Keir Starmer : le François Hollande britannique ?

Keir Starmer lors d’un débat de la primaire interne pour la direction du Labour Party, en 2020. © Rwendland

Un an après son élection à la tête du Labour, Keir Starmer semble échouer sur tous les fronts. À la peine dans les sondages, il ne parvient pas à capitaliser sur les erreurs de Boris Johnson et apparaît comme un politicien sans vision. Son bilan en matière de gestion interne n’est pas plus brillant : au lieu de réconcilier les différentes factions du parti, il a exacerbé les tensions sans en tirer un quelconque profit. Récit d’une année chaotique pour la gauche d’Outre-Manche.

« Notre mission est de rebâtir la confiance dans notre parti, d’en faire une force positive, une force de changement. » Tel était le cap fixé par Keir Starmer dans son discours de victoire lors de son élection à la tête du Labour Party il y a un an. Élu en plein confinement et quatre mois après une rude défaite de Jeremy Corbyn face à Boris Johnson, le nouveau leader de l’opposition héritait en effet d’une situation difficile. 

Le candidat de l’apaisement

D’abord, il fallait faire oublier que les travaillistes avaient désavoué le verdict des urnes en refusant de soutenir le Brexit. Pour se démarquer des conservateurs défendant un Brexit dur et capter l’électorat pro-européen des grandes métropoles, le parti avait en effet proposé un nouveau référendum aux électeurs en 2019. Un positionnement rejeté par l’électorat populaire, que le parti considérait comme lui étant acquis. Nombre de bastions historiques du Labour dans le Nord de l’Angleterre basculèrent en faveur des conservateurs, menant les travaillistes à leur pire défaite depuis 1935. Par ailleurs, le parti était fracturé entre une aile gauche pro-Corbyn et une frange blairiste, surtout présente dans le groupe parlementaire. Enfin, les controverses, totalement infondées, autour du supposé anti-sémitisme de Jeremy Corbyn avaient entaché l’image du parti.

Après cinq ans de tensions autour de la figure de Corbyn et du Brexit, Keir Starmer se présenta comme le candidat du rassemblement et de l’apaisement. Mettant en avant son image plutôt consensuelle, celle d’un ancien avocat engagé pour les droits de l’homme et d’un opposant à la guerre d’Irak ayant déchiré le parti sous Tony Blair, il n’oubliait pas pour autant d’affirmer son attachement au programme économique « socialiste » de son prédécesseur. Un positionnement plébiscité lors de la primaire avec 56% des voix. Soutenu par les médias dominants trop heureux de remplacer Corbyn par un progressiste tranquille, il parvint au passage à faire oublier sa responsabilité dans l’échec électoral de 2019, en tant que ministre fantôme en charge du Brexit, ou le fait qu’il soit député grâce à un parachutage dans une circonscription imperdable.

Guerre contre l’aile gauche

Mais la confiance des militants travaillistes envers leur nouveau leader s’est vite dissipée. Après avoir forcé Rebecca Long-Bailey, candidate de l’aile gauche durant les primaires, à démissionner de son poste de ministre fantôme, Starmer s’est attaqué à son ancien chef. Une déclaration de Corbyn à propos de l’antisémitisme au sein du Labour, dans laquelle l’ancien dirigeant reconnaissait pleinement le problème tout en ajoutant que son ampleur avait été largement exagérée, fut utilisée pour lui retirer sa carte de membre. Une décision extrêmement brutale, sans doute motivée par la volonté de Starmer d’asseoir son pouvoir et d’envoyer un signal fort aux médias, qui a suscité un tollé chez de nombreux militants et plusieurs syndicats affiliés au parti. Finalement, Corbyn récupéra sa carte de membre grâce au Comité National Exécutif (NEC) et Starmer en sortit humilié. En janvier, ce fut au tour du leader écossais du parti, Richard Leonard, proche de Corbyn, d’être débarqué le lendemain d’une visioconférence où des grands donateurs auraient demandé son départ.

Cette guerre contre l’aile gauche du parti semble lasser une bonne partie des militants. Avant le scandale autour de la suspension de Corbyn, environ 10% des membres n’avaient déjà pas renouvelé leur carte selon des données internes, un chiffre sans doute plus élevé aujourd’hui. Les syndicats, grands soutiens de Corbyn, semblent aussi traîner des pieds : le plus gros d’entre eux, Unite, n’a fait aucun don depuis l’élection de Starmer et a réduit sa contribution annuelle. Pour combler ce manque à gagner, le nouveau dirigeant cible donc des grands donateurs, mais ceux-ci paraissent peu intéressés. Ils semblent en effet avoir plus à gagner en misant sur les Tories, historiquement proches de leurs intérêts, comme l’a rappelé l’étrange attribution de juteux contrats publics liés au COVID à des proches du pouvoir.

Un opposant inaudible

Si les conflits internes ont fragilisé Starmer, il ne semble pas non plus séduire le grand public. Sans charisme, ses interventions à Westminster se sont révélées ennuyeuses et plutôt conciliantes envers les conservateurs, alors que la mauvaise gestion de l’épidémie lui offrait un moyen de se démarquer et de tourner la page du Brexit. Cet automne, les coups de gueule d’Andy Burnham, maire du Grand Manchester et ministre fantôme de la Santé auprès de Starmer, ont montré combien l’exaspération était réelle. Son rejet de nouvelles restrictions sanitaires dans le Nord – pauvre – de l’Angleterre en l’absence de meilleures indemnisations en a fait une icône des provinciaux face à la riche Londres qui décide de tout. De même, le Labour de Starmer a refusé de soutenir les dizaines de milliers d’étudiants qui demandent une baisse des frais de scolarité exorbitants et des loyers des résidences universitaires que nombre d’entre eux ne peuvent plus payer. L’ancien avocat des droits humains a également envoyé un signal incompréhensible en demandant à son parti de s’abstenir sur le « Spy Cops Bill », un texte garantissant l’immunité aux militaires et agents de renseignement s’ils commettent des actes criminels durant leurs missions. La liste pourrait être complétée.

« Au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. »

Tom Kibasi, ancien soutien de Keir Starmer, dans The Guardian.

Certes, Starmer avait prévenu : il ne serait pas un opposant dogmatique. Mais pour l’heure, difficile de citer un seul exemple de réelle opposition. Pour Tom Kibasi, ancien soutien de Starmer, « au lieu de développer un message clair, Starmer a laissé des focus groups définir sa stratégie, qui consiste à ménager le gouvernement. » Si ce choix a été utile pour que le Brexit se réalise enfin, pour de nombreux électeurs, la différence entre travaillistes et conservateurs devient difficile à cerner. 

Pendant que que Starmer échoue à proposer une vision cohérente de l’avenir du pays, Boris Johnson tente lui de séduire l’électorat populaire en rompant avec le thatchérisme : après une hausse de 6% du salaire minimum en début de mandat, il a repris une partie de l’agenda promu par Corbyn en renationalisant certaines lignes de train et en annonçant un grand plan de « révolution industrielle verte ». Certes, les conservateurs ne renonceront pas pour autant à leur idéologie libérale et il faudra différencier effets d’annonce et résultats. Pour l’instant, Johnson bénéficie en tout cas d’une belle avance dans les sondages, gonflée par la réussite de la vaccination. Starmer, lui, va devoir se ressaisir. Ses reniements successifs et purges brutales ont détruit son image aux yeux des militants de gauche sans parvenir à prendre des voix au centre. Un scénario qui a conduit le PS français à l’abîme.

La vie politique britannique : de Thatcher à la polarisation autour du Brexit

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Williams, U.S. Military / Wikimedia commons

Le Brexit a marqué le retour en force des clivages de classe au sein de l’électorat du Royaume-Uni. Pour autant, ce clivage ne se retrouve pas dans la répartition des votes pour les différents partis : l’appartenance sociale est en effet de moins en moins déterminante dans le résultat des élections au Royaume Uni.


Après 1945, la vie politique anglaise était structurée électoralement par un clivage de classe très fort, mais aussi par un relatif consensus autour de l’État-providence. En effet, après que Churchill fut, en 1945, mis en échec sur son opposition à cet l’État-providence, les Tories (Parti conservateur) acceptèrent dans leur charte de 1947 un certain degré d’interventionnisme keynésien d’une part, et le service national de la santé d’autre part. La différence entre eux et le Labour était alors davantage devenue une différence de degré que de nature.

La vie politique anglaise avant Thatcher : un clivage de classe prédominant

La vie politique anglaise a longtemps été structurée par un clivage de classe très fort. Le Labour (Parti travailliste) était historiquement, bien plus que la SFIO française, le parti de la classe ouvrière du fait de ses liens historiques avec les syndicats. Il avait d’ailleurs directement été créé par ces derniers comme une organisation politique représentant la classe ouvrière, et son congrès de fondation promettait d’établir « un groupe distinct des travailleurs au Parlement, qui aura ses propres consignes de vote et s’accordera sur ses politiques qui intégreront la possibilité de coopérer avec tout parti qui serait engagé dans la promotion de lois dans les intérêts des travailleurs » . D’autre part, certains marqueurs comme la prononciation donnaient à l’appartenance sociale un rôle plus tangible qu’en France. On peut penser à l’accent « posh » des classes supérieures ou à l’accent « cockney » des classes populaires qui, immédiatement, identifient socialement les locuteurs. Le Labour a fédéré ses militants en priorisant le clivage de classe, faisant du critère de classe un critère déterminant pour ses militants, et donc son électorat. Avec plusieurs centaines de milliers d’adhérents, le Labour est un parti de masse, au sein duquel la politisation spécifique des adhérents impactera de ce fait nécessairement la politisation de leur électorat. Enfin, les antagonismes religieux, ethniques et régionaux ont été limités entre 1918 et 1974 : du fait de l’affaiblissement des clivages entre catholiques, anglicans et églises protestantes non anglicanes ; du fait également de la mise en sommeil du nationalisme gaélique après l’indépendance de l’Irlande (sauf pour l’Ulster) et de l’homogénéité ethnique de la Grande-Bretagne, laissant libre cours à une polarisation du comportement électoral sur la base d’un clivage de classe.

Les élections d’octobre 1974 sont emblématiques de ce phénomène : le Labour reçoit 40% des voix contre 37% pour les conservateurs, mais au sein des classes moyennes et supérieures le Labour n’obtient que 19%, soit 21 points de moins que sa moyenne nationale, et les Tories 56%, soit 19 points de plus que leur moyenne nationale. À l’inverse chez les ouvriers qualifiés, les Tories obtiennent 26% contre 49 % chez le Labour et chez les ouvriers non qualifiés, les Tories n’ont que 22% de l’électorat contre 57% pour le Labour. Le vieux parti libéral, enfin, a quant à lui un électorat issu de divers horizons sociaux.

Thatcher ou l’hégémonie électorale du bloc conservateur et le désalignement entre classe ouvrière et vote Labour

Cependant, ce clivage de classe va subir une première érosion entre 1979 et 1992. En effet, Margaret Thatcher prend la tête des conservateurs et engage une bataille culturelle et idéologique visant à transformer le champ politique anglais : elle impose le néolibéralisme et brise le consensus d’après-guerre, appuyée intellectuellement par l’école monétariste et néolibérale de Chicago. Elle va réussir cela en brisant les syndicats par une série de mesures : l’immunité syndicale lors des grèves de solidarité est abolie, et les piquets de grèves de plus de 6 personnes interdits. De même, l’instauration, pour les grèves, d’un vote à bulletin secret plutôt qu’à main levée, rendu obligatoire par une loi gouvernementale, permet d’isoler les salariés en les mettant seuls face à l’isoloir. Enfin, les grèves de 1984 à 1985 et la fermeture des mines de charbon qui leur succède permettent aux conservateurs de briser le mouvement des mineurs, jusqu’alors fer de lance de la classe ouvrière britannique.
Mais sa politique vise aussi à rendre dominant le bloc conservateur, en y attirant une partie des classes populaires séduites par un discours plus traditionnel sur les mœurs ou une perspective d’ascension individuelle. Un élément crucial dans la réussite du thatchérisme a été la récession économique de la fin des années 1970, qui a laissé l’impression que ni le labour ni les conservateurs classiques ne pouvaient résoudre la crise, et affaibli les allégeances traditionnelles aux deux partis politiques. Cela a laissé le champ libre à Thatcher pour présenter son discours politique comme une offre nouvelle, et attirer les jeunes générations de la classe ouvrière dont le soutien au Labour n’était pas structuré par le souvenir des luttes sociales des années de l’entre deux guerres. Ainsi, dans les élections qui ont lieu entre 1979 et 1992, les conservateurs obtiennent entre 45 et 43 % des voix au plan national, et leur pourcentage de voix chez les classes moyennes et supérieures culmine en 1979 à 59% des voix (une progression moindre par rapport aux autres couches de la société) et redescend ensuite à 55 ou 54%. Au contraire de leurs scores au sein de la classe ouvrière qualifiée qui durant cette période augmentent de 13 points pour atteindre autour de 40%. Enfin, ils obtiennent entre 30 et 34% au sein de la classe ouvrière non qualifiée, une progression moindre mais significative. L’hégémonie tchatchérienne se construit donc électoralement grâce aux progrès des conservateurs au sein de la classe ouvrière.
À l’inverse les scores du Labour restent stables auprès les classes moyennes et supérieures (à un niveau très bas) et perdent du terrain au sein de la classe ouvrière, dans des proportions symétriques aux gains des conservateurs. Enfin, si la scission de l’aile droite du Labour et son alliance avec les libéraux fait subir de lourdes pertes électorales au Parti libéral, les scores de ce dernier (26% en 1983 et 23% en 1987) se font néanmoins au détriment du Labour, et ce dans toutes les couches sociales. L’électorat du Labour ne se trouve donc pas déserté par une classe sociale en particulier.

Le New Labour ou la rupture entre les classes supérieures et moyennes et le vote conservateur

En 1997, le New Labour de Tony Blair remporte un triomphe électoral avec 44% des voix,  lissant les conservateurs à 31% et les libéraux démocrates 17%. Le New Labour suite à un effort de renouvellement idéologique du parti, écarté du pouvoir depuis 18 ans, en s’appuyant sur des intellectuels modernisateurs opposés au lien historique avec les syndicats. Ce bouleversement se fait via une approche sociale-libérale convainc à 34% les classes moyennes et supérieures de voter Labour : un score jamais atteint jusque là (au mieux un quart des voix). À l’inverse ce groupe fait pour la première fois relativement défaut aux conservateurs, ne représentant que 39% de leurs voix. L’hégémonie du Labour se note aussi à nouveau chez les ouvriers qualifiés et non qualifiés avec respectivement 50 et 59% de voix. Les élections suivantes, en 2001 et 2005, confirmeront la domination du New Labour. Entre 1997 et 2005 la part de classes moyennes et supérieures votant Labour baisse légèrement de 34 à 30%, mais reste donc largement supérieure à tout score au sein de cette classe sociale au temps du Old Labour. À l’inverse la part d’ouvriers qualifiés ou semi qualifiés votant pour Le Labour est semblable à ses défaites de 1979 ou de 1992. Ceci est visiblement la conséquence directe des évolutions idéologiques du Labour blairiste, qui abandonne les éléments les plus marxistes de son programme et entend tracer une « troisième voie ». Celle-ci s’inscrit à mi-chemin entre la « vielle gauche », entendue comme la social-démocratie classique, étatiste et redistributive, et le « fondamentalisme du marché », soit le libéralisme économique, dérégulateur et inégalitaire. Le Labour produit donc un discours global, et fédère une majorité autour du blairisme en attirant une partie des classes moyennes et supérieures. Mais cela s’est fait au prix d’un abandon :  celui de renverser le paradigme libéral, dominant depuis Thatcher la politique économique du Royaume-Uni, et dont le Labour ne propose désormais qu’une version plus sociale.
Par ailleurs, les conservateurs obtiennent dans les années 2000 des scores de moins en moins inférieurs à leur moyenne au sein des classes sociales les plus populaires. Dans le même temps, le Parti libéral démocrate, à l’électorat traditionnellement issu de divers horizons, devient un parti de plus en plus bourgeois.

De fait, la majorité des cadres du Labour ne cherchent plus à penser une rupture avec la logique néolibérale, devenu consensuelle. Le clivage se situant désormais entre des conservateurs ultra-libéraux et des travaillistes sociaux-libéraux.

Enfin, en 2010, la dernière élection avant le référendum pour le Brexit voit ces évolutions atteindre leur paroxysme. Les conservateurs n’obtiennent que 37% des voix, le Labour 30% (son pire résultat depuis 1983) et les libéraux démocrates 24%. Les conservateurs font 39% au sein des classes supérieures et moyennes, 37% auprès des ouvriers semi qualifiés et 31% auprès des ouvriers non qualifiés. À l’inverse le Labour obtient encore 27 % auprès des classes moyennes et supérieures, 29% auprès des ouvriers qualifiés, qu’il n’attire plus en nombre, et 40% chez les ouvriers non qualifiés. Enfin , les libéraux démocrates sont devenus un parti aussi bourgeois que les conservateurs avec 26% au sein des classes moyennes et supérieures, 22% auprès des ouvriers qualifiés et 17 % auprès des ouvriers non qualifiés.
Le clivage de classe existe donc encore entre Labour et Tories en 2010, mais est devenu une donnée bien moins déterminante du vote. Du point de vue de leur base le Labour est devenu un parti inter-classes avec un plus fort vote ouvrier, et les conservateurs un parti inter-classes avec une plus forte base bourgeoise. C’est dans ce contexte que le système partisan du Royaume-Uni va pouvoir être bousculé par de nouveaux acteurs, tels que l’UKIP, et par une polarisation dépassant désormais le simple clivage de classe.

Source

https://www.ipsos.com/ipsos-mori/en-uk/how-britain-voted-october-1974

Royaume-Uni : le Labour aux portes du pouvoir ?

https://commons.wikimedia.org/wiki/File:Jeremy_Corbyn,_Leader_of_the_Labour_Party_(UK)_(right)_with_Andy_Burnham,_Mayor_of_Greater_Manchester.jpg
© Sophie Brown

Cette année encore, le congrès annuel du parti travailliste britannique était plein d’enthousiasme et d’espoir quant à l’avenir. Malgré un pilonnage médiatique devenu permanent et un certain nombre d’attaques émanant de l’intérieur de son parti, la position de Jeremy Corbyn à la tête du Labour n’est plus menacée à court terme et sa politique “socialiste” – dans le sens marxien du terme que lui accolent les anglo-saxons – est plébiscitée par les militants. Néanmoins, les divisions demeurent, notamment entre le Parliamentary Labour Party (PLP) qui regroupe les députés travaillistes, les syndicats associés au parti et la base militante. De manière frappante, l’ambiance actuelle au Labour rappelle quelque peu celle des années 1970 et 1980, lorsque la crise de la social-démocratie est devenue latente et que le parti a eu à choisir entre rupture avec le capitalisme ou “troisième voie” blairiste. Par notre envoyé spécial à Liverpool William Bouchardon.


 

La fin du blairisme au sein du Labour ?

Depuis son élection à la tête du Labour, c’est la base militante qui a le plus soutenu Jeremy Corbyn, au contraire du groupe parlementaire et de l’appareil du parti, dominés par les blairistes. C’est pour soutenir l’action de Corbyn contre ces intérêts que Momentum fut créé en 2015, avec un succès certain, comme l’ont montré les élections du National Executive Council (NEC) du mois de septembre : 9 candidats pro-Corbyn ont raflé tous les sièges en jeu pour cet organe qui gouverne le parti. Un tel résultat indique clairement le soutien fort de la base au leader travailliste. Mais si le parti est désormais conquis, le PLP demeure un obstacle pour Corbyn et si une rébellion interne comme en 2016 n’est plus à l’ordre du jour, les petites phrases assassines dans les médias sont toujours récurrentes. Ainsi, le débat toxique sur l’antisémitisme au sein du parti, qui a occupé le parti de longs mois cette année, est avant tout une guerre médiatique contre Jeremy Corbyn et son soutien à la cause palestinienne.

En 1981, une fraction des députés Labour rejette le Manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons mais l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon.”

La réponse de Corbyn à cette guerre larvée au sein de son propre parti passait par la re-sélection automatique et obligatoire des candidats pour les élections parlementaires. Au lieu de présenter automatiquement le parlementaire déjà en poste, l’idée était de remettre en jeu la place systématiquement, ce qui aurait favorisé la démocratie interne et accru le poids de la base militante. Ce système existait déjà dans le passé mais fut suspendu en 1990. Finalement, sous la pression des syndicats, qui souhaitent conserver un certain pouvoir au sein du parti, le seuil d’opposition nécessaire pour remettre en jeu le poste de député a simplement été abaissé de 50% à 33%. On notera que les opposants au système de mandatory reselection ont utilisé les mêmes arguments que ceux des années 1970 quand ce système fut mis en place sous la pression de la Campaign for Labour Party Democracy (CLPD). Cette organisation interne au parti, dont faisaient partie Jeremy Corbyn et le célèbre Tony Benn s’était mise en place pour une seule raison : forcer les députés à suivre le programme voté aux Conventions. Les critiques ne cessèrent de présenter cette mesure comme un moyen pour “l’extrême-gauche” de saboter et de prendre possession du parti, en particulier le groupe trotskiste Militant qui pratiquait l’entrisme. La réalité était bien différente.

Tony Benn lors d’un rassemblement contre la guerre d’Irak en 2003.

Face à l’hostilité grandissante de la base militante et des institutions partisanes, et non uniquement celle de Corbyn et de son cercle, à l’égard des blairistes,  il semble de plus en plus que leurs jours soient comptés. C’est ainsi que sont apparues cette année plusieurs rumeurs de création d’un nouveau parti centriste – disputant l’espace politique restreint des Libéraux-Démocrates – via le départ de plusieurs députés de l’aile droite du Labour. Pour l’instant, tout cela demeure hypothétique, et les chances de survie politique étant plutôt faibles en dehors des Tories et du Labour en raison du système électoral, on comprend la tiédeur des députés intéressés. Mais la conséquence première d’un tel geste serait surtout d’alimenter un scandale médiatique sur le manque de liberté d’opinion au sein du Labour et de priver le Labour d’un petit nombre de voix crucial dans chaque circonscription afin de l’empêcher d’accéder au pouvoir. Le parallèle avec le début des années 80 – période très mouvementée où Margaret Thatcher impose le néolibéralisme pendant que le Labour s’écharpe sur la stratégie à adopter – est assez frappant. En 1981, une fraction des députés Labour rejette le manifeste du parti – qui prend position pour un désarmement nucléaire unilatéral et une sortie de l’Espace Économique Européen – et quittent le parti pour en créer un nouveau, le Social-Democratic Party. Les résultats électoraux ne sont pas très bons et le SDP finit par intégrer les Lib-Dem seulement 7 ans plus tard. Mais, dans le cadre d’un système bipartisan, l’impact sur le Labour est important : en le privant de quelques voix dans chaque circonscription, il facilite la victoire des Tories et la mise en place du néolibéralisme anglo-saxon. Alors que les élections locales du début 2018 ont vu travaillistes et conservateurs au coude-à-coude, un nouveau parti centriste serait une opportunité en or pour permettre la survie des conservateurs au pouvoir pendant quelques années supplémentaires.

Brexit : la revanche du référendum de 1975 ?

Si le leadership du parti a finalement accepté le principe d’un second référendum – avec toutes les options possibles selon Keir Starmer, le responsable du Brexit au sein du shadow cabinet travailliste – les avis sur la compatibilité du programme travailliste avec les règles européennes sont très partagés. De nombreux militants, en particulier les jeunes, sont opposés à la sortie de l’UE et estiment possible de la rejoindre à nouveau et de la réformer. Pour d’autres, comme Kate Hoey, députée Labour aux positions parfois un peu particulières, quitter l’UE est une nécessité pour redevenir un pays pleinement souverain et pour pouvoir mener la politique d’économie mixte qu’elle appelle de ses voeux. En raison de son vote aux côtés des Conservateurs pour quitter l’union douanière et de sa coopération avec Nigel Farage durant la campagne de 2016, nombre de militants Labour cherchent à présenter quelqu’un d’autre à sa place, dans une circonscription où le Brexit a réuni plus de 70% des voix. Résumant les arguments de la gauche du Labour, Marcus Barnett, membre du bureau du Young Labour – la section jeune du parti – et du syndicat des transports RMT, estime que “quitter l’UE est nécessaire pour véritablement mettre en place les politiques sociales-démocrates qui bénéficient à la majorité de la société, et pour restaurer la souveraineté populaire de notre pays.” “Le choix des britanniques est de quitter l’Union Européenne, il faut le respecter”.

Ces divisions entre différents courants – l’un croyant à la possibilité d’une réforme de l’UE, l’autre préférant le rejet net de cette institution néolibérale –  rappelle le référendum de 1975, où les britanniques avaient eu à approuver, ou non, l’entrée dans la Communauté Économique Européenne. Le Labour s’était déjà retrouvé divisé sur la question, pour des raisons économiques, et Tony Benn, figure historique de la gauche radicale et mentor de Jeremy Corbyn, mena une vigoureuse campagne pour le “No”. Aujourd’hui encore, l’entourage de Corbyn, qui avait voté “non” à l’époque, compte plusieurs anciens soutiens de la campagne contre l’entrée dans la CEE, tels John McDonnell – numéro 2 du parti, en charge des questions économiques, Jon Trickett, en charge de la révision constitutionnelle, ou encore Ann Pettifor, économiste pressentie pour diriger la Bank of England en cas de gouvernement travailliste.

Lors d’un des débats liés à la stratégie travailliste sur le Brexit, la salle bondée a réagi au quart de tour à tout argument qu’elle ne jugeait pas recevable. Une légère majorité semblait soutenir le propos de Paul Mason, journaliste, favorable à une solution “Norway+” ou de Mary Kaldor, enseignante à la London School of Economics, qui souhaitait carrément le maintien pur et simple dans l’UE. D’autres ont applaudi les paroles de Costas Lapavistas, ancien parlementaire Syriza, qui décrivait l’impossibilité de négocier avec l’UE et encourage à une “rupture pure et simple” avec toutes les instances de l’UE.

Lors de la conférence The World Transformed sur le Brexit.

Le discours de clotûre du congrès par Jeremy Corbyn fut marqué par une proposition claire à Theresa May: “si vous mettez sur la table un deal qui inclut l’union douanière, pas de frontières en Irlande, qui garantisse les emplois des gens, les standards sociaux et  environnementaux, alors nous soutiendrons cet accord. Mais si vous êtes incapables de négocier un tel deal, alors vous devez laisser la place à un parti qui le peut et le fera”. Au vu des divisions exposées en pleine lumière à la conférence du parti Conservateur qui a récemment eu lieu, et compte tenu de l’objectif des Conservateurs de faire du Royaume-Uni un grand paradis fiscal, ce scénario a peu de chances d’aboutir. La survie de May au 10 Downing St. est clairement mise en cause, mais reste à savoir ce qui adviendra durant les prochains mois, alors que repartir d’une feuille blanche apparaît de plus en plus compliqué à mesure que le 29 mars 2019 approche.

Un “mouvement” ancré dans la société ?

En attendant la prochaine élection, le Labour tente de mobiliser ses membres sur le terrain et cherche à développer un écosystème d’institutions alternatif qui puisse l’aider à s’ancrer dans la société. Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement. Le Royaume-Uni a connu divers mouvement de grèves cette année : les “McStrike” contre les conditions de travail et les salaires dans l’industrie du fast-food et de livraison de nourriture, la grève de l’enseignement supérieur contre la privatisation et la hausse des frais d’inscription, celle de Ryanair, d’Amazon ou encore des chemins de fer. A chaque fois, il est question de la liberté de former et de rejoindre un syndicat, d’améliorer les conditions de travail et d’exiger des rémunérations plus justes. Quelques victoires ont été arrachées, telles que la hausse du salaire minimum de 9.5£ à 10,5£/heure – selon que l’on vive à Londres ou pas – chez Amazon et la reconnaissance du droit à disposer d’un syndicat indépendant de l’entreprise chez Ryanair.

Le premier appui du Labour auprès de la population britannique demeure l’intermédiaire des syndicats – à l’origine de la création du parti en 1900 – qui défendent les intérêts des salariés et cherchent à éduquer les masses politiquement.”

Des panneaux contre la reforme de l’enseignement supérieur. ©Wikimedia

Malgré ces progrès, le monde du travail continue d’évoluer vers davantage de précarité, dont la popularité des contrats zéro-heures est un indicateur certain. Contrairement à la France, où les travailleurs syndiqués représentent moins de 10% de la population active (environ 5% dans le privé et 15% dans le public), le taux de syndicalisation britannique reste important – 23,2% (13,5% dans le privé et 51,8% dans le public) – mais est concentré chez les plus âgés.

Les liens entre le Labour et les syndicats pourraient être encore renforcés : poussés dehors ou rejetant la politique néo-travailliste, plusieurs syndicats ne sont toujours pas revenus vers le parti. C’est par exemple le cas du RMT (National Union of Rail, Maritime and Transport Workers), syndicat des transports, forcé de quitter le parti après s’être opposé à la guerre d’Irak et qui a décidé de ne pas rejoindre le Labour en mai dernier, par inquiétude quant au pouvoir que détiendrait encore la droite du parti, explique Barnett.

En plus de mobiliser les travailleurs de différents secteurs autour de revendications communes, le Labour cherche à renforcer la petite galaxie de médias alternatifs qui porte son message dans la société. Sur ce point, les dernières années ont été particulièrement riches, avec l’émergence de Novara Media en 2011, la création en 2017 de The Media Fund, pour contribuer à un journalisme de qualité sur des projets votés par les cotisants ou la résurgence de Red Pepper, un magazine trimestriel créé en 1996. Aux côtés des médias mainstream, on retrouve au congrès de Liverpool une foule de petits médias indépendants qui tentent de proposer une information différente. Le stand de la campagne “Total Eclipse of the Sun”, qui milite auprès des commerçants pour qu’ils cessent de vendre The Sun, le tabloïd n°1 des ventes papier, en raison de son traitement outrageusement mensonger des événements de Hillsborough en 1989, connaît un vrai succès.

Une bannière contre “The Sun” devant le Black-E, Liverpool.

Enfin, le développement international du magazine américain Jacobin est visible, le média participe en effet activement à The World Transformed, un festival politique et artistique parallèle au congrès du parti mis en place par Momentum depuis 2016. Cette année 2018 fut marquée par la relance en grande pompe de Tribune, le plus ancien quotidien “socialiste” du Royaume-Uni, sous la forme d’un magazine. Devant une audience compacte et exaltée, Ronan Burtenshaw (Jacobin), Owen Jones (essayiste et journaliste à The Guardian) et David Harvey (qui enseigne le Capital de Karl Marx à l’université) et deux autres journalistes ont dévoilé le nouveau numéro de cette publication iconique de la gauche radicale britannique.

Enfin, le Labour cherche depuis quelques temps à reprendre pied dans les quartiers populaires délaissés ces dernières décennies et à y engager un vrai travail d’éducation populaire et de community organizing. Le parti a récemment créé un “Community Organizing Unit” pour soutenir et aider le développement de lieux enrichissants pour le voisinage et permettant de toucher ceux que la politique intéresse peu ou pas. L’objectif : multiplier les banques alimentaires, pubs conviviaux, clubs de sports gratuits et ateliers en tout genre ouverts à tous sur tout le territoire britannique. L’histoire particulière des pubs au Royaume-Uni en dit long sur les transformations économiques du pays : en partie nationalisés, avec un grand succès, après la Première Guerre Mondiale pour lutter contre l’alcoolisme de masse, ils sont aujourd’hui pour beaucoup aux mains de grandes entreprises qui les louent à des gérants contre des exigences de profit de plus en plus intenables.

“En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques.”

Marcus Barnett ajoute : “j’ai aussi l’impression que les interventions de Jeremy Corbyn pour défendre les pubs et les lieux dédiés à la musique contre les fermetures, ainsi que ses efforts pour promouvoir des stades de football gérés par les supporters, des espaces debout dans les stades, et la pratique locale du football vont dans la bonne direction. Bien qu’il s’agisse d’exemples particuliers, je pense que de telles initiatives vont dans le bon sens”.

En quelques années à peine, les congrès du Labour ont radicalement évolué : en lieu et place des technocrates, sondeurs et représentants des gros intérêts économiques sous le New Labour, on y voit désormais une nuée de syndicalistes, de médias alternatifs et de représentants de différentes luttes – réforme du système médiatique, pacifisme, soutien à la cause palestinienne, lutte pour un logement décent – côtoyer quelques figures politiques. L’enthousiasme est de mise pour la plupart des participants, heureux de voir le parti continuer son tournant à gauche et en passe d’accéder au pouvoir. L’annonce par John McDonnell de forcer toute entreprise de plus de 250 salariés à distribuer 10% de leurs actions à leurs employés, et le soutien affirmé et sincère d’Ed Miliband – candidat malheureux du parti en 2015 et fils d’un grand intellectuel marxiste britannique – à Corbyn ont ainsi recueilli de gros applaudissements. Qu’il suffise de quelques semaines ou qu’il faille attendre 4 ans pour parvenir au pouvoir, le Labour est confiant quant à son avenir, acquis à l’idée qu’il représente le “new mainstream”, c’est-à-dire une position d’hégémonie culturelle.

 

 

Chantal Mouffe : “Corbyn a mis en oeuvre une stratégie populiste de gauche”

Chantal Mouffe en conférence ©Columbia GSAPP

Dans cette tribune, Chantal Mouffe, philosophe, professeure à l’université de Westminster et théoricienne du populisme de gauche, propose une analyse de la stratégie de Jeremy Corbyn qui est parvenu à transformer le Labour de l’intérieur et à régénérer la social-démocratie britannique. 


La crise de la social-démocratie européenne se confirme. Après les échecs du Pasok en Grèce, du PvdA aux Pays-Bas, du PSOE en Espagne, du SPÖ en Autriche, du SPD Allemagne et du PS en France, le PD en Italie vient d’obtenir le pire résultat de son histoire. La seule exception à ce désastreux panorama se trouve en Grande-Bretagne, où le Parti travailliste, sous la direction de Jeremy Corbyn, est en pleine progression. Avec près de 600 000 adhérents, le Labour est maintenant le plus grand parti de gauche en Europe.

Comment Corbyn, élu à la surprise générale à la direction du parti en 2015, a-t-il réussi cet exploit ?

Après une tentative de renversement par l’aile droite en 2016, le moment décisif dans la consolidation de son leadership a été la forte progression du Parti travailliste lors des élections de juin 2017. Alors que les sondages donnaient 20 points d’avance aux conservateurs, le Parti travailliste a gagné 32 sièges, faisant perdre aux tories leur majorité absolue. C’est la stratégie mise en place pour ces élections qui donne la clé du succès de Corbyn.

Celui-ci est dû à deux facteurs principaux.

Tout d’abord, un manifeste radical, en phase avec le rejet de l’austérité et des politiques néolibérales par d’importants secteurs de la société britannique. Ensuite la formidable mobilisation organisée par Momentum, le mouvement créé en 2015 pour soutenir la candidature de Corbyn.

S’inspirant des méthodes de Bernie Sanders aux Etats-Unis ainsi que des nouvelles formations radicales européennes, Momentum a tiré profit de nombreuses ressources numériques pour établir de vastes réseaux de communication qui ont permis aux militants ainsi qu’à de nombreux volontaires de s’informer sur les circonscriptions où il était nécessaire d’aller tracter ou de faire du porte-à-porte. C’est cette mobilisation inespérée qui a fait mentir tous les pronostics.

Mais c’est grâce à l’enthousiasme que suscitait le contenu du programme que tout cela a été possible. Intitulé « For the many, not the few » (pour le plus grand nombre, pas pour quelques-uns), il reprenait un slogan qui avait déjà été utilisé par le parti, mais en lui donnant une nouvelle signification de façon à établir une frontière politique entre un « nous » et un « eux ». Il s’agissait ainsi de repolitiser le débat et d’offrir une alternative au néolibéralisme instauré par Margaret Thatcher et poursuivi sous Tony Blair.

“L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.”

Les mesures-phares du programme étaient la renationalisation de services publics comme les chemins de fer, l’énergie, l’eau ou la poste, l’arrêt du processus de privatisation du Service national de santé (NHS) ainsi que du système scolaire, l’abolition des droits d’inscription à l’université et l’augmentation significative des subsides dans le domaine social. Tous signalent une nette rupture avec la conception de la troisième voie du New Labour.

Alors que celui-ci avait remplacé la lutte pour l’égalité par la liberté de « choisir », le manifeste réaffirmait que le Labour était le parti de l’égalité. L’autre point saillant était l’insistance sur le contrôle démocratique, et c’est pourquoi l’accent était mis sur la nature démocratique des mesures proposées pour créer une société plus égale.

L’intervention de l’Etat était revendiquée mais son rôle était de créer les conditions permettant aux citoyens de prendre en charge et de gérer les services publics. Cette insistance sur la nécessité d’approfondir la démocratie est une des caractéristiques principales du projet de Corbyn.

Elle résonne tout particulièrement avec l’esprit qui inspire Momentum, qui prône l’établissement de liens étroits avec les mouvements sociaux. C’est elle qui explique la centralité attribuée à la lutte contre toutes les formes de domination et de discrimination, tant dans les rapports économiques que dans d’autres domaines comme celui des luttes féministes, antiracistes ou LGBT [lesbiennes, gays, bi et trans].

C’est l’articulation des luttes avec celles concernant d’autres formes de domination qui est au cœur de la stratégie de Corbyn, et c’est pourquoi elle peut être qualifiée de « populisme de gauche ». L’objectif est d’établir une synergie entre les diverses luttes démocratiques qui traversent la société britannique et de transformer le Parti travailliste en un grand mouvement populaire capable de construire une nouvelle hégémonie.

Il est clair que la réalisation d’un tel projet signifierait pour la Grande-Bretagne un tournant aussi radical, bien que de direction opposée, que celui pris avec Margaret Thatcher. Certes, le combat pour réinvestir le Labour n’est pas encore gagné, et la lutte interne continue avec les partisans du blairisme. Ainsi, les opposants de Corbyn déploient de multiples manœuvres pour essayer de le discréditer, la dernière en date consistant à l’accuser de tolérer l’antisémitisme à l’intérieur du parti.

“Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux.”

Des tensions existent également entre les partisans d’une conception plus traditionnelle du travaillisme et ceux de la « nouvelle politique ». Mais celle-ci est en train de s’imposer et les rapports de force jouent en sa faveur. L’atout de Corbyn, par rapport à d’autres mouvements comme Podemos ou La France insoumise, c’est d’être à la tête d’un grand parti et de bénéficier du soutien des syndicats.

Sous sa direction, le Labour a réussi à redonner le goût de la politique à ceux qui l’avaient désertée sous Blair et à attirer des jeunes de plus en plus nombreux. Cela prouve que, contrairement à ce que prétendent de nombreux politologues, la forme parti n’est pas devenue obsolète, et qu’en s’articulant aux mouvements sociaux elle peut être renouvelée. C’est la conversion de la social-démocratie au néolibéralisme qui est à l’origine de la désaffection de ses électeurs.

Quand on offre aux citoyens la perspective d’une alternative et qu’ils ont la possibilité de participer à un véritable débat agonistique, ils s’empressent de faire entendre leur voix. Mais cela requiert d’abandonner la conception technocratique de la politique qui la réduit à la gestion de problèmes techniques et de reconnaître son caractère partisan.

Ce texte a été publié sur le site du Monde.fr le 5 avril 2018. Il est repris par LVSL avec l’aimable autorisation de l’auteure.