Texas : une loi sur l’avortement déjà condamnée ?

© Aymeric Chouquet pour LVSL

Le Texas, sous l’impulsion de son ultra-conservateur gouverneur républicain Greg Abbott, a adopté une loi, la Senate Bill 8, qui interdit quasiment de fait l’Interruption volontaire de grossesse (IVG). Ainsi, dès les premières six semaines de grossesse, aucune femme ne pourra avorter. Il n’est pas surprenant qu’elle soit qualifiée de Texas heartbeat act (loi texane du battement du cœur). Saisie en urgence par des associations pro-avortement, et non sur le fond, la Cour suprême (SCOTUS) des États-Unis n’a pas suspendu la loi qui est entrée en vigueur au 1er septembre. Sur le plan juridique, qu’importe la décision de la Cour suprême, la Senate Bill 8 devra bientôt faire face à des obstacles juridiques insurmontables. Même si la décision, historique, de la Cour suprême de 1973 Roe v. Wade, qui a légalisé l’avortement, venait à être renversée, ce qui fait la singularité même de la loi pourrait la mener à sa perte.

Il y a quelque chose d’apocalyptique dans le Lone Star State. La Senate Bill 8, qui est l’une des 666 lois qui sont entrées en vigueur le 1er septembre au Texas, interdit de recourir à une IVG au-delà de six semaines. De l’autre côté de l’Atlantique, le journaliste de Slate USA Mark Joseph Stern proclame gravement : « Par son inaction, la Cour suprême a mis fin à Roe v. Wade ». Décision historique de 1973 ayant consacré un droit constitutionnel à l’interruption volontaire de grossesse, les acquis de Roe v. Wade apparaissent de plus en plus affaiblis au fil des jurisprudences relatives à l’avortement.

Le constat alarmant de Mark Joseph Stern est, en terres américaines, globalement partagé. Bien que tout le monde ne considère pas que la jurisprudence Roe v. Wade a été renversée au terme de cette décision sortie du « shadow docket », elle résonne presque unanimement comme un signal funeste : cet automne, la Cour suprême devrait rendre sa décision dans Dobbs v. Jackson Woman’s Health Organization, une affaire relative à une loi de l’État du Mississippi prohibant l’IVG après quinze semaines. Cette décision très attendue pourrait sonner le glas de la célèbre jurisprudence vieille de près de 50 ans.

Au Texas, où les ressentiments pro et anti-IVG s’exacerbent chaque jour un peu plus, l’entrée en vigueur de la SB8 se ressent déjà : le recours à l’avortement se délocalise dans les États voisins pour les personnes qui en ont les moyens financiers. Néanmoins, la survie de cette loi n’en demeure pas moins incertaine tant ses dispositions sont juridiquement discutables… Des points volontairement éludés par la Cour suprême, qui ne s’est pas exprimée sur le fond.

Qu’a dit la Cour suprême ?

« La demande d’injonction ou, à titre subsidiaire, d’annulation de la suspension de la procédure devant le tribunal de district présentée au juge Alito et renvoyée par ce dernier à la Cour est rejetée. » Pour les militants pro-choix, la colère est grande : outre la réaction tardive de la plus haute juridiction fédérale, la décision leur laisse un goût amer puisque la situation va devenir insoutenable pour de nombreuses personnes ayant besoin de recourir à l’IVG. Il convient cependant de revenir sur ce qui a été dit.

Ce 1er septembre, la Cour suprême a rendu une décision relative à une requête d’urgence, laquelle lui est parvenue après épuisement des voies de recours auprès des cours inférieures : un processus ordinaire conforme aux dispositions des règles fédérales de procédure d’appel. Ces requêtes sont étudiées à l’aune de quatre critères, parmi lesquels la probabilité d’obtenir gain de cause sur le fond. En dépit du fait que cette condition puisse être considérée comme remplie tant l’inconstitutionnalité de la loi au regard la jurisprudence Roe semble flagrante, la Cour a mis en avant la complexité de certaines questions procédurales consécutives aux dispositions atypiques de la loi — la possibilité pour quiconque d’engager des poursuites contre toute personne ayant pratiqué un avortement au-delà de six semaines ou ayant prêté concours —, l’opinion majoritaire rappelant que « les tribunaux fédéraux ont le pouvoir d’enjoindre les individus chargés d’appliquer les lois et non les lois elles-mêmes ». Toujours selon la majorité, « Il n’est pas non plus clair si, en vertu des précédents existants, cette Cour peut émettre une injonction à l’encontre des juges d’État appelés à statuer sur un procès en vertu de cette loi ». Bien que l’on puisse s’étonner puisque que c’est précisément le rôle de la Cour suprême de clarifier ce point, les juges de la majorité ont néanmoins achevé leur argumentation en affirmant que dans cette affaire le seul défendeur privé — Mark Lee Dickson, directeur de l’association Right to Life pour l’Est du Texas — a déclaré sous serment ne pas avoir l’intention de faire appliquer la loi et que par conséquent, les requérants ne peuvent obtenir une injonction. Il est vrai que l’opposition à l’avortement est particulièrement forte au sein de la Cour suprême : d’aucuns se souviennent sans nul doute de l’opinion dissidente du juge Clarence Thomas dans Stenberg v. Carhart (2000). « Bien qu’un État puisse autoriser l’avortement, rien dans la Constitution n’impose à un État de le faire » avait tonné le magistrat taciturne, opposant résolu à la jurisprudence Roe. Pourtant, il convient de noter que la Cour s’est prononcée sur une requête d’urgence et non sur le fond de l’affaire. Un détail qui a toute son importance.

La constitutionnalité de la Senate Bill 8 remise en cause

L’opinion majoritaire a choisi l’euphémisme, affirmant que « les requérants […] ont soulevé de sérieuses questions concernant la constitutionnalité de la loi […] » quand la juge Sonia Sotomayor, dans son opinion dissidente, assène un tonitruant « manifestement inconstitutionnelle ». Dans ses propos conclusifs, la majorité réitère, rappelant que « cette ordonnance n’est pas fondée sur une quelconque conclusion quant à la constitutionnalité de la loi […] ». En clair : aux yeux des cinq juges de la majorité, la loi est inconstitutionnelle, mais ce point devra être traité en bonne et due forme, conformément aux procédures standards de la Cour et non à travers le shadow docket. Une retenue qui interpelle tant ces mêmes juges n’ont pas eu cette rigueur en ce qui concerne le moratoire fédéral sur les expulsions.

Ainsi, il reste tout à fait possible d’engager des recours auprès des tribunaux d’État texans et auprès des cours fédérales, lesquelles pourront juger le cas échéant de la constitutionnalité du texte de loi. Par ailleurs, outre la question de la constitutionnalité, ce qui fait la particularité de la Senate Bill 8 pourrait causer sa propre perte : les recours intentés par celles et ceux qui voudraient faire condamner le corps médical pourraient bien être jugés irrecevables.

Quid de l’intérêt à agir et quelle suite au droit à l’avortement  ?

Question précédemment soulevée dans une lettre ouverte par un ensemble hétéroclite de personnalités issues du domaine du droit, la problématique de l’intérêt à agir (standing) a été dans l’ensemble assez peu commentée depuis l’entrée en vigueur de la loi alors que ce point sera central lorsque surviendront les premiers recours.

Procureure fédérale durant plus de vingt ans, Elizabeth de la Vega s’est exprimée sur Twitter pour rappeler quelques fondamentaux : « La création d’un droit d’action privé ne confère pas, en soi, d’intérêt à agir à quiconque a envie d’intenter un procès.  Le droit texan suit le droit fédéral en ce qui concerne la définition de l’intérêt à agir. […] Je répète : la loi ne confère pas d’intérêt à agir. Elle crée la capacité d’intenter une action en justice, mais ne donne pas, et ne peut pas donner aux plaignants, même à ceux qui ne peuvent revendiquer aucun préjudice (la grande majorité), d’intérêt à agir. »

En effet, les jurisprudences, qu’il s’agisse du droit fédéral ou du droit texan, conditionnent l’intérêt à agir à l’existence (ou à la menace imminente) d’un préjudice. Ainsi, rappelons-le, dans Pike v. Texas EMC Management, LLC (2020), la Cour suprême du Texas a réaffirmé le principe selon lequel « pour intenter une action en justice, capacité et intérêt à agir sont nécessaires. […] Un plaignant a un intérêt à agir lorsqu’il est personnellement lésé […] ».

Dès lors, au regard de ces éléments, comment les plaignants pourraient-ils avoir un intérêt à agir en l’absence d’un quelconque préjudice ? Une question à laquelle devront répondre les cours de justice et qui pousse le professeur de droit constitutionnel Anthony M. Kreis à ironiser : « Et si New York adoptait une loi permettant aux particuliers de poursuivre le clergé pour avoir refusé de célébrer des mariages de personnes de même sexe ? »

Qu’importe que la survie de la SB8 soit soumise à de nombreuses interrogations. Dans les rangs du Parti républicain, son entrée en vigueur a fait des émules et a inspiré d’autres États, à commencer par la Floride : une offensive conservatrice à rebours de l’opinion publique, majoritairement favorable au droit à l’interruption volontaire de grossesse. Selon le Pew Research Center, près de 60 % de la population américaine considère que l’IVG doit être légale dans la plupart des cas. Galvanisés par la foi (l’opposition à l’avortement est particulièrement prégnant chez les évangélistes), la fronde anti-IVG profite également d’une fragilité inhérente à Roe v. Wade, reconnue tant par ses détracteurs que par les juges progressistes, dont Ruth Bader Ginsburg herself, pour qui la célèbre décision de 1973 aurait dû s’appuyer sur la clause d’égale protection plutôt que sur le droit à la vie privée, dont l’exégèse fut débattue dès Griswold v. Connecticut, une décision de 1965 concernant le droit à la contraception.

Parmi l’exécutif fédéral, le président Biden lui-même s’est fendu d’une déclaration sans équivoque, évoquant un « chaos inconstitutionnel » et appelant de ses vœux une réponse globale. Un vœu pieux qui tient davantage d’une opération de communication politique à destination de l’électorat démocrate et de l’Amérique pro-choix : la marge de manœuvre est en effet particulièrement étroite et en partie suspendue à la survie de la jurisprudence Roe v. Wade.

Au Texas, la gauche progressiste pourrait créer la surprise aux « midterms »

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©Beto O’Rourke

Il se passe quelque chose au Texas. Ce bastion républicain pourrait basculer à gauche pour la première fois depuis trente ans lors des traditionnelles élections de mi-mandat auxquelles l’avenir politique de Donald Trump semble désormais suspendu. Un reportage depuis Houston où le candidat démocrate mène une campagne populiste remarquée et particulièrement riche en enseignements. Par politicoboy (@PoliticoboyTX).


Houston, samedi 11 août. Malgré la chaleur écrasante et les prévisions orageuses, ils se sont déplacés par centaines pour rencontrer le candidat démocrate au poste de sénateur du Texas.  Les rues de South Side, cette banlieue défavorisée de Houston, débordent de voitures arborant des autocollants à lettres blanches sur fond noir, formant un message simple et limpide : « Beto for Senate ». Au détour d’un pâté de maisons sinistré par le passage de l’ouragan Harvey douze mois plus tôt, la silhouette élancée du natif d’El Paso apparait à notre vue. Beto O’Rourke, impeccable dans son pantalon de costar et sa chemise entre ouverte, précède une longue file de sympathisants venus lui serrer la main. Arborant un franc sourire, il prend le temps d’échanger quelques mots avant de se prêter à l’incontournable rituel du selfie.

Un barbecue texan fume des viandes low and slow au côté d’une grande tente sous laquelle des bénévoles encouragent les passants à s’inscrire sur les listes électorales. Un foodtruck propose des tacos à ceux qui ne souhaitent pas profiter du barbecue offert contre une adresse email ou un numéro de téléphone. À l’entrée du vieux théâtre de quartier reconverti en QG de campagne, on se presse pour pénétrer dans la salle principale où Beto doit débuter son discours d’une minute à l’autre.

Le pari fou de Beto O’Rourke

Au lieu de se présenter dans sa circonscription d’El Paso pour une réélection assurée, Beto O’Rourke s’est lancé un défi colossal : contester le siège de Sénateur de l’État du Texas. Son adversaire n’est autre que Ted Cruz, le finaliste malheureux des primaires du parti républicain face à Donald Trump.

Beto démarre avec un triple handicap : inconnu au-delà de sa circonscription, il affronte un candidat sortant jouissant d’une reconnaissance nationale, dans un État caricaturalement conservateur. Malgré l’évolution démographique qui devrait rendre le contrôle du Texas plus contesté, Donald Trump a facilement remporté cet État avec 10 points d’avance sur Hillary Clinton.

Le retard accusé par Beto O’Rourke dans les tout premiers sondages publiés en 2017 respectait cet ordre de grandeur, mais il serait désormais quasiment comblé. Un signe ne trompe pas : depuis quelques semaines, le camp républicain panique. L’impensable devient possible. Pour la première fois depuis trente ans, un démocrate pourrait s’imposer au Texas.

Une campagne populiste inspirée par Bernie Sanders

Beto O’Rourke reprend à son compte les principaux ingrédients du succès de Bernie Sanders. Tout comme lui, il refuse les financements privés (à l’exception des dons individuels plafonnés), là où son adversaire aligne des dizaines de millions de dollars de contributions en provenance des « super PACs », ces groupes d’influence alimentés par les multinationales, lobbies et milliardaires. Beto peut ainsi promouvoir un programme ambitieux, où l’on retrouve les principaux marqueurs de la plateforme « populiste » de la gauche américaine. Il milite pour une assurance maladie universelle et publique, le fameux « medicare for all » proposé par Bernie Sanders et taxé « d’irréaliste » par Hillary Clinton. Il place la question des salaires et de l’emploi au cœur de son discours, et défend une politique volontariste pour le contrôle des armes à feu, l’accès à l’éducation et la lutte contre le réchauffement climatique.

Au Texas, centre névralgique de l’industrie pétrolière où les armes à feu et les pick up trucks font partie intégrante du style de vie local, les stratèges démocrates se seraient opposés catégoriquement à un tel discours.

Comparant sa campagne électorale à ses jeunes années de musicien dans un groupe de Punk/Rock amateur, Beto O’Rourke assume une approche instinctive qui rappelle la méthode déployée par François Ruffin en 2017. Le  candidat démocrate privilégie le terrain, encourage le porte-à-porte et multiplie les « town hall », ces séances publiques de questions-réponses. Il a mis un point d’honneur à visiter en camionnette chacun des 254 comtés de ce gigantesque territoire grand comme la France et la Belgique, s’arrêtant dans des villages où plus aucun homme politique ne se rend. Que ce soit devant plusieurs milliers d’étudiants à Austin, ou une douzaine de retraités à Luckenbach, il martèle le même message. « Nous avons besoin d’un système de santé, d’un système éducatif et d’une économie qui fonctionnent pour tous les Texans, pas seulement pour les 1 % ».

Son discours rappelle le populisme de gauche au sens de Laclau. Cherchant à définir un « nous » contre un « eux », il fustige les puissances financières qui soutiennent son adversaire.

Ce « nous » se veut inclusif. Beto tente de dépasser le clivage démocrate-républicain avec un message rassembleur et positif. Délaissant les traditionnelles couleurs bleues du parti démocrate, il opte pour la neutralité du noir et évite soigneusement d’apposer le mot « démocrate » sur ses visuels de campagne. Cela ne l’empêche pas de mettre les pieds dans le plat. À un républicain qui l’interpellait en meeting pour lui demander s’il approuvait « l’insulte au drapeau et aux vétérans faits par les joueurs de la NFL qui s’agenouillent pendant l’hymne national », il répond par un monologue enflammé, détaillant les raisons de ce geste (protester contre les violences policières dont les Noirs sont disproportionnellement victimes) avant de terminer par ces mots « je ne crois pas qu’il existe quelque chose de plus américain que de se battre de manière non-violente pour défendre ses droits ». La vidéo de cette intervention, devenue virale, lui vaut le soutien de Son Altesse Lebron James himself, l’athlète le plus populaire du pays.

Beto O’Rourke s’inscrit dans une vague progressiste

Le vent tourne aux États-Unis. Des candidats se déclarant ouvertement socialistes (une insulte dont Barack Obama se défendait vigoureusement) gagnent des élections. Ils militent pour des réformes de plus en plus populaires : l’assurance maladie universelle publique, le salaire minimum à 15 $ de l’heure (contre 6 à 10 aujourd’hui), la garantie universelle à l’emploi, la fin des financements privés des campagnes électorales, l’université gratuite et l’accès des travailleurs à la gouvernance d’entreprise. Des propositions auxquelles l’opinion publique adhère désormais très majoritairement.

Du haut de ces vingt-huit ans, Alexandria Ocasio-Cortez a ébranlé les certitudes de la classe politico-médiatique américaine en triomphant d’un baron démocrate pressenti pour diriger le groupe parlementaire au Congrès. Il fallait voir Sean Hannity, le plus fervent supporteur de Donald Trump et tête d’affiche de la chaine FoxNews, s’alarmer de la victoire de la jeune native du Bronx. S’égosillant en prime-time sur le fait qu’elle se revendique socialiste, il projette les points clés de son programme sur un écran géant, offrant une visibilité inespérée à la gauche radicale.

Puis c’est le maire afro-américain de Tallahassee, Andrew Gillum, qui surgit de nulle part pour remporter la primaire démocrate pour le siège du gouverneur de Floride. Il fera face à celui qui se présente comme « fils spirituel » de Donald Trump, dans un match que certains commentateurs dépeignent en lutte par procuration entre l’ancien et le nouveau président des États-Unis. Sauf que Gillum ferait passer Barack Obama pour un vieux réactionnaire ultralibéral, tant son approche est radicalement progressiste.

Ces succès ne doivent pas faire oublier l’épineux problème auquel la gauche américaine se trouve confrontée : comment mettre en œuvre un programme politique largement majoritaire auprès de l’opinion publique (et fondamentalement anticapitaliste), dans un pays dirigé par une classe politico-médiatique déterminée à éviter cette issue à tout prix. La réponse se situe probablement chez Gramsci :  il faut livrer une guerre de position pour conquérir petit à petit les lieux de pouvoir. Bien qu’il ne soit pas à proprement parler membre de la gauche radicale, Beto O’Rourke pourrait capturer un avant-poste précieux en arrachant le Texas des griffes du parti républicain.

Les midterms, enjeu majeur pour l’avenir de Donald Trump, et de l’Amérique

Replaçons cette élection dans son contexte. Le 6 novembre prochain, l’ensemble des Américains se rendra aux urnes pour les traditionnelles élections de mi-mandat. La totalité de la chambre des représentants et un tiers du Sénat seront renouvelés à cette occasion. Or, le parti démocrate n’a besoin de conquérir qu’une de ces deux chambres du Congrès pour obtenir une capacité de blocage législative, et déclencher des dizaines de commissions d’enquête parlementaires qui enseveliront la Maison-Blanche sous une montagne de procédures judiciaires. Une perspective qui terrifie le camp républicain. Avec la conclusion imminente de l’enquête du procureur Mueller en ligne de mire, Donald Trump joue sa survie.

Ces midterms seront également le théâtre d’une recomposition politique dont les conséquences, tant à l’échelle locale que nationale, risquent de moduler le paysage politique pour la décennie à venir. Ce fut le cas en 2010, où le raz-de-marée conservateur priva définitivement Barack Obama de la moindre marge de manœuvre et fit basculer le parti républicain vers l’extrême droite, ouvrant la voie à Donald Trump.

Cette année, les démocrates sont favoris pour reprendre le contrôle de la Chambre des Représentants. Les choses s’annoncent plus compliquées pour le Sénat, la carte électorale étant particulièrement défavorable au parti démocrate qui doit défendre 24 sièges, contre seulement huit pour les républicains. Celui du Texas devait être le plus solide de tous. Ce n’est plus le cas.

La mobilisation de l’électorat, clé de l’élection

La salle principale du vieux théâtre déborde de monde. Nous suivons avec difficulté le discours de Beto, à quelques mètres de l’entrée. « On a de la chance de l’avoir, lui », me glisse une retraitée vêtue d’un t-shirt « Texas democrats » délavé. En effet, pour ce scrutin d’importance historique, disposer d’un candidat capable de créer l’enthousiasme représente un atout inespéré.

Seuls 56 % des Américains s’étaient déplacés pour la présidentielle de 2016. Aux midterms de 2014, le taux d’abstention avoisinait les 65 %. Ce cycle électoral ne fera pas exception, la victoire ira au parti qui saura mobiliser son électorat.

Donald Trump l’a bien compris, et multiplie les déplacements pour énergiser sa base. Il s’est finalement résigné à venir au Texas dépenser ses précieuses ressources pour appuyer la candidature de son ancien rival. Dans un tweet éloquent, il explique « Nous allons louer le plus gros stade du Texas pour organiser un meeting en soutien de Ted Cruz ».

Cette aide inespérée pourrait s’avérer à double tranchant. Le simple choix du lieu relève du casse-tête. Les deux plus grands complexes sont à Houston et Dallas, deux villes qui votent majoritairement démocrate, et où la venue de Donald Trump risque de galvaniser l’électorat de Beto O’Rourke. Ce dernier s’est précipité sur cette annonce pour inciter ses sympathisants à faire un don supplémentaire « pour contrer les attaques de Donald Trump ».

En politique, c’est quasi systématiquement le candidat le mieux financé qui l’emporte. Beto aurait collecté près du double de son adversaire, au point que Mitch McConnel, le président de la majorité républicaine au Congrès, se dit favorable à l’allocation de fonds nationaux pour la campagne de Ted Cruz. Signe qu’en haut lieu, on panique devant l’énergie déployée par le candidat démocrate.

En réalité, les difficultés de Ted Cruz reflètent celles du parti républicain. Le sénateur sortant avait bénéficié d’un vote de rejet de Barack Obama et fait campagne contre sa réforme de santé « Obamacare ». Six ans plus tard, son message se limite à un cri de ralliement aux accents du désespoir : « Let’s keep Texas red » (gardons le Texas rouge, couleur du parti républicain). Son bilan se résume à une abrogation partielle d’Obamacare (qui a révolté l’opinion publique) et les baisses d’impôts spectaculaires de Donald Trump, que le parti républicain ne parvient pas à vendre à son propre électorat (et pour cause, concentré sur les 1 %, la plupart des Américains n’en ont pas vu la couleur). Les spots télévisés de Ted Cruz se contentent d’agiter le spectre de l’immigration et d’attaquer son adversaire, avec un double effet pervers. Les publicités négatives mobilisent l’électorat démocrate, et offrent davantage de visibilité à Beto O’Rourke.

Ce dernier enchaîne jusqu’à trois meetings par jour. En juillet, nous l’avions rencontré dans un bar du quartier aisé de Houston Heights à l’occasion d’un « Town Hall pour les jeunes professionnels afro-américains avec Beto ». Il avait pris position en faveur de la légalisation du cannabis. « La répression contre cette drogue touche disproportionnellement les minorités », avait-il argumenté. Ce samedi, il termine son discours dans une ambiance électrisée, la chemise trempée de sueur.

« Rien ne remplace le porte-à-porte. Pour ma première campagne à El Paso, je frappais moi-même à plusieurs dizaines de maisons par jour, en me présentant avec humilité. Une vieille dame républicaine accepta de me recevoir.  Je l’ai écouté me raconter ces problèmes et inquiétudes. Un mois plus tard, un jeune homme m’aborde dans un café et me dit : “vous êtes bien Beto ? Ma grand-mère organisait une fête de famille le weekend dernier. Elle nous a fait promettre à moi et mes 32 cousins, oncles et tantes de voter pour vous !”

Le Texas est peut-être un peu trop vaste pour une campagne de terrain et encore trop conservateur pour un progressiste populiste, mais le fait que cette élection soit aussi ouverte et incertaine en dit long sur l’évolution du paysage politique américain.

Signé: politicoboy (@PoliticoboyTX)