« Une version encore plus brutale et patrimoniale du régime Assad a émergé de la guerre » – Entretien avec Joseph Daher

Joseph Daher est professeur affilié à l’Institut européen de Florence, où il prend part au projet Wartime and Post-Conflict in Syria, et enseigne à l’université de Lausanne. Il est notamment l’auteur de Hezbollah, un fondamentalisme religieux à l’épreuve du néolibéralisme (Syllepse 2019) et Syria after the Uprisings, the Political Economy of State Resilience (Pluto Press et Haymarket, 2019). Dans cet entretien fleuve, il revient sur la genèse, les caractéristiques et les évolutions du régime Assad. Un régime qui, par sa position stratégique au Moyen-Orient, a longtemps bénéficié de la faveur des grandes puissances. Enfin, il évoque la guerre qui touche la Syrie depuis 2011 : l’échec de la révolution syrienne, la responsabilité du régime dans le basculement de la révolte en guerre civile puis internationale, la défaite de l’opposition et de ses soutiens étrangers.

Le Vent Se LèveHafez al-Assad, le père de Bachar al-Assad, arrive au pouvoir au début de la décennie 1970. Pour d’aucuns à l’époque, ce n’est qu’une énième révolution de palais et beaucoup ignorent qu’une longue période de stabilité s’augure avec sa venue au pouvoir. Pourriez-vous tout d’abord revenir sur les circonstances ainsi que le contexte qui amènent à la prise de pouvoir d’Hafez al-Assad, membre du Ba’th, ce parti nationaliste panarabe et socialiste ? 

Joseph Daher. A cette époque, Hafez al-Assad est l’un des dirigeants les plus importants de la République Arabe Syrienne, puisqu’il occupe depuis 1966, le poste de ministre de la Défense. Il faut savoir qu’après 1967, nous assistons à une période de radicalisation politique au sein du monde arabe, qui touche en particulier les gauches. De nombreux partis émergent, de tendances socialistes et communistes, inspirés des événements de 1967 et des contestations liées à la guerre du Vietnam. En Syrie, une telle dynamique se reflète par l’arrivée au pouvoir de Salah Jadid, qui représente l’aile gauche du Parti Ba’th. Les politiques de l’aile radicale du Parti Ba’th, comme la réforme agraire, les nationalisations ou encore la création de larges secteurs publics, ont eu des conséquences socio-économiques appréciables dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, en particulier en faveur des secteurs les plus défavorisés, au détriment des classes bourgeoises marchandes et industrielles et des gros propriétaires terriens.

La défaite de 1967 affaiblit toutefois le nouveau gouvernement syrien, avec un début de combat interne entre Salah Jadid et Hafez al-Assad. [ndlr : en juin 1967, Israël défait les armées syriennes, égyptiennes et jordaniennes. Ce conflit est connu sous le nom de guerre des six Jours.] Ils seront en désaccord sur trois points principaux : d’une part sur la pertinence d’une guerre populaire des Palestiniens contre Israël ; d’autre part sur l’attitude à adopter envers les régimes conservateurs arabes comme l’Arabie Saoudite ; enfin, sur les politiques sociales à mener et notamment les nationalisations. Hafez al-Assad sera pour un rapprochement avec les monarchies du Golfe et prônera une certaine modération au niveau économique, s’opposant aux vues de Salah Jadid.

En 1970, Hafez al-Assad procède finalement à un coup d’État contre Salah Jadid. Il s’allie alors aux segments plus conservateurs de la société, à l’instar de la bourgeoisie de Damas. Un tel pacte se répercutera sur ses choix internes, avec une timide libéralisation au niveau économique, mais aussi externes, comme nous le verrons par la suite. Pendant les premières années, il s’attaquera en priorité, non pas aux mouvements des Frères musulmans, mais à l’opposition démocratique, de gauche, et laïque, soutenue par de larges secteurs au sein des syndicats (de travailleurs et paysans) et des associations professionnelles.

LVSL Hafez al-Assad bâtira un régime présidentiel mâtiné d’autoritarisme et de personnalisme, où la place de la famille et du clan des Alaouites, est fondamentale pour comprendre la destinée de la Syrie. Plus précisément, selon vous, il va mettre en place un État patrimonial. Qu’entendez-vous par là ?

J.D. Le régime mis en place par Hafez al-Assad sera en effet autoritaire et néo-patrimonial. J’entends par patrimonial, le fait que tous les centres du pouvoir sont contrôlés dans une seule main ou dans un seul groupe. En conséquence de quoi, l’ensemble de la famille Assad joue un rôle important bien sûr au niveau politique et économique, mais aussi au sein des forces armées, de même que dans les services de sécurité. A l’évidence, il ne faut pas oublier l’importance, au sein du régime, de figures comme Abdel Halim Khaddam ou Mustapha Tlass. Pour le reste, la variable familial demeure centrale : lorsqu’on regarde la composition du corps des officiers, certes il y a des Alaouites , mais il y a surtout des individus liés directement soit à Hafez al-Assad, soit à la première dame, Anissa Makhlouf. [ndlr : Les Alaouites sont un groupe confessionnel qui constitue environ 10 % de la population syrienne totale. La religion alaouite est un syncrétisme de croyance préislamiques, de néoplatonisme et d’islam chiite. Ils sont reconnus comme musulmans, se rattachant au chiisme.]

Il serait toutefois faux d’affirmer qu’il y a l’établissement d’un « régime alaouite ». Les Alaouites n’ont pas profité, plus que d’autres, des politiques économiques du régime et seule une minorité jouit d’une position économique confortable grâce à leurs liens clientélistes. Ainsi, de nombreuses régions à majorité alaouites se caractérisent par des niveaux de pauvreté élevés, à l’instar des régions rurales de Lattaquié et de Tartous. Il y a donc chez Alaouites, comme chez les autres communautés, des divisions politiques, sociales, économiques, de genres etc.

La famille Assad. Hafez al-Assad et son épouse, Mme Anisa Makhlouf. Au dernier rang, de gauche à droite : Maher, Bashar, Basil, Majid, et Bushra al-Assad. @wikimedia

LVSL– La Syrie d’Assad est surtout pour reprendre les mots de la journaliste Caroline Donati, le «prototype de l’État des moukhabarat (renseignement et sécurité) ». Dans les années 70, elle compte alors près de 60 000 membres des services des renseignements. Un tel décor illustre l’importance de la répression dans la gestion du politique et du social chez Hafez al-Assad. Pourriez-vous revenir sur cet aspect? Quelle conséquence une telle politique répressive a eu sur le pluralisme politique? 

J.D. Il y a en effet le développement massif des services de sécurité et de tout ce qui les entoure, notamment les informateurs, qui tiennent une place centrale. Il y a ensuite les réseaux du régime, ce que j’appelle réseau de pouvoir, qui jouent un rôle majeur dans la répression et le contrôle social. Toutes les associations professionnelles seront dissoutes en 1979, puis recrées par des fidèles du régime. De la même façon, tout au long des années 1970, une sévère épuration touche les organisations syndicales, ce qui permet d’exclure les syndicalistes les plus critiques. Très vite, à leur tête, il est aisé de retrouver des dirigeants qui agissent comme les bras armés de l’État et du parti au pouvoir, ne défendant plus les intérêts de la classe ouvrière et n’ayant plus qu’en tête un impératif, celui de l’augmentation perpétuelle de la production. Quant au niveau politique au niveau officiel, il reste le Front national progressiste (FNP), qui regroupe des partis loyaux du régime. Néanmoins, ces formations politiques ne sont que des coquilles vides. Finalement, le seul parti véritablement autorisé, c’est le Ba’th. Jusqu’en 2000, il est un instrument de contrôle social et de mobilisation pour le régime. Dans un tel décor, il n’est pas exagéré de parler de fin du pluralisme, notamment politique.

LVSL – Si l’État se révèle « d’une extrême brutalité pour éradiquer toute voix discordante » selon les mots de l’historien Matthieu Rey, la Syrie n’est pas forcément un pays stable, à l’ordre retrouvé. En témoigne la vitalité des Frères musulmans syriens. La fin des années 70 et le début des années 80 sont d’ailleurs marquées par une confrontation entre cette confrérie et le régime, symbolisée par le massacre d’Hama. Qu’est ce qui caractérise les Frères musulmans en Syrie? Comment sommes-nous arrivés à ce tragique épisode d’Hama ?

J.D. Tout en dénonçant la répression qui s’est abattue contre les membres des Frères musulmans, il est important de dire que la confrérie n’a jamais disposé d’un programme démocratique et qu’elle a toujours aspiré à un État islamique autoritaire, d’orientation libérale au niveau économique. Les Frères musulmans syrien porte aussi un discours confessionnel, qui véhicule une haine des Alaouites. A l’évidence, ils bénéficieront d’un soutien important, en particulier des anciennes élites marginalisées par le Ba’th, parmi lesquelles des grands propriétaires féodales d’Hama et d’Alep.

La dichotomie entre les Frères musulmans et le régime syrien aboutit rapidement à une confrontation confessionnelle, qui bascule elle même en guerre militaire, milicienne. Ce même basculement est symbolisé par l’assassinat des cadets alaouites à l’école d’Alep en 1979. [ndlr : Il est revendiqué par l’Avant-garde combattante, un groupe djihadiste composé de militants des Frères musulmans.] Le régime reprendra à son compte cet affrontement, instrumentalisant le discours religieux islamique, en totale contradiction avec l’image laïque qu’il prétendait représenter.

Dans le même temps, la répression se renforce contre les Frères musulmans mais aussi contre les civils accusés d’être affiliés à ce mouvement, avec des massacres commis dans le Nord, mais aussi dans la banlieue et la campagne d’Alep (rif Alep). Cela conduit à la catastrophe d’Hama en 1982, ou les forces du régime répondent à une insurrection générale déclenchée par des combattants de l’avant garde et les Frères musulmans contre les forces de sécurité du régime. Mais cette réponse est massive, sans précédent : plus de 10 000 personnes sont mortes, un tiers de la ville a été détruit. Cet évènement conduira à la fin de toute opposition , de sorte que l’on a souvent défini la Syrie comme un royaume du silence. 

LVSL Hafez al-Assad s’éteint en 2000. Peu de temps avant, il orchestre sa succession et fait adopter Bachar al-Assad par les puissances européennes, dont la France. Pour certains, c’est le début d’une ère d’ouverture. Des commentateurs mettent en lumière le coté « occidental » de Bachar, lui qui fut envoyé deux ans en Angleterre, où il rencontra Asma, sa femme, laquelle travaillait dans la banque d’affaires J.P. Morgan. Des analystes mentionnent son discours d’investiture du 17 juillet 2000, où Bachar al-Assad se présente en « réformateur ». Qu’en est-il en réalité ? Le système mis en place par Bachar varie t-il de celui qu’avait bâti son père ? 

J.D. Bachar al-Assad est très vite perçu, à tort, comme moderne et réformiste, mais aussi ouvert à l’international. Le plus important néanmoins demeure les reconfigurations qui ont lieu sous sa mandature, qui permettent de cerner les évolutions du régime syrien.

Son premier travail est d’achever le renouvellement de l’ancienne garde, symbolisé par l’éviction de Khaddam, proche d’Hafez al-Assad. Progressivement, il se constitue une nouvelle garde rapprochée, de sorte que la patrimonialisation du régime se renforce. Il introduit ses loyalistes dans l’armée et les forces de sécurité et intègre des technocrates réformateurs dans le gouvernement, avec peu de poids politique. Ce qu’il faut surtout savoir, c’est que l’ensemble des pouvoirs se concentrera dans les mains de trois figures : Bachar al-Assad au niveau politique ; le frère cadet Maher al-Assad au niveau militaire, puisqu’il dirige la 4ème division blindée, la plus moderne et la plus équipée, tout en traînant en parallèle dans les milieux d’affaires via un homme de paille, Mohamed Hamcho ; Rami Maklouf au niveau économique et financier, celui-ci étant le banquier de la famille et l’homme le plus riche de Syrie.

Ensuite, Bachar al-Assad s’attache à mettre en place des politiques néolibérales, tout en procédant à une libéralisation du commerce. Par exemple, la responsabilité des services sociaux de réduire les inégalités a été de plus en plus confiée aux organisations caritatives privées, et donc aux couches bourgeoises et religieuses conservatrices de la société syrienne, en particulier aux associations religieuses. Finalement, ces politiques profiteront à une minorité, comme la classe bourgeoise, moyenne supérieure ou les investisseurs étrangers de la Turquie ou du Golfe. Pendant ce temps, le Syrien ordinaire ne tire pas grand-chose de ces nouvelles orientations : en 2000, 14% de personnes vivent sous le seuil de pauvreté, en 2010 on dépasse la barre des 30%.

Il s’attelle aussi à affaiblir les structures des organisations corporatistes comme les syndicats de travailleurs et paysans, et même du Ba’th, les considérant comme des obstacles à la réforme économique néolibérale. De nouveaux réseaux de pouvoir émergent, fondés sur les hommes d’affaires liés au régime, sur les notables tribaux, confessionnels et religieux, mais aussi sur les services de sécurité qui demeurent néanmoins sous-payés, corrompus et laxistes. Cette reconfiguration a pour conséquence un affaiblissement des liens qui unissent le régime à ses citoyens, notamment au niveau local – quartiers, villages.

L’arrivée au pouvoir de Bachar al-Assad en 2000 a donc considérablement renforcé la nature patrimoniale de l’État avec le poids croissant d’un capitalisme de copinage. Les politiques néolibérales approfondies du régime ont conduit à un changement de la base sociale du régime, constituée à l’origine de paysans d’employés du gouvernement et de certaines sections de la bourgeoisie, vers une coalition de soutien au régime avec un réseau de capitalistes connectés au pouvoir (dirigée à sa tête par la famille de la mère d’Assad), la bourgeoisie et les classes moyennes supérieures soutenant le régime.

@ Clément Plaisant pour Le Vent Se Lève

LVSLLa politique étrangère constitue aussi un levier chez les Assad. Damas met en avant dès 1970 plusieurs objectifs, comme la libération des territoires occupés par Israël aux dépens de la Palestine ou la récupération du Golan occupé. A l’évidence, lorsque Bachar al-Assad arrive au pouvoir, le contexte a fortement évolué, en témoigne l’hubris de la superpuissance américaine qui considère Damas comme un État voyou. Néanmoins, les dossiers restent comme la question libanaise. Par ailleurs, le régime perpétue une « tradition de manipulation de réseaux violents, d’enlèvements et d’assassinats politiques » pour reprendre les propos des chercheurs Adam Bazcko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay. Bref, quels sont les grands dossiers de politique étrangère pour la Syrie ? Malgré l’usage constant de cette capacité de nuisance, comment peut-on expliquer l’attachement des occidentaux à renouer avec Damas ?

J.D. : Il est clair qu’avec l’arrivée au pouvoir d’Hafez al-Assad, nous assistons à une instrumentalisation des enjeux internationaux. Cette instrumentalisation lui est particulièrement utile dans la quête d’un renforcement de son autorité. Néanmoins, une telle posture ne sera jamais idéologique, dans le sens d’une Grande Syrie. Ce qui est certain, c’est qu’avec Hafez al-Assad, la Syrie participera d’une lutte pour le Moyen-Orient, pour reprendre les mots de Patrick Seale.

Pour ce faire, le régime va miser sur la construction de réseaux et d’instruments pour faire pression sur les acteurs régionaux et internationaux et les pousser à la négociation. Le Liban est l’un des théâtres de la mise en place de cette stratégie. Ici, la Syrie craint l’établissement d’une démocratie sociale et laïque, résistante et pro-palestinienne. Un tel développement à sa gauche, potentiellement vecteur d’instabilité, n’aurait pas été concevable pour le régime. Finalement, l’armée syrienne intervient en 1976, sous approbation américaine et israélienne. Certes, Tel-Aviv changera de position par la suite, en intervenant à plusieurs reprises au Liban les années suivantes et occupant même le pays. En tout cas, dans le contexte libanais, Damas instrumentalisera des groupes fondamentalistes comme le Hezbollah. Le procédé est similaire avec la question de la Palestine, qui doit lui permettre d’arriver à ses objectifs, d’où son soutien à des groupes comme Abou Nidal ou bien le Hamas. Mais la libération de la Palestine n’est pas un objectif pour Damas, loin de là.

Cette capacité de nuisance sera évidemment utilisée aussi contre Israël et les États-Unis. A propos du Golan occupé [ndlr : Le Golan est un haut plateau situé au sud-ouest de la Syrie, mais qui est occupé depuis la guerre des Six jours (1967) par Israël], il s’agit avant tout pour le régime de trouver un modus vivendi avec Israël. Il n’est significatif qu’après 1973, la Syrie ne connaît plus aucun conflit armé direct avec Tel Aviv, par rapport au Golan. Quant à Washington, il faut savoir que les relations n’ont jamais été stables, même si au début de son règne Hafez al-Assad opère un rapprochement avec les États-Unis, qui notamment verra d’un bon œil l’intervention syrienne au Liban en 1976 contre les forces palestiniennes et de gauche libanaises. De même Damas soutiendra l’intervention internationale contre l’Irak en 1991, dans lequel les États-Unis jouent un rôle leader. Bachar al-Assad va connaître des années difficiles suite à la guerre d’Irak en 2003 avec les États-Unis, la Syrie étant la cible des néo-conservateurs. C’est ainsi que pour peser dans la négociation avec les Américains, le régime syrien utilisera les réseaux djihadistes en Irak, alimentant la contre-insurrection en Irak pendant des années.

Néanmoins, un tel comportement n’empêche pas certains états occidentaux de maintenir une coopération avec la Syrie. Ces derniers sont en effet conscients de la centralité de la Syrie sur certains dossiers régionaux. Sarkozy met fin à la rupture engagée par Chirac après l’assassinat d’Hariri en 2005 et invite Assad à Paris pour le sommet de l’Union pour la Méditerranée. Paris se fait alors la promotrice d’une relance de la relation franco-syrienne, de nouveau pour peser davantage dans le dossier libanais et essayer de gagner des contrats économiques en Syrie. Enfin, à la veille du soulèvement, ce sont les États-Unis qui renouent à leur tour avec Bachar al-Assad : Barack Obama nomme fin 2010 un ambassadeur en Syrie, Robert Ford, poste laissé vacant depuis 2005. Toujours dans l’optique de jouer un rôle sur le dossier iranien et libanais.

LVSL – Venons-en à présent à la révolution syrienne. Vous nous avez dressé le portrait d’une Syrie autoritaire, souvent injuste, très inégalitaire où les politiques néolibérales ont pris tout au long de la décennie 2000 une place importante. Est-ce pour contester ce système, où une clique s’accapare les ressources, que les Syriens protestent massivement en mars 2011 ?

J.D. Je pense qu’il y a un ensemble de raisons, qui sont différentes selon les strates, les acteurs politiques, les individus. Deux éléments semblent néanmoins essentiels à mes yeux : d’une part l’absence de démocratie, c’est-à-dire le fait de pouvoir jouer un rôle dans les décision du pays ; d’autre part des éléments socio-économiques, comme l’augmentation de la pauvreté et du chômage, ainsi que le délabrement continu des services publics, comme les écoles et les hôpitaux, consécutifs à des privatisations rampantes et au manque d’investissements étatiques.

L’économie politique de la Syrie a ainsi créé une situation prérévolutionnaire. L’absence de démocratie et l’appauvrissement croissant des masses, dans un climat de corruption et d’inégalités sociales prononcé, ont préparé le terrain pour l’insurrection populaire, qui n’a eu besoin que d’une étincelle. Cela a été fourni par les révoltes populaires en Tunisie et en Égypte. Elles ont inspiré les classes populaires en Syrie et ailleurs. En Syrie, de larges segments de la population sont alors descendus dans la rue avec les mêmes exigences que celles soulevées par d’autres révoltes : liberté, dignité, démocratie, justice sociale et égalité.

LVSL Une partie des médias a toujours vu le soulèvement comme étant le fait des Arabes sunnites, contre un pouvoir Alaouite. Si les sunnites sont majoritaires en Syrie, on sait que de nombreuses minorités ont participé au soulèvement. Par ailleurs, comme l’ont montré les chercheurs Adam Bazcko, Gilles Dorronsoro et Arthur Quesnay, la logique communautaire n’est pas présente à l’initiale. Pourriez-vous revenir sur ce facteur communautaire, dans le soulèvement de mars 2011?

J.D. – Au cours des deux premières années du soulèvement, les mots d’ordre dominants étaient en faveur de l’unité et la liberté du peuple syrien et contre le confessionnalisme. Des groupes relativement petits avec un discours confessionnel étaient présents au début du soulèvement et se sont surtout développés suite à la répression de plus en plus sanglante du régime, la militarisation, le développement des forces islamiques fondamentalistes et des interventions étrangères.

Les espaces, les symboles et le vocabulaire religieux ont également joué un rôle dans certains secteurs du mouvement de protestation. Dans des manifestations, des slogans politiques exigeant la liberté, la justice et la fin du régime d’Assad ont été parfois associés au chant d’Allahu akbar (Dieu est grand) et La ilah illa Allah (Il n’y a de dieu que Dieu). Cela n’a pas empêché les organisations locales d’être particulièrement attentives à la question du confessionnalisme et de communiquer un message inclusif à tous les syriens. Face aux tentatives du régime de diviser le mouvement de protestation selon des divisions confessionnelles et ethniques, la grande majorité des militants sur le terrain ont réagi en affichant des slogans et des chants promouvant l’unité du peuple syrien et en organisant des campagnes sur cette orientation.

LVSL – Rapidement, la révolution syrienne se militarise. Ici, le régime porte en lui une grande responsabilité. Pourriez-vous revenir sur la « politique du pire » qu’a mis en place le régime syrien pour reprendre les mots de Charles Thépaut, qui consiste à instrumentaliser les minorités, radicaliser l’opposition, et militariser la répression ?

J.D. – Il est évident que le régime porte la plus grande responsabilité. C’est lui le premier qui a détruit la révolution syrienne, ses aspirations démocratiques et sociales. Au début de la guerre, il ordonnera, à travers des amnisties, la libération de personnalités jihadistes et autres membres d’organisations salafistes. Le but est de radicaliser l’opposition. Poursuivant dans cette logique de confessionnalisation du soulèvement, il utilise la répression de façon stratégique, avec une distribution sélective. Il vise tout d’abord les quartiers populaires sunnites qui participent au soulèvement. Lorsque les manifestations auront lieu dans des régions mixtes sunnites/chrétiennes/alaouites, comme à Lattaquié mais aussi dans la campagne d’Homs ou d’Hama, la violence militaire se dirigera principalement vers les quartiers populaires sunnites participant à la révolution. De cette façon, le régime veut attiser les tensions entre communautés.

Les populations kurdes elles, ne sont pas initialement réprimées de la sorte durant les premiers mois. Dans une tentative de coopter ces forces politiques afin de trouver un deal, le régime se trouve plus accommodant. Même attitude similaire envers les minorités. Par exemple, l’État ne va pas réprimer directement les populations druzes et chrétiennes et fera surtout appel à des voyous et ces réseaux locaux, afin de contrôler ces populations.

Dans ce contexte de féroce répression, des groupes armés se forment, donnant naissance à l’Armée syrienne libre (ASL). Au sein de cette dernière, il n’y a pas comme on pourrait le croire, seulement des officiers déserteurs, mais plutôt des civils. L’encrage de ces groupes est local, c’est-à-dire que les engagements se font sur la base de réseaux militants, amicaux ou familiaux. Porteur d’aucune idéologie spécifique, ils ont le projet de défendre un quartier, un village ou une région spécifique, de permettre la poursuite des manifestations.

Il y a donc une militarisation de la révolution, favorisée et renforcée par la suite par l’intervention des pays étrangers. A ce moment précis, les organisations fondamentalistes islamiques vont jouer un rôle croissant, par leurs expériences, par leur discipline, par les financements étrangers. Mais pendant 2 ans, de mars 2011 à début 2013, nous pouvons observer des manifestations populaires, des campagnes civiles, avec conjointement des combats armés. La militarisation du soulèvement prend le dessus après 2013. 

LVSL – Malgré la militarisation de la révolte il y a aussi la mise en place d’institutions civiles alternatives par les oppositions, qui donnent à voir une autre histoire de la révolution syrienne. Pourriez-vous nous en dire plus ?

J.D. Les conseils locaux de coordination étaient là pour coordonner les manifestations, avec cette idée qu’il est primordial de faire passer chaque semaine un certain type de message, entendu de tous, et surtout démocratique. Leur tâche sera ensuite de s’occuper des territoires libérés par le régime. Les conseils locaux voient ainsi le jour, à la fin de 2011. Un anarchiste syrien, Omar Aziz, en parlera pour la première fois, en affirmant que les manifestations ne suffisent pas : il convient de bâtir des instances qui permettent de s’auto-organiser. Ces institutions prendront une certaine importance, qu’il ne faut toutefois pas romantiser dans leurs fonctionnements. Outre le manque de représentativité des minorités religieuses, la participation des femmes était attestée comme étant faible, et les conseils étaient souvent choisis plutôt qu’élus, en fonction de l’influence des chefs militaires locaux, des structures claniques et familiales. Ainsi, la majorité des conseils locaux – plus de 55 %, n’ont pas vu le jour par le biais d’élections, mais ont été établis par des mécanismes d’auto sélection des élites. Malgré ces manques, ils permettront de gérer les affaires locales, et notamment la prise en charge de services comme les écoles, les hôpitaux, les tribunaux, les systèmes d’eau, d’électricité. Ce fut à bien des égards des expériences fondatrices d’une extrême importance. Nous le savons, dans les révolutions, il y a toujours la mise en place d’un double pouvoir, c’est-à-dire de forces qui remettent en cause le pouvoir central.

@Pluto Press

LVSL Certains ont affirmé que dès le début, l’opposition est constituée d’islamistes, de salafistes et de jihadistes. Pourtant, une figure comme Michel Duclos, ancien Ambassadeur de France en Syrie, évoque ces « officiers défecteurs imbus de l’éthos officiel laïc » que l’on a jamais voulu soutenir. N’ y-a- t-il pas eu un vrai courant séculariste dans l’opposition, mais qui n’a pas résisté à la jihadisation de l’opposition ? Pour être plus précis, n’est ce pas la confessionnalisation et l’internationalisation qui ont condamné les oppositions, et notamment les plus modérées ?

J.D. Le rôle des acteurs étrangers est en effet central. En premier lieu, celui des alliés du régime : l’Iran, le Hezbollah, les milices chiites d’Irak. Ils contribueront à favoriser le confessionnalisme. En second lieu celui de l’opposition : la Turquie et les monarchies du Golfe, du Qatar à l’Arabie Saoudite. Ces derniers ont promu un récit confessionnel du soulèvement, insistant sur un discours de division entre sunnites et chiites. Pour ne prendre qu’un exemple, la chaîne de télévision al-Arabiya donnera par exemple la parole à un salafiste syrien, Adnan al-Arour, connu pour ses appels aux massacres de la communauté alaouite. Ce soutien ne s’est pas cantonné aux seuls discours et les gouvernements en place ont financé et armé de nombreux groupes considérés comme salafistes ou jihadistes. L’Arabie Saoudite soutiendra l’Armée de l’Islam de Zahran Allouche, un groupe salafiste/jihadiste qui a une perspective nationale similaire à celle des Talibans, alors que dans le même temps, le Qatar a soutenu divers groupes fondamentalistes islamiques, des salafistes de Ahrar Sham à Jabhat al-Nostra, un groupe jihadiste, ex-filial syrienne d’Al-Qaïda, dirigé par Abou Mohammed al-Joulani.

Ce soutien militaire tous azimuts n’est pourtant pas présent dans les premiers mois de la crise. La Turquie ainsi que les monarchies du Golfe avaient en effet de bonnes relations avec Damas. C’est pourquoi tant Ankara que Doha ou Riyad ont essayé de s’engager avec le régime pour faciliter une solution pacifique et empêcher une réponse militaire répressive.

Les positions de la Turquie et des monarchies du Golfe ont néanmoins évolué, devant l’évidence qu’il était de plus en plus difficile de parvenir à un compromis, et devant l’impossibilité par les capitales du Golfe d’éloigner Téhéran de Damas. Dès ce moment, ils exigent le départ d’Assad puis interviennent indirectement. Éloigner Téhéran de la Syrie sera alors un moyen pour bâtir une influence régionale plus grande au Levant, et de rétablir un équilibre régional plus favorable des forces qu’ils ont sans doute perdu après l’occupation américaine de l’Irak en 2003.

A coté, la coalition en exil est instrumentalisée par ces même pays du Golfe et la Turquie, tandis que le rôle des Frères musulmans ne cessent de s’accroître au sein de ces instances. Quant aux forces démocrates au sein des instances de l’opposition soutenue par les monarchies du Golfe, Turquie et les états occidentaux, ils s’allieront de manière critique à des groupes fondamentalistes religieux. Très vite, l’internationalisation et la confessionnalisation font donc perdre à cette révolution tout aspect démocratique.

LVSL Les Occidentaux eux aussi ont échoué, à l’issue d’une stratégie difficilement lisible. Ils se sont essentiellement appuyés sur la Turquie et l’Arabie saoudite pour soutenir l’opposition, au détriment de sa fraction la plus sécularisée. En 2013, les États-Unis ne sont pas intervenus, malgré la pression des courants néoconservateurs sur Barack Obama. Finalement, il apparaît que les États-Unis et leurs alliés ont moins eu comme préoccupation de faire tomber le régime que de combattre le terrorisme. Quel regard portez vous sur l’attitude et l’action des Occidentaux ?

J.D. Dans les premières semaines du soulèvement, la secrétaire d’État, Hillary Clinton, décrit Bachar al-Assad comme différent de son père. Dans le même temps, elle déclare que les États-Unis ne peuvent agir de la même façon en Syrie qu’en Libye, arguant que chacune de ces situations est unique. La stratégie américaine était claire dès le début : ne pas reproduire le scénario libyen. Washington n’a donc jamais eu la volonté d’un changement de régime, mais plutôt le souhait d’une transition, qui aurait pu être réalisée par des officiers de la secte alaouite, capable de renverser Assad. Un tel vœux ne se réalisera jamais : la nature patrimoniale du régime a favorisé sa cohésion, ce dernier était soudé derrière l’armée et les services de sécurité. Ce qui ne fut le cas, ni en Tunisie, ni en Égypte.

Certes, à mesure que le soulèvement bascule en guerre civile puis internationale, les États-Unis se décident à soutenir certains groupes d’opposition, mais de manière presque anecdotique. Ce faible soutien était en phase avec la ligne promue par Washington, celle de ne pas renverser Assad. Des reconfigurations ont lieux avec l’expansion territorial de l’État islamique en Irak et au Levant (EIIL), Washington participant à une vaste coalition internationale pour freiner son ascension. Dans le même cadre, les États-Unis soutiendront les Forces démocratiques syriennes (FDS), groupe choisi avec soin pour son implication, non pas contre le régime, mais contre Daech.

La France aurait sans doute voulue aller plus loin, mais sans l’assentiment des États-Unis, une telle position était intenable dans la pratique. L’attaque aux armes chimiques de 2013 est éloquente : Obama devait frapper le régime pour l’usage de celles-ci, mais se rétracte au dernier moment. La France suivra les États-Unis. Finalement, un tel geste constitue un feu vert à la Russie, qui interviendra deux ans plus tard. Une intervention qui maintiendra Assad au pouvoir.

Pendant ce temps là, il faut indiquer que les pays occidentaux ont agi constamment sur deux fronts bien spécifiques. Le premier, celui de l’assistance à tous les syriens, via l’aide humanitaire. Le problème, c’est que le régime manipule cette aide. Il est maintenant connu que les ONG internationales et agences de l’ONU qui opèrent à Damas doivent s’appuyer sur des partenaires locaux mais aussi choisir leurs parrains sur une liste établie par le ministère syrien des affaires étrangères, comme la Syria Trust Fund, fondée par la première dame, Asma al-Assad. Le deuxième, celui des « mesures restrictives », visant non pas à un changement de régime mais à un changement de « comportement » selon leurs dires. Dans le cadre des sanctions américaines du type « Caesar », il y a des conséquences néfastes au niveau économique sur de large secteurs, ce qui fragilisent les syriens. De telles mesures ne sont toutefois pas à l’origine des problèmes socio-économiques que connaît le pays, mais les ont fortement aggravés. Néanmoins il convient de continuer à cibler les institutions du régime et les personnes qui lui sont liées, qui ont du sang sur les mains et profitent de leurs exactions pour accumuler des richesses. En menant de telles actions, la normalisation avec le régime est dès lors plus compliqué. [ndlr : Les mesures restrictives de l’UE ciblent fin 2021 287 personnes et 70 entités.]

LVSL – À rebours, la Russie et l’Iran vont soutenir le régime syrien, qui menace par deux fois de s’effondrer : en 2012 et en 2015. Quels intérêts l’Iran et la Russie avaient-ils à intervenir en Syrie? Quel bilan tirez-vous des engagements russes et iraniens ?

J.D. Dans les deux cas, nous sommes face à des raisons géopolitiques. Pour l’Iran, la Syrie est un pays clé, c’est par là qu’elle passe pour transmettre ses fournitures d’armes militaires au Hezbollah. Ce dernier est un acteur central pour Téhéran, doté d’une capacité de nuisance considérable au niveau régional, et qui lui permet de jouer les premiers rôles au Liban. Perdre Damas, c’est perdre un acteur pivot, véritable clé de l’influence régionale iranienne. Ce soutien iranien à la Syrie est donc à mettre en perspective avec une volonté d’accroitre son influence, que ce soit en Irak, au Yémen ou dans les territoires palestiniens occupés.

La Russie, elle, est un ancien allié de la Syrie, en particulier au niveau militaire, avec des ventes d’armes récurrentes, mais aussi au niveau économique, avec des investissements d’entreprise à la veille du soulèvement. Pour Moscou, le renversement d’Assad irait à l’encontre de ses intérêts régionaux et accroîtrait l’influence de Washington, mais aussi de mouvements fondamentalistes islamiques. Certainement aussi, l’intervention militaire occidentale pour renverser le dictateur libyen Mu’ammar Kadhafi a fortement irrité Vladimir Poutine et il était hors de question qu’un tel scenario se reproduise. Comme pour l’Iran, il y’a enfin le facteur logistique, avec le port de Tartous qui permet d’exploiter les accès à la mer Méditerranée de la Russie. Dès 2008, des travaux sont effectués pour accueillir des navires plus conséquents. De telles rénovations devaient servir de point d’ancrage à une présence navale russe permanente en Méditerranée.

L’aide de la Russie, de l’Iran et du Hezbollah au régime a été indispensable à sa survie à tous les niveaux : politique, économique et militaire. Ces acteurs ont massivement investi leurs forces pour protéger leurs propres intérêts (principalement géopolitiques). L’aide apportée par ces acteurs a également permis au régime de bénéficier d’un transfert de savoir-faire autoritaire, et a ainsi produit des adaptations significatives dans l’organisation de l’appareil coercitif du régime Assad, améliorant sa capacité à contrer une insurrection populaire armée. Dans le même temps, le rôle économique et les investissements de Téhéran et de Moscou en Syrie resteront limités, même si la dépendance de Damas vis-à-vis de la Russie et de l’Iran se poursuivra pour certains aspects. Les défis économiques importants auxquels sont confrontés la Russie et l’Iran, ainsi que la faiblesse des secteurs privés dans les deux pays, persisteront très probablement et les empêcheront de jouer un rôle plus important et décisif dans l’économie syrienne et, qui plus est, dans une éventuelle phase de reconstruction.

LVSL L’internationalisation de la crise syrienne est aussi marquée par l’action de deux mouvements transnationaux, l’EIIL et le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK). Comment sont-ils apparus et quel était leur projet en Syrie ? Sont-ils parvenus à remplir leurs objectifs ?

J.D. L’EIIL, comme Al-Qaïda hier, trouve ses racines dans l’absence de démocratie, de justice sociale, de développement économique, mais aussi dans les interventions des états régionaux et internationaux. Néanmoins, il est évident qu’il y a des dynamiques internes à la matrice jihadiste. L’EIIL naît des dissensions entre Al-Zarqawi d’un côté et Oussama Ben Laden et Zawahir de l’autre. Parmi les dissensions, le premier voulait s’attaquer aux chiites pour pouvoir recruter chez les sunnites, alors que le second lui souhaitait se concentrer sur l’occupation américaine en Irak. Quelques années plus tard, avec l’éclatement de la guerre civile en Syrie, l’EIIL connaîtra un certain succès initialement et récupéra même une grande majorité des combattants étrangers d’al Nostra. Dans le même temps, on le sait, il mettra lui aussi en place des institutions afin d’administrer bureaucratiquement le Califat.

Cette expansion territoriale de l’EIIL a certainement fait le jeu du régime Assad. Elle a transformé le récit de ce conflit, qui n’a plus été lu qu’au prisme de la menace terroriste. Après une période d’atermoiements, les principales puissances internationales portées par les États-Unis décident de mettre en place une coalition qui fera nettement reculer l’EIIL.

Les interventions armées ne sont toutefois pas la panacée. L’intervention américaine de 2003 a ravivé le confessionnalisme, tout comme celle iranienne quelques années plus tard. La coalition internationale en Syrie a détruit des villes entières, comme Raqqa. Si l’on veut prendre au sérieux le djihadisme, il convient de s’attaquer à ses racines, qui sont autant politiques, sociales et économiques.

Jusqu’à la fin des années 1990, le PKK, lui, entretient de bonnes relations avec le régime syrien, malgré une orientation arabe nationaliste de ce dernier, ce qui se matérialisera par des décennies d’oppression étatique, via des politiques de discrimination et de répression culturelle contre les populations kurdes en Syrie. Les relations entre le régime et le PKK cessent néanmoins en 1998, lorsque s’opère un rapprochement entre la Syrie et la Turquie. Hafez al-Assad fait ainsi expulser Abdullah Öcalan, qui sera par la suite arrêté par les autorités turques.

Il faudra alors attendre quelques années pour que le PKK se réimplante en Syrie, par le biais du Parti de l’union démocratique (PYD) fondé en 2003. Pourtant, à la veille du soulèvement, le PYD n’est pas le premier parti en Syrie. Néanmoins, à la faveur d’un retrait du régime de certains territoires, un accord tacite se met en place entre les deux parties. C’est à ce moment que le PYD s’installe dans les trois poches de peuplement kurde à la frontière de la Turquie – Afrin, Ain al-Arab, la Jazira. Ce qui ne veut pas dire que le PYD est un allié du régime, loin de là. L’autonomie établie par ce parti dans le Nord-Est est toujours sous la menace du régime, qui lui refuse par ailleurs toute idée de fédéralisme. La position de l’opposition demeure similaire. Chauvinistes, le Conseil national syrien (CNS) et la Coalition ont soutenu les interventions turques à Afrin, menant à une occupation et déplacement important de population kurdes, et dans le Nord-Est syrien.

Veillons toutefois à ne pas romantiser le PKK, comme peut le faire une partie de la gauche. Certes, le PYD a beaucoup œuvré sur la participation des femmes et porte une vision séculariste de la société. [ndlr : le PYD a promu la parité des sexes dans l’administration.] Il demeure toutefois des caractéristiques autoritaires et très hiérarchiques : il conserve l’autorité décisionnelle globale et les conseils populaires sont soumis le plus souvent à son autorité en dernier ordre ; il n’hésite pas à cibler les oppositions alternatives kurdes, en témoigne la répression et l’emprisonnement de militants et d’opposants politiques; et des critiques ont eu lieu contre certaines formes de discriminations dans certains cas contre certaines populations arabes (même si ce n’est pas généralisé). Par ailleurs, au niveau socio-économique, les changements n’ont pas été nombreux, et une minorité de commerçants proche du PKK ont fait fortune grâce à la guerre. Ce qui ne signifie pas qu’il faille mettre de coté le droit des populations opprimées à pouvoir s’autodéterminer, mais il nous faut avoir une attitude, un soutien critique aux partis qui les mènent, à l’instar de celui du PYD.

LVSL – Aujourd’hui, le régime a repris les deux tiers de son territoire. Toutefois, il n’est guère totalement souverain, en témoigne la présence de nombreux belligérants sur son territoire : les FDS, Hayet Tahrir al-Sham anciennement Jabhat al-Nostra, l’Armée nationale syrienne (ANS) et l’EIIL. Ce qui a pour conséquence de rendre pour l’instant impossible la reprise du tiers restant du territoire : le nord-ouest et l’est de l’Euphrate. Ce même régime est donc faible, dénué de toute hégémonie, mais continue à exercer les mêmes recettes : répression tous azimuts contre une grande partie des Syriens, prédation économique sans précédent. Bachar al-Assad possède t-il réellement des marges de manœuvre ? Par ailleurs, le régime qu’il a contribué à bâtir tout au long de la décennie 2000 s’est-il reconfiguré suite à cette guerre, que ce soit au niveau politique et économique ?

J.D. Une version encore plus brutale, confessionnelle, patrimoniale et militarisée du régime Assad a emergé de la guerre. Le soulèvement qui s’est transformé en guerre a obligé Damas à reconfigurer sa base populaire et ses relations internationales, à ajuster ses modes de gouvernance économique et à réorganiser ses appareils militaires et de sécurité.

L’économie politique de Damas, fondée sur une part importante du secteur du commerce et des services et accompagnée d’une gestion des ressources, y compris les ressources non naturelles, et d’une corruption de type rentier, s’est également renforcée durant la guerre. Cette orientation économique reflète l’influence politique et économique importante des réseaux d’affaires proches des cercles intérieurs du régime, et qui sont surtout actifs dans les secteurs du commerce, de l’immobilier et des services, et bien sûr de la contrebande et commerce illicites (comme différents traffics de drogues).

Par conséquent, l’économie syrienne restera une économie de consommation quasi-exclusive, avec un niveau de production insuffisant pour satisfaire les besoins locaux, notamment en raison de la négligence continue des secteurs productifs de l’économie (agriculture et industrie manufacturière). Ces secteurs ne sont généralement pas non plus la cible des investissements étrangers en Syrie, et Damas n’a présenté aucun plan sérieux pour les développer. Cette situation aura un effet négatif sur la balance des paiements et, par conséquent, une pression continue s’exercera sur la livre syrienne. En outre, les perspectives d’investissements étrangers importants en Syrie risquent de rester faibles si le manque de stabilité économique et politique du pays se poursuit. La dépendance à l’égard de l’aide étrangère et des envois de fonds restera alors une caractéristique, tout comme les protestations locales et un terrain fertile pour les mouvements extrémistes. En outre, l’économie sera également touchée par l’aggravation des problèmes environnementaux et du changement climatique résultant des politiques de l’État et des effets de la guerre.

La situation militaire en Syrie en juillet 2021 : en rose, les zones contrôlées par l’armée régulière syrienne et ses alliés, en jaune, celles maîtrisées par les FDS (forces kurdes). La région d’Idlib est partagée entre zones contrôlées par des organisations d’opposition, en vert clair, et celles sous l’autorité des islamistes (Hayet Tahrir al-Sham) du Gouvernement Syrien de Salut, en blanc. La bande verte au Nord est soumise aux forces turques alliés à des rebelles syriens. La poche turquoise au sud-est correspond au territoire des « commandos de la Révolution », groupe rebelle soutenu par l’armée États-Unienne. Enfin, les territoires en violet et orange font l’objet de trêves entre le régime et respectivement des groupes rebelles et les FDS. @Ermanarich/Wikimedia

LVSL – Enfin, concluons sur les Syriens et la société syrienne. Ce sont eux qui se sont révoltés en masse il y a 10 ans. Néanmoins, des milliers d’entre eux ont péri, d’autres ont dû s’exiler. En Turquie ou en Jordanie, ils vivent dans une grande précarité. En Syrie, 90 % d’entre eux vivent sous le seuil de pauvreté et des protestations voient le jour pour contester ces conditions socio-économiques. Par ailleurs, la polarisation confessionnelle n’a jamais été aussi grande. Dans ce contexte et étant donné l’emprise du régime mais aussi d’acteurs fondamentalistes islamiques, y’a t-il toujours une envie de construire des résistances par le bas, animées par des revendications liées à la justice et à la dignité ?

J.D. Il faut avoir pour perspective que des processus révolutionnaires comme celui de la Syrie et plus généralement de la région du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord constituent une époque. Elle peut passer par des phases de révolution et de défaite suivies de nouveaux soulèvements révolutionnaires. En Syrie, les conditions qui ont conduit aux soulèvements populaires sont toujours présentes, et le régime a non seulement été incapable de les résoudre mais les a en fait exacerbées.

Damas et d’autres capitales régionales estiment qu’elles peuvent maintenir leurs dominations despotiques en recourant en permanence à une violence massive contre leurs populations. Cela est voué à l’échec, et on peut s’attendre à de nouvelles explosions de protestations populaires, comme celles qui ont éclaté au Soudan, en Algérie, en Irak et au Liban en 2019. Surtout, malgré tout le soutien de ses alliés étrangers, le régime Assad, en dépit de toute sa résilience, fait face à des problèmes insolubles. Son incapacité à résoudre les graves problèmes socio-économiques du pays, combinée à sa répression incessante, a provoqué des critiques et de nouvelles protestations.

Cependant, ces conditions ne se traduisent pas automatiquement en opportunités politiques, en particulier après plus de dix ans d’une guerre destructrice et meurtrière. L’absence d’une opposition politique syrienne structurée, indépendante, démocratique, progressiste et inclusive, qui pourrait attirer les classes les plus pauvres, a rendu difficile pour divers secteurs de la population de s’unir et de défier le régime à nouveau et à l’échelle nationale. Tel est le principal défi. Bien que dans des conditions difficiles de répression, de paupérisation intense et de dislocation sociale, une alternative politique progressiste doit être organisée dans l’expression locale de ces résistances. Et elle devrait s’inspirer de certaines des leçons dans des pays étrangers comme au Soudan ou en Tunisie. L’opposition syrienne n’a pas développé des organisations de classe et d’organisation politique progressiste de masse. Les révoltes populaires en Tunisie et au Soudan ont démontré l’importance d’une organisation syndicale de masse comme l’UGTT tunisienne et les associations professionnelles et comités de résistances soudanaises pour permettre des luttes de masses coordonnées réussies. De même, les organisations féministes de masse ont joué un rôle particulièrement important en Tunisie et au Soudan pour la promotion des droits des femmes et l’obtention de droits démocratiques et socioéconomiques, même si ceux-ci restent fragiles et ne sont pas pleinement consolidés. Les révolutionnaires syriens n’avaient pas ces forces organisées de masse en place ou au même niveau d’organisations de masse, ce qui a affaibli le mouvement, et elles seront essentielles à construire pour les luttes futures. La gauche doit participer à la construction et au développement de pareilles structures politiques, capable de s’ériger en alternatives.

La dernière faiblesse clé qui doit être évaluée et surmontée est la faiblesse de la gauche régionale et de ses réseaux de collaboration. À l’heure actuelle, la gauche doit se rassembler pour aider à forger une alternative aux divers acteurs contre-révolutionnaires au sein de leurs pays ainsi qu’aux niveaux régional et international. Une défaite dans un pays de la région est une défaite pour tous, et la victoire dans un pays est une victoire pour d’autres.

La question kurde face au nationalisme arabe

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Illustration d’une tribu kurde dans le Nouveau Larousse illustré de 1898 © Larousse

Le 9 octobre 2019, après l’annonce du retrait des troupes étasuniennes au Nord-Est syrien, la Turquie lance une opération militaire qui achève d’enterrer le projet d’un Kurdistan syrien autonome. Les forces du régime de Damas reprennent alors les enclaves kurdes le long de la frontière turque, suite à un accord conclu avec le plus grand parti kurde de Syrie, le Parti de l’union démocratique. Cet épisode marque l’arrêt du processus d’autonomisation territoriale des Kurdes syriens au Rojava et semble souligner encore une fois l’impossible territorialisation de la question kurde.


Le territoire est défini comme « l’un des attributs essentiels d’une communauté politique, dont il marque les limites géographiques». La territorialisation permet d’ancrer géographiquement la kurdicité dans un espace donné. Le peuple kurde, qui représente entre 35 et 45 millions de personnes, est une ethnie originaire du Kurdistan, un territoire historiquement à cheval entre quatre États (Iran, Irak, Syrie, Turquie). Il ne s’agit pas d’une identité homogène de par la fragmentation géographique et politique des différentes entités kurdes, mais la matrice commune est la kurdicité, l’identification à l’identité culturelle et linguistique kurde.

À la genèse de la revendication d’une autonomie territoriale kurde

 « L’identité kurde est étroitement liée au territoire » analyse Massoud Sharifi Dryaz, spécialiste de l’espace kurde. Cette citation met en exergue la dimension fondamentale du processus de territorialisation pour inscrire géographiquement le projet politique kurde. Mais la mise en place d’un tel projet politique est complexifiée par les lignes de fractures historiques du nationalisme kurde, mais aussi par la difficile affirmation des entités kurdes sur les scènes politiques nationales. Au début du XXème siècle, les principaux partis kurdes espèrent un territoire kurde unifié. Mais progressivement, on assiste à une polarisation de la question kurde de par la fragmentation géographique et politique des différentes entités kurdes. Le géopolitiste Didier Billion note ainsi que : « La question kurde est éminemment plurielle et chaque dynamique nationale, encore traversée par des lignes de fractures entre Kurdes ». L’unification géographique du Kurdistan relève d’un imaginaire politique kurde, mais n’a jamais véritablement été une feuille de route des partis kurdes.

La revendication politique kurde d’une autonomie géographique apparaît dans les années 1880 d’après le politiste Hamit Bozarslan. Peu de temps après, des organisations autonomistes kurdes voient le jour dans chaque État, comme par exemple le Hevî en Irak en 1912, puis le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) syrien en 1957. L’échec d’un premier processus d’autonomisation au Kurdistan irakien dans les années 1970 rebat les cartes des stratégies politiques kurdes avec l’apparition d’un conglomérat de nouvelles organisations, parmi lesquelles le Parti ouvrier du Kurdistan (PKK) qui voit le jour en Turquie en 1977 et œuvre également en Syrie dès les années 1990. Le Parti Union démocratique (PYD) naît ensuite en 2003 en Syrie, il s’agit d’une projection du PKK turc avec lequel il est lié. Chaque mouvement défend un projet territorial propre aux enjeux du pays dans lequel il s’inscrit. Les mouvements kurdes sont ainsi historiquement hétérogènes malgré une matrice identitaire commune, et un désir d’autonomie territorial.

Les Kurdes, longtemps mis au banc des politiques nationalistes arabes

Le Kurdistan n’a jamais été un État, il s’agit davantage d’un territoire aux frontières poreuses. Suite à la bataille de Tchaldiran (1514), les partages du territoire du Kurdistan entre l’Empire perse et l’Empire ottoman, peuvent cependant être considérés comme les prémices du découpage actuel de ce territoire. Les accords franco-anglais de Sykes-Picot en 1916 sont également régulièrement pointés du doigt pour expliciter la problématique frontalière du Moyen-Orient, mais ils n’ont jamais été appliqués dans leur tracé et ne représentent pas les frontières actuelles (seulement 16% et 26% d’après le géographe Michel Foucher). Dans chacun des quatre États sur lesquels s’étend le territoire du Kurdistan a eu lieu un processus d’autonomisation inachevé, ainsi qu’un processus de marginalisation étatique qui peuvent apparaître comme la matrice commune des trajectoires différenciées entre Irak, Syrie, Iran, et Turquie.

En Irak et en Syrie notamment, la fin de la colonisation occidentale consacre le renouveau du projet de nation panarabe, avec l’émergence du parti Baath’. Le processus d’affirmation d’une nation arabe entre en contradiction avec l’expression d’une kurdicité sur ces mêmes territoires. Situés en périphérie de chacun de ces États, les territoires kurdes apparaissent comme de potentiels bastions de contre-pouvoir. L’affirmation du nationalisme arabe passe dès lors par le contrôle de la population sur ces territoires ruraux alors isolés, et par la quasi absence de développement de ces régions, ce qui conditionne une dépendance économique à l’État central.

 

En Syrie et en Irak, la lente reconnaissance des Kurdes

En Irak, le poète Hadji Qadirî Koyî peut être considéré comme un père du nationalisme kurde, il a fait de la langue un outil de combat. La revendication linguistique a ainsi été longtemps la matrice identitaire des kurdes, jusqu’à la fin de la monarchie irakienne (en 1958). Les Kurdes irakiens demandaient notamment à avoir accès à l’enseignement de leur langue. Les Constitutions irakiennes ont successivement reconnu (1925), puis nié (1963) l’existence de l’ethnie kurde. Mais dans les années 1960, après plusieurs insurrections kurdes, l’Irak durcit le ton et mène une politique d’assimilation. Le régime encourage l’abandon de l’ethnicité kurde, conformément à l’idéologie panarabe du régime baath’iste. Ainsi, lors des recensements, les Kurdes sont incités à se déclarer arabe. À la fin des années 1970, après l’échec d’un premier processus d’autonomisation (qui avait été entériné par Saddam Hussein en mars 1970), les Kurdes prennent à nouveau les armes face au régime. Dès lors, des campagnes génocidaires sont menées par le régime dans les territoires kurdes. Parmi celles-ci, le génocide d’Anfal en 1988, perpétré par le régime de Saddam Hussein, où environ 180 000 Kurdes ont été assassinés, parfois à l’arme chimique comme dans la bourgade d’Halabja. A la chute de Saddam Hussein, et suite au retrait étasunien, les Kurdes irakiens obtiennent la reconnaissance par le gouvernement central de leur territoire autonome, dont la capitale est Erbil. Le kurde est finalement reconnu comme langue officielle dans la Constitution irakienne de 2005. L’État central irakien tolère l’autonomie territorial mais reste cependant frileux aux revendications indépendantistes, usant régulièrement de leviers de pression pour limiter celles-ci (ainsi, après l’annonce d’un référendum indépendantiste en 2017, Bagdad suspend les liaisons internationales des aéroports du Kurdistan irakien).

En Syrie, les Kurdes sont présents dans différentes régions mais trois espaces sont géographiquement prépondérants: Kobané, Afrin et Djéziréh. Historiquement, les politiques assimilationnistes furent longtemps la donne. Dans les années 1960, on assiste à la mise en place d’une politique répressive envers les Kurdes, avec une stratégie d’arabisation pour asseoir la souveraineté du régime Baath’iste, qui se revendique du panarabisme. Ainsi, le programme de la « ceinture arabe » entre 1973 et 1976 consiste en l’installation de fermes de colons arabes entre le territoire kurde syrien et turc, dans la région de Djéziréh, afin de créer une zone tampon arabe, et de prévenir tout risque d’autonomisation du territoire. Le pouvoir syrien avait mis en place une politique d’ingénierie démographique pour qu’aucune des régions ne soit à majorité kurde. Il mobilise également des leviers économiques avec des politiques de marginalisation ethnique de l’emploi (les kurdes ne pouvaient ainsi pas accéder aux emplois publics). La nationalité syrienne fut également retirée à certains Kurdes en 1962. Ces politiques assimilationnistes ont eu pour effets le renforcement du nationalisme kurde. En Syrie, les première revendications autonomistes kurdes peuvent être datés des manifestations de 2005. La révolution syrienne de 2011 apparaît ensuite comme une fenêtre d’opportunité pour remettre sur le devant de la scène les revendications kurdes puisque les forces militaires kurdes s’imposent comme incontournables (l’armée kurde regrouperait 35 000 volontaires). Dès lors, le Parti de l’union démocratique (PYD) affirme un relatif soutien au régime de Damas, en usant de méthodes autoritaires pour que les kurdes ne montrent pas de velléités anti-régime. En 2011, commence l’ouverture de négociations entre le PYD et le régime syrien pour le contrôle kurde du Nord-est syrien, zones peuplées majoritairement de Kurdes, en échange de la sécurisation du territoire face à Daesh. On ne peut parler véritablement d’une alliance entre les deux partis, il s’agit davantage d’un compromis avec le régime de Damas. Laisser ces zones sous contrôle kurde a permis à celui-ci de se focaliser sur les grandes villes clefs et contre l’Armée syrienne libre. La lutte contre l’État islamique va, à ce titre, permettre au PYD d’acquérir une légitimité, et ses victoires ont été ainsi le catalyseur de son affirmation autonomiste. Mais cette affirmation reste intrinsèquement liée aux visées stratégiques du régime de Damas, limitant de fait la possibilité d’un ancrage temporel.

 

Exacerbé par l’idéologie panarabe en Syrie et en Irak, le processus de formation des États-nations a conditionné une centralisation de l’identité, en niant toute spécificité des minorités kurdes. D’après le politiste Sami Zubeida, «l’identité kurde n’a acquis de signification politique qu’avec la création, souvent sur des critères ethniques des États-nations dont les Kurdes ont été écartés». La stratégie politique kurde et sa marge d’action sont avant tout conditionnées par les évolutions sociopolitiques des pays dans lesquels ils évoluent. La crise de légitimité de l’État-nation, est dès lors apparue comme une fenêtre d’opportunité pour les revendications autonomistes. À l’instar d’Erbil, qui joue la carte de la coopération avec le gouvernement central, l’on assiste à un changement de paradigme dans la revendication territoriale kurde. Elle passe d’une stratégie de guérilla face au pouvoir central pour conquérir une indépendance, à une coopération avec celui-ci pour la reconnaissance d’une autonomie territoriale de type fédéraliste.


Bibliographie

  • Nay, Olivier. Lexique de science politique, Paris : Dalloz, 2011
  • Sharifi Dryaz, Massoud. « Les Kurdes du Moyen-Orient : une minorité nationale trans- étatique », Maghreb – Machrek, vol. 235, no. 1, 2018, pp. 45-67.
  • Billion, Didier. « L’improbable État kurde unifié », Revue internationale et stratégique, vol. 95, no. 3, 2014, pp. 18-31.
  • Bozarslan, Hamit. « Les Kurdes et l’option étatique », Politique étrangère, vol. eté, no. 2, 2014, pp. 15-26.
  • Foucher, Michel. Le retour des frontières. C.N.R.S. Editions, 2016

Aux origines de l’autonomisme kurde

Dispersées dans quatre pays (Iran, Irak, Syrie, Turquie), les populations kurdes occupent régulièrement le devant de la scène médiatique en raison de leur volonté autonomiste persistante. Celle-ci, issue d’une histoire qui s’étale sur plusieurs siècles, est souvent laissée de côté en raison de sa complexité. Cependant, seule la prise en compte de la profondeur historique de leur conscience nationale permet de comprendre à quel point le facteur kurde est devenu déterminant dans les enjeux géopolitiques moyen-orientaux.


Au cœur du Moyen-Orient médiéval, les Kurdes occupent une position charnière entre des Empires hostiles. Au XIIIème siècle après la disparition du Sultanat ayyoubide fondé par le prince kurde Saladin, le Kurdistan est majoritairement dominé par l’immense Empire mongol qui s’étend de l’Asie centrale jusqu’à l’est Anatolien. Plus au Sud, on retrouve le Sultanat mamelouk comprenant l’Égypte ainsi que la Cisjordanie et une grande partie de la Syrie actuelles. Entre ces deux Empires, les Kurdes jouent un rôle stratégique en s’alliant à l’un ou l’autre. Ce rôle de pivot est de nouveau occupé par les Kurdes au milieu du XVIème siècle lorsque le sultan ottoman Soliman le Magnifique fait de ceux-ci ses alliés dans sa lutte contre la Perse. Bien que les Kurdes conservent une « irrépressible tendance à la sédition » (Boris James), ils sont intégrés à la stratégie ottomane en raison de leurs remarquables qualités guerrières.

Cependant à la fin du XVIème siècle, l’idée d’une nation kurde indépendante commence à faire son chemin et est théorisée dans le Charafnameh dès 1596. Cette conscience nationale repose sur la singularité historico-culturelle des Kurdes. Les origines de ces derniers sont difficiles à établir car ce peuple est mentionné dès 400 avant Jésus-Christ. On sait cependant que les Kurdes descendent des tribus iraniennes qui ont progressivement migré de l’Asie mineure vers des régions plus au Sud au début du second millénaire avant Jésus-Christ. En matière religieuse, les Kurdes sont d’abord zoroastriens avant la conquête arabe qui leur impose l’islam au IXème siècle. 80% des Kurdes sont aujourd’hui sunnites et 12% d’entre eux sont chiites. Il existe également des minorités yézidie, chrétienne et juive, principalement émigrée en Israël. Davantage que la religion, c’est donc surtout la langue qui cimente la conscience nationale kurde. Appartenant au groupe linguistique iranien, les langues kurdes comportent pourtant de nombreuses différences avec le persan. L’importance des persécutions visant ce peuple a également contribué à créer une communauté de destins entre les Kurdes peuplant aujourd’hui quatre Etats (Iran, Irak, Syrie, Turquie) mais qui demeurent comme le relève Camille Bordenet « le plus grand peuple apatride du monde. »

Les Kurdes et le Sultanat ottoman

En cette fin du XIXème siècle depuis son palais de Topkapı, le sultan-calife turc Abdülhamid II (1876-1909) sent que son autorité vacille. Son Empire, presque continuellement grignoté par ses puissants voisins depuis le XVIIème siècle, est également ébranlé par l’essor des revendications des minorités arabe et arménienne notamment. Aussi conscient de la nécessité de réorganiser son territoire, un de ses prédécesseurs, le sultan Mahmoud II (1808-1839) avait engagé dès 1839 des réformes modernisatrices appelées Tanzimat (réorganisation en turc). Pourtant, celles-ci ne semblent pas en mesure d’enrayer les difficultés structurelles qui menacent la survie même de “l’homme malade de l’Europe”. Aussi, confrontées à l’évolution rapide de la donne géopolitique, les relations entre le pouvoir impérial déclinant et les Kurdes suivent une trajectoire particulière et connaissent plusieurs revirements. Au milieu du XIXème siècle, craignant l’émergence d’autorités rivales sur son territoire, Istanbul achève d’abord de mettre au pas les principautés kurdes auxquelles le sultan Sélim Ier (1512-1520) avait accordé l’autonomie durant son règne. Cette réaffirmation de l’autorité impériale doit cependant affronter des révoltes princières qui parviennent parfois à ébranler l’assise ottomane dans la région. Mais, invariablement, la domination turque finit par y être rétablie plus ou moins rapidement. À la fin de ce siècle, Abdülhamid II tente de se concilier la faveur des Kurdes en s’appuyant sur des unités auxiliaires issues de leur rang pour protéger les frontières impériales ainsi que pour réprimer le nationalisme arménien : les hamidiyeh. En outre, le sultan insiste sur son statut de calife, symbolique de son autorité religieuse du monde musulman, et joue la carte du panislamisme pour obtenir le soutien des musulmans non-turcs de l’Empire. Ces politiques ont comme conséquence notable la marginalisation des minorités chrétiennes notamment arménienne. Elles renforcent un sentiment anti-arménien déjà présent au sein de plusieurs tribus kurdes qui participent aux massacres des Arméniens et des Chaldéens connus sous le nom de “massacres hamidiens” à la fin du XIXème siècle.

La révolution jeune-turque

Devant l’incapacité du sultan à enrayer le délitement ottoman, une révolution éclate et aboutit à la restauration du Parlement ottoman en 1908. À l’origine de ce mouvement, on trouve le Comité Union et Progrès (CUP), structure politique d’un mouvement révolutionnaire et nationaliste très populaire dans les rangs des officiers : le mouvement Jeune-Turc. De nombreux Kurdes soutiennent cette organisation et deux d’entre eux Abdullah Cevdet et Ishak Sükuti figurent parmi les principaux fondateurs du mouvement. Après l’échec d’une contre-révolution monarchiste l’année suivante, Abdülhamid II est déposé et remplacé par son demi-frère Mehmed V (1909 – 1918). L’objectif des Jeunes-Turcs est ni plus ni moins de sauver l’Empire. Afin d’y parvenir, le mouvement tente ce que Philippe Boulanger décrit comme “une synthèse entre le califat, la modernité et l’islam”. Différents courants s’opposent alors au sein du CUP concernant le rôle que doivent jouer les minorités constitutives de l’Empire et le courant ethniciste finit par l’emporter. La défaite ottomane de Sarikamis face aux Russes en 1915 lors de la Première Guerre mondiale fournit au triumvirat jeune-turc au pouvoir le prétexte pour planifier le génocide des Arméniens cette même année. Rendues responsables de la défaite, les populations chrétiennes de l’Empire sont massacrées et là encore plusieurs tribus kurdes y participent. Parmi ces dernières, il faut cependant noter que les Kurdes alévis de la région de Dersim protègent les persécutés. L’ampleur de l’implication kurde dans le génocide arménien est encore aujourd’hui un sujet de débat historique. Remarquons néanmoins que contrairement à l’État turc, plusieurs organisations kurdes ont reconnu la responsabilité kurde dans ces massacres.

Du traité de Sèvres au traité de Lausanne

À la sortie du premier conflit mondial, les astres semblent alignés pour permettre la réalisation des revendications autonomistes voire indépendantistes des Kurdes. D’abord, l’Empire Ottoman, obstacle à l’émancipation d’une large partie du Kurdistan figure au rang des vaincus de la Grande Guerre et est promis au démembrement. Ensuite, le principe d’autodétermination des nationalités affirmé dans les fameux 14 points du président américain Woodrow Wilson légitime la création d’un État kurde. Enfin, les Kurdes apparaissent à cette époque comme les meilleurs alliés des Occidentaux au centre d’un espace instable en pleine réorganisation géopolitique. La conjugaison de ces trois facteurs explique que le traité de Sèvres, acte de démantèlement de la Sublime Porte, prévoit la mise en place d’États arménien et kurde indépendants dans l’Est anatolien. Signé le 10 août 1920, ce traité qui cantonne globalement le territoire turc à l’Anatolie est immédiatement rejeté avec virulence par le nouvel homme fort d’Istanbul : Mustafa Kemal. Ce dernier reprend rapidement les combats contre les Alliés et rallie de nombreux Kurdes à sa cause. Ce soutien a priori étonnant au pouvoir kémaliste s’explique par la stratégie jeune-turque de l’époque. En effet, Kemal prône alors l’unité turco-kurde face aux puissances occidentales et se montre conciliant en promettant l’autonomie au Kurdistan turc. En outre, le discours kémaliste d’alors associe pleinement les Kurdes à son projet d’édification d’une Turquie moderne. C’est donc par milliers que les Kurdes viennent renforcer les troupes kémalistes qui remportent la victoire en 1923. Dans la foulée, celles-ci obtiennent la révision du traité de Sèvres par le traité de Lausanne ratifié le 21 septembre de la même année. La Turquie agrandit alors son territoire et Kemal exulte. Une fois son objectif atteint, ce dernier opère une complète volte-face en enterrant les promesses faites aux Kurdes et débute alors une politique brutale de négation de l’identité de ceux-ci. Désormais lâchés par les Occidentaux, trahis par le nouveau pouvoir turc et victimes de leurs divisions internes, les Kurdes viennent de subir un terrible revers dans leur quête d’un État. Cependant, cet échec ne suffit pas à éteindre leurs aspirations nationales qui se manifestent à nouveau dès les années suivantes.

 

Les Kurdes face au kémalisme

Comme le rappelle Philippe Boulanger, les Kurdes “ne sont pas des éléments extérieurs, étrangers aux dynamiques nationales” de leurs pays respectifs. Pour autant, leurs revendications autonomistes voire indépendantistes se heurtent à des États centralisateurs porteurs de nationalismes souvent opposés aux revendications kurdes. Le rapport conflictuel entre les Kurdes et Ankara – nouvelle capitale turque – est ainsi entériné par le traité de Lausanne et le nouveau tournant ethniciste du nationalisme jeune-turc. Une fois les Grecs et les Arméniens repoussés en dehors du pays, les Kurdes apparaissent comme le dernier obstacle à l’homogénéité ethnique de la jeune et très centralisatrice République turque. Aussi, cette dernière refuse la reconnaissance même de l’identité kurde et fait interdire l’usage de leur langue à l’école et dans l’Administration. Le mot même de “Kurdes” est banni du vocabulaire des nouvelles autorités qui le remplacent par l’expression “Turcs des montagnes”. Cette politique violente entraîne plusieurs soulèvements kurdes dans les années suivantes.

Les Kurdes face au nationalisme arabe

Hors de Turquie, les Kurdes traversent également d’autres évolutions géopolitiques lorsque l’Irak et la Syrie accèdent véritablement à l’indépendance après-guerre. C’est le cas de la Syrie en 1946 et de l’Irak qui devient vraiment souveraine lors du coup d’État nationaliste du général Kassem en 1958. Echaudés par les difficultés rencontrées durant leurs décennies de combat politique, les nationalistes arabes sont déterminés à ne pas céder un pouce de leur pays durement gagné aux nationalistes kurdes, si bien que le conflit entre les Kurdes et Bagdad commence dès l’immédiat d’après-guerre. Fondé en 1946 par Moustafa Barzani, le Parti Démocratique du Kurdistan s’oppose d’abord à Kassem avant d’affronter dix ans et un coup d’État plus tard le régime impitoyable de Saddam Hussein. Dans le même temps, les services secrets américains s’appuient sur les mouvements autonomistes kurde dans lesquels ils voient un instrument destiné à briser la construction nationale irakienne et brider la souveraineté de Bagdad. La répression du mouvement kurde par Saddam Hussein atteint son paroxysme en 1988 avec l’opération Anfal supervisée par le cousin du dirigeant irakien : Ali Hassan al-Majid surnommé “Ali le chimique” en raison de son utilisation des gaz chimiques pour massacrer les populations kurdes notamment dans la ville d’Halabja. Les bombardements des États-Unis et de leurs alliés contre l’Irak après l’invasion par celle-ci du Koweït en 1991 a pour débouché la mise en place d’une protection onusienne sur une grande partie du Kurdistan irakien. Celle-ci préserve les régions concernées des velléités génocidaires de Saddam Hussein. Elle entérine des décennies d’alliance entre les principaux mouvements kurdes et les États-Unis, et préfigure les nouvelles convergences entre la volonté autonomiste kurde et la vision géostratégique américaine qui apparaissent après l’invasion de 2003.

Les Kurdes face au centralisme du Shah puis de la République islamique

Enfin, les mouvements kurdes s’expriment également à l’Est du Moyen-Orient : au sein d’un Empire Perse qui en ce début du XXème siècle est vieillissant. En 1925, le jeune officier Reza Pahlavi (1925 – 1941) renverse le pouvoir qadjar pour lui substituer sa dynastie soutenue par les Britanniques. Dans le même temps, les Kurdes iraniens se soulèvent à plusieurs reprises dans les années 1920-1930. D’abord contre les autorités britanniques puis contre le régime du Shah en raison de sa politique violente de négation de la langue et de l’identité kurdes. L’année 1946 marque un nouvel épisode de la rébellion kurde contre Téhéran avec le soulèvement puis la création dans l’extrême Nord-Ouest du pays de la République de Mahabad. Établie par le Parti Démocratique du Kurdistan et soutenue par l’Union Soviétique, cette République est rapidement détruite par les troupes iraniennes en décembre suivant. Éphémère, cet État kurde de Mahabad occupe cependant une place importante dans l’historiographie kurde. Trois décennies plus tard, l’Iran et la géopolitique régionale sont profondément bouleversés par la révolution de 1979. Avant de devenir exclusivement islamiste, celle-ci est aussi bien soutenue par les partisans de l’ayatollah Khomeiny que par les libéraux, les communistes ainsi que les Kurdes en butte au centralisme autoritaire du Shah. Mieux organisés hiérarchiquement et idéologiquement, les mollahs partisans de Khomeiny imposent leurs vues et leur concept de République islamique. L’ayatollah Khomeyni, futur Guide Suprême de la Révolution avait feint de vouloir accorder aux Kurdes l’autonomie désirée mais retourne sa veste dès sa victoire entérinée. Une fois encore, les revendications autonomistes et démocratiques des Kurdes sont foulées au pied.

L’influence des mouvements marxistes

Le dernier quart du XXème siècle voit se produire une évolution majeure dans le nationalisme kurde avec la création en 1978 du PKK : le Parti des Travailleurs du Kurdistan. Fondée notamment par son charismatique leader Abdullah Öcalan en Turquie, cette organisation a ceci d’inédit que sa matrice idéologique et d’abord marxiste et issue des mouvements révolutionnaires turcs. À l’instar de nombreuses organisations d’extrême-gauches et d’extrême-droites de la période, le PKK s’engage dans la lutte armée contre l’État turc et organise des attentats dès la fin des années 1970. Isolée par rapport aux autres organisations kurdes en raison de sa radicalité, la formation d’Öcalan est engagée dans la guerre civile kurde de 1992 au cours de laquelle elle affronte les organisations kurdes irakiennes soutenues par Ankara. Cependant, l’aura indéniable de la formation marxiste conduit les autres partis kurdes à coopérer avec elle. Ainsi, au milieu des années 1990, le PKK se mue en un parti national kurde désormais intégré dans le mouvement nationaliste. Un autre tournant idéologique du parti intervient avec la théorisation par Öcalan du confédéralisme démocratique en 2005. Plutôt qu’un État kurde indépendant, ce principe politique cherche à établir un auto-gouvernement multiethnique “qui prône une société égalitaire, paritaire, respectueuse des droits des minorités” (Mireille Court et Chris Den Hond). Reprise par le Parti de l’Union Démocratique syrien (PYD), cette idée est expérimentée dans le Rojava à partir de 2014. Cet héritage idéologique met en lumière l’importante influence exercée par cette formation au sein des mouvements kurdes.

Le GRK irakien et la marche vers l’autonomie

Plus à l’Est en Irak, la fin du XXème siècle voit aussi la donne évoluer avec l’émergence du gouvernement régional du Kurdistan. Ce dernier est parfois considéré comme de facto un État kurde au sein de l’Irak tant son autonomie est large. Citons comme exemples la maîtrise par le GRK de son commerce et même l’existence d’une armée propre à la région : les peshmergas. L’établissement et la stabilisation d’une autonomie kurde en Irak étaient pourtant loin d’être acquis tant l’hostilité de Saddam Hussein fut violente vis-à-vis des revendications kurdes. Cependant, la protection onusienne permet au Kurdistan irakien de bénéficier d’une autonomie très importante à partir de 1991. Celle-ci est pérennisée lors de la chute d’Hussein en 2003 par l’union des clans de Barzani et de Talabani – ce dernier étant le fondateur de l’Union Patriotique du Kurdistan – qui cette fois sont parvenus à surmonter leurs divisions. Ces principaux mouvements soutiennent l’invasion menée par les Etats-Unis et leurs alliés, qui s’appuient sur les Kurdes pour saper l’autorité du régime de Bagdad. L’autonomie du Kurdistan irakien, perçue comme le produit de l’ingérence américaine, constitue depuis un sujet de tensions pour le gouvernement central irakien.

Les Kurdes face à Daech et l’expérience du Rojava

Né toujours en Irak à la fin des années 2000, le groupe État islamique connaît un essor considérable et international durant les années 2010 qui lui permet d’auto-proclamer son califat en 2014. Sa dimension profondément obscurantiste et la multiplication de ses attentats sur toute la surface du globe en font l’ennemi numéro un dans la région. Les grandes nations occidentales refusent cependant d’utiliser des troupes au sol et les rapports conflictuels qu’elles entretiennent avec le régime syrien de Bachar el-Assad vont les amener à trouver des alliés en se tournant vers les Kurdes. Ces derniers bénéficient également du soutien des Russes qui leur procurent de l’armement. Les peshmergas irakiens comme les YPG/YPG syriens se révèlent ensuite particulièrement efficaces dans la lutte contre les djihadistes. Les premiers l’emportent à Mossoul quand les seconds reprennent Kobané. Le prix payé est lourd : 36 000 Kurdes meurent au cours du conflit. Le 17 mars 2016, fort de ses succès militaires dans le Nord syrien, le PYD proclame la création d’une fédération démocratique (existante de facto depuis 2014) au Rojava. Cette dernière constitue une enclave féministe, démocratique et laïque au milieu des dictatures et des groupes djihadistes qui ensanglantent la région ; érigée en modèle exportable à l’ensemble des zones kurdes de la région, elle doit pourtant en grande partie son existence au soutien logistique des États-Unis…

Plus d’un siècle de combats nationalistes et autonomistes n’ont pas suffi à établir un Kurdistan indépendant. L’opposition de régimes autoritaires, l’inconstance des alliances occidentales – nouées avec les nationalistes kurdes ou leurs ennemis selon qu’ils se trouvent en Irak ou en Turquie – et les divisions internes des Kurdes ont constitué autant d’obstacles à l’accomplissement de cet objectif. À la question de l’autonomie kurde vis-à-vis des États-nations se pose celle de l’indépendance à l’égard des empires – américain et russe, qui n’ont jamais hésité à appuyer la cause kurde lorsqu’elle convergeait avec leurs intérêts géostratégiques. Le mouvement kurde compte plusieurs succès fragiles à son actif, comme la quasi-indépendance du Kurdistan irakien et l’autonomie du Rojava ; ces victoires contre les puissances régionales n’ont cependant été acquises qu’au prix d’un pacte conclu avec les puissances globales dont les termes sont incertains et fluctuants. Ces accès régionaux à l’autonomie mettent aussi au jour l’importante faculté d’évolution idéologique des nationalistes kurdes qui pour certains d’entre eux s’orientent vers l’autonomie dans un cadre confédéral (Syrie) bien que l’idée d’indépendance demeure un horizon souhaité notamment en Irak comme l’ont montré les référendums de 2005 et de 2017. Célébrés en raison de leur lutte contre le djihadisme, les Kurdes s’ils en ont été bien mal récompensés par le président américain Donald Trump, en ont néanmoins retiré une large sympathie auprès de l’opinion internationale et une attention nouvelle portée sur leurs aspirations. Notamment sur l’expérience démocratique et confédérale du Kurdistan syrien. Acteurs toujours centraux de la géopolitique du Moyen-Orient, les Kurdes demeurent toujours en butte à des États peu disposés à leur accorder l’autonomie. Pour autant, ces premiers n’ont pas renoncé à leurs revendications autonomistes dont l’épilogue risque de s’étirer encore pendant plusieurs décennies.

Les ambitions expansionnistes d’Erdogan – Entretien avec Jean Marcou

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Le Président turc, Recep Tayyip Erdogan. @ TheKremlin

Depuis quelques mois déjà, Idlib est devenu l’épicentre du conflit syrien. Le 5 mars, Vladimir Poutine et Recep Tayyip Erdogan ont conclu un accord de cessez-le-feu, devant mettre aux interminables affrontements dans la province. Si le dirigeant turc a mobilisé une bonne partie de ses forces en Syrie, et s’affirme à présent en Libye, la Russie de Vladimir Poutine mais aussi certaines monarchie du Golfe semblent voir ce va t-en guerre turc d’un mauvais oeil. Pour décrypter cet expansionnisme, nous avons interrogé Jean Marcou, titulaire de la Chaire Méditerranée-Moyen-Orient de Sciences Po Grenoble. Retranscription par Dany Meyniel, entrevue par Clément Plaisant.


LVSL – En fin d’année dernière, le 9 octobre, la Turquie a lancé une opération « Source de Paix » qui visait à affaiblir le PYD (Parti d’union démocratique) dans le nord de la Syrie. Quelques mois après, elle est toujours engagée de façon importante, notamment à Idlib. La Turquie peut encore espérer quelque chose en Syrie ?

Jean Marcou  L’intervention du 9 octobre suivait les mêmes objectifs que les deux autres interventions militaires, à savoir celle d’Afrin en 2018 et celle de Jarablous sur la rive occidentale de l’Euphrate. L’objectif de toutes ces interventions, mais aussi de cette entrée militaire de la Turquie dans le conflit syrien, était pour l’essentiel d’empêcher la montée en puissance des Kurdes syriens, ainsi que la constitution d’une zone autonome kurde syrienne sur la majeure partie de la frontière entre la Turquie et la Syrie.

Un problème demeure au passage sur ces zones : ce sont des territoires syriens tenus par l’armée turque. Si Ankara s’y est installée, a souvent investi ou rétabli des services, y compris avec l’ambition d’accueillir des réfugiés qui avaient été accueillis en Turquie, ces territoires devront, dans le contexte d’un règlement définitif du conflit, être rendus au gouvernement qui dirigera la Syrie. Un tel gouvernement aura, au passage, toutes les chances d’être baasiste, le régime de Damas ayant reconquis une bonne partie de son territoire.

Le grand dossier reste toutefois Idlib. De fait, ce cas est un peu différent. Les forces turques ne sont pas des forces d’intervention – comme c’était le cas précédemment – mais d’interposition, qui ont été établies ici au terme de l’accord de Sotchi en septembre 2018, lequel visait justement à stabiliser les dernières zones de conflit qui existaient en Syrie. À l’heure actuelle, la situation a évolué parce que le régime syrien maîtrise une grande partie de ses territoires et souhaite investir cette zone avec le soutien de ses alliés russes et iraniens. Or, dans cette zone, il y a près de quatre millions de réfugiés qui ont fui les zones reconquises par le régime. Le problème pour la Turquie est que si Idlib devait être reconquis par les forces syriennes – les Russes poussent dans ce sens -, c’est une nouvelle crise humanitaire qui pourrait concerner plusieurs centaines de milliers voire plusieurs millions de personnes. Cette crise humanitaire est donc problématique, au-delà des questions matériels posés pour le régime de Recep Tayyip Erdogan. Les enjeux liés aux réfugiés sont cruciaux, lesquels ont fait perdre énormément de voix à l’AKP. Pour Recep Tayyip Erdogan, il n’est pas question de supporter une nouvelle crise migratoire à Idlib qui risquerait d’entamer son crédit au niveau national. 

Cette situation difficile dans laquelle se trouve actuellement la Turquie à Idlib reflète le bilan du processus d’Astana. Avec le lancement de ce processus, la Turquie a négocié avec des acteurs qui soutenaient le camp opposé – à savoir la Russie et la Syrie – parce qu’elle était en désaccord avec ses alliés sur le soutien aux kurdes. Si ce même processus lui a permis de contenir la poussée kurde en Syrie, il n’est pas certain que le bilan final de celui-ci soit aussi favorable à la Turquie aujourd’hui. Derrière le processus d’Astana, il y a aujourd’hui d’une certaine manière la victoire du régime syrien et de ses alliés russes et iraniens. Cet échec risque remettre en cause les positions de la Turquie en Syrie de même que les accords qui ont été passés notamment dans la zone d’Idlib. 

LVSL – En définitive, la Turquie serait « le grand perdant » du processus d’Astana ?

J.M Il est trop tôt pour le dire. Ankara en a retiré certains avantages, même si le processus d’Astana lui sera sans doute beaucoup moins bénéfique que ce qu’elle avait pensé. Elle a mangé le pain blanc de celui-ci et maintenant elle risque de devoir en subir les mauvais aspects.

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Hassan Rohani, Président de la République islamique d’Iran avec Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine le 16 septembre 2019. @ TheKremlin

LVSL – Cet expansionnisme ne se réduit pas au seul théâtre syrien. Ankara est ainsi présent, depuis peu, en Libye. Il y a eu début janvier, un vote des députés qui autorise l’envoi des troupes pour soutenir les forces du gouvernement d’entente nationale libyenne de Monsieur Fayez el-Sarraj situé à Tripoli. Peu avant déjà, un autre accord de prospection a été signé et octroie désormais à Ankara une vaste zone économique exclusive. Que veut la Turquie en Libye ? 

J.M C’est un double accord – passé le 27 novembre 2019 – qui a déclenché cette dimension libyenne de la politique régionale turque. Le premier est un accord de délimitation des zones exclusives, de délimitation maritime entre la Turquie et la Libye. Le second est essentiellement militaire, puisqu’il prévoit l’envoi de troupes pour soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj à Tripoli. 

Deux éléments permettent de comprendre de telles dispositions. Premièrement, le positionnement de la Turquie en Méditerranée orientale mais aussi dans cette partie orientale de l’Afrique. Deuxièmement, enfin, la situation de la guerre civile syrienne. 

L’accord maritime reste indiscutablement lié à des développements auxquels nous avons assisté depuis plusieurs mois, voire plusieurs années. Ce sont à la fois les problèmes maritimes de la Turquie et de la Grèce en mer Égée, mais aussi la question des ressources gazières principalement à Chypre, puis en Méditerranée orientale.

La Turquie est le pays qui a la plus longue façade maritime sur la Méditerranée. Ankara semble néanmoins se retrouver enclavé, du fait des iles grecques, tout comme de cette affaire de Chypre et des ressources gazières au large de ce même pays. L’application du droit de la mer, la délimitation des zones exclusives en Méditerranée orientale, ne jouent par ailleurs guère en sa faveur. Les événements qui se sont précipités ces derniers mois – les prospections gazières au large de Chypre, l’exploitation par Israël du gisement Leviathan, les possibilités par l’Égypte d’exploiter ce gisement énorme Zohr qui est le plus gros de la zone – ont accéléré ce sentiment. La Turquie est déjà enclavée par les îles grecques en Méditerranée, qui s’étendent jusqu’aux îles du Dodécanèse en mer Égée, c’est-à-dire pratiquement jusqu’au golfe d’Antalya.

Cet accord de zone exclusive avec le gouvernement libyen – qui est le gouvernement de Tripoli, théoriquement le gouvernement reconnu par l’ONU – apparaît comme un moyen pour la Turquie de se désenclaver et de créer une sorte de couloir entre la mer Égée d’un côté et de l’autre côté, les délimitations de zones exclusives liées au gaz au large de Chypre, du Liban, de l’Égypte et d’Israël. 

L’objectif de désenclavement apparait comme sous-jacent de la stratégie turque, malgré l’existence de débats sur la légalité de cette délimitation comme d’ailleurs sur les autres partages qui ont eu lieu. 

LVSL – Qu’en est-il de l’accord militaire ? 

J.M – Ce deuxième accord vise à soutenir le gouvernement de Tripoli. Il donne la possibilité au pouvoir turc d’envoyer des troupes. Il existe pourtant une différence assez notable entre la possibilité d’envoyer des troupes et le faire. Pour l’instant, la marge n’a pas encore été franchie même si la Turquie a envoyé des supplétifs syriens qu’elle avait utilisés lors de ses interventions en Libye.

Pour Fayez el-Sarraj, la situation apparait extrêmement difficile. Il est sous la pression des troupes du général Khalifa Haftar qui sont aux portes de Tripoli. Si le gouvernement de Fayez el-Sarraj tombe, l’accord maritime sera de facto rendu caduc. Il existe donc cette volonté, chez les Turcs, de soutenir le gouvernement de Fayez el-Sarraj afin de garantir cet accord maritime et les positions de la Turquie dans la région. 

Par ailleurs, les adversaires de Fayez el-Sarraj, c’est-à-dire les Émirats, l’Égypte, voire des pays européens comme la France, sont aussi les adversaires de la Turquie. Une rivalité très forte s’est installée en Libye, entre la France et la Turquie. Le souvenir de l’intervention franco-britannique en 2011, qu’elle avait très mal acceptée, est particulièrement âpre. Or la Turquie avait des positions économiques très fortes en Libye avant les printemps arabes, qu’elle espère reconquérir après la fin de la guerre civile en négociant avec Fayez el-Sarraj. 

La Turquie a aussi cherché à exporter le processus d’Astana en Libye, c’est-à-dire en passant un accord avec la Russie ou tout au moins en négociant avec Moscou, bien que celle-ci d’ailleurs soutienne le général Haftar. Pour l’instant, la Turquie se retrouve dans une position presque similaire que ce soit en Syrie ou en Libye, ce qui illustre les limites de cette manœuvre. Néanmoins, Recep Tayyip Erdogan a annoncé il y a peu, la tenue d’un sommet le 5 mars, entre la Russie, la Turquie, l’Allemagne et France. C’est un schéma qui avait déjà été proposé par la Turquie il y a un ou deux ans et qu’elle ressort à cette occasion. 

À l’heure actuelle, la situation est donc délicate puisque la Turquie est dans une relation de plus en plus tendue avec la Russie. De plus, les Européens sont intéressés tant par le dossier libyen que par le dossier syrien, pour des raisons principalement stratégiques et migratoires. Toutefois, il n’est pas sûr qu’ils s’engagent dans ce processus, avec autant de vigueur que ne le souhaiterait la Turquie. 

En même temps, la relation turco-américaine et plus précisément la relation entre Donald Trump et Recep Tayyip Erdogan n’est pas rompue. En Syrie et en Libye, il existe un rapprochement des points de vue parce que les Américains ont soutenu la Turquie sur Idlib et qu’à l’heure actuelle, ils discutent avec le gouvernement de Tripoli. Les Américains, quoi qu’il en soit, ont des positions très complexes sur les deux dossiers, même s’ils ne sont pas complètement hors du jeu. 

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L’ancien Secrétaire à la Défense, Jim Mattis, avec Fayez al Sarraj. @ Brigitte N. Brantley

 

LVSL – Les ambitions de la Turquie vont au-delà de la Méditerranée, plus précisément au Soudan ou en Somalie. Que cela vous inspire t-il ?

J.M La Turquie s’est beaucoup investie en Somalie et au Soudan. Au Soudan, elle a été très proche de l’ancien gouvernement, c’est-à-dire du président soudanais, Omar el-Béchir, qui a été renversé l’année dernière par l’armée. Depuis ce coup d’État, elle a perdu des positions. Par ailleurs l’Égypte, les Émirats, l’Arabie Saoudite ont vu d’un mauvais œil cette forte présence turque. On constate ainsi qu’il y a une contre-offensive justement de ces trois acteurs, parce que le renversement de l’ancien président soudanais a permis de casser cette logique de coopération turco-soudanaise. 

Les difficultés du gouvernement Fayez el-Sarraj mettent les positions turques dans cette zone de l’Afrique à rude épreuve. C’est pourquoi, plus généralement, en Libye et au Soudan, la Turquie joue une partie notable de son influence dans la zone. 

LVSL – Membre de l’OTAN, la Turquie multiplie les palinodies à l’égard de la Russie. Est-ce que les intérêts économiques et géopolitiques de la Turquie vont la pousser à se rapprocher progressivement de la Russie ? 

J.M – La situation apparait actuellement tendue avec la Russie. Un rapprochement a été effectué pour expulser les occidentaux du débat syrien et des questions régionales (avec le processus d’Astana). Le paradoxe pourtant est qu’aujourd’hui, la Turquie sollicite les États-Unis sur Idlib, voire sur la Libye. 

Ces relations ne sont pas rompues parce qu’il ne faut pas l’oublier que cette relation est construite désormais sur un ensemble de liens qui n’ont eu de cesse de se développer au cours des dernières années. Ce sont des liens d’abord économiques, plus précisément énergétiques, avec l’alimentation de la Turquie en gaz russe. L’accord créant le gazodoc Turkish Stream est à ce titre important puisqu’il évacue le gaz russe vers l’Europe par le Sud passant par la Turquie, et qui donc permet d’éviter l’Ukraine. Ce type d’accord, conclu sur plusieurs dizaines d’années, est un engagement à long terme, très stratégique pour la Turquie mais aussi pour la Russie. La Turquie, quoi qu’il en soit, est un client important en termes de gaz. Pour preuve, en 2015, lorsque Ankara a battu un avion russe, jamais Moscou n’a menacé la Turquie de lui couper le gaz. Il existe dès lors une coopération inter-dépendante en matière énergétique sur le plan du gaz et de l’énergie nucléaire parce que la Russie construit la première centrale nucléaire turque. 

Il faut ajouter, ces derniers mois, l’acquisition par la Turquie de missiles russes S400, des missiles de défense aérienne. En définitive, on remarque un certain nombre de dossiers sensibles où Russes et Turcs sont liés, ce qui probablement explique que cela soutienne des relations politiques qui peuvent parfois être tendues.

LVSL – Le président turc est confronté à des difficultés économiques mais aussi électorales. Par cet expansionnisme à tout va, ce va t-en guerre, Erdogan ne cherche-t-il pas à reconquérir l’opinion publique et notamment les ultra-nationalistes du MHP (Parti d’action nationaliste) ?

J.M – En partie, oui. Pour se maintenir au pouvoir, élargir sa base électorale ou en tout cas la sécuriser, R. Tayyip Erdogan avait deux options : soit de s’allier avec les kurdes du HDP (Parti démocratique des peuples) soit de s’allier avec les nationalistes. Depuis 2015, il a fait le choix de s’allier avec les nationalistes et les ultra-nationalistes. Il est donc normal qu’il mène des politiques, sur ce plan-là et sur le plan international, qui satisfont les nationalistes. Maintenant, ces raisons domestiques jouent un rôle mais n’expliquent pas tout. 

LVSL – Vous évoquez dans un article de la revue « Moyen-Orient » cette tendance du pouvoir à restructurer un héritage ébranlé par de multiples phénomènes. Erdogan par exemple exalte un passé qui est mythifié par les Turcs devant redevenir, selon vos termes, fiers de leurs ancêtres ottomans. Il célèbre en autres aussi depuis 2015 l’anniversaire de la prise de Constantinople dans le quartier de Yenikapi. Récemment, l’historien ottomaniste Olivier Bouquet, dans une tribune au Monde, évoque la justification par Erdogan au nom du passé de l’intervention turque en Libye. Que dire de cette utilisation de l’Histoire, selon vous, par le pouvoir turc ? 

J.M – Il est aisé de retrouver dans la pratique du pouvoir de Recep Tayyip Erdogan, ce souvenir de la puissance du passé. Rappelez-vous que lorsque la Turquie est intervenue en Libye, certains ont pu affirmer “mais que fait-elle là-bas ?” Il ne faut pas oublier pourtant que la Turquie a été pendant plusieurs centaines d’années sur ses terres en Libye et qu’elle en a été expulsée que par la guerre tripolitaine en 1911. Il existe, dans la politique étrangère du président turc, cette idée qu’il a exprimé d’ailleurs en Méditerranée orientale qui est peu ou proue la suivante : nous sommes une puissance régionale et on ne peut pas nous ignorer. Cette idée précise, que, en Syrie, en Libye ou en Méditerranée orientale, les Turcs ont leur mot à dire sur tous ces dossiers. Dans le contexte actuel, on peut mobiliser l’Histoire. Erdogan sait très bien le faire : il le fait pour légitimer cette présence turque notamment sur tous ces terrains d’actions. 

LVSL – L’armée turque reste largement ébranlée par le dernier coup d’État. L’AKP aime par exemple, dans ses meetings électoraux, mettre en valeur par des clips, la modernisation de son armée. Qu’en est-il vraiment ? La Turquie a-t-elle les moyens de ses ambitions ?

J.M – La Turquie est une économie émergente. Il est vrai que les résultats économiques des dernières années ont été plus difficiles, plus poussifs mais elle reste dans les vingt grandes économies mondiales. 

L’armée turque est une armée puissante même si elle a été entamée techniquement par le coup d’État. Cependant, il ne faut pas oublier qu’une des forces de l’armée turque reste sa production d’armements nationaux – qui ne la met pas complètement à l’abri des embargos toutefois. Elle utilise ainsi très largement des armements qui sont les siens, ce qui la rend de plus en plus autonome.

Il peut y avoir des ambitions qui vont au-delà des capacités de la Turquie en particulier sur cette affaire libyenne. Si l’intervention turque en Syrie a été relativement simple à faire sur le plan opérationnel, du fait du caractère transfrontalier de l’opération, une intervention en Libye serait plus compliqué, eu égard aux moyens logistiques à déployer. L’épisode d’Idlib illustre cette idée que la Turquie est une puissance dans la région, mais dont les moyens peuvent s’avérer limités à la fois matériellement mais aussi stratégiquement. En Syrie, l’intention ultime de la Turquie n’est pas d’affronter la puissance russe. Si sa position économique actuelle et les moyens militaires dont elle dispose lui permettent de peser plus sur la scène internationale qu’auparavant, elle est confrontée à certaines limites.

Les Kurdes, éternels instruments des grandes puissances

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Un défilé de soldats du YPG. @Kurdishstruggle

Comment les fers de lance de la lutte contre l’État islamique ont-ils pu être abandonnés à leur sort ? Posée de cette manière, la question ne permet pas de comprendre la manière dont la question kurde s’insère dans les agendas des grandes puissances. Les populations kurdes, à tendance séparatiste, rétives aux constructions nationales irakienne, syrienne ou turque, installées sur d’abondantes ressources naturelles et dans des zones stratégiques capitales, représentent des moyens de pression idéaux pour les grandes puissances – qui instrumentalisent avec cynisme la cause kurde pour faire prévaloir leurs intérêts dans la région.


Considérer les Kurdes comme une entité culturelle homogène, qui serait habitée par la conscience d’appartenir à un seul et même peuple, n’aide en rien à comprendre les enjeux qui traversent cette question. D’un nombre d’au moins 35 millions, descendants des tribus indo-européennes installées depuis 4000 ans au Proche-Orient, les Kurdes sont, loin de l’image que l’on s’en fait, un peuple divisé en plusieurs groupes linguistiques (on y parle sorani, kurmandji, gorani, zaza) mais aussi confessionnels (il existe au sein des Kurdes des alévis, des yézidis, des chiites). Surtout, ils sont dispersés entre quatre pays : l’Iran, l’Irak, la Syrie et la Turquie. Une série de facteurs qui apparaissent comme autant de freins au nationalisme kurde. 

Les territoires du Kurdistan syrien, irakien et turc abritent d’importantes ressources naturelles et constituent de ce fait des zones stratégiques d’une importance capitale pour ces États. Comme l’a montré le géographe Fabrice Balanche, au Rojava, la zone située à l’est de Deir el-Zor – à proximité de la frontière irakienne – contient une quantité considérable d’hydrocarbures ; 50% du pétrole de Syrie y serait produit. Cet espace a également constitué, au début de la guerre civile, le grenier à blé de la Syrie. Sur les zones kurdes de Turquie, Ankara contrôle différents amonts dont celui de l’Euphrate et du Khabour, indispensables à l’irrigation. Le territoire kurde d’Irak abrite quant à lui un tiers des ressources pétrolière du pays, exploitées par des compagnies étrangères – notamment la compagnie russe Rosneft. Cette abondance de ressources permet de comprendre pourquoi les États turc, syrien et irakien ne souhaitent aucunement l’apparition d’un Kurdistan indépendant ; elle explique également l’ingérence d’une multiplicité d’acteurs internationaux.

La genèse des États-nations qui abritent les populations kurdes permet également de comprendre pourquoi celles-ci sont loin de souhaiter unanimement leur indépendance ; elle a en effet été caractérisée par une volonté d’homogénéisation culturelle calquée sur les groupes dominants. Pour le sociologue Massoud Sharifi Dryaz, « En général, dans ces pays, la manifestation de l’identité ethnique, linguistique, culturelle et religieuse des groupes minoritaires a été interprétée comme une attaque sérieuse qui compromet l’unité nationale, l’intégrité territoriale et la sécurité nationale ». La Turquie a expérimenté cela avec vigueur, dès 1923. Les Kurdes de Turquie, plus grande minorité non turcophone du pays, ont dû se plier à la politique nationaliste d’Atatürk et abandonner la perspective d’obtenir des droits particuliers. Si en Irak, la royauté au pouvoir – de 1932 à 1958 – ignore les Kurdes, en 1958, le nouveau régime gouverné par Qasim, à tendance communiste, s’appuie sur cette population pour combattre les baassistes. En 1968, dès l’arrivée du Parti Baas, les dirigeants au pouvoir promeuvent un nationalisme arabe, qui vise à unir tous les peuple arabes dans une seule nation. On retrouve la même configuration en Syrie dès 1963 avec l’arrivée du Parti Baas au pouvoir, puis en 1970 avec Hafez el-Assad, Président de la Syrie jusqu’en 2000. Les baassistes se sont attachés à mettre en avant « l’exception arabe sur les autres minorités ethniques », avec des mesures coercitives visant à réprimer l’affirmation de l’identité kurde, précise Massoud Sharifi Dryaz. Pour le sociologue français, « dans le cadre du système international des États-nations, les acteurs non étatiques qui défient le pouvoir politique dominant sont considérés comme une menace pour la paix, la sécurité et l’intégrité territoriale et la souveraineté des États ».

Nul ne s’étonnera, dans ces circonstances, que la déstabilisation du Moyen-Orient par les États-Unis à partir des années 1990 puis 2000 ait profité, à bien des égards, au mouvement kurde.

Carte réalisée en 2006 illustrant la vision du Moyen-Orient de Ralph Peters, ancien lieutenant-colonel membre d’un think thank néoconservateur. Source: Ralph Peters, “blood boders : how a better Middle East would look”, Armed Forces Journal, carte réalisée par Chris Broz.

Au Kurdistan irakien et syrien, d’éternelles divisions.

C’est dans ce contexte – mais aussi du fait du rapprochement turco-syrien (1) – que le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK), fondé en 1978 en Turquie, juge opportun de changer radicalement de doctrine. En 1995, au cinquième congrès du PKK, les dirigeants dont leur leader Abdullah Öcalan abandonnent la revendication de l’indépendance d’un Kurdistan, pour privilégier l’autonomie démocratique au sein de la Turquie. Puis, dès 2003, à la faveur de l’intervention en Irak et de la guerre civile syrienne en 2011, le PKK opte pour une régionalisation de la cause kurde (2). Avec un agenda socialiste, communaliste et libertaire – dans une région marquée tant par des régimes autoritaires que par la prédation des entités économiques multinationales -, la principale organisation kurde mise alors sur l’effondrement des États d’Irak et de Syrie en s’appuyant sur ses « organisations sœurs ». Le Parti de l’Union Démocratique (PYD) syrien a lui aussi fait de l’autonomie démocratique – par le biais d’institutions parallèles capables de concurrencer celles de l’État en place – un de ses fondements.

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À côté de soldats des Unités de résistance de Sinjar, le portrait d’Abdullah Öcalan, l’un des fondateurs du PKK. @ Kurdishstruggle

Les interventions en Irak et la guerre civile en Syrie ont aussi accéléré le processus d’autonomisation du mouvement kurde, tout en le poussant paradoxalement dans une logique de fragmentation. Après la guerre en Irak, en 2003, les États-Unis font endosser aux nationalistes kurdes irakiens le rôle de partenaires. Profitant de cette situation nouvelle, les dirigeants de ce Kurdistan irakien décident alors de ne plus se focaliser sur la lutte kurde dans les pays voisins. Selon le sociologue franco-kurde Abel Bakawan, « La « carte du Kurdistan » n’était plus commune à tous, car le Kurdistan du GRK s’arrêtait bien à la frontière de la Turquie, de l’Iran et de la Syrie. Le combat des Kurdes d’Irak ne se livrait plus pour l’intégration de Mahabad (Iran), de Diyarbakir (Turquie) et de Qamichli (Syrie) à la carte du Kurdistan du GRK.» Cette stratégie s’avère fructueuse et le Kurdistan irakien a pu acquérir une véritable autonomie – certes en partie acquise dès 1991 via le concours de la puissance américaine – en se dotant en 2005 d’une région fédérale reconnue dans la Constitution irakienne. Estimant que leurs revendications ont été suffisamment prises en compte et voyant la situation se dégrader grandement en Syrie, la majorité du mouvement kurde irakien ne souhaite guère s’étendre au delà du territoire du Gouvernement du Kurdistan Irakien (GRK). Un indicateur, s’il en est, que l’idée d’un État kurde est loin d’être unifiée et monolithique. 

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Carte issue d’un reportage de France 24 intitulé 24 HEURES À ERBIL. Au nord, en violet le Gouvernement régional du Kurdistan, avec comme capitale Erbil. En blanc, le pouvoir central irakien avec comme capitale Bagdad. Capture / @France24

En Syrie, les Kurdes sont résolument divisés. Les populations kurdes ne sont pas uniformément réparties sur le territoire ; selon la politologue syrienne Bassma Kodmani, ils seraient plus d’un millions entre Damas et Alep, et le reste dans le Nord-Est Syrien. C’est à la faveur du retrait volontaire en 2012 des troupes de Bachar el-Assad des provinces Nord et Nord-Est syriennes qu’est formé le Rojava (nommé en septembre 2018 AANES, pour “Administration autonome du Nord et de l’Est de la Syrie”). Dans cette zone, on retrouve environ un million de Kurdes, dont de nombreux partisans du PYD – fondé en 2005 par certains militants du PKK turc. Le Rojava n’est pas pour autant un bloc homogène puisque les Kurdes y côtoient des Assyriens et des Arabes. La lutte contre l’État islamique constitue la raison d’être de la branche armée du PYD, les Unités d’élites de protection (YPG), auxquelles s’ajoute la brigade féminine des Unités de protection de la femme (YPJ).

Le 23 mars 2018, à Baghouz, les Forces Démocratiques Syriennes (FDS), dont beaucoup de combattants sont des Kurdes, mettent fin au Califat de l’ÉI, après des mois d’une âpre bataille. Les nombreuses victoires acquises par les Kurdes ne doivent cependant pas voiler une réalité essentielle : celle de l’impotence des forces armées kurdes. Si les Kurdes possèdent une longue tradition guerrière et excellent largement dans l’art de la guérilla, leurs forces armées sont cependant caractérisées par un sous-équipement chronique. Sans un soutien occidental appuyé, leur efficacité militaire aurait été bien moindre.

L’obsession turque face à la question kurde

L’intervention turque du 9 octobre dernier, approuvée un bref temps par le président américain Donald Trump, avait pour objectif de briser la stratégie transnationale des Kurdes, sur fond d’enjeux électoraux internes (3). Depuis que le PKK a déclaré la guerre à l’État turc en 1984, les gouvernements n’ont eu cesse de vouloir endiguer toute menace (4), Ankara voyant dans le PYD syrien une émanation du PKK. Le 24 août 2016, avec l’opération « Bouclier de l’Euphrate » en Syrie, la Turquie décide de chasser Daech de la rive occidentale de l’Euphrate et d’empêcher le PYD de s’y installer.

Erdoğan lance alors, avec l’aval de Moscou, l’opération « Rameaux d’Olivier » qui débouche sur la bataille d’Afrin, visant une nouvelle fois le PYD. Finalement, avec l’opération « Source de paix », lancée le 9 octobre et terminée le 22 octobre, Erdoğan a de nouveau cherché à affaiblir le PYD et à sécuriser la partie orientale de la frontière syrienne. Une réussite relative, puisque le Président turc, qui avait présenté à l’ONU son plan d’installation d’un million de réfugiés Syriens dans cette poche de de 480 kilomètres de long, ne garde finalement la main que sur une zone longue de 120 kilomètres et large de 32 kilomètres.

Si la Turquie se réjouit de l’opération « Source de Paix », elle a pourtant multiplié les échecs en Syrie. L’instauration d’un régime à tendance islamiste, qu’elle appelait de ses vœux, a échoué. Le pays, qui s’est engouffré dans les affres d’une crise économique profonde, doit absorber dans le même temps trois millions de réfugiés syriens. Sans oublier que l’attitude pour le moins permissive de l’administration turque à l’égard des djihadistes étrangers qui ont rejoints les camps d’al-Nosra et de l’État islamique a largement favorisé l’entrée en scène des milices des YPG.

https://www.arte.tv/fr/videos/086138-003-F/arte-regards-que-vont-devenir-les-detenus-combattants-de-l-ei/
Carte issue d’un documentaire d’ARTE regards, intitulé “Que vont devenir les détenus combattants de l’ÉI ?” En vert est matérialisée la zone tampon que le Président turc Recep Tayyip Erdogan veut instaurer. Capture / @Arte

La Syrie, précurseur d’un Moyen-orient « post-américain » ?

Donald Trump met quand à lui fin à une longue coopération avec les Kurdes, que les États-Unis ont pourtant abondamment aidés, notamment durant la bataille de Kobané. Un revirement qui ne surprendra guère ceux qui se sont penchés sur l’histoire tumultueuse des relations entre les Kurdes et les États-Unis. Après le déclenchement de la rébellion kurde de septembre 1961 dirigée contre l’État irakien, les États-Unis choisissent de ne pas intervenir, se rangeant de facto dans le camp de Bagdad. Tout change lorsqu’en 1968 Ahmad Hassan al-Bakr et Saddam Hussein prennent le pouvoir et se rapprochent de Moscou. Washington décide alors d’aider militairement les Kurdes, afin de conserver son hégémonie intacte dans la région. Une aide à laquelle les États-Unis mettent fin en approuvant les Accords d’Alger du 6 mars 1975, qui sonnent la fin du projet d’autonomisation des Kurdes irakiens.

De la même manière, en l’espace de quelques jours, Donald Trump est parvenu à approuver la décision turque d’intervenir au Rojava avant de sanctionner Ankara pour cette même intervention. Un tel revirement était prévisible. Le soutien américain aux entités kurdes d’Irak et de Syrie a envenimé les relations avec la Turquie.

Faut-il voir dans la décision de Donald Trump le souhait de maintenir une présence militaire, directe ou indirecte, dans la région ? Une telle motivation irait à l’encontre de la critique des endless wars, que le candidat Trump n’a cessé de marteler durant la campagne présidentielle et que la plupart des médias considèrent encore comme étant à l’origine de nombre de ses décisions politiques. En réalité, par-delà les discours et les cérémonies officielles, la politique étrangère américaine est marquée par un expansionnisme sans précédent depuis l’ère Bush et caractérisée notamment par une hausse considérable des sanctions économiques, ainsi qu’une augmentation faramineuse du budget militaire. La dimension isolationniste de l’agenda de Donald Trump au Moyen-Orient doit donc être considérablement relativisée. Le Secrétaire à la Défense Mark Esper a d’ailleurs déclaré que les Américains resteraient présents en Syrie, non loin de Deir ez-Zor, pour aider les FDS à protéger les puits de pétrole face à l’Etat islamique.

Trump maintient ainsi sa politique de palinodies et de revirements à l’égards des Kurdes syriens et du gouvernement turc, s’alliant avec les uns et les autres au gré des circonstances. Michael Klare, professeur au Hampshire College, l’a résumé de façon limpide : « « L’Amérique d’abord », et tous les autres pays appréciés en fonction d’un seul critère : représentent-ils un atout ou un obstacle dans la réalisation des objectifs américains fondamentaux ? ».

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Le Président américain Donald Trump en compagnie de son homologue russe Vladimir Poutine lors du G20 à Osaka. @ TheKremlin

Le moment Poutine

Alliée historique de Damas, la Russie a porté en Syrie son implication à des niveaux inégalés (5). Les dirigeants russes, à l’instigation de Bachar el-Assad, ont décidé d’intervenir en Syrie. Pour Vladimir Poutine, il fallait à tout prix éviter un scénario à la libyenne, marqué par une désintégration de l’appareil étatique. Le chef d’État russe avait également en tête la lutte contre le terrorisme. Un spectre hantait toujours les plus hautes sphères, celui de la vague de terreur qui a frappé la Fédération de Russie durant les deux guerres de Tchétchénie. Pour le Kremlin, la perspective d’un déferlement de combattants russophones venus rejoindre les rangs des organisations terroristes n’était pas à exclure. Elle s’est matérialisée lorsque plus de 5000 russophones, provenant principalement du Caucase du Nord et du reste de la Russie, se sont rendus en Syrie pour y combattre.

Finalement, le 30 septembre 2015, la première opération armée de Moscou en dehors des frontières de l’ex-URSS depuis 1979 est lancée. La Russie aura tout au long du conflit usé d’une fine stratégie géopolitique, prenant en compte le mauvais souvenir de l’intervention afghane de 1979 mais aussi celles des États-Unis en Irak et Afghanistan. Bien qu’elle ait terni son image sur la scène internationale en raison des bombardements meurtriers sur Alep, cette intervention lui a permis une victoire à moindre coût, sans enlisement.

Moscou a par ailleurs entretenu des relations globalement bonnes avec les Kurdes. Le conflit syrien n’a guère changé le donne, même si la Russie a pu faire pression sur l’AANES et les FDS afin qu’ils abandonnent leur alliance avec Washington. Si les relations entre la Russie et les Kurdes ont connu des refroidissements (lors de la bataille d’Afrin, les Russes ont donné le feu vert aux Turcs pour intervenir), le gouvernement russe a porté la cause kurde au forum d’Astana en janvier 2017, évoquant la perspective d’une « autonomie culturelle ». Avec l’accord du 22 octobre 2019, les dirigeants russes sont parvenus à stopper l’intervention turque, ce qui continue de démontrer leur faculté à déterminer les orientations en Syrie.

Quels arguments les représentants du Rojava peuvent-ils avancer pour accéder à une forme d’indépendance ou d’autonomie, hormis la nécessité de devoir anéantir l’État islamique ? Au confluent de divers États-nations bien décidés à garantir leur souveraineté, lieu d’abondantes ressources, il est destiné à jouer les subalternes. Une situation qui satisfait les grandes puissances, qui s’appuient sur les Kurdes au gré de leurs intérêts. La déstabilisation du Moyen Orient qui a conduit à la désintégration de la Syrie et de l’Irak aurait pu constituer la première étape vers la constitution d’un État kurde ; il n’en a rien été. Aujourd’hui, seul le Gouvernement du Kurdistan irakien semble tenir, même si le référendum d’indépendance organisé par Erbil a provoqué l’ire de Bagdad (6). Un Kurdistan irakien qui a mis de côté toute idée de solidarité avec son voisin syrien, le laissant en proie aux agendas des puissances locales et mondiales…

 


1. Le 20 octobre 1998, la Syrie déclare retirer son soutien au PKK et Abdullah Öcalan est expulsé de Syrie pour être remis aux autorités turques. La principale organisation kurde a alors largement craint pour sa survie.

2. Voir le très bon livre d’Olivier Grojean, La révolution kurde, le PKK et la fabrique d’une utopie, publié en 2017 aux Éditions La Découverte.

3. Sur l’action de la Turquie en Syrie et particulièrement sur l’instrumentalisation des enjeux de politiques internes, l’article de Jean-Paul Burdy intitulé « La Turquie d’Erdoğan dans un environnement régional recomposé » et paru dans le numéro de novembre-décembre 2018 de Questions internationales, apparaît fondamental.

4. Sur un récit exhaustif de la guerre en Syrie et de l’implication des grandes puissances, on conseillera l’excellent dernier livre de Gilles Kepel, Sortir du chaos, les crises en Méditerranée et au Moyen Orient, paru en 2018 aux Éditions Gallimard. 

5. Un exemple tout récent le donne à voir : le lancement de l’opération « Griffe », en mai 2019, visant à affaiblir le PKK au Nord de l’Irak.

6. Bagdad a par ailleurs repris dans le même temps la province pétrolifère de Kirkouk, ce qui montre une nouvelle fois l’importance des ressources naturelles dans la question kurde.

7. En 2017, Erbil a organisé un référendum d’indépendance, approuvé à 92% par les Kurdes irakiens en 2017. Cependant, le pouvoir central a brisé toute velléité d’émancipation en refusant de reconnaître le référendum d’indépendance.

« Le malheur des Kurdes est d’occuper un territoire trop géostratégique » – Entretien avec Mehmet Ali Doğan

Combattantes kurdes Source: https://fr.wikipedia.org/wiki/Fichier:YPJ_fighters_3.jpg
Combattantes kurdes. @Wikimedia Commons

Mehmet Ali Doğan, anthropologue spécialiste de la question kurde, a accepté de répondre à nos questions et de nous éclairer sur la situation actuelle au nord-est de la Syrie. Entretien mené par Eugène Favier-Baron, Elsa Margueritat et Sylvain Pablo Rotelli. Retranscrit par Dany Meyniel.


LVSL – On entend souvent parler du peuple kurde un peu comme d’une catégorie homogène. Pourriez-vous nous éclairer sur les différentes tendances qui traversent la communauté kurde et sur les rapports de force qui existent en son sein ? plus particulièrement, quelle était la spécificité de l’établissement kurde au Rojava pour cette communauté dans sa diversité ?

Mehmet Ali Doğan – Les Kurdes forment une communauté ou bien une nation de plus de quarante millions d’habitants, composée naturellement d’athées, de religieux, d’individus de divers sensibilités politiques, au même titre que les français ou les palestiniens. Le malheur des Kurdes est d’occuper un territoire au croisement de trop d’enjeux géostratégiques. Si le peuple kurde n’a pas bénéficié d’un État durable dans son histoire, c’est parce que le territoire qu’ils revendiquent a toujours été convoité par les puissances grecques, romaines, arabes puis turques.

Au XIXe siècle l’Empire ottoman perd du pouvoir et impose pour la première fois aux Kurdes et aux Arméniens le service militaire obligatoire. Ceux-ci refusent, le service militaire n’ayant pas été obligatoire jusque-là (il s’agissait alors d’une armée professionnelle). Les Arméniens bénéficiaient d’un certain avantage : ils géraient la petite industrie de la manufacture ainsi que l’éducation et le commerce. Parmi les groupes ethniques présents au sein de l’Empire ottoman, les Arméniens étaient les seuls à avoir adopté les modèles nationalistes européens, tandis que les Kurdes avaient conservé leur structure féodale et une organisation tribale au sein de leur région.

Au XXe siècle, parce que les Arméniens bénéficiaient de cette avancée, le mouvement des Jeunes-Turcs, calqué sur le modèle jacobin, fait son apparition. Pourquoi avoir suivi ce modèle plutôt que celui suisse ou allemand davantage tolérants à l’égard des groupes ethniques ? Parce qu’en adoptant ce modèle, les Arméniens auraient pu prendre le contrôle d’un nouvel État, d’une nouvelle République, étant eux-mêmes plus intégrés du fait d’une culture pré-capitaliste. C’est dans ce contexte que survient le génocide arménien. Une partie des Kurdes a accepté de faire partie des brigades qui ont persécuté les Arméniens, contre la promesse d’une plus grande autonomie au sein de la République turque. En 1923, année de naissance de cette République, cette promesse ne fut pas honorée et les Kurdes ont commencé à se révolter. On assiste alors principalement à des révoltes tribales, sans réelle dimension nationale. Entre 1923 et 1938, plus de 500 000 Kurdes sont assassinés.

Lors de la Seconde Guerre mondiale, et sous l’influence de l’Union soviétique et du socialisme dans la région, les Kurdes ont commencés à créer des mouvements d’obédience socialiste. En 1945, Joseph Staline apporte son soutien au Parti Démocratique du Kurdistan qui fonde alors une République dans la région de Mahabad en Iran, qui ne subsistera guère longtemps. Un an durant, l’Armée Rouge y empêche l’intervention de militaires iraniens. Le gouvernement iranien négocie alors avec l’Union soviétique afin de trouver une solution concernant les divers mouvements séparatistes qui s’étaient dotés de régimes autonomes cette année-là. Ces négociations se soldent par la fin de la République du Mahadab de la main des militaires iraniens, encouragés et armés par les Etats-Unis. Tous les dirigeants de ce petit Etat indépendant furent massacrés et ceux qui ont pu se sauver se sont réfugiés à Moscou, notamment Molla Mustafa Barzani, le père de Masud Barzani .

L’Union Soviétique, dans le contexte de la Guerre Froide, finit par retourner en Irak afin de libérer certains Kurdes. Jusqu’en 1975, l’URSS soutient les Kurdes contre le parti Baas, le parti de Saddam Hussein, en Irak. Mais à partir de cette date, les soviétiques négocient avec Bagdad et s’engagent à ne plus défendre les Kurdes. Barzani, qui a alors dix ans de formation bolchévique et communiste et qui s’avère être un chef tribal sans véritable objectif politique, part pour Washington. Dès lors, les États-Unis n’ont cessé de soutenir la cause kurde face au régime irakien – d’où un rapprochement pragmatique entre les Kurdes d’Irak (se sentant trahis par l’URSS) et les États-Unis.

Le mouvement de jeunesse de 1968 en France a connu une grande influence en Turquie, puisqu’elle bénéficiait de davantage d’outils de communication, de relations économiques, commerciales et diplomatiques avec l’Europe que ses voisins. Les Kurdes de Turquie ont donc été très inspirés par mai 1968 et vont jusqu’à créer leur propre mouvement de jeunesse. En 1978, c’est la naissance du Parti des Travailleurs Kurdes, le PKK, d’idéologie marxiste-léniniste. L’étymologie du nom fait référence à l’influence exercée par la révolution vietnamienne et le Parti des Travailleurs du Vietnam à Hồ Chí Minh. Le parti se calque même sur le modèle d’unification du Nord-Vietnam et du Sud-Vietnam en souhaitant unifier le sud et le nord du Kurdistan (sud de l’actuelle Turquie) de façon comparable.

Après le coup d’État militaire de Kenan Evren le 12 septembre 1980, le PKK et son leader Abdullah Öcalan se réfugient en Syrie puis au Liban aux côtés des palestiniens réfugiés à Beyrouth. Ils commencent alors pour la première fois à former la guérilla professionnelle du PKK. En août 1984, le PKK entame une insurrection dans la région de l’Anatolie du Sud-Est. Cette action entraîne beaucoup de sympathie, y compris parmi les militants pacifiques et notamment en raison de la terreur qui régnait en Turquie depuis le coup d’Etat militaire. Le nouveau gouvernement d’alors se montre beaucoup plus répressif que ses prédécesseurs à l’encontre des Kurdes. On recense à peu près 600 000 arrestations, tortures et assassinats. La guérilla apparaît alors comme le seul moyen de répondre à la violence du gouvernement d’Evren.

A partir de 1990, les effectifs de la guérilla du PKK atteignent près de 20 000 guérilleros, un nombre que les Turcs n’avaient pas anticipé. La lutte armée connaît alors beaucoup de succès en limitant considérablement le nombre de victimes civiles. le PKK évite les affrontements dans les zones civiles par crainte d’être qualifié au niveau international d’organisation terroriste.

En 1998, à l’occasion du sixième congrès du PKK, Öcalan, qui se trouve alors en Europe, souhaite établir une politique qui ne prévoit plus la création d’un nouvel Etat kurde, concept qu’il ne juge plus adapté aux logiques du XXIe siècle. Le PKK met alors en avant une idéologie confédérale démocratique au détriment de son idéologie marxiste dogmatique. Désormais le PKK s’interroge sur l’État-nation et ses caractères sur la domination d’un petit groupe ou d’une classe, sur les classes populaires, la domination d’un groupe ethnique, linguistique, religieux ou culturel sur les autres, la domination de l’homme sur la femme ainsi que sur la question du productivisme et de l’industrialisation aveugle des États au détriment des peuples et de la planète. D’autres peuples comme les Arabes, les Persans, les Arméniens et même certains Turcs ont approuvé cette nouvelle tendance et ont voulu y participer. C’est ainsi que s’explique le succès du Parti Démocrate des Peuples en Turquie qui lutte dans des conditions incroyables ; une moitié des dirigeants étant en prison, l’autre risquant sa vie au quotidien.

Le KCK est ensuite constitué, le groupe des communautés au Kurdistan, qui réunit non seulement les Kurdes de Turquie mais également les Kurdes d’Iran, d’Irak et de Syrie. La condition sine qua non pour faire partie de cette organisation est l’acceptation du principe de confédéralisme démocratique, et le rejet de l’idée de création d’un État national. Dans l’optique, par exemple, de libérer les Kurdes d’Iran, il faudrait ainsi démocratiser l’Iran et obtenir des droits culturels, économiques, sécuritaires et politiques dans le pays. On ne peut demander aux Kurdes qui vivent en-dehors de la région du Kurdistan de revenir, au risque d’adopter le même modèle qu’Israël.

Après l’intervention américaine de George W. Bush, les Kurdes d’Irak ont eu accès à une bien plus grande autonomie, ce qui a eu pour effet de faire émerger une toute nouvelle bourgeoisie. 40% du pétrole irakien est alors géré par les Kurdes d’Irak qui préfèrent continuer de vivre dans ce nouveau système néo-libéral au détriment des Kurdes du Nord. Barzani s’était alors souvent allié avec la Turquie pour ses propres intérêts économiques, sa famille gérant une zone riche en pétrole et en ressources de gaz naturel. Le type d’indépendance revendiqué est comparable à celle des catalans : une indépendance économique qui s’affranchit de l’unité kurde. Dans cette conception, il est possible de vivre avec les peuples voisins, car ce sont les États qui sont coupables de répression, or le précédent israélo-palestinien est une impasse.

Le Kurdistan syrien a donc suivi ce projet, jusqu’en 2011 et jusqu’au Printemps arabe. Ce printemps devint très rapidement un hiver arabe en raison du soutien des puissances mondiales au mouvement des Frères musulmans, créé à l’origine pour lutter contre l’Union soviétique durant la Guerre Froide, en Tunisie, en Egypte mais également en Libye. Cette dernière a connu une intervention contre Kadhafi pour finalement tomber dans les mains d’organisations liées à Al-Qaïda.

L’intervention en Syrie a donné lieu à un schéma similaire. La Syrie, c’est seulement 60% de la population qui se trouve être sunnite. Parmi les 40% restants, il y a des alaouites, des chrétiens, des juifs, etc. La majorité sunnite n’avait pas accès au pouvoir, et la famille de Bachar al-Assad étant alaouite, à mon sens, la France de Sarkozy, les Européens et les États-Unis ont provoqué la guerre en Syrie en voulant sortir de la dépendance à la Russie en terme de gaz naturel. Le Qatar avait alors proposé à ces pays d’exporter du gaz naturel, transitant par la Syrie, mais Bachar al-Assad a refusé au motif de relations d’alliance avec son partenaire russe. Les gouvernements se sont alors alliés aux groupes rebelles de manière aveugle. Ces groupes étaient présentés comme des organisations ayant pour but de démocratiser la Syrie. Les Kurdes ont alors refusé de participer à ce conflit armé et ont constitué des unités d’auto-défense (YPG), l’armée syrienne étant occupée à éradiquer les groupes rebelles. Durant cette période trouble, les Kurdes ont eu l’occasion de commencer à appliquer le modèle confédéral démocratique. Ce modèle, je le rappelle, se pose contre la domination d’une classe sur l’autre, d’un groupe ethnique ou religieux sur un autre, contre le sexisme et souhaite mettre en place un système d’éducation égalitaire. A titre d’exemple, on pourrait citer la lutte des femmes kurdes contre Daesh qui ont participé à la libération de la partie nord et de la partie est de la Syrie.

Les Turcs ont eu peur que les Kurdes parviennent à se doter d’un territoire qui irait jusqu’à la Méditerranée avec une autonomie confédérale démocratique. Ils ont donc attaqué la ville de Jarablus sous prétexte de la libérer de Daech. En moins de douze heures, les quinze mille combattants de Daesh ont laissé la ville aux Turcs sans qu’il n’y ait eu un seul mort. La Turquie a revendiqué cette victoire, qui est un voile d’illusions. Les combattants de Daesh ont rasé leur barbe et ont mis des uniformes de l’armée nationale syrienne. Le constat est le même pour la ville d’Idlib. Cette stratégie n’a servi qu’à endiguer l’avancée kurde. La conquête kurde n’était pas seulement militaire, c’était l’expérimentation d’un nouveau modèle qui ne faisait pas peur qu’aux Turcs. Un modèle qui entend réformer le capitalisme et mettre en place un socialisme dogmatique et qui fait ses preuves depuis 2012. Selon moi, l’attaque turque n’est pas purement anti-kurde mais est aussi motivée politiquement. La réaction du président Donald Trump en témoigne : il s’oppose alors à une organisation jugée marxiste, communiste ou encore anarchiste. Finalement, la République du Rojava a été parfaitement instrumentalisée contre l’Etat islamique, servant également à laver l’image des États-Unis qui avaient aidé dans les premiers temps de la révolution syrienne des organisations islamistes.

LVSL – Quelles instabilités régionales le conflit peut-il à terme générer ? Peut-on s’attendre à une résurgence de Daesh après l’offensive turque ? 

MAG – Effectivement, une résurgence de Daesh est possible, mais pas de la part des prisonniers, qui sont bien contrôlés par les Kurdes. La menace islamiste, si elle doit resurgir, le fera d’abord à Idlib ou Jarablus, ainsi que depuis les autres régions désormais contrôlées par les Turcs qui ont envoyé durant l’offensive des milliers de mercenaires formés par l’Armée nationale syrienne. Désormais, ils occupent la partie nord de la Syrie, ce qui constitue une infraction directe aux règles des Nations Unies. L’Armée nationale de Syrie ne représente absolument pas celle de la République de Syrie. Parmi ces mercenaires, une trentaine d’organisations sont liées à Al-Qaïda. On peut ainsi citer l’exemple de Soliman, dont le nom fait référence à l’un des sultans turcs durant l’Empire ottoman. D’autres sont les héritiers directs de Daesh, qui ont simplement changé leur nom au moment de l’invasion turque. Certes, avec les accords russes et américains, les Kurdes peuvent rester dans la région. Cependant, ces organisations sont anti-alaouites et surtout anti-kurde. Comment assurer la stabilité de la région avec ces organisations qui contrôlent désormais les villes d’Idlib, Afrine, Jarablus et Ras al-Ayn ? Donc oui, il peut y avoir une résurgence de Daesh dans ces villes, mais certainement pas depuis Rakka qui est contrôlée. Évidemment, si la Turquie décide de bombarder Rakka, le péril peut revenir mais ça ne semble pas être le cas pour le moment. Au contraire, il semblerait que les Turcs souhaitent davantage créer un conflit durable entre ces organisations et les Kurdes. Lorsque Erdogan menace l’Europe d’une vague de réfugiés, il évoque clairement le destin de ceux-ci s’ils ne sont finalement pas envoyés en Occident : le projet d’Erdogan est de les envoyer dans les zones désormais occupées par les mercenaires. La majorité de ces réfugiés sont des Turcomans et des Arabes de confession sunnite, ce qui faciliterait la manipulation par les islamistes de ces familles. Il est donc clair que la politique d’Erdogan concernant la région est d’y semer un conflit qui pourrait durer des dizaines d’années.

LVSL – Sur quoi la configuration bi-partite actuelle, entre d’un côté un accord kurdo-syrien et de l’autre un accord russo-turque peut-elle déboucher ? L’Occident est-il hors jeu dans une telle équation ? Quelles vont êtres les conséquences pour les Kurdes dans la région ? Ne craignez vous pas que l’accord avec Al-Assad se solde par un renoncement territorial [la Russie a annoncé le retrait total des populations kurdes depuis, ndlr] ?

MAG – De mon point de vue, la seule solution, et je crois qu’elle est entrain de se réaliser, est celle d’un accord entre les Kurdes de Syrie et le gouvernement syrien. Les deux ont en commun de vouloir défendre des territoires syriens. Les Kurdes dans cette région ne sont pas tant attachés à leur indépendance qu’à la garantie que les droits culturels, ethniques ou religieux – pas seulement des Kurdes, mais aussi des populations qui cohabitent dans cette zone – soient respectés, et que leur soit reconnue certaine autonomie politique. Or, ni les Américains ni les Russes, qui chacun ont leur part d’intérêts dans la région, ne sauraient fournir une telle garantie.

L’une des dernières réunion du Conseil de sécurité des Nations Unies portait sur le sort des milliers de Kurdes qui avaient été chassés de chez eux. Le gouvernement syrien a alors immédiatement défendu les Kurdes, du moment que les Turcs et les organisations islamistes sortaient du territoire syrien. Les Turcs bénéficient d’un soutien direct ou indirect de la part des États-Unis. L’armée syrienne, avec l’appui des Russes avec qui ils entretiennent une alliance militaire antérieure à la guerre civile, ont réussi à reprendre certaines villes comme Manbij, Qamichli et Kobané. La Russie peut certes être un allié de circonstance, mais sur le long terme, je suis opposé à la présence des Russes sur le territoire syrien. En tant qu’elle est une puissance mondiale, la Russie entretient un jeu trouble avec la Turquie et l’Arabie Saoudite ; elle ne peut être un acteur de confiance. C’est entre les mains du peuple syrien que doit résider la solution.

Parallèlement, dans les années 1960, le parti Baas a décidé de créer un corridor arabe dans la région en chassant les Kurdes. La Turquie fait aujourd’hui la même chose, en installant en Syrie du nord des Arabes mais également des pro-turcs. Le gouvernement syrien et la République du Rojava se posent totalement contre cette politique de colonisation qui peut engendrer un autre conflit dans la région.

LVSL – La Communauté internationale s’inquiète de ce qui a pu être qualifié de volonté génocidaire des Turcs à l’encontre du peuple kurde, est-ce-que selon vous il y a une véritable volonté de nettoyage ethnique [on peut penser par exemple aux circonstances de l’assassinat politique de Havrin Khalaf] ? Craignez-vous que ce genre d’exaction puisse embraser une situation déjà tendue avec la communauté kurde de Turquie ?

MAG – Le timing de cette intervention turque interpelle. Erdogan a été affaibli par les élections municipales d’Istanbul et l’opposition a remporté une première manche contre l’AKP, qui est en train de se diviser en trois factions. C’est ce moment-là qu’a choisi le président Erdogan pour créer une ambiance nationale. Les partis, que ce soit le CHP kémaliste ou d’autres ont été obligés de soutenir cette intervention parce qu’Erdogan l’a placée sur le terrain de la sécurité nationale. Ce sont les mêmes rouages qu’ont utilisé les Jeunes-Turcs après la première guerre mondiale contre les Arméniens. L’accent est mis sur l’exacerbation nationale, les Kurdes sont traités de traîtres, de terroristes, tout comme les Arméniens étaient accusés d’être amis des Russes ou des chrétiens. Or concrètement, les Kurdes de Syrie n’ont commis à ce jour aucun acte terroriste contre la Turquie, il s’agit d’un mensonge total. Si la totalité des Kurdes ne sera probablement pas directement prise pour cible, l’armée turque sous-traite une partie des opérations actuelles à des milices qui sont souvent d’ex-islamistes recyclés par la Turquie.

Marie-Christine Vergiat : “L’UE ne prend pas sa part de l’accueil des réfugiés”

Marie-Christine VERGIAT est députée européenne, membre du groupe de la Gauche unitaire européenne au Parlement européen. Très engagée sur les questions de droits humains et auteure d’un rapport intitulé “Droits de l’Homme et migrations : quel rôle pour l’UE dans les pays tiers ?”, elle revient sur la crise de l’accueil des réfugiés et l’inhumanité des pays européens sur cette question.

LVSL – La migration est un enjeu politique majeur dans l’Europe actuelle. C’est de fait un point focal du débat public pour de nombreux pays, notamment en Europe de l’Est. Dans le dernier eurobaromètre de la Commission, l’immigration est présentée comme la première préoccupation des Européens. Comment abordez-vous cette place prépondérante qu’ont prise les migrations sur la scène politique européenne ? 

Marie-Christine Vergiat – Quand on parle des migrations, il faut d’abord se demander de quoi on parle. Effectivement, il y a une « focalisation » des débats assez malsaine et éloignée des réalités sur les migrations. Ces questions sont instrumentalisées à des fins politiques pour ne pas dire politiciennes pour alimenter les peurs et faire des migrants, ou du moins d’une partie d’entre eux, des boucs émissaires.

Il faut donc d’abord définir les termes du débat et rappeler que les migrations sont inhérentes à l’histoire de l’Humanité. De tout temps, les êtres humains se sont déplacés. Nomades à l’origine, ils sont devenus sédentaires, occupant de plus en plus d’espace sur la planète ; les uns cherchant à conquérir de nouveaux territoires poussant les autres vers d’autres contrées.

Dans la période moderne, les migrants sont ceux qui quittent un pays pour aller vivre dans un autre pour une durée supérieure à un an. Les Européens ont beaucoup migré, fuyant la misère tels les Irlandais, les Italiens ou encore les Polonais et les persécutions religieuses ou politiques comme les Protestants, les Juifs, les Italiens encore, les Espagnols, les Portugais, les Grecs et d’autres selon les époques.

Au moins 50 millions d’Européens ont ainsi quitté leur pays entre 1850 et la Première Guerre mondiale ; c’est le plus fort mouvement migratoire constaté dans l’Histoire moderne avant ceux de la Deuxième Guerre mondiale souvent évoqués. En 1900, on estimait le nombre de migrants à 5 % de la population mondiale contre 3,4 % aujourd’hui.

Marie-Christine Vergiat, en séance au Parlement Européen aux côtés de l’eurodéputé Patrick Le Hyaric.

La France a une histoire particulière car c’est le premier pays européen dont le solde migratoire a basculé, c’est-à-dire qu’il y a eu plus d’étrangers qui sont arrivés que de Français qui sont partis et ce, vers 1880, d’abord très majoritairement au profit d’autres Européens. Ainsi, près de 500 000 Italiens vivaient en France au début du XXème siècle et ils étaient 800 000 dans les années 30 avec l’arrivée de celles et ceux qui ont fui le fascisme. Et ce ne fut pas un long fleuve tranquille pas plus que pour les réfugiés espagnols pas vraiment tous accueillis à bras ouverts en 1939.

A partir de la Deuxième Guerre mondiale, les gouvernements français ont fait appel aux travailleurs des colonies pour « reconstruire la France » et notamment aux Algériens, aux Marocains et aux Tunisiens. À la fin des Trente Glorieuses au milieu des années 1970, avec la montée du chômage, les politiques changent mais l’immigration ne peut être totalement stoppée notamment pour raisons familiales conformément aux conventions internationales signées par la France.

Aujourd’hui, la France a un solde migratoire quasiment nul. Et la proportion d’étrangers qui y vivent, même si celle-ci connaît des mouvements d’oscillation, est relativement stable, et sa principale caractéristique est d’être de nouveau de plus en plus européenne.

“Il est curieux que ceux qui ne cessent de réclamer plus de libre circulation pour les marchandises, les capitaux et les services voudraient que les êtres humains soient cantonnés derrière des murs. C’est impossible et d’ailleurs contraire aux réalités.”

On est loin du grand remplacement tant en France qu’au niveau européen : le nombre de personnes résidant dans un État de l’Union et ayant la nationalité d’un pays tiers s’élevait, au 1er janvier 2016, à 20,7 millions, soit 4,1 % de la population de l’UE, auxquels il convient d’ajouter 16 millions d’Européens vivant dans un État autre que celui dont ils ont la nationalité.

Au niveau mondial, les migrants internationaux sont 244 millions dont 80 millions d’Asiatiques, 60 millions d’Européens et 35 millions d’Africains et alors que seulement 50 % des migrations européennes se font à l’intérieur du continent européen, 87 % des migrations africaines sont intra-africaines…

La principale évolution des migrations internationales est leur mondialisation, ou globalisation. Presque tous les pays du monde sont aujourd’hui à la fois pays de départ, d’accueil et de transit. C’est normal, c’est le pendant de l’évolution des moyens de communication et notamment de transports. En 1950, ceux qui pouvaient se déplacer d’un pays à un autre n’étaient que 50 millions. Aujourd’hui ils sont plus d’un milliard et ce chiffre ne cesse d’augmenter. Il est donc curieux que ceux qui ne cessent de réclamer plus de libre circulation pour les marchandises, les capitaux et les services voudraient que les êtres humains soient cantonnés derrière des murs. C’est impossible et d’ailleurs contraire aux réalités.

L’immigration est effectivement considérée comme le principal défi auquel l’Union européenne est confrontée par tous les citoyens européens mais pour ce qu’ils veulent voir pris en compte au niveau européen, car au niveau national c’est le chômage qui reste leur principal sujet de préoccupation.

LVSL – Si l’immigration n’est pas un phénomène nouveau, elle s’est imposée sur la scène médiatique et politique à partir de ce que d’aucuns appellent “la crise des migrants”. Vous vous refusez pourtant à parler de « crise migratoire » en Europe. Pourquoi ce choix sémantique et comment éviter l’instrumentalisation de cette question ?

Marie-Christine Vergiat – Je refuse de parler de crise migratoire car ce que l’on appelle ainsi n’est qu’une partie des réalités migratoires en Europe, et est avant tout une instrumentalisation de la situation difficile à laquelle ont été confrontées l’Italie et surtout la Grèce entre mai 2015 et avril 2016, période au cours de laquelle environ un million de personnes ont rejoint les côtes européennes au péril de leur vie dans des conditions souvent effroyables. L’UE, à de rares exceptions près, essentiellement l’Allemagne et la Suède, a refusé de leur ouvrir ses portes, c’est pourquoi je préfère parler de la crise de l’accueil des réfugiés.

Un million de personnes, c’est un chiffre important dans l’absolu mais c’est dérisoire par rapport à une population européenne de 500 millions de personnes et dans la zone géographique la plus riche du monde quand on totalise le PIB de l’ensemble de ses États membres. C’est pire si ces chiffres sont replacés dans le cadre de la crise mondiale des réfugiés qui concerne désormais près de 65 millions de personnes dans le monde.

Alors certes, la France et l’Union européenne ne sont pas là pour accueillir toute la misère du monde mais elles sont très loin de le faire et même d’y prendre leur part. Les personnes qui fuient les conflits se déplacent au plus près, d’abord à l’intérieur du pays concerné – les déplacés internes – puis vers les pays limitrophes.

C’est exactement ce qui s’est passé avec la Syrie où sur 12 millions de Syriens qui ont été obligés de quitter leur domicile 4,5 millions seulement ont quitté le pays et 90 % l’ont fait pour les pays limitrophes (Turquie, Jordanie et Liban). Au Liban, petit pays de 6 millions d’habitants, les réfugiés représentent environ 30 % de la population et nos gouvernements osent demander à ces pays d’en faire plus…

LVSL – Le mécanisme de solidarité et de relocalisation adopté par l’Union européenne en 2015 pour tenter de répartir entre les États membres l’effort d’accueil des réfugiés arrivés en Grèce et en Italie a fait couler beaucoup d’encre. Ce mécanisme a été mis en échec par le refus de certains États membres d’y participer. Il cristallise même dans certains pays le rejet de la politique européenne. Pensez-vous avec le recul que c’était la bonne stratégie à adopter ?

Marie-Christine Vergiat – Le mécanisme de relocalisation adopté en septembre 2015 par les États membres était un dispositif d’urgence. Il avait été proposé par la Commission européenne dès mai 2015 pour aider l’Italie et la Grèce et devait concerner 160 000 personnes sur deux ans, soit un chiffre très inférieur à la réalité des arrivées.

Dès le départ, des pays, et notamment la Hongrie et la Pologne ont effectivement refusé d’y participer mais l’immense majorité des États n’a pas fait beaucoup d’efforts puisqu’à l’heure du bilan, ce n’est qu’environ 30 000 personnes qui ont été accueillies, soit moins de 30 % de l’objectif fixé.

“La Pologne a été l’un des pays les plus virulents contre le mécanisme de relocalisation. Or, c’est celui qui accueille le plus de migrants économiques sur son territoire. En 2016, il a délivré 494 000 titres de séjour liés à l’emploi, soit 58 % des titres délivrés pour ce motif dans l’UE, et à 87 % au bénéfice d’Ukrainiens. C’est donc du dumping social et cela démontre l’absurdité de l’opposition entre réfugiés et migrants économiques.”

Donc, s’il y a bien des pays qui ont ouvertement contesté le dispositif dès le départ, il y en a d’autres qui, comme la France, ont pour le moins traîné les pieds (la France n’a respecté qu’à peine plus de 20 % de son objectif).

En réalité, les politiques migratoires, et pas seulement le mécanisme de relocalisation, sont révélatrices du comportement des États membres vis-à-vis de l’Union européenne car cela touche leurs compétences régaliennes. Nos chefs d’État et de gouvernement font porter la responsabilité des dysfonctionnements sur les institutions européennes et mettent en cause l’espace Schengen ou le règlement de Dublin. Mais qui les a signés ? Qui les met en œuvre ? Qui assure le contrôle aux frontières, sinon eux ? Comment peuvent-ils encore se gargariser des valeurs européennes quand ils ne sont pas capables de solidarité vis-à-vis des pays qui sont en première ligne et pire, qu’ils n’hésitent pas à refouler les demandeurs d’asile potentiels vers ces États ? C’est exactement ce que fait la France à la frontière italienne, au mépris du droit européen notamment pour les mineurs isolés et plus largement des conventions internationales.

LVSL – Là encore, la sémantique est importante. Pour justifier leur politique, les États font souvent une différence entre “migrants économiques” et “réfugiés”… 

Marie-Christine Vergiat – Il y a beaucoup d’hypocrisie sur ces sujets. La Pologne en est l’un des exemples les plus symptomatiques. Ce pays a été l’un des plus virulents contre le mécanisme de relocalisation. Or, c’est celui qui accueille le plus de migrants économiques sur son territoire. En 2016, il a délivré 494 000 titres de séjour liés à l’emploi, soit 58 % des titres délivrés pour ce motif dans l’UE, et à 87 % au bénéfice d’Ukrainiens. C’est donc du dumping social et cela démontre l’absurdité de l’opposition entre réfugiés et migrants économiques. Les États sont toujours libres d’accorder ou non le droit d’asile ou de délivrer des titres de séjour. C’est pour cela que de grandes différences existent entre les États tant en ce qui concerne la nationalité des ressortissants concernés que le taux d’acceptation de ces demandes.

C’est pourtant typiquement un sujet où la solidarité entre les États membres devrait prendre tout son sens en tenant compte de la population, des capacités économiques (PIB et taux de chômage) et des efforts faits par ailleurs pour accueillir migrants et réfugiés, et c’est plus ou moins ce qui avait été proposé dans le mécanisme de relocalisation.

Les institutions européennes deviennent un exutoire dans ces pays qui surfent sur le nationalisme, ce qui ne les empêche pas de bénéficier largement des fonds européens. C’est peut-être là-dessus qu’il aurait fallu jouer pour que l’Union européenne ne soit pas encore un peu plus un espace à géométrie variable où chacun fait son marché en fonction de ses intérêts nationaux.

LVSL – L’Union européenne met de plus en plus en place une politique d’externalisation de la gestion de ses frontières. La conséquence de cette politique est parfois une collaboration avec des régimes politiques dictatoriaux, je pense en particulier au Soudan et à la Libye. Vous vous êtes récemment rendue au Soudan et aux frontières de la Libye. Comment jugez-vous cette politique ?

Marie-Christine Vergiat – Il faut rappeler en préalable que nous sommes dans le domaine de la politique étrangère et que c’est le Conseil, et donc les États membres, qui sont les seuls réels décideurs.

La politique dite « d’externalisation des frontières » existe depuis longtemps et notamment depuis 2006 quand, dans le prolongement de la construction des barrières de Ceuta et Melilla, s’est conclu à l’initiative principalement de l’Espagne et de la France un « accord » avec le Maroc et les pays d’Afrique du Centre et de l’Ouest appelé « Processus de Rabat », qui fait des États concernés les gendarmes de nos frontières. Cet accord a peu à peu trouvé ses limites puisque les pays concernés et notamment ceux du bord de la Méditerranée se sont transformés de pays d’émigration en pays d’immigration.

“Au Soudan, la frontière nord du pays est contrôlée par les « Forces d’action rapide soudanaises » dans lesquelles ont été intégrés les ex-Janjawid, principaux auteurs des massacres au Darfour. En Erythrée, souvent appelée la Corée du nord de l’Afrique, on prétend former les gardes-frontières alors que ceux-ci tirent sur celles et ceux qui tentent de franchir la frontière. De qui se moque-t-on ?”

Le processus de Khartoum a donc pris le relai.  Il a été enclenché sous Présidence italienne au 2ème semestre 2014 principalement avec les pays de la Corne de l’Afrique. Pourquoi ? Parce qu’à l’époque, en dehors des Syriens, l’essentiel de celles et ceux qui traversaient la Méditerranée venaient de ces pays de la Corne de l’Afrique où sévissent misère, famines, guerres et dictatures. C’était aussi celles et ceux dont le droit d’asile était le plus facilement reconnu. Le fait même que ce « processus » porte le nom de Khartoum, la capitale du Soudan dont le principal dirigeant est sous le coup de deux mandats d’arrêt de la Cour pénale internationale, est tout un symbole. Rien ne semble arrêter désormais les dirigeants des pays européens pour tenter d’empêcher des hommes, des femmes, des enfants de rejoindre l’Europe pour y demander l’asile.

Au Soudan, la frontière nord du pays est contrôlée par les « Forces d’action rapide soudanaises » dans lesquelles ont été intégrés les ex-Janjawid, principaux auteurs des massacres au Darfour. En Erythrée, souvent appelée la Corée du nord de l’Afrique, on prétend former les gardes-frontières alors que ceux-ci tirent sur celles et ceux qui tentent de franchir la frontière. On prétend aussi faire des campagnes d’information pour dissuader les migrants de « risquer leur vie » pour venir en Europe. De qui se moque-t-on ? Ces politiques sont avant tout destinées à l’opinion publique européenne ou à ce que nos dirigeants pensent être cette opinion publique, afin de tenter de démontrer qu’ils agissent y compris pour mettre fin au carnage en Méditerranée. En réalité, ils font le contraire car non seulement ils n’empêchent pas les réfugiés de fuir mais ils ponctionnent les politiques de développement pour financer ces politiques sécuritaires. Tel est exactement l’objet du fonds fiduciaire pour l’Afrique créé lors du Sommet de La Valette en novembre 2015.

En Libye, c’est encore plus dramatique. D’un côté, l’Union européenne discute avec le GNA, seul gouvernement reconnu internationalement, et prétend former les gardes-frontières libyens alors que ce gouvernement ne contrôle qu’environ 15 % du territoire et de l’autre, l’Italie « dialogue »  avec les milices libyennes dans une vision court-termiste qui ne peut que nuire aux tentatives de stabilisation du pays menées notamment sous les auspices des Nations Unies.

Loin de produire les effets escomptés, ces politiques donnent au contraire une légitimité internationale à des dictateurs et affaiblissent les actions contre eux. Je condamne donc totalement ces politiques inefficaces, dangereuses et indignes de pays qui continuent de se gargariser des droits de l’Homme.

LVSL – Pour expulser il est théoriquement nécessaire que l’État de renvoi ait signé un accord de réadmission avec le pays d’expulsion. Le rôle de la France dans la négociation de ces accords de réadmission est assez trouble. L’Union quant à elle tente d’établir une liste de pays dits « sûrs », la Turquie ou encore le Kosovo faisant partie des propositions de la Commission. À terme cette liste devrait se substituer aux listes établies par chaque État membre. Faut-il le craindre ?

Marie-Christine Vergiat – La Gauche unitaire européenne, groupe au sein duquel je siège, est par principe hostile à tout accord de réadmission, notamment parce qu’ils empêchent en pratique un examen individuel des demandes d’asile et facilitent les expulsions tant de migrants en situation irrégulière quelle que soit la façon dont ils sont entrés sur le territoire que, de plus en plus, de déboutés du droit d’asile.  Or, j’ai déjà souligné les différences entre États membres en ce qui concerne le droit d’asile. Et donc, a minima, il ne devrait pas y avoir d’accords de réadmission européens tant qu’il n’y aura pas de droit d’asile au même niveau.

Tout demandeur d’un pays dit sûr risque de voir sa demande d’asile en fait, sinon en droit, rejetée automatiquement via des procédures accélérées. C’est donc contraire à la Convention de Genève qui établit un examen individuel de toutes les demandes.”

Ces accords ne sont pas une condition indispensable aux expulsions mais visent à les faciliter vers les pays avec lesquels ils ont été signés. Ces accords sont de plus en plus informels et échappent à tout contrôle démocratique, notamment du Parlement européen, et judiciaire. Pire, ils deviennent de plus en plus un préalable à tout accord avec l’Union européenne quel qu’il soit y compris en matière d’aide au développement et servent à faire pression pour les accords de libéralisation des visas. C’est ce qui s’est produit avec la Géorgie et ce qui est en cours avec la Tunisie. On demande aux États d’accepter le retour de leurs ressortissants mais aussi de tous ceux qui ont transité sur leur territoire. Cela rejoint de fait les tentatives de mettre en place des listes de « pays sûrs », qu’il s’agisse de pays d’origine ou de pays dits tiers.

Tout demandeur d’un pays dit sûr risque de voir sa demande d’asile en fait, sinon en droit, rejetée automatiquement via des procédures accélérées. C’est donc contraire à la Convention de Genève qui établit un examen individuel de toutes les demandes. Actuellement, il n’existe des listes de « pays  sûrs » que dans une dizaine d’États membres dont la France. Ces listes sont très différentes d’un État à l’autre. Le projet européen tel qu’établi par la Commission européenne vise effectivement les pays des Balkans occidentaux et la Turquie mais il fait actuellement l’objet d’un débat entre les différentes institutions européennes, notamment pour que la liste européenne se substitue aux différentes listes nationales. Il va de soi que compte tenu de la situation actuelle en Turquie, ce pays pose à lui seul problème, car l’intégrer sur la liste des pays sûrs reviendrait à accepter les violations des droits de l’Homme et plus largement de l’État de droit qui y ont actuellement lieu, mais c’est bien la continuité de l’accord UE/Turquie de mars 2016 et plus largement de l’élargissement des politiques d’externalisation des frontières.

LVSL – Vous avez été l’auteure d’un rapport du Parlement européen en octobre 2016 intitulé « Droits de l’Homme et migrations : quel rôle pour l’UE dans les pays tiers ? ». Vous y pointez le non-respect des droits fondamentaux des migrants, en particulier la liberté de circulation et le droit d’asile, et de la convention de Genève. Ne pensez-vous pas qu’il soit hypocrite d’exiger des pays tiers un respect des droits fondamentaux que nous avons nous-mêmes du mal à respecter ?

Marie Christinie Vergiat – Ce rapport a d’abord été pour moi l’occasion de contextualiser la question des migrations et de montrer que les pays tiers et notamment les pays dits en développement où se concentrent près de 90 % des réfugiés sont confrontés à des situations bien plus compliquées que celles auxquelles les pays européens doivent faire face. J’ai notamment insisté sur l’évolution des mouvements migratoires en rappelant que désormais les mouvements Sud-Sud, dont 80 % se font entre pays aux frontières communes ayant peu de différences de revenus, dépassent désormais les flux Sud-Nord.

J’aurais aimé que ce rapport soit plus court et concentré sur un certain nombre de problèmes majeurs et qu’il puisse totalement éviter un petit côté donneur de leçon, mais les majorités sont complexes au Parlement européen surtout sur des sujets comme ceux-là.

Nombre de pays dans le monde n’ont aucune législation en matière migratoire ni même de droit d’asile. La notion de frontières n’a pas toujours le sens où nous l’entendons au niveau européen, mais comme je l’ai déjà dit la quasi-totalité des pays du monde sont maintenant des terres d’immigration et devraient donc avoir un minimum de législation pour protéger les migrants qui vivent sur leur territoire. A l’inverse de ce que vous dites, on peut constater que la Convention sur les droits des travailleurs migrants et de leur famille a été signée par une cinquantaine d’États, tous du Sud et aucun de l’UE. Pourquoi ? Parce que cette convention établit que tous les migrants ont des droits quel que soit leur statut.

C’est donc en avançant sur une reconnaissance universelle des droits que l’on fera avancer partout la situation des migrants, en commençant par la reconnaissance d’un droit international à la mobilité qui n’existe aujourd’hui que pour un tiers des habitants de la planète.

La scène politique libanaise à son tournant : une nouvelle opposition se prépare à la course aux législatives

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Place des martyrs, Beyrouth © Vladanr

L’introduction du scrutin proportionnel au Liban constitue une opportunité historique pour la création d’une plateforme politique alternative.


Par Marina Ader et Nada Maucourant Atallah

Après plus de 8 ans de blocage institutionnel et de discussions houleuses durant lesquels le Parlement libanais a étendu son mandat deux fois, celui-ci a enfin réussi à s’accorder sur une nouvelle loi électorale le 16 juin dernier. Celle-ci est basée sur un scrutin proportionnel, ce qui ouvre la voie à une plus grande représentativité pour les listes indépendantes. Les Libanais, privés d’élections législatives depuis 2009, vont pouvoir se rendre aux urnes pour choisir leur député en mai 2018.

Le scrutin proportionnel : une opportunité inédite pour les acteurs non traditionnels libanais

Cette nouvelle loi remplace la loi dite de « 1960 », qui reposait sur un scrutin majoritaire à un tour — c’est-à-dire que la totalité des sièges d’une circonscription était attribuée à la liste qui obtient le plus grand nombre de voix. L’introduction d’un scrutin proportionnel constitue une première dans l’histoire du Liban. Toutes les listes atteignant le seuil électoral[1] se verront attribuer des sièges parlementaires en fonction du nombre de voix obtenues et des quotas confessionnels en vigueur[2]. Bonne nouvelle pour les « petits » candidats et les listes indépendantes qui ont désormais leur chance. « Je pense que c’est une des premières fois historiquement, qu’une telle ouverture s’offre à la société civile au Liban » nous affirme avec aplomb, Wadih Al Asmar, un des membres fondateurs du mouvement « Vous Puez »[3], lors de notre rencontre à Badaro, l’un des nouveaux quartiers branchés de Beyrouth. « Il y a eu en réalité en 2005, mais ce n’était qu’une ouverture partielle : les manifestations ont été très vite récupérées par les partis politiques et l’affaire était pliée [4] »  nuance-t-il. L’exercice démocratique semble cette fois-ci bien en marche : c’est l’occasion inédite pour une nouvelle opposition d’opérer un changement dans le paysage politique libanais en s’accordant sur un programme politique solide qui puisse défier les partis politiques traditionnels. Dans une société confessionnelle et profondément divisée, les contraintes qui pèsent sur l’émergence d’une voix d’opposition sont cependant importantes et le défi est de taille.

Une conjoncture libanaise favorable à l’émergence d’une alternative politique

En dehors de cette ouverture institutionnelle, des signaux témoignent d’un changement plus global au sein du rapport de force entretenu entre les acteurs non traditionnels (membres de la société civile, militants politiques de gauche et de l’opposition) et les élites dirigeantes. L’élection du leader chrétien Michel Aoun en octobre 2016, après presque 1 an et demi de vacance présidentielle, a notamment permis le rééquilibrage du système confessionnel, supposé maintenir un consensus entre les différentes communautés au sein du pouvoir[5]. Cependant, depuis la fin de l’occupation syrienne au Liban en 2005, un profond déséquilibre s’était instauré au sein de cette formule du partage des pouvoirs, lié à la polarisation de la scène politique libanaise entre l’alliance pro-syrienne, dite du « 8 mars » soutenue par l’Iran et celle du « 14 mars », anti-syrienne, soutenue par l’Arabie Saoudite et les États-Unis[6]. L’hégémonie de ces deux coalitions et leur influence forte dans chaque aspect de la vie politique et sociale du pays ont considérablement réduit l’espace disponible pour l’émergence d’une troisième voie civile. La fracture entre le 8 mars et le 14 mars semble toutefois aujourd’hui s’effacer, par conséquent, aucun parti ne peut, de manière crédible, accaparer la rhétorique de l’opposition politique : « les lignes de clivage entre les élites gouvernantes, dans toutes ses déclinaisons, s’estompent  ce qui laisse une marge importante pour une voix dissidente, une vraie voix d’opposition, présentant des alternatives économiques, sociales, politiques » commente le chercheur Karam Karam[7]. Par ailleurs, cette même élite rencontre aujourd’hui des difficultés économiques dans un pays à la dette publique colossale[8], tarissant les sources du clientélisme sur lequel repose largement le système libanais. Les modes clientélistes de distribution des richesses n’étant plus opérationnels, le système paraît de moins en moins crédible aux yeux de la population, rongeant peu à peu les réseaux de solidarités primordiaux.

Si le contexte politique semble aujourd’hui entrouvrir la porte à une alternative, la mobilisation civile au Liban est loin d’être nouvelle. Depuis 2011 notamment, des initiatives de la société civile ont produit des mouvements relativement importants au Liban, qui préparent aujourd’hui la population au débat politique. Le mouvement « La chute du régime confessionnel » qui demandait la fin du confessionnalisme, est par exemple né sous l’impulsion des soulèvements arabes de 2011 ; le mouvement du « Comité de coordination syndicale » créé en 2013 a quant à lui uni les travailleurs du secteur public pour l’amélioration de leurs conditions de travail, et le très médiatisé « Mouvement contre la crise des déchets » a réuni près de 100 000 Libanais dans la rue en août 2015. C’est à l’occasion de ces manifestations que deux principaux groupes d’activistes se sont mobilisés, « Vous Puez » et Badna Nhaseb[9], aujourd’hui encore très actifs dans l’opposition. Enfin, les élections municipales de 2016 ont ouvert la possibilité d’une transformation politique de ces contestations avec la présentation de listes indépendantes, notamment Beirut Madinati[10], qui a obtenu presque 40 % des votes à Beyrouth. De nouveaux groupes et mouvements sont en constante création.

Cette effervescence civile est symptomatique d’une véritable demande de changement politique. Mais ce n’est pas gagné pour autant : « il faut absolument être capable de proposer une offre politique qui soit cohérente, c’est-à-dire qui interpelle les gens sur leurs sources d’inquiétude et qui inspire confiance en termes de rapports de force » comme l’explique l’ancien ministre Charbel Nahas[11]. Les dernières élections du syndicat des enseignants du privé et de l’ordre des ingénieurs en sont la preuve. Si les premiers n’ont pas élu l’opposant à la coalition formée par les acteurs traditionnels, il a toutefois obtenu 43 % des suffrages. L’ordre des ingénieurs a quant à lui imposé le candidat de l’opposition, signal que le rapport de force est en train d’évoluer et qu’une opportunité de changement se présente dans le paysage politique libanais.

Les contraintes de la nouvelle loi électorale ou le reflet de l’élite politique

Cependant, chacune de ces mobilisations s’inscrit dans un contexte particulier et ne saurait témoigner d’une trajectoire conduisant linéairement vers la consécration des acteurs non traditionnels sur la scène politique. La transition vers l’arène de la politique institutionnalisée est difficile, et les contraintes sont importantes. Karam Karam souligne notamment que le « Mouvement contre la crise des déchets » reste « contextuel et thématique », résultant plus du ras-le-bol causé par les monts d’ordures s’entassant dans les rues que d’une véritable adhésion à un projet alternatif. Aucune solution durable n’a d’ailleurs été trouvée à cette crise, preuve que la pérennisation institutionnelle des revendications de ces mobilisations sociales est difficile.

La loi en elle-même n’est pas non plus née de la contestation civile, une opportunité a été créée, mais elle n’est pas l’œuvre directe de la mobilisation. Il ne faut donc pas se méprendre sur les intentions des promoteurs de cette loi dont les contraintes sont fortes et les ressorts particulièrement complexes. Les seuils électoraux sont effectivement presque impossibles à atteindre tant ils sont élevés. Alors que la Turquie était vivement critiquée pour son seuil électoral de 10 %, un des plus élevés au monde, le Liban s’apprête à mettre en place des seuils avoisinant les 20 % dans certaines circonscriptions, rendant quasiment impossible la représentation des petits partis, comme l’explique Ali Slim, chercheur à l’Association Libanaise pour des Élections Démocratiques. Au cours de leurs discussions, les promoteurs de la loi n’ont pas oublié le « vote préférentiel ». Cette dimension de la loi constitue une nouvelle contrainte à l’élection de candidats alternatifs. En effet, chaque votant doit indiquer un candidat « préféré » au sein de la liste qu’il a choisi. Celui-ci doit toutefois appartenir au caza[12] dans laquelle réside le votant, cette restriction étant en réalité un outil au service du système clientéliste libanais. Forcé de choisir un candidat « préféré » dans la liste, le citoyen se tournera plus naturellement vers la personnalité locale qu’il connaît, le Za’im (patron local en arabe), et qu’il pense susceptible de défendre ses intérêts particuliers. L’enjeu pour les candidats devient donc l’obtention de ce vote préférentiel, avec toutes les méthodes de corruption que cela peut impliquer, quitte à se déchirer au sein d’une même liste. En réalité, cette loi électorale a donc été conçue de manière à ne pas menacer directement les intérêts de l’élite au pouvoir, elle « est à l’image de ceux qui l’ont faite », conclut Wadih Al Asmar.

La difficile consolidation des mouvements civils dans une société aux divisions profondes

L’impact institutionnel réduit des acteurs civils et alternatifs s’explique aussi en partie par les puissantes contraintes que présentent les structures de la société libanaise — dont la prédominance des solidarités claniques, confessionnelles, et communautaires est bien connue. Comment faire vivre la notion de citoyen, quand l’État, décomposé par 25 ans de « Néo-libanisme économique »[13], n’est même pas capable d’assurer les services les plus basiques en matière d’eau, d’électricité, de santé ou d’éducation ? Comment porter sur le devant de la scène des demandes transversales quand l’élément confessionnel constitue encore une part importante de l’identité libanaise, qui, en plus de régir les institutions politiques, régule l’essentiel des rapports sociaux et informels ? Plus encore, comment panser les cicatrices de la guerre civile, dans un pays où aucun exercice de mémoire collective n’a été mené ? L’afflux de plus d’un million et demi de réfugiés syriens (soit plus de 20 % de la population) a par ailleurs eu pour effet de renforcer le sentiment de minorité des chrétiens du pays, ravivant ainsi les tensions confessionnelles. Cet afflux ajoute également une pression démographique considérable sur des infrastructures publiques déjà défaillantes, dans un contexte économique morose. Ces relents confessionnels vont être une nouvelle fois exploités par les acteurs politiques traditionnels, qui, en divisant la population, justifient leur légitimité de leaders communautaires.

Mais ces contraintes sont aussi liées à la sphère civile elle-même. Parfois traversée par ces lignes de fracture, elle finit par reproduire elle aussi certains mécanismes de division, que ce soit à propos de la question du Hezbollah[14] ou de la Syrie[15]. La difficile définition d’une identité collective explique les difficultés à rassembler au-delà du cercle de militants habituels, souvent issus de classes sociales éduquées et urbaines. D’autant plus que la palette d’acteurs est riche de nuances et ne constitue pas un bloc monolithique : elle va de Sabaa, un nouveau parti « ni de droite ni de gauche » selon son secrétaire général Jad Dagher — dont la communication parfaitement rodée n’est pas sans rappeler le macronisme à la française — à l’extrême gauche de Badna Nhaseb. Elle inclut aussi bien de nouveaux groupes d’entrepreneurs, des membres de Beirut Madinati et ceux du mouvement fondé par Charbel Nahas. Le défi est de trouver un consensus sans perdre de vue la nécessité de se doter d’un programme national au fondement politique cohérent, afin d’être crédible sur l’arène de la compétition électorale. C’est en effet un moment charnière pour les acteurs non traditionnels, un test de la capacité d’adaptation et de mutation de leurs modes d’action, de la voie contestataire et informelle à la voie institutionnalisée ; en bref, c’est la transition délicate de la rue aux urnes qui est ici en jeu.

“Le temps du sérieux est venu”, slogans d’un nouveau parti politique libanais, Sabaa

Des mouvements sociaux à l’entrée dans la compétition électorale : espoirs et défis

Les différents acteurs alternatifs l’ont d’ailleurs bien compris et ont commencé leur action en ce sens. Des discussions sont en cours et tendent vers la création d’une plateforme politique, capable d’offrir des propositions politiques à la hauteur des demandes qui ont émergé ces derniers mois. L’action est principalement menée par les membres des mouvements d’opposition précités déjà présents sur la scène libanaise (« Vous Puez », Badna Nhaseb, « Citoyens et Citoyennes dans un État », etc.). Les groupes de travail se structurent, les discussions se précisent, et doivent donc aboutir à la création d’une coalition qui se fonde sur un socle politique clair et surtout, dotée d’un processus d’action unifié capable d’aller à la confrontation politique. L’unification est effectivement la clé de voûte de cette action. Elle ne sera efficace que si ses membres, provenant de mouvements sociaux et politiques disparates, arrivent à dépasser leurs querelles antérieures. Si tel est le cas, « cela pourrait être un mouvement fondateur pour commencer à lancer une vraie opposition au Liban, surtout que les lignes de clivage s’estompent, et la loi offre l’opportunité de s’organiser dans tout le Liban » affirme le chercheur Karam Karam.

Au centre des priorités politiques de cette plateforme se trouve la reconstruction de l’État, exsangue après 25 ans de politiques néolibérales. Les questions de service public, d’éducation, de santé, du renforcement des institutions, de lutte contre la corruption sont prioritaires chez tous les acteurs que nous avons rencontrés dont la plupart sont des militants de la société civile de longue date, des chercheurs, des consultants ou travailleurs d’ONG. Comme Gilbert Doumit, militant et membre de Beyrouth Madinati, l’analyse « la priorité est est de changer la relation entre le citoyen et l’État », de miner, peu à peu, les causes profondes du confessionnalisme afin de rendre caduque la rhétorique communautaire exploitée par les partis au pouvoir, plutôt que d’attaquer frontalement le système confessionnel : « le confessionnalisme sera mort quand le Libanais aura l’intime conviction que lorsqu’il s’adresse à un agent public, celui-ci va le servir indépendamment de sa confession » analyse Wadih Al Asmar.

Quid des questions internationales et sécuritaires, celles notamment liées au conflit syrien, ou des armes du Hezbollah ? Autant de sujets qui paraissent incontournables dans l’actualité libanaise, au moment où la milice célèbre la victoire contre les terroristes implantés à sa frontière, suite à des offensives menées indépendamment de l’armée nationale. Conscients du fort potentiel de discorde de ces sujets, le discours de ces nouveaux acteurs politiques reste prudent. De fait, analyse Karam Karam, « ces nouveaux acteurs n’ont pas besoin d’aller libérer ni le Golan ni la Syrie », évoquant la nécessité d’un « réalisme politique », sous peine de « gâchis ». Si même l’élite politique, qui se déchire depuis plus de 25 ans, a réussi à s’accorder afin de conserver le pouvoir et leurs intérêts, tout est donc bien possible.

Bien que cette plateforme a été pensée à l’occasion d’une échéance électorale, sa vision est toutefois tournée vers le long terme. Elle s’appuie notamment sur la perte de légitimité du pouvoir politique en place. Les élites au pouvoir n’ayant pas su répondre aux inquiétudes et aux demandes des Libanais, c’est l’occasion de faire changer le comportement des acteurs établis et de modifier les rapports de force. En somme, l’enjeu de cette échéance électorale n’est pas tant d’obtenir un maximum de sièges au Parlement que de faire peur à l’establishment que de rebattre les cartes de la politique libanaise afin de parvenir à opérer un changement dans le paysage politique. Dans un tout autre contexte, l’exemple français illustre cette hypothèse : si le Rassemblement Bleu Marine ne représente que 8 sièges à l’Assemblée Nationale française, on ne peut négliger sa présence remarquée dans le paysage politique français et sa capacité à influencer l’opinion publique. Avec l’arrivée d’une opposition capable de répondre aux craintes et aux inquiétudes de la population tout en proposant une alternative sérieuse pour le futur, les comportements des acteurs traditionnels, des élites politiques comme des chefs confessionnels, devront inévitablement évoluer et se repositionner selon les attentes de la population. Il est toutefois difficile de se prononcer sur le temps que mettront les Libanais à adopter un nouveau modèle. Même si l’édifice est branlant, Rome ne s’est pas faite en un jour, alors qu’en sera-t-il du nouvel échiquier politique libanais ?

L’optimisme est tout de même de mise étant donné la différence du contexte libanais par rapport au reste de la région. Le Liban est, parmi les pays arabes, un pionnier de la transition démographique[16] et a connu un exode rural massif dès les années 1950. Charbel Nahas affirme en effet que « la société libanaise s’est déjà depuis longtemps adaptée en termes démographiques, migratoires et d’éducation, des thématiques que les autres sociétés arabes continuent d’affronter actuellement ». Ce qui expliquerait la possibilité d’une transition vers davantage de démocratie via la voie institutionnelle, et non dans le tumulte des révolutions qui ont pu agiter la région. Le pays des Cèdres serait-il donc enfin prêt à commencer les réformes dont il a tant besoin ? Rendez-vous en mai prochain pour la première étape.

 

[1] Le seuil électoral est déterminé en divisant le nombre de voix exprimés par le nombre de sièges donné dans chaque circonscription, c’est-à-dire que dans une circonscription offrant 4 sièges parlementaires, les listes devront atteindre 25% des voix exprimées pour placer un candidat.

[2] Des sièges sont réservés aux communautés religieuses en fonction de la répartition confessionnelle supposée dans chaque circonscription donnée. Le Parlement compte au total 64 députés chrétiens et 64 députés musulmans.

[3] « Vous Puez » est un des principaux mouvements contestataires, constitué en août 2015 lors de la crise des déchets au Liban, durant laquelle les ordures ont jonché les rues de Beyrouth et de la région du Mont Liban pendant 8 mois. La crise est toujours sous-jacente.

[4] Référence à la « Révolution du Cèdre » de mars 2005 la réunissant plus d’un million de personnes dans la rue réclamant la fin de l’occupation de la Syrie, accusée de l’assassinat du Premier Ministre, Rafic Hariri. Le mouvement a abouti au départ des troupes syriennes après 29 ans d’occupation.

[5] Le confessionnalisme politique est un système de gouvernance assurant la représentation des 18 communautés reconnues par l’État. Le président est chrétien maronite, le Premier Ministre sunnite et le président de l’assemblée nationale chiite.

[6] Fait respectivement référence aux manifestations pro-syrienne du 8 mars 2005 et anti-syrienne du 14 mars 2005

[7] Karam Karam est chercheur, auteur d’une thèse sur le secteur associatif au Liban, Le mouvement civil au Liban, Revendications, protestations et mobilisations associatives dans l’après-guerre, Paris/Aix-en-Provence, Karthala/IREMAM, 2006, 361 p.

[8] 160 % du PIB, soit proportionnellement, la 3ème dette la plus importante au monde.

[9] « Nous voulons des comptes » est un mouvement qui réunit plusieurs groupes à l’identité très marquée à gauche : anciens du parti communiste, nationalistes arabes, militants laïques indépendants… Refusant l’étiquette de société civile, ils insistent sur leur dimension de militant politique.

[10] « Beyrouth, ma ville » est une liste électorale indépendante réunissant intellectuels, artistes, urbanistes créée lors des élections municipales de mai 2016

[11] Charbel Nahas est l’ancien ministre des Télécommunications (2009-2010) et du Travail (2011-2012). Il est considéré comme une figure progressiste de l’opposition.

[12] Un caza (district) est une entité administrative au Liban. On en compte 27 dans tout le pays. Chaque circonscription comporte plusieurs caza.

[13] Concept emprunté à Georges Corm pour désigner les politiques d’après-guerre (Le Liban Contemporain : Histoire Et Société, Paris : La Découverte, p237) : l’alliance du néolibéralisme (privatisations des services publics, attraction des capitaux du Golf…) et du confessionnalisme.

[14] Le Hezbollah, milice chiite membre de la coalition du 8 mars est militairement engagé aux côtés de Bachar Al-Assad depuis 2011. Le « Parti de Dieu » tient par ailleurs sa popularité de son efficace système de prestation de services sociaux (santé, éducation, emploi).

[15] La question du soutien à Bachar Al-Assad (et de l’intervention du Hezbollah) ou à la révolution syrienne a engendré des débats politiques majeurs au Liban, auxquels la sphère civile n’est pas hermétique. L’élite au pouvoir tente toutefois aujourd’hui d’adopter un discours consensuel.

[16] Verdeil Eric, Faour Ghaleb et Velut Sébastien, Atlas du Liban, éd. CERMOC-CNRS Liban, 2007, 224 p.

Crédit :

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Renaud Girard: “Hollande a fait de lourdes fautes d’orientation diplomatique”

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François Hollande © Matthieu Riegler, CC-by
Renaud Girard est correspondant de guerre au Figaro depuis 1984. Il a couvert pratiquement tous les conflits des trente dernières années (Afghanistan, Bosnie, Cambodge, Colombie, Croatie, Gaza, Haïti, Irak, Kosovo, Libye, Rwanda, Somalie, Syrie, Ukraine…). Il a aussi traité les grandes crises mondiales, diplomatiques, économiques, financières. Il a reçu en 2014 le Grand Prix de la Presse internationale, pour l’ensemble de sa carrière. Il vient de publier Quelle diplomatie pour la France ? aux éditions du Cerf. 
 
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Dans votre ouvrage, vous développez le concept « d’ennemi principal ». Celui de la France serait selon vous l’islamisme sunnite. Pouvez-vous préciser ce que cela signifie et ce que ça implique pour notre diplomatie ?

L’islamisme sunnite est notre ennemi principal, car c’est lui qui tue nos enfants nos rues. Au contraire, ni l’Iran, ni Vladimir Poutine, ni Bachar el-Assad ne commettent d’attentats contre la France. Il est donc faux de considérer que Bachar el-Assad et Daech seraient deux maux équivalents. Non Daech est pire car Daesh nous attaque.  

A partir de là, les conséquences sont très simples. Nous devons tout faire pour éradiquer le djihadisme sunnite. Cela doit être notre priorité absolue. Si pour y arriver, nous devons travailler avec l’Iran, avec la Russie de Vladimir Poutine ou avec le régime de Bachar el-Assad, alors il faut le faire.

Souvenons de Churchill. Dès que l’URSS fut attaquée par Hitler, Churchill (qui connaissait toutes les horreurs et les crimes du totalitarisme stalinien) proclama aussitôt son alliance avec Staline face à Hitler. Staline avait bien des défauts, mais contrairement à Hitler, il ne tuait pas de citoyens britanniques. Au contraire, il était lui aussi attaqué par Hitler. Il était donc normal de s’allier avec lui. Indépendamment des divergences idéologiques ou des préoccupations morales. Face à l’hésitation des parlementaires conservateurs, Churchill déclara « si Hitler avait envahi l’Enfer, je m’allierais avec le Diable. »

Pensez-vous que la politique extérieure de la France ait pu, comme on l’entend souvent, contribuer à faire prospérer cet ennemi principal, qu’il s’agisse d’ailleurs du soutien passé et trop poussé à des dictateurs fusse-t-il laïcs (comme en Irak), ou, plus récemment, d’un excès d’interventionnisme (comme en Libye) ?

Il faut se défier de l’exagération, de la repentance et de l’auto-flagellation. L’islamisme n’est pas le produit de la politique occidentale. L’islamisme est issu de problématiques internes au monde musulman. C’est l’Egyptien Hassan el-Banna qui a créé la première association islamiste (les Frères Musulmans) en 1928 avec pour but de rétablir le Califat après son abolition. Ce rétablissement du Califat est aussi au cœur de l’action de Daech. Mais ce ne sont pas les Occidentaux qui ont aboli le Califat : c’est le héros national turc Mustapha Kemal Atatürk ! 

Croire que tous les maux viennent de nous contribue paradoxalement à infantiliser les musulmans. Le dénigrement de l’Occident par les occidentaux n’est pas seulement du masochisme, il est aussi une forme d’ethnocentrisme raciste dans lequel tout tournerait autour de l’Occident. Les musulmans aussi ont une Histoire et sont responsables de leur Destin.  

Certes, des interventions occidentales inadaptées ont pu renforcer l’islamisme. Cela a notamment été le cas avec la catastrophique Guerre d’Irak. En fait, nous avons agi à contresens à l’égard des dictateurs laïcs. Quand ces dictateurs étaient puissants, nous les avons soutenus à bout de bras. Pourtant, ils avaient une mauvaise gouvernance et enfermaient leurs pays dans la corruption et le népotisme, ce qui renforçait les islamistes.  Ensuite, quand ils ont été contestés, nous nous sommes retournés contre eux au moment même où ils devenaient le dernier rempart contre l’islamisme. Nous les avons soutenus quand leur mauvaise gouvernance nourrissait l’islamisme, nous les avons combattus quand leur résistance pouvait nous protéger de l’islamisme. Si demain Bachar el-Assad tombe, les alaouites et les druzes seront génocidés, les chrétiens devront (dans le meilleur des cas) s’exiler au Liban, les églises seront détruites, la liberté religieuse sera abolie et un micro-Etat terroriste se constituera au cœur du Moyen-Orient.  

De Gaulle disait que « le rôle historique de la France était de réconcilier la Russie avec l’Europe, voire l’Amérique ». Dans son livre La France atlantiste, Hadrien Desuin explique quant à lui que « ce que la France a sans doute de meilleur à apporter au monde, c’est la résistance à l’hégémonie ». Vous-même dites enfin que loin de se résoudre à un monde unipolaire, notre pays doit jouer un rôle de médiation et d’équilibre. Tout cela n’est-il pas préjuger un peu de notre influence et de notre centralité, à l’heure où la France semble de moins en moins écoutée dans le monde ?

Non, pas du tout. Notre pays conserve encore un poids important. La France est la 6ème ou 5ème puissance mondiale. 275 millions de francophones (chiffre qui est amené à progresser) font de sa langue la sixième langue la plus parlée au monde. Le réseau diplomatique français est le plus important au monde avec celui des Etats-Unis. La France dispose de l’arme atomique et d’un siège permanent au Conseil de sécurité de l’ONU. Son poids militaire est considérable. Nous avons ainsi apporté une contribution militaire importante en Afghanistan, en Libye on contre Daech. 

La France est aussi, qu’on le veuille ou non, « le gendarme de l’Afrique » (Côte d’Ivoire, Centrafrique, Mali…). Notre opération au Mali a contribué à la sécurité de tous les européens, mais seuls deux pays de l’UE étaient capables de réaliser une telle intervention : la France et le Royaume-Uni. Or, je ne vous apprendrai rien en vous disant que le Royaume-Uni (qui n’a pas participé à l’opération malienne, menée de bout en bout par la France) est en train de quitter l’UE. Nous allons donc être la seule puissance militaire de toute l’UE. Et cela tout le monde le sait. A commencer par les Etats-Unis qui comptent sur nous pour la sécurité du continent africain.

En outre, je crois que ce que la France peut apporter en diplomatie (résistance à toutes les hégémonies, quelles qu’elles soient, multilatéralisme, monde multipolaire, médiations…) correspond à un vrai besoin international. Nous avons aujourd’hui un triangle stratégique Etats-Unis – Russie – Chine qui est fondamentalement instable. Il faudrait le remplacer par un carré stratégique Etats-Unis – Russie – Chine – France, où la présence française constituerait un élément stabilisateur. Mais pour cela la France doit cesser d’être le caniche des Etats-Unis, adopter une attitude réaliste sur bon nombre de dossiers (Syrie, Ukraine-Rusie…) et s’appuyer sur son appartenance à l’UE. Pour que l’UE soit un appui solide pour la France, il faut renforcer l’UE par la mise en place d’un protectionnisme européen qui lui permettrait de protéger ses intérêts économiques face au dumping chinois et à la dictature juridico-financière des Etats-Unis. 

De plus, il n’y a pas besoin d’être une grande puissance pour faire des médiations efficaces. La Norvège, la Suède, la Suisse, le Qatar ou Oman sont ainsi des médiateurs efficaces. Si tous ces pays y arrivent, je ne vois pas pourquoi nous qui sommes plus peuplés et plus puissants, nous ne le pourrions pas. Par exemple, c’est en Norvège qu’avaient été signés les accords d’Oslo en 1993. La Norvège joue aujourd’hui un rôle important dans les médiations impliquant le Hamas. Cela est rendu possible par le fait que la Norvège n’appartienne pas à l’UE, car l’UE considère que le Hamas est un groupe terroriste et a gelé toute diplomatie avec Gaza depuis que le Hamas y a gagné les élections. Pourtant, ces élections avaient été surveillées par des émissaires de l’UE qui les avaient déclarées valides. De même, le Qatar a développé un intense activisme diplomatique, multipliant les propositions de médiation. C’est par exemple à Doha (capitale du Qatar) que se sont installés les cadres du Hamas ou que les insurgés Talibans ont ouvert une représentation diplomatique. Autre exemple, c’est grâce au Sultanat d’Oman que les accords historiques  de 2015 sur le nucléaire iranien ont pu être conclus entre l’Iran et les Etats-Unis. En 2007, j’avais proposé une médiation entre l’Iran et les Etats-Unis, médiation qui aurait été assurée par la France et qui reposait sur les mêmes principes que celles qui a finalement abouti en 2015… mais sans la France cette fois. En 2007, ma proposition avait été sabotée par un petit clan de diplomates français néo-conservateurs. 

Si la France voit son influence reculer dans le monde, ce n’est pas tant à cause d’une baisse structurelle de sa centralité que de lourdes fautes d’orientation diplomatique. En ce qui concerne notre déclin diplomatique, la France est l’artisan de son propre malheur. Un seul exemple : en 2012, pensant que Bachar el-Assad ne passerait pas l’année, nous avons fermé notre ambassade à Damas. Grave erreur. En faisant cela, nous nous sommes privés d’une précieuse source de renseignements, qui aurait pu être bien utile dans la lutte contre le terrorisme. De plus, nous nous sommes interdit toute médiation pour résoudre le conflit syrien.  

Vous développez longuement l’idée selon laquelle la France doit cesser de craindre la Russie, pour, au contraire, se rapprocher d’elle. Dans quel but ? Est-ce crédible à l’heure où la France ne présente plus, selon le spécialiste américain Tony Corn, qu’un intérêt très faible pour Moscou ?

Tony Corn est un éminent spécialiste. Ses analyses sont de haut niveau. Mais n’oublier pas que, comme vous l’avez dit vous-même, il est… américain ! Il propose donc un point de vue typiquement américain, conforme aux intérêts et à la vision des Etats-Unis. Relativiser le lien entre France et Russie lui permet de militer pour l’intégration de la France dans un bloc stratégique atlantique aux côtés du Royaume-Uni et des Etats-Unis.  

Si aujourd’hui la France présente un intérêt faible pour Moscou, c’est parce que sous la Présidence de François Hollande (2012-2017), la France a adopté une politique néo-conservatrice : opposition à l’accord sur le nucléaire iranien, hostilité forcenée à Bachar el-Assad et surtout intransigeance face à la Russie. La France a joué pleinement le jeu des sanctions contre la Russie alors que cela pénalisait nos propres producteurs agricoles et industriels. Par exemple, la crise des agriculteurs français en 2015 est en grande partie due aux sanctions prises contre Moscou. Nos agriculteurs se sont retrouvés doublement étranglés : d’une part, ils ne pouvaient plus exporter en Russie, d’autre part, les agriculteurs allemands connaissaient le même problème et déversaient donc leurs marchandises sur le marché français au détriment de nos agriculteurs. Il était évident que dans de telles conditions la Russie ne pouvait que se désintéresser, à regret, de la France.  

Mais si la France changeait d’attitude, la Russie s’intéresserait de nouveau à elle. La Russie s’intéresse bien au Venezuela ou à l’Algérie (à raison !), je ne vois donc pas pourquoi elle ne s’intéresserait pas à  la France.

Deux arguments de poids peuvent ici être évoqués. D’une part, la Russie est actuellement pénalisée par les sanctions économiques européennes. De plus, la Russie s’inquiète de l’expansion de son allié et voisin chinois, qui, un jour, pourrait bien avoir des vues sur la Sibérie russe. La Russie a donc tout intérêt à ne pas rester isolée et à réintégrer la famille européenne. Et c’est là justement que la France peut jouer un rôle en aidant la Russie à revenir dans la famille européenne, selon le projet du Général de Gaulle d’une Europe qui irait de l’Atlantique à l’Oural.

 D’autre part, la France et la Russie ont des liens historiques anciens. Quand j’ai interviewé Vladimir Poutine lors de sa venue en France, le 29 mai 2017, il venait d’inaugurer l’exposition du Trianon, à Versailles, commémorant le tricentenaire du voyage de Pierre le Grand en France. Dans son interview, il a rappelé que les liens entre nos deux pays remontaient au 11ème siècle, lorsque la Princesse russe Anne de Kiev épousa le roi des Francs Henri 1er à Reims en 1051, ce qui ne nous rajeunit pas. N’oublions pas non plus l’alliance de revers conclue avec la Russie par Sadi Carnot face à l’Allemagne, alliance qui nous sauva lors de l’invasion allemande en 1914. Ni que nous fûmes dans le même camp lors de la Seconde Guerre mondiale. Cette proximité historique permet à la France d’être un partenaire important pour la Russie.

Poignée de main « virile » et abondamment commentée avec Trump, accueil de Poutine à Versailles, quel jugement portez-vous sur les premiers pas d’Emmanuel Macron sur la scène internationale ?

Emmanuel Macron a eu raison d’inviter Vladimir Poutine en France. J’ai trouvé des choses très encourageantes dans son grand entretien accordé au Figaro ainsi que dans celle de Jean-Yves Le Drian au Monde (29/06). Je trouve donc positifs les débuts du Président Macron. Cependant, il est encore trop tôt pour se faire un avis global. Il faut attendre pour pouvoir juger.

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© Matthieu Riegler, CC-BY https://commons.wikimedia.org/wiki/File:François_Hollande_-_Janvier_2012.jpg