certain Iyad Ag Ghali à l’époque consul du Mali en Arabie Saoudite. Ce laxisme aurait permis à AQMI d’élargir son cercle d’influence, y compris au sein des rouages forts de l’État malien (Défense, Affaires étrangères). Mais l’implication des hauts dirigeants maliens ne se limitaient pas à ce trafic de « prise d’otages ». Le trafic de drogue occupait une place prépondérante dans les relations étroites qui se sont tissées entre hauts dirigeants de l’institution étatique et trafiquants de drogue et groupes criminels du nord Mali. Cette faiblesse étatique qui a conditionné l’intervention française, permet à l’État français de se « substituer » à l’État malien et donc d’imposer ses volontés politiques aux dirigeants maliens qui voient leur marge de manœuvre très réduite, de par l’absence de l’État au sens wébérien du terme. 

La sanctuarisation de la zone sahélo-Saharienne comme épicentre du trafic de drogue

Les groupes rebelles font du trafic de drogue un moyen de financement de leurs entreprises guerrières à des degrés différents.

Au Mali, l’alliance jihadiste, composée des membres de l’AQMI du MUJAO et du groupe jihadiste touareg d’Iyad Ag Ghaly, privilégie le contrôle des routes transsahariennes de la drogue pour rendre durable le financement de leurs activités terroristes et de déstabilisation de l’État Malien en sus des prises d’otages principalement d’occidentaux. 

Dans le nord Malien en particulier, l’Al-Qaïda au Maghreb Islamique a toujours cherché à prendre le contrôle de la zone Saharo-Sahélienne via la main mise sur le commerce illicite de l’économie de la drogue et des activités de contrebande. Leur objectif principal étant de faire de cette partie du monde un califat original reposant essentiellement sur les fondements du salafisme

Prétextant la volonté de faire régner ce fondamentalisme religieux, ces groupes développent sans cesse de nouveaux trafics, avec en ligne de mire la montée des profits. Ainsi, la drogue prend de la valeur à chaque fois qu’elle se déplace d’une zone géographique à une autre (production-transformation-commercialisation et consommation). Le but ultime étant d’assurer l’achat des armes et d’entretenir les troupes combattantes.

Si de nombreux déterminants expliquent cette progression du trafic de drogue en Afrique de l’Ouest, c’est surtout la corruption prégnante dans certains cercles de l’exécutif, de la justice, des forces de l’ordre, le chômage de masse et le faible rendement des activités économiques licites qui ont favorisé l’essor de l’économie de la drogue. 

Globalement, en Afrique de l’Ouest ce constat est partageable en raison d’un recul de la saisie des drogues constaté par l’Office des Nations Unies contre la Drogue et le Crime dans son rapport de 2009. Le tonnage des saisies des produits stupéfiants est passé de 5,5 tonnes en 2007 à 2,6 tonnes à 2008, puis à moins d’une tonne en 2009. Cette contre-performance est la résultante d’un regain de l’activité des acteurs du trafic de drogue, caractérisé par l’escalade des profits. C’est ainsi que le trafic de la cocaïne s’est consolidé avec un gain d’environ 800 millions de dollars USD, soit l’équivalent de 0,2% du Produit Intérieur Brut des pays d’Afrique Occidentale et Centrale. L’Europe est devenue la cible des trafiquants à cause de la vigueur de son marché de la drogue, de la valeur élevée de l’Euro et de la baisse de la demande de cocaïne sur le marché états-unien et d’Amérique latine. Le prix du détail (de revente) d’un gramme de cocaïne était de 76 euros (92 dollars) en 2007, soit 76 000 euros (92 000 dollars) le kilogramme. En comparaison, en Colombie durant la même période, le prix se rapprocherait de 2 000 euros (1 650 dollars), ce qui représente une marge bénéficiaire de 74 350 euros (90 000 dollars) par Kilo, soit 440%. Cette marge phénoménale met en lumière le fort degré d’attraction de cette activité illicite et de son ancrage en Afrique de l’Ouest comme zone de transit préférée des narcotrafiquants Sud Américains et Latino-Américains, en raison, entre autres, du renforcement des contrôles dans les aéroports occidentaux.

Les défaillances de l’État malien à lutter contre l’économie de la drogue

La retentissante affaire d’Air cocaïne illustre à elle seule les difficultés des pouvoirs publics à lutter efficacement contre l’ancrage du trafic de drogue dans le nord du Mali. Le repli forcé, voire organisé vers le sud, des autorités militaires et judiciaires, suite à l’application des clauses des Accords de Paix d’Alger de 2006, a été suivi par une occupation des vastes territoires désertiques du nord par les trafiquants de drogue, les islamistes et les forces rebelles hostiles à l’unité, à la laïcité et au maintien de la forme républicaine de l’Etat. 

Ainsi, il a été découvert en novembre 2009 à Tarkint (Gao) dans le désert malien, la carcasse brûlée d’un avion de marque et type Boeing 727 ayant indubitablement acheminé des tonnes de cocaïne. A l’issue de la livraison, il a été détruit par les narcotrafiquants. L’avion a décollé du Venezuela, non loin de la frontière colombienne et avait pour destination officielle la ville de Praia (Cap-Vert). Cette rocambolesque livraison laisse penser que les trafiquants ont changé de modus operandi pour atteindre le marché lucratif européen. Elle fut suivie par d’autres acheminements en 2010 dans la région de Tombouctou (Mali), et un autre non loin de la frontière mauritanienne.

Mais c’est surtout la livraison de quatre tonnes de cocaïne dans la région de Kayes (non loin de la frontière guinéenne) qui a rendu manifeste le dépassement du gouvernement face à la situation. Pire, certains élus locaux et officiers ont facilité par endroits l’atterrissage et le transfert des matières incriminées.

De nos jours, certains narcotrafiquants utilisent les voies routières désertiques maliennes et marocaines pour acheminer de la drogue en Europe, en particulier en Espagne par la mer ou par voie aérienne. En 2010 par exemple, 34 individus ont été interpellés au Maroc en raison de leur lien avec un réseau de trafic international de drogue. Ils avaient effectué plusieurs allers-retours entre le Mali et le Maroc (en l’occurrence Tanger) en transportant 600 kilogrammes de cocaïne.

Le démantèlement de ce réseau a permis l’arrestation d’un Ukrainien, d’un Portugais, d’un Espagnol et d’un Vénézuélien qui animaient ce trafic en misant sur le savoir-faire des réseaux de l’AQMI et de certains membres du Polisario qui vivent du trafic de drogue. Ce même groupe avait crée une société-écran dans la capitale malienne pour dissimuler leur activité illicite « un consortium Espagnol d’investissement » en vue de blanchir les profits issus exclusivement de l’économie de la drogue. Sur ce plan aussi, l’État central semble être en butte face à l’existence des méthodes sophistiquées de blanchiment d’argent.  

D’une manière générale, le pouvoir central semble confronté à l’explosion de ce trafic, exacerbé par une corruption diffuse dans la chaîne du pouvoir judiciaire et militaire à l’instar d’autres États de la sous région.

L’accroissement de la quantité de drogue produite ou en circulation est, comme on le voit, la cause et la conséquence d’une grande vulnérabilité des États de la sous région. Or, les plans d’ajustements structurels appliqués par le FMI et la Banque mondiale depuis les années 1980 ont fortement miné la création d’un État unitaire au Mali. État unitaire qui demanderait des dépenses budgétaires conséquentes, condition nécessaire pour lutter efficacement contre la corruption. De la même manière, le maintien de relations néo-coloniales avec la France est un autre facteur qui empêche le Mali de parvenir à la stabilité institutionnelle qui lui permettrait de lutter efficacement contre ce fléau. La lutte contre le trafic de drogue nécessiterait donc un changement complet de paradigme, à l’heure où la mondialisation semble avoir banalisé la corruption dans l’imaginaire populaire.

 

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L’État d’exception selon Giorgio Agamben

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Giorgio Agamben peint. ©Alfons Preire

Alors que la menace terroriste plonge le monde occidental dans une pratique normalisée de l’état d’urgence (comme on le nomme en France), il est fondamental de ressortir de nos bibliothèques un livre publié il y a seize ans. En 2003, Giorgio Agamben sort le deuxième tome de sa série Homo Sacer, intitulé « État d’exception ». Dans un essai complexe et engagé traduit de l’italien par Joel Gayraud, Agamben cherche à repenser le sens même de l’état d’exception en explorant ses origines dans le droit romain, son histoire dans les démocraties modernes occidentales, et la définition que lui a donné Carl Schmitt.


Au recto de la première page, on peut lire « Quare siletis juristae in munere vestro ? » (Juristes, Pourquoi êtes-vous silencieux sur ce qui vous concerne ?). Une invitation à l’action qui peut nous rappeler la citation de Karl Marx : « Les philosophes n’ont fait qu’interpréter le monde ; il faut désormais le transformer. »

Comment Pétain, Hitler, ou Mussolini arrivent-ils au pouvoir ? Agamben retrace l’histoire de l’état d’exception dans les démocraties occidentales modernes pour nous aider à comprendre le passé, ainsi que les transformations gouvernementales et juridiques que l’on observe actuellement dans les pays occidentaux.

Pour le philosophe italien, l’origine de l’état d’exception se trouve dans la Révolution française. Le 8 juillet 1791, l’Assemblée Constituante française vote un décret qui établit « l’état de siège », qui permet le transfert de l’autorité juridique au commandement militaire si la République est en danger. Appliqué dans une certaine mesure dans les années qui suivirent la révolution, l’état de siège est utilisé maintes fois par Napoléon, autant dans la guerre prussienne que contre la commune de Paris. Au moment de la Première guerre mondiale, c’est toutes les nouvelles républiques européennes qui basculent dans des formes variées d’État d’exception, et mettent dans la main de l’exécutif le contrôle du législatif. La France n’y échappe pas. En 1924, comme en 1935, les gouvernements français respectifs utilisent les pleins pouvoirs ou les décrets afin de contrôler la stabilité du franc. Contesté à l’époque comme une « pratique fasciste » par le Front populaire, l’auteur ne manque pas de nous rappeler que Léon Blum demanda lui-même les pleins pouvoirs en 1937 pour dévaluer le franc et lever de nouveaux impôts, ce qui ne lui sera pas accordé. L’Assemblée donna, par la suite, le droit de diriger par décret à Daladier en 1938 pour faire face la menace allemande, droit renouvelé en 1939 suite au début de la guerre. Pour Agamben, « Quand le maréchal Pétain prit le pouvoir, le parlement français était désormais l’ombre de lui-même ». Contrairement à une croyance populaire qui verrait l’accord des pleins pouvoirs à Pétain comme une rupture radicale avec l’ordre démocratique, Agamben rappelle la continuité des évènements qui ont mené à cette réalité.

Il suit le même raisonnement en retraçant l’histoire de l’état d’exception en Allemagne. L’état d’exception allemand trouve son origine dans l’article 68 de la constitution bismarckienne, qui attribuait à l’empereur la faculté de définir les modalités du droit en cas de guerre. Dans le contexte tumultueux de l’après-guerre, les députés introduisent dans la constitution de la République de Weimar de 1918 l’article 48, qui permet au président du Reich de suspendre les droits fondamentaux dans le but de « rétablir la sécurité et l’ordre public » si ceux-ci venaient à être perturbés ou menacés. On qualifie alors la République de Weimar de « dictature présidentielle », formule qui nous rappellera inéluctablement un terme souvent utilisé pour désigner la République française actuelle mise en place par De Gaulle. En 1925, Carl Schmitt, qui soutiendra pourtant le régime nazi sept ans plus tard, écrit que « aucune autre constitution au monde que celle de Weimar n’avais si facilement légalisé un coup d’État » (Schmitt 4, 25). Les gouvernements de la République de Weimar utilisent l’article 48 presque continuellement, notamment pour emprisonner des militants communistes et les faire juger par des tribunaux spéciaux qui permettent la peine capitale. En 1930, le gouvernement Brüning, mis en minorité par le Reichstag, a recours à l’article 48 pour dissoudre le Parlement, qui se réunira seulement sept fois en trois mois. Le 4 juin 1932, le Reichstag est dissout, et ne se réunira plus jusqu’à l’arrivée de Hitler au pouvoir. Le 20 juillet, l’état d’exception est déclaré sur le territoire prussien afin d’en prendre le contrôle exécutif. Hitler, devenu chancelier 1 mois plus tôt, promulgue le 28 février 1933 un « décret pour la protection du peuple et de l’État » qui suspend la constitution de la République de Weimar. À l’image de Pétain 7 ans plus tard, le parlement allemand est alors déjà mort (juridiquement ainsi que symboliquement dans les flammes de l’incendie).

D’après Agamben, la pratique de l’état d’exception aux États-Unis n’est pas nouvelle non plus, et fut même utilisé par les gouvernements successifs autant pour des raisons économiques que militaires. Agamben nous montre un fait méconnu de la posture purement dictatoriale d’Abraham Lincoln lors de la guerre de sécession entre 1861 et 1865, qui s’était justifié en expliquant que la nécessité et l’exigence populaire dominait le droit. Il a par exemple violé la constitution américaine en enrôlant 75 000 hommes, décision qui revient normalement au Sénat. À la fin de la guerre, il déclare l’état d’exception sur tout le territoire américain de manière à pouvoir passer en cour martiale tout insurgé ou rebelle. En 1917, Wilson obtient le contrôle complet de l’administration dans le cadre de la Première Guerre mondiale. En 1933, Roosevelt obtient les pleins pouvoirs pour faire face à la Grande dépression. L’état d’exception s’inscrit alors durablement dans le paysage politique et juridique américain. Cela se révèle lors de la Deuxième Guerre mondiale, lors de laquelle l’état d’urgence nationale est déclaré en 1939, menant 3 ans plus tard à la déportation de de 70 000 citoyens américains d’origine japonaise et 40 000 japonais.

Depuis, comment ces situations ont-elles évolué ? Agamben propose une comparaison osée, qui renvoie directement au titre de sa série : « Homo Sacer ». Dans le droit romain, l’Homo Sacer était un citoyen romain exclu du droit, pouvant ainsi être tué par n’importe qui. Agamben réutilise ce terme pour désigner des individus sortis du droit, mais paradoxalement, sortis par l’action du droit lui-même. En l’excluant du droit, le droit donne en effet à l’individu un statut juridique « hors du droit ». C’est la situation juridique dans laquelle se trouvent les juifs dans les Lagers nazis, ayant pour seule identité légale la caractéristique de « juif ». Agamben tente alors une comparaison : le statut des detainees, ces talibans capturés par les États-Unis en Afghanistan, est le même que les juifs dans les Lagers. En effet, suite à l’USA Patriot act voté par le Sénat après le 11 septembre 2001, le président Bush édicte un military order qui permet la détention indéfinie, ainsi que de juger ces détenus devant des « commissions militaires » (et non pas des tribunaux militaires). Les detainees ne jouissent pas du statut de prisonnier de guerre selon la convention de Genève, mais pas non plus de celui d’inculpé selon les lois américaines. Leur seule identité juridique est donc ce statut de detainee, comme en Allemagne nazie. Comparaison indécente jugeraient certains, elle interroge cependant sur les limites de l’état d’exception et la pente glissante dans lequel celui-ci nous entraine.

Pour construire une nouvelle théorie de l’état d’exception, Agamben déconstruit celle de Carl Schmitt, qu’il nous faut donc comprendre. Dans La Dictature (1921) et Théologie Politique (1922), Schmitt défini deux concepts : la dictature de commissaire et la dictature souveraine. Dans le premier cas, la dictature a pour but de restaurer la constitution en vigueur (en utilisant donc l’état d’exception), tandis que la dictature souveraine vise à changer la constitution en profondeur, la « révolutionner ». La volonté de Carl Schmitt, c’est d’inscrire l’état d’exception dans le droit, « être en dehors tout en appartenant » à celui-ci. Le souverain selon Schmitt est celui qui peut décider de l’état d’exception. Il a donc un rôle juridique. Son pouvoir consiste à annuler la norme, et créer un espace entre « hors du droit » et « dans le droit ». Le souverain se trouve donc « en dehors de l’ordre juridique normalement valide et cependant lui appartient, parce qu’il est responsable de la décision de savoir si la constitution peut être suspendue in toto ». Pour Schmitt, ce rôle juridique en dehors du droit de l’état d’exception ne provient pas du souverain, mais c’est bien le souverain qui tire cette place de l’état d’exception.

Agamben se replonge dans l’histoire pour répondre à Carl Schmitt. Il revient au droit et au fait politique romain. Lorsqu’il y avait un « tumultus » (guerre, insurrection), le Sénat proclamait un « justitium » (suspension du droit). Cette action produit donc un vide juridique. Le Justitium ne crée pas de nouvelle constitution et ne peut donc pas être analysé sous le prisme de la dictature tel que le veut Carl Schmitt. Pourtant c’est là pour Agamben qu’est l’origine de l’état d’exception. Le « pouvoir illimité dont jouissent les magistrats » ne provient pas de pouvoirs spéciaux qu’on leur accorderait, mais de l’absence de droit leur empêchant l’action. Pour Agamben, Carl Schmitt confond état d’exception et dictature, une erreur intéressée de l’auteur. Celui-ci souhaitait absolument inscrire l’état d’exception (qu’il soutenait) dans la tradition des grandes dictatures romaines, plutôt que d’accepter ce qu’il est vraiment : un justitium, un vide, un arrêt du droit. Agamben en arrive à une conclusion qui pourra surprendre ceux qui utilisent ces termes dans leur sens politique commun : on ne peut décrire Hitler et Mussolini comme des dictateurs puisqu’ils sont légalement arrivés au pouvoir et n’ont jamais aboli la constitution, l’ayant seulement suspendu pour créer une juridiction parallèle. L’opposition dictature/démocratie ne permet donc pas de caractériser ces régimes, et l’état d’exception n’est donc pas une dictature, ni de commissaire, ni souveraine, mais bien un espace « anomique vide de droit ».

Pour continuer à construire la définition de l’état d’exception, le philosophe revient sur la définition de « force de loi ». Alors que le terme désignait à l’origine la « capacité à obliger », il devient lors de la Révolution française un terme qui désigne « l’intangibilité de la loi, y compris devant le souverain, qui ne peut ni l’abroger ni la modifier » (Article 6 de la constitution de 1791). Il faut comprendre la séparation entre efficacité de la loi (effet juridique) et force de loi (position de la loi par rapport aux autres actes juridiques supérieurs tel que la constitution, ou inférieurs tel les décrets et règlements exécutifs). Dans l’État d’exception, la loi n’a pas « force de loi ». Il y a donc un « État de la loi » où « la norme est en vigueur mais ne s’applique pas (n’a pas de force) » et « des actes qui n’ont pas valeur de loi en acquièrent la force ».

L’état d’exception est donc un « espace anomique » où il y a « force de loi sans loi », ce que l’auteur illustre par le concept visuel « force de loi ». L’auteur rajoutera qu’un des caractères élémentaires de l’état d’exception est la confusion entre actes du pouvoir exécutif et pouvoir législatif. En reprenant la définition de la force de loi, on comprend alors encore mieux cette phrase de Eichmann : « les paroles du Führer ont force de loi ». En effet, en tant que chef de l’exécutif qui a absorbé le législatif, rien ne sépare la parole du Führer de la loi.

Dans un rapprochement, accordons-nous là-dessus, un peu cynique, Agamben « met d’accord » Hannah Arendt avec le philosophe nazi Carl Schmitt sur leur critique du manque de tradition de la théorie de l’état moderne qui mène à mêler autorité avec tyrannie, laissant ainsi peu de place pour réfléchir à l’autorité en soi. Dans la Rome antique s’antagonisent l’auctoritas (autorité) et la potestas (pouvoir). Le Sénat romain peut être invalidé par la potestas des magistrats, mais l’auctoritas du Sénat peut suspendre le droit et ainsi les magistrats. L’auctoritas du Sénat est donc ce qui reste du droit si on le suspend intégralement.

Agamben en conclut que le système juridique occidental se divise entre l’élément normatif et juridique qu’est la potestas, et l’élément anomique et métajuridique qu’est l’auctoritas. La potestas a besoin de l’élément anomique pour s’appliquer, tandis que l’auctoritas ne s’affirme qu’à travers l’application où la suspension de la potestas. L’état d’exception est l’élément qui permet la liaison des deux, en se basant sur la fiction que l’anomie est en relation avec l’ordre juridique. La dialectique entre les deux éléments peut fonctionner, mais si l’état d’exception devient permanent, on bascule alors dans une « machine de mort ». Cet « État d’exception permanent », nous l’avons vu en Allemagne, où Hitler n’a jamais aboli la constitution, et a fait vivre l’état d’exception pendant 12 ans, ou aux États-Unis où le USA Patriot act et la détention indéfinie sont encore partie intégrante de la juridiction américaine. Pire encore, l’administration Obama a confirmé avec l’accord du Sénat que la détention indéfinie (qui viole pourtant absolument les principes de la constitution américaine) peut s’appliquer aux citoyens américains (qui se retrouveraient alors sortis de leurs citoyenneté).

En 2015, 12 ans après la sortie du livre, la France met en place l’état d’urgence pour faire face à la vague d’attentats terroristes qui a frappé le pays. Renouvelé cinq fois, l’état d’urgence finit par être incorporé dans le droit commun par Emmanuel Macron en 2017, plongeant la France dans l’état d’exception permanent décrit par Agamben. En 2018, lors d’une conférence en Italie, Agamben ose une comparaison provocatrice : la France actuelle serait l’archétype juridique et étatique de l’Allemagne des années 30. Comparaison glaçante pour toute personne ayant déjà ouvert un livre d’histoire.

À ce problème, Giorgio Agamben propose une solution anarchisante. Pour lui, impossible de « revenir à un état de droit », puisque par la réflexion qu’il propose, les concepts même d’État et de droit sont remis en cause. La politique aurait été « contaminée par le droit », et au lieu d’être un simple pouvoir constituant (« violence qui pose le droit »), elle devrait occuper l’espace qui s’ouvre dans la non-relation entre le droit et la vie. Le droit devient un pur outil : « Un jour, l’humanité jouera avec le droit comme les enfants jouent avec les objets hors d’usage, non pour les rendre à leur usage canonique, mais pour les en libérer définitivement. »

Agamben conclut : il y aura alors un « droit pur », et une « parole non contraignante, qui ne commande et n’interdit rien » (l’opposition absolue des paroles du Führer qui ont force de loi), « mais se dit seulement elle-même, sans relation à un but. Et entre les deux, non pas un État originaire perdu, mais l’usage et la pratique humaine dont les puissances du droit et du mythe avaient tenté de s’emparer dans l’état d’exception. »

La responsabilité de Tsipras dans le désastre grec

© Λεωνίδας Καμμένος

Il se trouve peu de monde pour défendre le bilan d’Alexis Tsipras au sommet de l’État grec. Les dernières élections sonnent comme une sanction pour le chef de file de SYRIZA, le retour du bâton d’un électorat floué et déboussolé. Il y a à peine quatre ans, pourtant, la simple mention de son nom provoquait l’enthousiasme de la gauche européenne. Alexis Tsipras apparaissait comme le point de jonction entre les aspirations à la justice sociale de la population grecque, et la fibre pro-européenne dominante à gauche. Il se trouvait alors peu de voix pour critiquer une stratégie européenne dont l’échec était pourtant prévisible… Par Alexandros Alexandropoulos et Zoé Miaoulis. Traduction Valentine Ello.


Un taux de chômage qui touche encore un Grec sur cinq, un taux de pauvreté et de risque de pauvreté qui frappe actuellement 35% de la population grecque selon l’institut eurostat, une dette souveraine équivalente à 180 % du PIB qui, ramenée à chaque individu, coûterait 40,000€ par citoyen grec… les promesses d’amélioration des conditions de vie des plus modestes, portées par Alexis Tsipras avant son élection, semblent bien loin.

Les défenseurs du gouvernement SYRIZA mettent en avant la baisse du chômage, qui s’élève aujourd’hui à 18%, alors qu’il atteignait 28% en 2013. Ils passent sous silence le fait que la majorité des nouveaux emplois créés (55% des nouveaux emplois de l’année 2017) sont des emplois à mi-temps, qui ne permettent la plupart du temps aux travailleurs grecs que de percevoir un salaire de survie.

Ils omettent également de signaler que l’émigration de près de 500,000 Grecs depuis le début de la crise a pu contribuer à réduire significativement le taux de chômage. De la même manière, le taux de croissance annuel qui oscille entre 1 et 2% par an depuis l’élection de Tsipras est présenté comme une avancée significative de la part de ses partisans ; on voit mal sa signification, alors que le PIB grec a été amputé de près d’un quart entre 2008 et 2015.

La population grecque subit les conséquence d’une décennie de coupes budgétaires dans les services publics, de baisse des salaires et des retraites et de hausse de taxes sur les plus pauvres. Le gouvernement Tsipras (janvier 2015 – juillet 2019) s’est rapidement inscrit dans la continuité de son prédécesseur conservateur Antonis Samaras (2012 – 2015) et du social-démocrate Giorgios Papandréou (2009 – 2011). Après avoir brièvement tenté de résister à l’agenda de la « Troïka » (Banque centrale européenne, Commission européenne, Fonds monétaire international), il a appliqué la grande majorité des réformes exigées par celle-ci.

La cure d’austérité sous la coupe de l’Union européenne

Entre 2015 et 2019, on estime à 15 milliards d’euros la valeur totale des économies dégagées par les mesures d’austérité. Un agenda qui a valu à SYRIZA les félicitations du FMI et des mouvements conservateurs européens. Les défenseurs de Tsipras font remarquer que le gouvernement SYRIZA a limité l’ampleur des coupes budgétaires dans certains domaines, comme celui des retraites – où le montant des coupes ne s’élève qu’à 2,4 milliards d’euros, tandis qu’elles ont atteint 45 milliards d’euros entre 2010 et 2014 ; mais en 2010, les citoyens grecs n’avaient pas encore été paupérisés par les plans d’austérité successifs… En fin 2018, le gouvernement SYRIZA annonçait céder aux réquisits des créanciers en effectuant une nouvelle coupe de 18% dans le système de retraite… avant de l’ajourner, à quelques mois des élections de mai 2019.

Les partisans de SYRIZA mettent également en avant la mise en place de mesures sociales par le gouvernement Tsipras au début de l’année 2019 – dont les opposants dénoncent le caractère électoraliste et clientéliste, à quelques mois d’élections décisives : légères réductions de la TVA et de l’impôt foncier, coup de pouce donné aux petites retraites, hausse du salaire minimum grec de 11 %. Celles-ci semblent insuffisantes en regard de la baisse spectaculaire de 23% du salaire minimum grec de 2010 à 2018, initiée par le gouvernement Papandréou et continuée par ses successeurs Samaras et Tsipras lui-même. Il faut aussi inclure les diverses réformes du marché du travail votées sous le gouvernement Tsipras dans le bilan de celui-ci ; entre autres, une loi restreignant considérablement le droit de grève, puisqu’elle impose aux syndicats d’obtenir le soutien de 50% de leurs adhérents dans une entreprise pour enclencher une grève qui ne soit pas illégale – on devine que cette mesure ne va pas favoriser les travailleurs au sein des entreprises dans leurs revendications salariales.

De la même manière, les baisses de la TVA impulsées par Tsipras en 2019 compensent à peine la hausse de ce même impôt, mise en place par le même Tsipras fin 2015, sous la pression de la « Troïka » ; il faut aussi prendre en compte le fait que cette baisse de TVA a été financée sur la base de l’excédent budgétaire primaire – la différence entre les recettes et les dépenses – de l’année 2018, exceptionnellement élevé, lui-même obtenu à partir de mesures d’austérité. Il y a fort à parier que le nouveau gouvernement conservateur grec reviendra sur ces mesures sociales, qui n’ont été consenties par les créanciers de la Grèce qu’en raison de la temporalité électorale de l’année 2019.

C’est que la Grèce ne s’est en rien libérée de la contrainte que les créanciers et l’Union européenne font peser sur son budget et sa politique économique. Officiellement, la Grèce est sortie des mémorandums – agendas de réformes structurelles rédigées par la « Troïka » – honnis par la population grecque, comme Alexis Tsipras l’a récemment annoncé sur l’île hautement symbolique d’Ithaque. En réalité, la Grèce a simplement échelonné le remboursement de sa dette sur quarante ans, avec obligation de faire valider son budget tous les quatre mois par la Commission européenne jusqu’en 2059 ; cette obligation inclut également le dégagement d’un excédent budgétaire primaire annuel d’au moins 2,2 % – un horizon de rigueur budgétaire que Tsipras dénonçait comme ayant pour effet « d’étrangler l’économie grecque » avant son élection. On voit donc mal la différence avec les mémorandums du passé, au-delà du changement de dénomination.

Si sur la question des salaires et des impôts, le gouvernement Tsipras a fait preuve de davantage de combativité face aux réquisits de la « Troïka » que ses prédécesseurs, il est d’autres dossiers sur lesquels on peine à voir la moindre différence – quand le gouvernement SYRIZA ne s’est pas montré plus conciliant encore à l’égard de la « Troïka ». Entre autres, celui des privatisations. Depuis 2015, ce sont des compagnies de chemin de fer helléniques, une dizaine de ports et d’aéroports et des centaines d’îles qui ont été vendues à des compagnies privées et des fonds d’investissements étrangers. On compte bien sûr des firmes allemandes – notamment le groupe Fraport, qui a obtenu une part importante dans le rachat des aéroports grecs – mais aussi des entreprises d’État chinoises, comme la société Cosco qui a racheté le port du Pirée, ou encore des investisseurs qataris sur plusieurs îles grecques privatisées.

Autre thématique sur laquelle les opposants à Tsipras se montrent intraitable : celle du logement. Les gouvernements Papandréou et Samaras avaient déjà fragilisé la situation des Grecs les plus endettés et menacés d’expulsion. Une loi votée en 2017 par une majorité de députés SYRIZA systématise la vente aux enchères des biens immobiliers et des logements des Grecs les plus endettés ; ce sont actuellement 200,000 logements grecs qui sont concernés par cette procédure, ou en voie de l’être.

« Trahison » de Tsipras ou refus d’affronter l’Union européenne ?

Il y a loin du Tsipras qui arrive au pouvoir en 2015, vent debout contre « les élites et les oligarques », à celui de l’année 2019, qui justifie au Financial Times les « réformes » imposées à la Grèce avec une phraséologie qu’Emmanuel Macron ne renierait pas.

En 2015, lorsque le jeune Alexis Tsipras arrive au pouvoir, il est vivement soutenu par des partis, politiciens et intellectuels de gauche à travers le monde entier. Les voix qui, en Grèce, s’inquiétant de la nature réelle du projet de SYRIZA, questionnaient son refus de rompre avec l’Union européenne, étaient balayées d’un revers de main et catégorisées comme « sectaires ». Une étrange industrie de tourisme révolutionnaire a émergé, et l’on a vu nombre de philosophes, universitaires et politiciens progressistes se rendre à Athènes pour une photo de circonstance. De Žižek à Negri et d’Iglesias à Corbyn, tous voyaient dans la victoire de SYRIZA un moyen de donner à leurs idées un regain de crédibilité.

L’histoire de la trahison de SYRIZA vis-à-vis de la lutte contre la dette grecque est désormais bien documentée. Peu après l’arrivée du parti au pouvoir, Tsipras s’est engagé dans une série de négociations controversées au sein de sa base. La promesse de s’affranchir du programme du FMI et d’effacer la dette, initialement avancée, a été remplacée par un but bien plus modeste dès les premières heures de l’accession du parti au pouvoir. SYRIZA s’est alors mis à évoquer des « renégociations » honnêtes, un modeste dégrèvement pour le remboursement de dette, et un ralentissement relatif du programme d’austérité.

La tragédie trouve son épilogue à l’été 2015, quand SYRIZA en appelle à un référendum, demandant aux citoyens s’ils acceptaient la continuation du programme d’austérité, tandis que planait au-dessus des Grecs la perspective d’une expulsion de l’Union européenne et de la zone euro. Malgré les menace de pénuries de médicaments, de produits alimentaires, de banques fermées et d’une éjection de l’Union européenne, les Grecs ont voté à 61% contre la poursuite des mesures d’austérité. Yanis Varoufakis décrivit plus tard l’atmosphère endeuillée qui régnait dans le bureau du leader de SYRIZA qui, selon ses dires, espérait que le « Oui » l’emporte au référendum. Refuser le plan d’austérité aurait en effet poussé la Grèce à une sortie de la zone euro et de l’Union européenne, solution à laquelle Tsipras était résolument hostile.

Quelques heures avant les résultats du référendum, Alexis Tsipras embrassait Jean-Claude Juncker et échangeait des plaisanteries avec Angela Merkel. Quelques jours plus tard, il faisait voter au Parlement un plan d’austérité que son prédécesseur conservateur, Antonis Samaras, n’avait pas voulu accepter. La grande majorité des politiciens, intellectuels et journalistes qui avaient apporté leur appui à SYRIZA depuis son élection, n’ont pas remis en cause leur soutien. Ceux qui ont critiqué la « capitulation » de Tsipras, à l’instar d’Alain Badiou, n’ont jamais questionné leur soutien originel apporté à Tsipras au moment de son élection – comme si sa « capitulation » était une simple erreur commise par l’individu Tsipras, et non le fruit d’une absence de réflexion sérieuse vis-à-vis de l’Union européenne de la gauche grecque dans son ensemble.

Le journaliste britannique Paul Mason a réalisé un documentaire sur le référendum grec baptisé This is a coup, qui consistait en grande partie à éluder la responsabilité de SYRIZA, de Yanis Varoufakis et bien sûr d’Alexis Tsipras. Slavoj Žižek défendit ouvertement SYRIZA et continua à soutenir le parti, pendant que son collègue de l’Université de Birkbeck à Londres, le philosophe de gauche Costas Douzinas, participait à l’élection pour le secrétariat général de SYRIZA et fut élu. Dès lors, il vota toute les mesures d’austérité que le parti avait introduites au Parlement. Judith Butler, de manière plus discrète mais sans équivoque, continua à défendre le mouvement en participant aux événements qu’il organisait. Podemos, l’allié espagnol de SYRIZA, était clairement embarrassé par le tournant austéritaire du parti mais a fini par en justifier la nécessité. Le Parti travailliste britannique n’a pas eu de mots assez durs contre les créanciers et la Troïka, mais ont toujours ouvert leurs portes aux principaux représentants de SYRIZA.

Cette logique de soutien inconditionnel témoigne d’une tâche aveugle de la gauche européenne, dont elle a encore du mal à se départir aujourd’hui : son incapacité à accepter la perspective d’une rupture avec l’Union européenne.