Retour sur la “liberté d’importuner” : un mea culpa et des questions en suspens

#MeToo

« Nous défendons une liberté d’importuner, indispensable à la liberté sexuelle ». Dans une tribune publiée le 9 janvier dernier, regroupant un collectif de 100 signataires, les abonnés du Monde ont ainsi eu le privilège de découvrir une nouvelle dénonciation des excès et de la « délation » engendrés par les polémiques ayant succédé aux révélations de l’affaire Weinstein. Cette prise de position inattendue contre les mouvements #MeToo ou encore #BalanceTonPorc est justifiée, aux yeux des signataires, par la peur d’un hypothétique excès de puritanisme et d’une chasse aux sorcières, menaçant outrageusement la liberté sexuelle durement acquise par la génération de féministes à laquelle ces femmes semblent vouloir s’identifier.

Une liberté sexuelle à sens unique ?

Cette tribune revendique avant tout la liberté sexuelle des femmes, et il serait temps en effet que celle-ci fonctionne dans les deux sens. En revanche, la liberté de se faire importuner ou « draguer avec insistance » n’a pas besoin d’être défendue, en particulier quand des femmes ressentent le besoin de se faire les alliées inutiles d’un système qui domine les relations de pouvoir entre les sexes. D’autant que « draguer avec insistance », c’est-à-dire refuser de se laisser entendre dire non, est la définition même du harcèlement. Qui n’est pas une liberté mais un délit, et ne rentre en aucun cas dans le champ de la séduction mais dans celui de la domination.

Cette liberté sexuelle ne pourra être totale que quand ces violences sexistes et sexuelles cesseront, quand le désir ne sera plus envisagé comme une pulsion irrépressible, exclusivement masculine et essentiellement brutale. Car pour défendre la liberté sexuelle des femmes, au lieu de banaliser le harcèlement, cette tribune aurait pu dénoncer davantage la stigmatisation des celles qui assument cette liberté sexuelle, le « slutshaming » qui peut constituer un frein à une sexualité épanouie pour beaucoup de femmes, de peur d’être traitées ainsi.

Il est également regrettable de renvoyer une fois de plus l’homme à sa nature prétendument prédatrice, si l’on suit le raisonnement des signataires. Une image que beaucoup d’hommes rejettent justement, mal à l’aise avec cette injonction à la domination sexuelle. On ne peut voir qu’une impasse dans un rapport de « séduction » qui se résume à attendre de voir si une femme cède ou non à une avance plus ou moins importune. Cela rappelle à nouveau l’importance du consentement qui, une fois acquis, permettrait aux femmes d’assumer elles aussi d’être actives dans le jeu de la séduction. Peut-être même que ce genre de débat pourra permettre, à terme, de libérer certains hommes de ce rôle d’initiateur du rapport de séduction jusqu’à passer pour un prédateur, et qui n’est sûrement pas le reflet de la nature profonde, si tant est qu’elle existe, de tous les individus mâles de cette planète.

« Liberté d’importuner » ou soumission à la culture du viol ?

Confondant la fin de l’invisibilisation des victimes de harcèlement, avec un geste de victimisation attribué sans justification à des « extrémistes religieux », la tribune emprunte son argumentaire à une rhétorique anti-féministe qui n’a rien de neuf : haine des hommes, censure, guerre des sexes et puritanisme …

Débat sur le plateau de BFMTV, capture d’écran.

Les signataires vont jusqu’à dénoncer la manière dont les femmes seraient, à cause de ces mouvements, revenues à l’état d’« enfants aux visages d’adultes », en besoin constant « d’être protégées ». Cet ordre des choses dénoncé par la tribune, où la femme doit être protégée de la manifestation intempestive du désir des hommes, est une fois encore conforté par ses destinataires féminins ; à qui elle intime d’ailleurs de ne pas laisser ces agressions devenir un trauma inévitable. Tout se passe comme si ce qui est appelé euphémiquement les « accidents de la vie d’une femme » était l’expression d’un désir irrépressible de la part des hommes, dont la « misère sexuelle » doit implicitement susciter de la compassion – une compassion dont les victimes doivent manifestement apprendre à se passer.

La dangereuse échelle de hiérarchie qu’elles tentent d’instaurer entre drague maladroite, insistante, agression – ou expression d’une « misère sexuelle » (sic) – puis viol tend à effacer la notion centrale de consentement que de telles campagnes, malgré qu’on les juge « excessives », avaient le mettre en lumière. Car la différence est réelle et ne commence pas entre deux qualificatifs, lourd ou insistant, mais dès le moment où le consentement de la personne est ignoré. En quoi cette valeur essentielle de respect relève du puritanisme et de la guerre des sexes ? On s’interroge.

Une fois de plus, on assiste à une vague de commentaires et de polémiques sur la manière dont la victime doit se comporter, sans laisser de place à l’idée que peut-être, en s’adressant aux potentiels agresseurs et en ne banalisant pas leurs actes, il n’y aurait tout simplement plus de victimes. Mais c’est justement ce que fait cette tribune en détournant le propos fondamental de campagnes telles que #metoo et en choisissant délibérément un vocabulaire qui euphémise ou banalise l’agression.

Comme le souligne la contre-tribune publiée dans le club Mediapart, on peut y voir un système de défense où « plutôt que de reconnaître que certains groupes sont l’objet de traitements inégalitaires, il fait porter le tort sur les personnes qui les subissent, les pointent, soulignent que cet état des choses est le produit d’une histoire et ouvrent ainsi la possibilité de remettre en cause le périmètre d’évidences sur lequel repose l’ordre politique et social ».

Ni complice, ni victime : une nouvelle injonction au silence

Tout excès mis à part, le mouvement #metoo ne peut s’envisager exclusivement comme une réaction victimiste. Si de nombreuses personnes s’y sont associées et reconnues victimes, c’est avant tout pour dénoncer des coupables, bien plus nombreux que beaucoup ne l’imaginaient. Se reconnaître victime, c’est aussi se libérer de cette étiquette, et pouvoir tenter de revoir les règles d’un système où cette liberté sexuelle étatit monopolisée par certains. Si les femmes ont en effet gagné un droit – encore malheureusement tout relatif – de pouvoir assumer une sexualité libérée, elles n’ont pas perdu le privilège d’être rappelées à leur fonction sociale d’objet de désir que l’on peut importuner et dont le consentement n’est pas une priorité. De fait, ce n’est pas cet ennemi « extrémiste » et dont le nom est soigneusement tu qui protègera ces femmes. La femme se protège elle-même, et réalise enfin ce que la culture du viol a empêché – avec succès et depuis trop longtemps – de se produire : faire changer la honte de camp.

Le sous-texte de la tribune, qui a le mérite d’ouvrir un débat sur la manière dont les victimes de harcèlement ou d’agression gèrent ces épreuves, est malheureusement clarifié par les prises de paroles de certaines de signataires. Il est bien question de la responsabilité des femmes, comme le soulignait Sophie de Menthon à l’occasion de la chronique de Guillaume Meurice sur France inter : celles-ci doivent prendre conscience du désir qu’elles suscitent – encore une fois, de jolies injonctions à celles qui ont le malheur de vouloir se revendiquer victimes. On ne peut ignorer la dangereuse proximité entre ce genre de propos et les justifications qui font l’essentiel de la culture du viol, et qui impliquent qu’une femme doive toujours prendre en compte ce fameux désir lorsqu’elle décide de la manière de s’habiller ou de simplement marcher dans la rue, pour ne citer que ces exemples.

Certes, toutes les personnes ayant vécu ces violences sexistes et/ou sexuelles ne les ont pas vécues de la même manière. Mais une telle banalisation de ces gestes révèle une culture du viol. Cela explique également que face à ces agressions, les victimes ont préféré se tourner vers une dénonciation publique, désordonnée, violente, expéditive, anonyme souvent, plutôt que vers des forces de l’ordre ou le système judiciaire. Des forces de l’ordre mal formées à la prise en charge de ces violences qui touchent pourtant près d’une femme sur deux, ou un système juridique qui ne parvient pas à les défendre, entre non-lieux et peines dérisoires.

Peut-être est-il nécessaire de rappeler que selon une enquête IFOP pour le Défenseur des droits qui date de mars 2014, 1 femme sur 5 a été victime d’harcèlement sexuel au cours de sa vie professionnelle, et que 5% seulement des cas ont été portés devant la justice. Ou encore que plus d’une Française sur deux (53%) dit avoir été victime d’agression sexuelle (attouchements sexuels, main aux fesses, baiser forcé…) et/ou de harcèlement sexuel (propos déplacés, dégradants, insultes à connotation sexuelle, propositions sexuelles…), selon un sondage Odoxa-Dentsu pour Le Figaro et franceinfo.

Au fond, l’un des reproches que l’on peut faire au mouvement #metoo réside dans ce décentrement du débat sur le comportement des victimes, et non sur celui des coupables. Caroline de Haas l’a très justement souligné sur le plateau de la matinale d’Europe 1 le 10 janvier dernier : si la tribune rappelle bien qu’ « il est plus judicieux d’élever nos filles de sorte qu’elles soient suffisamment informées et conscientes pour pouvoir vivre pleinement leur vie sans se laisser intimider ni culpabiliser », à aucun moment elle ne s’intéresse à la manière d’élever les garçons pour qu’ils ne soient jamais ces agresseurs.

Et si, au lieu d’apprendre aux petites filles à faire des agressions un « non-évènement », on apprenait à tous les enfants, peu importe leur sexe, à ne pas agresser ?  Et si on cessait d’essentialiser la brutalité du plaisir masculin ? Et si on commençait à admettre que l’avenir de tels mouvements de dénonciation est celui d’une réappropriation du plaisir féminin pour, enfin, replacer hommes et femmes dans leur égalité originelle face au plaisir ?

Les signataires, entre débordements et mea culpa

Face aux nombreuses outrances de certaines signataires de la tribune dans différents médias – on aura notamment appris grâce à Brigitte Lahaie que l’on « peut jouir lors d’un viol », – Catherine Deneuve, que l’on avait prise pour la figure de proue de cette tribune, a tenu à se distancer de ces propos et est allée jusqu’à s’excuser auprès de celles et ceux que la tribune avait pu choquer, en une de Libération : « Je salue fraternellement toutes les victimes d’actes odieux qui ont pu se sentir agressées par cette tribune parue dans le Monde, c’est à elles et à elles seules que je présente mes excuses. »

Une de Libération du 15 janvier 2018.

L’actrice tient à rappeler, à juste titre, que son engagement dans la cause féministe n’est plus à prouver, et l’on se doit de reconnaître que le débat engendré par la tribune polémique n’aurait peut-être même pas pu exister sans une première vague de libération du corps de la femme, et le droit à l’avortement qui doit beaucoup, en France, au manifeste des « 343 salopes » dont Deneuve était signataire. Catherine Deneuve tient tout de même à donner davantage de raisons pour expliquer son engagement à l’encontre des « excès » des mouvements comme #balancetonporc ou #metoo : « Mais en quoi ce hashtag n’est-il pas une invitation à la délation ? Qui peut m’assurer qu’il n’y aura pas de manipulation ou de coup bas ? Qu’il n’y aura pas de suicides d’innocents ? », s’exclame notamment l’actrice.

L’idée selon laquelle les faux témoignages de viol seraient légion, comme une technique de vengeance répandue parmi les femmes, a depuis des décennies été remise en cause par de nombreuses études aux Etats-Unis et en Angleterre qui prouvent que ce taux de faux témoignages n’est en réalité pas plus élevé que pour n’importe quel autre crime ; et que l’attitude extrêmement précautionneuse des policiers vis-à-vis de la parole de la victime n’est pas justifiée par la réalité. A ce sujet, le blog crêpegeorgette a recensé les études et sondages autour de ce mythe urbain.

La tribune du Monde a donc porté un nouveau coup à la crédibilité de la parole des victimes, qui hésitent d’autant plus à se tourner vers les commissariats pour « se faire justice», malgré toute la confiance que Catherine Deneuve y place.